12 Echanges de Biens Distances Et Echanges Culturels

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IV

Bilan d’une époque :


le Maghreb médian
de l’extérieur à l’intérieur

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Échanges de biens,
distances et échanges culturels

A u Maghreb, si le commerce de proximité est en volume plus


important que le commerce de longue distance, la Méditer-
ranée est un espace de rencontre obligé où plusieurs facteurs stimulent
les échanges du IXe au XIIIe siècle : la nukhba des villes dont l’opulence
frappe les voyageurs, la prospérité générale, l’abondance de monnaie
des États dynamiques et le stimulant des Cours et appareils de pouvoir,
foyers majeurs de consommation. Fatimides et Zîrîdes acquièrent des
bateaux pour doper les transactions. La situation se détériore avec la
mainmise européenne sur la Méditerranée, la déliquescence almohade
et la peste noire de 1349.

La prospérité du commerce

Les marchés se tiennent près des villes et en campagne, où ils sont


désignés par leur jour d’ouverture. Les chroniqueurs ne mentionnent
pas une ville sans signaler son activité commerciale, la qualité des
produits et les prix, la richesse et l’état de santé des habitants. Sur
diverses places (rahaba[s]), sont proposés, ici les textiles, là le bois,
ailleurs l’huile, plus loin les esclaves ; chaque spécialité artisanale a son
quartier propre. Dans la qayçariyya, immeuble couvert et fermé à patio

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Bilan d’une époque : le Maghreb médian de l’extérieur à l’intérieur

central, sont vendus les produits de luxe : bijoux, pierreries, parfums,


étoffes d’apparat. Le rang des marchands, signifié par la proximité du
jâmi‘ et des grands axes, se module sur la dignité des produits qu’ils
offrent et sur l’ampleur de leurs transactions. Lucrative est la profes-
sion de dallâl (courtier), personnage incontournable du sûq.
Les détaillants sont contrôlés par le çâhib al-sûq (patron du
marché : le muhtasib du Mashreq) pour les prix, la qualité des produits
et les poids et mesures, bien plus que les grossistes qui agissent d’ordi-
naire en toute liberté : désireux de gagner le plus d’argent possible, ils
peuvent voyager au Soudan ou en Égypte pour trouver à bon compte
les produits sur lesquels réaliser de gros profits. Mais les déplacements
sont limités par l’existence de partenariats et de réseaux où nombre
de juifs côtoient des musulmans et, au Mashreq, des chrétiens. Les
gros commerçants visent les importations rentables : articles asiatiques
somptueux — pierreries, tissus d’apparat, épices, parfum. Malgré les
éblouissements de voyageurs européens devant ces splendeurs, le
Maghreb importe d’abord d’Égypte lin, teintures, huile de sésame,
sucre, plantes médicinales/aromatiques. Outre les dinars d’or et
dirhams d’argent, sont exportés cuirs et peaux, cire, bougies, miel,
huile d’olive, soie d’al-Andalus. Les grossistes du Maghreb négocient
ensemble nombre de produits variés ; l’objectif : « Achète bon marché
et revends cher. Voilà tout le secret du commerce 1 » — au demeu-
rant, pour Ibn Khaldûn, le « caractère des commerçants […] est éloigné
du sens de l’honneur 2 ». Pourtant, ils sont souvent lettrés et pieux, ils
concourent aux bonnes œuvres et à l’édilité publique, comme le
requièrent la dignité et la médiatisation de leur statut.
Avec la Reconquista, davantage que les produits de luxe, al-Andalus
demande au Maghreb les denrées de première nécessité, importées par
des navires européens, et réexportées à partir de Hunayn et de Ceuta.
Par manque de combustible, les minerais de fer du Maghreb donnent
un fer médiocre. Sont importés d’Europe des fers semi-ouvrés — clous,
aiguilles, fil de fer. Vu le point de fusion plus bas du cuivre, sa techno-
logie mieux maîtrisée permet des productions appréciées en Europe.

1 Ibn KHALDÛN, Muqaddima, V, 9 — adage appuyé sur le Coran : Dieu « est celui qui
attribue les subsistances. Il a force et puissance » (LI, 58).
2 Ibn KHALDÛN, Muqaddima, V, 14 — chapitre conclu par une autre citation coranique :
« Dieu vous a créés, vous et vos actions » (XXXVII, 96).

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Échanges de biens, distances et échanges culturels

Entre Maghreb et Sûdân, outre chameaux et chevaux, primordial, le


commerce du sel en échange d’or et d’esclaves. Au XVe siècle, ces
derniers parviennent de plus en plus à l’Europe et au Maghreb par
navires portugais ayant chargé leur cargaison dans le golfe de Guinée
— d’où l’asthénie du Maghreb transitaire. Le Maghreb, via les cara-
vanes et le hâjj, diffuse au Mashreq des burnous et importe des tissus
fins du type mousseline. Au XIIe siècle, les draps de laine sont de plus
en plus importés d’Europe, redistribués par les commerçants du cru :
les Européens, cantonnés dans leurs fundûq(s), ne pénètrent guère en
pays profond — au XVe siècle, pourtant, quelques-uns entreprennent
de s’y aventurer.
Des bateaux à rame à faible tirant d’eau, avec parfois une voile
triangulaire, comme dans l’Antiquité, transportent troupes, docu-
ments et produits de valeur des États. De plus gros navires, ventrus et
lents, à grande voile rectangulaire, servent au commerce. Immémoria-
lement, le trafic maritime s’immobilise en hiver, mais au XIVe siècle
les Italiens traversent la Méditerranée d’ouest en est à raison de deux
allers-retours annuels grâce aux perfectionnements des bâtiments, au
gouvernail d’étambot et à la boussole 3 : le compas est mis au point
par le Portugais Garcia Ferrandis onze ans avant la découverte de
l’Amérique pour le compte des rois catholiques d’Espagne par son
découvreur, génois et juif converso, Christophe Colomb.
Les transports terrestres se font davantage sur pistes que sur routes :
les marchandises, plus que par voitures, sont transportées par animaux
de trait — ânes, mulets, dromadaires —, les chevaux étant surtout des
montures officielles, de prestige et de guerre. D’où un minimum
d’infrastructure : plus de gués que de ponts, des points d’eau et des
relais, des funduq(s) dans les cités. En période de stabilité étatique,
chevaux de poste et patrouilles de sécurité. Mais, à l’époque postalmo-
hade, les voyages sont des entreprises risquées. Les itinéraires carava-
niers Maghreb-Mashreq n’ont pas l’importance des routes maritimes,
même si le hâjj est souvent une entreprise terrestre. Les longues expé-
ditions entre Maghreb et Sûdân, avec campements d’étape, se font en
convois : il faut transporter marchandises, eau, vivres et montures de
rechange. Le passage par les oasis et les zones de pâturage fait l’objet

3 Empruntée aux Chinois par les Arabes, elle est transmise aux navigateurs italiens aux
XIe-XIIe
siècles.

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Bilan d’une époque : le Maghreb médian de l’extérieur à l’intérieur

de conventions avec leurs occupants. Nombre d’animaux sont vendus


à l’arrivée : le chargement de retour est réduit aux sacs de cuir conte-
nant la poudre d’or, et aux esclaves qui cheminent à pied.
Le régime des douanes du Maghreb est assez mal connu, faute de
documents explicites. Dut exister un droit de 20 % sur les importa-
tions « non musulmanes », les douanes ayant été moins pesantes
qu’au Mashreq. Les non-musulmans sont, ici et là, davantage taxés,
sauf lorsque des États veulent promouvoir l’importation de tel produit
(fer, bois…) ou favoriser des clientèles. D’autres taxes majorent les
prix : droits de marché, de manutention, d’entreposage, et ceux pesant
sur des produits dont l’illicéité canonique suscite l’ire des fuqahâ’. Mais
Ibn Khaldûn rapporte l’existence d’une taxe marînide sur l’importa-
tion du vin — début XIVe siècle, un digne qâdi de Fès, pour sa rémuné-
ration, opte justement pour les revenus provenant de ladite taxe :
« Toutes les taxes sont illicites. Je choisis donc celle que ne poursui-
vent pas les âmes qui les paient. Il est rare que l’on paie pour du vin
sans être gai et joyeux. On n’éprouve dans ce cas aucun regret pour
son argent, et l’on ne lui reste pas attaché. » Et l’illustre sage de
commenter : « Voilà une bien étrange remarque. Mais Dieu est plus
savant 4. » Au contraire des impôts fonciers, codifiés par la loi musul-
mane, rien n’étant édicté sur le commerce, les États recourent à des
taxes illicites. Les changeurs doivent rembourser les créditeurs avec
les mêmes espèces que les sommes engagées, ou suivant des taux de
change fixés par les États, cela non sans réticence des fuqahâ’ : les prix,
arrêtés par le Tout-Puissant, peuvent-ils être régis par un pouvoir
terrestre ? La fixation des changes ne va-t-elle pas à l’encontre d’une
liberté des prix voulue par Dieu ?
Les règlements se font en numéraire — d’où le change, vu la diver-
sité des monnaies maghrébines et européennes —, mais aussi par
chèques et lettres de change. Les poids et mesures sont variables selon
les États et les époques, même si les termes utilisés sont les mêmes :
quintal (qintar), muid (mudd) ; en Italie, muids (maggii), barils (barili) et
tonnes (tonnellate) peuvent aussi varier. Le crédit est consenti contre
une reconnaissance de dette avec hypothèque. Afin de ne pas trans-
porter trop de numéraire, le paiement différé utilise le chèque (shakk)
et la lettre de change, conclue entre trois partenaires éloignés mais de

4 Ibn KHALDÛN, Muqaddima, V, 11.

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Échanges de biens, distances et échanges culturels

confiance. Si les marchands italiens en développent l’usage au


XIIe siècle, il reste limité : les réseaux de confiance sont étroits ; et seuls
les gros négociants y recourent par contrats, des témoins instrumen-
taires ou des cadis garantissant valeur des marchandises et régularité
des changes et des transactions. Des associations capital-travail exis-
tent pour les grosses opérations commerciales : celles du type sharika,
de copropriétaires ou d’associés, celles du type qird (prêt, avance), asso-
ciant le propriétaire commanditaire à un agent (‘âmil) à qui il confie
un capital pour une opération à bénéfices partagés. Les Italiens utili-
sent des formules voisines : società di mare, commende (commendes).

Mutations et devenir du grand commerce

Les croisades détournant au sud le commerce syrien, l’Égypte est le


bilâd al-tijâra (pays du commerce) des marchandises d’Asie, d’Europe
et de l’Occident musulman. En 1498, le navigateur portugais Vasco
de Gama atteint l’Inde en contournant l’Afrique du Sud. Des relations
maritimes directes entre Europe et Asie long-circuitent le commerce
arabe — caravanier, et naval de la mer Rouge et de l’océan Indien.
D’où un étriquement du rôle commercial du Mashreq, puis un dépéris-
sement progressif de la Méditerranée. On a vu que les transports mari-
times y ont été dès le XIIe siècle dominés par les marchands européens,
d’Italie du Nord notamment. Entre al-Andalus et le Maghreb, les
musulmans sont distancés au XVe siècle, malgré l’afflux de marchands
andalous. D’où le repli sur le cabotage et sur l’entreprise corsaire. Des
échanges se poursuivent par bateaux européens, mais en volume
réduit, même si les grossistes restent des notables — leurs familles,
pourvoyeuses de fuqahâ’ et de qâdi(s), ont souvent aussi des assises
terriennes.
Le Maghreb ne résiste guère à la concurrence du nord, voire
l’encourage par les facilités offertes à l’établissement des marchands
européens dans les funduq(s) et les traités commerciaux avantageux
offerts par les pouvoirs maghrébins. Après une domination trois siècles
durant des échanges de longue portée, y aurait-il eu résignation
des États et des entrepreneurs islamo-arabes à se cantonner dans une
civilisation de la proximité, en composant avec les intrusions euro-
péennes moyennant la rente douanière, sans engager de stratégies

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Bilan d’une époque : le Maghreb médian de l’extérieur à l’intérieur

contre-offensives ? En prenant pied sur les deux rives de la Méditer-


ranée, les Almoravides favorisent les relations andalo-maghrébines
avec le bilâd al-Sûdân pourvoyeur d’or, tout en concluant des traités de
commerce avec Pise et Gênes. Cette situation n’évolue guère avec les
Almohades, si ce n’est que les relations avec l’Afrique noire se fragili-
sent, et qu’ils passent des accords plus fructueux encore pour les Euro-
péens afin d’engranger plus de rente douanière. De son côté, l’empire
du Mali tire parti du commerce du sel nord-saharien, en contrepartie
de l’or et des esclaves, naguère contrôlé par le Maghreb. Jouant sur la
concurrence, il favorise une réorientation vers l’Égypte de ces
échanges. Moins d’or vient donc irriguer le commerce andalo-
maghrébin. Le Maghreb, naguère pourvoyeur de biens et exportateur,
évolue en aire de transit entre Europe et Sûdân, les navires portugais
lancés vers le golfe de Guinée érodant progressivement cette fonction
d’intermédiaire.
Avec les États postalmohades, des concurrences commerciales
s’attisent entre aires marînide, zayânide et hafçide, sur lesquelles
jouent les marchands européens : la route Afrique noire-Maghreb
s’oriente à l’est : les commerçants, ibériques notamment, tendent à
délaisser Ceuta au profit de Hunayn : l’itinéraire par Tlemcen présente
l’avantage de contourner des zones de turbulence et de traiter avec un
pouvoir zayânide réputé plus malléable que celui des Marînides : leurs
visées sur Tlemcen — le long siège de 1299-1307, puis leur domination
de 1337 à 1359 — et leurs poussées contre les Hafçides s’expliquent
en partie par des données économiques. Bejâïa, et surtout Tunis, villes
hafçides, attirent davantage Marseillais et Italiens, où ils obtiennent
des facilités accrues pour leurs entreprises. Les commerçants italiens
visent aussi l’Orient. Les Vénitiens s’établissent sur le pourtour de la
mer Noire : les itinéraires caravaniers d’Asie centrale contournent par
le nord les régions troublées par la conquête mongole — Baghdad est
prise et dévastée en 1258. L’expansion ottomane gagne du terrain aux
dépens de Byzance en Anatolie et dans les Balkans. La bataille de
Kossovo Polje (1389) signe l’écroulement de l’empire serbe. Puis le
sultan Bayazid Ier intervient à Constantinople et l’assiège longuement.
Un temps détournée par la menace du conquérant Tamerlan,
l’avancée ottomane se conclut en 1453 par la prise et le sac de
Constantinople par le sultan Mehmed II Fâtih. Cela au temps de
l’Égypte mamluke, prospère de son commerce, par mer Rouge et océan

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Échanges de biens, distances et échanges culturels

Indien, avec l’Asie. Ce commerce régresse avec l’arrivée en Inde des


Portugais : aux mains des Européens, via l’océan Indien, il est
siphonné vers l’Europe par l’Atlantique — qui, avec l’implantation en
Amérique, deviendra l’aire majeure des échanges mondiaux.
Et pourtant, le monde islamo-arabe transmit à l’Europe papier,
coton, mousseline (de Mossoul), carmin et cramoisi (qarmizî), châles
(shâl), babouches (bâbûsh)… et aussi stuc décoré, céramique orne-
mentée, briques émaillées incrustées (zallij[s] du Maghreb, azulejos
d’Espagne) ; et la faïence, retravaillée en Italie, qui porte le nom d’une
ville proche de la byzantine Ravenne, Faenza, où elle se développe dès
le XIIe siècle ; de même, le travail du verre, emprunté à la Syrie du fait
des échanges commerciaux et des croisades. Les échanges Maghreb-
al-Andalus-Mashreq-Europe, longtemps primordiaux de part et d’autre
de la mer Moyenne, évoluèrent de conserve avec le transfert des biens
culturels.

Les traductions de l’arabe au latin


dans l’Occident méditerranéen

Avec l’effondrement de l’Empire romain, l’Occident européen est


coupé de Byzance, puis d’un monde musulman prenant le relais des
échanges méditerranéens. D’une richesse et d’un rayonnement incom-
parables quatre siècles durant, s’y épanouissent science, littérature et
philosophie (falsafa). Charlemagne, qui ressuscite formellement en
800 l’Empire d’Occident — il deviendra le « Saint Empire » —, meurt
en 814, un an après le début du califat d’al-Ma’mûn. Le premier, quasi-
ment illettré, tente de recréer des écoles ; le second, lettré épris de
science et de philosophie, fonde Bayt al-hikma (la maison de la
sagesse), bibliothèque, académie mu‘tazilite et centre de traduction.
Y travaillent des érudits, chrétiens/syriaques surtout, chargés de trans-
mettre l’héritage grec en arabe. Baghdad est alors un haut lieu de
savoir 5. Une œuvre d’une ampleur sans précédent est ainsi réalisée
qui permet aux érudits et aux savants de lire en arabe les textes des
scientifiques et philosophes grecs, de diffuser le néoplatonisme, plus

5 Le saccage de Baghdad par les Mongols en 1258 détruisit en grande partie les trésors
qui y avaient été accumulés.

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ou moins métissé d’aristotélisme. Puis, des clercs européens traduisent


en latin ces textes arabes transcrits du grec, connus notamment par les
commentaires d’Ibn Rushd.
Avec les balbutiements d’États émergeant de l’anarchie féodale,
l’« an mil » est en Europe marqué par les grands défrichements, un
essor de la démographie et de la production agricole ; et une aspiration
à renouer avec le savoir qui aboutit aux œuvres des grands philosophes
chrétiens du XIIIe siècle : c’est notamment par le biais d’Averroès que
se noue le lien avec la pensée du Stagirite des Italiens saint Bonaven-
ture et surtout de saint Thomas d’Aquin. Ils entreprennent à leur tour
de concilier foi et raison — l’aristotélisme allait avoir de beaux jours
dans la pensée médiévale européenne : parmi les célébrités, Avicenne,
Avempace, Abubacer, Averroès (respectivement Ibn Sînâ, Ibn Bajja,
Ibn Tufayl, Ibn Rushd)… Relativement moins appréciés, les faylasûf(s)
de tendance néoplatonicienne des IXe-XIe siècles — Alchindius, Alfa-
rabius, Rhazès, Avicebrom (al-Kindî, al-Fârâbî, al-Râzî, Ibn Gabirol).
Pourtant, Platon n’est pas à l’origine un inconnu, à travers les gnos-
tiques chrétiens, à travers saint Augustin et autres Pères de l’Église ;
mais la philosophie de la démiurgie et du cosmos put être vue par des
catholiques comme une propédeutique quelque peu embarrassante du
monothéisme — saint Irénée a dès le IIe siècle réfuté le gnosticisme
chrétien. En tout cas, une fois Aristote découvert, la théologie chré-
tienne « s’averroïse » avec enthousiasme, comme si on avait désormais
la certitude de lui avoir enfin donné un tour scientifique, et on s’y
arrime, du moins jusqu’aux empêcheurs de scolastiquer en rond de
l’époque moderne — Descartes, Malebranche… Croisades et Recon-
quista furent en tout cas une conquête dépassant les seuls objectifs
militaires/religieux. En Europe, la convoitise prévaut sur un désir
d’échanges culturels avec les Islamo-Arabes : on veut percer les secrets
de leur opulence et de leur pensée. Même non encore en usage, les
chiffres « arabes » suscitent l’intérêt. Le pape de l’an mil Sylvestre II,
puis son disciple Richer de Reims, sont avides d’apprendre, en calcul,
en astronomie… D’où réticences et résistances chez des fuqahâ’ : les
musulmans doivent-ils enseigner des infidèles qui en profiteront pour
reprendre le dessus ?
Les traductions de l’arabe au latin sont entreprises sous l’impul-
sion de Constantin l’Africain (1015-1087), issu peut-être de la minorité
chrétienne résiduelle d’Ifriqiya — il aurait su le latin dès sa jeunesse —,

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ou bien musulman converti au christianisme. Il fait des études de


médecine à Kairouan, voyage longtemps en Orient d’où il ramène
nombre de manuscrits arabes. Il se fixe en Italie méridionale en 1070
à l’invitation de Robert Guiscard, qui a fait de Salerne sa capitale ;
Salerne, siège d’une université prestigieuse. Constantin y enseigne la
médecine. À l’aise aussi bien en arabe qu’en latin, passionné de traduc-
tion de textes médicaux, appuyé par l’archevêque de Salerne, il se
retire en 1076 dans la célèbre abbaye bénédictine de Monte Cassino 6,
où il devient le protégé de l’abbé Desiderius — le futur pape Victor III
(1086-1087). Constantin l’Africain veut remonter à la médecine
grecque en traduisant ses propres manuscrits et ceux colligés par les
Arabes lors de leur domination de la Sicile (IXe-XIe siècle). Ce travail de
bénédictin aboutit à des versions en latin de plusieurs traités de méde-
cine. Malgré leurs défauts et leurs lacunes, ces traductions font
connaître à l’Europe Claude Galien (IIe siècle), alors plus célèbre que
son prédécesseur Hippocrate (460-370 av. J.-C.), l’autre grand nom de
la médecine grecque. Grâce à Constantin, puis à son disciple Jean
Afflacius, Monte Cassino et Salerne sont des centres réputés de traduc-
tion.
Les grandes figures de l’intellect andalou étendent aussi leur rayon-
nement à l’Europe. Entre autres, une bonne partie de l’œuvre d’Ibn
Sînâ est traduite à Tolède. La prise de la ville (1085) offre aux conqué-
rants chrétiens des bibliothèques et une population juive ou mozarabe
diglossique arabe/castillan. De là, des clercs passent au latin. Gérard
de Crémone est le plus fécond. Avec d’autres traducteurs de renom
(Jean de Séville, Abélard de Bath…), Tolède reste deux siècles durant
le principal centre de traduction d’Espagne ; mais il y en eut d’autres
— Séville, Burgos… Nombre de traités arabes traduits du grec devien-
nent accessibles en latin : outre Aristote, Galien, Hippocrate, Euclide,
Ptolémée, Boèce…
À l’initiative de l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable (1094-1156) 7,
le Coran inimitable est interprété en latin par Robert de Chester et
Herman de Carinthie, avec l’aide d’un Mozarabe et d’un dénommé
Mohammed : il faut se pénétrer du texte des infidèles, ne serait-ce que

6 Le futur président Ahmed Ben Bella participera en 1943-1944, comme adjudant de


l’armée française, à la bataille de Monte Cassino.
7 Qui voit dans l’islam un cousin du christianisme arien.

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Bilan d’une époque : le Maghreb médian de l’extérieur à l’intérieur

pour le réfuter. Ce Coran est diffusé en Europe, puis un autre traduit


au XIIIe siècle et un troisième au XVIe, en latin et en castillan. Au
XIIIe siècle, des traductions sont poursuivies, d’Aristote, Ibn Sînâ, Ibn
Rushd, al-Bitrûjî, Maïmonide, notamment par Guillaume de Moer-
beke, évêque latin de Corinthe… cela avec l’appui de Frédéric II en
Sicile, des Angevins de Naples, d’Alphonse X le Sage et de l’évêque
Pierre de Burgos. À Padoue, Bonacosa traduit des traités médicaux
d’Ibn Zuhr et d’Ibn Rushd, à Montpellier Arnaud de Villeneuve et
Armengaud de Blaise, d’autres, d’Ibn Sînâ et d’Ibn Rushd. Des livres
arabes sont aussi traduits en hébreu pour des lecteurs juifs, notam-
ment ceux fuyant les répressions du pouvoir almohade et de la Recon-
quista. Avant le XIVe siècle, dans l’Espagne chrétienne, en Provence et
en Languedoc, les juifs jouent un rôle considérable dans la transmis-
sion de l’héritage scientifique et philosophique de l’Antiquité grecque.
Ces textes, diffusés en Europe surtout à partir des universités, n’y
suscitent guère de curiosité pour les pays musulmans. Fut transmis ce
qu’on voulait connaître, pour combler le retard européen en astro-
nomie, médecine, logique aristotélicienne, mathématiques. Tout un
pan de la culture islamo-arabe est dédaigné — littérature, spéculation
religieuse, histoire —, sauf les récits de voyages d’al-Idrîsî et de Léon
l’Africain. Et même des traités scientifiques arabes sont restés
inconnus. Ont pourtant bien étudié en pays d’islam Leonardo Pisano
à Bejâïa, Andrea Alpago à Damas… Et Copernic (1473-1543) s’inspirera
d’astronomes arabes des XIIIe-XIVe siècles dont n’existait alors aucune
traduction : dut exister, aussi, une transmission orale. En tout cas, dès
le XIVe siècle, le mouvement de traduction s’arrête, comme si tout avait
été transmis, donc dit.
Dès le XIVe siècle, Bejâïa est bien déchue de son rayonnement de
naguère. Le renom des universités européennes grandit : Oxford, Paris,
Montpellier, Bologne, Padoue, Salamanque, Coïmbra… Subsistent au
Maghreb al-Zaytûna et al-Qarawîyîn, et des centres plus modestes
comme Tlemcen ou Mazûna, avec des érudits coupés de l’Europe et
souvent repliés sur le littéralisme. Dès lors, l’Occident européen s’inté-
resse peu au Maghreb, les Maghrébins ne viennent pas étudier en
Europe, et ils ne perçoivent guère ce qui se pense et se construit au
nord. Si les relations diplomatiques d’État à État se poursuivent, les
rapports sont bien peu culturels. Un penseur de la stature d’Ibn
Khaldûn est inconnu en Europe durant plus de quatre siècles après sa

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Échanges de biens, distances et échanges culturels

mort. Symétriquement, ni Dante, ni Rabelais, ni Hans Sachs, ni


Cervantès, ni Shakespeare ne sont alors traduits en arabe.
À partir des XVIe-XVIIe siècles, on s’intéressera bien à l’aire islamo-
arabe en Europe ; y seront étudiés et traduits d’autres livres arabes,
mais avec les approches nouvelles de l’orientalisme : plus que pour
un islam dont la réfutation n’est plus à l’ordre du jour dans des
approches sécularisées, il y a intérêt pour la civilisation musulmane,
monde réputé étrange, et à observer comme objet de fascination et
d’études. Mais cela n’empêche pas que peu auparavant, peut-être
même au cours de cette prise de distance, et malgré la barrière entre
sud et nord de la Méditerranée, dans les formes d’organisation sociale,
les modes de vie, et jusque dans certaines obsessions ou interdits, cette
mer Moyenne ait été espace de corrélations. Cela vaut pour le ressenti
et l’expression dans la musique et la poésie.

Musique et poésie du sud au nord

À la différence de la musique européenne, la musique andalo-


maghrébine offre un système varié de modes (maqâm[s]) différents,
imbriqués les uns dans les autres, et non les deux seuls modes majeur
et mineur. D’une grande richesse rythmique, elle peut faire se succéder
des rythmes binaires, tertiaires ou bancals… Intriquée avec la musique,
la poésie est musicale et rythmique, modelée sur la langue arabe elle-
même, avec ses voyelles courtes et longues, quand la poésie française
mesure les vers en pieds et non en temps. La poésie latine, avec ses
spondées, trochées et dactyles, avait des caractéristiques voisines, que
l’on retrouve peu ou prou dans les rythmes poétiques anglais, alle-
mands, espagnols, italiens… La théorisation systématique de la
musique arabe ne sera entreprise qu’avec le Libanais Mikhâ’il
Mâchâqâ, au XIX e siècle, et, pour le Maghreb, grâce à Francisco
Salvador-Daniel, puis par les compilations des musicologues de
l’Algérie coloniale Jules Rouanet et Edmond Yafil, chanteur, interprète
et fondateur en 1911 de la Mutribiyya, groupe dans la tradition de la
çan‘a, l’une des trois grandes écoles de la tradition andalo-maghrébine
dans l’Algérie contemporaine.
On a noté l’analogie, par le ressenti et les thèmes traités, de la
poésie andalo-maghrébine avec l’amour courtois au nord de la

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Bilan d’une époque : le Maghreb médian de l’extérieur à l’intérieur

Méditerranée, même si le zajal, par exemple, est volontiers plus cru. Il


y a affinité entre nombre de muwashshahât et les Cantigas de Santa
Maria — ces 500 chants compilés par le roi philosophe, poète et musi-
cien Alphonse X le Sage (1221-1284). En sera ultérieurement, aussi,
issu le flamenco. On retrouve l’inspiration du zajal chez des poètes
occitans — tel le troubadour gascon Marcabrun (1110-1150) qui
évoque le poète cordouan Ibn Quzman (1078-1061). Et que d’affinités
entre la poésie de l’Occident musulman et le trobar cortés, du Limousin
Bernart de Ventadorn — il séjourna à Burgos à la cour
d’Alphonse VII — au poète-comte Guillaume VII de Poitiers, en
passant par l’Aquitain Jaufré Rudel — ce dernier, épris d’une belle prin-
cesse palestinienne de rêve, chantait la jouissance de son amour de
loin (jauzimens d’amor de lonh) 8. Les thèmes sont souvent proches :
celui de la soumission (al tâ‘a, idem obediensa) à la dame aimée, du
délateur calomniateur surprenant les secrets des amants (nammâm,
idem lauzengier), du vigile surveillant la conduite de la femme (al raqîb,
idem lo gardador), à la fois courtois, viril et embobineur (mudâhin,
idem enganaire) — thème qui existait déjà chez le poète latin Ovide
(l’odiosus custos puellae : l’odieux gardien de la pucelle). Ces affinités
révèlent la personnalité d’un Maghreb dont on retrouve bien des traits
dans l’aire périméditerranéenne et dont la spécificité ne se résume pas
à sa clôture.

8 Cf. les vers Que lay el reng dels Sarrasis/Fos hieu per lieys chaitius clamatz (« Que là-bas,
au pays des Sarrasins, pour elle, je voudrais être mandé captif »).

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