Creolisation
Creolisation
Creolisation
2009/2 n° 10 | pages 25 à 33
ISSN 1767-9397
ISBN 9782952494724
DOI 10.3917/csp.010.0025
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cahiers-sens-public-2009-2-page-25.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
1. Ce texte est issu d’une rencontre entre Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau organisée par le
Rize – centre Mémoire et Société, à Villeurbanne le 28 mai 2008.
25
veulent nous faire comprendre que tout se vaut : comme si la servitude valait la
traite négrière. Ce qui est important, c’est que la France doit arrêter de soutenir
les dictateurs africains, cela fait partie de cette réparation.
Édouard Glissant : Le métissage n’est pas un désir mais une réalité. Les jeunes
gens de Dakar, d’Abidjan et de Bamako, m’écrivent des lettres, que je ne publierai
pas, pour me dire que la vieille négritude, on en a fini avec ça. Nous sommes
mélangés, nous venons de Manille, nous sommes à Dakar, nous nous réunissons
dans des chambres, nous nous entassons à vingt pour discuter de ces questions.
L’Afrique peut être métisse, cela ne veut pas dire qu’elle perd de son identité,
qu’elle se délite, cela veut dire que le jeune de Bamako qui rencontre le jeune de
Dakar partage avec lui quelque chose de nouveau, qui fait qu’ils sont tous les deux
nouveaux dans le monde. Le métissage ne correspond donc pas à une question
identitaire mais à une question de participation au monde et une question
d’entrée dans le monde, peut-être pour pouvoir y survivre véritablement. Ce n’est
pas moi qui décide du métissage. J’évoque un autre problème : les Antillais, qui
sont métissés, ont eu longtemps deux craintes : d’une part qu’on les prenne pour
© Association Sens-Public | Téléchargé le 17/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.26.84.39)
26
27
authenticité, à travers leur nom. Vous avez dit que pour considérer un véritable
oubli il faudrait mettre les mémoires en dialogue, en symbiose. Je me demande
si vous n’avez pas une vision trop idyllique des rapports entre les mémoires. Les
mémoires ne sont-elles pas en quelque sorte potentiellement conflictuelles ?
Les débats qui se sont déroulés en France dans le cadre des lois mémorielles
font apparaître l’accusation rapide de concurrence des victimes et aussi, bien
évidemment, l’accusation d’antisémitisme. Si les noirs, en général, réclament
que l’épisode de la traite négrière de la colonisation soit rappelé, on les accuse
tout de suite de faire de la concurrence de victimes. La mémoire du bourreau et
celle de la victime sont-elles forcément opposées ? Peut-on les réconcilier ?
Édouard Glissant : Les noms ne sont pas importants. Ce sont les cultures
occidentales qui nous ont enseigné l’importance des noms. Dans aucune autre
culture, ni chinoise, ni africaine, ni indienne, ni aztèque ni inca, on ne trouve une
fixité des noms. On trouve des noms de villes qui changent, des noms de famille qui
changent, des noms de fleurs qui changent, etc. Il y a des langues, par exemple, où
il y a cent manières de dire l’eau : il y a l’eau chaude, l’eau sale, l’eau de la rosée, l’eau
© Association Sens-Public | Téléchargé le 17/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.26.84.39)
28
hors de question que le blanc vienne s’incliner devant le monument aux morts
du noir comme un Allemand vient s’incliner devant la tombe du soldat inconnu
à l’Étoile. Par conséquent il est vrai qu’il n’y a pas une égalité des mémoires mais il
faut travailler pour que tout le monde prenne conscience que les deux mémoires
sont au même niveau. Il faut discuter, il faut parler mais il ne faut pas renoncer. Je
connais beaucoup de blancs qui s’inclinent devant les monuments imaginaires de
l’esclavage noir, beaucoup de blancs, et il m’arrive de rencontrer des noirs qui ne le
font pas. Donc il faut créoliser les mémoires : on ne peut, dans une mémoire noire
des esclavages, laisser de côté la mémoire blanche des esclavages.
29
30
31
32
33