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The Table Saw Book 2nd Edition Kelly Mehler

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souvent avec plus de politesse. Lucien présenta le masque du
coupable abattu, car il se laissait faire, il s’abandonnait en machine.
Depuis Fontainebleau, le poëte contemplait sa ruine, et il se disait
que l’heure des expiations avait sonné. Pâle, défait, ignorant tout ce
qui s’était passé pendant son absence chez Esther, il se savait le
compagnon intime d’un forçat évadé. Cette situation suffisait à lui
faire apercevoir des catastrophes pires que la mort. Quand sa
pensée enfantait un projet, c’était le suicide. Il voulait échapper à
tout prix aux ignominies qu’il entrevoyait comme un rêve pénible.
Jacques Collin fut placé, comme le plus dangereux des deux
prévenus, dans un cabanon tout de pierre de taille, qui tire son jour
d’une de ces petites cours intérieures, comme il s’en trouve dans
l’enceinte du palais, et situé dans l’aile où le Procureur-général a son
cabinet. Cette petite cour sert de préau au quartier des femmes.
Lucien fut mené par le même chemin, car, selon ses ordres, le
directeur eut des égards pour lui, dans un cabanon contigu aux
Pistoles.
Généralement, les personnes qui n’auront jamais de démêlés
avec la justice conçoivent les idées les plus noires sur la mise au
secret. L’idée de justice criminelle ne se sépare point des vieilles
idées sur la torture ancienne, sur l’insalubrité des prisons, sur la
froideur des murailles de pierre d’où suintent des larmes, sur la
grossièreté des geôliers et de la nourriture, accessoires obligés des
drames; mais il n’est pas inutile de dire ici que ces exagérations
n’existent qu’au théâtre, et font sourire les magistrats, les avocats,
et ceux qui, par curiosité, visitent les prisons ou qui viennent les
observer. Pendant longtemps ce fut terrible. Il est certain que les
accusés étaient, sous l’ancien Parlement, dans les siècles de
Louis XIII et de Louis XIV, jetés pêle-mêle dans une espèce
d’entresol au-dessus de l’ancien guichet. Les prisons ont été l’un des
crimes de la révolution de 1789, et il suffit de voir le cachot de la
reine et celui de madame Élisabeth pour concevoir une horreur
profonde des anciennes formes judiciaires. Mais aujourd’hui, si la
philanthropie a fait à la société des maux incalculables, elle a produit
un peu de bien pour les individus. Nous devons à Napoléon notre
Code criminel, qui, plus que le Code civil, dont la réforme est en
quelques points urgente, sera l’un des plus grands monuments de ce
règne si court. Notre nouveau Droit criminel ferma tout un abîme de
souffrances. Aussi, peut-on affirmer qu’en mettant à part les
affreuses tortures morales auxquelles les gens des classes
supérieures sont en proie en se trouvant sous la main de la Justice,
l’action de ce pouvoir est d’une douceur et d’une simplicité d’autant
plus grandes qu’elles sont inattendues. L’inculpé, le prévenu ne sont
certainement pas logés comme chez eux; mais le nécessaire se
trouve dans les prisons de Paris. D’ailleurs, la pesanteur des
sentiments auxquels on se livre ôte aux accessoires de la vie leur
signification habituelle. Ce n’est jamais le corps qui souffre. L’esprit
est dans un état si violent que toute espèce de malaise, de brutalité,
s’il s’en rencontrait dans le milieu où l’on est, se supporterait
aisément. Il faut admettre, à Paris surtout, que l’innocent est
promptement mis en liberté.
Lucien, en entrant dans sa cellule, trouva donc la fidèle image de
la première chambre qu’il avait occupée à Paris, à l’hôtel Cluny. Un lit
semblable à ceux des plus pauvres hôtels garnis du quartier Latin,
des chaises foncées de paille, une table et quelques ustensiles
composaient le mobilier de l’une de ces chambres, où souvent on
réunit deux accusés quand leurs mœurs sont douces et leurs crimes
d’une catégorie rassurante, comme les faux et les banqueroutes.
Cette ressemblance entre son point de départ, plein d’innocence, et
le point d’arrivée, dernier degré de la honte et de l’avilissement, fut
si bien saisie par un dernier effort de sa fibre poétique, qu’il fondit
en larmes. Il pleura pendant quatre heures, insensible en apparence
comme une figure de pierre, mais souffrant de toutes ses
espérances renversées, atteint dans toutes ses vanités sociales
écrasées, dans son orgueil anéanti, dans tous les moi que
présentent l’ambitieux, l’amoureux, l’heureux, le dandy, le Parisien,
le poëte, le voluptueux et le privilégié. Tout en lui s’était brisé dans
cette chute icarienne.
Carlos Herrera, lui, tourna dans son cabanon dès qu’il y fut seul
comme l’ours blanc du Jardin des Plantes dans sa cage. Il vérifia
minutieusement la porte et s’assura que, le judas excepté, nul trou
n’y avait été pratiqué. Il sonda tous les murs, il regarda la hotte par
la gueule de laquelle venait une faible lumière et il se dit:—Je suis en
sûreté! Il alla s’asseoir dans un coin où l’œil d’un surveillant appliqué
au judas à grillage n’aurait pu le voir. Puis il ôta sa perruque et y
décolla promptement un papier qui en garnissait le fond. Le côté de
ce papier en communication avec la tête était si crasseux qu’il
semblait être le tégument de la perruque. Si Bibi-Lupin avait eu
l’idée d’enlever cette perruque pour reconnaître l’identité de
l’Espagnol avec Jacques Collin, il ne se serait pas défié de ce papier,
tant il paraissait faire partie de l’œuvre du perruquier. L’autre côté du
papier était encore assez blanc et assez propre pour recevoir
quelques lignes. L’opération difficile et minutieuse du décollage avait
été commencée à la Force, deux heures n’auraient pas suffi, la
moitié de la journée y avait été employée la veille. Le prévenu
commença par rogner ce précieux papier de manière à s’en procurer
une bande de quatre à cinq lignes de largeur, il la partagea en
plusieurs morceaux; puis, il remit dans ce singulier magasin sa
provision de papier après en avoir humecté la couche de gomme
arabique à l’aide de laquelle il pouvait rétablir l’adhérence. Il chercha
dans une mèche de cheveux un de ces crayons, fins comme des
tiges d’épingle, dont la fabrication due à Susse était récente, et qui
s’y trouvait fixé par de la colle; il en prit un fragment assez long pour
écrire et assez petit pour tenir dans son oreille. Ces préparatifs
terminés avec la rapidité, la sécurité d’exécution particulière aux
vieux soldats qui sont adroits comme des singes, Jacques Collin
s’assit sur le bord de son lit et se mit à méditer ses instructions pour
Asie, avec la certitude de la trouver sur son chemin, tant il comptait
sur le génie de cette femme.
—Dans mon interrogatoire sommaire, se disait-il, j’ai fait
l’Espagnol parlant mal le français, se réclamant de son ambassadeur,
alléguant les priviléges diplomatiques et ne comprenant rien à ce
qu’on lui demandait, tout cela bien scandé par des faiblesses, par
des points d’orgue, des soupirs, enfin toutes les balançoires d’un
mourant. Restons sur ce terrain. Mes papiers sont en règle. Asie et
moi, nous mangerons bien monsieur Camusot, il n’est pas fort.
Pensons donc à Lucien, il s’agit de lui refaire le moral, il faut arriver à
cet enfant à tout prix, lui tracer un plan de conduite, autrement il va
se livrer, me livrer et tout perdre!... Avant son interrogatoire il doit
avoir été seriné. Puis il me faut des témoins qui maintiennent mon
état de prêtre!
Telle était la situation morale et physique des deux prévenus dont
le sort dépendait en ce moment de monsieur Camusot, juge
d’instruction au Tribunal de Première Instance de la Seine, souverain
arbitre, pendant le temps que lui donnait le code criminel, des plus
petits détails de leur existence; car lui seul pouvait permettre que
l’aumônier, le médecin de la Conciergerie ou qui que ce soit
communiquât avec eux.
Aucune puissance humaine, ni le roi, ni le garde des sceaux, ni le
premier ministre ne peuvent empiéter sur le pouvoir d’un juge
d’instruction, rien ne l’arrête, rien ne lui commande. C’est un
souverain soumis uniquement à sa conscience et à la loi. En ce
moment où philosophes, philanthropes et publicistes sont
incessamment occupés à diminuer tous les pouvoirs sociaux, le droit
conféré par nos lois aux juges d’instruction est devenu l’objet
d’attaques d’autant plus terribles qu’elles sont presque justifiées par
ce droit, qui, disons-le, est exorbitant. Néanmoins, pour tout homme
sensé, ce pouvoir doit rester sans atteinte; on peut, dans certains
cas, en adoucir l’exercice par un large emploi de la caution; mais la
société, déjà bien ébranlée par l’inintelligence et par la faiblesse du
jury (magistrature auguste et suprême qui ne devrait être confiée
qu’à des notabilités élues), serait menacée de ruine si l’on brisait
cette colonne qui soutient tout notre Droit criminel. L’arrestation
préventive est une de ces facultés terribles, nécessaires, dont le
danger social est contre-balancé par sa grandeur même. D’ailleurs,
se défier de la magistrature est un commencement de dissolution
sociale. Détruisez l’institution, reconstruisez-la sur d’autres bases;
demandez, comme avant la Révolution, d’immenses garanties de
fortune à la magistrature; mais croyez-y? n’en faites pas l’image de
la Société pour y insulter. Aujourd’hui le magistrat, payé comme un
fonctionnaire, pauvre pour la plupart du temps, a troqué sa dignité
d’autrefois contre une morgue qui semble intolérable à tous les
égaux qu’on lui a faits; car la morgue est une dignité qui n’a pas de
points d’appui. Là gît le vice de l’institution actuelle. Si la France était
divisée en dix Ressorts, on pourrait relever la magistrature en
exigeant d’elle de grandes fortunes, ce qui devient impossible avec
vingt-six Ressorts. La seule amélioration réelle à réclamer dans
l’exercice du pouvoir confié au juge d’instruction, c’est la
réhabilitation de la Maison d’Arrêt. L’état de prévention devrait
n’apporter aucun changement dans les habitudes des individus. Les
Maisons d’Arrêt devraient, à Paris, être construites, meublées et
disposées de manière à modifier profondément les idées du public
sur la situation des prévenus. La loi est bonne, elle est nécessaire,
l’exécution en est mauvaise, et les mœurs jugent les lois d’après la
manière dont elles s’exécutent. L’opinion publique en France
condamne les prévenus et réhabilite les accusés par une inexplicable
contradiction. Peut-être est-ce le résultat de l’esprit essentiellement
frondeur du Français. Cette inconséquence du public parisien fut un
des motifs qui contribuèrent à la catastrophe de ce drame; ce fut
même, comme on le verra, l’un des plus puissants. Pour être dans le
secret des scènes terribles qui se jouent dans le cabinet d’un juge
d’instruction; pour bien connaître la situation respective des deux
parties belligérantes, les prévenus et la Justice dont la lutte a pour
objet le secret gardé par ceux-ci contre la curiosité du juge, si bien
nommé le curieux dans l’argot des prisons, on ne doit jamais oublier
que les prévenus mis au secret ignorent tout ce que disent les sept à
huit publics qui forment le public, tout ce que savent la police, la
justice, et le peu que les journaux publient des circonstances du
crime. Aussi donner à des prévenus un avis comme celui que
Jacques Collin venait de recevoir par Asie sur l’arrestation de Lucien,
est-ce jeter une corde à un homme qui se noie. On va voir échouer,
par cette raison, une tentative qui certes, sans cette communication,
eût perdu le forçat. Ces termes une fois bien posés, les gens les
moins faciles à s’émouvoir vont être effrayés de ce que produisent
ces trois causes de terreur: la séquestration, le silence et le remords.
Monsieur Camusot, gendre d’un des huissiers du cabinet du roi,
trop connu déjà pour expliquer ses alliances et sa position, se
trouvait en ce moment dans une perplexité presque égale à celle de
Carlos Herrera, relativement à l’instruction qui lui était confiée.
Naguère, président d’un tribunal du Ressort, il avait été tiré de cette
position et appelé juge à Paris, l’une des places les plus enviées en
magistrature, par la protection de la célèbre duchesse de
Maufrigneuse dont le mari, menin du Dauphin et colonel d’un des
régiments de cavalerie de la garde royale, était autant en faveur
auprès du roi qu’elle l’était auprès de Madame. Pour un très léger
service rendu, mais capital pour la duchesse, lors de la plainte en
faux portée contre le jeune comte d’Esgrignon par un banquier
d’Alençon (Voir, dans les Scènes de la Vie de province, le Cabinet des
Antiques), de simple juge en province il avait passé président, et de
président juge d’instruction à Paris. Depuis dix-huit mois qu’il
siégeait dans le tribunal le plus important du royaume, il avait déjà
pu, sur la recommandation de la duchesse de Maufrigneuse, se
prêter aux voix d’une grande dame non moins puissante, la
marquise d’Espard, mais il avait échoué. (Voir l’Interdiction.) Lucien,
comme on l’a dit au début de cette Scène, pour se venger de
madame d’Espard qui voulait faire interdire son mari, put rétablir la
vérité des faits aux yeux du procureur-général et du comte de Sérisy.
Ces deux hautes puissances une fois réunies aux amis du marquis
d’Espard, la femme n’avait échappé que par la clémence de son mari
au blâme du tribunal. La veille, en apprenant l’arrestation de Lucien,
la marquise d’Espard avait envoyé son beau-frère, le chevalier
d’Espard, chez madame Camusot. Madame Camusot était allée
incontinent faire une visite à l’illustre marquise. Au moment du dîner,
de retour chez elle, elle avait pris à part son mari dans sa chambre à
coucher.
—Si tu peux envoyer ce petit fat de Lucien de Rubempré en Cour
d’assises, et qu’on obtienne une condamnation contre lui, lui dit-elle
à l’oreille, tu seras conseiller à la Cour royale...
—Et comment?
—Madame d’Espard voudrait voir tomber la tête de ce pauvre
jeune homme. J’ai eu froid dans le dos en écoutant parler une haine
de jolie femme.
—Ne te mêle pas des affaires du Palais, répondit Camusot à sa
femme.
—Moi, m’en mêler? reprit-elle. Un tiers aurait pu nous entendre, il
n’aurait pas su ce dont il s’agissait. La marquise et moi, nous avons
été l’une et l’autre aussi délicieusement hypocrites que tu l’es avec
moi dans ce moment. Elle voulait me remercier de tes bons offices
dans son affaire, en me disant que, malgré l’insuccès, elle en était
reconnaissante. Elle m’a parlé de la terrible mission que la loi vous
donne. «C’est affreux d’avoir à envoyer un homme à l’échafaud,
mais celui-là! c’est faire justice!... etc.» Elle a déploré qu’un si beau
jeune homme, amené par sa cousine, madame du Chatelet, à Paris,
eût si mal tourné. «C’est là, disait-elle, où les mauvaises femmes,
comme une Coralie, une Esther, mènent les jeunes gens assez
corrompus pour partager avec elles d’ignobles profits!» Enfin de
belles tirades sur la charité, sur la religion! Madame du Chatelet lui
avait dit que Lucien méritait mille morts pour avoir failli tuer sa sœur
et sa mère... Elle a parlé d’une vacance à la cour royale, elle
connaissait le garde des sceaux.—«Votre mari, madame, a une belle
occasion de se distinguer!» a-t-elle dit en finissant. Et voilà.
—Nous nous distinguons tous les jours, en faisant notre devoir,
dit Camusot.
—Tu iras loin, si tu es magistrat partout, même avec ta femme,
s’écria madame Camusot. Tiens, je t’ai cru niais, aujourd’hui je
t’admire...
Le magistrat eut sur les lèvres un de ces sourires qui
n’appartiennent qu’à eux, comme celui des danseuses n’est qu’à
elles.
—Madame, puis-je entrer? demanda la femme de chambre.
—Que me voulez-vous? lui dit sa maîtresse.
—Madame, la première femme de madame la duchesse de
Maufrigneuse est venue ici pendant l’absence de madame, et prie
madame, de la part de sa maîtresse, de venir à l’hôtel de Cadignan,
toute affaire cessante.
—Qu’on retarde le dîner, dit la femme du juge en pensant que le
cocher du fiacre qui l’avait amenée attendait son paiement.
Elle remit son chapeau, remonta dans le fiacre, et fut dans vingt
minutes à l’hôtel de Cadignan. Madame Camusot, introduite par les
petites entrées, resta pendant dix minutes seule dans un boudoir
attenant à la chambre à coucher de la duchesse qui se montra
resplendissante, car elle partait à Saint-Cloud où l’appelait une
invitation à la cour.
—Ma petite, entre nous, deux mots suffisent.
—Oui, madame la duchesse.
—Lucien de Rubempré est arrêté, votre mari instruit l’affaire, je
garantis l’innocence de ce pauvre enfant, qu’il soit libre avant vingt-
quatre heures. Ce n’est pas tout. Quelqu’un veut voir Lucien demain
secrètement dans sa prison, votre mari pourra, s’il le veut, être
présent, pourvu qu’il ne se laisse pas apercevoir... Je suis fidèle à
ceux qui me servent, vous le savez. Le Roi espère beaucoup du
courage de ses magistrats dans les circonstances graves où il va se
trouver bientôt; je mettrai votre mari en avant, je le recommanderai
comme un homme dévoué au Roi, fallût-il risquer sa tête. Notre
Camusot sera d’abord conseiller, puis premier président n’importe
où... Adieu... je suis attendue, vous m’excusez, n’est-ce pas? Vous
n’obligez pas seulement le procureur-général, qui dans cette affaire
ne peut pas se prononcer; vous sauvez encore la vie à une femme
qui se meurt, à madame de Sérisy. Ainsi vous ne manquerez pas
d’appuis... Allons, vous voyez ma confiance, je n’ai pas besoin de
vous recommander... vous savez!
Elle se mit un doigt sur les lèvres et disparut.
—Et moi qui n’ai pas pu lui dire que la marquise d’Espard veut
voir Lucien sur l’échafaud!... pensait la femme du magistrat en
regagnant son fiacre.
Elle arriva dans une telle anxiété qu’en la voyant le juge lui dit:
—Amélie, qu’as-tu?...
—Nous sommes pris entre deux feux...
Elle raconta son entrevue avec la duchesse en parlant à l’oreille
de son mari, tant elle craignait que sa femme de chambre n’écoutât
à la porte.
—Laquelle des deux est la plus puissante? dit-elle en terminant.
La marquise a failli te compromettre dans la sotte affaire de la
demande en interdiction de son mari, tandis que nous devons tout à
la duchesse. L’une m’a fait des promesses vagues; tandis que l’autre
a dit: Vous serez conseiller d’abord, premier président ensuite!...
Dieu me garde de te donner un conseil, je ne me mêlerai jamais des
affaires du Palais; mais je dois te rapporter fidèlement ce qui se dit à
la cour et ce qu’on y prépare...
—Tu ne sais pas, Amélie, ce que le préfet de police m’a envoyé
ce matin, et par qui? par un des hommes les plus importants de la
police générale du royaume, le Bibi-Lupin de la politique qui m’a dit
que l’État avait des intérêts secrets dans ce procès. Dînons et allons
aux Variétés... nous causerons cette nuit, dans le silence du cabinet,
de tout ceci; car j’aurai besoin de ton intelligence, celle du juge ne
suffit peut-être pas...
Les neuf dixièmes des magistrats nieront l’influence de la femme
sur le mari en semblable occurrence; mais, si c’est là l’une des plus
fortes exceptions sociales, on peut faire observer qu’elle est vraie
quoique accidentelle. Le magistrat est comme le prêtre, à Paris
surtout où se trouve l’élite de la magistrature, il parle rarement des
affaires du Palais, à moins qu’elles ne soient à l’état de chose jugée.
Les femmes de magistrats non-seulement affectent de ne jamais
rien savoir, mais encore elles ont toutes assez le sentiment des
convenances pour deviner qu’elles nuiraient à leurs maris si, quand
elles sont instruites de quelque secret, elles le laissaient voir.
Néanmoins, dans les grandes occasions où il s’agit d’avancement
d’après tel ou tel parti pris, beaucoup de femmes ont assisté, comme
Amélie, à la délibération du magistrat. Enfin, ces exceptions,
d’autant plus niables qu’elles sont toujours inconnues, dépendent
entièrement de la manière dont la lutte entre deux caractères s’est
accomplie au sein d’un ménage. Or, madame Camusot dominait
entièrement son mari. Quand tout dormit chez eux, le magistrat et
sa femme s’assirent au bureau sur lequel le juge avait déjà classé les
pièces de l’affaire.
—Voici les notes que le préfet de police m’a fait remettre, sur ma
demande d’ailleurs, dit Camusot.

«L’abbé Carlos Herrera.

»Cet individu est certainement le nommé Jacques Collin


dit Trompe-la-Mort, dont la dernière arrestation remonte à
l’année 1819, et fut opérée au domicile d’une dame Vauquer,
tenant pension bourgeoise rue Neuve-Sainte-Geneviève, et où
il demeurait caché sous le nom de Vautrin.»

En marge, on lisait de la main du préfet de police:

«Ordre a été transmis par le télégraphe à Bibi-Lupin, chef


de la sûreté, de revenir immédiatement pour aider à la
confrontation, car il connaît personnellement Jacques Collin,
qu’il a fait arrêter en 1819 avec le concours d’une demoiselle
Michonneau.
»Les pensionnaires qui logeaient dans la Maison Vauquer
existent encore et peuvent être cités pour établir l’identité.
»Le soi-disant Carlos Herrera est l’ami intime, le conseiller
de monsieur Lucien de Rubempré, à qui, pendant trois ans, il
a fourni des sommes considérables, évidemment provenues
de vols.
»Cette solidarité, si l’on établit l’identité du soi-disant
Espagnol et de Jacques Collin, sera la condamnation du sieur
Lucien de Rubempré.
»La mort subite de l’agent Peyrade est due à un
empoisonnement consommé par Jacques Collin, par
Rubempré ou leurs affidés. La raison de cet assassinat vient
de ce que l’agent était, depuis longtemps, sur les traces de
ces deux habiles criminels.» En marge, le magistrat montra
cette phrase écrite par le préfet de police lui-même:
»Ceci est à ma connaissance personnelle, et j’ai la
certitude que le sieur Lucien de Rubempré s’est indignement
joué de sa Seigneurie le comte de Sérisy et de monsieur le
procureur général.»

—Qu’en dis-tu, Amélie?


—C’est effrayant!... répondit la femme du juge. Achève donc!

«La substitution du prêtre espagnol au forçat Collin est le


résultat de quelque crime plus habilement commis que celui
par lequel Cogniard s’est fait comte de Sainte-Hélène.»

«Lucien de Rubempré.

»Lucien Chardon, fils d’un apothicaire d’Angoulême et


dont la mère est une demoiselle de Rubempré, doit à une
ordonnance du Roi le droit de porter le nom de Rubempré.
Cette ordonnance a été accordée à la sollicitation de la
duchesse de Maufrigneuse et de monsieur le comte de Sérisy.
»En 182..., ce jeune homme est venu à Paris sans aucun
moyen d’existence, à la suite de madame la comtesse Sixte
du Chatelet, alors madame de Bargeton, cousine de madame
d’Espard.
»Ingrat envers madame de Bargeton, il a vécu
maritalement avec une demoiselle Coralie, décédée actrice du
Gymnase, qui a quitté pour lui monsieur Camusot, marchand
de soieries de la rue des Bourdonnais.
»Bientôt, plongé dans la misère par l’insuffisance des
secours que lui donnait cette actrice, il a compromis
gravement son honorable beau-frère, imprimeur à
Angoulême, en émettant de faux billets pour le paiement
desquels David Séchard fut arrêté pendant un court séjour
dudit Lucien à Angoulême.
»Cette affaire a déterminé la fuite de Rubempré, qui
subitement a reparu à Paris avec l’abbé Carlos Herrera.
»Sans moyens d’existence connus, le sieur Lucien a
dépensé, en moyenne, durant les trois premières années de
son second séjour à Paris, environ trois cent mille francs qu’il
n’a pu tenir que du soi-disant abbé Carlos Herrera, mais à
quel titre?
»Il a, en outre, récemment employé plus d’un million à
l’achat de la terre de Rubempré pour obéir à une condition
mise à son mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu.
La rupture de ce mariage tient à ce que la famille Grandlieu, à
laquelle le sieur Lucien avait dit tenir ces sommes de son
beau-frère et de sa sœur, a fait prendre des informations
auprès des respectables époux Séchard, notamment par
l’avoué Derville, et non-seulement ils ignoraient ces
acquisitions, mais encore ils croyaient Lucien excessivement
endetté.
»D’ailleurs la succession recueillie par les époux Séchard
consiste en immeubles; et l’argent comptant, suivant leur
déclaration, montait à deux cent mille francs.
»Lucien vivait secrètement avec Esther Gobseck, il est
donc certain que toutes les profusions du baron de Nucingen,
protecteur de cette demoiselle, ont été remises audit Lucien.
»Lucien et son compagnon le forçat ont pu se soutenir
plus longtemps que Cognard en face du monde, en tirant
leurs ressources de la prostitution de ladite Esther, autrefois
fille soumise.»

Malgré les redites que ces notes produisent dans le récit du


drame, il était nécessaire de les rapporter textuellement pour faire
apercevoir le rôle de la Police à Paris. La police a, comme on a déjà
pu le voir d’ailleurs d’après la note demandée sur Peyrade, des
dossiers, presque toujours exacts, sur toutes les familles et sur tous
les individus dont la vie est suspecte, dont les actions sont
répréhensibles. Elle n’ignore rien de toutes les déviations. Ce calepin
universel, bilan des consciences, est aussi bien tenu que l’est celui
de la Banque de France sur les fortunes. De même que la Banque
pointe les plus légers retards, en fait de payement, soupèse tous les
crédits, estime les capitalistes, suit de l’œil leurs opérations; de
même fait la police pour l’honnêteté des citoyens. En ceci, comme
au Palais, l’innocence n’a rien à craindre, cette action ne s’exerce
que sur les fautes. Quelque haut placée que soit une famille elle ne
saurait se garantir de cette providence sociale. La discrétion est
d’ailleurs égale à l’étendue de ce pouvoir. Cette immense quantité de
procès-verbaux des commissaires de police, de rapports, de notes,
de dossiers, cet océan de renseignements dort immobile, profond et
calme comme la mer. Qu’un accident éclate, que le délit ou le crime
se dressent, la justice fait un appel à la police; et aussitôt, s’il existe
un dossier sur les inculpés, le juge en prend connaissance. Ces
dossiers, où les antécédents sont analysés, ne sont que des
renseignements qui meurent entre les murailles du palais; la justice
n’en peut faire aucun usage légal, elle s’en éclaire, elle s’en sert,
voilà tout. Ces cartons fournissent en quelque sorte l’envers de la
tapisserie des crimes, leurs causes premières, et presque toujours
inédites. Aucun jury n’y croirait, le pays tout entier se soulèverait
d’indignation si l’on en excipait dans le procès oral de la Cour
d’assises. C’est enfin la vérité condamnée à rester dans son puits,
comme partout et toujours. Il n’est pas de magistrat, après douze
ans de pratique à Paris, qui ne sache que la Cour d’assises, la police
correctionnelle cachent la moitié de ces infamies, qui sont comme le
lit sur lequel a couvé pendant longtemps le crime, et qui n’avoue
que la justice ne punit pas la moitié des attentats commis. Si le
public pouvait connaître jusqu’où va la discrétion des employés de la
police qui ont de la mémoire, elle révérerait ces braves gens à l’égal
des Cheverus. On croit la police astucieuse, machiavélique, elle est
d’une excessive bénignité; seulement, elle écoute les passions dans
leur paroxysme, elle reçoit les délations et garde toutes ses notes.
Elle n’est qu’épouvantable d’un côté. Ce qu’elle fait pour la justice,
elle le fait aussi pour la politique. Mais, en politique, elle est aussi
cruelle, aussi partiale que feu l’Inquisition.
—Laissons cela, dit le juge en remettant les notes dans le dossier,
c’est un secret entre la police et la justice, le juge verra ce que cela
vaut; mais monsieur et madame Camusot n’en ont jamais rien su.
—As-tu besoin de me répéter cela? dit madame Camusot.
—Lucien est coupable, reprit le juge, mais de quoi?
—Un homme aimé par la duchesse de Maufrigneuse, par la
comtesse de Sérisy, par Clotilde de Grandlieu, n’est pas coupable,
répondit Amélie, l’autre doit avoir tout fait.
—Mais Lucien est complice! s’écria Camusot.
—Veux-tu m’en croire?... dit Amélie. Rends le prêtre à la
diplomatie dont il est le plus bel ornement, innocente ce petit
misérable, et trouve d’autres coupables...
—Comme tu y vas!... répondit le juge en souriant. Les femmes
tendent au but à travers les lois, comme les oiseaux que rien
n’arrête dans l’air.
—Mais, reprit Amélie, diplomate ou forçat, l’abbé Carlos te
désignera quelqu’un pour se tirer d’affaire.
—Je ne suis qu’un bonnet, tu es la tête, dit Camusot à sa femme.
—Eh bien! la délibération est close, viens embrasser ta Mélie, il
est une heure...
Et madame Camusot alla se coucher en laissant son mari mettre
ses papiers et ses idées en ordre pour les interrogatoires à faire
subir le lendemain aux deux prévenus.
Donc, pendant que les paniers à salade amenaient Jacques Collin
et Lucien à la Conciergerie, le juge d’instruction, après avoir déjeuné
toutefois, traversait Paris à pied, selon la simplicité de mœurs
adoptée par les magistrats parisiens, pour se rendre à son cabinet
où déjà toutes les pièces de l’affaire étaient arrivées. Voici comment.
Tous les juges d’instruction ont un commis-greffier, espèce de
secrétaire judiciaire assermenté, dont la race se perpétue sans
primes, sans encouragements, qui produit toujours d’excellents
sujets, chez lesquels le mutisme est naturel et absolu. On ignore au
Palais, depuis l’origine des parlements jusqu’aujourd’hui, l’exemple
d’une indiscrétion commise par les greffiers-commis aux instructions
judiciaires. Gentil a vendu la quittance donnée à Semblançay par
Louise de Savoie, un commis de la guerre a vendu à Czernicheff le
plan de la campagne de Russie; tous ces traîtres étaient plus ou
moins riches. La perspective d’une place au Palais, celle d’un greffe,
la conscience du métier suffisent pour rendre le commis-greffier d’un
juge d’instruction le rival heureux de la tombe, car la tombe est
devenue indiscrète depuis les progrès de la chimie. Cet employé,
c’est la plume même du juge. Beaucoup de gens comprendront
qu’on soit l’arbre de la machine et se demanderont comment on
peut en rester l’écrou; mais l’écrou se trouve heureux, peut-être a-t-
il peur de la machine? Le greffier de Camusot, jeune homme de
vingt-deux ans, nommé Coquart, était venu le matin prendre toutes
les pièces et les notes du juge, et il avait déjà tout préparé dans le
cabinet, quand le magistrat allait flânant le long des quais, regardant
des curiosités dans les boutiques, et se demandant à lui-même:—
Comment s’y prendre avec un gaillard aussi fort que Jacques Collin,
en supposant que ce soit lui? Le chef de la sûreté le reconnaîtra, je
dois avoir l’air de faire mon métier, ne fût-ce que pour la police! Je
vois tant d’impossibilités, que le mieux serait d’éclairer la marquise
et la duchesse, en leur montrant les notes de la police, et je
vengerai mon père à qui Lucien a pris Coralie... En découvrant de si
noirs scélérats, mon habileté sera proclamée, et Lucien sera bientôt
renié par tous ses amis. Allons, l’interrogatoire en décidera.
Il entra chez un marchand de curiosités, attiré par une horloge
de Boule.
—Ne pas mentir à ma conscience et servir les deux grandes
dames, voilà un chef-d’œuvre d’habileté, pensait-il.—Tiens, vous
aussi, monsieur le procureur-général, dit Camusot à haute voix, vous
cherchez des médailles!
—C’est le goût de presque tous les justiciards, répondit en riant
le comte de Grandville, à cause des revers.
Et, après avoir regardé la boutique pendant quelques instants
comme s’il y achevait son examen, il emmena Camusot le long du
quai, sans que Camusot pût croire à autre chose qu’à un hasard.
—Vous allez interroger ce matin monsieur de Rubempré, dit le
procureur général. Pauvre jeune homme, je l’aimais...
—Il y a bien des charges contre lui, dit Camusot.
—Oui, j’ai vu les notes de la police; mais elles sont dues, en
partie, à un agent qui ne dépend pas de la préfecture, au fameux
Corentin, un homme qui a fait couper le cou à plus d’innocents que
vous n’enverrez de coupables à l’échafaud, et... Mais ce drôle est
hors de notre portée. Sans vouloir influencer la conscience d’un
magistrat tel que vous, je ne peux pas m’empêcher de vous faire
observer que, si vous pouviez acquérir la conviction de l’ignorance
de Lucien relativement au testament de cette fille, il en résulterait
qu’il n’avait aucun intérêt à sa mort, car elle lui donnait
prodigieusement d’argent!...
—Nous avons la certitude de son absence pendant
l’empoisonnement de cette Esther, dit Camusot. Il guettait à
Fontainebleau le passage de mademoiselle de Grandlieu et de la
duchesse de Lenoncourt.
—Oh! reprit le procureur général, il conservait, sur son mariage
avec mademoiselle de Grandlieu, de telles espérances (je le tiens de
la duchesse de Grandlieu elle-même) qu’il n’est pas possible de
supposer un garçon si spirituel compromettant tout par un crime
inutile.
—Oui, dit Camusot, surtout si cette Esther lui donnait tout ce
qu’elle gagnait...
—Derville et Nucingen disent qu’elle est morte ignorant la
succession qui lui était depuis longtemps échue, ajouta le procureur-
général.
—Mais, à quoi croyez-vous donc alors? demanda Camusot, car il
y a quelque chose.
—A un crime commis par les domestiques, répondit le procureur
général.
—Malheureusement, fit observer Camusot, il est bien dans les
mœurs de Jacques Collin, car le prêtre espagnol est bien
certainement ce forçat évadé, de prendre les sept cent cinquante
mille francs produits par la vente de l’inscription des rentes en trois
pour cent donnée par Nucingen.
—Vous pèserez tout, mon cher Camusot, ayez de la prudence.
L’abbé Carlos Herrera tient à la diplomatie... mais un ambassadeur
qui commettrait un crime ne serait pas sauvegardé par son
caractère. Est-ce ou n’est-ce pas l’abbé Carlos Herrera, voilà la
question la plus importante...
Et monsieur de Granville salua comme un homme qui ne veut
pas de réponse.
—Lui aussi veut donc sauver Lucien? pensa Camusot, qui prit par
le quai des Lunettes pendant que le procureur général entrait au
Palais par la cour de Harlay.
Arrivé dans la cour de la Conciergerie, Camusot, entra chez le
directeur de cette prison et l’emmena loin de toute oreille, au milieu
du pavé.
—Mon cher monsieur, faites-moi le plaisir d’aller à la Force, savoir
de votre collègue s’il a l’avantage de posséder en ce moment
quelques forçats qui aient habité, de 1810 à 1815, le bagne de
Toulon; voyez si vous en avez aussi chez vous. Nous ferons
transférer ceux de la Force ici pour quelques jours, et vous me direz
si le prétendu prêtre espagnol sera reconnu par eux pour être
Jacques Collin dit Trompe-la-Mort.
—Bien, monsieur Camusot; mais Bibi-Lupin est arrivé...
—Ah! déjà! s’écria le juge.
—Il était à Melun. On lui a dit qu’il s’agissait de Trompe-la-Mort, il
a souri de plaisir et il attend vos ordres...
—Envoyez-le-moi.
Le directeur de la Conciergerie put alors présenter au juge
d’instruction la requête de Jacques Collin, en en peignant l’état
déplorable.
—J’avais l’intention de l’interroger le premier, répondit le
magistrat, mais non pas à cause de sa santé. J’ai reçu ce matin une
note du directeur de la Force. Or, ce gaillard, qui dit être à l’agonie
depuis vingt-quatre heures, a si bien dormi, que l’on est entré dans
son cabanon, à la Force, sans qu’il entendît le médecin que le
directeur avait envoyé chercher; le médecin ne lui a pas même tâté
le pouls, il l’a laissé dormir; ce qui prouve qu’il aurait une aussi
bonne conscience qu’une aussi bonne santé. Je ne vais croire à cette
maladie que pour étudier le jeu de mon homme, dit en souriant
monsieur Camusot.
—On apprend tous les jours avec les prévenus et les accusés, fit
observer le directeur de la Conciergerie.
La Préfecture de police communique avec la Conciergerie, et les
magistrats, de même que le directeur de la prison, par suite de la
connaissance de ces passages souterrains, peuvent s’y rendre avec
une excessive promptitude. Ainsi s’explique la facilité miraculeuse
avec laquelle le ministère public et les présidents de la Cour d’assises
peuvent, séance tenante, avoir certains renseignements. Aussi
quand monsieur Camusot fut en haut de l’escalier qui menait à son
cabinet, trouva-t-il Bibi-Lupin accouru par la salle des Pas-Perdus.
—Quel zèle! lui dit le juge en souriant.
—Ah! c’est que si c’est lui, répondit le chef de la Sûreté, vous
verrez une terrible danse au préau, pour peu qu’il y aurait des
chevaux de retour (anciens forçats, en argot).
—Et pourquoi?
—Trompe-la-Mort a mangé la grenouille, et je sais qu’ils ont juré
de l’exterminer.
Ils signifiaient les forçats dont le trésor confié depuis vingt ans à
Trompe-la-Mort avait été dissipé pour Lucien, comme on le sait.
—Pourriez-vous retrouver des témoins de sa dernière arrestation?
—Donnez-moi deux citations de témoins, et je vous en amène
aujourd’hui.
—Coquart, dit le juge en ôtant ses gants, mettant sa canne et
son chapeau dans un coin, remplissez deux citations sur les
renseignements de monsieur l’agent.
Il se regarda dans la glace de la cheminée sur le chambranle de
laquelle il y avait, à la place de pendule, une cuvette et un pot à
eau. D’un côté une carafe pleine d’eau et un verre, et de l’autre une
lampe. Le juge sonna. L’huissier vint après quelques minutes.
—Ai-je déjà du monde? demanda-t-il à l’huissier chargé de
recevoir les témoins, de vérifier leurs citations et de les placer dans
leur ordre d’arrivée.
—Oui, monsieur.
—Prenez les noms des personnes venues, apportez-m’en la liste.
Les juges d’instruction, avares de leur temps, sont quelquefois
obligés de conduire plusieurs instructions à la fois. Telle est la raison
des longues factions que font les témoins appelés dans la pièce où
se tiennent les huissiers et où retentissent les sonnettes des juges
d’instruction.
—Après, dit Camusot à son huissier, vous irez chercher l’abbé
Carlos Herrera.
—Ah! il est en Espagnol? en prêtre, m’a-t-on dit. Bah! c’est
renouvelé de Collet, monsieur Camusot, s’écria le chef de la Sûreté.
—Il n’y a rien de neuf, répondit Camusot en signant deux de ces
citations formidables qui troublent tout le monde, même les plus
innocents témoins que la justice mande ainsi à comparoir sous des
peines graves, faute d’obéir.
En ce moment, Jacques Collin avait terminé, depuis une demi-
heure environ, sa profonde délibération, et il était sous les armes.
Rien ne peut mieux achever de peindre cette figure du peuple en
révolte contre les lois que les quelques lignes qu’il avait tracées sur
ses papiers graisseux.
Le sens du premier était ceci, car ce fut écrit dans le langage
convenu entre Asie et lui, l’argot de l’argot, le chiffre appliqué à
l’idée.

«Va chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez madame


de Sérisy, que l’une ou l’autre voie Lucien avant son
interrogatoire, et qu’elle lui donne à lire le papier ci-inclus.
Enfin, il faut trouver nos deux voleurs, qu’ils soient à ma
disposition, et prêts à jouer le rôle que je leur indiquerai.
»Cours chez Rastignac, dis-lui, de la part de celui qu’il a
rencontré au bal de l’Opéra, de venir attester que l’abbé
Carlos Herrera ne ressemble en rien au Jacques Collin arrêté
chez la Vauquer.
»Obtenir pareille chose du docteur Bianchon.
»Faire travailler les deux femmes à Lucien dans ce but.»

Sur le papier inclus, il y avait en bon français:

«Lucien, n’avoue rien sur moi. Je dois être pour toi l’abbé
Carlos Herrera. Non-seulement c’est ta justification; mais
encore un peu de tenue, et tu as sept millions, plus l’honneur
sauf.»

Ces deux papiers collés du côté de l’écriture, de manière à faire


croire que c’était un fragment de la même feuille, furent roulés avec
un art particulier à ceux qui ont rêvé dans le bagne aux moyen
d’être libres. Le tout prit la forme et la consistance d’une boule à
crasse grosse comme ces têtes de cire que les femmes économes
adaptent aux aiguilles dont le chas s’est rompu.
—Si c’est moi qui vais à l’instruction le premier, nous sommes
sauvés; mais si c’est le petit, tout est perdu, se dit-il en attendant.
Ce moment était si cruel que cet homme si fort eut le visage
couvert d’une sueur blanche. Ainsi, cet homme prodigieux devinait
vrai dans sa sphère de crime, comme Molière dans la sphère de la
poésie dramatique, comme Cuvier avec les créations disparues. Le
génie en toute chose est une intuition. Au-dessous de ce
phénomène, le reste des œuvres remarquables se doit au talent. En
ceci consiste la différence qui sépare les gens du premier des gens
du second ordre. Le crime a ses hommes de génie. Jacques Collin,
aux abois, se rencontrait avec madame Camusot l’ambitieuse et avec
madame de Sérisy dont l’amour s’était réveillé sous le coup de la
terrible catastrophe où s’abîmait Lucien. Tel était le suprême effort
de l’intelligence humaine contre l’armure d’acier de la Justice.
En entendant crier la lourde ferraille des serrures et des verrous
de sa porte, Jacques Collin reprit son masque de mourant; il y fut
aidé par l’enivrante sensation de plaisir que lui causa le bruit des
souliers du surveillant dans le corridor. Il ignorait par quels moyens
Asie arriverait jusqu’à lui; mais il comptait la voir sur son passage,
surtout après la promesse qu’il en avait reçue à l’arcade Saint-Jean.
Après cette heureuse rencontre, Asie était descendue sur la
Grève. En 1830, le nom de la Grève avait un sens aujourd’hui perdu.
Toute la partie du quai, depuis le pont d’Arcole jusqu’au pont Louis-
Philippe, était alors telle que la nature l’avait faite, à l’exception de la
voie pavée qui d’ailleurs était disposée en talus. Aussi, dans les
grandes eaux, pouvait-on aller en bateau le long des maisons et
dans les rues en pente qui descendaient sur la rivière. Sur ce quai,
les rez-de-chaussée étaient presque tous élevés de quelques
marches. Quand l’eau battait le pied des maisons, les voitures
prenaient par l’épouvantable rue de la Mortellerie, abattue tout
entière aujourd’hui pour agrandir l’Hôtel-de-Ville. Il fut donc facile à
la fausse marchande de pousser rapidement la petite voiture au bas
du quai, et de l’y cacher jusqu’à ce que la véritable marchande, qui
d’ailleurs buvait le prix de sa vente en bloc dans un des ignobles
cabarets de la rue de la Mortellerie, vint la reprendre à l’endroit où
l’emprunteuse avait promis de la laisser. En ce moment, on achevait
l’agrandissement du quai Pelletier, l’entrée du chantier était gardée
par un invalide, et la brouette confiée à ses soins ne courait aucun
risque.
Asie prit aussitôt un fiacre sur la place de l’Hôtel-de-Ville, et dit
au cocher:—«Au Temple! et du train, il y a gras.»
Une femme vêtue comme l’était Asie pouvait, sans exciter la
moindre curiosité, se perdre dans la vaste halle où s’amoncellent
toutes les guenilles de Paris, où grouillent mille marchands
ambulants, où babillent deux cents revendeuses. Les deux prévenus
étaient à peine écroués, qu’elle se faisait habiller dans un petit
entresol humide et bas situé au-dessus d’une de ces horribles
boutiques où se vendent tous les restes d’étoffe volés par les
couturières ou par les tailleurs, et tenue par une vieille demoiselle
appelée la Romette, de son petit nom de Jéromette. La Romette
était aux marchandes à la toilette ce que ces madames La Ressource
sont elles-mêmes aux femmes, dites comme il faut, dans l’embarras,
une usurière à cent pour cent.
—Ma fille! dit Asie, il s’agit de ficeler. Je dois être au moins une
baronne du faubourg Saint-Germain. Et bricolons tout pus vite que
ça! reprit-elle, car j’ai les pieds dans l’huile bouillante! Tu sais quelles
robes me vont. En avant le pot de rouge, trouve-moi des dentelles
chouettes! et donne-moi les plus reluisants bibelots... Envoie la
petite chercher un fiacre, et qu’elle le fasse arrêter à notre porte de
derrière.
—Oui, madame, répondit la vieille fille avec une soumission et un
empressement de servante en présence de sa maîtresse.
Si cette scène avait eu quelque témoin, il eût facilement vu que
la femme cachée sous le nom d’Asie était chez elle.
—On me propose des diamants!... dit la Romette en coiffant Asie.
—Sont-ils volés?...
—Je le crois.
—Eh bien, quel que soit le profit, mon enfant, il faut s’en priver.
Nous avons les curieux à craindre pendant quelque temps.
On comprend dès lors comment Asie put se trouver dans la salle
des Pas-Perdus du Palais-de-Justice, une citation à la main, se
faisant guider dans les corridors et dans les escaliers qui mènent
chez les juges d’instruction, et demandant monsieur Camusot, un
quart d’heure environ avant l’arrivée du juge.
Asie ne se ressemblait plus à elle-même. Après avoir, comme une
actrice, lavé son visage de vieille, mis du rouge et du blanc, elle
s’était enveloppée la tête d’une admirable perruque blonde. Mise
absolument comme une dame du faubourg Saint-Germain en quête
de son chien perdu, elle paraissait avoir quarante ans, car elle s’était
caché le visage sous un magnifique voile de dentelle noire. Un corset
rudement sanglé maintenait sa taille de cuisinière. Très bien gantée,
armée d’une tournure un peu forte, elle exhalait une odeur de
poudre à la maréchale. Badinant avec un sac à monture en or elle
partageait son attention entre les murailles du Palais où elle errait
évidemment pour la première fois et la laisse d’un joli king’s dog.
Une pareille douairière fut bientôt remarquée par la population en
robe noire de la Salle des Pas-Perdus.
Outre les avocats sans cause qui balaient cette salle avec leur
robes et qui nomment les grands avocats par leurs noms de
baptême, à la manière des grands seigneurs entre eux, pour faire
croire qu’ils appartiennent à l’aristocratie de l’Ordre; on voit souvent
de patients jeunes gens, à la dévotion des avoués, faisant le pied de
grue à propos d’une seule cause retenue en dernier et susceptible
d’être plaidée si les avocats des causes retenues en premier se
faisaient attendre. Ce serait une peinture curieuse que celle des
différences entre chacune des robes noires qui se promènent dans
cette immense salle trois par trois, quelquefois quatre à quatre, en
produisant par leurs causeries l’immense bourdonnement qui retentit
dans cette salle, si bien nommée, car la marche use les avocats
autant que les prodigalités de la parole; mais elle trouvera place
dans l’Étude destinée à peindre les avocats de Paris. Asie avait
compté sur les flâneurs du Palais; elle riait sous cape de quelques
plaisanteries qu’elle entendait et finit par attirer l’attention de
Massol, un jeune stagiaire plus occupé de la Gazette des Tribunaux
que par ses clients, qui mit en riant ses bons offices à la discrétion
d’une femme si bien parfumée et si richement habillée.
Asie prit une petite voix de tête pour expliquer à cet obligeant
monsieur qu’elle se rendait à une citation d’un juge, nommé
Camusot....
—Ah! pour l’affaire Rubempré.
Le procès avait déjà son nom!
—Oh! ce n’est pas moi, c’est ma femme de chambre, une fille
surnommée Europe que j’ai eue pendant vingt-quatre heures et qui
s’est enfuie en voyant que mon suisse m’apportait ce papier timbré.
Puis, comme toutes les vieilles femmes dont la vie se passe en
bavardages au coin du feu, poussée par Massol, elle fit des
parenthèses, elle raconta ses malheurs avec son premier mari, l’un
des trois directeurs de la caisse territoriale. Elle consulta le jeune
avocat sur la question de savoir si elle devait entamer un procès
avec son gendre, le comte de Gross-Narp, qui rendait sa fille très
malheureuse, et si la loi lui permettait de disposer de sa fortune.
Massol ne pouvait, malgré ses efforts, deviner si la citation était
donnée à la maîtresse ou à la femme de chambre. Dans le premier
moment, il s’était contenté de jeter les yeux sur cette pièce judiciaire
dont les exemplaires sont bien connus; car, pour plus de célérité, elle
est imprimée, et les greffiers des juges d’instruction n’ont plus qu’à
remplir des blancs ménagés pour les noms et la demeure des
témoins, l’heure de la comparution, etc. Asie se faisait expliquer le
Palais qu’elle connaissait mieux que l’avocat ne le connaissait lui-
même; enfin, elle finit par lui demander à quelle heure ce monsieur
Camusot venait.
—Mais en général les juges d’instruction commencent leurs
interrogatoires vers dix heures.
—Il est dix heures moins un quart, dit-elle en regardant à une
jolie petite montre, un vrai chef-d’œuvre de bijouterie qui fit penser
à Massol:—Où la fortune va-t-elle se nicher!...
En ce moment Asie était arrivée à cette salle obscure donnant
sur la cour de la Conciergerie et où se tiennent les huissiers. En
apercevant le guichet à travers la croisée, elle s’écria:—Qu’est-ce
que c’est que ces grands murs-là?
—C’est la Conciergerie.
—Ah! voilà la Conciergerie où notre pauvre reine... Oh! je
voudrais bien voir son cachot!...
—C’est impossible, madame la baronne, répondit l’avocat qui
donnait le bras à la douairière, il faut avoir des permissions qui
s’obtiennent très difficilement.
—On m’a dit, reprit-elle, que Louis XVIII avait fait lui-même, et
en latin, l’inscription qui se trouve dans le cachot de Marie-
Antoinette.
—Oui, madame la baronne.
—Je voudrais savoir le latin pour étudier les mots de cette
inscription-là! répliqua-t-elle. Croyez-vous que monsieur Camusot
puisse me donner une permission...
—Cela ne le regarde pas; mais il peut vous accompagner...
—Mais ses interrogatoires? dit-elle.
—Oh! répondit Massol, les prévenus peuvent attendre.
—Tiens, ils sont prévenus, c’est vrai! répliqua naïvement Asie.
Mais je connais monsieur de Grandville, votre procureur général...
Cette interjection produisit un effet magique sur les huissiers et
sur l’avocat.
—Ah! vous connaissez monsieur le procureur général, dit Massol
qui pensait à demander le nom et l’adresse de la cliente que le
hasard lui procurait.
—Je le vois souvent chez monsieur de Sérisy, son ami. Madame
de Sérisy est ma parente par les Ronquerolles...
—Mais si madame veut descendre à la Conciergerie, dit un
huissier, elle...
—Oui, dit Massol.
Et les huissiers laissèrent descendre l’avocat et la baronne qui se
trouvèrent bientôt dans le petit corps de garde auquel aboutit
l’escalier de la Souricière, local bien connu d’Asie, et qui forme, ainsi
qu’on l’a vu, entre la Souricière et la Sixième chambre comme un
poste d’observation par où tout le monde est obligé de passer.
Demandez donc à ces messieurs si monsieur Camusot est venu!
dit-elle en observant les gendarmes qui jouaient aux cartes.
—Oui, madame, il vient de monter de la Souricière...
—La Souricière! dit-elle. Qu’est-ce que c’est... Oh! suis-je bête de
ne pas être allée tout droit chez le comte de Grandville... Mais je n’ai
pas le temps... Menez-moi, monsieur, parler à monsieur Camusot
avant qu’il ne soit occupé.
—Oh! madame, vous avez bien le temps de parler à monsieur
Camusot, dit Massol. En lui faisant passer votre carte, il vous évitera
le désagrément de faire antichambre avec les témoins... On a des
égards au Palais pour les femmes comme vous... Vous avez des
cartes...
En ce moment Asie et son avocat se trouvaient précisément
devant la fenêtre du corps de garde d’où les gendarmes peuvent voir
le mouvement du guichet de la Conciergerie. Les gendarmes, nourris
dans le respect dû aux défenseurs de la veuve et de l’orphelin,
connaissant d’ailleurs les priviléges de la robe, tolérèrent pour
quelques instants la présence d’une baronne accompagnée d’un
avocat. Asie se laissait raconter par le jeune avocat les
épouvantables choses qu’un jeune avocat peut dire sur le Guichet.
Elle refusa de croire qu’on fît la toilette aux condamnés à mort
derrière les grilles qu’on lui désignait; mais le brigadier le lui affirma.
—Comme je voudrais voir cela!... dit-elle.
Elle resta là coquetant avec le brigadier et son avocat jusqu’à ce
qu’elle vît Jacques Collin, soutenu par deux gendarmes et précédé
de l’huissier de monsieur Camusot sortant du Guichet.
—Ah! voilà l’aumônier des prisons qui vient sans doute de
préparer un malheureux...
—Non, non, madame la baronne, répondit le gendarme. C’est un
prévenu qui vient à l’instruction.
—Et de quoi donc est-il accusé?
—Il est impliqué dans cette affaire d’empoisonnement...
—Oh! je voudrais bien le voir...
—Vous ne pouvez pas rester ici, dit le brigadier, car il est au
secret, et va traverser notre corps de garde. Tenez, madame, cette
porte donne sur l’escalier...
—Merci, monsieur l’officier dit la baronne en se dirigeant vers la
porte pour se précipiter dans l’escalier où elle s’écria:—Mais où suis-
je?
Cet éclat de voix alla jusqu’à l’oreille de Jacques Collin qu’elle
voulait ainsi préparer à la voir. Le brigadier courut après madame la
baronne, la saisit par le milieu du corps, et la transporta comme une
plume au milieu de cinq gendarmes qui s’étaient dressés comme un
seul homme; car, dans ce corps de garde, on se défie de tout. C’était
de l’arbitraire, mais de l’arbitraire nécessaire. L’avocat lui-même avait
poussé deux exclamations:—«Madame! madame!» pleines d’effroi,
tant il craignait de se compromettre.
L’abbé Carlos Herrera, presque évanoui, s’arrêta sur une chaise
dans le corps de garde.
—Pauvre homme! dit la baronne. Est-ce là un coupable?
Ces paroles, quoique prononcées à l’oreille du jeune avocat,
furent entendues par tout le monde, car il régnait dans cet affreux
corps de garde un silence de mort. Quelques personnes privilégiées
obtiennent quelquefois la permission de voir les fameux criminels
pendant qu’ils passent dans ce corps de garde ou dans les couloirs,
en sorte que l’huissier et les gendarmes chargés d’amener l’abbé
Carlos Herrera ne firent aucune observation. D’ailleurs, il existait,
grâce au dévouement du brigadier qui avait empoigné la baronne
pour empêcher toute communication entre le prévenu mis au secret
et les étrangers, un espace très rassurant.
—Allons! dit Jacques Collin qui fit un effort pour se lever.
En ce moment la petite boule tomba de sa manche, et la place
où elle s’arrêta fut remarquée par la baronne à qui son voile laissait
la liberté de ses regards. Humide et graisseuse, la boulette n’avait
pas roulé, car ces petites choses en apparence indifférentes étaient
toutes calculées par Jacques Collin pour une complète réussite.
Lorsque le prévenu fut conduit dans la partie supérieure de l’escalier,
Asie lâcha très naturellement son sac et le ramassa lestement; mais
en se baissant elle avait pris la boule que sa couleur, absolument
pareille à celle de la poussière et de la boue du plancher, empêchait
d’être aperçue.
—Ah! dit-elle, ça m’a serré le cœur... il est mourant...
—Ou il le paraît, répliqua le brigadier.
—Monsieur, dit Asie à l’avocat, conduisez-moi promptement chez
monsieur Camusot; je viens pour cette affaire... et peut-être sera-t-il
bien aise de me voir avant d’interroger ce pauvre abbé...
L’avocat et la baronne quittèrent le corps de garde aux murs
oléagineux et fuligineux; mais, quand ils furent en haut de l’escalier
Asie fit une exclamation:—Et mon chien!... oh! monsieur, mon
pauvre chien.
Et, comme une folle, elle s’élança dans la salle des Pas-Perdus,
en demandant son chien à tout le monde. Elle atteignit la galerie
marchande, et se précipita vers un escalier en disant:—Le voilà!...
Cet escalier était celui qui mène à la cour de Harlay, par où, sa
comédie jouée, elle alla se jeter dans un des fiacres qui stationnent
au quai des Orfèvres, et elle disparut avec le mandat à comparaître
lancé contre Europe dont les véritables noms étaient encore ignorés
par la police et par la justice.
—Rue Neuve-Saint-Marc, cria-t-elle au cocher.
Asie pouvait compter sur l’inviolable discrétion d’une marchande
à la toilette appelée madame Nourrisson, également connue sous le
nom de madame Saint-Estève, qui lui prêtait non-seulement son
individualité, mais encore sa boutique, où Nucingen avait marchandé
la livraison d’Esther. Asie était là comme chez elle, car elle occupait
une chambre dans le logement de madame Nourrisson. Elle paya le
fiacre et monta dans sa chambre après avoir salué madame
Nourrisson de manière à lui faire comprendre qu’elle n’avait pas le
temps d’échanger deux mots.
Une fois loin de tout espionnage, Asie se mit à déplier les papiers
avec les soins que les savants prennent pour dérouler des
palimpsestes. Après avoir lu ces instructions, elle jugea nécessaire
de transcrire sur du papier à lettre les lignes destinées à Lucien; puis
elle descendit chez madame Nourrisson qu’elle fit causer pendant le
temps qu’une petite fille de boutique alla chercher un fiacre sur le
boulevard des Italiens. Asie eut ainsi les adresses de la duchesse de
Maufrigneuse et de madame de Sérisy que connaissait madame
Nourrisson par ses relations avec les femmes de chambre.
Ces diverses courses, ces occupations minutieuses employèrent
plus de deux heures. Madame la duchesse de Maufrigneuse, qui
demeurait en haut du faubourg Saint-Honoré, fit attendre madame
de Saint-Estève pendant une heure, quoique la femme de chambre
lui eût fait passer par la porte de son boudoir, après y avoir frappé,
la carte de madame de Saint-Estève sur laquelle Asie avait écrit:
«Venue pour une démarche urgente concernant Lucien.»
Au premier rayon qu’elle jeta sur la figure de la duchesse, Asie
comprit combien sa visite était intempestive; aussi s’excusa-t-elle
d’avoir troublé le repos de madame la duchesse sur le péril dans
lequel se trouvait Lucien...
—Qui êtes-vous?... demanda la duchesse sans aucune formule de
politesse en toisant Asie qui pouvait bien être prise pour une
baronne par maître Massol dans la salle des Pas-Perdus, mais qui,
sur les tapis du petit salon de l’hôtel de Cadignan, faisait l’effet d’une
tache de cambouis sur une robe de satin blanc.
—Je suis une marchande à la toilette, madame la duchesse; car,
en semblables conjonctures, on s’adresse aux femmes dont la
profession repose sur une discrétion absolue. Je n’ai jamais trahi
personne, et Dieu sait combien de grandes dames m’ont confié leurs
diamants pour un mois, en demandant des parures en faux
absolument pareilles aux leurs...
—Vous avez un autre nom? dit la duchesse en souriant d’une
réminiscence que provoquait en elle cette réponse.
—Oui, madame la duchesse, je suis madame Saint-Estève dans
les grandes occasions, mais je me nomme dans le commerce
madame Nourrisson.

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