Jean-Louis Gaillard - Somalie - Le Peuple de Pount.

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SOMALIE :

LE PEUPLE DE POUNT
Photo de couverture : Emmanuelle BARBARAS

© L'Harmattan, 1988
ISBN : 2-7384-0024-8
PREMIÈRE
PARTIE
Jean-Louis GAILLARD

SOMALIE
LE PEUPLE DE
POUNT
Bilan de dix-huit années de révolution
en république démocratique de Somalie

Editions L'Harmattan
5-7, rue de l'Ecole-Polytechnique
75005 Paris
R.A. YEMEN,,: R.D.P.
•••••YEME
Aden CAP
GOLFE D'ADEN GUARDAFUI

Djibouti

2200
Berbera 2408 Al■

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Mogadiscio o

SOMALIE
300 km
— Limite -- Route
de region goudronnée
•••••Voie ferrée ..— Route en
construction
c)e
1.
Une histoire liée
à la colonisation étrangère

Les rares documents disponibles sur l'histoire somalie


ne font pas état de la présence de peuplades somalies en
Afrique de l'Est avant le xr siècle. Cependant, si l'on en
croit les Egyptiens, ceux-ci commerçaient depuis de lon-
gue date avec des peuples habitant cette région. Qui
étaient-ils ? Personne ne le sait vraiment. La tradition
s'étant transmise de bouche à oreille et mélangée à
diverses légendes, qui peut prétendre aujourd'hui distin-
guer le vrai du faux ? Voilà pourquoi cet historique se
trouve étroitement lié à la présence étrangère dans la
Corne de l'Afrique.

Le pays de Dieu

Des hiéroglyphes retrouvés en Egypte et datant du


xve siècle avant J.-C. citent les ancêtres d'un peuple

7
sémitique : les Habasha (cultivateurs d'encens) qui fondè-
rent par la suite l'empire éthiopien d'Axoum. Cela prouve-
rait que la Corne de l'Afrique aurait été déjà habitée à
cette date.
Au ii. siècle avant J.-C. fut peinte une fresque dans le
temple thébain de Deir-el-Bahari, qui met en scène la
rencontre de la reine d'Egypte, Hatshepsout, et d'un
couple royal à peau noire et d'allure cambrée : le prince et
la princesse Habasha (Abyssins ?), dont le royaume se
serait étendu du haut Nil jusqu'au-delà de l'actuelle
province du Harar (Ethiopie). C'est d'ailleurs pendant
cette période que les anciens Egyptiens venaient échanger
en longeant les côtes de la mer Rouge divers produits : riz,
sucre, cotonnades et khât, contre de l'encens ou la myrrhe
dont ils avaient besoin pour leurs dévotions et leur
médecine. La côte septentrionale de la Corne s'appelait
alors Pount (le pays de Dieu), et ses habitants le peuple de
Pount.
Les Romains affirment dans une oeuvre anonyme, le
Périple de la mer Erythrée, datant du ir siècle avant J.-C.,
avoir fait du troc dans les baies calmes du « pays des
Aromates ». Il s'agit vraisemblablement — selon les ex-
perts — de l'actuelle Somalie, qui connut plus tard les
assauts de nombreux navigateurs.

L'islam et les grandes découvertes

Les Arabo-Perses, grands aventuriers, établirent les


premiers quelques comptoirs sur la côte des Somalis :
Zeila et Berbera (11. siècle), Mogadiscio (940). Puis ce furent
les Arabes musulmans venant de la péninsule Arabique
qui, au xe siècle, imposèrent l'islam, qui transforma
radicalement la société des peuples de la Corne, région
inhospitalière dont la pénétration était redoutée des
marins.

8
A l'époque des grandes découvertes, les Portugais,
maîtres des océans, établirent leurs comptoirs sur la côte
orientale : Malindi en 1498, Zanzibar en 1503, Mombasa
en 1505, Lamu en 1506, puis laissèrent une trace de leur
passage en remontant par Brava, Merca, Gandershe (El
Torre), et Mogadiscio sur la route de l'Asie. Dès lors,
l'activité économique de la région se concentra dans les
ports : les Portugais troquant et commerçant avec les
musulmans, qui pour leur part organisèrent rapidement
« l'exportation » d'esclaves capturés parmi les tribus ban-
toues (qui occupent la partie sud de l'actuelle Somalie)
par les vaillants Somalis, à destination de la péninsule
Arabique, alors friande de ce commerce.

L'influence de Zanzibar et l'expansion somalie

Les échanges commerciaux connurent un développe-


ment croissant, surtout avec l'occupation de tous les
grands ports de la côte par les sultans de Zanzibar,
descendants des sultans d'Oman. La lutte contre l'in-
fluence portugaise s'engagea dans les comptoirs, et fut
remportée par les troupes des sultans musulmans qui s'y
installèrent et gardèrent leur pouvoir jusqu'en 1873, date
de la suppression du marché de l'esclavage.
Cette période a profondément marqué l'architecture
des villes africaines de l'océan Indien : maisons blanches
aux fenêtres étroites et portes décorées de motifs inspirés
du Coran sont visibles aujourd'hui encore dans la médina
de Mogadiscio, mais aussi à Brava, Merca, puis au Kenya :
Lamu, Malindi, Mombasa, et jusque dans l'île de Zanzibar.
Le vieux phare situé derrière l'hôtel Urruba à Mogadiscio
plonge le quartier plusieurs siècles en arrière. Quant à ses
habitants, ils gardent l'influence vestimentaire des Yémé-
nites du x' siècle : tchador anthracite pour les femmes et
gandura (robe rayée) pour les hommes.

9
A l'intérieur des terres, les peuples galla et somali
repoussèrent peu à peu les tribus barbares vers le sud.
Elles se stabilisèrent dans l'actuel Kenya et n'en bougè-
rent plus.

La période moderne

L'intérieur de la Corne, jusque-là considéré comme


terra incognita par les colonisateurs, sera divisé en deux
pendant toute la période qui s'étend de la fin du au
milieu du xx siècle, lors de la colonisation britannique au
nord, et italienne au sud.
Une grande partie des troupes coloniales britanniques
alors stationnées au Yémen envahirent Zeila en 1842, et
pénétrèrent dans les terres au prix de combats violents et
acharnés. La résistance somalie à l'envahisseur — consi-
déré aussi comme infidèle par les musulmans — s'orga-
nisa au début de ce siècle, notamment derrière le « mullah
fou » : le cheikh Mohamed Abdulle Hassan, qui mit en
déroute les armées de la Couronne à plusieurs reprises.
Ces faits d'armes lui valent aujourd'hui en Somalie un
culte qui met en valeur l'âme guerrière et libératrice du
héros, et reprend dans une littérature abondante de
nombreux poèmes écrits par ce soldat de Dieu. Les
déboires enregistrés par l'Angleterre ne l'empêchèrent pas
de fonder le Somaliland dont Hargeysa devint la capitale.
En 1863, les troupes italiennes étaient présentes en
mer Rouge dans les ports de Massaoua et Assab, où elles
posèrent les premiers jalons de leur colonisation de l'Est
africain, et tentèrent d'assouvir ainsi leur rêve de réunir
un jour de grands territoires : Erythrée, Abyssinie, Soma-
lie. Par la mer, le prince Humbert Pr de Savoie, roi d'Italie,
attaqua Mogadiscio en 1890 et fonda la Somalia en 1905.
Celle-ci servit de base à la campagne d'Ethiopie (dirigée
alors par Hailé Sélassié rr, négus depuis 1928) de 1935, qui

10
trouva son achèvement en 1941 avec la prise d'Addis-
Ababa par les Italiens. Or, après la défaite fasciste en
Europe et la fin des hostilités, le plan « Bernin-Sforza »,
concocté par l'O.N.U., concéda à l'Italie déchue que : « la
Somalia reste placée sous contrôle italien, puis devienne
indépendante ».

L'indépendance et la révolution

La pierre miliaire que représente l'accession à l'indé-


pendance dans l'histoire somalienne fut posée lors de la
réunion à Mogadiscio, en 1960, des représentants du
Somaliland anglais et de la Somalia italienne, qui s'enten-
dirent la même année pour donner naissance à la répu-
blique de Somalie.
La période 1960-1969 fut celle d'un Etat indépendant
cherchant sa voie, dirigé par un régime parlementaire
corrompu, aux dires du brigadier Mohamed Siyad Barre,
qui prit le pouvoir lors d'un putsch avec le soutien de la
police et de certains éléments de l'armée, au cours de la
nuit du 21 octobre 1969.
A partir de cette date, le socialisme « scientifique » fut
adopté comme ligne politique par le Conseil suprême de
la Révolution, dont firent partie Mohamed Siyad Barre et
quelques proches. Ce choix politique a eu d'énormes
conséquences sur le déroulement des années 1970-1980,
car même s'il a permis aux Somaliens de se libérer du
« joug impérialiste », il n'en est pas moins responsable de
la situation à laquelle se trouve confrontée aujourd'hui la
Jamhuuriyadda Dimuqraadiga Soomaliya : la république
démocratique de Somalie.

11
L'idylle

La conséquence immédiate de cette orientation vers le


socialisme a été un rapprochement avec l'Union soviéti-
que qui lorgnait depuis bien longtemps cette région qui
présente une position stratégique colossale : les côtes
somaliennes (au nord) sont au plus près du détroit de
Bab-el-Mandab (la porte des pleurs) qui ferme la mer
Rouge où transite tout le trafic maritime pétrolier des
nations occidentales. Et même si le nouveau président
somalien déclarait à des journalistes français en 1975:
« l'installation de bases militaires est un acte criminel »,
cela n'a pas empêché les Soviétiques d'établir peu après
une base sommaire à Berbera. L'idylle soviéto-somalienne
a duré de 1969 à 1977, et la chronologie des événements
qui se sont achevés par l'expulsion des conseillers soviéti-
ques présents en Somalie (au nombre de 6 000 environ)
s'est articulée ainsi :

16 mars 1977 : Fidel Castro en personne propose


au colonel Mengistu (chef de l'Etat
éthiopien ayant succédé au négus)
et à Siyad Barre un projet de
Fédération de l'océan Indien inté-
grant Ethiopie, Somalie et Yémen
du Sud, au cours d'une réunion se
tenant à Aden.
ler juin 1977 : Le Front de libération de la Soma-
lie occidentale (F.L.S.O., armé et
soutenu par Mogadiscio) sabote la
ligne de chemin de fer Djibouti-
Addis et mine des positions éthio-
piennes.
23 juillet 1977 : Offensive générale de l'armée so-
malienne, jusqu'à Gode, base aé-

12
rienne éthiopienne de F 5 (avions
de construction américaine).
26 juillet 1977 : Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne
annoncent qu'ils livreront des ar-
mes à la Somalie. La France s'ali-
gne sur cette position.
Fin août 1977 : Siyad Barre se rend à Moscou
pour prier les Soviétiques de révi-
ser leur politique de soutien à
Mengistu. A son retour, Siyad fait
un détour par Le Caire et rencon-
tre le président Sadate.
3 septembre 1977 : A la suite d'une intervention de
l'O.U.A., les trois pays concernés
reviennent sur leur décision.
4 septembre 1977 : La Somalie demande leur appui et
des armes aux pays membres de la
Ligue arabe.
7 septembre 1977 : Addis rompt ses relations diplo-
matiques avec Mogadiscio.
13 septembre 1977 : Siyad se rend à Riyad, et Moscou
stoppe toute livraison d'armes à la
Somalie.
21 oct./1" nov. : Siyad adresse une mise en garde à
l'Union soviétique, tandis que les
premiers conseillers quittent le sol
somalien.
13 novembre 1977 : Mogadiscio annonce l'expulsion de
tous les conseillers soviétiques
présents sur son sol.

Ceux-ci avaient pour tâche essentielle d'encadrer


l'administration somalienne, l'armée et la police en parti-

13
culier. Ainsi les services de sécurité somaliens (N.S.S.)
étaient directement inspirés du K.G.B., et ses cadres
avaient été formés en U.R.S.S., tel Axmed Suleiman Dafle
(gendre du président et responsable du N.S.S.), Moham-
med Jibril (autre figure importante de la Sécurité) ou tant
d'autres dans l'administration : Postes, Santé, Finances,
etc.
C'est donc pendant ces années que l'armée et la police
somaliennes héritèrent de tout un matériel qui n'était pas
toujours de première fraîcheur, mais qui a le mérite d'être
parfois en service, aujourd'hui encore : chars T 34, T 54,
MIG 15, 17, 19 et 21, Antonov 24 et 26, camions et voitures
UAZ, sans oublier les célèbres AK 47 Kalachnikov.
Ces huit années de présence soviétique furent très mal
ressenties par la population, qui avait le sentiment que ces
gens ne leur fournissaient pas des biens de première
qualité : semences, outils, matériel militaire, etc., mais leur
imposaient en revanche une politique souvent à mille
lieues de leurs préoccupations.
Certains voient les raisons de cet échec dans le choc
des cultures : l'affrontement d'une société très pieuse
(musulmane) et d'une autre, rationnelle, matérialiste et
athée. Et le président Barre de déclarer à propos de
l'expulsion des Soviétiques : « Les aspirations nationales
pèsent pour nous plus lourd que les considérations idéolo-
giques. »
2.
Mogadiscio

Moqdishu International Airport

L'arrivée à Moqdishu International Airport surprend


les habitudes occidentales. Après le survol de la ville-
mosaïque verte et blanche quadrillée par de rares rues
goudronnées, puis un atterrissage au ras des dunes rouges
qui bordent l'océan Indien, il faut affronter dès la passe-
relle une atmosphère singulière. La chaleur, l'inconfort et
l'exiguïté des lieux rendent le premier contact avec la
Somalie pour le moins décourageant. S'armer de patience
(deux ou trois heures) et préparer son plus beau sourire
pour affronter les contrôles successifs des douaniers et
policiers suspicieux semble être le meilleur remède.
Après avoir passé les différents contrôles, et réglé les
différentes taxes, il faut trouver un taxi qui puisse vous
conduire vers le centre de la ville et quitter la zone de
l'aéroport, situé au sud de la ville. Le taxi emprunte par la
suite la route qui longe le port, puis les vieux murs gris

15
constitués de blocs de corail mort taillés dans la falaise
qui cerne Xamarweyne, la médina construite le dos à
l'océan Indien. Ici, l'air est frais et humide, et mes
premiers souvenirs de cette ville se situent dans ce
quartier aux senteurs indéterminées et totalement nouvel-
les pour moi.

La découverte de la capitale est pour moi liée à


l'odorat et à la lumière. Les exhalaisons de l'océan proche
remontent dans les ruelles et s'insinuent dans les placettes
et les cours intérieures en laissant planer un goût fétide et
acide à la fois. Plus on s'éloigne, plus les odeurs changent
et laissent la place à celle aigre des feux de cuisine au
charbon de bois, ou celle, musquée et chaude, des ani-
maux qui vivent à l'intérieur des quartiers. Et, lorsque le
soir tombe, des volutes d'encens montent des quartiers
populaires pour envahir toute la ville. Chaque quartier a
son odeur, omniprésente et particulière. Cela a été pour
moi une découverte, mon odorat n'ayant pas été habitué à
tant de sollicitations.

C'est entre chien et loup que la ville est la plus


attirante et la plus animée. Contrairement à beaucoup de
villes islamiques, Mogadiscio vit le soir très tard. L'agita-
tion culmine peu après l'appel des mosquées pour la
prière, vers 18 h 30, et va diminuant jusqu'à 23 h environ.
Dès que le soleil embrase l'horizon, les terrasses des cafés
se remplissent d'hommes qui s'attablent mollement de-
vant un thé parfumé à la cannelle et à la cardamome ; les
rues commerçantes autour du marché sont envahies de
femmes drapées dans des cotonnades transparentes et
non voilées qui, accompagnées d'enfants ou en groupe,
dévisagent fièrement l'étranger.

Lors des coupures de courant, fréquentes en 1984 à


cause de problèmes techniques, puis d'un attentat contre
la centrale (revendiqué par l'opposition), des centaines de
lampes à pétrole s'allument et éclairent d'un jaune pâle le

16
pas des échoppes, et le commerce peut continuer dans le
noir. Cette obscurité rassure. Une sensation de se fondre
dans la masse qui coule lentement sur les trottoirs ou
dans les ruelles ensablées envahit le promeneur.
Ce sentiment de sécurité et de bien-être peut provo-
quer l'envie de rencontrer ces gens, d'appréhender la
sensibilité et le charme somaliens, comme le ferait tout
étranger fraîchement débarqué sur ce sol. La tête pleine
d'images et de préjugés concernant l'Afrique, la négritude,
on s'installe avec eux devant les bars, cultivant l'art de la
parlote, un verre de thé à la main. Les qualités de contact
des voisins facilitent les échanges, et l'on se sépare
habituellement sur des promesses de rencontre.
Il est en fait très difficile de fixer des rendez-vous à
domicile, car une loi votée lors de la présence soviétique
interdit aujourd'hui encore aux Somaliens de pénétrer
chez les étrangers (et inversement) sans autorisation de la
police. De plus, même si les femmes peuvent sembler
libres (en comparaison avec le reste du monde islamique)
de fréquenter des étrangers, elles s'exposent de toute
façon à des insultes (sharmuta : putain) et aux rafles
nocturnes de la milice, de la N.S.S., et par la suite aux
tracasseries policières : enquêtes, menaces, chantages,
violences et mesures de rétorsion (confiscation du passe-
port ou camp de rééducation).

Magacaa ? (Comment t'appelles tu ?) -

Se plonger dans l'intimité de cette cité n'est pas


toujours chose facile, car le citadin est de nature farouche
et méfiante, et lors de mes promenades nocturnes, je
ressens cette solitude. Celle qui me gagne au petit matin,
lorsque, assis, attentif, je cherche dans les quartiers les
plus reculés à saisir l'âme de la ville. La fraîche pâleur de
l'aube, les chants plaintifs aux longues modulations

17
appelant les fidèles à se rassembler pour prier, le passage
des troupeaux poussés aux cris aigus de leur berger
étonné de me voir, moi, Blanc, assis ici ; tout confirme en
moi l'impression de ne pas faire partie du décor. J'ai
réellement le sentiment d'être un intrus au milieu d'eux,
et que ce mouvement de répulsion est provoqué par eux.
C'est au hasard de déambulations pédestres dans les
ruelles sableuses que j'ai peut-être saisi le sens de ma
présence sur le sol somalien. Au cours de conversations
inopinées, on m'a souvent demandé mon nom, mon âge,
ma nationalité, si j'étais marié, si j'avais des enfants, mais
on n'a jamais omis de me faire préciser la raison de ma
présence ici, dans ce quartier, comme si... « on ne vient pas
ici pour son plaisir, il n'y a rien ici pour toi.. », c'est la
réflexion que l'on m'a faite un soir, dans un quartier
retiré, convaincu que j'étais une espèce d'espion, et sou-
haitant résolument que je m'éloigne.
A Mogadiscio peut-être encore plus qu'ailleurs les
populations se montrent réservées et parfois même aga-
cées par ma seule présence. Cela, je le précise, ne se
produit pas dans tous les quartiers, mais il est certaines
gens qui, comme le peuple nomade somali en général,
croyant préserver leurs traditions, ne tentent rien pour
combler le fossé qui existe entre leur culture et une autre.
Les concepts de pur et impur puisés dans la religion
islamique ont été intégrés d'une façon étrange par les
Somaliens les plus « traditionnels » et sont souvent utilisés
pour justifier la différence entre nos deux civilisations.
La conscience d'appartenir à une race et le passage
des Soviétiques qui ont insufflé la méfiance à l'égard de
l'étranger constituent les principales raisons du rejet de
celui-ci et réalisent une certaine unité dans la société
somalienne.

18
Une unité religieuse

Ayant vu le jour dans la péninsule Arabique avec la


transcription par Mahomet le Prophète des révélations
divines dans le « Coran », cette religion gagne la Corne de
l'Afrique peu avant le xe siècle par l'intermédiaire des
Arabes. Elle gagnera rapidement du terrain.
Il se trouve qu'aujourd'hui les Somaliens sont tous
musulmans sunnites. Le sunnisme est une branche de
l'islam qui se différencie du chi'isme (présent en Iran,
Turquie, Syrie, Irak), notamment par l'absence de hiérar-
chie cléricale. Pas d'ayatollahs, de mollahs... Le sunnisme
fait référence à la sunna : la tradition (la manière de vivre
du Prophète et de ses compagnons). Les spécialistes
notent cependant que le rite pratiqué par les Somaliens
est de type shafi'i, forme ascétique et médiatrice de
l'islam. Mais en fait rien ne permet de différencier les
pratiques somaliennes des autres pratiques musulmanes.
Là aussi on doit prier cinq fois par jour après avoir fait les
ablutions rituelles ; là aussi on pratique le jeûne (rama-
dan), les tabous alimentaires sont observés (porc, alcool) et
le vendredi — comme partout dans l'islam — est le jour
consacré à la prière.
Mon propos n'est pas de résumer toute la philosophie
de l'islam en quelques lignes. Je soulignerai néanmoins
quelques pratiques spécifiques de ce pays et déviantes de
l'orthodoxie islamique. Ainsi, les Somaliens pratiquants se
considèrent souvent comme purs, à l'opposé des non-
croyants (appelés gaal: païens), le plus souvent incarnés
par l'homme blanc. L'équation impur = Blanc s'avère
possible dès lors que la population traditionnelle a com-
pris — à tort — que le fait de croire, et surtout de pratiquer
la religion, lui confère une certaine « pureté ».
En fait, l'islam ne tolère que deux religions : le ju-
daïsme et le catholicisme, car chrétiens et israélites sont

19
cités dans le Coran comme les « gens du Livre » (Ars-a l-
Kitab). Les autres religions ne sont qu'« idolâtries », et
fortement condamnées. Quant à l'athéisme, il revêt ici un
caractère diabolique et malsain.

Selon les besoins

Chaque musulman intègre les concepts selon l'histoire


de son pays, sa personnalité, ses besoins, ou la ligne
politique en vigueur dans le pays. La transgression de la
règle ou son application erronée — selon les religieux — ne
sont pas rares et ont toujours pour origine une idéologie
mal dissimulée et toujours teintée de nationalisme et de
sexisme. Ainsi, un jour, un Somalien m'a dit en plaisan-
tant : « Si je t'égorgeais, je suis sûr d'aller au paradis. »Il
avait intégré au pied de la lettre l'idée de « guerre sainte »
(Jihad), et était convaincu qu'en tuant un infidèle, il
connaîtrait à coup sûr la volupté de l'Eden.
De même la théorie de l'évolution est rejetée, et l'on
considère donc que l'homme (Adam) est apparu sur terre
du jour au lendemain : d'une poignée de terre (ou de
boue ?) sur laquelle Dieu (Allah) aurait propagé son
souffle divin (rit, en arabe, se traduit par matière subtile...
sperme ?). Eve serait, elle, apparue de l'une des côtes
(flanc) d'Adam. Cette thèse n'est cependant pas propre à
l'islam, puisqu'on la retrouve dans les manuels scolaires
de certains Etats américains. Religion, quand tu nous
tiens !

«Il n'y a de dieu qu'Allah, et Mahomet est son


Prophète »

Les populations somalies, toutes musulmanes sunnites


depuis le xive siècle, ont conservé une pratique on ne peut

20
plus fervente du culte des saints (santoni). Dans un petit
village de la côte, Jasira, la tombe du saint est, elle, située
sur un îlot rocheux à quatre cents mètres de la plage, et
les Somaliens m'ont affirmé que, lors du pèlerinage qui
lui est dédié, les eaux se retiraient pour permettre aux
fidèles de rejoindre la tombe à pied sec : mieux que dans
la Bible, où les juifs quittent l'Egypte sans se mouiller.
Présent fortuitement sur le site quelques jours avant cette
manifestation, j'ai pu constater effectivement que la mer
se retirait et permettait de se rendre sur l'îlot sans se
mouiller les pieds, à marée basse. Ayant consulté le
calendrier, il s'avère aussi que cette période est proche de
l'équinoxe, c'est-à-dire des grandes marées.

L'adoration des saints se perpétue avec la tolérance


des autorités qui n'aiment pas trop ce genre de manifesta-
tions populaires non contrôlées. Mais cette forme de
paganisme, voire d'animisme, a été conservée par les
couches les plus traditionnelles : nomades, paysans, pau-
vres...

Ainsi, dans la région de Bur-Akaba (haut Jubba), où


des blocs granitiques surgissent comme par miracle de la
platitude de la savane épineuse, et où des populations
sédentaires se sont établies grâce à la présence de l'eau,
on signale la légende suivante : au xvme siècle, Mou'min
Abdallah se serait changé en gros oiseau, se serait posé
sur la colline voisine (Bur, en somalien), et aurait exhorté
et guidé, grâce à sa voix humaine, les tribus locales dans
leurs guerres. Il s'avère aujourd'hui que les descendants
de ce saint vivant dans la région sont régulièrement
invités à participer à des prières afin d'éloigner les oiseaux
des cultures.

Ainsi donc, malgré l'existence d'écoles coraniques qui


endoctrinent les enfants depuis l'âge de quatre ou cinq
ans, la reconnaissance par le gouvernement d'une religion
d'Etat (il existe dans le gouvernement socialiste révolu-

21
tionnaire somalien un ministère de la Justice et des
Affaires religieuses), et des campagnes d'arabo-islamisa-
tion financées par l'Arabie saoudite, les religieux ne
contrôlent pas encore tout à fait les couches traditionnel-
les de la population, qui persistent à croire à une vie après
la mort (d'où le culte des saints), pratiquent des sacrifices
d'animaux et, conjointement, n'hésitent pas à vanter les
valeurs de l'islam.

Vers la radicalisation

Il est certain qu'avant l'islamisation, cette contrée


pratiquait l'animisme, et que celui-ci a bien du mal à être
supplanté. Après avoir résisté à l'islam, il résiste au
matérialisme socialiste, mais perd toute prédominance. Il
persiste surtout chez les nomades qui, bien qu'islamisés,
ont une conception du monde bien étrange : certains
affirment que, si la terre n'était pas posée sur le dos d'un
chameau, elle tomberait !
Or, depuis quelques années, on assiste à une certaine
radicalisation de la pratique religieuse, orchestrée par le
Royaume wahabite mais aussi par les religieux égyptiens
qui exigent, en échange des crédits alloués ou de dons
(construction de la Grande Mosquée : trente millions de
dollars), un comportement plus « islamiste » : contrôle des
moeurs, éventualité du port du voile pour les femmes,
campagne de lutte contre le port de vêtements féminins
traditionnels — jugés trop transparents par les Saoudiens.
Ce sont eux qui financent depuis 1983 une campagne
d'arabisation à tout crin, qui aura pour effet l'obligation
d'apprendre l'arabe pour tous les fonctionnaires, et l'adop-
tion de cette langue comme langue officielle.
Cependant, on ne change pas ainsi les traditions
(animisme, culte des saints) d'un peuple fier et indépen-
dant qui estime n'avoir de leçons à recevoir de personne.

22
Quelle unité ethnique ?

Pour la plus grande partie de la population soma-


lienne, la conscience d'appartenir à une race — somalie en
l'occurrence — lui confère une supériorité sur les autres
peuples africains ou arabes, mais aussi sur le Blanc. En
effet, il n'y a en Somalie aucun complexe vis-à-vis du
Blanc malgré les siècles de présence étrangère, aucune
peur de l'étranger en général. On note seulement une
méfiance vigilante et une aptitude à hiérarchiser les races.
Selon la légende transmise de bouche à oreille et
signalée par François Balsan, la population somalie a pour
origine (vers le vue siècle) les descendants, venus d'Arabie,
du groupe ethnique Darod, qui occupait la Corne de
l'Afrique depuis une date indéterminée et qui, le premier,
s'est converti à l'islam. Ce groupe aurait donné naissance
aux tribus wassangali, dolbaharte, medjerten et ogaden,
présentes dans tout le nord du pays.
Une autre souche proviendrait, elle, de l'est, et le
groupe Issak aurait, par filiation, donné naissance aux
tribus aberjoin, aberoual, aberdjahola et, peut-être, issa,
qui occupent la zone nord-est, le Sud-Est et Djibouti
(conférer la carte).
Pour les experts, les Somalis forment la branche
hamitique de la race caucasique dont font partie les
Massaïs du Kenya, les Afars de la république de Djibouti
et les Gallas (ou Oromos) de l'Ethiopie, et qui présentent
des caractères phylogénétiques particuliers. Ils sont noirs
de peau, plutôt grands et minces, et se distinguent des
autres Africains par leurs traits fins et gracieux : nez
étroit, petit, lèvres minces, membres longilignes et fins.
Des Somalis sont aussi présents dans les pays voisins :
Djibouti, Ethiopie et Kenya, ce qui constitue l'origine de
divers conflits, mais en fait la Somalie est presque
exclusivement occupée par une seule race, mis à part les

23
Bajuns — qui vivent dans le Sud côtier — et les Ouago-
shas — établis entre Shebelle et Jubba — qui seraient les
descendants des esclaves bantous et sont, à ce titre,
méprisés par les Somaliens qui les surnomment Adons
(esclaves) et se moquent ouvertement de leurs traits plus
« africains » : allure lourde, nez épaté, bouches lippues. Ce
sont d'ailleurs eux qui pratiquent l'agriculture tradition-
nelle et constituent la main-d'oeuvre pour la construction
à Mogadiscio.
Ce cloisonnement horizontal de la société somalienne
fonctionne selon deux directions ethniques : le tribalisme
et le clanisme qui — comme partout en Afrique —
perturbent le débat politique et nuisent à l'élaboration de
consensus sociaux. Ainsi donc, l'unité ethnique clamée si
fort par l'Etat et certains experts n'est qu'une vue de
l'esprit, ô combien fragile.

Le concept d'Etat

C'est dans un grenier sombre du musée de Mogadiscio


(ancien palais des sultans de Zanzibar) que je suis tombé
par hasard sur un panneau représentant les emblèmes
des partis politiques candidats aux élections de 1968, au
nombre de soixante-dix. Il est bon de préciser quelle force
de pression constitue chaque groupe ethnique, et com-
ment ces groupes animent la vie politique somalienne.
Malgré la condamnation de ces pratiques par le gouver-
nement actuel — qui considère que le tribalisme est lié à
la domination étrangère —, leur existence permet aux
membres d'une tribu de préserver ses privilèges ou, mieux
encore, d'en acquérir de nouveaux.

La société somalienne est constituée de cinq groupes


ethniques (Dir, Darod, Ishaak, Haoriya, Dighil), sans ou-
blier les Ouagoshas et les Bajuns, qui sont à part car
d'origine non somalie (ce qui reste à vérifier scientifique-

24
ment). Chaque communauté est elle-même divisée en
tribus qui se caractérisent par leur filiation, leur localisa-
tion géographique et leur activité traditionnelle aujour-
d'hui encore pratiquée.

L'appartenance d'un individu à un groupe tribal lui


procure souvent des avantages selon que l'un des mem-
bres de celui-ci possède tel ou tel privilège, ou occupe une
bonne place dans l'administration somalienne. Ainsi le
président, qui appartient aux Marehans — localisés dans la
région du Gédo (sud-ouest) —, a su placer tant à Mogadis-
cio que dans cette région de nombreux membres de sa
tribu à des postes clés : camps de réfugiés, ministères...
D'ailleurs, un modeste gardien de parc automobile de la
capitale s'est vu soudain propulsé à la tête d'une adminis-
tration où, m'a-t-on dit, il brillait par son incompétence,
ses colères injustifiées et son immence influence sur les
services de police.

Certains ministères sont envahis de chefs de service


incompétents dans leur secteur, qui ont été nommés en
fonction de leur appartenance tribale, et non de leur
qualification. De toute façon, la crise de l'emploi est telle
que la valeur professionnelle n'est pas du tout reconnue :
tout se décide en fait par le jeu des influences et des
pouvoirs. C'est précisément ce jeu-là qu'ont voulu jouer
les partis-tribus lors des premières élections libres de
l'histoire somalienne, en 1968, et qui ont montré la limite
de ce type de fonctionnement, aucun consensus ne
pouvant être élaboré.
En fait, en ce qui concerne le tribalisme, tout n'est pas
si simple. L'Occident et la société française en particulier
ont le don de considérer ce fonctionnement ethno-politi-
que d'une façon manichéenne en le comparant à la
démocratie. Or il est, à l'intérieur du tribalisme, des types
de sociétés beaucoup plus libertaires que le modèle
démocratique. Malheureusement, d'autres ont aussi mis

25
en place des formes de pouvoir oligarchique dont il sera
difficile de se débarrasser. Ainsi en Somalie, où le groupe
tribal au pouvoir règne en maître absolu, celui-ci fait
profiter de ses largesses une partie de ses membres et
opprime les 90 % restants de la population. Rappelons tout
de même que le brigadier Siyad Barre, lorsqu'il prit le
pouvoir, déclara vouloir mener une double révolution :
contre le capital et le tribalisme. Or, il s'est avéré que l'un,
l'autre et une conjonction des deux lui permirent de
renforcer son pouvoir personnel.

Le Parti unique

Après le super-gouvernement des militaires (Conseil


suprême de la Révolution), la révolution a, en 1976,
instauré le Parti unique révolutionnaire (X.H.K.S.) dont la
liste, composée de tous les dignitaires, a remporté des
succès éclatants aux élections pour l'Assemblée popu-
laire :
31 décembre 1979 : OUI : 99,91 %
13 janvier 1985 : OUI : 99,86 %

L'année 1986 a connu un rebondissement politique


avec la première élection présidentielle au suffrage uni-
versel, cela pour un seul candidat évidemment. Les
résultats, identiques, sont supérieurs à 99 %. Eloquent.
Cependant le Bureau politique, composé de Siyad
Barre, Ali Mohamed Samantar (ministre de la Défense) et
trois autres militaires, veille au grain idéologique. C'est ça,
la vraie pratique socialiste autogestionnaire !
Imbriqués dans chaque groupe ethnique (tribu), les
clans interfèrent à un degré moindre dans la vie politique.
Ces groupes ne sont pas exogames : il est défendu à un
membre d'un clan d'épouser un membre d'un autre sous

26
peine de mise au ban. Les clans vivent centrés sur
eux-mêmes et sont fortement hiérarchisés entre eux.
En fait, les « différences » entre clans sont surtout
présentes en zone rurale, les citadins s'étant éloignés de
l'activité traditionnelle et pratiquant des professions
« modernes » : services, secrétariat, police, professions libé-
rales, etc. J'ai voulu questionner un jour une amie soma-
lienne à ce sujet : elle m'a affirmé que les bases du
clanisme se situent au plan de tabous qui auraient été
transgressés. Selon elle, tel groupe humain aurait, dans un
temps bien lointain, consommé de la viande humaine ou
provenant d'animaux morts afin de survivre en période
difficile. Pour le mettre à l'écart de la communauté et lui
faire expier sa faute, on l'aurait « invité » à prendre en
charge les activités serviles (la même légende est en
vigueur au Mali). Ces « légendes » autour du clanisme
existent un peu partout en Afrique et me semblent faire
partie d'une culture collective régionale. Il serait intéres-
sant de connaître l'origine de la disparition du clanisme
en France. Le brassage des populations, peut-être ? Tou-
jours est-il que les nomades somaliens et les couches les
plus traditionnelles de la population ont bien du mal à
intégrer le concept d'Etat.

Répartition des clans selon leur activité professionnelle


(d'après I. M. Lewis)

MIDGAN Travail du cuir, transport de l'eau, coupe


du bois, servage

YIBIR Sorciers, guérisseurs

TOUMAL Forgerons

27
L'opinion la plus répandue affirme : « C'est parce qu'ils
sont catholiques et impérialistes depuis des millénaires que
les Ethiopiens agressent continuellement les Somaliens. »
Or, cela provoque depuis la nuit des temps des troubles
constants en Afrique orientale.
Avant 1978, il existait dans cette région un mouvement
armé par Addis, le SOSAF (Somali Salvation Front), qui
s'opposait au F.L.S.O. — armé par Mogadiscio. Depuis 1978
sont nés le M.N.S. (Mouvement national somali) et le
F.D.S.S. (Front diplomatique du salut de la Somalie) qui
luttent aux côtés de l'armée éthiopienne de Mengistu. Au
plus fort des combats (1978, 1982), ceux-ci unirent leurs
efforts à ceux des éléments cubains, afin d'empêcher le
F.L.S.O. et l'armée somalienne de reprendre par la force
l'Ogaden qu'elle revendiquait : la Somalie Galbeed. En
fait, ces deux mouvements d'opposition (M.N.S. et F.D.S.S.)
à Siyad Barre étaient constitués presque exclusivement de
membres de la tribu medjerten, qui s'opposaient aux
Maherans du Sud-Ouest (Gédo), tribu du président.
Le 5 octobre 1982, Radio-Halgan, basée à Addis et
animée par le F.D.S.S., annonçait officiellement que
désormais M.N.S. et F.D.S.S. iraient unis dans leur lutte
contre le « tyran » Siyad Barre et les « colons de Mogadis-
cio ». Suite à des désaccords internes, un nouveau chef du
F.D.S.S. fut nommé en octobre 1985, et un accord de
conciliation, finalement élaboré, après force troubles et
contestations internes au mouvement.
Ce qui frappe l'étranger en Somalie, c'est l'omnipré-
sence du drapeau national. Il est partout : sur le pas des
échoppes, dans les maisons, sur les véhicules... Cette
oriflamme constituée d'une étoile blanche sur fond bleu
ciel est non seulement le symbole d'un nationalisme
exacerbé, mais aussi le sceau des tribus somalies irréden-
tistes dans la Corne de l'Afrique. Chaque branche de
l'étoile représente un territoire habité par des populations
de race somalie, à savoir : le N.F.D. (Northern Frontier

28
District) au Kenya (en fait : toute la bande nord), l'Ogaden
(hauts plateaux éthiopiens), la république de Djibouti,
l'ancienne Somalia, et enfin l'ancien Somaliland. Leur
union aurait dû former la « Grande Somalie », rêve sans
lendemain du gouvernement de Mogadiscio. Cette idée
forte, le régime l'a peu à peu passée sous silence, depuis
les derniers combats violents de 1982, au cours desquels le
F.D.S.S., assisté par des éléments éthiopiens, repoussa ses
adversaires au-delà de la route de Belet-Weyne. L'armée
somalienne eut fort à faire pour renvoyer les intrus à
l'endroit exact où ils campaient au début des conflits.
Depuis cette date, aucun combat d'envergure n'a été noté
dans cette zone qui jouxte l'Ogaden. L'existence tacite
d'un consensus entre Mogadiscio et Addis a laissé la place
aux actions sporadiques de guérilla et aux raids aériens de
l'aviation éthiopienne sur les villages du Nord somalien,
Borama entre autres...
Il est donc aisé de constater combien l'apparente unité
ethnique est artificielle, et qu'elle répond à la nécessité
coloniale de créer des frontières sans se soucier des
ethnies concernées. Ainsi, les hauts plateaux d'Ogaden,
occupés par la Grande-Bretagne au début du siècle,
auraient été cédés par erreur à l'Ethiopie lors de la
constitution de sa frontière en 1960. Mogadiscio convoitait
ces territoires (habités par des Somalis), d'où le conflit,
même si, dans sa charte révolutionnaire, elle stipulait
qu'elle souhaitait obtenir satisfaction « par des moyens
pacifiques et légaux », dans le but d'assouvir son besoin
d'unité nationale.

Une unité linguistique récente

Ce qui scelle l'unité des habitants de la Corne, c'est


leur langue commune, qui possède une particularité
frappante : plongeant ses racines dans la culture arabe

29
(souche kouchitique) et parlée depuis des siècles, elle ne
s'écrit que depuis 1972, et cela avec des caractères latins.
Depuis cette date, un dictionnaire est mis à jour par une
académie qui puise les mots nouveaux dans l'arabe,
l'anglais et l'italien. Ainsi, « brosse » se dit barach (brush
en anglais), « fromage » se dit farmaajo (formaggio en
italien), et « café » : buun (comme en arabe) ou cafté
(comme en italien).
Cette langue est langue officielle, mais pour la presse
et les actes administratifs sont aussi utilisés l'italien,
l'anglais, et récemment l'arabe. De plus, le somali parlé en
Ogaden (Ethiopie), le somali-abo, est reconnu par les
experts comme faisant partie de la culture somalie, et il
existe quelques rares ouvrages édités dans cette langue.
Quant au swahili, il n'est parlé que dans les ports du Sud
côtier, et un peu à Mogadiscio, par certains commerçants
de la médina... ainsi que par le président Siyad Barre.

La gloire des princes de Savoie

Il est aisé de saisir, après quelques semaines sur le sol


somalien, comment les contrastes donnent à la capitale
un aspect d'inachevé et de diversité où se mêlent étran-
gement charme ancien et rigueur glacée. Les construc-
tions les plus traditionnelles (huttes carrées couvertes de
tôle ondulée construites en bois et pisé) de certains
quartiers en côtoient d'autres en béton, d'allure moderne
mais fade. La frénésie de construire ayant gagné Moga-
discio depuis quelques années, certains quartiers consti-
tuent de véritables fourmilières humaines qui s'activent à
passer à la chaîne des milliers de seaux de béton. De
même, les camions brinquebalants forment une ronde
incessante entre les chantiers et les lieux d'extraction du
gravier, situés au nord et au sud de la capitale.

30
Les constructions modernes, blanches pour la plupart,
dépassent rarement plus de trois étages, et les hauts murs
dont elles sont ceintes cachent des cours et de frais
jardins. Malgré la chaleur, la ville est très verte, grâce à la
présence de nombreux arbres, dont l'ombre adoucit les
couleurs vives et crues des murs des habitations. Le vert
étant la couleur de l'islam, de nombreuses maisons sont
peintes en vert. Et, lorsque le soleil glisse à l'horizon et
colore de rouge toutes les façades, c'est l'instant où la ville
va s'animer lentement, nous invitant à la mieux connaître.

Lors de mes différents trajets en ville, j'ai eu l'occasion


de passer sous deux arcs de triomphe : l'un d'allure
moderne à la gloire de la révolution ; l'autre, martial et
massif, érigé à la gloire des princes de Savoie. Ils se
veulent être l'exaltation d'un nationalisme, mais donnent
au centre-ville un austère caractère colonial, que les
morsures du temps dégradent peu à peu. D'autres arcs
sont érigés de temps à autre, constitués de fûts de deux
cents litres en tôle (dont l'usage était réservé à l'huile). Ils
sont soudés ensemble, repeints de couleurs vives, et
exaltent les bienfaits du socialisme et de la lutte populaire.

Construits par la population lors de campagnes


d'auto-assistance, certains bâtiments administratifs, les
deux grands hôtels de la capitale (Jubba et 'Urrubba), sont
la vitrine du socialisme scientifique, et dénotent parfaite-
ment par leur architecture rigide et froide. De grands
rideaux bleu vif battant aux fenêtres, des murs qui ont été
blancs, constituent tout le charme de ces bâtiments
atteints d'une maladie insidieuse et profonde, qui les
ronge à petit feu : portes et mobilier dévastés par les
termites, crépi des murs se répandant sur le sol, tapis et
tentures incrustés de poussière et maculés de projections
diverses, climatiseurs et toilettes hors d'usage, systèmes
électriques défaillants. Les fonctionnaires assistent im-

31
puissants à ce spectacle, traînant la savate d'un couloir
désert à l'autre.
Dans le dédale des étages et des corridors règne une
ambiance calme et sereine qui repose sur l'absurdité du
système qui voudrait faire de tous ses citoyens des
révolutionnaires acquis à sa cause, alors que ceux-ci n'ont
pas été augmentés depuis quinze ans et gagnent aujour-
d'hui environ 200 FF par mois. Il est plus aisé de com-
prendre cette nonchalance, et cet absentéisme qui frappe
de plein fouet la machine administrative somalienne.
L'absence totale de prise de responsabilité est la règle
générale : tout est contrôlé par un chef de service qui doit
apposer sa griffe au bas de tout formulaire en cinq ou six
exemplaires, quelle que soit la demande. Vu que celui-ci
n'est jamais là, votre demande peut traîner dans un tiroir,
et y disparaître. Tout est à refaire.
D'une façon générale, il apparaît que le statut de
Blanc, dans ces cas-là, est un atout qui permet d'obtenir
des résultats relativement rapides. On s'occupera de vous,
en premier, on vous proposera un siège, et parfois on vous
offrira le thé. Si vous avez la courtoisie et la géniale idée
de distribuer des cigarettes autour de vous, tout ira encore
plus vite. Mais prévoyez quand même deux ou trois visites
avant d'entrevoir une lueur d'espoir pour votre requête,
car les coups de la fatalité perturbent aussi l'action des
fonctionnaires : pannes d'électricité, dossiers égarés, for-
mulaires ou bordereaux disparus, voire manquants, ab-
sence de stylos...

Gaadiidka Dadweynaha

L'après-midi et le vendredi, dans les rues vides écra-


sées de soleil, les ânes sont l'unique présence vivante. Le
reste de la journée, intégrés au flot des voitures, ils sont
attelés à des charrettes aux chargements les plus hétéro-

32
dites, et distribuent l'eau potable aux quartiers les plus
éloignés.
Les taxis (Fiat 124) jaune et orange qui, en Europe,
auraient largement dépassé l'âge de la réforme, se faufi-
lent dans une circulation dense, composée de Vespa, de
minibus, de camions imprudents, de voitures particulières
de marque japonaise, et de taxis collectifs surchargés :
douze à quinze personnes dans un pick-up Toyota. Ces
engins, appelés Hagi Qamsin, sont en fait le transport
-

public par excellence, et la légende qui circule en ville sur


l'origine de ce nom est intéressante : on dit que ces taxis
appartiennent à des femmes qui auraient fait fortune en
allant vendre leurs charmes au prix de cinquante ryals
(cinquante : qamsin en arabe) à de riches Saoudiens
(Hadj : celui qui a fait le pèlerinage à La Mecque) dans la
péninsule Arabique.
L'absence totale de deux-roues est frappante, car selon
certains Somaliens l'usage de ce véhicule est considéré
comme dégradant, de même que tout ce qui se chevauche.
Les rares possesseurs de bicyclettes sont donc l'objet
constant de jets de pierres de la part d'enfants... et
d'adultes pour le moins facétieux. De plus, la monte des
animaux domestiques (ânes ou dromadaires) n'existe pas.

Michael Jackson

La maison où je loge est adossée au quartier du Lido,


à deux cents mètres de la plage : le quartier « chaud ». Un
boulevard longe la mer sur un kilomètre environ avant de
finir dans les dunes et, construits entre les vagues et la
rue, les restaurants, guinguettes, clubs privés (O.N.U.),
tripots et boîtes de nuit où l'on trouve de l'alcool en vente
libre attirent les étrangers et les Somaliens les plus
fortunés, en quête d'une aventure avec l'une des « plus
belles femmes d'Afrique », comme le dit la rumeur, ou à

33
la recherche de produits introuvables ou prohibés, tels
l'ivoire, l'alcool, la marijuana...
L'activité des loisirs et plaisirs est ici concentrée le
jeudi soir. Les dancings s'animent jusqu'à une ou deux
heures du matin, refusant du monde, tels la Bamba ou le
Lido qui, lui, surplombe l'océan Indien. Son état de
délabrement est avancé : mobilier, peinture, piaf°. nds,
murs et sols, où d'énormes cancrelats font la course. Mais
l'ambiance nocturne y est incomparable. Au son d'un
orchestre reprenant les thèmes disco de Michael Jackson
ou ceux de la chanson somalienne, les couples se forment
et se déforment, la bière en boîte, chaude et insipide, coule
à torrents sous les néons fluorescents multicolores dernier
chic. Les embruns chargés d'odeurs nauséabondes par-
viennent eux aussi jusqu'aux tables, par les fenêtres qui
donnent sur la mer. Si vous avez l'occasion de vous
rendre un jour dans cet endroit, commandez un bonbelmo
(jus de pamplemousse) et buvez le spectacle qui s'offre à
vos yeux : celui des Blancs — célibataires d'un soir —
chassant dans le noir ; celui des jeunes filles en groupe,
qui rient aux éclats. Celles-ci ne font pas toujours le
commerce de leurs corps, mais sont aussi à la recherche
d'un mariage qui leur permettrait de quitter le pays.
Cependant, les prostituées prennent soin de ne pas trop se
montrer en compagnie des Blancs, sous peine d'arresta-
tions ou de rançonnements de la part de la police.
Cette boîte est essentiellement fréquentée par des
expatriés en quête de sensations fortes, de rares couples
somaliens, des amateurs d'alcool et des personnages
influents des divers services de police ou proches du
président. Tout ce mouvement est réglé par les allées et
venues des serveurs vêtus d'une veste d'une saleté repous-
sante, qui passent entre les tables et parfois expulsent en
catastrophe un client trop éméché qui voudrait en venir
aux mains Près de l'entrée, tels des rapaces, se tiennent
les chauffeurs de taxi, à l'occasion indicateurs ou

34
membres de la Sécurité nationale, qui attendent leurs
clients. Il est possible de rester assis pendant des heures
sans répondre aux avances des prostituées et de s'abreu-
ver de cette ambiance bon enfant qui ira s'évanouissant
jusqu'au départ soudain des musiciens et à l'extinction
des lumières. La ronde des taxis prélève un à un les
groupes et les couples, pour s'enfoncer dans la tiédeur
humide de la nuit et disparaître au bout du boulevard.

En longeant la côte vers le nord

Mogadiscio, qui prend de l'extension de jour en jour à


cause de l'afflux de la population rurale en quête de
travail, s'ouvre dans plusieurs directions. L'est est bloqué
par l'océan Indien, mais restent le sud (Kisimayo), l'ouest
(Baidoa) et le nord (Garoe). Cependant, si l'on désire longer
la côte au nord et au sud, il faut emprunter une piste
ardue et dangereuse... dépay s ement et sensations garan-
tis !
En voulant prendre, par la piste du nord qui longe la
côte, la direction de Warsheck (cf. la carte), on traverse
successivement quatre zones urbaines concentriques bien
différenciées : les vieux quartiers centraux de type colo-
nial ou arabo-portugais, les constructions récentes en
béton, l'habitat populaire aux toits de tôle ondulée puis,
venant se coller contre les dunes et la steppe épineuse, les
groupements de huttes en branchages couvertes de tapis
en fibres végétales.
La vie semble s'écouler dans ces endroits poussiéreux
et écrasés de soleil comme dans un passé lointain. Tout
semble avoir traversé une vingtaine de siècles sans
changement aucun. Pour tout lit : une natte. Pas de
lumière. Un chiffon ferme l'unique ouverture de cet
habitat commun à tous les nomades de l'Afrique de l'Est :

35
Djibouti, Ethiopie, Kenya, Soudan, Somalie, Tanzanie. Et
l'on peut retrouver dans les formes du guri (tukul dans le
nord) celles de la femme somalienne : les rondeurs du
ventre ou des hanches, qui donnent une impression de
chaleur et un sentiment de protection. En Somalie
d'ailleurs, ce sont les femmes qui se chargent de la
construction de la hutte.
L'habitation nomade est démontable et aisément
transportable à dos de chameau. L'habitat des sédentaires,
fixe, appelé mundul, est constitué d'une hutte ronde en
bois et boue couverte de paille ou de palmes. Il est
souvent cerné d'une enceinte et beaucoup plus haut que
le guri. Ces habitations abritent les familles qui viennent
s'agglutiner à la ville et parviennent à subsister bon gré,
mal gré, en revendant certains produits sur les marchés.
Le commerce de détail est à Mogadiscio une source de
revenus pour cette population démunie. La revente de
lessive en petits paquets de cinquante grammes, de sel en
sachet, de cigarettes à l'unité, de sucreries diverses, de
sacs plastique, de quelques fruits et légumes, permet de
réaliser de maigres bénéfices pour survivre. Ce petit
commerce s'effectue le long des rues, les marchandises
étant entassées dans une brouette ou un petit carton
aménagé en présentoir.

Le rendez vous des journalistes occidentaux


-

Cette zone périphérique semble entièrement vouée à


la fabrication du charbon de bois. Des gigantesques tas de
pierres s'échappe une âcre fumée grise et jaune, car sous
cette masse le bois se consume lentement pour devenir
charbon. Celui-ci constitue la principale source d'énergie
pour les besoins culinaires du Somalien. Par conséquent,
sa consommation étant croissante, la grande périphérie de
la capitale — jusque-là couverte d'arbustes épineux — est

36
tôt ou tard promise à la désertification, tant la moindre
brindille se trouve convoitée. Les épineux, une fois dispa-
rus, laissent la place au sable rapidement apporté par les
vents. Sable qui s'accumule et gagne du terrain sur la
circonférence verte du bush (végétation arborescente
épineuse).
C'est aussi dans cette zone, mais accolés à l'océan, que
se trouvent les abattoirs de Mogadiscio. Ceux-ci sont une
véritable légende. Ils sont abondamment cités par les
journalistes, qui signalent que d'ici se dégage une odeur
pestilentielle et que, vers la mer, s'écoule un ruisseau de
sang qui provoque l'afflux de requins, mangeurs d'hom-
mes à l'occasion. Sanctuaire du journalisme occidental, ou
choc cinématographique dans Lettres d'amour en Somalie,
ces lieux tristes et sales constituent tout de même une
visite singulière pour qui a le coeur bien accroché. Mais
c'est à quelques centaines de mètres derrière les dunes
que se trouve le garde-manger des ibis, oiseaux royaux qui
se repaissent dans les charniers grouillants constitués ici
d'oreilles, là de queues, plus loin de quantités d'os sur
plusieurs mètres de haut. C'est en fait d'ici que se
dégagent ces relents nauséabonds qui envahissent la
capitale jusqu'au coeur des maisons, lorsque souffle le
vent du nord. Comme si les centaines de litres de sang qui
jaillissent de la gorge des vaches et des chameaux pou-
vaient contenter le correspondant de presse qui ne trouve
rien d'exaltant ni d'excitant à raconter à propos du mythe
sanguinaire des Somalis ! Il est certain qu'une fois enivré
par les odeurs de sang frais, et abruti par les cris des
animaux, on n'ose guère s'aventurer derrière, plus loin
encore, en longeant la côte, zigzaguant entre dunes et
carrières, évitant les camions fantômes surchargés qui
déboulent dans un nuage de poussière sur les entrelacs
des pistes qui montent vers le nord.

37
« Ici, c'est l'Afrique »

De hautes dunes blanches succèdent à ces lieux in-


quiétants, traversées par une unique piste jalonnée de
puits rudimentaires, où circulent du bétail et de rares
véhicules, jusqu'à Warsheck puis Adale, et plus loin
encore...
L'arrivée dans le petit village de pêcheurs aux allures
austères, construit près d'une plage et protégé des vents
marins par un rocher sur lequel est installée une tombe
de marabout (religieux), est délicate, car il faut traverser
une zone de dunes mouvantes. D'un blanc pur et éclatant,
dans ce dédale où le moindre coup de vent efface les
traces du véhicule précédent, il faut, pour faire le point,
arrêter le moteur, repérer au bruit la position de la mer,
puis retrouver à peu près son chemin.
C'est précédé de gosses endiablés et au milieu d'une
foule qui semble considérable que je viens ranger mon
véhicule à l'ombre de la balle en béton située au centre du
village, et où se tient habituellement le marché. Une
bonne centaine de visages scrutateurs et inquiets, les
enfants au centre du cercle, puis les vieux, et enfin les
hommes, incitant du geste les femmes à se cacher. Tout
cela m'inquiète. Je dois avoir aussi peur qu'eux. Je n'ose
descendre et prétexte quelques vérifications techniques de
dernière minute afin de retarder le contact.
Quelques paroles, les bonjours et les formules d'ac-
cueil s'échangent avec les plus anciens. Le contact s'établit
en italien, car cette langue héritée du colonialisme a
baigné les générations les plus âgées. Les jeunes préfè-
rent bafouiller un anglais approximatif. Je me présente
rapidement et, le sable m'ayant assoiffé, m'enquiers d'un
lieu où trouver un Coca ou un Fanta, érigés, là comme
ailleurs, au statut de boissons nationales. Réponse néga-

38
tive, et je m'engouffre avec quelques personnes intriguées
dans une gargote où l'on sert le traditionnel thé aux
épices (cannelle et cardamome). La cabane est littérale-
ment encerclée par les gosses, rabroués par des mili-
ciens — aisément reconnaissables à leur pantalon kaki,
leurs lunettes de soleil, leur foulard rouge et leur allure
martiale savamment cultivée. Eux aussi veulent savoir :
qui ? Comment ? Pourquoi ?
J'explique lentement, afin de rassurer, pensais-je, que
je travaille à Mogadiscio, que je suis français, ici en visite
amicale. Je sirote mon thé à l'eau saumâtre — les puits
étant à proximité de l'océan — et grignote quelques
sucreries. Les hommes présents dans le bar semblent me
prendre pour un martien. Ils me touchent, me précisent
qu'« ici, c'est l'Afrique », et veulent connaître ma situation
familiale et ma religion. Chaque fois que je m'arrêterai
dans un village, un groupe d'hommes me prendra « en
charge ». Parmi eux, il y aura toujours un religieux qui
posera de nombreuses questions et se fera traduire les
réponses. Ce besoin de savoir est très développé, et les
commentaires s'avèrent éloquents. On est totalement
analysé, disséqué. Chaque réaction donne lieu à interpré-
tation. Cela pourrait durer des heures... si je ne préférais
m'éclipser un peu afin de rencontrer d'autres gens que
des religieux ou des flics.
Sous la halle centrale en ciment, quelques femmes
forment le marché et proposent des produits essentiels :
spaghettis, huiles, farines, sucre. Je tente auprès d'elles
une approche, toujours suivi des gosses qui lancent sans
cesse des « Bakshish, Senior » et poussent leur refrain :
« gaalo, gaalo, gaalo ». J'ai bien du mal à me faire com-
prendre dans mon somali élémentaire et préfère donc
abandonner pour me rendre discrètement sur la plage,
en glissant dans les ruelles ensablées et exiguës. Quelques
femmes s'effacent dans l'encoignure des portes des mai-

39
sons basses, d'autres lancent des boutades incompréhen-
sibles qui les font beaucoup rire.

Immobilisme et fatalisme

Sur la plage déserte à cette heure de l'après-midi,


quelques barques en bois et quelques nasses tissées en
fibres de palme prennent le soleil. A part cela : rien
d'autre, sinon au loin un nomade qui fait sa lessive à l'eau
de mer. Certes, il effectuera sa tâche avec minutie, puis
procédera aux ablutions rituelles qui précèdent la prière.
Au milieu du sable presque blanc, il s'agenouillera en
direction de La Mecque et se recueillera pendant une
quinzaine de minutes. Enfin, prenant soudain la direction
de l'ouest, il traversera rapidement les dunes, puis une
zone herbeuse, et disparaîtra de ma vue, vers le couchant.
L'observation de cet homme seul sur cette plage
désolée aura duré plus d'une heure, mais j'ai l'impression
qu'il s'agit d'un instant, tant le rythme de la vie est
moindre ici, particulièrement dans les petits villages. Tout
semble immobile, rien ne semble changé, ni le bleu du ciel
ni le vent de l'océan, paraissant immuables à jamais,
comme les gestes du nomade avant la prière, ceux des
pêcheurs recousant leurs filets à l'ombre de leur cabane,
ceux du forgeron dans son atelier...
Une certaine nonchalance mêlée d'une bonne dose
d'indolence africaine confèrent aux Somaliens cette len-
teur époustouflante. Il n'y a guère que le nomade pour
s'agiter sous le soleil et parcourir ses soixante-dix kilomè-
tres quotidiens derrière ses troupeaux. Les autres sem-
blent attendre. Le fatalisme musulman étant érigé en
philosophie de vie, il est souvent bien difficile pour un
citadin de s'adapter à cette lenteur qui, malgré tout, est
l'apanage d'un savoir-être supérieur.

40
Peu après que le soleil commence à rougir au loin, je
quitte le village. Les enfants me lancent des pierres. Je ne
connaîtrai jamais exactement la signification de ces jets
de cailloux... qui malheureusement ne seront pas si rares
que ça !
3.
Entre Shebelle et Jubba

Balcaad

De la côte, avec un véhicule adapté et quelques


réserves de carburant, il est possible de rejoindre l'unique
route qui conduit à l'ouest, en ayant soin de contourner la
capitale au large, à cause des installations militaires qui la
cernent, et dont l'approche constitue un réel danger. Mes
promenades de découverte m'ayant conduit, par erreur,
jusque-là, j'ai été accueilli une Kalachnikov entre les yeux,
culasse armée. Il m'a fallu beaucoup de sang-froid pour
ne pas provoquer un accident.
De Warsheck, à une journée de piste, apparaît Balcaad,
petite ville située sur le fleuve Shebelle — qui prend sa
source en Ethiopie, comme le Jubba qui s'est naturel-
lement orientée vers l'industrie et l'agriculture. Ici se
trouve concentrée toute l'industrie textile du pays, dans
une usine employant un millier d'ouvriers. La production
destinée au marché intérieur consiste en tissus colorés ou

43
kaki d'une solidité à toute épreuve. Située sur la « route
chinoise », Balcaad est bien desservie depuis la capitale, où
la production est écoulée vers les ateliers de confection.
Le ruban de goudron qui semble avoir subi une
attaque aérienne tant les trous y sont profonds vous
emmène au-delà de la ville, vers Giohar, gros bourg
agglutiné autour de l'usine sucrière à base de canne. Puis,
si vous réussissez à obtenir l'autorisation des services de
sécurité, et si votre véhicule fonctionne au gas-oil (l'es-
sence est introuvable car réquisitionnée pour l'armée),
vous serez escorté par des soldats jusqu'à Belet-Weyne, et
même au-delà. En effet, cette route longe la frontière
somalo-éthiopienne jusqu'à Garoe, et les autorités soma-
liennes, craignant les embuscades du F.D.S.S. le long de
celle-ci, forment des convois qui ne circulent que de jour.
La jonction jusqu'à Hargeysa n'était pas encore termi-
née en juin 1984, car les crédits alloués pour l'achèvement
des travaux avaient servi — selon une source bien infor-
mée — à régler une facture pétrolière en retard. En
empruntant cette route sur quelques centaines de mètres
afin de traverser Balcaad, on tombe, à gauche, sur l'em-
branchement de la piste qui avoisine le fleuve et conduit à
Afgoye (au sud).

La rouille et la vase font leur travail

L'abondance d'eau rend la région fertile et verdoyante,


et donc naturellement tournée vers les activités agricoles.
Un esprit occidental a bien du mal à saisir la logique des
techniques agraires somaliennes, plus ou moins inspirées
du collectivisme, financées pour la plupart par des orga-
nismes internationaux tels que la F.A.O... et malheureu-
sement inefficaces.
Au fil du fleuve : de nombreuses terres labourées mais

44
désespérément vierges. La piste conduit vers des fermes
d'Etat qui sont littéralement envahies de carcasses d'acier
rouillées. Cet enchevêtrement abandonné dans des posi-
tions d'équilibre précaire est constitué principalement de
machines agricoles hors d'état, de tracteurs, auxquels il
manque des roues ou une autre pièce indispensable,
devenus hors d'usage. Ce matériel en nombre considéra-
ble, hérité de la période coloniale italienne, puis de la
présence soviétique, mais aussi de la coopération interna-
tionale, explique pourquoi, avec un manque total de
semences, les champs restent vierges. Certains des trac-
teurs Massey-Ferguson fournis par la France il y a
quelques années sont déjà inutilisables et constituent une
réserve rouillée de pièces détachées pour ceux qui restent
en service.
Les canaux d'irrigation qui coupent la piste, et qui ont
été aménagés pendant l'occupation italienne mais aussi
après celle-ci, sont vides : les pompes Fiat engorgées de
vase se meurent au bord de l'eau, attendant sans y croire
une pièce de rechange qui permettrait leur remise en
service, si toutefois l'approvisionnement en carburant
s'avérait constant.

Afgoye sur le Pô

L'horizon de cette gigantesque plaine entre Shebelle et


Jubba est quelquefois masqué par le vert intense des
maïs, ou bien encore par une rangée d'arbres. Les lignes
de palmiers ou de filaos annoncent la proximité d'Afgoye
et des bananeraies dont l'ombre des palmes est fraîche et
accueillante. Ici, la végétation semble avoir retrouvé ses
droits et son exubérance africaine, et les eucalyptus ou les
flamboyants bordent, ainsi qu'il y a cinquante ans, la
longue allée qui conduit vers une habitation de type
colonial sobre, où vit une famille d'Italiens.

45
Leur présence en Somalie, insolite certes, est une
conséquence de la colonisation (1905-1960). Cependant, ils
doivent être moins de 3 000 actuellement dans tout le
pays, où ils se sont d'ailleurs parfois « intégrés » en
épousant une Somalienne. Par conséquent, ils sont très
discrets et ne présentent pas trop de caractères colonia-
listes (comme les Français d'Afrique de l'Ouest). Les plus
hargneux et agressifs se rencontrent parmi les experts ou
les professeurs envoyés par le gouvernement italien à
Mogadiscio. Néanmoins, comme tout bon Latin, ils vivent
repliés autour du cercle familial indispensable à leur
épanouissement.

Pour la plupart, ils sont producteurs de bananes et,


après la révolution et la mise en place en 1970 du Bureau
de la banane, office d'Etat chargé de l'assistance techni-
que, de la négociation des marchés, de l'évaluation des
besoins et du redéveloppement de la production, la
plupart d'entre eux ont obtenu des concessions sur leur
ancienne propriété qui avait périclité à cause de la chute
du marché, provoquée par la fermeture du canal de Suez.
Pour ces expatriés, affronter un retour au pays natal
n'était de toute façon pas envisageable après un si long
séjour dans la belle et mystérieuse Mésopotamie soma-
lienne : la plaine entre les fleuves Jubba et Shebelle.

Ces Européens, issus de générations de colons, vêtus


encore aujourd'hui des traditionnels bas de laine, shorts
kaki et chemisettes blanches, semblent régner en maîtres.
Ils cumulent les fonctions de chef d'exploitation, de
responsable du matériel, et de chef du personnel dans les
grandes « haciendas » où ils ont acquis une concession
pour cinquante ou cent ans, et continuent à ce titre à
profiter de la main-d'oeuvre locale, nombreuse et bon
marché. C'est aussi sans doute grâce à de vieux restes de
charité chrétienne que le patron blanc consent à loger ses
employés dans des baraquements fétides, dissimulés

46
derrière les hangars et les ateliers où l'on emballe les
fruits.
Les tribus rahahouine, dighil et ouagosha constituent
l'essentiel des populations qui se sont sédentarisées ici et
subsistent relativement facilement, grâce aux nombreuses
cultures vivrières qui s'étendent dans et en bordure des
bananeraies bien irriguées car de statut privé. Ainsi
trouve-t-on facilement toutes sortes de légumes verts et de
fruits appétissants et parfumés sur tous les marchés
locaux de même que sur ceux de Mogadiscio. Les cultures
traditionnelles consistent en céréales (sorgho, maïs, sé-
same, féculents), haricots, fèves et autres produits d'ori-
gine coloniale : pamplemousses, oignons, tomates, canne à
sucre. Mais l'alimentation repose, elle, sur des produits
importés : spaghettis et riz, dont la culture vient, avec
succès, d'être tentée aux alentours de Balcaad ainsi que
dans la vallée du Jubba, avec l'assistance technique de la
Chine.

Le Bureau de la banane

La culture de la banane, contrôlée par le Bureau de la


banane (E.N.B.), reste une source de devises pour la
Somalie, grâce aux exportations à destination de l'Italie.
Cependant, la production fruitière aurait tout intérêt, pour
survivre, à s'orienter vers le marché intérieur, très mal
couvert, et surtout à se diversifier. Seuls les marchés de la
capitale et ceux des zones de production sont bien fournis
en agrumes et autres fruits. Il est quasiment impossible de
trouver un fruit dans les villes du Nord somalien.
Ainsi, des tentatives pour le développement de la
culture du pamplemousse et des agrumes ont eu lieu,
avec l'appui technique et financier de la C.E.E. Le projet
prévoyant la plantation, l'irrigation et les soins des jeunes
arbres dans la région de Gennale a échoué pour des

47
raisons techniques liées à l'agriculture intensive, et
peut-être aussi au manque de motivation des agricul-
teurs-fonctionnaires. Quelques hectares ont réussi à être
plantés au bout de dix années d'efforts et de présence
européenne, mais, l'irrigation ayant fait remonter à la
surface du sol le sel que celui-ci renfermait (la mer n'est
qu'à quarante kilomètres), le personnel de la ferme n'étant
ni moralement ni techniquement prêt à travailler, et les
responsables somaliens s'avérant plus enclins à la repré-
sentation et aux combinaisons douteuses qu'à leur pré-
sence sur place, tout a avorté.
Accuser uniquement la Somalie me paraît simpliste. Il
faut chercher les causes du gâchis dans « l'industrie du
développement » qui, élaborée par des experts technocra-
tes, ne prend en compte ni les intérêts du pays, ni les
réalités sociologiques, et développe une idéologie importée
de l'Occident : agriculture intensive destinée à l'exporta-
tion. Par ailleurs, l'on a trop souvent tendance à considé-
rer que seul l'argent résoudra les problèmes.

Vers un développement autocentré

Iska wax u qabso (l'autosuffisance conduit à l'auto-


assistance) : telle est la devise ronflante que le gouverne-
ment somalien tente d'inculquer aux peuples de Somalie,
et avec 13 % de terres cultivables, la République soma-
lienne pourrait être autosuffisante du point de vue
alimentaire si les modèles de développement imposés à
son agriculture par les experts internationaux étaient
réalistes et mieux adaptés. Il est à pleurer de rage devant
tant d'argent et d'énergie dépensés à acheter des tracteurs
qui ne seront jamais entretenus, pour défricher de vastes
superficies qui ne seront jamais labourées ni ensemencées
par des ouvriers rebelles à l'activité agricole et peu portés
vers le collectivisme en raison des bas salaires.

48
Un tel discours — voulant inciter la population à
participer au développement autocentré — tenu par les
autorités somaliennes porte à sourire quand on sait que,
depuis fort longtemps déjà, la corruption gangrène la
révolution du peuple somalien. Ce décalage entre la réalité
et la politique n'est pas l'apanage des dictatures, mais
démontre une fois encore que le peuple a été oublié.

Où est passée l'Afrique ?

Dans le petit village d'Afgoye, un soi-disant étudiant en


histoire-géographie de la faculté décentralisée me prend
en charge et m'invite à le suivre au-delà du pont, vers les
quartiers « africains », à travers des rues bordées de
maisons aux murs de boue et aux toits de palmes. Ici, pas
d'esbroufe : les mosquées, faute de moyens, ne possèdent
pas de minaret, et les fidèles, pour se recueillir, ont
aménagé sous les frondaisons d'un grand arbre un espace
propre, destiné à la prière et, accessoirement, à la sieste.
Le calme est envoûtant, troublé quelquefois par des
pleurs d'enfants, des voix de femmes s'activant autour
d'une marmite noirâtre, et surtout par les litanies sans fin
des dizaines de gosses à l'école coranique : assis devant
une planche couverte de caractères arabes, ils calligra-
phient puis ânonnent un à un, sous les coups de trique
d'un surveillant, les versets du Coran. Les cris — car les
enfants crient — m'effraient par leur intensité, leur sou-
daineté, mais aussi par l'idéologie qu'ils masquent. La
soumission à l'islam est un acte de foi qui, pour ces
enfants, est irrévocable : ils ne pourront jamais renier leur
religion initiale, ni même en douter, car cela constituerait
un péché, et provoquerait une mise à l'écart de la
communauté (famille, etc.). Si l'on passe la tête par la
porte entrouverte de la cabane d'où montent les chants,
on découvre tous ces visages au crâne rasé et aux yeux de
jais, et l'on peut à cet instant saisir ce qu'est la force de

49
l'islam : comment ces enfants joueurs, gais et sauvage-
ment fous de la rue sont-ils devenus ici si ternes et
éteints ?
Pourtant, à Afgoye aussi, on s'amuse : Istunka, la fête
où les paysans viennent accomplir une danse mimée au
cours de laquelle on se donne des coups de bâton. Puis le
« sang-gage-de-fertilité » ayant coulé, on ramasse les bles-
sés pour l'année suivante. Puis aussi le Neirous, nouvel an
païen d'origine perse, dont je me demande comment il est
arrivé jusque-là. Et puis les mariages, les enterrements, les
naissances sont autant d'occasions pour réunir toute la
famille autour d'un mouton grillé et de riz. Mais en fait, et
comme je le constate souvent, ces manifestations de foi se
déroulent dans le calme, et, le soir tombant, chacun s'en
retourne rapidement chez soi. Où est donc passée l'Afri-
que ?...

Une Albanie africaine

A mi-chemin entre le monde arabe et l'Afrique, voilà


un Etat dont il est malaisé de saisir les modes de
fonctionnement, ou de le comparer à d'autres Etats
indépendants. La Somalie ferait plutôt penser à une
Albanie africaine qui aurait vu le jour sur ce sol. Pays où
l'on ne peut entrer, d'où l'on peut difficilement sortir, où
tout journaliste est suspecté d'activités « criminelles »,
mais où les courants profonds qui animent la société sont
très difficiles à percevoir. Mais le long du fleuve Shebelle
(« guépard » en somalien), c'est l'âme de l'Afrique qui est
présente, ou plutôt une ambiance située à mi-chemin
entre la réalité africaine (faune, flore, population) et les
concepts inconscients de l'Afrique intégrés en Europe.
Cependant, dans les petits villages de huttes, zones vertes,
humides, ombragées, il est plaisant de ralentir le rythme
et de s'imprégner des odeurs, des couleurs et des sons

50
présents sur les marchés parfumés, dans les ruelles
étroites remplies d'enfants et le long des pistes où circu-
lent des femmes lourdement chargées.
En Somalie, tout citadin rêve de finir ses jours dans
cette région verdoyante qui contraste avec le reste du
pays gris, sec, chaud et désolé. C'est ce spectacle qui
s'offre sur la route rectiligne qui conduit vers le sud
jusqu'à Brava.
4.
La plus belle ville d'Afrique de l'Est

Accessible après une course de deux ou trois heures


sur le goudron surchauffé, où pas un seul virage ne vient
troubler la méditation, mais où la vigilance doit rester en
éveil pour guetter les animaux ou les gosses qui traver-
sent sous les roues des véhicules, voici Brava, la plus belle
ville d'Afrique de l'Est. Et lorsqu'à la nuit tombante je me
hisse au sommet de la dune rouge qui surplombe la cité
baignée de vert et de bleu marin, je me sens envahi de
bien-être. Moteur coupé, la tête au vent, les sens en éveil,
je descends, je glisse jusqu'aux premières maisons blan-
ches qui contrastent avec l'orange vif du sable. Je traverse
le plus discrètement possible les quartiers qui semblent
endormis, jusqu'à la plage, puis, roulant où meurent les
vagues, j'irai derrière les dunes chercher le sommeil.

53
La trace portugaise

Et puis, à l'aube humide et glacée, je serai réveillé par


le dialogue de deux nomades qui, conduisant une cha-
melle à la ville, m'observent à distance. Lorque je retourne
en ville, j'ai le sentiment que tout le monde sait déjà, grâce
à eux, qu'un Blanc a dormi, là-bas, vers le sud.
Après un petit déjeuner composé de beignets, de
samboussi (gros raviolis frits) et de thé dans un bar
minuscule, c'est encore un policier qui m'adresse la parole
en italien et qui me demande d'où je viens. Tout se sait ici
très rapidement, toujours à cause de cette paranoïa de
l'espionnage qui affecte la police. Je me sens une fois de
plus oppressé ce matin par la présence de tous ces
hommes (les femmes, bien sûr, n'entrent pas) qui, assis
aux tables grasses et collantes, viennent siroter un thé et,
certainement aussi, en savoir plus long sur la présence de
cet étranger...
La population de Brava est composée de gens au teint
plus pâle, et aussi de quelques Bajuns : une tribu bantoue
du Sud côtier. Cette ethnie n'est pas de race somalie, parle
la langue swahili (ainsi qu'au Kenya, en Tanzanie et en
Ouganda), et se trouve un peu mise à l'écart, malgré les
tentatives gouvernementales d'intégration. Selon mes
hôtes, cette blancheur de peau provient de métissages
qui auraient eu lieu à l'époque de la présence portugaise
dans les ports de la côte orientale. Pour ma part, il sem-
ble que ces métissages aient une autre origine (yéménite
ou arabe) : les noms d'éventuels descendants portugais
n'existent pas ici. Pas plus que je ne note d'habitudes
lusitaniennes de la vie quotidienne : pas de culte catholi-
que, par exemple. Il faut dire que l'islam est passé par là
depuis...
Brava a l'allure d'une vieille cité arabe : les maisons
blanches, carrées, aux étroites ouvertures, qui tournent le

54
dos à la mer, s'inspirent d'un curieux mélange de styles
yéménite et portugais. Ce cachet particulier est celui de
tous les ports d'Afrique de l'Est et de la péninsule
Arabique. De l'époque portugaise reste la vieille tour-
phare au large, qui semble veiller sur la ville, tout comme
les piliers rongés de sel de l'ancienne jetée qui servait à
l'exportation des bananes à l'époque de la colonisation
italienne.

Cet patchwork de cultures et d'époques confère à la


ville un charme inégalé qui, ajouté à la douceur de vivre
de l'endroit, constitue un spectacle romantique auquel le
voyageur succombe en parcourant les ruelles, s'engouf-
frant sous les passages pour se rendre jusqu'à la plage
encombrée de restes datant de l'idylle soviétique. Les
carcasses d'acier des bateaux qui rendent si mélancolique
la plage de Brava pourrissent au fil des temps et attendent
les pièces détachées qui n'arriveront sans doute jamais. De
toute façon, ils n'auraient pu être réparés, l'atelier de
réparation étant ensablé depuis bien longtemps. Par
conséquent, les entrepôts frigorifiques flambant neufs de
Mogadiscio, construits par le Japon, sont... vides. Et le
poisson coûte au marché jusqu'à cent vingt shillings le
kilo (environ trente francs).

A Brava comme ailleurs sur la côte, on pêche artisana-


lement à l'aide de pirogues, et les prises sont rapidement
et directement revendues au consommateur, malgré
l'existence de coopératives. Les trois mille kilomètres de
côte regorgent de poisson, et à ce titre la coopération
internationale — Japon, Suède, Italie, Grande-Bretagne et,
auparavant, U.R.S.S. — a investi des fortunes dans la
pêche... sans résultat : deux magnifiques chalutiers de
haute mer italiens rouillent à quai dans le port de
Mogadiscio, faute de marins !

Les eaux vertes et bleues de l'océan Indien protègent,


semble-t-il, toute une faune qui ne sera jamais pêchée. Les

55
raisons ne manquent pas : les nomades sédentarisés et
instruits de force près des côtes lors des projets de
reconversion ne pêchent pas : rebelles à cette activité.
Vingt mille nomades ont été installés près des côtes. On
leur a appris à nager et à réparer les filets, afin de les
inciter à monter dans des barques et foncer sur l'océan.
Après cette formation, beaucoup d'entre eux ont préféré
regagner le bush et y pratiquer leur activité tradition-
nelle : l'élevage. De plus, selon certains Somalis, le poisson
ne peut être consommé et égorgé selon les rites de la loi
islamique, puisqu'il ne saigne pas.

Les Portugais

Brava est très isolée du reste de la Somalie : les


liaisons maritimes d'hier ont aujourd'hui presque disparu
du fait de l'ensablement du port et de la destruction de la
jetée. Les petits cargos ne peuvent plus approcher la plage
et se faufiler entre les îlots rocheux qui la protègent. Seuls
les dows (embarcations artisanales d'une dizaine de
mètres) et les barques de pêche en fibre de verre (fabri-
quées sous licence Volvo) perpétuent l'activité commer-
ciale traditionnelle. Comme Henri de Monfreid, qui depuis
Djibouti écumait les ports de la côte septentrionale, on
pratique le troc, et on expédie vers Lamu, au Kenya,
quelques poissons séchés et quelques moutons.
Les Barawanis (habitants de Brava) sont appelés les
Bartugese (Portugais) à Mogadiscio, où ils exercent
maintenant leurs talents de commerçants et d'hommes
d'affaires de l'import-export dans le quartier de l'ancien
port (Xamarweyne) et font ainsi vivre leur famille, restée
sur place. Ce sont eux qui, avec les Indiens et les
Pakistanais, constituent une sorte de micro-bourgeoisie
dans la capitale, et n'hésitent pas à envoyer leurs enfants
étudier en Italie, en Inde ou au Kenya. Parallèlement s'est

56
constituée autour des grands responsables administratifs
et militaires installés par le pouvoir une autre forme de
bourgeoisie qui, elle, est entièrement tournée vers l'Occi-
dent et copie dans les moindres détails ses modes de vie.
Cette caste n'anime pas pour autant la vie politique ou
intellectuelle et se comporte en consommateurs, aliénés
comme ailleurs au profit. Une culture où islam et capital
font, bien entendu, bon ménage.
Les gens de cette ville écoutent beaucoup, et semblent
moins empreints de cette fierté, ou supériorité, propre aux
nomades somalis. Imprégnés de culture islamique appor-
tée par les Yéménites, puis par les sultans de Zanzibar, ils
sont très cultivés, férus de religion, sages, et pratiquent —
ici, plus encore — le culte de la famille. Et les anciens me
hèlent en swahili : « Misungu » (Blanc), afin que je
converse avec eux, sur le banc devant leurs maisons. On
les sent curieux et avides de parler de problèmes qui
tournent autour du thème favori des Somaliens : la
religion. Et puis, de quoi parler d'autre ?
Il est vraiment frustrant de constater que les contacts
avec la population se limitent à des opérations mercanti-
les ou, plus rarement, à l'échange de préjugés ou de
clichés bien sentis sur tel ou tel comportement humain.
Rares sont les occasions où l'on peut se faire quelques
confidences et parler de soi sans avoir à dissimuler quoi
que ce soit. Cependant, le charme du Somalien est si
puissant que l'on reste et que l'on pose d'autres questions,
en croyant naïvement que l'on pourra percer cette cara-
pace dont ils se protègent toujours vis-à-vis des étrangers.

Le souffle de l'homme

Malgré son charme antique et caché, sa douceur de


vivre et la nonchalance de ses habitants, je décide de
quitter la ville et de rejoindre Mogadiscio par la côte. Par

57
Merca, petite soeur de Brava, par Gandershe : village
côtier noyé sous une palmeraie, ancien comptoir portu-
gais dont les ruines veillent sur la mer, j'emprunte les
plages rectilignes et désertes sur des kilomètres. Par
hasard, je tombe sur un groupe de pêcheurs ayant capturé
une énorme tortue de mer. Elle est là, imposante, retour-
née sur le sable blanc, en train de mourir, poussant une
plainte vaine. J'ai cru entendre le souffle d'un homme à
l'agonie.
La gigantesque carapace de l'animal, sur laquelle on
aura fixé celle, vernie, d'une langouste, agrémentée de
pastilles aux couleurs vives, finira comme souvenir sur les
murs de la villa d'un riche fonctionnaire ou de celle d'un
coopérant en mal d'exotisme. La chair sera vendue au
marché voisin à un bon prix car, selon la rumeur, elle
augmenterait la puissance sexuelle des messieurs. Com-
ment justifier un tel carnage ?
5.
Hargeysa

Pour me rendre à Hargeysa, j'ai pu obtenir une place


dans l'avion de quarante fauteuils des Somali-Airlines qui
relie une fois par semaine la capitale au Nord somalien, et
poursuit ensuite sur Djibouti.

Des banquettes de vieux Dakota

Lorsque les roues de l'appareil touchent la piste


goudronnée, je repère à quelques mètres d'elle les vaches
qui broutent au milieu des carcasses de véhicules militai-
res soviétiques et d'antennes-radars bancales qui tour-
noient vainement. L'avion ira jusqu'au bout de la piste et
fera un demi-tour pour rejoindre ensuite l'aérogare. Je
remarque, derrière les buttes de terre, les MIG (avions de
construction soviétique en service dans de nombreuses
armées, les MIG ont été hérités de la présence soviétique,
mais deux d'entre eux se sont écrasés lors d'une démon-

59
stration aérienne pour l'anniversaire de la révolution en
octobre 1983, parmi eux l'unique avion-école de l'aviation
somalienne), protégés d'une bâche et au nombre de six. Ils
me rappellent que je suis dans un pays en guerre, mais je
me demande s'ils peuvent prendre l'air et riposter à
l'ennemi : deux ou trois d'entre eux ont les roues dégon-
flées.

Parvenu à destination, je fais la découverte de la


« simplicité » des bâtiments. La salle d'attente est meublée
à l'aide de deux paires de sièges couverts de Skaï bleu
clair, vraisemblablement cannibalisés sur le vieux Dakota
(DC 3) qui rouille au-dehors, le nez en l'air. Simplicité et
économie sont les mots d'ordre. Cela ne me dérange
guère, préférant de loin ce type de sièges à ceux des
aéroports modernes, où il est impossible de s'allonger
pour dormir. L'intérieur de l'aéroport fourmille de civils
qui m'invitent à passer par ici et puis par là dans une
enfilade de couloirs pour gagner enfin la sortie. Je dois
avouer que je ne ressens pas ici l'oppression qui règne
dans l'aéroport de Mogadiscio : tout est bon enfant, on
offre des cigarettes... et l'on s'attarderait presque, tant le
contact s'avère chaleureux.

Hargeysa, ancienne capitale du Somaliland britanni-


que, située tout près de l'Ethiopie, garde l'empreinte de
cette époque coloniale. Je retrouve chez ses habitants une
sorte de flegme à l'anglaise, de calme serein qui contraste
avec l'excitation relative des ressortissants de l'ancienne
Somalia. De plus, la ville elle-même conserve du passage
des Britanniques quelques bribes de leur style de vie :
rapports distants, allure rigide, administration inébranla-
ble, etc.

La ville est située sur les plateaux, zone de pâturages


d'été pour les nomades, et environnée de montagnes, que
nous avons survolées lors de l'approche. La température
est fraîche à cause de l'altitude, et l'hygrométrie étant

60
modérée, je n'ai pas cette impression d'être constamment
mouillé lorsque je sors d'un endroit frais. La végétation
est essentiellement épineuse et assez verdoyante. Les rues
sont parfois bordées d'arbres.
Les maisons basses, blanches, et les cabanes au toit de
tôle adoptent la même disposition qu'à Mogadiscio, et
abritent une vingtaine de milliers de personnes. L'hôtel
que je déniche possède un beau ventilateur dans la
chambre. Inutile en cette saison, il fait néanmoins grim-
per le prix de la chambre qui — comme dans tous les
hôtels somaliens — est par ailleurs complètement délabrée
mais presque impeccable sur le plan propreté. Après
quelques instants de calme, je me précipite dans les rues
pour découvrir la ville. Les échoppes proposent des
produits introuvables dans le reste du pays : cigarettes
étrangères hors de prix (Gitane ou Marlboro), mais aussi
du petit matériel électro-ménager. Ces produits provien-
nent de Djibouti, où les femmes de la région vont vendre
des productions artisanales (tabourets, couteaux) et sur-
tout de l'encens.

Une tradition plus que millénaire

L'encens constitue l'une des activités principales de


cette région semi-désertique. Et les arbres, dont on récolte
la sève séchée sur leur tronc incisé au couteau, ne
poussent que dans ces lieux arides, surchauffés et inac-
cessibles à tout véhicule. Les clans Darod et Issaq peu-
plent tout le district nord et perpétuent une activité
millénaire : l'incision des troncs, la récolte, le tri et enfin la
vente ou le troc de l'encens dans les ports de la côte entre
Djibouti et le cap Guardafui. Il est désormais certain que
les anciens Egyptiens venaient ici s'approvisionner, et que
l'encens utilisé pour les cultes religieux, les embaume-
ments et les soins, était échangé contre d'autres biens

61
indispensables pour le « Peuple de Pount », comme on le
nommait alors.
La Somalie est l'un des plus grands exportateurs
d'encens : essentiellement à destination des pays du Golfe
et de la France pour son industrie de parfums. Il existe
deux sortes d'encens : l'encens femelle (mahaddi), qui a
une senteur douce et raffinée, et qui est récolté sur l'arbre
Boswellia Frereana (dgeggar en somali), qui s'accroche
aux rochers non par une racine mais par une semelle ; et
l'encens mâle (beiho), qui dégage une odeur forte et
puissante et qui provient de l'arbre Boswellia Chan
Dajiana (mohorr en somali). Quant à la myrrhe (malmal),
utilisée principalement en cosmétique et pharmacie, on la
récolte sur l'arbre Commiphora Playfair (didin).

Mais les Somaliens ne parviennent pas à tirer de


l'encens une source de revenus importante, étant donné le
relief du terrain où pousse naturellement l'arbre, et la
technique très rudimentaire de son exploitation. Ainsi,
chaque tribu ou village « possède » un territoire sur lequel
il récolte la sève séchée, et pratique parallèlement l'éle-
vage de petits troupeaux de moutons et de chèvres,
parfois quelques poulets. Les conditions de vie sur ces
plateaux sont, certes, rudes, mais ces gens comblent leurs
besoins les plus élémentaires. Ils semblent, tout comme
l'arbre dont ils vivent, accrochés à cette terre inhospita-
lière, brûlée, épineuse, et parviennent à trouver l'eau
indispensable à la survie au fond des oueds et des wabis
(rivières asséchées) ombragés de palmes.

A Hargeysa aussi, l'encens brûle le soir dans les


maisons discrètement éclairées à la lampe à pétrole.
Imprégné par ces odeurs, je regagne au plus vite ma
chambre, à cause du couvre-feu imposé par les autorités
en raison de la proximité du front (soixante-dix kilomè-
tres). C'est au cours de l'une de ces longues nuits de
solitude que je découvrirai un autre aspect caché de la

62
Somalie : celui des pratiques païennes, celui des mystères
et des peurs collectives de l'homme.

Istaqfurow, ou comment soigner l'hystérie

Très souvent, le soir, les sons lointains d'un tambour


perturbent la sérénité de la nuit. Entrecoupés de claque-
ments de mains et d'autres éléments indistincts, ces bruits
sont en fait des pratiques ésotériques ou magiques
organisées par les familles afin d'éloigner les « mauvais
esprits » du corps d'un malade.
Le Mingis (mauvais esprit) et autres Jinis (génies, jins
en Europe) font souffrir les femmes et provoquent chez
elles des troubles voisins de l'hystérie (du grec Hystera :
utérus), maladie exclusivement féminine affirment les
Somaliens qui ont lu Freud (et les autres). Il s'agit en fait
de phénomènes pathologiques liés à la vie sexuelle :
retards dans la menstruation, douleurs abdominales,
troubles de la fécondité, migraines, agressivité, apathie,
etc. Ces manifestations s'expliquent aisément par les
nombreuses grossesses et les problèmes tant psychiques
que physiologiques afférents aux mutilations sexuelles
infligées dès l'enfance.
Ces mauvais esprits ont — selon les Somaliens — le
pouvoir de provoquer des maladies parfois mortelles, et
au cours de telles soirées se réunissent autour de la
malade le guru (Calaqad) — qui sera rétribué (vêtements,
argent) — et un choeur mixte d'invités de la famille. La
femme malade est purifiée (lavée) et parfumée (encens,
huiles) afin d'adoucir son corps et de permettre aux
esprits d'en sortir. Elle est ensuite assise au centre du
cercle formé par les participants, qui entrent en transe en
invitant le Mingis à sortir. La Calaqad chante :

63
« Oh HiicZ
Tout puissant
Suivant des sentiers tortueux,
Possesseur de chameaux,
Démon endormi
Sous l'arbre Meygaag
Porteur de guenilles,
Et de peaux de chèvres,
Va-t'en ! » (du corps de la malade)
Cela dure des heures et, pendant quelques instants,
intenses, l'hystérie collective est à son paroxysme : les
invités chantent, sautent sur place en tendant les bras vers
le ciel. La malade souffre, transpire. Si tout va bien, si le
guru s'y est bien pris, le Mingis doit déserter son corps.
Mais bien souvent, le Malin trouve alors asile dans un
autre corps, celui d'un être fragile, un enfant par exemple,
qui sera lui aussi « traité » par la suite. Et l'on voit
fréquemment des enfants porter autour du cou un collier
contenant — enfermés dans une petite bourse de cuir
cousu — quelques versets du Coran écrits sur un bout de
papier. La vertu thérapeutique de ce procédé est indénia-
ble, et de fait un traitement similaire est appliqué aux
moutons et aux chameaux souffrants.
Ainsi donc, en ville, les pratiques magiques côtoient la
médecine traditionnelle, rudimentaire, concurrencées tou-
tes deux depuis quelques années par la chimiothérapie et
la chirurgie — pratiquées avec peu de souci d'aseptie dans
les hôpitaux. A la campagne, en revanche, on utilise le
plus souvent des remèdes traditionnels, dont certains
laissent songeur : ablation de la luette ou coupe de
cheveux étudiée pour combattre les fièvres. Les pointes de
feu constituent la panacée, et sont administrées contre la
diarrhée, la tuberculose, ou toute autre infection. Il
semble qu'une fois que la médecine traditionnelle a
échoué pour guérir le (ou la) malade, le Somalien a
recours au médecin pour tenter d'enrayer le mal... souvent

64
bien avancé. Ainsi, étant donné le manque cruel de
médicaments et leur prix, il s'avère difficile pour les
patients de suivre le traitement prescrit, d'autant plus que
la notion de régularité échappe totalement aux nomades,
d'où l'impossibilité d'imposer des prises médicamenteuses
régulières. De plus, les installations médicales sont généra-
lement dans un état de délabrement avancé : matériel
radio en panne, absence d'oxygène ou de certains produits
essentiels, chambres aux rideaux sales et poussiéreux.
L'hôpital de la police, lui, s'avère en parfait état, et le
meilleur matériel lui est réservé.
Désirant rendre visite à une fillette accidentée, je
constate que les chambres, même si elles sont vastes et
claires, sont infestées de mouches qui viennent souiller les
plaies des malades. Les groupes de médecins que je croise
dans le couloir ne pourront trouver les antibiotiques dont
la petite fille aurait besoin pour prévenir l'infection de sa
sérieuse blessure à la tête. C'est un médecin belge qui
fournira les médicaments.
Depuis une quarantaine d'années, la coopération in-
ternationale a plus ou moins pris la médecine en main, du
moins dans la capitale. Et que ce soit grâce aux religieuses
italiennes, à la maternité ou aux médecins français de la
Caisse centrale des travailleurs, les progrès accomplis sont
à la mesure de la lenteur de ce pays et de ses moyens. La
mortalité infantile (accidents de naissance, coqueluches,
tuberculoses, infections diverses), les parasitoses attei-
gnent encore 50 % de la population nomade et affectent
toutes les populations des zones fluviales. La tuberculose
cause de gros dégâts un peu partout. De temps en temps,
le choléra montre le bout de son nez. Je ne veux pas
énumérer ici un à un les maux dont souffre la population,
car ils ne sont pas propres à la civilisation somalie, mais
se présentent bien souvent là où il y a situation de crise,
provoquée ici par la guerre et, plus simplement, par la
pauvreté.

65
La Somalie galbeed

Les réveils dans la fraîcheur matinale des montagnes


contrastent avec ceux de la capitale. Dès le lever du soleil,
les gargotes proposent le petit déjeuner : thé et angero
(crêpes de maïs) ou foie de chameau frit baignant dans au
moins deux verres d'huile. L'abondance de sucre et
d'huile constituent d'ailleurs l'un des traits marquants de
l'alimentation somalienne : chaque Somalien consomme
trente-cinq kilos de sucre par an. Il est difficile de trouver
du café, à cause de l'ancienne influence anglaise d'une
part, arabe d'autre part.

Hageysa permet de nombreuses balades entrecoupées


de haltes réparatrices à l'ombre des arbres ou sur les
bancs accolés à chaque façade de maison. A peine assis,
c'est la bousculade pour gagner une place à mes côtés. Ce
sont généralement les plus anciens qui sont le moins
farouches. Dans un anglais parfait, la discussion dérape
immanquablement vers les sujets favoris.

Ce sont néanmoins ces rencontres fortuites qui m'ont


permis d'évaluer la très vive conscience des habitants
d'Hargeysa : ils ont une très forte sensibilité sur la
question du socialisme, et un esprit revanchard à l'égard
des actions de guérilla menées dans la région par le
F.D.S.S. ou le S.N.M., soutenus et armés par Addis. Ces
deux organisations de lutte armée perpétuent de temps en
temps dans les villages situés entre Borama et Belet-
Weyne (cf. la carte) des coups de main qui se font de plus
en plus rares depuis 1982 mais qui ne font qu'exacerber
un sentiment de vengeance dans l'esprit des Somaliens
fidèles au président.

Les slogans en anglais, arabe ou somali qui trônent


sous les portraits peints de Marx ou de Lénine dénoncent
toutes les « agressions impérialistes » dont est l'objet le
territoire. Ces panneaux alternent avec les portraits flat-

66
teurs de Siyad Barre — où il semble avoir trente ans...
alors qu'il a dépassé les soixante-dix ! — et ceux où sont
peints naïvement des combats imaginaires contre l'en-
nemi, disposés dans les grandes villes par le F.L.S.O., qui
lutte aux côtés de Mogadiscio. Le Front de libération de la
Somalie occidentale (F.L.S.O.) revendique, lui aussi, des
attentats guerriers le long du front somalo-éthiopien.
Constituée d'éléments appartenant à l'armée ou y ayant
appartenu, cette organisation regroupe en fait une partie
des tribus qui occupaient jadis la Somalie galbeed, et qui
sont toujours fidèles au président Siyad Barre.
Les deux jeunes gens de dix-huit ans que je rencontre
fortuitement dans le hall d'un hôtel sont des soldats du
F.L.S.O. Après m'être présenté en tant que Français
travaillant à Mogadiscio, le contact a pu s'établir dans un
anglais sommaire. Avant que nous puissions échanger
quoi que ce soit, un plus ancien, surgi on ne sait d'où,
uniforme kaki et médailles sur le poitrail, est venu me les
enlever. Cette organisation, dont le siège est situé à côté
de l'hôtel Jubba dans la capitale, est très active dans le
domaine de la propagande anti-éthiopienne et dénonce
« les crimes » (actions de guérilla) commis contre les
populations du Nord-Ouest. Leur Q.G. est une grande et
belle villa ombragée, où entrent et sortent continuelle-
ment des hommes exclusivement. Ce mouvement est
encore un des outils du pouvoir qui concrétise ainsi la
« lutte populaire » contre l'ennemi héréditaire (l'Ethiopie)
auquel il s'oppose depuis de nombreuses années sans
succès éclatants.
Malgré ce qu'en dit le Somalien de la rue et le
black-out total des autorités à ce sujet, il existe une
opposition au régime du général Siyad Barre : composée,
comme nous l'avons vu, d'éléments armés par Addis, elle
constitue une opposition tribale à laquelle se trouve
confronté le pouvoir somalien. Mais c'est aussi un

67
mouvement de fond qui, exilé à l'étranger ou en résidence
surveillée quelque part sur le sol somalien, s'articule
autour des dirigeants d'hier, déchus par la révolution, et
de quelques intellectuels.

Un pays sans opposition

Peu d'informations circulent en Somalie sur les oppo-


sants à la dictature somalienne. Les groupes d'intellec-
tuels que j'ai rencontrés sont confrontés à un grave
problème de liberté. Le pouvoir contrôle tout : informa-
tion, médias, déplacements à l'intérieur et à l'extérieur,
manifestations publiques, syndicat unique, cultes reli-
gieux, etc., et n'hésite pas à fusiller ou à enfermer ceux
qui barrent le chemin à l'avènement du socialisme. Le
3 octobre 1984, sept personnes ont été condamnées à mort
ou à des peines de prison à vie par la Cour de sûreté de
l'Etat, suite à un certain nombre d'explosions à Hageysa
et à des distributions de tracts antigouvernementaux.
Vingt-deux autres personnes ont, elles, été condamnées à
des peines allant de trois à vingt ans de réclusion.
Conscient qu'il ne peut éliminer tous ses opposants, le
régime sait quand il lui faut envoyer les réfractaires ou les
supposés espions en exil intérieur, en prison ou dans les
camps de prisonniers, camps de rééducation politique
(camp de Hallane) près d'Afgoye.
Néanmoins, les 17 et 24 février 1985 s'est tenue en
Suède une réunion sous le thème : « L'unification des
forces progressives somaliennes », qui a rassemblé les
représentants du Somali People's Vanguard Party et du
Somali People's Democratic Party. Ces deux rassemble-
ments d'opposition, après avoir examiné la situation de la
République somalienne, et souligné la nécessité de lutter
pour les mouvements d'opposition à Siyad Barre, ont
reconnu le bien-fondé de la lutte armée menée par le

68
S.S.D.F. et le S.N.M. Les deux parties ont dénoncé de
concert l'impérialisme américain, et soutenu la « cause
juste et héroïque des peuples qui continuent à souffrir du
colonialisme et de ses organisations : A.N.C., SWAPO,
O.L.P., POLISARIO, F.M.N.L.F. (Philippines), etc., ainsi que
les révolutions populaires en lutte contre les machinations
et les agressions continuelles de l'impérialisme : Angola,
Mozambique, Libye, Afghanistan, Liban, Syrie, Kampu-
chea, Cuba et Nicaragua ».
Un coup sérieux a été porté en mai 1974 au régime
militaire de Siyad Barre par la défection du deuxième
secrétaire de l'ambassade de Somalie à Stockholm, lequel
a rejoint les rangs des opposants, organisés en Suède sous
l'égide de l'organisation HIMILO. Dans une lettre ouverte
publiée dans une revue d'opposition, Hassan Sheck Ali
Elmi a accusé et dénoncé les excès du général Siyad Barre
et des siens :
« Cent trente des deux cent dix employés des trente-
neuf ambassades somaliennes à travers le monde
appartiennent à la tribu de Siyad. Les membres de la
famille Siyad Barre et ses proches ont acheté vingt-
deux villas en Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis. Les
huit villas de Washington ont coûté, chacune, deux
millions de dollars. L'ambassade de Somalie en Suède
est l'une des ambassades engagée activement dans
l'infiltration et les activités d'espionnage des mouve-
ments d'opposition somalis dans les pays scandina-
ves. »
S'il est certain que ces affirmations sont à prendre
avec un minimum de précautions, il est sûr aussi que le
dictateur utilise ses services secrets pour des missions
extérieures. Il faut en effet savoir que les équipages du
Boeing 727 des Somali-Airlines qui se rend à Francfort via
Le Caire sont eux-mêmes surveillés par des membres des
services de sécurité (N.S.S.), barbouzes qui font le voyage
dans l'appareil et à qui hôtesses, stewards et pilotes

69
demandent l'autorisation de quitter l'hôtel qui les héberge
entre le vol aller et le vol retour.
De plus, dans le même ordre d'idées, à leur retour
dans la mère patrie, les fonctionnaires somaliens ou
étudiants boursiers qui ont fait un long séjour à l'étran-
ger doivent subir une période de trois mois de réendoc-
trinement politique dans un camp militaire, cela afin
de reprogrammer socialement les déviants éventuels
qui auraient pu acquérir, à l'étranger, de mauvaises
habitudes.
« Tout contrôler » semble être la devise d'un pouvoir
qui, vis-à-vis de la religion, se trouve contraint d'agir avec
circonspection et pour qui islam et socialisme scientifique
ne sont pas forcément antinomiques. Cependant une mise
en garde contre toute tentative de sédition est adressée de
temps à autre aux religieux trop vindicatifs ou extrémis-
tes.

Les Frères musulmans

L'opposition religieuse existe : les intégristes sunnites


inspirés du mouvement des Frères musulmans (Egypte,
Soudan), ainsi que des mouvements islamiques plus
radicaux, trouvent un écho dans la capitale, et notamment
à travers les écoles coraniques, cela avec l'aide de quel-
ques ulémas égyptiens. Quant au chi'isme qui fait si peur
à l'Occident, bien qu'une infime partie de la population
somalienne soit chi'ite (moins de 2 % chez les nomades) et
que la prière du vendredi à la grande mosquée de
Mogadiscio ait été animée pendant plusieurs années par
un religieux iranien, rien ne laisse à penser que cela ait
provoqué, dans la population, des velléités du type de
celles pratiquées en Iran depuis la révolution islamique,
ou en Egypte depuis quelques années.

70
Cependant, inquiet de tout ce qui pourrait le déstabili-
ser, le gouvernement surveille de près ces trublions qui
s'opposent au matérialisme scientifique et qui prônent
tout de même un retour à des pratiques religieuses plus
orthodoxes : port du voile pour les femmes, séparation des
sexes à l'école, prohibition stricte de l'alcool... Ces thèmes
recueillent une audience remarquable auprès de certains
jeunes garçons qui, comme tout écolier somalien, fré-
quentent l'école coranique parallèlement à l'école publi-
que. Et c'est surtout dans les couches les plus populaires
que l'on accueille le plus favorablement ce genre de
thèses : crédulité, regain de mysticisme, ferveur religieuse
et traditionnelle, tout cela arrange bien les maîtres à
penser de l'islam somalien. Ainsi, peu avant le jeûne
purificateur du ramadan, la rumeur populaire a annoncé
la naissance, dans la capitale, d'une bête-monstre extraor-
dinaire car s'exprimant en somali, laquelle se mit à
annoncer la fin du monde imminente, sous un déluge de
pierres. Il est certain que, cette année-là, le jeûne a été
suivi avec une ferveur inhabituelle !
La résistance religieuse intérieure est le fait des
ulémas somaliens (Waddads), dont la plupart brillent plus
par leur ignorance en matière religieuse et leur vénalité,
que par leur érudition. Certains d'entre eux ont été
fonctionnarisés de fait, car de nombreuses mosquées sont
devenues la propriété de l'Etat somalien après la révolu-
tion. Ils n'ont pas pour autant adopté les thèses marxistes,
mais sont consultés de temps à autre pour certaines
décisions afin d'éviter toute rébellion populaire provoquée
par une mise à l'écart brutale de l'islam. De même, afin de
ménager les sensibilités, ou par souci de plaire et d'être
respectés, Siyad Barre et sa famille (principalement ses
frères) effectuent annuellement leur pèlerinage à La
Mecque.
Cependant, il y eut un incident grave lorsqu'en 1975,
dix Waddads (religieux) furent passés par les armes, et

71
vingt-cinq autres comparurent devant la Cour de sûreté
de l'Etat, pour avoir distribué des tracts et exhorté les
fidèles (lors de la prière du vendredi) à s'opposer à la
nouvelle « loi de la famille » qui remettait en cause la
tradition écrite islamique (Sunna) sur certains points :
héritages à parts égales entre femmes et hommes, répu-
diations soumises à un tribunal civil, interdiction de la
polygamie, etc.
Mais en fait, l'islam, tel qu'il est pratiqué en Somalie,
est beaucoup plus paisible et moins rigoriste que celui
pratiqué dans de nombreux autres pays : Maghreb,
Egypte, péninsule Arabique notamment. Et il est vrai
aussi que les enfants de la révolution sont beaucoup
moins sensibles que leurs aînés ou leurs cadets aux
révélations faites au Prophète et à tout ce que les hommes
ont jugé bon d'interpréter. En aucun cas donc un
mouvement religieux ne saurait constituer une force
politique suffisamment pressante pour renverser l'actuel
président et jeter Marx et Lénine aux oubliettes.

Un centre d'agitation

L'université nationale de Mogadiscio pourrait consti-


tuer un centre d'agitation ou de réflexion politique si elle
n'était étroitement surveillée. Les étudiants s'autodiscipli-
nent toujours, à cause de cette paranoïa de l'espionnage,
et discutent rarement entre eux de politique dans l'en-
ceinte des campus. La N.S.S. recrute ici de nombreux
indicateurs, qui gardent l'oeil ouvert sur leurs collègues et
sur les professeurs étrangers envoyés en mission (italiens
principalement).
Les étudiants que je connais font preuve d'une
conscience... politique très développée. Est-ce une façade,
ou bien une réalité ? Je transcris le dialogue qui pourrait
s'échanger :

72
Moi : « Voudrais-tu que cela change, qu'il y ait un
autre président ? »
Lui : « Non, pourquoi ? Ce serait pareil avec le nou-
veau. »
Moi : « Mais s'il y avait une démocratie ? Une façon de
gouverner choisie par tout le monde ? »
Lui : « ??? »
Moi : « Mais les élections, quand même ? »
Lui : « On ne peut pas pour l'instant. »
Moi : « Pourquoi ? »
Lui : « Ce n'est pas facile ! »
En effet, ce n'est pas facile d'imaginer un pays où l'on
ne peut même pas dire à son voisin que le président est
un salaud sans craindre de voir la milice en armes
encercler le quartier.

Défoncés à la colle

Alors, à la manière de nos modes de fonctionnement


occidentaux, le régime somalien poursuit sa révolution en
maintenant impunément la tête des prolétaires et des
sous-prolétaires sous l'eau.
Et puis la révolution, c'est aussi les junkies de qua-
torze ans qui traînent sur le Lido, shootés à la colle
vinylique des cordonniers. C'est aussi le salaire d'un
homme de peine trois cents fois inférieur à celui de son
employeur. C'est aussi les dirigeants qui nourrissent dans
leur jardin des animaux sauvages (gazelles, guépards)
qu'ils achètent pour le prix du salaire annuel de leur
femme de chambre. C'est aussi le lait du sein des filles de
la misère qui sert à nourrir le rejeton des bourgeoises qui
craignent pour leur poitrine. C'est aussi les femmes des
night-clubs qui se laissent embarquer pour le prix d'une
bière ou de deux (deux cents shillings)...

73
Et même si chacun s'accorde à prédire, voire souhai-
ter la chute du régime, la pression sociale est si forte
qu'elle efface toute velléité de lutte. Chacun a réellement
peur de finir en prison pour s'être opposé à une politique
qui lui échappe.
6.
La canonnière

Las de l'immobilisme et du manque d'activité d'Han


geysa, je reprends le Fokker des Somali-Airlines vers la
capitale. Et c'est frigorifié du fait de l'altitude et de la
mauvaise pressurisation de l'appareil que je me laisse
aller à de nébuleuses réflexions.

L'enveloppe des Somali Airlines


-

Réveillé par les soubresauts de l'avion et le froid, je me


recroqueville tant bien que mal sur mon siège et étale les
couvertures sur mes jambes gelées. Nous sommes une
douzaine dans l'appareil : des Somaliens qui somnolent, le
nez dans leur attaché-case, un Américain qui est le
directeur de l'U.S.I.S. (service d'information : « US Infor-
mation Service » chargé, dans la capitale, de la diffusion
de l'américain et des informations concernant les Etats-
Unis. Dans beaucoup de pays, le personnel de l'U.S.I.S.

75
vaque à des occupations plus discrètes...) et travaille donc
à Mogadiscio, et moi.
Une hôtesse s'occupe de nous et, devant moi, dans le
poste de pilotage, les deux pilotes et le mécanicien
s'affairent. J'observe l'équipage et m'inquiète des allées et
venues du mécanicien entre l'avant et l'arrière. Dans la
soute, il enlève des valises, remue des cartons, et repasse
devant moi en cachant maladroitement une énorme botte
de khât, elle-même dissimulée dans une non moins
énorme enveloppe portant l'en-tête des Somali-Airlines.
Je comprends : ce khât provient de Djibouti, tout
comme l'avion qui assure la liaison hebdomadaire entre
les deux capitales. J'imagine que mes pilotes sont en train
de mâcher tranquillement l'herbe, et qu'ils feront le
ménage avant de se poser à Mogadiscio. J'imagine aussi
qu'ils revendront deux à trois mille shillings pièce (en
1983, la même qualité aurait coûté quatre-vingts shillings)
les bottes qu'ils ont cachées dans leurs bagages. Ils ne
seront pas fouillés car le vol est un vol national, donc pas
de contrôle douanier.

Un fait de société

En république de Somalie, la consommation de khât


était un fait de société jusqu'à ce qu'elle soit bannie en
février 1983, ainsi que l'usage d'autres stupéfiants (mari-
juana essentiellement). Avant cette date, la capitale s'agi-
tait fiévreusement jusqu'à midi, puis ensuite : plus rien.
Chacun (les hommes, bien sûr) ayant acheté sa botte
d'herbe, les citadins s'installaient chez eux, seuls ou avec
des amis, ou bien encore à l'ombre d'un arbre, pour
mâchouiller tout l'après-midi, et souvent beaucoup plus
tard, les tendres feuilles vertes des sommités de cet
arbuste, dont l'effet, voisin de celui des amphétamines,
maintient en état de veille. En fin d'après-midi, dans la

76
capitale, il était courant de croiser des zombies aux yeux
écarquillés, la joue gauche bosselée, et la main droite
pleine de feuilles vertes, feuilles qui, pour , la plupart,
provenaient du Nord-Kenya et de l'Est éthiopien par
Toyota entières. C'est ce phénomène (source de fuite de
devises) qui aurait incité le gouvernement à légiférer et à
mettre définitivement au ban la consommation du khât.
Il faut néanmoins préciser que, parmi la population
citadine, cette plante faisait des ravages. Non qu'elle soit
néfaste, mais elle engendre une apathie générale qui se
développe après que l'effet de veille s'est dissipé. De plus,
l'habitude de mâcher se pratiquant de nuit, une bonne
partie des consommateurs se sentent peu prêts, le lende-
main, à regagner leur bureau dans l'enthousiasme. Par
conséquent, l'absentéisme dans l'administration et les
services publics croissait, pour cause de khât. Depuis sa
mise au ban, il est certain que l'absentéisme a diminué
dans les services, mais il est toujours inutile d'entrepren-
dre une démarche avant 9 h 30 ou après 11 h 30.
Dans les pays voisins, la consommation du khât est
tolérée : Kenya, Ethiopie, Djibouti, république arabe du
Yémen. A Djibouti, où rien de vert ne pousse, c'est un
avion quotidien (Boeing 737 d'Air-Djibouti) qui apporte
spécialement ce khât d'Ethiopie (plusieurs tonnes par
jour). Par ailleurs, une rumeur circule à Mogadiscio,
affirmant que certains commerçants proches de Siyad
auraient obtenu une licence d'importation de ce produit.

Hassan

Nous nous poserons sans bavure, et c'est sous un ciel


chargé de nuages noirs et gris que je regagne la maison.
Peu après, c'est le déluge. Cette saison des pluies est
redoutable, car il pleut sans arrêt ou presque. Par consé-
quent, les rues deviennent de gigantesques torrents de

77
boue chargés de détritus divers qui dévalent les artères à
la grande joie des enfants qui s'y vautrent avec délecta-
tion. Faute d'égouts, tout endroit creux se transforme
rapidement en marigot où ce mélange nauséabond
macère pendant des semaines.

Je traverse une fois de plus toute la ville qui, cette fois,


prend une tout autre allure : le blanc est devenu franche-
ment gris, le bleu de l'océan est passé au vert sombre. Et
les vagues qui viennent exploser contre l'ancienne jetée
du port sont devenues fortes, violentes, animées soudain
d'une force inhabituelle. Tout est tellement différent de ce
que j'avais connu avant mon départ pour le Nord ! Je
réapprends la capitale, morceau par morceau, sous un
nouveau jour. Au détour du front de mer, près de l'am-
bassade de France où je traîne entre deux averses, je
recrée le contact. Le contraste avec le calme habituel des
beaux jours me surprend. Adossé aux murs rose vif
décrépis des anciennes maisons d'import-export de l'épo-
que coloniale italienne, je prends l'air (et l'eau), j'observe
les jeunes qui jouent au foot entre les flaques et s'encou-
ragent de cris aigus. D'une maigreur rare et vêtus seule-
ment d'un short, ruisselants de sueur et de pluie, ils
s'excitent joyeusement sur le ballon. L'averse menace : je
fuis... Eux, non !

C'est au Centre culturel français voisin de l'hôtel


Jubba, où je vais me mettre au sec, que je fais une
rencontre étonnante : un Somalien qui parle français. Il
s'appelle Hassan. D'une cinquantaine d'années ou plus, il a
gardé un port très altier et une stature imposante. Dans
notre langue, qu'il émaille continuellement de mots très
crus, il m'explique qu'il est français et, pour le prouver,
exhibe ses deux passeports : somalien et français.

L'armée coloniale française, présente à Djibouti de


1846 à 1977 (date de l'indépendance), a recruté sur place
des Somalis pour en faire des soldats et les utiliser dans

78
ses guerres outre-mer. A ce titre, Hassan a été incorporé
comme chauffeur sur une canonnière qui naviguait sur
un fleuve en Indochine, actuel Viêt-nam. Tous les marins
de soute, m'a-t-on dit, étaient somalis ; les officiers et les
soldats, français. Le navire portait donc le nom de La
Somalienne, et écumait le fleuve pendant les troubles.
Tous ces gens ont été démobilisés en France après la
défaite de Dien Bien Phu en 1954, mais les chauffeurs ont
alors acquis la nationalité française, à titre de remercie-
ments. Hassan a même eu droit à une maigre pension, et
subsiste aujourd'hui grâce à une affaire qui lui assure le
minimum.

La France a été l'ennemi déclaré de la république


démocratique de Somalie pendant de longues années, car
selon cette dernière elle occupait illégalement des terres
habitées par des tribus somalies, à savoir le territoire
français des Afars et des Issas, actuelle république de
Djibouti. Pour protester contre cet état de fait, Mogadiscio
aura recours à différents procédés. Les Somaliens ayant
compris, sous Giscard d'Estaing, qu'ils ne récupéreraient
pas le territoire convoité par le biais diplomatique, des
manifestations populaires « spontanées » revendiquant le
rattachement du T.F.A.I. à la nouvelle République éclatè-
rent dans la capitale : des dizaines de milliers de person-
nes (encadrées par milice et police) défilèrent autour de
l'ambassade de France à plusieurs reprises. Les diploma-
tes n'en menaient pas large lorsqu'il y eut des jets de
pierres et d'objets enflammés sur les bâtiments où s'était
retranchée la colonie française. Mogadiscio fut liée à la
terreur engendrée par le Front de libération de la côte des
Somalis à deux reprises. Cette organisation, dont le
numéro deux (Omar Osman Rabeh) déclarait en 1976 être
favorable à la lutte armée de libération contre le colonia-
lisme français à Djibouti, se déclarait d'inspiration socia-
liste et proche du pouvoir somalien depuis la révolution
de 1969.

79
Le 24 mars 1975, Jean Gueury, ambassadeur de
France en Somalie, était enlevé à la sortie de la messe à
Mogadiscio par le F.L.C.S. qui réclamait, en échange, la
liberté pour deux prisonniers politiques emprisonnés en
France (pour activités illégales dans le T.F.A.I.) et cent
mille francs en or déposés à Aden (Yémen démocratique).
Le diplomate fut libéré plus tard, après force négociations,
et la Somalie accusée de complicité.
Une certaine collusion entre F.L.C.S. et république de
Somalie a pu être établie lors de l'incident de Layoda le
3 février 1976, au cours duquel un commando de l'organi-
sation prenait en otage un car d'enfants de militaires
français en plein Djibouti. L'autobus gagnait peu après la
frontière somalienne et stoppait à quelques mètres du
poste de police somalien. Vers quinze heures, le génie
stratégique français passait à l'attaque, capitaine Barril en
tête, assisté de commandos de la légion étrangère et de
l'infanterie de marine, stationnés dans la région. Les
voleurs d'enfants se réfugiaient alors derrière le poste de
police où, avec l'aide d'éléments somaliens, ils ripostaient
aux tirs. Le bilan fut lourd : un enfant tué et plusieurs
autres blessés (par balles somaliennes, selon l'enquête
administrative française) ; six policiers somaliens ainsi
que les quatre membres du commando tués également ;
un officier français blessé et un jeune garçon gardé
comme otage et dirigé vers Hargeysa. Les revendications
du commando étaient claires : annulation du référendum
pour l'autodétermination du territoire français des Afars
et des Issas, libération des prisonniers politiques, indépen-
dance immédiate du territoire.
Il est, je crois, nécessaire de situer l'événement dans la
réalité djiboutienne du moment, où les populations soma-
lies étaient l'objet de mesures discriminatoires :
— reconnaissance d'un seul mouvement de libération
légal, avec à sa tête Hassan Gouled Aptidon (l'actuel
président) ;

80
— mise en place par Paris d'un personnage fantoche
pour organiser l'accession à l'indépendance : Ali
Aref (contre qui une tentative d'attentat échoua le
lendemain de l'affaire de Layoda) ;
— refoulements quotidiens en Somalie (à Layoda,
justement) des Somalis sans papiers présents à
Djibouti ;
— expulsion de deux mille dockers somalis de l'en-
ceinte portuaire ;
— opérations nocturnes de la police et de l'armée dans
les quartiers populaires de Djibouti ;

— volonté française non masquée de ne pas céder


l'indépendance au territoire revendiqué par Moga-
discio dans son rêve de « Grande Somalie ».

Lorsque, le 27 juin 1977, Paris plaça à la tête de la


nouvelle république de Djibouti devenue indépendante un
homme d'ethnie issa et né à Garissa, mais peu sensible
aux revendications somaliennes, Radio-Mogadiscio, de
rage, accusa la France d'avoir procédé au lancement
d'une bombe à hydrogène sur le Nord somali. En fait, il
s'agissait des restes d'un ballon-sonde gonflé à l'hélium,
expédié dans l'atmpsphère par une station météorologi-
que djiboutienne, et qui serait retombé. Cet incident
illustre la qualité des relations franco-somaliennes de
l'époque.
Avec l'arrivée, en 1981, des socialistes à l'Elysée, on
assista à des relations franco-somaliennes pour le moins
étranges, Paris ne voulant pas céder gratuitement son
soutien à un pays où il ne possédait pas d'intérêts et dont
le sous-sol ne renfermait aucune ressource digne de
convoitise. Malgré la visite du chef de l'Etat somalien en
France en octobre 1983 et la présence de la Somalie
comme observateur aux diverses conférences franco-afri-

81
caines, rien ne permit d'affirmer que Mitterrand eut cédé
sur le plan de l'aide militaire. Les premiers contacts entre
gouvernements français et somalien avaient eu lieu en
1981 avec la visite de Guy Penne, conseiller du président
pour les Affaires africaines, qui s'était rendu à Mogadiscio
au moment où Frédéric Mitterrand bouclait le tournage
de son film : Lettres d'amour en Somalie.
Depuis, les contacts se sont maintenus par les voyages
de routine d'attachés militaires en provenance de Djibouti,
mais aussi par la visite annuelle d'un navire de guerre
français dans le port de Mogadiscio.
La politique extérieure somalienne, confiée à un
proche du président : son demi-frère très exactement
(Abdirahman Jama Barre), semble désormais consister
essentiellement en la recherche d'armes ou de crédits
militaires, et d'abord auprès de l'ennemi d'hier : l'Italie.

Retourner vers les Russes

« Mais qu'est-ce que vous voulez ? Que la Somalie


désarmée, humiliée, retourne vers les Russes ? », déclarait
Siyad Barre au président du Conseil italien, Bettino Craxi,
lors d'un voyage à Rome en septembre 1985. En effet, peu
à peu lâchée par l'Ouest, la Somalie pratique le chantage
politique. Les chiffres témoignent de cet abandon :

82
Dons italiens

ANNÉE MONTANT
(en millions de dollars US)

1981 271
1982 145
1983 124
1984 70
1985 (six premiers mois) 33

Tout en essayant de ménager son premier fournisseur


en dons de toutes sortes (1981-1984: 310 milliards de
dons ; 1985-1989: 550 milliards de dons), la Somalie exige
des chars pour lutter contre les T55 soviétiques prêtés au
F.D.S.S. par l'armée éthiopienne, mais aussi de l'artillerie,
des blindés, des avions, des hélicoptères... A cette de-
mande, le Conseil italien oppose un refus modéré : pas de
blindés légers, mais on vous cède quand même nos vieux
chars M47 (donnés à l'Italie par les Etats-Unis au lende-
main de la Seconde Guerre mondiale dans le cadre du
plan Marshall). Dans le dernier lot, une centaine de
modèles auraient été donnés à l'armée somalienne, qui en
a besoin pour remplacer ceux immobilisés sur le front et
devenus pièces d'artillerie fixes. Et le ministre de la
Défense somalien (Ali Samantar) d'ajouter : « Vous avez la
responsabilité historique d'assurer la défense de notre
pays. »
Cependant, l'Italie n'intervient pas seulement dans
l'aide militaire : elle finance de nombreux projets de
développement agricole, industriel ou culturel. Les der-
niers en date sont la construction d'une route dans la
région de Bani-Sanaag (450 km environ), un programme
de vaccination populaire, et l'envoi de dix mille tonnes de
riz pour les réfugiés. Malgré cela, afin de poursuivre sa
lutte contre l'impérialisme et affirmer son identité, le

83
président somalien va quérir ailleurs ce que l'Occident ne
peut lui fournir. C'est ainsi que des rapprochements très
inattendus se sont opérés en 1984 et 1985.

Des liens avec l'apartheid

Les relations diplomatiques avec la Libye sont réta-


blies depuis le 8 avril 1985 et laissent à penser qu'elles ne
se contenteront pas de ronds de jambe et de courbettes.
De plus, un an avant (avril 1984), le régime a commis
l'erreur de rencontrer discrètement le Premier ministre
sud-africain Botha, sans doute pour lui réclamer ce dont
Mogadiscio avait le plus besoin à cette époque : argent et
armes. Un accord serait d'ailleurs intervenu en octobre de
la même année.
Il semble que les racistes blancs d'Afrique du Sud
aient été disposés à subvenir à ces demandes pressantes :
la garde présidentielle était, peu après cette visite secrète,
encadrée par deux conseillers blancs dont on ne sait
toujours pas s'ils arrivaient de Pretoria ou de Tel-Aviv.
L'un d'eux aurait cependant été enregistré au consulat de
France à Mogadiscio.
Selon des sources émanant des mouvements d'opposi-
tion, le général Abdirahman Abdi Hussein, gendre de
Siyad et chef de la milice, aurait, à la fin février, effectué
une visite discrète en Israël, pour un séjour de deux
semaines. A quelles fins ? Vraisemblablement pas touris-
tiques... Il semble désormais clair que le général Siyad
Barre redoute aujourd'hui plus encore un complot contre
sa personne et qu'il souhaite dans un premier temps
préserver sa dictature avant de restaurer son outil : l'ar-
mée, qui s'avère fort délabrée. Se mettre les militaires à
dos en les laissant pour compte constituerait l'ultime
erreur pour le régime, qui puise là toute sa force et
s'appuie sur cette force pour réprimer.

84
Afin de maintenir un approvisionnement en matériel
militaire, Mogadiscio s'adresse aux pays susceptibles de
posséder ou de construire du matériel soviétique : Libye,
Egypte, Inde, Yémen... pays que l'on peut considérer
comme non alignés et non communistes.
Les liens récents avec Pretoria permettront, eux, de
recueillir un jour (si ce n'est pas déjà fait) des fonds en
échange d'un transit par le port de Mogadiscio de biens et
de matériels dont a besoin l'apartheid pour survivre, mais
qui ne peuvent être achetés par les Sud-Africains en
raison du boycott économique imposé par certaines
nations européennes. Rappelons-nous en effet le mysté-
rieux détour des armes de construction soviétique desti-
nées à la guérilla soutenue par Pretoria en lutte contre le
régime mozambicain (armes achetées en Bulgarie depuis
la France par un intermédiaire pour l'Afrique du Sud) : le
navire effectua un grand nombre d'escales étranges, pour
finalement débarquer les armes dans le port de Durban,
alors qu'elles auraient dû être livrées ailleurs.
Les nations occidentales ayant lâché les racistes sur le
plan économique, elles pourront néanmoins continuer à
leur fournir, grâce à ce procédé, biens ou matériels qui,
d'une façon ou d'une autre, sont destinés à opprimer la
population noire.
Non contente d'opprimer ses citoyens, la Somalie
consent à s'allier, par intérêt financier, à un régime dont
les moyens d'existence reposent sur la discrimination
raciale. A ce jour, seuls deux pays africains ont accepté un
tel marché : la Somalie et le Cap-Vert, qui sert d'escale
aux avions de ligne sud-africains en provenance d'Europe.
Cette démarche innommable reflète un des aspects de
l'insaisissable volonté politique de ce régime.

85
Les relations avec le monde arabe

Ce qui est le plus anachronique dans la société


somalienne, c'est le tiraillement dont elle est perpétuelle-
ment l'objet : membre de la Ligue arabe depuis 1974 et
observateur à l'Organisation de l'unité africaine (O.U.A.),
l'Etat somalien ne sait trop vers quel pôle il se sent le plus
attiré. La prédominance de la culture islamique, la situa-
tion géographique excentrée et les relations historiques
(les Arabes sont présents en Afrique depuis l'Antiquité)
poussent la Somalie à un rapprochement avec le monde
arabe. Ainsi le pays aligne-t-il sa position sur celle de la
Ligue arabe, condamnant l'occupation illégale de la
Palestine, la fondation de l'Etat d'Israël, le sionisme, et
dénonçant les accords de paix de Camp David. De plus,
Mogadiscio accueille un bureau de l'O.L.P.

Dans le monde arabe, l'Egypte occupe une place


politique importante et, d'une certaine manière, la révolu-
tion nassérienne a inspiré la révolution somalienne par
son côté populaire, laïque, et ses fondements militaires.
Historiquement, la Somalie est liée à l'Egypte depuis de
longue date, mais actuellement les liens sont plus ou
moins lâches et consistent essentiellement en l'attribution
par l'Egypte de bourses d'études pour l'université islami-
que d'El Azhar, ainsi que pour d'autres universités égyp-
tiennes (armée, médecine, langues, droit). Le Caire dépê-
che à Mogadiscio un certain nombre d'enseignants au
lycée égyptien de la ville, mais aussi dans les universités
(théologie) et dans certaines écoles coraniques.

Cependant, sur le plan militaire, les Egyptiens étant


confrontés à une dette énorme vis-à-vis des Américains,
rien ne laisse penser qu'ils aient cédé quoi que ce soit aux
Somaliens.

Par le passé, c'est-à-dire peu après la révolution, l'Irak


a été l'un des interlocuteurs économiques et politiques

86
privilégiés des Somaliens. Depuis les conflits dans le golfe
Persique, les contacts entre les deux pays tendent à
s'estomper, l'Irak s'avérant confronté à d'énormes pro-
blèmes intérieurs. Cependant, l'Etat somalien conserve
avec les pays de la péninsule Arabique d'excellentes
relations. N'oublions pas que le royaume wahabite est un
important bailleur de fonds, que ce soit directement ou
par l'intermédiaire des organismes financiers dits islami-
ques : Banque islamique de développement, etc. D'ailleurs,
les lignes aériennes somaliennes se rendent à Djeddah, à
Abu Dhabi, à La Mecque aussi, en période de pèlerinage.
A Mogadiscio, les Saoudiens entretiennent une im-
mense ambassade, quotidiennement prise d'assaut par les
candidats à l'émigration vers le Golfe. Une foule de
personnes fait la queue en tâchant d'esquiver les coups de
fouet des policiers plutôt submergés qui encadrent le
quartier. L'obtention d'un visa est complexe, car il faut
posséder une lettre d'accréditation. Cependant, moyen-
nant trois mille shillings (trois mois de salaire d'un
fonctionnaire), il est possible d'en acquérir un au marché
noir. Généralement, ceux-ci sont délivrés pour une durée
très brève, afin d'éviter une trop forte immigration (deux
semaines). Il faut en effet considérer, avec le marché noir
du shilling, que le salaire d'un employé de maison en
Arabie est près de dix fois supérieur à celui d'un emploi
similaire en Somalie, d'où l'attrait que ces gains sont
susceptibles de provoquer.
Malheureusement, la délégation saoudienne jouit
d'une influence indéniable et en use (et en abuse) afin
d'en tirer certains privilèges. Ainsi, certains Saoudiens
ont-il obtenu le droit de chasser, alors que cette pratique
est totalement prohibée dans tout le pays. Sont invités à
ces parties de chasse Allemands, Français et Italiens,
diplomates ou non !

87
La recherche d'une identité

Les modes de vie (nomadisme et agriculture), une


partie de la culture (animisme) ainsi que la couleur de
peau de ses ressortissants font de la Somalie un membre
de la communauté africaine. Cependant, pour le nomade
somalien, fier et indépendant, être assimilé à un Africain
constitue une insulte : pour lui, les Africains sont « ceux
qui ont un gros nez », et il les méprise sincèrement.
Historiquement déjà, au xvir siècle, les peuples galla et
somali chassèrent le peuple zendj (d'ethnie bantoue) qui
occupait près de la moitié de l'actuelle Somalie. Les
Bantous eurent beaucoup de mal à maintenir la progres-
sion somalie sur la rivière Tana (Kenya), et c'est toujours
à cette époque que l'esclavage fut organisé par les
Portugais et les Arabes, dans les ports de la côte. Les
Bantous furent alors pourchassés pour être vendus aux
négriers blancs.
Le Somali ayant une aptitude à hiérarchiser les races,
cela constitue à mon sens un obstacle certain à la
naissance d'une identité africaine en Somalie. Lors d'une
discussion avec un employé des services vétérinaires
somaliens, celui-ci me demanda :
— « Que penses-tu des Somaliens, par rapport aux
autres Africains ?»
Voulant éviter un conflit, je répondis :
— « Vous n'êtes pas réellement africains... »
Et lui de rétorquer :
— « N'est-ce pas ? Même si nous ne sommes pas les
premiers, nous n'en sommes pas loin. »

Nationalisme et fierté aidant, il situait le problème non


pas sur un plan économique, politique ou culturel, mais

88
par rapport à son appartenance à une ethnie et à une
culture qui, selon lui, prennent le pas sur les autres. De
plus, les dirigeants somaliens sont confrontés à un isole-
ment linguistique dans l'Afrique qui utilise le plus sou-
vent l'anglais ou le français. Ainsi, lors des différentes
conférences africaines, les Somaliens — qui, pour la
plupart, parlent anglais — ont bien du mal à comprendre
lorsqu'on y parle français. Lorsque Léopold Senghor vint
en Somalie en 1983 et 1984 pour diverses conférences
devant l'Assemblée populaire, le ministre des Affaires
étrangères somalien eut grand-peine à trouver un inter-
prète suffisamment compétent. Les étudiants de la section
française de l'Université nationale, ouverte en 1980, ne
sont pas encore en mesure de saisir les subtilités de
langue d'un agrégé de français, ni d'exprimer celles de la
langue somalienne.

La lutte anti-impérialiste et les relations avec


l'Allemagne fédérale

La police est à Mogadiscio entraînée par des conseil-


lers ouest-allemands qui ont su gagner la confiance des
Somaliens lors de la spectaculaire affaire de l'avion de la
Lufthansa au mois d'octobre 1977, un avion de ligne
Lufthansa parti de Majorque pour Francfort fut détourné
par des pirates anti-impérialistes et antisionistes, se ré-
clamant de la mouvance « Fraction Armée Rouge ». Après
Rome, Larnaka, Nicosie, le Bahrein, Dubai et Aden, l'appa-
reil se dirigea vers Mogadiscio, où l'autorisation d'atterrir
lui fut aussitôt refusée. Malgré les bidons déposés sur la
piste pour décourager le pilote, l'avion se posa et se cala
en bout de piste. Ce détournement était coordonné depuis
la R.F.A. : enlèvement du « patron des patrons », Hans
Martin Schleyer.

89
Les tractations habituelles dans ce type d'affaire
commencèrent et, au cours de la nuit, un commando
antiterroriste ouest-allemand (le GSG9) se posa discrète-
ment de l'autre côté de la piste. L'assaut fut donné le
18 octobre à 23 h 12, avec l'accord et le soutien des
autorités somaliennes, puis, on releva les morts chez les
passagers et les pirates. La photographie de la survivante
du commando formant le V de la victoire, la main
ensanglantée, est restée dans nos mémoires. C'est au
cours de la même nuit que, dans les quartiers de haute
sécurité de la prison de Stammheim, les détenus Baader,
Ensslin et Raspe (membres de la R.A.F.) furent retrouvés
morts : suicidés. Par qui ?
Même si la Somalie accueille sur son sol et finance des
mouvements de libération en lutte contre l'impéria-
lisme — F.L.E. et O.L.P. — on comprend mal comment
Mogadiscio mène, à sa manière, la lutte anti-impérialiste :
en permettant à la police allemande d'opérer sur son
territoire ou, mieux encore, en lui confiant, par la suite,
l'encadrement de sa propre police ?

Une identité politique

En même temps que l'expression d'une personnalité


forte et indépendante, le pays affirme avec peine son
identité africaine ou arabe. Il ne s'agirait pas de choisir
l'une ou l'autre, mais de les développer simultanément,
puisqu'elles sont sous-tendues dans la société somalienne.
Or, pour cela, une volonté politique claire et dynamique
est nécessaire. Malheureusement, clamer en 1986 la lutte
contre l'impérialisme ne suffit pas toujours.
Il est cependant regrettable de constater que, peu à
peu, l'Occident lâche les Somaliens mais reste sur place en
attendant son heure de grâce. Les Américains eux-mêmes

90
n'y croient plus guère et ne restent que pour affirmer leur
présence face au socialisme éthiopien et pour garder un
oeil sur la mer Rouge. Quant au monde arabe, seule
l'Arabie saoudite reste un interlocuteur privilégié des
Somaliens. Finances obligent... Jusqu'à quand ?
DEUXIÈME
PARTIE

«Le socialisme est une nécessité


pour l'Afrique et les pays en voie
de développement. »

Mohamed Siyad Barre


(Déclaration faite lors d'une in-
terview accordée à un journaliste
français en 1975.)
1.
Les camps de réfugiés

L'origine du conflit somalo-éthiopien est multiple.


Selon le Somalien de la rue, la Somalie tente actuellement
de prendre une revanche sur l'attitude belliqueuse de
l'empereur Menelik II qui, au début de ce siècle, conquit
l'Ogaden pour l'annexer à son empire catholique-copte
d'Abyssinie.
Or, la propagande gouvernementale entend justifier ce
conflit par la récupération de terres pastorales habitées
par des tribus somalies mais qui avaient été cédées à
l'Ethiopie par la Grande-Bretagne au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, à savoir l'Ogaden. Cependant,
c'est surtout depuis le départ des Soviétiques de Somalie
et l'avènement du socialisme en Ethiopie que la tension a
connu son apogée. Le général Siyad Barre déclarait en
1980: « Les Soviétiques voulaient faire de nous de nou-
veaux Cubains. Nous ayant vendu des armes que nous
avions payées, ils entendaient nous dire contre qui et dans
quelles conditions nous en servir. » Mogadiscio souhaitait

95
donc lutter contre la tentative de déstabilisation (intégra-
tion à un bloc arabo-africain socialiste) de la Somalie
provoquée par les Soviétiques « parce qu'ils veulent instal-
ler à Mogadiscio un régime à leur dévotion, comme celui
de Mengistu à Addis-Ababa, et fédérer l'ensemble de
l'Afrique orientale sous leur égide ». En effet, l'U.R.S.S.
proposait en 1977 à l'Ethiopie, à la Somalie et au Yémen,
de fonder une Fédération de l'Est africain.
Au lendemain de l'expulsion des Soviétiques en no-
vembre 1977, l'état d'urgence fut proclamé, le Conseil
suprême de la Révolution rétabli (après sa dissolution en
1976), et la prééminence de l'armée réaffirmée. Forts de
leur armée (la plus importante de la région, à l'époque),
les Somaliens se lancèrent dans une guerre qui, au début
de 1978, s'acheva par une défaite, infligée par l'armée
éthiopienne assistée de milliers d'éléments cubains et de
quelques conseillers soviétiques.

La naissance des camps

Les nomades pasteurs qui vivaient en Ogaden furent


alors chassés de cette zone et commencèrent à affluer sur
le sol somalien, essentiellement dans les districts du Gédo
(sud-ouest), du Hiran (centre), et au nord, dans la région
d'Hargeysa. D'où la naissance des camps de réfugiés qui
abritent aujourd'hui 1 200 000 personnes, selon le Comité
national aux réfugiés (N.R.C.) ; 700 000 seulement selon le
Haut Commissariat de l'O.N.U. aux réfugiés (U.N.H.C.R.) ;
et environ 600 000 selon l'Agence américaine d'aide au
développement (U.S.A.I.D.). Comme quoi, tout est question
de lunettes.
Contraintes d'abandonner leurs pâturages, devenus
soudain zones de conflits, les populations nomades réussi-
rent à gagner l'arrière de la frontière somalienne où elles
furent parquées, « sédentarisées » et prises en charge par

96
les autorités somaliennes alors démunies. Il faut préciser
que ces populations n'avaient pas ou peu de sentiment
nationaliste, et qu'elles avaient toujours historiquement
occupé cette région pastorale, traversant les limites admi-
nistratives des deux Etats dans tous les sens, au gré des
saisons. Il semble aussi certain qu'elles avaient choisi de
venir en Somalie car les Soviétiques venaient d'en être
expulsés, et que les nomades redoutaient la naissance
d'un stalinisme pur et dur en Ethiopie.

Une véritable aubaine

Par conviction politique, et bien souvent animés par


des sentiments caritatifs, philosophiques ou confession-
nels, un grand nombre d'organismes, U.N.H.C.R. en tête,
ont débarqué dans ces camps pour y fournir avant tout
une aide médicale d'urgence puis, par la suite, diverses
prestations techniques spécialisées : approvisionnement et
purification de l'eau, programmes agricoles, construction
de bâtiments et différentes techniques appropriées. On vit
soudain fleurir ce que j'appelle l'« industrie du sous-
développement », qui constitue d'ailleurs la première
source de revenus somalienne.
Ainsi, grâce à ces dons en nature, en dollars ou sous
d'autres formes (techniciens en mission, médecins, etc.), le
pays se retrouve parmi les pays les plus aidés au titre de
l'aide aux réfugiés, ce qui lui permet de ne pas importer
de denrées alimentaires de base, et de financer près de
60 % de son budget. L'huile ou la farine, gracieusement
offertes par une nation, une organisation ou une confré-
rie, sont donc vendues au prix fort sur les marchés,
souvent après de curieux détours et d'innombrables
changements de mains entre personnes peu scrupuleuses,
car cette manne soudaine a, bien évidemment, engendré
la corruption : on trouve couramment sur les marchés de

97
la farine, du sucre, de l'huile estampillés « Donné par... »
ou « Ne peut être vendu ». Mais si l'on sait qu'un fonction-
naire gagne environ 1 000 shillings et en dépense pour
nourrir sa famille, nombreuse certes, environ 150 par jour
(80 FF au taux officiel), on comprend qu'il lui faut cher-
cher ailleurs d'autres sources de revenus, ne serait-ce que
pour s'alimenter quotidiennement.

A une autre échelle, cette aide constitue une véritable


aubaine pour les principaux responsables du régime, qui
en tirent d'importants bénéfices, en organisant sa distri-
bution, et tentent de gonfler sciemment le nombre de
réfugiés afin d'obtenir des dons en conséquence. Chaque
année, la réunion d'évaluation de la population réfugiée se
conclut par un désaccord : les autorités somaliennes, en
fait Abdi Mohammed Tarrak, proche du président et
directeur du Comité national pour les réfugiés, présentant
des chiffres complètement différents de ceux des orga-
nismes internationaux. Selon les informations publiées
dans le Monde en mars 1986, le H.C.R. (Haut Commissa-
riat aux réfugiés) reconnaît la présence sur le sol somalien
de 837 000 réfugiés, soit une nette augmentation par
rapport aux dernières estimations. Selon ce journal, en dix
semaines, 27 000 Ethiopiens (Gallas d'ethnie oromo) se
seraient réfugiés dans le camp de Tug Wajale, près
d'Hargeysa. Ils auraient gagné la Somalie en espérant fuir
les contraintes gouvernementales éthiopiennes qui vou-
laient leur imposer des regroupements dans des villages
communautaires dans la région du Harrar (Ogaden). Cela
démontre encore une fois l'opposition des peuples noma-
des à la sédentarisation et à l'endoctrinement de type
stalinien, ainsi qu'à toute tentative visant à les priver
d'une liberté ancrée dans la tradition nomade de l'Afrique
de l'Est depuis des millénaires.

Au regard de la soudaine mobilisation médiatique de


1985 et 1986, il serait aisé de penser en Europe que la

98
population présente dans les camps somaliens meurt de
faim. En fait l'amalgame avec la situation éthiopienne
conduit souvent à ces erreurs. Ces gens, nomades à 90 %,
sont en fait privés de leur liberté et de certains de leurs
droits : une nationalité ; bien qu'ils n'en revendiquent pas.
Mais surtout ils souffrent des privations et de la misère
infligées par cette guerre. La malnutrition cause des
dégâts tandis que les dons de nourriture arrivent et sont
en partie distribués, en partie revendus sur les marchés
du camp. La situation sanitaire est, elle, précaire, comme
elle l'est dans des lieux qui connaissent un afflux soudain
et massif de populations en fuite. Le gros problème
semble être celui de l'eau qui en zone semi-désertique
maintient la vie, or le long du fleuve Jubba, elle engendre
aussi parasitoses, paludisme, et dysenteries d'une façon
chronique.
Le soir, ces camps, où brillent mille minuscules feux
discrets, s'apaisent, et les bruits d'animaux montés du
bush voisin courent dans les toiles. C'est aussi à cette
heure que l'armée rafle à l'aide de la milice, parmi les
jeunes qui courent moins vite que leurs Toyota. Tout cela
au vu et au su des Occidentaux présents et qui jusque-là
se sont tus. Cette tyrannie s'ajoute au poids des souffran-
ces, et au poids des difficultés engendrées par la corrup-
tion de l'administration et le silence des organismes d'aide
internationale, accrochés à leur moyen d'existence : le
marché de la misère. Ce n'est certes pas toujours le cas,
mais le cacher constituerait une imposture de plus.

Des experts par centaines

Les expatriés que l'on voit circuler en ville dans des


4X 4 climatisés et qui possèdent de somptueuses villas
dans les beaux quartiers ne sont pas les derniers bénéfi-
ciaires de l'aide au développement. Ce sont eux qui, avec

99
les diplomates étrangers et les Somaliens les plus fortu-
nés, envahissent les plages situées au sud de la ville, tandis
que les simples citadins se baignent au Lido: requins et
ordures garantis. Le vendredi, des nuées de véhicules
tout-terrain (fournis par les organismes et estampillés
U.N.H.C.R.) sillonnent les dunes et viennent se planter au
ras de l'océan. On assiste alors à une débauche de luxe : de
mini-campements sont installés pour la journée, les
barbecues sont allumés et les caisses de bière rapidement
vidées sous l'oeil goguenard d'un nomade qui, sorti des
dunes, n'en croit pas ses yeux. Une fois tout le monde
parti, l'homme se constituera un trésor de boîtes de bière
vides, glanera les restes des repas, puis disparaîtra dans le
soleil rouge.
Un ancien ambassadeur de France en poste à Moga-
discio écrit : « Le pullulement des experts de toutes discipli-
nes et de toutes nationalités ainsi que la durée de leurs
travaux tendraient à laisser supposer que l'assistance est
devenue une fin en soi pour la plus grande prospérité des
experts qui la distribuent. »

Prévenir une tentation communiste

Il est certain que toutes les organisations internationa-


les : O.N.U., U.N.H.C.R., F.A.O. (Organisation des Nations
unies pour l'alimentation et l'agriculture), U.S.A.I.D. (Coo-
pération américaine), G.T.Z. (Coopération allemande) ;
C.C.C.E. (Caisse centrale de coopération économique-
France), les organismes confessionnels : Caritas, Malteser
Hilfsdienst (Ordre de Malte), E.R.D.G.S. (Conseil oecumé-
nique européen-protestant), World Concern Action Aid
(britannique), I.C.A., Food for Children, (catholiques amé-
ricains), etc., de même que les organismes non gouverne-
mentaux tels que le C.E.A.R. (Comité européen d'aide aux
réfugiés), M.S.F., DELIPRO (Organisme belge issu du parti
démocrate belge), les V.P. (Volontaires pour le Progrès), la

100
Croix-Rouge, ou le Croissant-Rouge, ne sont pas là uni-
quement pour trouver une issue rapide au problème
somalien, mais aussi pour faire du prosélytisme religieux
(baptistes, adventistes, mormons, protestants et catholi-
ques) ou bien pour réaliser de substantiels bénéfices en
omettant de redistribuer les subventions allouées.

Il s'agit pour certaines d'entre elles de faire du rensei-


gnement, ou encore de prévenir une tentation commu-
niste. Leur nom : observez avec attention la liste des
organisations présentes dans les pays communistes en
guerre ou dans leur vicinité : Afghanistan, Ethiopie,
Angola, Mozambique, Laos..., et faites les recoupements
qui s'imposent, à la lumière de l'actualité quotidienne :
expulsions, arrestations, morts regrettables mais suspec-
tes...

En novembre 1985, M.S.F. était expulsé d'Ethiopie


pour avoir dit tout haut que les organismes d'Etat de
Mengistu déplaçaient de force des populations. Cette
démarche est fort louable de la part de cette organisation
d'aide médicale d'urgence. Cependant, pourquoi ne pas
l'avoir fait beaucoup plus tôt en ayant assisté à la sédenta-
risation forcée de nomades au Soudan et en Somalie, mais
aussi à celle du peuple méo au Laos ? La ligne politique
adoptée par M.S.F., issue des idées révolutionnaires de
1968, est passée aux thèses ultra-libérales teintées d'anti-
communisme, cela en se frottant aux réalités.

Mais lors d'un récent débat auquel participait M.S.F.


contre la dictature Mengistu accusée de génocide grâce
aux dons occidentaux, un journaliste commençait son
préambule par ceci : « Les famines les plus meurtrières
sont les famines communistes. L'histoire le prouve. » Et de
démontrer que l'Ouest a toujours fourni à l'Est ce qu'il
était incapable de fournir à sa population : à manger ;
sans oublier d'affirmer que l'Occident s'était toujours
senti coupable vis-à-vis du Tiers Monde, culpabilité dont il

101
fallait se défaire selon le même journaliste car elle est le
fruit d'une insidieuse propagande savamment orchestrée
par Moscou. Quant à la question d'aider ou de ne pas
aider, elle restera sans réponse, même si M.S.F. sait,
lorsqu'il le veut, vanter l'action de mouvements de gué-
rilla, tels que ceux d'Afghanistan. Ce qu'il omet de dire,
c'est que ces mouvements sont le vecteur d'un islam
dur — ce qui est le moins important — mais défendent des
valeurs inacceptables : un système de répartition des
terres d'inspiration féodale, une oligarchie religieuse, aux
pouvoirs immenses, et la mise en esclavage absolu de
toute la population féminine.
Concernant d'autres faits étranges en Somalie, rele-
vons la mort d'un ethnologue de l'U.S.A.I.D. en 1983 près
de Giohar, une balle entre les omoplates. La tragique
coïncidence veut qu'il ait été en même temps qu'ethnolo-
gue, sergent de l'U.S. Army.
De plus, Caritas, organisme catholique, ne regarde pas
à la dépense, et alloue à son chef de mission en Somalie
un véhicule tout-terrain de marque allemande dont le prix
dépasse 20 000 US $, soit près de 200 000 de nos francs. La
charité n'a pas de prix... Amen. Les responsables de tous
ces organismes qui veulent travailler en Somalie ne
pourront jamais justifier leur faiblesse face au rançonne-
ment imposé par les autorités locales et centrales soma-
liennes : en 1983, le C.E.A.R. versait 30 000 shillings afin de
travailler tranquillement. Certains cadres des ministères
de la Santé, de l'Agriculture, ou du N.R.C. — organisme
étatique de gestion des personnels et de l'aide aux réfu-
giés, très lié au N.S.S. et passablement corrompu —, du
N.S.S. ou de l'armée touchent des subsides en argent ou
en nature : véhicules, carburant, etc., afin de faciliter
l'installation et la tâche des organisations les moins
tatillonnes et les plus motivées. C'est donc au prix de
bakchichs que 1'« industrie du sous-développement » peut
impunément sévir, ici ou ailleurs.

102
L'état de dépendance

Toutes ces organisations, ainsi que les sociétés privées,


ont tout intérêt à engloutir des milliers de dollars pour
soutenir des projets fumeux, vraisemblablement non
indispensables, afin de pouvoir faire travailler sur place
bon nombre de techniciens, cela pour permettre aux
industries occidentales d'écouler leurs produits et, à mon
sens, principalement pour maintenir la Somalie dans un
perpétuel état de dépendance économique, politique et
culturelle.

On peut noter que les fonds débloqués par les banques


de développement : B.E.D., Banque mondiale, C.C.C.E., etc.,
permettront, dans la plupart des cas, aux entreprises
d'Etat ou aux entreprises privées des pays les plus indus-
trialisés de réaliser des bénéfices en venant travailler en
Somalie. Selon la Banque mondiale, si la France verse
1 FF à l'aide au développement, cela rapporte 2,58 FF à
son économie.
Le barrage de 13'erdera, dans la vallée du Jubba,
financé en partie par la France et à partir duquel le
gouvernement somalien veut construire des programmes
agricoles de type intensif avec irrigation, soulève plusieurs
problèmes : il faudra d'abord trouver des mains pour
travailler ces nouvelles terres irriguées, et ce n'est pas en
sédentarisant une fois encore les nomades que l'on y
parviendra. De plus, cet ouvrage de génie civil n'est pas à
la mesure d'un pays comme la Somalie, et de tels types de
construction ont toujours rencontré des échecs dans le
Tiers Monde. Rappelons-nous le barrage d'Assouan, en
Egypte, qui fut un désastre pour les populations locales
et pour la nature des sols irrigués, recouverts soudain
d'une croûte de limon incultivable ou de sel remonté du
fond.

103
Les entreprises qui construiront ce barrage importe-
ront toutes les matières premières : ciment, métal, bois,
une bonne partie de la main-d'oeuvre qualifiée, et s'empli-
ront les poches en décrochant le contrat, laissant aux
Somaliens un rôle passif de spectateurs, de grapilleurs
dans le meilleur des cas. L'état de dépendance, c'est dans
ce cas contraindre la population locale à utiliser une
technique qu'elle ne maîtrise pas (ce type d'irrigation)
pour une activité qu'elle ne pratique pas traditionnelle-
ment (l'agriculture). Il serait certainement plus judicieux
de financer des projets de développement de cultures
vivrières irriguées en zone humide, et d'organiser im petit
élevage et une éducation sanitaire et nutritionnelle en
zone sèche.

Rembourser la dette

La guerre qui a éclaté dans un pays dépourvu de


structures économiques et de matières premières l'a
plongé dans un tel état de dépendance qu'il ne lui est plus
possible d'atteindre un jour l'autonomie, tant la dette à
rembourser est immense (deux milliards de dollars US en
1985, soit un peu plus du P.N.B. somalien). Ainsi, l'insaisis-
sable volonté politique de la dictature somalienne la
conduit à quêter un peu partout ce dont elle a besoin :
argent, matières premières (dont la Somalie est totale-
ment dépourvue), biens de consommation courante, etc.
Certains offices de coopération sont, semble-t-il, toujours
prêts à se rendre en Somalie pour y fournir des fonds ou
une aide dans les domaines les plus variés et les plus
inutiles. Il est scandaleux de constater qu'un projet fran-
çais de développement de la culture du palmier-dattier, de
l'élevage et des cultures vivrières dans le district nord ait
jugé opportun de prévoir dans son budget (7 000 000 FF)
l'achat de parcs à bestiaux en métal galvanisé, inutiles
pour l'élevage vivrier. Quant au bateau pneumatique

104
gonflable, il sera peut-être utilisé pour le ski nautique
dans une oasis en crue !

Il est frappant de noter qu'à chaque fois le bailleur


importe ses techniques et tente tout simplement de les
diffuser, sans permettre au Somalien de trouver une
technique qui lui soit adaptée. Les paramètres socio-
psychologiques sont ceux qui doivent retenir le moins
l'attention des experts techniciens, car on continue d'en-
voyer à Mogadiscio des machines de plus en plus com-
plexes à des gens qui ne connaissent même pas le terme
de maintenance : des montagnes de climatiseurs détra-
qués envahissent l'arrière-cour de l'hôtel Urrubba, l'hôtel
de luxe de la ville ; il n'y a pas de réparateur en Somalie...
donc, les chambres de l'hôtel se vident une à une de leur
climatiseur.

L'attitude des responsables de ce gâchis est inique, et il


faut rechercher les responsabilités au-delà du simple
coopérant envoyé sur place, ou de son homologue soma-
lien. La politique d'aide aux pays en voie de développe-
ment telle qu'elle est pratiquée en Somalie ne prend en
compte aucune donnée sociologique et développe son
action directement calquée sur les modèles occidentaux
dont on sait qu'ils ne sont pas transférables. L'idéologie
véhiculée est bien sûr capitaliste, mais les Somaliens
semblent vouloir rompre avec le stalinisme et croient
maintenant trouver leur compte dans la libéralisation de
leur économie. Le F.M.I. serait-il capable de leur expliquer
qu'entre collectivisme de type soviétique et libéralisme, il
y a une multitude de voies, au lieu de leur imposer ses
vues promettant un bonheur absolu dans une démocratie
bon teint ?

105
Le N.S.S.

En attendant l'avènement d'une hypothétique démo-


cratie, police et armée veillent pour préserver le pouvoir
de tout coup fourré. Villa Somalia, la présidence juchée
sur la plus haute colline de la ville, entourée de hauts
murs, et dont les accès violemment éclairés sont défendus
par une garde prétorienne super-équipée et super-entraî-
née, constitue une sorte de pied de nez à la révolution
somalienne que « le Vieux » (surnom du président) a su
tenir en main et qui se trouve être la plus stable d'Afrique
avec ses dix-huit années d'existence.
L'armée héritée des Soviétiques est mal en point, car
elle compte de nombreuses troupes. Cependant des cadres
militaires somaliens sont régulièrement envoyés en for-
mation dans les armées américaine, italienne ou française.
Quant au commissaire de police français présent en 1984,
j'imagine mal qu'il y ait vanté la qualité de nos uniformes.
Vraisemblablement recherchait-il de futurs boursiers
pour nos écoles de police...
Le fer de lance de la police somalienne, c'est le
renseignement, et le renseignement, c'est le N.S.S. Si
toutes les administrations de ce pays sont inefficaces, ce
n'est pas le cas de ce service dont les pratiques effraient.
Son activité est variée et son pouvoir très étendu. Il va de
la chasse en voiture aux filles qui sortent seules le soir, à
la discrète surveillance des Occidentaux, en passant par la
lutte contre l'opposition et les mauvais traitements infli-
gés aux réfugiés politiques éthiopiens. Tout Somalien
possède un membre de sa famille qui travaille pour le
N.S.S. ; ainsi l'information est collectée à la base. Pour
s'assurer les services de la population, cette police n'hésite
pas à menacer certains membres de la famille de la
personne ayant des contacts avec les suspects, en usant de
séquestrations arbitraires, de chantages et autres moyens
illégaux. Cette paranoïa de l'espionnage m'empêche de

106
prendre des photos, de me rendre discrètement là où je
veux, et expose au danger les Somaliens que j'invite à
mon domicile, vu mon statut de suspect.
Ainsi, un jour, une étudiante a-t-elle été enlevée sous
mes yeux par une équipe de jeunes munis de gourdins et
armés, et cela parce que nous tentions de rejoindre avec
d'autres amis mon domicile après avoir dîné au restau-
rant. Selon moi, rien n'aurait dû se passer si quelqu'un ne
nous avait dénoncés au restaurant. Cette fâcheuse habi-
tude ne sera malheureusement pas un fait isolé.

Les prisonniers politiques

Aux accusations d'Amnesty International concernant


les prisonniers politiques, Siyad Barre déclarait le 27 dé-
cembre 1985 au Corriere della Sera : « Chaque pays a ses
lois, et les citoyens se doivent de les respecter (...). Cepen-
dant j'ai promis à mes amis italiens que tous ceux qui
étaient en prison auraient un procès équitable, avec la
garantie d'être défendus par un avocat. Chacun pourra
assister aux débats. La réalité somalienne est différente de
celle que l'on veut laisser entendre. »
En effet les réfugiés politiques éthiopiens que je
connaissais, et qui sont aujourd'hui au Canada, m'ont
expliqué leurs conditions de détention au camp du N.S.S.
situé à proximité de la villa du conseiller de l'ambassade
de France. Cellule sans lumière, surpeuplée, sanitaires
inexistants, douches rares, visites interdites, nourriture
insuffisante...
Des prisons de ce type, il y en a d'autres : Madera, près
d'Hargeysa, Labatan, Jirow, près de Baidoa, et Lanta
Bur, près d'Afgoye. Et qui sont ces prisonniers morts en
détention ? Wasane Ali Farah, Abdullahi Issa, Abdi Ainab,
Hersi Farah, Jana Mojan, Abdi Idaar, Ali Abdullahi Heeje,

107
Farah Musa Mata, tous arrêtés le 9 juin 1982 et accusés de
mettre en danger la sécurité de l'Etat. Suleiman Nuh Ali,
arrêté le 12 septembre 1982 pour activités contre-révolu-
tionnaires, Abdi Ismail Yuin, arrêté en mars 1982 à
Hargeysa en compagnie de vingt autres personnes, puis,
en septembre 1985, Abdullahi Bogor Moisse, juge, Yasuh
Haji Wasane, médecin, Arab Isse, commerçant, et bien
d'autres encore, depuis seize ans...

Je constaterai avec regret chez les Somaliens une


certaine propension à la délation pure et simple. Par
exemple, ils sont allés, un jour, alerter des militaires,
jusque-là paisibles, pour signaler ma présence dans le
village. Ceux-ci m'ont par la suite retenu pour tenter de
relever mon identité, et il m'a fallu une heure pour leur
expliquer la raison de ma présence et prouver ma bonne
foi. En d'autres occasions, je repérerai les délateurs et
m'éclipserai avant l'arrivée de la Sécurité nationale et de
ses sbires !

Comment a-t-on pu réussir à inculquer à ces gens une


telle méfiance vis-à-vis de l'étranger ? Est-ce dans les
centres de quartiers d'orientation politique, où une fois
par mois et selon les besoins se tiennent des réunions où
sont repris les thèmes éculés du marxisme et du nationa-
lisme aux sons du tambour et des youyous des femmes ?
J'ai d'ailleurs le privilège d'habiter à proximité d'un tel
endroit, où l'on traite de la politique du quartier, ce qui
serait une bonne démarche autogestionnaire, si tout
n'était que propagande et hypocrisie. Les décisions finales
sont en fait dictées par le népotisme et la corruption,
éludant les revendications des habitants qui sont, eux,
contraints d'assister aux réunions, sous peine de sanctions
(enfants renvoyés de l'école en cas d'absentéisme notoire
des parents).

Dans de telles occasions, je mesure la force du pouvoir


qui s'appuie sur diverses organisations paramilitaires : les

108
« pionniers » (jeunes garçons), les « fleurs de la révolution »
(jeunes filles), mais surtout la milice, pour diffuser sa
politique et opprimer plus encore. C'est d'ailleurs toujours
la milice que l'on trouve en tête des défilés lors des
manifestations dites populaires et spontanées, la milice
qui encadre des femmes, pour la plupart, et les invite à
scander des slogans défendant telle ou telle action gou-
vernementale. Ainsi, lors de la proclamation de la loi
interdisant l'usage du khât, des milliers de femmes, de
lycéens et d'étudiants, ont défilé « spontanément » pour
soutenir la décision du gouvernement. Les vraies manifes-
tations sont sauvagement réprimées, et ces lycéens qui
protestaient contre les mauvaises conditions d'études
(manque de professeurs et de matériel) ont été pour la
plupart (quelques centaines) arrêtés, contraints de procé-
der aux réparations, puis expédiés dans un camp de
rééducation.
Ces méthodes coercitives prennent parfois des formes
beaucoup plus violentes et, lors d'un différend entre
tribus dans le nord du pays en février 1985, où l'armée
avait été envoyée pour calmer les esprits, tout se termina
par une fusillade, les tribus s'unissant soudain face aux
tirs des soldats. Bilan • cent vingt tués, côté militaire ; de
l'autre, aucune information. En 1987, l'armée tira à
nouveau sur la population d'Hargeysa en émeute ; l'état
de siège fut immédiatement proclamé dans la région et
des renforts dépêchés sur place. Quelques jours plus tard,
une équipe soignante de Médecins Sans Frontières fut
enlevée au camp voisin de Tug Wajale. Acte de représail-
les de la part d'une opposition (S.N.M.) qui entendait ne
pas rester les bras croisés ? Ou, comme on l'a dit à
l'époque, nécessité de se faire connaître ?
2.
La femme somalienne

Cette hypocrisie du pouvoir qui — comme les démo-


craties — prône la libération des peuples, affirme défendre
leurs droits légitimes à l'autodétermination et à la liberté
et, en même temps, punit et réprime toute initiative
populaire est, à mon sens, plus flagrante dans le domaine
de la femme, où les hommes et les autorités brandissent,
pour justifier l'oppression, la tradition islamique et la
coutume.

Canaab

Le poète M. Leris dit : « Les femmes y ont l'odeur du


lait de chèvre et la saveur du sel. » Cela est, certes, en
partie vraie, mais la réalité s'avère, malheureusement,
beaucoup plus affligeante. Comme ses soeurs d'Afrique,
d'Asie ou d'Europe, la femme somalienne constitue une
force de travail gratuite continuellement opprimée. Je

111
voudrais d'abord montrer comment elle sert de support à
toute l'activité économique, avant d'exposer les types de
brimades dont elle est l'objet.
Même si la loi islamique qui est pratiquée en Somalie
(sunna, inspirée de la vie du Prophète) a établi une société
de type patriarcal, avec la soumission constante de tous
les membres de la famille à l'autorité paternelle, ce sont
en fait les femmes qui, en Somalie, sont le moteur et le
carburant de l'économie traditionnelle. En effet, si nous
retraçons l'existence, depuis sa naissance, d'une femme
issue d'un milieu type -. nomade, par exemple —, on
constate que, dès que la petite fille a atteint trois ou
quatre ans, sa mère ou ses grandes sœurs lui confient des
tâches ménagères faciles : surveillance du dernier-né,
entretien intérieur du guri, vaisselle, etc. C'est lorsque
cette fillette aura atteint une huitaine d'années, c'est-à-dire
l'âge où elle subit les mutilations sexuelles les plus
horribles — excision et infibulation — qu'elle se verra
confier des activités où sa force et sa résistance physiques
seront mises à l'épreuve : aller chercher de l'eau et du bois
(souvent vingt kilomètres, parfois même plus, par jour),
préparer les repas, s'occuper des plus petits, garder les
troupeaux non nobles (chèvres et moutons, principale-
ment).
On rencontre partout le long des pistes des fillettes
portant sur leurs épaules des cruches d'eau, ou croulant
sous des chargements divers. Celles-ci ont toujours le
sourire au bord des lèvres, malgré le peu de temps qui
leur est imparti pour les jeux, et sont fortement éveillées
et indépendantes. Entreprendre une petite conversation
avec elles est aisé, car elles ne sont pas farouches, s'il n'y
a pas d'adultes — d'hommes surtout — à l'horizon. Celle
que je rencontre s'appelle Canaab (« raisin » en arabe). Elle
a dix ans et habite quelque part dans le bush épineux. A
l'instant même, ses parents nomades doivent être occupés
à d'autres tâches, et elle est partie, avec ses soeurs,
chercher l'eau au puits éloigné de deux heures de marche

112
sur une piste ensablée qui serpente entre les arbres.
Jusqu'à quatorze ou quinze ans, c'est-à-dire jusqu'au
moment où son père lui choisira un mari parmi ses
proches, Canaab n'aura d'autre choix que d'aller et venir
continuellement sur le sable brûlant des pistes, songeant
peut-être à d'autres jeux pleins de gaieté et de liberté.

La loi de la famille

Le mariage somalien se pratique selon la tradition


écrite islamique. Il est décidé conjointement par les
parents des deux époux. Le futur mari devra fournir à la
famille de sa future épouse une dot : le /welter, générale-
ment constitué de bétail, avant de consacrer l'union
devant les autorités religieuses. L'enregistrement de cet
acte devra être déposé devant un tribunal civil, mais bien
souvent le mariage religieux suffit, surtout à la campagne.
Les cérémonies se déroulent dans la famille de la
jeune fille, où le jeune couple sera hébergé pendant
plusieurs semaines avant de prendre son indépendance.
Le père de la mariée fournit le guri qui abritera les ébats
des jeunes époux.
La jeune femme tombe rapidement enceinte (sous
peine de répudiation), et le couple va alors vivre dans la
famille du mari. La dot va généralement rejoindre le
troupeau des beaux-parents, mais reste la propriété de la
femme, en cas de décès de son époux ou de divorce.
S'acquittant de tâches diverses, Canaab connaît une
existence entièrement soumise, ponctuée par les grosses-
ses et les accouchements dans la douleur, et remplit son
rôle de main-d'oeuvre gratuite pendant de longues an-
nées : ce sont les femmes qui ont la charge de la construc-
tion et de la déconstruction du guri lors des migrations
saisonnières, de la récolte du bois de chauffage, de

113
l'approvisionnement en eau et en nourriture, de la vente
sur les marchés locaux du lait des chèvres ou des
chamelles, de l'éducation des enfants, de la préparation
des repas, etc.
Pour la remercier de son dévouement, l'époux qui se
charge d'entretenir et de surveiller le troupeau noble — les
chameaux — organise, à chaque naissance d'un enfant
mâle, une fête au cours de laquelle les femmes de la
famille prépareront des mets pendant toute une journée,
serviront les hommes, puis se contenteront de manger ce
qu'ils auront bien voulu leur laisser.
Voilà donc comment la femme constitue le support
économique de sa famille èt de sa belle-famille, en
apportant sa dot, en mettant au monde des enfants qui
représentent, eux aussi, une force de travail non négligea-
ble, et en fournissant, du lever au coucher du soleil, un
travail diversifié et considérable — méprisé par les hom-
mes, bien sûr —, de surcroît non rémunéré.

La femme et le Coran

« L'homme a autorité sur la femme, car Allah a fait


l'un supérieur à l'autre. »
(Sourate 4.34)

Voici six points essentiels de la tradition islamique,


dont le gouvernement somalien s'est inspiré parfois pour
formuler la « loi de la famille », et contre lesquels la
femme s'est opposée.
— les filles sont sous la responsabilité de leur père ou
tuteur jusqu'à leur mariage et après la prononcia-
tion du divorce ;
— la polygamie se limite à quatre épouses, plus si le
mari dispose de ressources financières suffisantes ;

114
— le divorce se pratique à la demande du mari, mais
une femme peut l'obtenir de son chef en cas
d'impuissance de l'époux ou de mauvais traite-
ments subis ;
— la femme hérite entre 1/8e et 1/16e de la propriété de
son mari, au décès de celui-ci ; le reste est partagé
entre les enfants mâles ;
— en cas de décès, il est conseillé de marier la veuve à
l'un de ses beaux-frères ou à l'un des oncles de son
défunt mari ;
— l'homme musulman peut épouser des femmes de
religion musulmane, mais aussi celles de religion
judaïque ou chrétienne ; une femme musulmane ne
peut convoler qu'avec un musulman.
Ces préceptes sacrés, car inspirés de la vie du Pro-
phète, conduisent en fait à tous les abus : la femme est
reléguée au rang d'être inférieur dans la bourgeoisie, et au
rang d'esclave dans les milieux défavorisés. Ainsi, en
Arabie saoudite, la peine encourue pour le meurtre d'une
femme est moitié moindre que celle encourue pour le
meurtre d'un homme (ici, la notion de sexe tend à
disparaître). A Mogadiscio, en février 1986, une femme a
été fusillée pour avoir assassiné son mari qu'elle avait
surpris en train de commettre un adultère
Il y a en Somalie ce que j'appelle une tentative de
libération de la femme, mise en place officiellement par le
législateur, avec la promulgation, en 1975, de la « loi de la
famille », où la coutume est parfois sérieusement bouscu-
lée (provoquant des réactions parmi les intégristes), ainsi
l'article 58 :
« Hommes et femmes héritent en proportions égales.
La polygamie est interdite (bien que pratiquée), la
répudiation de l'épouse par son mari est soumise à
l'accord d'un tribunal civil (avan4 il fallait l'accord
unique des religieux) et l'avortement légalisé dans
certains cas. »

115
Au lendemain de la révolution, on entendait même les
choses suivantes : « Nos hommes et nos femmes sont égaux
(...), le foyer doit être libéré, les femmes doivent être
émancipées, les enfants affranchis (...). » (Discours de Siyad
Barre lors du troisième anniversaire de la révolution.)
En fait, dans la pratique quotidienne des villes et des
campagnes, c'est la tradition islamique qui prévaut dans
tous les cas. Certes, il est possible d'observer de notables
progrès dans la capitale où les femmes conduisent des
véhicules, sortent seules, ont accès à l'université, peuvent
« profiter » de la mixité dans les lieux publics (cinémas,
théâtres, réunions, etc.) et sont quelquefois à la tête
d'entreprises privées ou d'organismes d'Etat. Mais cette
loi vient buter contre les mentalités des couches populai-
res et des musulmans bon teint, qui se réfugient derrière
leurs interprétations diverses des Livres saints.

Masquer les cris de douleur

En effet, ce n'est pas, comme l'affirment les Soma-


liens, une tradition islamique, mais une pratique pré-
islamique qui pourrait justifier les mutilations sexuelles
imposées aux femmes. Dans le Coran : il n'est stipulé nulle
part d'exciser ou d'infibuler la femme. Rien non plus à ce
sujet dans les autres écritures attribuées au prophète
Mahomet. Alors ?
Les populations somalies continuent en 1986 à se
référer à la tradition pour laisser se dérouler et pour
inciter les femmes à pratiquer sur leurs filles des actes
inadmissibles : l'ablation du clitoris (excision) et la réduc-
tion et la suture des petites lèvres (infibulation) en vue de
réduire la taille de l'orifice génital. Il faut savoir que plus
de 90 % des femmes somaliennes subissent aujourd'hui
encore ce genre de tortures et que, pratiquées dans des
conditions d'aseptie inexistantes par des matrones rétri-

116
buées, on assiste à des complications, telles qu'hémorra-
gies, rétention d'urine, abcès, infections diverses, blessu-
res, tétanos, sans parler du choc psychologique....

Quelques mots sur l'horreur : la fillette est maintenue


jambes écartées par les femmes de la famille. La matrone
sectionne à l'aide d'une lame de rasoir ou de tout autre
objet tranchant le clitoris, puis entaille les petites lèvres,
qu'elle suture par la suite avec du fil et une aiguille (avec
quelques épines même, à la campagne). Elle applique
ensuite un cataplasme d'herbes ou casse un oeuf sur la
plaie, pendant que les femmes présentes continuent de
pousser des youyous stridents, pour annoncer l'opération
et couvrir les cris de douleur de la patiente.

Toutes les personnes que j'ai questionnées à ce sujet


m'ont assuré qu'il s'agissait là de pratiques islamiques.
Les intellectuels, qui avaient, eux, parfois lu le Coran,
affirment sans peur qu'il s'agit d'une pratique héritée des
temps pharaoniques, qui leur a été transmise par les
anciens Egyptiens ! On sait maintenant que le Coran ne
mentionne nulle part de telles tortures. Quant à la tradi-
tion pharaonique (voir à ce sujet l'ouvrage de la Soma-
lienne Raqiya Haji Duabeh, Sisters in Affliction, paru à
Londres en 1982 chez Zed Press), même si l'on admet que
certaines Egyptiennes des temps anciens ont subi excision
ou infibulation, comment prétendre en justifier l'horreur ?

Il s'agit, toujours selon les hommes, de réduire la


sensibilité et l'activité sexuelle des femmes et d'augmenter
le plaisir masculin lors du coït génital (l'orifice génital
étant réduit), seule pratique sexuelle tolérée par l'islam.
Pour les femmes, le contact sexuel ne procure aucun
plaisir puisque les zones érogènes ne sont plus qu'une
plaie refermée. La vulve suturée sera décousue lors du
mariage par une matrone, ou encore par un mari en peine
de virilité, à l'aide d'un poignard ou de son sexe, puis
recousue dans la semaine qui suivra l'accouchement

117
(période pendant laquelle la femme est considérée comme
impure). Les femmes les plus « modernes » font exciser
leurs filles à l'hôpital, ou par une amie infirmière, ou — ce
qui s'avère rare mais encore possible — les en dispensent.
Mais alors, le poids de la famille qui veut perpétuer la
tradition est si fort qu'elles devront s'y résoudre tôt ou
tard, à moins de ne jamais laisser la fillette seule avec une
matrone obéissant aux ordres de la grand-mère !
Il est à présent plus aisé de saisir comment les
hommes, voulant affirmer leur virilité et imposer la
soumission à leur volonté, ont imposé aux femmes ce
genre de mutilations, auxquelles les femmes elles-mêmes
n'ont pas le loisir d'opposer de résistance. Il existe cepen-
dant à Mogadiscio une section féminine du Conseil
supérieur de la Révolution, ainsi qu'un secrétariat d'Etat à
la Condition féminine, où ces pratiques sont dénoncées.
Avant que l'excision et l'infibulation ne soient totale-
ment éradiquées, peut-être faudra-t-il que les femmes
somaliennes organisent des campagnes d'information sur
les mutilations, leurs dangers et l'idéologie masculine et
virile qu'elles masquent. En clamant haut et fort leur
volonté d'établir une législation, les femmes pourront
imposer la condamnation totale de ces pratiques, et
peuvent dès maintenant trouver un consensus dans lequel
il est clairement établi que tout être humain est libre de
disposer de son propre corps.
Mais le travail doit aussi s'orienter vers les religieux
qui, eux, savent que ces pratiques ne sont pas islamiques
mais n'ont jamais formulé la moindre condamnation à
leur sujet. Il ne faut pourtant pas oublier que ce sont,
avant tout, des hommes... Grâce à leur pouvoir énorme
sur la population, ils pourraient, en dénonçant les mutila-
tions sexuelles, les faire disparaître à jamais.
«Nous, femmes des pays arabes, nous savons que
nous subissons encore l'esclavage, mais nous savons
aussi

118
que celui-ci n'est pas lié au fait que nous soyons
orientales ou arabes, ou que nous fassions partie des
sociétés islamiques, mais d'un système patriarcal. La
seule façon de nous libérer, c'est de nous débarrasser
de ce système. Les femmes n'accéderont jamais à
l'émancipation si elles ne parviennent pas à s'organi-
ser en un front politique assez puissant conscient et
dynamique, pour réellement représenter la moitié de
la société. Elles n'ont pas su constituer ce front pour
imposer leurs droits, et c'est à mon avis la véritable
raison pour laquelle les femmes n'ont pas su s'éman-
ciper totalemeni même dans les pays socialistes. »
Naoual el Saadaoui,
médecin-psychiatre,
Le Caire, 1977.

Une tentative de libération ?

A Mogadiscio, la révolution somalienne a su imposer à


l'autorité masculine un relatif mouvement d'émancipa-
tion de la femme somalienne. En effet, depuis l'école
primaire publique jusqu'au service national, garçons et
filles se côtoient quotidiennement et partagent les mêmes
activités scolaires sans distinction de sexe. Peut-être les
hommes parviendront-ils à accepter les femmes dans leur
identité, et non plus comme de simples esclaves à leur
service.
Mais, bien que l'on puisse rencontrer en ville des
femmes seules, autonomes financièrement, célibataires ou
divorcées, il ne faut pas oublier qu'elles sont l'objet de
constantes brimades et frustrations qui, comme nous
l'avons vu, atteignent leur intégrité physique, mais aussi
psychologique. A les voir déambuler fièrement dans les
rues, vêtues de voiles de coton transparents qui laissent
soupçonner tant de choses, ou bien — pour les jeunes

119
lycéennes vêtues d'un uniforme — d'un pantalon kaki et
d'une chemise blanche, on pourrait penser un instant
qu'elles ont pu se libérer du joug des hommes...
Beaucoup de jeunes filles m'ont affirmé qu'elles
avaient un petit ami, mais qu'en aucun cas la famille ne
devait apprendre cette liaison secrète, sous peine de
sanctions et de punitions. Pour envisager un mariage,
seule issue affective possible, il faut d'abord obtenir
l'assentiment parental, en prenant soin de ne pas choquer
par une conduite trop libre. Le père reste le censeur des
moeurs de ses filles et peut, s'il le désire, décider de leur
union avec tel ou tel.

La thèse officielle

La liberté apparente procurée par l'esprit révolution-


naire et les valeurs de la mixité pendant les études, dans le
travail et la vie publique, ne sont qu'une hypocrisie de
plus de la part de la gent masculine, qui affirme sans
honte : « Les femmes révolutionnaires de Somalie ne
demandent pas l'égalité (qui leur revient de droit), mais la
gagnent au prix de leur participation effective à la révolu-
tion culturelle en cours et à l'exploitation de leurs talents
créatifs, qui garantissent une vie meilleure aux générations
futures. » Telle est la conclusion du Rôle de nos femmes
socialistes, publié par le ministère de l'Information et de
l'Orientation nationale en 1979 à Mogadiscio.
Il est désormais clair que les femmes n'auront jamais
l'égalité, et se contenteront d'enfanter et d'être le pilier de
la famille (« garantir une vie meilleure aux générations
futures »). Et s'il leur reste un peu de temps, elles s'adon-
neront à des activités où elles pourront exprimer « leurs
talents créatifs ». Ces poncifs sont semblables à ceux qu'a
défendus l'Eglise apostolique et romaine pendant de
nombreux siècles jusqu'à nos jours, mais qui sont repris

120
dans certains thèmes des milieux conservateurs en Eu-
rope ou en France, considérant que la femme est un être
faible qui ne peut accéder à l'autonomie que par la
famille, et développer son intelligence qu'à travers les
sentiments maternels. Et l'hypocrisie intellectuelle conti-
nuera donc, au nom de l'islam, à soumettre les femmes à
leur mari et à leur famille. D'ailleurs, les hommes ont tout
intérêt à maintenir leurs épouses, mères, soeurs et filles
dans un état de dépendance totale et de soumission à leur
volonté, car ils s'offrent ainsi une main-d'oeuvre gratuite
qui n'aura jamais le droit ni à l'émancipation ni à l'auto-
détermination.
La liste des brimades qui suit reflète une partie de la
dimension de l'oppression des femmes de la Somalie
socialiste et révolutionnaire :
— les femmes somaliennes doivent garder la tête
couverte d'un voile ou d'un foulard, afin de mas-
quer leur chevelure et de préserver les hommes de
toute tentation sexuelle ou érotique que la vue des
cheveux féminins pourrait provoquer chez eux ;
— la femme, en période de menstruation, ne doit pas
« souiller » les hommes, à savoir ne pas les saluer ni
leur préparer de repas, ni, bien sûr, avoir de rap-
ports sexuels ;
— la femme somalienne n'entre pas à la mosquée ; elle
pourrait y entrer en l'absence des hommes, mais
aucun horaire ne lui a été réservé ; bon prétexte
pour les cloîtrer à la maison ;
— les repas des hommes se prennent dans une autre
pièce que ceux des femmes ; ceux-ci sont servis en
premier, en vertu de l'adage : « Un homme doit
s'alimenter pour être fort. »
J'ajoute que les musulmans se plaisent à souligner que
c'est « au nom d'un dieu clément et miséricordieux » qu'ils
agissent ainsi...
3.
Où le socialisme favorise
le commerce privé

« Aussi longtemps qu'un nomade possédera une seule


chamelle, il ne se rendra pas. » Ce dicton somalien résume
succinctement le potentiel de survie dont dispose cet Etat
embourbé dans le mal-développement.
La vaillance, l'opiniâtreté et l'esprit d'entreprise des
Somaliens ont été très forts jusqu'à ce que l'aide interna-
tionale ne les rende complètement assistés et dépendants.
Néanmoins, selon les recommandations du F.M.I., le
gouvernement tente actuellement une certaine libéralisa-
tion de l'économie. Cela a commencé par la possibilité
pour les médecins d'ouvrir des cabinets privés (à vingt
shillings la consultation) et, le 10 juin 1984, par la
publication d'un « décret de privatisation », permettant
aux organismes d'Etat de devenir des sociétés à capitaux
privés d'ici quelques années.
L'esprit libéral a résisté à dix-huit années de socia-
lisme à l'africaine et a maintenant gagné toutes les

123
couches de la population citadine, qui désormais ne jure
plus que par les thèses « libérales » : le déterminisme
sociologique, l'éloge de la différence, et l'individualisme
forcené empruntés à nos civilisations, mais sous-jacents
dans l'âme du Somalien traditionnel, gagnent du terrain
dans les mentalités. Les jeunes désoeuvrés qui hantent les
halls des grands hôtels de la capitale me font part de leur
rêve de devenir d'habiles business men ou d'obtenir un
jour un emploi dans les pays du Golfe. Ils dévoilent les
aspirations profondes d'une certaine jeunesse parisienne,
turinoise ou munichoise : posséder, acheter, dépenser,
sortir, briller.
Le commerce est assez florissant dans la capitale et
entretient toute une bourgeoisie qui parade dans le luxe
des grosses voitures et des somptueuses villas où trône la
vidéo fonctionnant grâce au groupe électrogène qui
tourne en permanence à l'extérieur. Mais il faut aussi se
rendre à la réalité et appréhender sans honte l'ampleur du
désastre économique et culturel somalien.

Une révolution essoufflée

Avec des hommes nouveaux à sa tête, le pays a,


pendant les années qui suivirent la révolution, donné
l'impression d'un spectaculaire redressement, tant sur le
plan économique que culturel. Les idées neuves du
socialisme africain du brigadier Siyad Barre ont permis
dans un premier temps la construction d'un embryon de
tissu industriel, orienté vers les industries de transforma-
tion (alimentation, biens domestiques...), qui dépendait
directement des organismes étatiques chargés de la
production et des marchés. Puis, grâce à la mobilisation
populaire lors des campagnes du « Crash Program » (pro-
gramme de crise) et de celle de l'« Auto-assistance », les
secteurs administratifs sont devenus efficients pour la
plupart. De plus, à cette époque d'état de grâce, des res-

124
sources en devises se sont constituées grâce aux exporta-
tions de bétail vivant et à divers produits agricoles.
Par ailleurs une réelle politique a été entamée, avec
l'apprentissage de la nouvelle langue, mise au point en
1972, avec la création dans les villes et les villages d'écoles
et de collèges, renforcée par l'alphabétisation de masse
des nomades. Cet élan s'est concrétisé par un progrès
social avec la promulgation de la loi de la famille.
Un premier tournant a été amorcé en 1974 avec le
premier choc pétrolier, puis un autre dans les années
1980. C'est au cours de ces années que les courbes, alors
légèrement croissantes, se sont inversées définitivement.
C'est aussi à la même époque que la Somalie a commencé
à subir (dans une certaine mesure) le manque à gagner
causé par le départ des Soviétiques, mais surtout les
coups portés par le conflit somalo-éthiopien et l'afflux
soudain de réfugiés. La révolution a commencé à s'essouf-
fler et tout s'est dégradé peu à peu : le pays s'empêtrait
dans une crise énergétique liée au prix des produits
pétroliers, et l'administration sombrait dans l'inactivité.
Les ressources en devises chutaient pendant que l'appareil
productif local se détériorait. Il n'y a guère que le petit
commerce qui se portait bien.

Le commerce : vitrine tapageuse du socialisme


somalien

Les voies de communication de la capitale s'articulent


autour de deux grandes places distantes, sur l'axe
nord-sud, d'environ quatre kilomètres. L'une est située
dans le centre, et l'autre plus au sud. Au-delà de cette
dernière, l'habitude veut qu'on se situe par rapport au
nombre de kilomètres séparant le centre-ville de l'endroit
où l'on est. Ainsi sont nés Kilomètre 4 (Kay four en
anglais), Kilomètre 7 et Kilomètre 9.

125
C'est précisément entre Kilomètre 4 et Kilomètre 9, de
part et d'autre de l'avenue qui mène à Afgoye, que trône
l'image agressive de la réussite commerciale des commer-
çants de la ville mais aussi des expatriés les plus fortunés.
Le luxe des villas, la propreté des jardinets, le bleu pur des
piscines et la taille des voitures, ainsi que le ronron
continuel des climatiseurs, font de cette partie de la
capitale, une sorte de Neuilly ou de Beverly Hills Ce sont
d'ailleurs les Américains qui se sont regroupés ici, par
souci de proximité avec le Club américain, mais aussi par
sécurité en restant tout près du complexe abritant les
trois ou quatre marines chargés de la sécurité de l'ambas-
sade et des ressortissants yankees.
Kilomètre 7: Le golf-club abrite sur une énorme
superficie close de barbelés épais une piscine, un super-
marché, un parcours de golf, et l'école américaine. Facili-
tés réservées en priorité aux Américains mais où certains
Anglo-Saxons sont parfois bienvenus, et les Somaliens
rares. La plupart d'entre eux viennent ici trouver de
l'alcool à foison et recréer, lors de barbecue-parties, une
sorte d'Alabama mythique qui leur fait tellement défaut,
en Somalie ou ailleurs.
Cette présence américaine synonyme de luxe et
d'abondance a donc attiré d'autres habitants dans ce
quartier, et le nombre de villas témoigne de cette frénésie.
De même certains dirigeants somaliens ont-ils aussi
émigré ici, s'entourant de hauts murs et d'immenses
portails. Auraient-ils quelque chose à dissimuler ?

La « franca valuta »
Oui, le commerçant somalien est riche. Pour peu qu'il
fasse de l'import, les richesses s'accroissent rapidement
grâce à une législation inédite : la « franca valuta ». Il s'agit
de la tolérance de la part des autorités d'un trafic de
devises et de biens de consommation.

126
Les importations étant facturées en dollars et le pays
n'en possédant pas, le commerçant peut, en fournissant
de la monnaie somalienne aux expatriés, exiger en
contre-partie un remboursement avantageux mais en
dollars sur un compte en Italie, en Suisse ou en Arabie
saoudite. Ainsi, au lieu de quatre-vingt-cinq shillings pour
un dollar à la banque, on vous en propose cent et plus
chez les commerçants. Ceux-ci peuvent désormais acheter
des biens à l'étranger et les expédier en Somalie où ils
seront revendus au prix fort. Ce système est aussi possible
avec les Somaliens expatriés dans les pays du Golfe
(200 000 environ) qui ne veulent pas rapatrier leurs
économies en raison du bas taux de change officiel.
Mais ces échanges favorisent la corruption, et provo-
quent d'une certaine façon la disparition des industries de
transformation somaliennes qui n'arrivent pas à lutter
contre l'attrait suscité par les produits importés. Ainsi en
vient on à préférer le sucre en poudre blanc français au
-

sucre roux somalien d'excellente qualité, mais aussi les


cigarettes Rothman à la production locale, ou encore les
pâtes Barilla aux spaghettis somaliens. Ces produits ont
toujours été très mal considérés et, en une année, j'ai vu
disparaître des marchés toute une liste de produits lo-
caux : conserves de poisson et de viande, rhum, whisky,
gin, sucre, jus de fruits, sirops, pâtes, cigarettes, sans
oublier l'essence et l'électricité. Cette disparition coïncide
avec une détérioration de l'outil de production, provoquée
par le manque d'entretien des machines, d'investisse-
ments et de matières premières.

Un désastre culturel

Les richesses acquises dans le commerce urbain sont


réinvesties immédiatement dans l'achat d'accessoires de
loisirs constitués dans la capitale par la vidéo et la voiture,
devenus ici aussi signes de prospérité et de progrès social.

127
En effet il est plus que courant qu'une famille de la
petite bourgeoisie possède un magnétoscope, dont le prix
atteint plus de 10 000 F au marché noir. Ainsi a-t-on noté
en quelques années l'apparition de magasins de location
de cassettes dont le nombre dépasse aujourd'hui la
centaine, soit une boutique pour dix mille habitants ; alors
qu'on compte trois librairies pour un million d'habitants !
Et encore, dans celles-ci sont disponibles de rares numé-
ros de Times, de Newsweek ou du Corriere della sera, tous
périmés. Aucun livre n'est en vente pour la simple raison
que la production d'ouvrages somaliens, prise en main
par la coopération allemande, est loin d'être efficiente. A
part les livres scolaires de qualité médiocre et les formu-
laires administratifs qui engorgent la production, rien
d'intéressant ne sort de l'imprimerie nationale. Les nou-
velles locales, tirées de communiqués de la Sonna (Agence
de presse somalienne), sont développées :
— dans un hebdomadaire en anglais : Heegan ;
— dans un quotidien en somali : Xiddidka Oktoobar
(Etoile d'octobre);
— à la radio : émissions en somali, mais aussi en
swahili et une demi-heure quotidienne en français ;
— à la télévision qui, installée grâce à des fonds
koweitiens, programme les discours du chef de l'Etat, des
leçons d'arabe et de religion, sur fond de musique tradi-
tionnelle.
L'information subit l'acharnement de l'ogre étatique
qui l'utilise pour sa propagande (comme ailleurs) et, par
conséquent, la plus grande place est accordée à la politi-
que nationale, à l'exaltation des sentiments nationaux
(poésie, théâtre, chansons sont décrétés révolutionnaires),
et à la mise en valeur des activités du président et de son
entourage, ce qui entraîne un ostracisme absolu de tout
autre apport : pas de musique étrangère, pas d'informa-
tions internationales dignes de ce nom. Cette utilisation
abusive des medias par l'Etat conduit la population à

128
chercher ailleurs (à l'étranger) ce que l'on ne peut lui
donner en Somalie, d'où une nouvelle forme de dépen-
dance culturelle. Ainsi, la radio nationale ne communique
aucune dépêche des agences étrangères (U.P.I., A.F.P.,
Reuter, A.P.), ni des agences officielles (sinon parfois
l'Agence lybienne) ; cela nuit considérablement au désen-
clavement culturel et, par conséquent, tous les posses-
seurs de radio se débrouillent pour capter les fréquences
étrangères.
Voilà comment les communiqués de la Voix de l'Amé-
rique deviennent paroles d'Evangile. Un comble dans un
pays musulman. La communauté intellectuelle s'articule
autour des universités (droit, langues, éducation, biologie,
médecine...), sans oublier l'Ecole d'administration (SIDAM)
et les écoles militaires. Les étudiants en manque d'infor-
mation captent la BBC principalement, mais aussi RFI et
VOA (Voice of America), et viennent s'arracher au Centre
culturel français les numéros de Jeune Afrique, du Monde
diplomatique et de Paris Match. Les maigres contacts
-

m'ont toujours laissé sur ma faim. Par peur et non par


ignorance, les étudiants de l'Université nationale soutien-
nent devant moi et au nom d'une tradition : les mutila-
tions sexuelles imposées aux jeunes filles, la procréation
importante, les valeurs du mariage polygame et de la
virginité avant celui-ci. En revanche, rien sur la vie du
travailleur somalien, rien sur les réfugiés politiques éthio-
piens fuyant la dictature Mengistu et emprisonnés à leur
arrivée sur le sol somalien, rien sur le tribalisme, le
clanisme, la corruption... Rien que des lieux communs ou
autres banalités humanistes dans le meilleur des cas.

La vidéo, outil d'acculturation

Le développement de l'usage du magnétoscope est


considérable, et il m'a été donné d'assister à des vidéo-

129
parties où, rassemblés autour de l'engin, on ingurgite à la
suite des cassettes de tout et de n'importe quoi : principa-
lement des variétés d'origine indienne ou égyptienne qui,
rassemblant tous les clichés et les phantasmes dont la
jeunesse est friande — violence, amour, musique et même
religion —, remportent un succès fulgurant dans les
familles.
Le rêve à bon marché et les plaisirs d'intérieur se
trouvent malheureusement être un outil d'acculturation
dans un pays qui repose sur l'existence de cultures
internes ancestrales, et paradoxalement se laisse submer-
ger, bien qu'il s'en défende, par des apports superficiels
qui déclenchent l'apparition de mythes et de héros sans
intérêt. Malheureusement, ceux-ci s'appellent Michael
Jackson et Lionel Richie qui, eux, fleurent bon les
Etats-Unis et la gomina. Cette considérable attirance pour
l'écran dans un pays dépourvu d'images a gagné tous les
milieux sociaux grâce à un judicieux marché. Il n'est pas
rare que le possesseur de magnétoscope propose à ses
voisins la diffusion de films chez lui en échange de
quelques shillings qui, multipliés, lui permettent de louer
d'autres cassettes. En 1984 sont apparus les premiers
téléviseurs dans certaines gargotes à thé, jusque-là consi-
dérées comme uniques points de rencontre et de discus-
sion pour les hommes. Désormais, même les quartiers les
plus reculés en bordure du bush voient l'apparition de
vidéos, tout au moins là où l'électricité est distribuée ! Et
la rumeur d'affirmer que les cassettes de porno s'échan-
gent sous le manteau à des prix prohibitifs. Ce qui est
certain, c'est que dans les milieux d'expatriés isolés, on
n'hésite pas à enregistrer, grâce à des vidéos portables, le
pâle déshabillé de femmes recrutées dans les lieux de nuit
de la capitale. La police et le bureau de la censure sont sur
les dents.
Face à ce raz de marée, le cinéma résiste bien pour des
raisons toutes simples : son prix d'environ sept shillings,

130
mais aussi l'ambiance. Celle-ci est créée par l'écran qui
nous renvoie de superbes images sous-titrées en arabe et
en anglais. Le fait que les salles de cinéma n'aient pas de
toit accentue le charme, et la nuit étoilée est beaucoup
plus fascinante que celle du Grand Rex par exemple. La
séance dure deux heures ou plus, et ce qui est frappant,
c'est le va-et-vient continuel dans les travées des specta-
teurs et des jeunes vendeurs de sucreries et de cigarettes
à l'unité. Un chewing-gum coûte un shilling, une cigarette,
cinq ou dix shillings selon la marque et le minuscule
paquet d'arachide, deux shillings. Un véritable plaisir. Ce
ballet incessant, ponctué par les cris et les sifflements du
public qui participe activement au scénario, constitue le
véritable spectacle. Et l'on observe çà et là dans l'obscu-
rité des bagarres rageuses, des amours naissants, ou
encore l'activité fébrile d'une mère occupée par sa progé-
niture excitée. Le spectacle est tous publics.
Le programme est invarié à cause du prix élevé de
location des copies. On préfère donc la production in-
dienne qui envahit aujourd'hui l'océan Indien et même
au-delà. Cependant le cinéma Ecuador se souvient avoir
programmé Lacombe Lucien en version italienne. Cet
attrait pour le cinéma indien s'explique par le faible coût
de sa production mais aussi par la fascination qu'il
provoque. Les scénarios, tous identiques, promettent de
belles images colorées et vives, qui reprennent les thèmes
du cinéma classique. Et la barrière des langues n'est pas
un obstacle, puisque le scénario est tellement caricatural
et les acteurs tellement typés, qu'on comprend toujours
qui est le bon, qui est le méchant, et que ce dernier
envisage de nuire au premier. Tout cela épicé de Hare
Krishna, sur fond de musique funk.
En fait, le cinéma est l'une des seules et uniques
distractions collectives urbaines, et cette activité se trouve
relayée par les centres culturels italien, américain, égyp-
tien, français ou pakistanais qui diffusent leur production

131
nationale. De plus, tous les deux ans, se tient MOGPAFIS,
le Festival du film panafricain, petit frère de celui de
Ouagadougou et de Carthage, qui réunit quelques rares
cinéastes africains pour des cérémonies trop officielles et
de vagues promesses. Notons tout de même une produc-
tion somalo-indienne, et un scénario relatant l'histoire de
la colonisation anglaise vue par le colonisé : film tourné
dans le Nord somalien sous autorité technique indienne.
L'autre distraction collective favorite du Somalien,
c'est le football, sport national par excellence qui réunit
25 000 personnes dans le stade chinois.

Mieux qu'au Chili

Le stade est, à l'occasion de matchs internationaux,


sévèrement gardé par la milice et une police violente et
brutale, équipée de fouets ou de bâtons flexibles, qui
procède à un filtrage strict à 500 m de l'entrée. Et l'on doit
présenter au policier l'argent dont on dispose avant de
rejoindre la file d'attente au guichet. Les petits vendeurs
et les resquilleurs ont bien du mal à se faufiler mais
parviennent néanmoins à échapper à la vigilance des
uniformes à qui on a parfois offert un bakchich en
échange d'un passage collectif.
L'intérieur du stade ressemble à un stade chilien de la
haute époque : la police en armes quadrille les tribunes et
chasse à coups de crosse les petits resquilleurs en haillons.
Lorsque l'un d'eux est attrapé, il passe un sale quart
d'heure sous la semelle rageuse des flics. Mais ce qui est
le plus frappant, c'est l'absence presque totale de femmes,
à quelques exceptions près dans la grande tribune cou-
verte où trônent la bourgeoisie et les dignitaires. Un stade
de qualité, bien éclairé, vaste et aéré, construit par la coo-
pération chinoise, qui reçoit tous les mois la visite de
l'équipe nationale. Pour l'occasion, on envoie la musique

132
militaire afin d'animer l'avant-match. Les différentes
rencontres auxquelles j'ai assisté se sont toujours mal
terminées : bagarres dans les tribunes et sur le terrain. J'ai
même vu un soldat tenir en joue au bout de son fusil un
entraîneur qui venait d'assommer un joueur somalien. Un
sport viril, dangereux même !
Le spectacle se poursuit après la rencontre, mais à
l'extérieur. En effet, à la fin du match, vers 18 heures,
chacun doit regagner son quartier par ses propres
moyens. Les plus chanceux ont une voiture personnelle,
ou affrètent un taxi, les autres empruntent les transports
en commun : pick-up ou minibus Toyota, qui se trouvent
rapidement être en surcharge étant donné le nombre de
candidats au transport. Une lutte acharnée s'engage dès le
coup de sifflet final, par des cavalcades effrénées dans les
tribunes et les rues avoisinantes, afin d'évacuer au plus
vite et s'engouffrer dans les machines stationnées au-
dehors. L'aspect extérieur, l'axe des roues et l'état des
pneus pourraient faire hésiter tout étranger, mais ici une
Toyota charge jusqu'à vingt passagers dont certains
s'accrochent au bastingage, tant et si bien que les roues
avant du véhicule ont bien du mal à toucher le sol et
rendent ces engins hyper-dangereux il leur est impossi-
ble de s'arrêter à temps, étant donné qu'ils font la course.
C'est un violent coup de pied dans la carrosserie qui
signale au chauffeur qu'un passager désire descendre.

Une catastrophe éducative

Une des grandes réussites du socialisme somalien est


l'éducation. Je devrais plutôt dire a été, car aujourd'hui on
frôle la catastrophe. En effet, les jeunes écoliers quittent
le collège à la recherche d'emplois qui leur permettront
ainsi qu'à leur famille de survivre, cela en raison de la
cherté de la vie mais aussi d'une désaffection de la

133
scolarité de la part des jeunes qui se rendent compte
qu'un maigre et hypothétique diplôme ne leur servira à
rien. De plus, l'enseignement élémentaire souffre aujour-
d'hui d'un cruel défaut d'enseignants qui autrefois
croyaient encore à un idéal révolutionnaire, et qui, en-
voyés de force auprès des populations, avaient réussi à
alphabétiser 70 % de la population, ce qui est considérable
au lendemain d'un moyen âge culturel imposé par les
autorités coloniales. Une classe compte en 1987 plus de
quarante, voire cinquante élèves turbulents et joueurs,
pour un salaire mensuel de huit cents shillings, soit
l'équivalent de dix paquets de cigarettes. On comprend
mieux les enseignants.
Depuis peu, l'illettrisme réapparaît en force, notam-
ment chez les plus jeunes, ce qui promet de sérieux
problèmes d'ici quelques années. Même l'Université na-
tionale n'échappe pas à la règle, et les étudiants qui en
sortent avec un diplôme auront bien du mal à faire leurs
preuves dans une jungle régie par les lois du marché, de
la corruption et du népotisme. A Mogadiscio, tout écolier,
tout lycéen exerce une petite activité salariée, en général
exténuante et peu gratifiante. Les étudiants de l'Université
nationale subsistent grâce aux bourses ou aux parents.
Les autres enfants traînent les rues, lâchés par une
révolution qui a cru à sa force mais l'a gâchée en ne
sachant pas rester intègre en côtoyant le pouvoir. Dans la
réalité de 1987, professeurs et élèves s'accrochent coura-
geusement à de maigres espoirs d'ascension sociale, en
bachotant des cours vides de sens, à la lumière des lampes
à pétrole.
Face à ce retour en arrière, l'illusoire réussite écono-
mique du commerce urbain constitue l'une des vitrines à
laquelle le socialisme somalien est parvenu : un renfor-
cement de l'idée que l'enrichissement individuel est
source de bonheur.
Conclusion

Définir leurs besoins

Le dernier rapprochement somalo-éthiopien de la


conférence de Djibouti en janvier 1986 et le rétablisse-
ment des relations diplomatiques en mars 1988 per-
mettront-ils de mettre fin, définitivement, au conflit en
Ogaden et de résoudre les questions y afférentes : réfugiés,
libertés, économie, etc. ?
Certainement, si le gouvernement se sent capable de
lutter contre la corruption, de contrôler les dépenses
publiques, de provoquer un remue-ménage de l'adminis-
tratif et de donner un peu de liberté à son peuple. Mais
que doit-on attendre d'un Etat qui fait défiler ses enfants
en rangs serrés le jour anniversaire de sa révolution, et
qui justifie l'oppression politique et l'exploitation écono-
mique en exposant ses victimes ?
La solution est entre les mains du « Peuple de Pount »,
qui n'a pas pour l'instant la parole, et qui devra résoudre
avant tout la question du conflit somalo-éthiopien, puis
élaborer une politique étrangère cohérente afin de modi-
fier ses relations avec l'Occident et le bloc de l'Est, qui ne

135
sont dictées que par la vénalité des dirigeants actuels.
Croire que l'on puisse les rééduquer serait par ailleurs
une utopie.
Il faut d'abord permettre à ces gens de s'instruire, les
rendre capables de réfléchir et agir sur la situation
actuelle en s'orientant vers l'accession à l'autosuffisance
et à l'indépendance économique et culturelle, et qu'ils
définissent eux-mêmes leurs besoins. Ces objectifs ne sont
pas pour l'instant des priorités en Somalie. Ils le devien-
dront peut-être par la force des choses et à la fin du règne
Siyad Barre. Mais la structure ethnique est telle que l'on
peut penser que les prochains dirigeants reproduiront un
système identique au précédent.

Le pouvoir et le sacré

Une chape de plomb pèse sur la société somalienne :


c'est l'islam, modèle politique fondé avant tout sur la
soumission, comme l'est le modèle catholique d'ailleurs,
ou tant d'autres, religieux ou non.
Claude Levi-Strauss propose sur ce point particulier
une analyse qui mérite d'être signalée :
« Les hommes ont fait trois grandes tentatives religieu-
ses pour se libérer de la persécution des morts, de la
malfaisance, de l'au-delà et des angoisses de la magie.
Séparés par l'intervalle approximatif d'un demi-millé-
naire, ils ont conçu successivement le bouddhisme, le
christianisme et l'islam ; et il est frappant que chaque
étape, loin de marquer un progrès sur la précédente,
témoigne plutôt d'un recul (...). L'ordre social se pare
des prestiges de l'ordre surnaturel, la politique devient
théologie. En fin de compte, on a remplacé des esprits
et des fantômes, auxquels la superstition n'arrivait tout
de même pas à donner la vie, par des maîtres déjà
trop réels, auxquels on permet en surplus de mono-

136
poliser un au-delà qui ajoute son poids déjà écrasant
de l'ici-bas. »
De plus, à mon sens, il y a incompatibilité totale entre
une société remise à Dieu (traduction de « musulmane »)
et une autre, laïque, où l'Etat ou, mieux encore, les
peuples peuvent définir clairement leurs besoins et résou-
dre leurs problèmes de société. Ce ne sont ni les pseudo-
vertus de l'avènement d'une démocratie, ni moins encore
la renaissance d'un tout-Etat qui feront sauter cette
pesante chape. En revanche, concevoir des mouvements
de rébellion populaire, à la manière de ceux qui réveillent
de temps à autre la vieille Europe, me semble relever de
l'irréalisme pour ce pays, tant que la prééminence des
multiples pouvoirs et traditions qui cloisonnent la société
somalienne ne sera pas contestée.
Et si l'homme voulait enfin s'opposer au sacré, qu'il
cesse de le faire avec sa raison, car, à chaque fois, il
reproduit les excès de ce à quoi il s'était opposé.
Table des matières

PREMIÈRE PARTIE

1. Une histoire liée à la colonisation étrangère


Le pays de Dieu — L'islam et les grandes découvertes
— L'influence de Zanzibar et l'expansion somalie —
La période moderne — L'indépendance et la révolu-
tion — L'idylle
2. Mogadiscio
Moqdishu International Airport — Magacaa ? (Com-
ment t'appelles-tu ?) — Une unité religieuse — Selon
les besoins — « Il n'y a de dieu qu'Allah et Mahomet
est son Prophète » — Vers la radicalisation — Quelle
unité ethnique ? — Le concept d'Etat — Le Parti
unique — Une unité linguistique récente — La gloire
des princes de Savoie — Gaadiidka Dadweynaha —
Michael Jackson — En longeant la côte vers le nord —
Le rendez-vous des journalistes occidentaux — Ici,
c'est l'Afrique — Immobilisme et fatalisme 15

139
3. Entre Shebelle et Jubba
Balcaad — La rouille et la vase font leur travail —
Afgoye sur le Pô — Le Bureau de la banane — Vers
un développement autocentré — Où est passée l'Afri-
que ? — Une Albanie africaine 43

4. La plus belle ville d'Afrique de l'Est


La trace portugaise — Les Portugais — Le souffle de
l'homme 53

5. Hargeysa
Des banquettes de vieux Dakota — Une tradition plus
que millénaire — Istaqfurow, ou comment soigner
l'hystérie — La Somalie galbeed — Un pays sans
opposition — Les Frères musulmans — Un centre
d'agitation — Défoncés à la colle 59

6. La canonnière
L'enveloppe des Somali-Airlines — Un fait de société
— Hassan — Retourner vers les Russes — Des liens
avec l'apartheid — Les relations avec le monde arabe
—La recherche d'une identité — La lutte anti-impé-
rialiste et les relations avec l'Allemagne fédérale —
Une identité politique 75

DEUXIÈME PARTIE

1. Les camps de réfugiés


La naissance des camps — Une véritable aubaine —
Des experts par centaines — Prévenir une tentation
communiste — L'état de dépendance — Rembourser
la dette — Le N.S.S — Les prisonniers politiques . . . . 95

2. La femme somalienne
Canaab — La loi de la famille — La femme et le
Coran — Masquer les cris de douleur — Une tentative
de libération ? — La thèse officielle 111

140
3. Où le socialisme favorise le commerce privé
Une révolution essoufflée — Le commerce : vitrine
tapageuse du socialisme somalien — La « franca
valuta » — Un désastre culturel — La vidéo, outil
d'acculturation — Mieux qu'au Chili — Une catastro-
phe éducative 123
Conclusion
Définir leurs besoins — Le pouvoir et le sacré 135
Achevé d'imprimer
sur les presses de
l'Imprimerie Graphique de l'Ouest
Le Poiré-sur-Vie (Vendée)
N° d'imprimeur : 8076
Dépôt légal : Mai 1988

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