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Langues, Cultures, Communication -L2C-

Volume 2 – N° 2
Juillet – décembre 2018

De la culturalité des langues

Le multilinguisme chez Fouad Laroui :


identité et Mémoire

Rachida SAIDI

Édition électronique Édition imprimée


URL :https://revues.imist.ma/index.php?journal=L2C Dépôt légal : 2017PE0075
ISSN : 2550-6501 ISSN : 2550-6471

Publications du Laboratoire : Langues, Cultures et Communication (LCCom)


Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Université Mohammed Premier
Oujda, Maroc
Le multilinguisme chez Fouad Laroui : identité et Mémoire

Rachida SAIDI
Laboratoire : Littérature générale et comparée, Imaginaires, Textes et Cultures
Faculté des lettres et des sciences humaines
Université Mohammed Premier
Oujda, Maroc
rachidasaidi5@gmail.com

Résumé
Ce qui frappe dans le roman contemporain de Fouad Laroui, Ce
vain combat que tu livres au monde (2016), c’est l’importance accordée à
la question de la langue. Cette surconscience linguistique se pose au
cœur des problématiques identitaires et culturelles qui marquent les
relations entre le monde arabo-musulman et l’Europe.
Le multilinguisme chez Fouad Laroui ne tend pas vers la
folklorisation, ni vers l’aliénation, ni vers une belligérance, ni même vers
une hybridité ; le multilinguisme tend à renverser le mythe de Babel.
L’auteur veut déstabiliser le lecteur (français, arabe) en sollicitant une
autre manière de penser pour mieux voir l’avenir des sociétés, un avenir
basé essentiellement sur l’éthique de la reconnaissance et sur la
réhabilitation de la culture arabo-musulmane dans un contexte marqué
par une uniformisation arbitraire du monde à cause de la relation
dominante du Nord sur le Sud.

Mots-clés : multilinguisme, surconscience linguistique, Identité,


Mémoire

Abstract
Whatisstriking in Fouad Laroui'scontemporarynovel "This vain
fightyou are giving to the world" (2016) is the increased importance
given to the question of language. This "linguisticoverconsciousness" isat
the heart of the identity and cultural issues that mark the relations
between the Arab-Muslim world and Europe.
The Multilingualism in Fouad Laroui'snoveldoes not tend
towardsfolklorization, nortowardsalienation, nortowards a belligerence,
noreventowardshybridity, it tends to overthrow the myth of Babel. The

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authorwants to destabilize the reader (French, Arabic) by
askinganotherway of thinking to bettersee the future of societies, a
future basedessentially on the ethics of recognition and the
rehabilitation of Arab- Muslim culture in a contextmarked by an
arbitrarystandardization of the world because of the dominant
relationship of the North to the South.

keywords : multilingualism, linguisticoverconsciousness, identity,


memory

Ce vain combat que tu livres au monde offre un corpus de choix


pour l’étude de la problématique de la langue en relation avec des
questions cruciales que pose le monde contemporain : l’Identité et la
Mémoire. L’auteur soumet les questions de Langue/Identité/ Mémoire
aux points de vue les plus divers et invite le lecteur (français et arabe) à «
penser autrement », selon l’expression de Michel Foucault. Quatre
personnages dont les acquis culturels et langagiers sont différents,
nourrissent la trame narrative du récit : Ali, informaticien marocain
installé en France où il travaille en tant que technicien, totalement
intégré dans la société française à tel point de se considérer Français « je
suis parisien maintenant » (Laroui, 2016, 19) jusqu’à ce qu’un acte
raciste mette fin à l’illusion de l’intégration et le jette dans l’enfer de
l’intégrisme, Ibrahim, son cousin, toujours sceptique à l’égard de la
culture française, Malika, née en France de parents marocains, est une
institutrice qui choisit de vivre seule en s’éloignant de sa famille et Claire,
son amie, d’origine suisse et ouverte à toutes les cultures. Notre article
tend donc à explorer les voies nouvelles que Fouad Laroui ouvre au récit
postmoderne où la question de l’Identité et de la Mémoire tisse des liens
étroits avec la langue.

1. Langue et Identité : Le mythe de Babel renversé


La langue est certainement l’organe le plus important dans le
corps du texte de tout écrivain quelle que soit son appartenance
culturelle : « l’écrivain, de quelque courant qu’il provienne, a le mandat
d’inventer la langue, c'est-à-dire de la recréer, de la transformer [...] de
la faire bouger, voire de l’ébranler dans ses fondements » (Gauvin, 2004,

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9). On parle de conscience linguistique lorsque la langue devient cruciale
à tel point qu’elle occupe une large place dans la conscience de l’écrivain
qui va jusqu’à l’obsession, surtout pour celui qui se situe à « la croisée
des langues ». Ainsi, chez Laroui, la langue n’est pas seulement un outil
d’écriture, elle est un objet de réflexion incessante. L’auteur est
condamné à penser la langue, une condamnation « amère et douce »
parce que, d’une part, il est conscient qu’il s’adresse à des publics qui ne
partagent pas les mêmes fondements culturels et langagiers ni les
mêmes historicités ; d’autre part, il sait qu’il est soumis à la dialectique
du centre et de la périphérie, ce qui révèle chez lui « une sensibilité plus
grande à la problématique des langues », une "surconscience
linguistique" définie ainsi par Lise Gauvin :
[...], soit une surconscience linguistique qui fait de la langue un lieu de
réflexion privilégié, un espace de fiction voire de friction. La notion de
surconscience renvoie à ce que cette situation dans la langue peut avoir à
la fois d’exacerbé et de fécond. Ecrire devient un véritable "acte de
langage" (Gauvin, 2007, 6).

Le sens même du roman, Ce vain combat que tu livres au monde,


ne découle pas uniquement du contenu mais de cet « acte de langage ».
Laroui a parcouru plusieurs pays du monde, ce qui le situe au carrefour
de plusieurs cultures et de plusieurs langues. Tout en s’abreuvant de la
culture marocaine, l’auteur met en scène des personnages dont la
diversité des langues et des cultures soumet les relations entre la langue
et la culture aux points de vue les plus divers. La réflexion sur la langue
se trouve au cœur des problématiques identitaires, la surconscience
linguistique est marquée par son caractère à la fois « exacerbé et fécond
», parce que la relation à la langue étrangère est souvent conflictuelle
ou, du moins, concurrentielle. Cette sensibilité de l’auteur à l’égard de la
langue est liée essentiellement aux questionnements ontologiques qui
taraudent l’auteur. Réda Bensmaia (2002) note que « ce qui frappe en
effet lorsqu’on rassemble des textes maghrébins de langue française,
c’est cette espèce de détour obligé qu’ils nous obligent toujours à faire
par la question _ ontologique ? historique ? psychanalytique ? politique
?_ de la langue» (p.1).
La relation de la langue avec les questions identitaires se traduit
par des stratégies de « détour et de contour », Laroui recourt à diverses
instances narratives : le dialogue des personnages, la traduction, le

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commentaire métalinguistique. Notons que dans les dialogues1, chaque
personnage a son propre langage et parfois même sa propre
prononciation, Laroui porte une attention particulière à la langue dans
ses moindres détails. Avec Bakhtine, nous pouvons distinguer les trois
niveaux qui situent le multilinguisme : « l’hétéroglossie ou diversité des
langues, l’hétérophonie ou diversité des voix et l’hétérologie ou diversité
des registres sociaux, des niveaux de langue » (cité par Gauvin, 2007,
26). Laroui dévoile, à travers l’hétérophonie, le rapport des personnages
à l’égard de la langue arabe qui se pose en tant que défi, la concurrence
s’effectue au niveau de la prononciation du son ‘ayn que Malika n’arrive
pas à prononcer, ce qui étonne Ali qui jouit de cette situation de
supériorité sur son interlocutrice pour rappeler à Malika ce qu’elle ignore
de sa propre culture : « Je ne te ferai de l’épaule d’agneau que si tu
arrives à prononcer correctement le mot, comme tes ancêtres, là-haut
dans l’Atlas : Dal’a ! Dal’a ! le ‘ayn, c’est très important. » (Laroui, 20).
Malika fait subir la même épreuve de prononciation de ‘ayn à son
amie Claire :
Le dalai-lama ? ça me rappelle quelque chose... Tu saurais prononcer
dal’a ? ‘a... ‘a-...Claire entra dans le jeu sans demander pourquoi on lui
demandait tout à coup de jouer les agonisantes. Elle se mit à émettre des
‘a...‘a...de plus en plus étranglés. Le soir tombait doucement pendant que
les deux jeunes femmes s’arrachaient la gorge à essayer d’émettre le son
guttural du ‘ayn. Cela finit par des hurlements de pourceaux égorgés, au
grand effroi des habitués du Carillon qui s’étaient crus, jusque-là, à l’abri
des cris d’horreur du monde.

Le patron, amusé, vint leur demander de « faire moins de bruit »


ou bien de chanter carrément, « mais en italien, s’il vous plaît ». Elles
promirent de mieux se tenir. (Laroui, 100). Par ce jeu évoqué sous un ton
humoristique, Laroui fait allusion à la part sonore de la langue qui
marque une différence qu’il faut assumer, la diversité des voix met la
langue arabe dans un état supérieur.
La langue elle-même, se pose souvent dans le roman, comme
sujet de discussion, plusieurs situations montrent la relation entre la
langue arabe et la langue française qui se pose de manière antagoniste
et parfois concurrentielle. La langue française rivalise avec la langue

1
Rappelons que cette amplification dialogique, telle qu’elle a été définie par Mikhaïl
Bakhtine, devient une spécificité du roman maghrébin contemporain.

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arabe ; lorsque Malika explique à son amie Claire l’origine du mot Cid qui
vient de Sayyid "le seigneur", Claire s’indigne non sans humour : « Les
rebeux changent nos classiques ! Ils nous prennent nos femmes puis not
Cid » (Laroui, 97). Les explications des mots arabes dont l’usage en
italique est systématique s’insèrent parfois au sein des discussions.
Laroui, à travers le personnage de Malika, s’attarde sur l’explication des
mots et des expressions très locales. Malika, qui raconte à son amie
Claire l’indignation de ses parents marocains devant sa décision de
quitter la maison pour aller vivre seule, lui explique en détail le sens du
mot Zoufria qui est dérivé du mot français ouvrier :
« Qu’est-ce qu’ils vont dire, la famille, au Maroc ? »
« Tu vas vivre seule comme une zoufria ? »
« Une quoi ? »
« Une zoufria. ça vient du mot « ouvrier », genre le prolo célibataire qui
fait les quatre cents coups. Les z-ouvriers, les zoufris... D’où : la zoufria,
pour vous servir ! » (Laroui, p.31)
Certes, la présence des idiomes dans le roman marocain
d’expression française, n’est pas une pratique nouvelle, mais avec le
changement du contexte socio-historique, ces emprunts ne visent ni
l’imitation d’une littérature coloniale exotique, ni une "belligérance" à
l’égard de la langue française (Halen, 2002). L’expression très locale: "il a
le nez" qui est familière chez les Marocains est vue comme une
découverte pour Claire :
L’honneur, c’est important chez les Maghrébins...
Claire esquissa un sourire taquin.
-Vous autres, Maghrébins ?
Malika haussa les épaules et répéta :
- Les Maghrébins. Eux. Ils ne supportent pas de perdre la face...Le sens
de l’honneur, ils appellent ça le nif. Ça veut dire le « nez ».
Elle se retroussa le nez de l’index. Claire épatée, aussi heureuse qu’un
ethnographe qui vient de noter sur son calepin une particularité étrange
d’une peuplade lointaine, répéta :
-Le nez ?
-Yes, le nez.

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-Genre : « Prodigue, tu as le nez ? (Laroui, 95.)
La joie de Claire, devant la découverte de cette expression, efface
le sentiment d’embarras qu’elle pourrait ressentir devant l’impuissance
de comprendre l’autre et, donc, de communiquer.
Le lecteur ne peut être indifférent à l’égard de la traduction des
mots et des expressions insérés en notes de bas de pages, nous pouvons
compter quarante notes qui encadrent le texte par leur forte présence et
dont la moitié est consacrée à la traduction. Si la traduction, imposée
parfois par les éditeurs dans la littérature francophone en général, est
vue comme une soumission, elle souscrit intentionnellement chez Laroui
la valorisation du bilinguisme, elle permet par sa fréquence même dans
le roman de créer une certaine connivence entre l’auteur et le lecteur
français. Laroui traduit les mots : « chhiwates » : « Friandises » (Laroui,
19), « z-magri »: « l’immigré » (Laroui, 21), « Fellah »: « paysan » (Laroui,
66), « Futuwwa’ » : « chevalerie » (Laroui, 96) qui sont écrits en italique
dans le texte. Il ne veut laisser aucune opacité dans l’espace
herméneutique occidental, le détail local est proche du lecteur français
par le biais de l’explication et de la traduction des expressions toutes
faites comme : « H’ram as-sahbi » : « c’est péché, mon ami » (Laroui,
50.), « Tarbiyaislamyya » : « éducation islamique » (Laroui, 50), « Ma
kay-hemlounach » : « ils ne nous aiment pas » (Laroui, 104).
Cette perpétuelle opération de traduction sert, d’une part, à
éliminer l’opacité sémantique qui risque de rendre le texte difficilement
accessible pour le lecteur français et, d’autre part, à résumer ce monde
en partage où l’idée de la supériorité et de l’exclusion de l’autre doit être
éradiquée.
Laroui recourt aussi au commentaire métalinguistique pour
montrer que la diglossie sociale renforce le degré de xénité chez les
personnages, Ali se trouve dans la difficulté de trouver des mots
appropriés pour exprimer sa vexation devant le comportement raciste
de son directeur :
Il détestait ces moments où, emporté par l’émotion, il ne trouvait pas ses
mots, où il employait des termes un peu trop pompeux, un peu trop
littéraires, pas du tout adaptés à la situation, ces moments où les erreurs
de registre, de toutes petites erreurs, trahissaient l’homme venu
d’ailleurs, qui a fait des efforts prodigieux mais ne maîtrisera jamais ce
sommet inaccessible réservé à ceux qui sont nés dans la langue française,
qui l’ont tétée avec le lait maternel. (Laroui, 76.)

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La relation intime et heureuse avec la langue française qu’il a
apprise à l’école devient douloureuse et même névrotique sous le choc.
Malika est exacerbée par le comportement raciste de la mère de
François-Xavier, son ex-fiancé. Elle ressent ses remarques sur les mots
qu’elle utilise comme une atteinte à son identité, elle proteste ainsi dans
un faux dialogue :
[...] Enfin, c’est vous, c’est ton milieu qui décide qu’un mot n’est pas
convenable même s’il est français depuis Rabelais...Tiens, tu te souviens
du jour où j’ai dit que Le Pen est un Bouffon ? Ta mère a fait semblant de
croire que ça venait de la banlieue parisienne, « bouffon », du 9-3
carrément (« comment dites-vous, mon enfant ? »), alors qu’on le trouve
dans Alexandre Dumas, dans Gide... » (Laroui, 57).

Elle ajoute : « Arrête ! Laisse-moi parler ! Tu te crois en terrain conquis ?


Je ne suis pas l’Algérie. » (Laroui, 58).Ses paroles contestataires et
revendicatrices de la dignité humaine traduisent la « violence du texte »
selon l’expression de Marc Gontard, car elles détruisent les préjugés sur
l’immigré ; le roman traduit donc une « écriture décentrée » pour
reprendre le titre de Michel Laronde, et comme il l’a montré : « est
"décentrée" une Écriture qui, par rapport à une Langue et une Culture
centripètes, produit un Texte qui maintient des décalages linguistiques
et idéologiques » (1996, 8).
On sait que le fait de langue devient en littérature un effet de
langue, le problème du choix de l’écriture entre la langue arabe et la
langue française, ne se pose plus chez Laroui. La relation des deux
langues dans le roman ne relève pas d’une aliénation à la littérature
française, ni d’une folklorisation ou d’un exotisme facile, elle est vue
comme une richesse. Ainsi, le multilinguisme est le lieu d’une poétique
qui renverse le mythe de Babel car la diversité des langues n’est plus vue
comme un acte punitif. L’écriture dans une langue étrangère, en
l’occurrence le français, ne produit point un sentiment de déchirement
ou d’aliénation, d’autant plus que même la relation entre les deux
langues ne se pose pas en termes d’hybridité. Le multilinguisme est un
lieu d’une poétique qui transcende l’exotisme facile et l’assimilation à la
littérature française. Les langues sont présentes, se rivalisent,
s’opposent, s’enchevêtrent parfois mais sans hostilité.
Le multilinguisme n’est donc que le reflet de la conscience
culturelle qui prend une place singulière dans le roman. Fouad Laroui
n’est pas seulement un "passeur de langues" selon l’expression de J.M.

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Moura, il est un passeur de cultures, conscient de l’importance de la
mémoire dans la réhabilitation du passé et la confiance en l’avenir.

2. Langue et Mémoire : reconnaissance et réhabilitation


Précisons d’emblée, pour lever toute ambigüité, que la mémoire
dont il est question dans notre propos concerne la mémoire collective,
sans nier pour autant ses interactions avec la mémoire individuelle. La
mémoire est intrinsèquement liée à la langue et à l’Histoire. Reprenons
la formule lapidaire de Jean Jacques Courtine qui résume ce lien : « Le
langage est le tissu de la mémoire » (1994, 10), elle assume donc un rôle
primordial dans nos sociétés contemporaines dont le contexte surprend
par son hétérogénéité : « globalisation » d’une part et retour de
l’intégrisme d’autre part. Dans son ouvrage, La mémoire, l’Histoire,
l’Oubli, Paul Ricœur (2000) a exprimé en ces termes ce déséquilibre
entre le trop de mémoire et le trop d’oubli :
Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de
mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des
commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’une
politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques
avoués. (p.1)

Dans Ce vain combat que tu livres au monde, l’Histoire se profile


derrière l’histoire individuelle et le destin des personnages. Laroui ne
perd pas de vue les causes politiques et géopolitiques liées à la situation
au Moyen-Orient où les rapports sont dictés par les intérêts et les jeux
d’influences. Le chambardement actuel du Moyen-Orient est tributaire
de quelques noms, source de tous les maux. Les noms propres auxquels
fait appel Laroui ne sont pas uniquement des référents de l’individualité,
ils sont un "produit mémoriel" comme l’a souligné Georgeta Cislaru
(2011) :
D’une certaine manière, le nom propre est un produit mémoriel, qui
accumule des informations sémantiques au fil des discours et plus
particulièrement lorsqu’ils passent d’un cadre individuel d’utilisation à un
cadre collectif qui les dote d’un statut historique ? (p. 142)

Chez Laroui, des noms propres historiques tels que Sykes et Picot
requièrent une grande charge sémantique et émotionnelle ; dégout,
amertume et indignation se détachent de chaque syllabe prononcée :
2014 donc, qui connaît ces deux noms, Sykes et Picot, en Europe ? Qui
s’en soucie ? Personne, ou presque. En revanche, dans le monde arabe,

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on le connaît bien, ce couple maudit lié par un tiret, ces syllabes qu’on
crache comme une malédiction, ce nom composé synonyme de mauvais
coup, de trahison, de forfaiture. « Sykes-Picot », c’est l’origine d’un
monde mal agencé, brulant, de guingois. C’est la genèse de nos malheurs.
L’Histoire.... (Laroui, p. 23)

D’autres noms propres : "Lawrence, Sykes, Balfour, Henry


McMahon", exercent sur Laroui une véritable indignation au point de les
imaginer passer l’un après l’autre dans le tribunal :
L’Histoire est riche de trahisons. Pour les Arabes, l’une des plus perfides
de leur passé récent pourrait porter des noms anglais, s’il fallait la
nommer, des noms qui s’entremêlent, une sorte d’appel des accusés au
tribunal de l’infamie : Lawrence, Sykes, Henry McMahon, Balfour...
(Laroui, 35).
Avant de donner des informations sur l’œuvre maléfique,
considérée, dans une ironie grinçante, comme une « œuvre d’art » dans
la trahison, Laroui cherche d’abord ce que dit l’encyclopédie de ces
hommes, vu qu’elle représente ce qui est neutre et objectif : « Oublions
cela. Ouvrons plutôt l’encyclopédie. On y lit quoi ? Ceci : Thomas Edward
Lawrence, né à Tremadog, dans le pays de Galles, le 16 août 1888, mort
près de Wareham, dans le Dorset, le 19 mai 1935.» (Laroui, 44).
Plusieurs pages sont consacrées à ces noms propres, à leurs
statuts et à leurs œuvres. L’anthroponymie est intrinsèque à la mémoire
collective, elle bouscule même le genre du roman vers le documentaire.
La littérature ne s’assigne-t-elle pas pour tâche de réagir contre
les maux ? Certes, dans le roman, le pessimisme se tempère. L’œuvre de
Laroui relève d’un néo-réalisme qui postule l’existence de nouvelles
informations à transmettre et seraient tues par les medias et par les
institutions. La révolution numérique que connait le monde
contemporain peut engendrer des transformations au sein des
populations arabo-musulmanes, de leur vision du monde et de leur
mode de pensée. A côté de la version occidentale des faits, supposée
être unique, Laroui dévoile d’autres versions que le lecteur arabe ne
connait pas. Hamid, originaire du Maroc, professeur universitaire en
France est passionné par l’Histoire française aussi bien que par l’Histoire
de son propre pays, a une alternative du "roman national français" qui
véhicule le discours de la grandeur de la France et de sa fierté de ses
enquêtes :
Donc, ce qui est en train de changer, c’est ça : il ne peut y avoir un roman
national à l’ancienne à la Lavisse. Pourquoi ? C’est simple : Internet et les

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télés satellitaires ! Ce sont d’autres romans nationaux qui circulent là-
dedans. Imagine que tu sois français mais que tes parents viennent
d’ailleurs, du Maroc ou d’Algérie par exemple. On te raconte le fameux
roman national à l’école mais, chez toi, la télé est branchée en
permanence sur des chaînes en arabe, du Qatar, d’Egypte ou du Maroc.
(Laroui, p. 145)

« Internet et les télés satellitaires » constituent donc les


nouveaux moyens technologiques qui engendrent des changements au
sein des mentalités et des relations interculturelles. Ils permettent de
faire l’expérience de la "pantopie" telle que Michel Serres la définit dans
un entretien :
« "pantopie", est un néologisme français dérivant de la contraction
sémiologique des termes grecs "pan", signifiant "tous", et "topos",
signifiant " lieu". Cette "pantopie" renvoie donc également à un nouveau
mode de pensée : une pensée embrassant la totalité du monde et, donc,
d'un savoir universel ».
Laroui veut informer le lecteur français sur des réalités
méconnues sur les Arabes tout en rappelant au lecteur arabe que
l’Histoire de leurs ancêtres est digne d’être connue. Hamid ne se lasse
pas d’étaler plusieurs exemples du passé glorieux des Arabes, il y a aussi
les lumières des Arabes dans tous les domaines : la plus ancienne
université au monde est l’université de Fez, fondée en l’an 859 par une
femme Fatima el-Fihriya ( Laroui, 146), le Syrien Ibn el-Nâfis qui a
découvert la circulation sanguine au XIII et non pas Harvey au XVIIème
siècle (146, 147), Zahrawi et Ibn Zuhr ont inventé l’anesthésie dans
l’Espagne musulmane six siècles avant Grawford Long (147), Ibn el-
Haytham, né en Irak, avait découvert la composition de la lumière
blanche à travers toutes les couleurs de l’arc- en-ciel avant Isaac Newton
(148). Hamid estime que la connaissance de ce discours est importante
pour les enfants d’immigrés parce que la confiance en soi commence par
la revendication d’une identité qui a un passé glorieux :
Tu imagines comment les enfants d’immigrés se sentiraient si on leur
apprenait officiellement, dans le cadre des programmes scolaires, tout
cela ? Tu te souviens de la formule de Chevènement ? Il parlait d’estime
de soi. Imagine l’estime de soi que pourraient ressentir le petit khalid de
Trappes ou la petite Naima de Clichy si le roman national s’ouvrait à leurs
ancêtres ? (Laroui, 154).

La mémoire inspecte le passé et invite à une nouvelle lecture de


l’Histoire, elle assume aussi une fonction prospective comme l’a dit

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Mustapha Bencheikh dans la préface du livre Exil, Mémoire, Migration :
«Outre qu’elle renvoie à l’histoire même de nos sociétés, elle postule
également un avenir et anticipe nos prochains défis» (2017, 7).
Le multilinguisme chez Fouad Laroui se pose concrètement, il ne
peut se réduire à plusieurs monolinguismes, à l’union de plusieurs
langues, ce sont des discours et des manières de penser qui sont mis en
relation. Le multilinguisme traduit un monde en partage où le mot «
partage » prend tout son sens, loin de son emploi dans le discours
politique sur la Francophonie où « le français en partage » reste une
métaphore idéologique qui cache les inégalités quant au rapport au
français. Le monde en partage chez Laroui est soumis au principe de
l’échange : individuel, universel.

Références bibliographiques
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