MAINGUENEAU Et Le Parcours Historique de L AD
MAINGUENEAU Et Le Parcours Historique de L AD
MAINGUENEAU Et Le Parcours Historique de L AD
Dominique Maingueneau
Dans Langage et société 2017/2 (N° 160-161), pages 129 à 143
Éditions Éditions de la Maison des sciences de l'homme
ISSN 0181-4095
ISBN 9782735123544
DOI 10.3917/ls.160.0129
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Dominique Maingueneau
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Université Paris-Sorbonne
dominique.maingueneau@paris-sorbonne.fr
qui étaient proposés pour la troisième année de licence, mon œil s’est
arrêté sur un enseignement de premier semestre intitulé « Analyse du
discours », auquel je me suis inscrit. Ce cours était probablement le pre-
mier ainsi intitulé qui fût dispensé dans une université, du moins en
France1. Cet enseignement était assuré par Denise Maldidier qui venait
d’achever, sous la direction de Jean Dubois, une thèse de troisième cycle
sur le vocabulaire politique de la guerre d’Algérie dans six journaux
quotidiens, recherche qui se réclamait de l’analyse du discours naissante
(Maldidier 1969). C’est d’ailleurs la caution de J. Dubois qui avait per-
mis qu’on ouvre un tel cours dans le département de linguistique : un an
auparavant, il avait codirigé le numéro 13 de la revue Langages intitulé
précisément « L’analyse du discours », qui avait consacré l’émergence de
la nouvelle discipline.
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Il s’agissait d’un cours semestriel de trois heures hebdomadaires qui
était centré sur la méthode de décomposition des textes développée par
Harris (1952) ; en réalité, cette méthode avait été adaptée à une démarche
lexicologique : ce qu’on appelait la méthode des « termes-pivots ». Mais
cet enseignement ne répondait pas du tout à mes attentes du moment.
En effet, pour des raisons qu’il est inutile d’expliquer ici, je m’étais inscrit
à ce cours en espérant trouver des outils pour étudier les Provinciales,
c’est-à-dire une série de textes de polémique politico- religieuse du
xviie siècle. Je me suis vite aperçu que les recherches qui se faisaient alors
dans le champ émergent de l’analyse du discours n’offraient pas d’ins-
truments adaptés à mon objet et que mon corpus était exotique dans
un champ où c’était l’étude des textes politiques qui dominait. Il m’a
donc fallu inventer mes propres outils pour mener à bien ma thèse de
troisième cycle, soutenue en 1974 à l’université de Nanterre sous le titre
Essai de construction d’une sémantique discursive.
Rétrospectivement, je me dis que la marginalité initiale dans laquelle
je me suis trouvé condamné par le choix d’un tel objet de recherche s’est
révélée productive. Mon travail dans les années qui ont suivi a en effet
consisté à proposer par étapes un élargissement de l’analyse du discours
qui la rende capable d’intégrer des types de corpus qui étaient très péri-
phériques dans les années 1960-1970. Les analystes du discours avaient
à cette époque tendance à investir les corpus délaissés par les facultés
de lettres : au premier chef le discours politique, qui en particulier sous
1. J. Boutet m’a signalé l’existence d’un cours d’analyse du discours donné par Michel
Pêcheux à l’EPRASS (École préparatoire à la recherche en sciences sociales) à la VIe
section de l’École pratique des hautes études. Mais il ne s’agissait pas à proprement
parler d’un enseignement universitaire, intégré dans une licence.
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Parallèlement, je me suis lancé en 1974 – avec une grande inconscience –
dans la rédaction de ce qui était peut-être le premier manuel qui prétendait
décrire le champ de l’analyse du discours, restreinte pour l’essentiel aux
travaux francophones. Une fois l’ouvrage publié, il m’est progressivement
apparu que le fait d’écrire une Initiation aux méthodes de l’analyse du
discours (titre imposé par l’éditeur, conformément aux objectifs de la
collection) s’éloignait du projet d’analyse du discours tel que le conce-
vaient certains. La « manuélisation » n’est pas une opération innocente,
même s’il est indéniable qu’elle consacre un champ de recherche. On
peut comparer cela aux effets qu’a « l’outillage » – avec des grammaires
et des dictionnaires – d’une variété linguistique qui accède au statut de
langue officielle. Encore aujourd’hui l’analyse du discours est partagée
entre une tendance qui va dans le sens de sa « didactisation » et une
tendance qui met l’accent sur son pouvoir de mise en question d’un
certain nombre de présupposés des sciences humaines et sociales. Ce
qui recoupe pour une bonne part la distinction actuelle entre ceux qui
privilégient la « théorie du discours » et ceux qui cherchent avant tout à
analyser des fonctionnements discursifs (Angermuller, Maingueneau &
Wodak 2014 : 5-6).
La rédaction de cette Initiation aux méthodes de l’analyse du discours
n’a pas été non plus sans incidence sur son auteur. En rédigeant un tel
ouvrage, je me suis placé dans la première génération d’analystes du
discours. Je veux dire la première génération où l’on a pu se présen-
ter comme spécialistes d’un domaine académique reconnu et pas seu-
lement comme un pionnier d’une entreprise nouvelle. Il serait en effet
tout à fait inapproprié de dire que les penseurs dont les travaux ont
fortement contribué à l’émergence des études de discours (Bakhtine,
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d’une discipline académique.
En France, au début des années 1970, ce qu’on appelait l’« analyse du
discours » était un phénomène marginal et qui se voulait dissident, mais
cette marginalité était compensée par le sentiment qu’avaient ses promo-
teurs d’être portés par la conjoncture intellectuelle. Leur intervention se
nourrissait, par mille fils visibles ou invisibles, du structuralisme, de la
psychanalyse lacanienne, du marxisme althussérien, de l’archéologie de
Foucault, voire du déconstructionnisme de Derrida, en dépit des diver-
gences profondes entre ces courants de pensée. Il est inévitable que l’on
ressente quelque nostalgie à l’égard de cette époque où les entreprises qui
visaient à emporter des bastions universitaires jugés vermoulus étaient
à la fois très peu visibles sur le plan institutionnel mais hégémoniques
sur le plan intellectuel, où l’innovation conceptuelle et le militantisme
allaient de pair.
Aujourd’hui aussi les études de discours sont profondément en prise
sur la conjoncture intellectuelle, mais les chercheurs ont à un bien plus
faible degré le sentiment de contester un monde universitaire sclérosé.
Quand on dit aujourd’hui « analyse du discours » on ne pense pas du
tout à la même chose que dans les années 1970. Au lieu d’entreprises très
localisées et ambitieuses, on a affaire à un immense champ de recherche
globalisé qui traverse de multiples disciplines. Même l’analyse du discours
dite « critique » est un champ reconnu à l’échelle internationale (Wodak
et Meyer, eds, 2001 ; Van Dijk 2008 ; Fairclough 2003 ; Chouliaraki et
Fairclough 1999) ; bien souvent, elle s’appuie sur des organismes offi-
ciels soucieux de lutter contre certains dysfonctionnements sociaux :
racisme, « réchauffement climatique », « exclusion »…
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2. Problèmes actuels
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Si l’analyse du discours ne bénéficie plus de l’aura que confère la volonté
de contester un ordre établi, si elle est installée dans le paysage des
sciences humaines et sociales, elle n’en est pas moins confrontée à de
redoutables défis, bien différents de ceux des années 1970. Je vais en
signaler quatre.
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Je viens d’utiliser l’étiquette « études de discours », au lieu de celle d’« ana-
lyse du discours ». Les deux termes ne sont pas équivalents. L’emploi de
plus en plus fréquent de « Discourse Studies »2, sur le modèle des nom-
breuses « Studies » anglo-saxonnes, s’explique précisément par la volonté
de prendre acte de la diversité de cet immense champ sans avoir à prendre
parti sur la question de savoir si on peut l’organiser, et, si oui, comment.
Le terme « Discourse Studies » présente l’avantage immédiat d’asseoir
une distinction entre « théorie du discours » et « analyse du discours »,
comme le montre le titre du Discourse Studies Reader que j’ai co-édité
(Angermuller, Maingueneau et Wodak 2014 : 5). Johannes Angermuller
explicite ainsi cette distinction : « Discourse Studies is organized around
characteristics split between two ideal-typical strands: one focusing on
discourse as an intellectual and epistemological problem of social, poli-
tical and cultural theory, the other on the analytical and methodologi-
cal challenges of studying discourse as a material and empirical object »
(2015 : 511). La plupart des travaux qui en philosophie, en science
politique en études féministes ou postcoloniales se réclament d’une
perspective discursive relèvent de la « théorie », alors que les spécialistes
de sociologie ou de sciences du langage ont tendance à privilégier les
méthodes d’analyse de corpus. La distinction est parfaitement perti-
nente ; elle a néanmoins l’inconvénient de donner une extension consi-
dérable au terme « analyse du discours », qui se trouve dès lors recouvrir
2. On notera que c’est le titre de la principale revue du champ, fondée en 1999 par T. Van
Dijk. Elle est publiée par Sage. Le dernier « reader » publié dans le domaine s’intitule
« The Discourse Studies Reader » (Angermuller, Maingueneau et Wodak 2014). En
2005 K. Hylan a aussi publié un ouvrage au titre presque identique. En revanche, les
ouvrages précédents de même type incluaient « Discourse analysis » dans leur titre.
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blème ne me semble pas pouvoir être éludé aussi facilement qu’on ne
le fait communément en disant « there are many different approaches
to discourse analysis » (Gee 2005 : 5). Il faut prendre en compte les
contraintes imposées par le fonctionnement de la recherche : la science
est une activité sociale qui se réalise à travers des communautés de
diverses natures, nécessaires à la légitimation des résultats et à leur stabi-
lisation comme à la construction de l’identité et de la notoriété des cher-
cheurs. C’est aussi une activité inscrite dans l’histoire, et à ce titre elle
accorde une place essentielle à la tradition, sous la double modalité d’un
certain nombre de présupposés épistémologiques qui font l’objet d’une
transmission. En d’autres termes, il serait souhaitable que les spécialistes
du discours appliquent davantage leurs concepts et leurs méthodes à leur
propre champ d’activité.
2. 2. Internet
En ce qui concerne les objets d’analyse, le défi le plus évident auquel
sont confrontées aujourd’hui les études de discours, comme d’ailleurs
l’ensemble des sciences humaines et sociales, c’est bien évidemment le
développement d’internet et l’interpénétration croissante des diverses
technologies de la communication, phénomènes eux-mêmes étroite-
ment indissociable de la globalisation, dont ils sont l’un des moteurs.
Qu’ils le veuillent ou non, les spécialistes du discours sont bien obli-
gés de se confronter à cette nouvelle donne, d’adapter leurs concepts et
leurs méthodes aux contraintes spécifiques de ces nouveaux objets. Les
problématiques du discours se sont développées dans les années 1960,
en Europe principalement autour du texte écrit, et aux USA principa-
lement autour des interactions orales. C’est aussi une période dominée
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fait de plus en plus à travers des bases de données ; il en va de même
pour les logiciels de traitement de ces données. Et que dire des archives
mêmes ? Qu’en sera-t-il par exemple des corpus dans quelques décen-
nies, lorsque l’immense majorité des énoncés pertinents aura transité par
le web et que seule une part minime aura pu être stockée ?
La puissance d’innovation d’internet est si grande qu’il est facile de
se donner à peu de frais un certificat de modernité sans procéder à un
« aggiornamento » conceptuel. On voit par exemple se développer des
« humanités numériques » qui mobilisent les instruments mis à leur dis-
position par les nouvelles technologies, mais sans que cela, bien souvent,
s’accompagne d’une mise à jour épistémologique. Sous les habits sédui-
sants de la nouveauté on risque de faire perdurer des pratiques d’analyse
qui ressortissent en fait à des techniques d’analyse de contenu. Ces der-
nières entendent en effet « accéder au sens d’un segment de texte en traver-
sant sa structure linguistique » (Pêcheux 1969 : 4) ; ce précisément contre
quoi s’étaient développées les problématiques d’analyse du discours.
Il faut le reconnaître, il est difficile d’évaluer jusqu’à quel point les
nouvelles technologies mettent en cause les présupposés des études de
discours. Le bon sens voudrait que l’on évite deux écueils symétriques.
Le premier consiste à disqualifier comme obsolète tout ce qui s’est fait
avant le développement de l’univers numérique. Pris dans le mouve-
ment vertigineux de l’innovation, certains ne cessent, de manière plus
ou moins performative, de mettre en évidence les nouvelles pratiques
qui, selon eux, périment irréversiblement les cadres de pensée antérieurs.
On ne compte plus les essais qui disent « la fin de » telle ou telle caté-
gorie que l’on pensait inamovible : le texte, le sujet, la lecture, le sens,
l’État, la société, l’individu, l’actualité, le lien social… Mais il existe aussi
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qu’il n’existe aucun consensus sur ces présupposés, aucun moyen assuré
de dire si l’on se trouve ou non dans la continuité de tel ou tel penseur.
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orales, les discours constituants sont communément perçus avant tout
comme des ensembles de textes écrits qui, circonstance aggravante,
semblent relativement détachés des conflits sociaux contemporains.
Outre le web, dont l’importance va croissant, les études de discours
investissent massivement deux grands ensembles de données : les inter
actions conversationnelles et les corpus institutionnels de type politique,
médiatique et scolaire au sens large. Les deux tendances se combinent
d’ailleurs souvent, par exemple quand on étudie les interactions dans des
contextes institutionnels (professeur-élève, médecin-patient…). Cela
s’explique par la demande sociale, mais aussi par le fait que les analystes
du discours ont tendance à s’intéresser à des textes dont la relation à la
société semble immédiate, c’est-à-dire, dans les faits, à des productions
verbales qui sont en général délaissées par les facultés de lettres. On voit
ainsi perdurer les partages traditionnels qui distribuent l’étude des pro-
ductions verbales en lectures herméneutiques de textes patrimoniaux
réservées aux « humanités » et en textes pris en charge par les départe-
ments de sciences sociales : entretiens, articles de presse, tracts, docu-
ments administratifs...
Or, il me semble que c’est rester en deçà des pouvoirs de l’analyse du
discours que de reconduire une division qui n’a pas de fondement épisté-
mologique. Les ouvrages d’introduction à l’analyse du discours ne disent
d’ailleurs jamais explicitement que les textes religieux ou littéraires, par
exemple, ne relèvent pas de leur domaine de compétence, mais ils les
excluent pratiquement à travers les problématiques qu’ils développent
et les exemples qu’ils commentent. Certes, il est plus facile à un ana-
lyste du discours d’étudier des magazines que des traités de théologie
ou des poèmes, mais plutôt que de choisir entre l’étude des « discours
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contexte socio-historique de leur production par le simple fait qu’ils s’or-
ganisent autour de stratégies de positionnement dans un champ bien
défini. En revanche, alors même que les conflits qui se réclament du
religieux sont aujourd’hui au cœur des débats de société, tant sur le plan
national qu’international, les travaux sur ce sujet issus de l’analyse du
discours sont très rares. Les spécialistes de sciences politiques mettent
en évidence les conflits sociaux qui sous-tendent le religieux, les his-
toriens des religions parlent des contenus doctrinaux, les psychologues
s’efforcent d’expliquer les processus de « radicalisation » des jeunes, mais
le discours religieux dans la complexité de ses pratiques n’est que margi-
nalement pris en compte.
La défiance de l’analyse du discours à l’égard de ce qui peut sem-
bler ressortir aux corpus des facultés de lettres va bien au-delà des dis-
cours constituants. Elle s’étend à des problématiques connexes. Par
exemple, le développement d’internet pose des questions d’une brû-
lante actualité sur la question de l’auctorialité ; pourtant, les travaux
d’analyse du discours – même ceux qui s’appuient sur les théories de
l’énonciation – ont largement ignoré cette problématique, sans doute
parce qu’elle était traditionnellement gérée par les études littéraires ou
philosophiques. C’est d’autant plus surprenant que cette question est
profondément discursive : non seulement elle met en cause la coupure
entre ce qui serait linguistique (l’énonciateur) et ce qui serait hors du
langage ( l’individu socialement définissable), mais encore elle noue
étroitement les réflexions d’ordre linguistique avec des problématiques
médiologiques et juridiques.
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2. 4. La globalisation
Le quatrième et dernier point que j’aimerais mentionner, ce sont les
effets de la globalisation sur les études de discours. Cette globalisation
concerne tous les champs du savoir, mais elle prend inévitablement un
tour différent pour chacun. Dans les sciences exactes, par exemple, cela
fait bien longtemps que l’espace national n’est plus pertinent. Mais en
matière d’étude du discours, il en va différemment. Le développement
des problématiques discursives s’est effectué dans les années 1960-1970
autour de trois pôles essentiellement – nord-américain, français, britan-
nique – qui étaient des espaces intellectuels nationaux. Aujourd’hui le
paysage a considérablement changé ; même si l’on parle par exemple
d’analyse « française » du discours, cela ne désigne pas les chercheurs
français, ni même francophones, mais des réseaux transnationaux qui
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regroupent des chercheurs partageant un certain nombre de présupposés
et de méthodes.
C’est là une évolution dont il est difficile de mesurer les consé-
quences. Que se passe-t-il quand les chercheurs ne s’appuient plus sur
les présupposés qu’impose une tradition scientifique localisée, enracinée
dans une histoire, une tradition qui, au-delà de l’étude des productions
verbales, imprègne de vastes secteurs du savoir ? Dorénavant, dans un
même pays on voit coexister des courants issus de traditions nationales
très diverses, ce qui peut provoquer aussi bien une ignorance réciproque
qu’une hybridation plus ou moins consciente. Ceux qui se réclament des
études de discours sont obligés, bon gré mal gré, de prendre position par
rapport à l’extrême fragmentation qui en résulte. Ils sont partagés entre
la tentation de s’attribuer le monopole du savoir (« seul le type d’analyse
du discours que je pratique étudie véritablement le discours »), la tenta-
tion du relativisme (« tout le monde a raison ») ou encore à l’éclectisme
(« il y a une part de vérité dans chacun »). Mais ce sont là des attitudes
auxquelles personne, dans les faits, ne peut réellement se tenir.
Dès lors qu’on assiste au désancrage des présupposés épistémo
logiques à l’égard des traditions culturelles, sur quelles bases peut se
structurer durablement un champ de recherche qui serait transnatio-
nal ? Il est intéressant de noter que la globalisation des études de dis-
cours a suscité depuis quelques années un effort de réancrage dans des
traditions culturelles à travers le Journal of Multicultural Discourses ; son
directeur, Shi-xu, universitaire chinois, avance que les études de discours
sont typiquement « occidentales » et plaide pour le développement de
recherches qui non seulement se donneraient de nouveaux objets, igno-
rés par le « mainstream » des études de discours, mais le feraient avec
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3. Conclusion
Dans la mesure où le champ des études de discours est relativement
récent, qu’il ne peut pas remonter à un ou deux fondateur(s) reconnu(s),
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qu’il se situe au carrefour de multiples disciplines, il évolue sans cesse.
On est bien obligé de s’interroger régulièrement sur son identité ou,
plus trivialement, de se demander à quel titre les recherches que l’on
mène à un moment donné en relèvent. En un demi siècle le monde a
considérablement changé : ce qui devait constituer par la suite le champ
des études de discours a émergé en différents endroits d’un monde qui
était structuré par la guerre froide entre le bloc soviétique et le monde
occidental, dans un monde d’oralité, d’écrit imprimé et de télévision.
Réfléchir ainsi sur l’évolution des études de discours, ce n’est pas seu-
lement s’inscrire dans une tradition caractéristique des analystes du dis-
cours francophones qui – et ceci dès la fin des années 1970 (Guilhaumou
et Maldidier 1979 ; Marandin 1979 ; Courtine et Marandin 1981 ;
Pêcheux 1983) – ont opéré des retours critiques sur l’émergence et le
développement de leur domaine. Il ne s’agit pas seulement, en effet,
de contester certains présupposés d’ordre épistémologique (les relations
entre énonciation et subjectivité, le statut de l’interdiscours, la concep-
tion que l’on peut se faire d’une formation discursive, de la subjectivité
ou du sens) ou certaines méthodes, mais de prendre acte de la trans-
formation des conditions de sa propre parole. À moins de récuser ce
qui légitime son entreprise, l’analyste du discours doit accepter que sa
recherche soit aussi du discours, avec tout ce que cela implique.
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Références bibliographiques
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