Colette Soler-La Perversion Généralisée

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 16

La perversion généralisée

Colette Soler
Dans La clinique lacanienne 2009/2 (n° 16), pages 117 à 131
Éditions Érès
ISSN 1288-6629
ISBN 9782749211541
DOI 10.3917/cla.016.0117
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-la-clinique-lacanienne-2009-2-page-117.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Érès.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
La perversion généralisée 1
Colette Soler

Cette expression de perversion généralisée ne veut pas dire


que nous soyons tous pervers. Elle ne vient pas non plus de l’ob-
servation de l’époque, elle vient de la psychanalyse de Freud à
Lacan. Elle ne dit rien des structures cliniques. Cette perversion
désigne quelque chose concernant le régime de la jouissance,
celle bien sûr des êtres parlants. C’est une notion qui désigne le
fait que la jouissance dans tous les cas, à une exception près que
j’évoquerai plus loin, se situe, comme le dit Lacan, du plus-de-
jouir, qu’il écrit objet a, et même ne se parle pas autrement qu’en
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


termes de plus-de-jouir. Cela, c’est la thèse générale.
Plus cliniquement, l’idée de perversion généralisée est la
traduction d’une autre formule que nous connaissons tous et qui
est frappante, qui dit : il n’y a pas de rapport sexuel. Je crois que
nous avons intérêt à mesurer la portée exacte de cette thèse. Elle
a des implications, bien sûr, quant au couple mais pas seulement,
elle a des implications quant à la pratique analytique, puis quant à
la façon de lire notre époque. Je m’arrête à cette notion de perver-
sion généralisée parce que je crois que c’est un préalable si l’on
veut reprendre la question de ce que c’est qu’un sujet pervers.
Tous les sujets ne sont pas pervers, c’est sûr.

1. Texte tiré d’une intervention lors d’une journée d’étude sur « Les perver-
sions ordinaires » (université de Nantes, 5 avril 2005).

117

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:117 1/12/09 9:47:07


LA CLINIQUE LACANIENNE N° 16

L’affirmation qu’il n’y a pas de rapport sexuel ne veut pas dire


simplement que cela ne va pas entre les hommes et les femmes,
comme on le répète souvent assez platement. Ce n’est pas une
nouvelle. Si l’on en croit Lacan, qu’il n’y a pas de rapport sexuel
serait le dire de Freud. Bien sûr, Freud n’a jamais produit cette
formule, mais Lacan prétend qu’elle se déduit de tout ce que
Freud a dit de l’inconscient et de son lien à la sexualité. Person-
nellement, je me permets de penser que Lacan, sur ce point, rend
à César plus que ce qui est à César. Pour produire « Il n’y a pas
de rapport sexuel », il fallait certaines élaborations que Freud n’a
jamais faites. Notons bien d’abord que cette formule est asser-
tive : il n’y a pas (de rapport sexuel). Elle affirme une absence,
qui, par homophonie, évoque le « nia » du verbe nier. Et pourtant,
le « Il n’y a pas de rapport sexuel » n’est pas une négation, c’est
une affirmation qui dit qu’il n’y a rien à nier, justement, en fait
de rapport, puisqu’il n’y en a pas.
Qu’est-ce qui, du côté de Freud, permet d’avancer dans cette
direction ? Que peut-on prendre chez Freud pour fonder un tel
dire ? Dès le début, Freud a découvert le lien originaire de l’in-
conscient avec les pulsions partielles. Ce sont les Trois Essais
où l’on trouve l’expression de l’enfant pervers polymorphe et
la déclinaison de toutes les pulsions partielles que Freud met au
compte de la perversion, connecte avec le terme de perversion.
Or, les pulsions partielles (orale, anale, scopique, invocante, et
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


même la pulsion d’agression, à supposer qu’elle existe) sont
disjointes de toute référence à la différence homme/femme,
masculin/féminin. Elles sont hors sexe. C’est un problème que
Freud a rencontré, qu’il a traité (là, il faut regarder toutes les
notes qu’il ajoute aux Trois Essais au fil des ans). Sa thèse est
que la différence des sexes s’introduit dans l’inconscient, non
pas à partir du petit pervers polymorphe, non pas à partir de la
multiplicité des pulsions partielles, mais à partir de la découverte
de la castration maternelle. C’est du côté de la mère ou du person-
nage qui est à cette place que la différence des sexes s’introduit,
selon Freud, via la découverte de la présence-absence de l’organe
qui n’est pas n’importe lequel, mais celui qui – je cite Lacan
– « concentre en lui le plus intime de l’auto-érotisme », c’est-à-
dire l’organe qui sert à la masturbation infantile du petit garçon.
Problème, côté petite fille, que Freud a beaucoup souligné. Je

118

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:118 1/12/09 9:47:07


LA PERVERSION GÉNÉRALISÉE

laisse cela de côté pour l’instant, pour conclure simplement


que, chez Freud, ce qu’il y a du sexe connecté à l’inconscient, il
n’y a que les pulsions partielles et le phallus, l’objet phallique,
dirais-je. Et le sens sexuel des symptômes, chez Freud, se réduit à
ces deux composants-là : pulsions partielles et phallus. Autrement
dit, dans le b.a-ba freudien, la jouissance du symptôme (car Freud
a beaucoup insisté sur le fait que le symptôme est satisfaction),
qu’il s’agisse du symptôme phobique, hystérique, obsessionnel,
ou du symptôme pervers, la jouissance du symptôme est jouis-
sance perverse au sens des pulsions partielles. C’est la jouissance
des fantasmes pervers qui, chez tous les sujets, quelle que soit
leur structure, fait retour dans le symptôme et s’y trouve être
latente. Il est très clair – et je ne pense pas trahir Freud – que
tout cela ne dit absolument rien de la jouissance propre à l’acte
sexuel, celle qu’on a qualifiée à une époque, en psychanalyse, de
génitale. Et, cependant, cette jouissance existe. Or, quand Lacan
dit : pas de rapport sexuel, c’est de cela qu’il parle, de la jouis-
sance qui se prend dans l’acte sexuel. Il ne s’agit pas de désir
sexuel, qui existe, lui, il s’agit de la jouissance qui se prend dans
le corps à corps sexuel. Il est frappant que Freud n’ait jamais
écrit sur ce point. Il s’est intéressé, bien sûr, à l’acte sexuel mais
seulement aux ratés de l’acte sexuel, aux symptômes sexuels,
à savoir à la frigidité, à l’impuissance, au ravalement de la vie
amoureuse (disjonction entre amour et désir), à l’insensibilité
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


sexuelle masculine (cas rare, mais qui existe)… Pour ce qui est
de la nature de l’acte, de ce qui conditionne la réussite de l’acte,
il n’y a chez Freud pratiquement rien. Il n’y a aucune théorie du
corps à corps sexuel. Bien sûr, avec lui, il faut toujours nuancer,
on trouve quelques indications éparses, dont je veux rendre
compte. J’en retiens deux.
D’abord, celle où Freud évoque la jouissance de l’acte
comme le summum de la jouissance accessible aux êtres que
nous sommes. On peut déduire de cette remarque, comme faite
en passant, un peu autobiographique, que Freud ne rabat pas la
jouissance de l’acte sur la jouissance masturbatoire de l’organe
mâle – question qui se pose –, il ne rabat pas l’orgasme sur ce que
Lacan appelle la brièveté de la jouissance autoérotique, quoique
les deux, orgasme et masturbation, passent par le même organe.

119

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:119 1/12/09 9:47:07


LA CLINIQUE LACANIENNE N° 16

La deuxième remarque, qui nuance un peu ce que j’ai dit


précédemment, c’est le questionnement qu’on trouve chez Freud
concernant le rôle des pulsions partielles dans la sexualité adulte.
Sa thèse est que les pulsions partielles sont soit refoulées, soit
elles s’intègrent dans la sexualité au niveau des plaisirs prélimi-
naires. Il y a divers développements de Freud sur la fonction du
baiser, par exemple. Des notations disant que le respect pour la
femme est chez l’homme une grande limitation pour la jouissance
sexuelle, on peut aussi déduire que d’autres pulsions partielles,
moins anodines que la pulsion orale, pourraient entrer dans la
jouissance de l’acte. Mais, enfin, ce sont des notations en passant,
il n’y a rien de systématique et de consistant chez Freud, ni sur
ce qui conditionne l’orgasme, ni sur la fonction de la jouissance
orgastique. La jouissance orgastique est, avec le symptôme, la
deuxième émergence de jouissance dans le champ du sujet, dit
Lacan. Le champ du sujet n’est pas un champ de jouissance, mais
il y a deux émergences : le symptôme, où émergent les pulsions
partielles, et l’orgasme. Cette affirmation de Lacan se trouve dans
le séminaire sur l’angoisse.

Revenons maintenant à Lacan. Il faut souligner d’abord que


la thèse « Il n’y a pas de rapport sexuel » n’exclut pas la réussite
de l’acte. C’est même l’inverse. C’est la réussite de l’acte sexuel
accompli et satisfaisant à sa façon qui fait le ratage du rapport
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


sexuel. Cette thèse se trouve explicitement dans Télévision : « Ce
ratage en quoi consiste la réussite de l’acte. » Si c’est l’acte, vous
ratez le rapport, que vous espériez, bien sûr. Cette thèse se trouve
déjà dans le séminaire sur l’angoisse. On y trouve de longs
passages – et je n’y avais pas moi-même mis plus l’accent avant
de retravailler ces questions – sur la relation sexuelle, sur l’acte et
sur l’orgasme et sa fonction. Ces passages ont d’ailleurs quelque
chose d’amusant quand on les compare aux thèses freudiennes,
dans la mesure où Lacan insiste sur le fait que, pour l’homme,
la castration se situe au niveau de l’acte, en raison même du fait,
comme il dit, que l’organe mâle ne résiste pas longtemps, en
tout cas jamais assez pour rejoindre l’autre. Il donne donc une
fonction à la détumescence de l’organe masculin et, en regard
de cet effet castration, castration de l’érection masculine, il note
que du côté de la femme rien ne manque. Entendez : rien ne

120

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:120 1/12/09 9:47:07


LA PERVERSION GÉNÉRALISÉE

manque au niveau de l’acte. Le vase est-il vide ou est-il plein ?


demande-t-il. Ce n’est pas la question et il évoque même une
supériorité de la femme à ce niveau. C’est amusant comparé
à Freud, qui plaçait la femme en tout sous le signe du négatif :
pas d’organe, moins de jouissance masturbatoire, avec comme
conséquence envie et puis, au terme, dépression. Et puis aussi
moins de surmoi, de référence à la culture. Il y a un tableau chez
Freud assez drôle, faut-il dire, si on n’en saisit pas vraiment les
fondements.
Lacan n’a pas du tout construit le même tableau. Non pas qu’il
nie le manque du sujet féminin, mais, au niveau sexuel, il affirme
la thèse inverse dès le séminaire sur l’angoisse, donc bien avant
d’avoir introduit l’idée de l’autre jouissance. Déjà, dans ce sémi-
naire, on voyait affirmer l’identité, pour Lacan, de la réussite de
l’acte et du ratage du rapport.
Ma thèse est que c’est justement parce que Lacan a essayé de
questionner et d’élaborer quelque chose sur le couple de l’acte
sexuel, non seulement sur les échecs de l’acte comme Freud l’a
fait, mais sur la réussite de l’acte, qu’il a pu sortir la formule : « Il
n’y a pas de rapport sexuel », avec ce qu’elle implique quant à la
perversion généralisée.
En fait, je crois que la thèse de la perversion généralisée, déjà
impliquée dans le séminaire sur l’angoisse, se trouve explicite
dans l’enseignement de Lacan à partir de 1964 et de ce grand
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


texte, certes difficile, qu’est « Position de l’inconscient 2 ». Parlant
de la sexualité dans son rapport à l’inconscient, Lacan y répartit
la sexualité de deux côtés : du côté de l’Autre et du côté du vivant
(vivant voulant dire ici jouissance). Du côté de l’Autre, il est
freudien, on y trouve les idéaux, les signifiants de l’Autre, les
identifications, l’ordre et la norme (il emploie ces deux expres-
sions). Au fond, c’est l’Autre de l’Œdipe freudien. Mais du côté
du vivant, on est du côté du corps à corps, on n’est pas du côté
du rapport du sujet à l’Autre. On est du côté du vivant, du corps
à corps de l’acte. Et toute la question, pour nous psychanalystes,
est de savoir où placer la castration. C’est là que Lacan, non
seulement apporte quelque chose de plus, mais s’écarte de Freud.
Il s’écarte, car pour Freud le complexe de castration est du même

2. J. Lacan, « Position de l’inconscient », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.

121

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:121 1/12/09 9:47:07


LA CLINIQUE LACANIENNE N° 16

côté que l’Œdipe, côté de l’Autre, castration grosso modo à cause


du Père et de la loi paternelle. Pour Lacan, au contraire – et ça
commence en 1962-1963 dans le séminaire sur l’angoisse – la
castration est sans le Père, qui a une autre fonction que la fonction
castration. La castration commence du côté du vivant, comme
castration réelle. Elle ne s’épuise pas dans la castration réelle,
mais elle commence là. Cela se lit sans ambiguïté dans le texte
de 1964, quand Lacan s’amuse – c’est un amusement très théo-
rique, évidemment – à produire un nouveau mythe, qui n’est pas
le mythe biblique de la faute originelle, qui n’est pas le mythe
œdipien de la castration venant du Père, qui est ce qu’il appelle le
mythe de la lamelle (il n’a pas eu la même fortune, évidemment,
mais l’époque permettra peut-être de le lancer…). C’est un mythe
sans le Père, et même sans l’Autre (grand A), ce lieu du langage.
Le mythe de la lamelle mythifie les énigmes de la vie, de la vie
biologique, du vivant en tant que la vie, comme on le constate – et
Freud avait lui-même réfléchi là-dessus –, se reproduisant par les
voies du sexe, est liée à la mort individuelle. C’est un problème
de la vie, pas du symbolique, même si c’est par le symbolique
que nous nous savons mortels. L’amibe n’est pas mortelle. L’être
scissipare ne peut pas connaître la mort individuelle. Donc, ce
mythe de la lamelle parle de la perte de vie qui tient à la sexuation
au niveau du vivant, et il fonde le champ de la libido. Ce champ
de la libido inclut l’animal. Le premier exemple qu’en donne
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


Lacan est éthologique.
Nous sommes là, évidemment, dans un registre qui est bien
différent de la dialectique du désir, registre par lequel, pendant
un temps, Lacan a essayé de rendre compte du couple homme/
femme, dans les années 1958, par exemple dans ses « Propos
directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine » et dans
« Signification du phallus ». Nous sommes ici au-delà. Il s’agit
de la libido comme quête de jouissance. Je dis quête, pour ne pas
dire volonté, terme qui nous ramènerait Kant, Sade et beaucoup
de choses autour. La libido, comme quête de jouissance dans les
pulsions partielles. Or, voilà la thèse quant à l’acte sexuel, qui se
connecte à ces élaborations. Je cite Lacan : « Il n’y a d’accès à
l’autre du sexe opposé que par la voie des pulsions partielles, où
le sujet cherche un objet qui lui remplace cette perte de vie qui est
la sienne d’être sexué. » Peut-être faut-il préciser quelque chose

122

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:122 1/12/09 9:47:07


LA PERVERSION GÉNÉRALISÉE

sur la définition de pulsion partielle. Quelques fois, on utilise le


terme de pulsion d’une manière un peu floue. Pulsion, c’est ce qui
pousse. Il faut bien tenir compte de ce que la pulsion n’est pas
chez Lacan exactement ce qu’elle est chez Freud. Dans sa struc-
ture, selon Lacan, la pulsion est un effet du langage. C’est l’effet
du langage sur le vivant qui produit les pulsions, plus précisé-
ment, c’est le discours de la demande articulée en langage qui
transforme les besoins naturels en pulsions, pulsions partielles,
orale, anale, etc. Chez Lacan, la pulsion n’est déjà plus de la
nature, pour autant que le terme de nature ait un sens pour l’être
parlant. La pulsion est déjà un effet de langage. Il y a deux effets
de langage : il y a le sujet comme manque et la pulsion comme
transformation qui va dans le sens du morcellement et de la
pluralisation. Plusieurs pulsions partielles morcelées et limitées.
Comme activité – ça, c’est l’origine de la pulsion –, la pulsion est
à double face, dirais-je. À la fois elle compense la perte en cher-
chant un objet de jouissance, et elle restaure la perte. Lacan le dit
textuellement : « La pulsion tourne autour de ses objets pour en
eux reprendre et en lui (le sujet) restaurer sa perte originelle. »
Je crois que ce point est capital quand on parle de l’actualité.
Il veut dire que l’exercice de pulsions partielles inclut un effet de
castration, de limitation de jouissance, disons une strate primaire
de l’effet de castration, qui ne doit rien à la loi, au Père, qui doit
seulement quelque chose à la perte de vie originaire. Cette thèse
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


est présente dès le séminaire sur l’angoisse. Entre autres choses,
celui-ci concerne l’inclusion de la castration dans les pulsions
partielles.
Que conclure donc pour ce thème ? S’il n’y a d’accès que
par les pulsions partielles au partenaire de l’acte sexuel, on est
bien obligé de conclure que la jouissance de l’acte sexuel est la
même que celle du symptôme, c’est la jouissance perverse, avec
ce qu’elle connote de fragmentation et d’insuffisance. Le champ
clos de la relation sexuelle ne fait pas exception au champ du
symptôme. C’est d’ailleurs ce qui fait que Lacan en est venu à
parler de la relation sexuelle comme une relation de symptôme.
Il est logique. En effet, si la jouissance la plus normée, la plus
normale, hétéro, celle du Père, n’est quand même rien d’autre
que celle qui passe par l’organe et par les pulsions partielles, alors
on peut dire le père « père-vers », version père de la perversion.

123

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:123 1/12/09 9:47:07


LA CLINIQUE LACANIENNE N° 16

C’est pourquoi Lacan écrit père-version avec un trait d’union.


Ça ne veut pas dire que le père est un sujet cliniquement pervers,
ça veut dire que sa jouissance, en tant que sujet père (pas en tant
que signifiant père, mais sujet père) ne sort pas du champ de la
perversion généralisée. Pourquoi qualifier cette jouissance-là pour
tous, partout, de perverse ? On aurait pu en conclure qu’il faut la
qualifier de normale. Je remarque d’abord que Lacan, lui-même,
a mis un moment une petite distance avec cette qualification de
perverse. Il dit « la jouissance tenue perverse », c’est une évalua-
tion qui la précède. Je crois que ce qualificatif-là est la marque de
l’origine du terme. Au début du siècle, par exemple chez Krafft-
Ebing c’est très clair, on appelle perversion, jouissance perverse,
toutes les conduites de jouissance et toutes les jouissances prises
au corps qui ne passent pas par l’acte hétérosexuel. Freud reprend
cette conception dans les Trois Essais. Il parle des anomalies de
la jouissance quant à la zone, quant à l’objet, c’est la thèse de
l’époque. Il y a là, je crois, une marque d’origine. Mais il y a plus
qu’une marque d’origine. Il doit y avoir dans ce terme qui non
seulement se maintient mais prolifère, dans la psychanalyse et en
dehors, il doit y avoir peut-être – c’est mon hypothèse – l’index
de l’insatisfaction de la jouissance perverse justement. De l’ap-
peler perverse, on laisse implicite, latent, le rêve d’une jouissance
qui serait autre, d’une qui ne serait pas celle-là, qui serait une
jouissance de fusion, de rencontre – pour le dire en un mot –, de
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


rapport.

Alors, où est la jouissance perverse ? Partout. Pas seule-


ment dans le rapport sexuel, mais dans le lien social de tous les
discours. Elle est en jeu dans ce qu’on appelle la réalité, dans
le lien social. En effet, quelle est la satisfaction qui soutient
les divers liens sociaux ? C’est toujours le mariage – si je puis
employer ce terme – du phallus et du plus-de-jouir, du phallus
avec son effet moins et son effet plus, jouissance phallique.
Lacan a donné de la jouissance phallique une définition que je
trouve très satisfaisante, il dit que la jouissance phallique, c’est
la jouissance du pouvoir, dans tous les champs, qu’il s’agisse
de la politique, de l’art, de la production, mais aussi du sexe.
C’est le pouvoir au sens de la puissance. Quant au plus-de-jouir,
évidemment, dans notre monde, cette jouissance du pouvoir se

124

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:124 1/12/09 9:47:07


LA PERVERSION GÉNÉRALISÉE

conjugue à la jouissance de l’avoir – le plus indique l’avoir –


des objets fétichisés de la consommation. Donc, la perversion
généralisée, non seulement inclut l’acte sexuel, mais elle s’étend
sur tout le champ du discours. Et une des choses qui se passent
aujourd’hui, c’est que, justement, ce caractère de la jouissance est
à ciel ouvert. Il n’est plus recouvert, comme il le fut pendant des
siècles, par les semblants de la tradition. Ça ne veut pas dire que
c’était différent avant au niveau de la jouissance, mais le régime
de la jouissance était recouvert. Effectivement, il y a eu un chan-
gement côté Autre qui fait que ce régime de la jouissance n’est
plus recouvert. D’ailleurs, c’est frappant, et je l’avais noté, il y a
longtemps. Essayez de présenter les Trois Essais dans une classe
de philo, on vous dira : « Et alors ? » Et pourtant quand c’est sorti,
cela avait fait un scandale, un frémissement dans la civilisation !
Tout le monde sait, ça n’étonne plus personne. Vous voulez parler
de jouissance orale, anale… eh bien oui, quoi ? La découverte de
Freud est passée dans la civilisation, c’est une de ses responsabi-
lités, et cela produit des choses diverses. Elle a pu apparaître dans
les années 1970 comme une libération, quelque chose s’est libéré,
découvert. Même si on voit que les conséquences ne sont pas
forcément joyeuses, on voit, par exemple, que cela entraîne une
banalisation de l’acte sexuel. Elle est logique, cette banalisation.
Une jouissance perverse en vaut une autre, peut-être, au niveau de
la seule jouissance. Et puis, la levée du secret… Il y a beaucoup
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


de phénomènes qui pourraient se rapporter au fait que la jouis-
sance perverse est maintenant à ciel ouvert. Je ne sais pas si ça
veut dire qu’il y a un changement du sujet, mais il est sûr qu’il y
a un changement dans ce que l’on sait du régime de la jouissance
comme perversion généralisée.
Il n’y a donc pas d’exception à la perversion généralisée
sauf, peut-être, la jouissance autre qui, elle, ne passe pas par
l’objet a et par l’articulation du S1 phallique. Si elle existe, elle
est forclose de cet ordre-là. C’est pour cela qu’elle fait un grand
mystère, puisqu’on atteint à rien, sinon par la voie du discours et
du langage. Alors, elle peut s’éprouver, mais quant à passer dans
les articulations, c’est une autre affaire. Je reviens au non-rapport
sexuel, c’est-à-dire à chaque réussite de l’acte, où se vérifie le
non-rapport sexuel. L’acte n’accède pas à l’Autre, spécialement
du côté de l’homme. Il y a la jouissance phallique, qui est la

125

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:125 1/12/09 9:47:07


LA CLINIQUE LACANIENNE N° 16

jouissance solitaire, une, et puis il y a le plus-de-jouir. Que le non-


rapport s’affirme par la réussite de l’acte, et non par son échec,
pourrait jeter une certaine lumière, permettre une interprétation
de certains échecs de l’acte sexuel, parce qu’on pourrait penser
que bien des échecs de l’acte, voire son évitement, cherchent
à éviter la rencontre avec la solitude de la jouissance. J’avais
évoqué précédemment des articles venant du Japon qui parlaient
de ce qu’ils appelaient les « sexless », sans activité sexuelle. Il
s’agit de couples qui vivent délibérément sans relation sexuelle,
tranquilles. Et évidemment, on peut interpréter en partie ces
types de conduite, aussi bien les courts-circuits de l’acte qui ne
vont pas jusqu’à sa réussite que l’évitement de l’acte, comme des
stratégies subjectives pour ne pas se confronter à la butée réelle,
à savoir que quand l’acte réussit, chacun reste tout seul avec sa
jouissance. On peut donc situer ce qui fait couple entre homme et
femme et ce qui ne fait pas couple. Au niveau du désir, il y a un
couple. Mais ce que la psychanalyse vérifie régulièrement quand
même depuis Freud, c’est que le couple qui soutient le désir est le
couple que le sujet S barré forme avec l’objet plus-de-jouir de son
fantasme. Donc, ce n’est pas un couple avec son partenaire, c’est
un couple avec l’objet de son fantasme, qui est bien utile dans
les rapports homme/femme, d’ailleurs. Là, il y a un couple. Il y
a aussi un couple, si l’on en croit le Lacan du séminaire Encore,
il y a un couple de l’amour. De l’amour défini comme rapport
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


de sujet à sujet. Un rapport de sujet à sujet n’a pas grand-chose
à faire avec la jouissance, mais énormément au niveau des liens
sociaux. Donc, ces deux rapports-là, rapport de sujet à sujet dans
l’amour, rapport du sujet à l’objet de son fantasme dans le désir,
sont des rapports qui soutiennent le lien social, que nous n’avons
pas à regarder de haut. Mais au niveau de ce qui est la jouissance
proprement dite, ça ne fait pas rapport, il n’y a pas de rencontre.
Je veux tout de même apporter deux nuances. J’ai dit perver-
sion généralisée partout, même au niveau de la relation sexuelle.
Cela ne veut pas dire que l’adulte hétéro reste un petit pervers
polymorphe. Ce qui caractérise le petit pervers polymorphe, c’est
la juxtaposition et la dispersion des pulsions partielles, dans les
limites du corps. L’accès à l’autre de l’autre sexe par les pulsions
partielles suppose – c’est une autre thèse capitale de Lacan –
qu’elles aient été constituées en ensemble. Ce n’est pas par une

126

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:126 1/12/09 9:47:07


LA PERVERSION GÉNÉRALISÉE

pulsion qu’on accède au partenaire sexuel, c’est par la constitution


des pulsions partielles en ensemble, leur coprésence en quelque
sorte. La coprésence des quatre sur le corps conditionne l’accès
et cette coprésence suppose précisément la castration. C’est par
le phallus que les pulsions partielles se constituent en coprésence.
Ce qui fait que dire perversion généralisée même au niveau de
l’acte, ça ne veut pas dire que l’érotisme adulte soit l’érotisme
infantile. Et cela ne veut pas dire non plus – c’est la deuxième
nuance – que la satisfaction de l’orgasme soit la même que celle
de la masturbation solitaire. Si on disait cela, on serait à côté de
la plaque, parce que, pour beaucoup de sujets, la différence est
nette, même s’il y a quelques sujets hommes qui témoignent de
ce qu’en matière de jouissance sexuelle il n’y a rien de supérieur
pour eux à la jouissance masturbatoire. Ce n’est cependant pas la
règle. Bien sûr, la jouissance de l’orgasme n’est pas équivalente
à celle de la masturbation, mais je crois que c’est parce que dans
l’orgasme s’ajoute au pur registre de la jouissance ce que j’appel-
lerais des effets sujet – il y a une satisfaction propre de l’orgasme
dans le sujet –, des effets sujet de la jouissance orgastique. Et
puis s’ajoute aussi la satisfaction propre du désir, qui n’est pas la
jouissance, mais qui est quand même liée à elle.
Alors, toute la question pour nous est de savoir quelle est la
portée exacte de cette thèse que je crois fondée : quelles sont les
répercussions du statut de la jouissance perverse pour tous sur la
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


subjectivité ? Freud, en produisant la notion de psychonévroses
de défense, était bien dans ce registre, il a posé une défense, une
défense contre la jouissance au fondement des psychoses comme
des névroses. Mais Freud pensait cette défense comme corrélée
à la répression sociale, quoiqu’il ait commencé à avoir des petits
doutes à la fin avec le Malaise dans la civilisation. Il a pensé
que la répression sociale était ce qui présidait à la limitation de
jouissance. La question est vraiment d’importance. Freud a fini
par en douter et je crois que Lacan n’en doutait plus, la thèse est
vraiment erronée. La limitation de jouissance n’a pas besoin, au
fond, de l’Autre de la société pour exister, elle vient de l’effet de
langage sur le vivant. L’Autre sert plutôt à réguler l’effet castra-
tion et morcellement produit par le langage. En ce sens, ce n’est
pas de lui que vient la castration, c’est de lui que vient, quand
c’est possible, l’institution d’un ordre vivable d’une jouissance

127

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:127 1/12/09 9:47:07


LA CLINIQUE LACANIENNE N° 16

qui n’est pas satisfaisante par nature d’effet de langage. Voilà


pourquoi Lacan peut dire, un peu pour rire, mais en soutenant
une thèse essentielle, que si la répression n’existait pas, il faudrait
l’inventer. Il disait cela en 1970, aujourd’hui tout le monde
commence à penser qu’il faut inventer la répression. On manque
de lois, on manque de règles, et on se demande où est la bonne
répression d’antan, la répression familiale, les professeurs qui
pouvaient donner des baffes, vous mettre au piquet, et toutes ces
choses. Passons. Il me semble que la question doit être inversée
pour être pertinente. Dans un régime de perversion généralisée à
ciel ouvert, quels sont les effets subjectifs ? J’avais écrit un article
intitulé « Les commandements de la jouissance ». La jouissance
ne commande pas puisqu’elle ne parle pas mais ce titre visait à
dire que les modalités de jouissance ont des effets sur les sujets.
J’ajouterai qu’un des grands effets côté sujet, c’est que le
non-rapport sexuel se répercute au niveau du non-rapport de
parole. C’est moins passé dans la doxa, je dois dire, et pourtant
c’est aussi important. Le non-rapport sexuel se répercute au
niveau du rapport de parole pour mettre celui-ci en question.
Évidemment, c’est très questionnant pour la psychanalyse qui
opère par la parole. En effet, la jouissance tenue perverse, la
jouissance des pulsions partielles, qu’on trouve chez le petit
pervers polymorphe, dans l’acte sexuel, dans toute la réalité du
discours et, notamment, du discours capitaliste, cette jouissance
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


tenue perverse, produite par le langage, ne se tient pas tranquille
et immobile dans son coin. J’ai essayé de dire où elle était, mais
le problème c’est qu’elle circule, et elle dérive dans la métonymie
de la parole, sinon l’interprétation serait impossible, l’interpré-
tation qui consiste toujours à cibler la jouissance qui habite une
parole. Elle dérive dans la métonymie de la parole, spécialement
de la parole de séduction, et – scandale ! – même dans la parole
d’amour. D’où la phrase : « Parler d’amour est en soi une jouis-
sance. » Si vous croyez qu’on parle de vous quand on vous parle
d’amour, attention ! Autrement dit, le « pas de rapport sexuel » se
répercute au niveau d’un tas de dialogues. Et même à l’intérieur
de chaque sexe, dit Lacan. Pas seulement entre les hommes et les
femmes, mais pour les femmes entre elles et les hommes entre
eux il y a aussi des inconvénients. Pour le reformuler encore, le
partenaire de la parole, le vrai partenaire n’est pas celui à qui elle

128

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:128 1/12/09 9:47:07


LA PERVERSION GÉNÉRALISÉE

s’adresse, c’est la jouissance qu’elle véhicule dans la métonymie


des signifiants. Elle fait signe, mais pas à quelqu’un, elle fait
signe de la jouissance perverse, jouissance du bla-bla, dit Lacan
gentiment à la fin, « la jouissance du bla-bla ne connaît pas le
partenaire ». La jouissance du bla-bla, au fond, est comme la
jouissance de l’orgasme mutatis mutandis.
Le non-rapport de parole est-il aujourd’hui autant à ciel ouvert
que le non-rapport sexuel ? Je ne sais pas, mais, en tout cas, il y
a une intuition du non-rapport de parole aujourd’hui dans notre
civilisation et nous pouvons noter que les deux thèmes qui font la
clameur contemporaine sont la solitude et la précarité du couple.
Je laisse de côté la précarité du travail qui existe aussi, mais n’est
pas l’objet direct de la psychanalyse. La psychanalyse n’est pas
un discours qui se met à l’unisson avec cette clameur, sinon elle
ne sert à rien. En tout cas, je crois que le non-rapport de parole est
en train, lui aussi, de monter à la surface. Je cite souvent, parce
que je trouve cela drôle, ce topo assez commun des couples où la
femme demande à l’homme de parler. « Parle… », il ne suffit pas
de désirer, il ne suffit pas de faire l’acte, il faut parler, il faut des
entours de parole. Et lui répond : « Que veux-tu que je te dise ? »
J’ai essayé de dire ce qu’elle voudrait qu’il lui dise, dans mon
livre sur les femmes 3. Elles aimeraient qu’ils leur parlent et je les
comprends fort bien, seulement c’est peut-être illusoire car, s’ils
se mettaient à parler vraiment, il n’est pas sûr que cela arrangerait
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


les affaires du couple, peut-être le couple irait-il plus vite à son
terme, je ne sais pas si ce serait un bénéfice.
De là s’ouvrent bien des questions pour la psychanalyse et pour
la clinique. D’abord, comment repenser la validité et le produit de
l’association libre freudienne, dans cette histoire de non-rapport
de parole ? L’association libre freudienne a été inventée dans un
temps de répression sexuelle où régnait l’interdit de penser et dire
un certain nombre de choses sur le sexe, et où la jouissance était
refoulée. L’association libre freudienne était une invite à laisser
venir à l’articulation, à la parole ce qui ne pouvait pas se dire dans
l’autre discours. Aujourd’hui, tout ce que l’association libre était
censée convoquer, en levant les censures, se trouve partout. La

3. C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Paris, Éd. du Champs Lacanien,
2003.

129

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:129 1/12/09 9:47:07


LA CLINIQUE LACANIENNE N° 16

jouissance n’est plus censurée, on en parle partout, à la télévision,


dans les journaux, dans les films, ça s’étale, ça dégouline. Et l’on
est ainsi obligé de repenser la fonction de l’association libre – je
ne prétends pas qu’il faut la supprimer, mais on n’attend pas de
l’association libre qu’elle apprenne au patient qu’il jouit de ceci,
de cela, et comment et dans quelle position, il va le dire ou peut-
être ne va pas le dire, tant il ne va pas considérer que cela fait
problème.
L’autre question est de savoir ce que devient la névrose, qui est
une structure de défense, quand les discours n’entretiennent plus
la défense. Il n’est pas sûr que la psychose soit pour sa part une
structure de défense. Pour la perversion, c’est une question que je
laisse en suspens et sur laquelle je travaille, la défense est présente
dans la perversion, je crois. En tout cas, que devient la défense
du sujet à l’endroit de la jouissance, comment se transforme-
t-elle dans un discours qui n’est pas un discours répressif de la
jouissance ? Je m’oriente vers l’idée suivante sur laquelle je vais
conclure : la défense n’a pas besoin de la répression sociale. Je ne
vais pas dans la direction de dire que les sujets d’aujourd’hui ne
sont pas défendus, ne se défendent pas contre la jouissance, ils
se défendent. Il y a une défense qui est inéliminable et qui tient
au sujet. D’ailleurs, Lacan disait que le sujet est une défense en
lui-même, presque naturelle, dans la mesure où, comme je l’ai dit,
la jouissance des pulsions partielles, perverse, est une jouissance
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)


qui inclut un effet de castration. Et cet effet de castration inclus
dans la jouissance a lui-même un double effet, et, selon les sujets,
c’est l’un ou l’autre pan qui est accentué. Il peut fonctionner
comme un pousse-à-la-jouissance, toujours plus, additionner pour
compenser l’insuffisance de la jouissance, c’est-à-dire escalade,
montée aux extrêmes, chercher des pratiques plus limites qui
permettraient de donner un peu plus de sel à la jouissance que la
jouissance perverse polymorphe, toujours un peu morose, voilà
l’effet escalade. De l’autre côté, ce peut être l’effet évitement.
On rencontre les deux, je crois, dans notre époque actuelle. Sans
vouloir généraliser, on pourrait peut-être deviner des courbes
biographiques. On croit parfois percevoir dans la courbe biogra-
phique de sujets d’un certain âge des phases où l’effet pousse-
à-la-jouissance, qui a flambé pendant les belles années des
premiers espoirs, des premières illusions, retombe. Expérience

130

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:130 1/12/09 9:47:07


LA PERVERSION GÉNÉRALISÉE

faite, ce n’est pas que la sagesse vienne, mais c’est qu’on passe
sur l’autre versant : à quoi bon s’évertuer pour une jouissance
aussi insatisfaisante ! Il y a les deux. D’un côté, le surmoi en tant
qu’il est corrélé au devoir est en train de péricliter, c’est sûr, mais
le premier surmoi, le vrai, celui que Melanie Klein a trouvé, le
surmoi qui pousse à la jouissance, celui-là flambe actuellement,
c’est le surmoi moderne.
Toute la question, dans la civilisation et pour chaque sujet en
psychanalyse, est de savoir quelles sont les défenses appropriées
que l’on peut construire.
© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

© Érès | Téléchargé le 25/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 95.174.71.19)

Clinique lacanienne 16.indd Sec7:131 1/12/09 9:47:07

Vous aimerez peut-être aussi