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RENOUVELLEMENTS, BRANCHEMENTS
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Bertrand Masquelier
Université de Picardie Jules Verne, Lacito, UMR 7107
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bertrand.masquelier@wanadoo.fr
Cyril Trimaille
Université Stendhal-Grenoble III, Laboratoire Lidilem EA 609
cyril.trimaille@u-grenoble3.fr
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des États-Unis, les pidgins et créoles, ou les usages de l’informatique en
anthropologie, l’histoire des linguistiques. Cet engagement pour une large
érudition trouve un écho dans les implications institutionnelles de Hymes
au sein de nombreuses sociétés : celles des anthropologues (American
Anthropology Association), des folkloristes (American Folklore Society)
et des linguistes (Linguistic Society of America, et American Association
for Applied Linguistics).
Au début des années 1970, Hymes fondera également la revue
Language in Society, dédiée à la sociolinguistique ; un terme soigneuse-
ment choisi pour marquer la nécessité d’une approche intégrée des faits
linguistiques et sociaux : un argument qu’il développe dans l’introduc-
tion au premier numéro publié en avril 1972 ; c’est là l’occasion pour
lui de réitérer ses critiques des linguistiques dont les modèles reposent
sur l’attention exclusive portée à la fonction référentielle du langage ;
de relever à nouveau les apories du structuralisme et des travaux centrés
sur la faculté innée de langage ; de pointer les conséquences épistémolo-
giques des biais de toute dispense du moment ethnographique, dès lors
que le chercheur se détourne des réalités sociales et politiques concrètes
dans lesquelles les usages langagiers, les locuteurs donc, sont insérés et
engagés. La posture intellectuelle et le point de vue théorique, à propos
de la nécessité d’une approche documentée et empirique de la vie du
langage dans la vie sociale, sur tous les terrains, et les lieux où l’ethno-
graphie peut se réaliser, y compris les cours de justice, les salles de classe,
et les hôpitaux (pour reprendre une formule de Hymes) trouvent leurs
prolongements aux plans éthique et politique. C’est dans cette perspec-
tive qu’il faut lire l’essai intitulé « Speech and language » (Hymes 1973),
INTRODUCTION 7
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dans l’enquête.
Mais par-delà la présentation dans ce dossier de l’héritage (qui
concerne tous les articles du dossier dans le contexte thématique qui est
le leur), le choix proposé laisse une large place aux débats, aux renouvel-
lements, aux branchements qu’a suscité au cours de ces dernières décen-
nies ce programme initialement issu des enjeux de la linguistique et de
l’anthropologie des années 1960 et 1970.
Débats, par exemple, par rapport aux conceptions de Hymes sur la
« communauté » (article de Irvine), ou liés à la relecture de la notion
de « speech event » et aux difficultés que rencontrent les literacy studies
dans leur tentative d’appropriation de ce modèle (article de Delbreilh).
Renouvellements, par exemple, avec le tournant proposé par l’ethnogra-
phie des situations d’énonciation discursive ou des usages discursifs et de
leur poétique, pour reconceptualiser ce qui peut être dit du rapport entre
langage et culture (article de Sherzer), ou encore autour de l’attention à
la micro-politique des stratégies interlocutives et la place qu’y joue l’idéo-
logie langagière – language ideology, un concept désormais incontour-
nable de l’anthropologie linguistique contemporaine (article de Irvine).
Branchements, par exemple, à partir du concept de « compétence de
communication » ou de l’idée de speech socialization vers les recherches sur
la socialisation langagière (article de Sterponi et Bhattacharya), ou celles
autour de la compétence plurilingue (article de Coste, Pietro et Moore).
C’est que l’expansion, l’exploration ethnographique systématique, et
le renouvellement du programme initial seront menés par une poignée
de chercheurs formés par Hymes, et d’autres qui seront inspirés par cet
héritage. C’est à eux que l’on doit quelques-unes des recherches les plus
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plus marquée vers l’ethnopoétique autour du concept de performance.
Toutefois, le foisonnement des travaux en anthropologie linguistique des
chercheurs nord-américains dans ces années, et notamment ceux des pre-
miers étudiants de doctorat de Hymes au département d’anthropologie de
l’université de Pennsylvanie (et parmi eux Sherzer, Irvine, et Ochs dont les
recherches couvrent désormais plus de quatre décennies), aura pour effet
de préciser les contours du projet tel qu’il était proposé par Hymes. Par
ailleurs, ce foisonnement, analytique aussi bien qu’empirique, permettra
aussi d’ouvrir quelques voies et d’annoncer le renouvellement de cet héri-
tage. Pour illustrer ce dynamisme des recherches inaugurées par Hymes
dans cette période nous prendrons le cas du volume édité par Gumperz
et Hymes en 1972 qui prolonge un volume collectif déjà coédité avec
Gumperz pour la revue American Anthropologist en 1964. Il présente un
ensemble remarquablement diversifié de démarches ethnographiques,
d’enquêtes linguistiques et de modèles d’analyses, dans lequel se côtoient
des textes aux filiations intellectuelles variées. Il traite, par exemple :
d’ethnosémantique structurale (C. Frake), des règles sociolinguistiques
d’alternance et de co-occurrence (S. Ervin-Tripp), d’ethnométhodologie
et de structuration séquentielle d’épisodes conversationnels (textes de
H. Sacks, E. Schegloff, et H. Garfinkel), de socialisation (B. Bernstein)
et de changement linguistique (W. Labov).
Comment ne pas mentionner également, dans cette veine, l’ouvrage
collectif que Bauman et Sherzer publient en 1974, dont les contribu-
tions sont plus resserrées autour du projet d’une ethnographie de la
parole, annoncé dix années auparavant par Hymes (1962). S’il revient
sur les problématiques précédemment évoquées, ce volume en creuse plus
INTRODUCTION 9
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comme entre anthropologie et sociologie dès lors que les usages langagiers
en situation deviennent le foyer d’attention de la recherche. L’approche
ethnographique, l’ouverture de l’ethnographie aux terrains urbains,
l’étude des situations, des scènes sociales dans lesquelles intervient de
la parole s’avèrent constituer le meilleur creuset de ces rapprochements
(Hymes 1974 : 79). C’est ainsi que les sociologues, figurent en bonne
place dans les différents collectifs cités plus haut : Goffman dans celui de
1964, les analystes de la conversation dans celui de 1972.
L’une des contributions spécifiques de Hymes à l’émergence de l’eth-
nographie de la parole et de la communication porte sur les unités de
l’analyse ; elles sont constituées par trois niveaux d’appréhension de la
parole : speech event, speech situation, speech act (pour cette discussion, voir
l’article de Delbreilh). Les termes d’évènement, de situation, et d’acte
permettaient d’opérationnaliser le passage d’une perspective abstraite
des ancrages sociaux du langage, et structuraliste en théorie, à une vision
« fonctionnaliste » et sociologique de la linguistique (Hymes 1974 : 79).
Une fois cette orientation admise, l’un des défis était de documenter
la diversité des pratiques langagières, parfois entre de grands ensembles
comme les anthropologues avaient pu le faire autour de la diversité des
cultures, mais aussi à l’échelle des pratiques du quotidien, de prendre acte
de la pluralité des compétences et des répertoires communicationnels
des locuteurs au sein des communautés linguistiques désormais décrites
comme des organisations sociales de la diversité. La diversité des formes
de la créativité humaine en termes d’usages langagiers faisait priorité ;
dans cette mesure l’épistémologie ethnographique de ce programme aura
pu apparaître comme davantage relativiste qu’universaliste. Une certaine
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graphique du moment (Sherzer et Darnell 1972). Avant la fin des années
quatre-vingt, la bibliographie établie par Philipsen et Carbaugh (1986)
des travaux en ethnographie de la communication était impressionnante.
Mais au-delà de la dimension cumulative, c’est avant tout l’effort constant
de reconceptualisation de la démarche qui importe, et dont le texte de
Hymes (1974, 1984) sur les « speech styles » ou « ways of speaking », parmi
d’autres, témoigne. Ici les catégories de la linguistique sont questionnées :
« nous en sommes au point où c’est le concept de grammaire qui doit
être transcendé » (Hymes 1984 : 52) ; l’argumentaire porte alors sur les
moyens qu’il convient de se donner pour construire des objets d’études
qui rendent possible l’observation des formes actives des usages langagiers
en situation, de leurs insertions dans des champs sociaux, et permettent
d’en repérer ainsi les variétés (styles). La notion de discours telle qu’elle
est présentée par Sherzer dans ce dossier ouvre à nouveau le débat sur la
construction de l’objet ; celle de communication, dont l’importance est
soulignée par Irvine dans son article participe de même de cette réflexion
sur l’objet d’étude que constituerait celle des façons ou manières de faire
et de parler.
Il ne faut pas s’y tromper ; l’ethnographie dans cette perspective ne
s’apparente plus au modèle classique de ce qui ne serait qu’une collecte
de matériaux, dissociée de postures analytiques et théoriques, comme
de retours critiques périodiques sur un programme de recherche qui n’a
cessé de se renouveler au fil du temps. Ce dossier d’hommage à Hymes
s’inscrit dans cette filiation d’une exigence de réflexivité critique. À titre
d’exemple, à propos justement des années où le projet de Hymes prenait
corps, le lecteur pourra se reporter à l’un des textes de Sherzer (1977)
INTRODUCTION 11
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Joel Sherzer, comme Judith Irvine, est l’un des doctorants de
Dell Hymes de la première génération au département d’anthropologie de
l’Université de Pennsylvanie. Son article dans ce dossier est la traduction
d’un essai souvent cité, publié dans l’American Anthropologist en 1987,
mais qui n’a rien perdu de sa pertinence avec le temps. Cette traduction
est aussi la première en français d’un texte majeur de l’auteur – les lecteurs
francophones n’avaient accès jusqu’ici qu’à un « exercice d’ethnogra-
phie » de la parole (Sherzer 1970), conduit à partir d’un texte écrit à la
fin du dix-huitième siècle sur les Abipone d’Amérique du Sud ; un type
d’exercice souvent proposé à ceux qui, au début des années soixante-dix,
suivaient les enseignements de Hymes. L’argument qui est avancé dans
l’article est que c’est au travers de l’étude d’instances d’usages langagiers
que les anthropologues et les anthropologues linguistes pourront se sor-
tir de certaines impasses et apories ; dont celles qui sont habituellement
associées à l’hypothèse dite de Sapir-Whorf. Qu’il emprunte des ins-
tances réelles de discours, dans « l’actualité immédiate des événements
de paroles », au marchandage entre vendeur et acheteur sur un marché
à Bali, aux jeux de mots pratiqués dans le nord de l’Inde, ou encore à la
rhétorique politique des indiens kuna du Panama, Sherzer montre com-
ment leur analyse ouvre la voie à l’appréhension de ce qui émerge en de
telles circonstances : en particulier en ce qui concerne le potentiel sémio-
tique et poétique de la grammaire, en matière de sens et d’effet de sens.
Le discours est ainsi présenté comme le lieu de « médiation entre langage
et culture », ou encore comme « une interface imprécise et constamment
en construction, émergeant entre le langage et la culture, créée par des
instances concrètes des usages langagiers ». On a là une réponse critique
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nelles socialement structurées et structurantes, dont celles qui relèvent
de l’action langagière sous différentes modalités. Les éléments d’eth-
nographie proposés sur les griots wolofs du Sénégal, leur place et leurs
rôles, viennent à l’appui de la démonstration : l’enquête linguistique se
doit de devenir ethnographique, et l’objet « langage » doit être intégré à
un ensemble plus large et varié de pratiques communicationnelles ; les
façons de parler (speech styles) sont des ressources socialement distribuées
qui doivent être appréhendées les unes par rapport aux autres : ainsi on
ne peut décrire les manières de parler griot (griot style-of-speaking) sans les
comparer à d’autres manières, celles des nobles (noble style-of-speaking),
pour l’ensemble de leurs contrastes, et les modes d’organisation de l’in-
terlocution, de rapports sociaux, de présupposés, etc. que leur pratique
génère. Mais ces contrastes, par exemple entre « discours retenu » des
nobles et « discours non-retenu » des griots, que les commentaires méta-
linguistiques et métapragmatiques des locuteurs maintiennent, s’avèrent
par moments bien plus flous qu’il n’y semblerait ; les différences entre ces
façons de parler sont bien étiquetées par les locuteurs wolofs mais, comme
le suggère Irvine, les instances concrètes des usages langagiers révèlent que
les stratégies langagières des locuteurs atténuent les contrastes : « the styles
are labeled as discrete objects, but they are realized as a continuum ». Et de
montrer que seule l’ethnographie peut révéler de telles nuances et rendre
compte des effets de sens dans l’organisation des rapports sociaux qui sont
ainsi produits selon la situation. Mais il s’agit alors d’une ethnographie
centrée sur des scènes, des échanges, des évènements où de la parole
prend place ; une ethnographie des usages langagiers susceptible de révé-
ler, à l’échelle parfois de micro-incidents, que les phénomènes que l’on
INTRODUCTION 13
croyait ordonnés d’une certaine manière ne le sont pas tout à fait comme
on aurait pu s’y attendre : et qu’en certaines circonstances, et pour des
raisons qui ne sont pas contradictoires, un noble peut se mettre à parler
dans le style du griot. Mais si Irvine retient, comme elle l’argumente, que
l’action langagière est partie d’un cadre communicationnel plus large, elle
se fait critique de la formule initiale de Hymes qui plaçait le langage dans
la culture et la société. Sur ce point Irvine fait écho aux déconstructions
du concept de culture, en particulier dans l’anthropologie nord-améri-
caine des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix. Ces critiques se sont
généralisées, et dans ce contexte de positionnements critiques et d’intérêt
renouvelé pour le politique et l’économie politique, les anthropologues
linguistes nord-américains ont introduit le concept d’idéologie langa-
gière (language ideology). Irvine en est l’une des théoriciennes et elle rend
compte ici de la pertinence d’un tel concept pour l’analyse des situations
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langagières et des relations de pouvoir qui s’y jouent ; elle explicite alors
quelques-uns des points aveugles du programme de Hymes autour de la
problématique du pouvoir, en dépit de son engagement politique.
La contribution de Laura Sterponi et Usree Bhattacharya est, à notre
connaissance, la seconde (après Schieffelin 2007) qui présente, en fran-
çais, le champ et les enjeux des études sur la socialisation langagière (SL),
processus sociolinguistique par excellence, par lequel les jeunes sujets,
novices ou apprentis, deviennent membres de groupes ethno-socio-
culturels grâce au langage, en même temps qu’ils acquièrent répertoire
communicatif et compétence de communication. En effet, malgré sa
pertinence et sa productivité, ce concept n’a que très peu été investi et
discuté en sociolinguistique francophone (Lambert & Trimaille 2011).
Les auteures donnent un aperçu de la diversité des recherches qui ont
permis d’élaborer et continuent de nourrir le champ de la SL, balisé
depuis les travaux ethnographiques d’E. Ochs et B. Schieffelin. Ce faisant,
elles mettent en relief les indéniables continuités mais aussi les prolonge-
ments originaux par rapport aux travaux précurseurs mais essentiellement
programmatiques de D. Hymes en la matière. Sterponi et Bhattacharya
offrent une illustration des questions soulevées et étudiées par le champ de
la SL dans des travaux qui soulignent tous, à leur manière, la pertinence
de l’intérêt porté par l’anthropologie linguistique à ce concept, le rôle
crucial des niches développementales (Dasen 2000) dans les processus
de socialisation, et la part d’agentivité (agency) des sujets, qu’ils soient en
phase de socialisation ou en charge de la transmission d’habitus socio-
communicatifs. Mais ces études montrent également que, malgré l’exis-
tence de ces marges de manœuvre, la diversité ethno-socio-culturelle qui
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qui est du dispositif conceptuel de Hymes, les anthropologues, sociaux
ou linguistes, quand ils ne s’accommodaient pas du flou du dispositif
pour leurs travaux ethnographiques, n’ont pas hésité à chercher du côté
des sociologues (interactionnistes) quelques outils de précision tels qu’on
les trouve dans les écrits sur les notions de situation, de participation,
de cadre, de tour de parole. Le braconnage prudent fut aussi pratiqué
par ceux qui se sont penchés sur la problématique des actes de langage.
La conception de Hymes sur la dimension actionnelle du langage était
influencée par une figure de l’analyse littéraire, Kenneth Burke, qui dans
son œuvre appréhende le langage comme forme d’action symbolique.
Outre ce que Hymes nous dit ici et là sur la question des actes de langage
(lorsqu’il rend compte de ses lectures de travaux en linguistique pragma-
tique), son approche en termes de communication ouvre plutôt qu’elle
ne ferme la construction de l’objet à étudier : dans cette perspective en
effet l’acte de langage ne peut être réduit à l’association d’un contenu
propositionnel et d’un acte illocutoire. Le positionnement de Hymes
vis-à-vis des modèles des philosophes est généralement critique comme
le souligne Delbreilh ; tout au moins ces modèles sont susceptibles de
suggérer des pistes de recherches. Dans le panorama que Delbreilh dresse
des travaux des Literacy studies, l’une des études commentée est celle de
Keith Basso ; un bref chapitre publié dans l’ouvrage collectif de Bauman
et Sherzer en 1974 et le seul témoignage d’une hésitante ethnographie de
l’écriture que Basso calque sur le modèle ethnographique de l’oralité de
l’anthropologie linguistique de Hymes. Les choses entre-temps ont bien
changé. Delbreilh retrace ainsi près de trois décennies de débats concep-
tuels, autour des notions de literacy event et literacy practice, et des places
INTRODUCTION 15
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l’intégration de la notion de CC en didactique des langues, Coste et al.,
(socio)linguistes-didacticiens, montrent les réductions et confusions aux-
quelles elle a donné lieu : biais repérables, par exemple, dans une concep-
tion étroitement pragmatique (voire instrumentale) de l’action langagière
et de la communication, ou dans le peu d’intérêt pour le caractère à la fois
dynamique, rétroactif et configurant des situations de communication.
Les auteurs soulignent également les points de rencontres entre la notion
de genre, longtemps attribuée à Bakhtine, et celle présente dans le modèle
speaking ; ils mettent en évidence les potentialités de l’exploitation de cette
notion en didactique des apprentissages langagiers dans une perspective
de développement de la compétence de communication. Ils proposent
enfin d’appréhender la compétence plurilingue et pluriculturelle (CPP)
comme une « relecture de la compétence de communication au travers du
prisme du plurilinguisme », relecture influencée par « la conception inté-
grée et située de la langue, de même que l’inscription centrale de l’action
en contexte » que le « regard d’ethnographe sur l’homme social » permet
de saisir. Cela amène les auteur.e.s à identifier les déplacements majeurs
opérés entre CC et CPP, en soutenant la thèse que la conceptualisation
et les développements récents de la CPP réintègrent des éléments hyme-
siens distordus ou abandonnés en chemin par la didactique des « langues
étrangères ». En faisant en quelque sorte l’archéologie de la notion de
CC, de son acclimatation réductrice en didactique des langues et de son
élargissement à la CPP, les auteur.e.s soulèvent la question de la transpo-
sition des résultats et savoirs socio-anthropologiques en didactique puis,
plus largement, dans la sphère éducative. Ils montrent ainsi la complexité
de ce processus qui implique à la fois la compréhension et l’action, l’une
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Chomsky. Chez Bourdieu (1977 : 18), l’accent est en effet mis sur l’usage
du langage comme praxis, et non seulement comme un code autonome :
Passer de la compétence linguistique au capital linguistique, c’est refuser
l’abstraction qui est inhérente au concept de compétence, c’est-à-dire l’au-
tonomisation de la capacité de production proprement linguistique. […]
Le langage est une praxis : il est fait pour être parlé, c’est-à-dire utilisé dans
des stratégies qui reçoivent toutes les fonctions pratiques possibles et pas
seulement des fonctions de communication. Il est fait pour être parlé à
propos. La compétence chomskyenne est une abstraction qui n’inclut pas
la compétence permettant d’utiliser adéquatement la compétence (quand
faut-il parler, se taire, parler ce langage ou celui-là, etc.)
le fait que le nom de Hymes n’apparaisse pas dans les références citées
dans les textes de Bourdieu sur le langage (1977, 1982), et que parmi
trois des figures emblématiques de la sociolinguistique nord-américaine
des débuts, Labov, Gumperz, et Hymes, seul ce dernier n’ait pas été tra-
duit et édité dans la collection dirigée par P. Bourdieu, (dans laquelle ont
également été traduits et publiés Bakhtine, Bernstein, Cassirer, Goffman,
Sapir et Searle). Il y aurait sans doute là matière à une exploration plus
systématique de ces liens.
Au total, ce dossier offre un aperçu de la diversité des recherches qui
prolongent et renouvellent, parfois radicalement, les initiatives et l’héri-
tage de Hymes. Il se veut donc un hommage aux travaux de ce défricheur,
hommage rendu non de façon hagiographique, mais bien ancré dans les
recherches et questionnements contemporains. Les réflexions, travaux
et directions de recherche qui y sont présentés insistent sur le rôle fon-
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damental de l’ethnographie et plus largement d’une sociolinguistique
anthropologique comme moyen de connaissance de la diversité des façons
de parler, des répertoires, des styles, des situations et évènements ; comme
moyen d’action également. En effet, la connaissance contextualisée, his-
toricisée et compréhensive de cette diversité est une impérieuse nécessité
pour réduire les inégalités liées à la diversité de l’accès aux ressources
langagières et assumer la posture éthique et politique de chercheur en
sciences humaines et sociales.
Bibliographie
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