Hasard_Necessite_Epicurisme
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Hasard_Necessite_Epicurisme
Ce ne sont pas des fanfarons, ni des artistes du verbe, ni des gens qui font étalage de la
culture jugée enviable par la foule, que forme l’étude de la nature (φυσιολογία), mais des
hommes fiers et indépendants, et s’enorgueillissant de leurs biens propres, non de ceux qui
viennent des circonstances.
La physique n’est pas un jeu ou une occupation de l’esprit, comme elle peut l’être dans
le Timée de Platon, elle est liée au sérieux de l’existence comme on le voit dans la maxime
capitale XII d’Epicure :
Il n’est pas possible de dissiper la crainte au sujet des choses les plus importantes sans
savoir quelle est la nature du tout, mais en vivant dans une incertitude anxieuse de ce que
disent les mythes ; de sorte qu’il n’est pas possible, sans la science de la nature
(φυσιολογίας), d’avoir des plaisirs purs.
1
Si les conjectures inquiètes au sujet des phénomènes célestes ne nous tourmentaient
en rien, et celles au sujet de la mort, qu’elle puisse être quelque chose ayant rapport à nous,
et encore le fait de ne pas connaître les limites des douleurs et des désirs, nous n’aurions pas
en plus besoin de la science de la nature (φυσιολογίας)
Il faut se persuader tout d’abord que la connaissance des phénomènes du ciel, qu’on
les considère en connexion avec d’autres ou indépendamment, n’a d’autre fin que l’ataraxie
et une ferme confiance, comme aussi toutes les autres recherches. Il ne faut pas vouloir
forcer l’impossible, ni avoir à l’égard de toutes choses une théorie semblable aux
raisonnements sur les genres de vie, ou à ceux concernant la solution des autres problèmes
physiques, par exemple que le tout est corps et nature intangible, ou que les éléments
sont insécables et toutes les choses du même genre qui n’ont qu’une seule façon de
s’accorder avec les phénomènes, ce qui n’est pas le cas pour les phénomènes du ciel,
lesquels admettent plusieurs causes de leur production et plusieurs déterminations de leur
essence en accord avec les sensations. Car il ne faut pas étudier la nature à partir d’axiomes
vides et d’actes légiférants, mais comme le réclament les phénomènes. Notre vie, en effet,
n’a pas besoin de déraison et d’opinions vides mais de se dérouler sans trouble. Or l’on
obtient la sérénité la plus grande au sujet de toutes les choses qui s’expliquent d’une façon
multiple en accord avec les phénomènes, quand on laisse subsister, comme il convient, ce
qui est dit de vraisemblable à leur propos ; mais lorsqu’on admet une explication et qu’on en
rejette une autre qui est également en accord avec le phénomène, il est évident que l’on se
met en dehors de toute science de la nature pour tomber dans le mythe.
2
- la réduction de l’être à l’atome, élément insécable qui, s’il comporte des infimes
parties - qui permettent aux atomes d’avoir des formes différentes, ne comporte pas de vide
en lui ; ces atomes ont un nombre fini de formes mais sont une infinité.
- l’existence du vide qui est lui aussi infini
- les atomes, chutant par leur poids, sont capables de dévier imperceptiblement de
leur trajectoire
- par leurs chocs, ils s’associent pour former les corps
- l’univers - ensemble des ensembles - est infini, il y a une pluralité de mondes qui sont
eux corruptibles
Ce qui est remarquable dans une telle présentation est l’absence de toute perspective
anthropocentrique ou spiritualiste ; il faut apprendre à nous décentrer de nos
représentations pour saisir la logique d’un univers possiblement sans l’homme.
a) La permanence et la régularité :
3
une stricte lecture mécaniste. Si rien ne disparaît totalement, c’est parce qu’il reste au
moins, si ce n’est des composés, des éléments atomiques constituant le corps :
Cet extrait condense la difficulté du texte de Lucrèce en ce qu’il joue sur l’ambiguïté
poétique : 1) l’usage du verbe mourir, réduit à une apparence, pourrait laisser entrevoir en
filigrane la permanence de la vie ; or il ne s’agit pas tant d’une permanence de la vie que
d’une persistance des atomes. « Ce qui paraît mourir ne meurt tout à fait » signifie que la
mort n’est pas disparition radicale ; les atomes seront repris dans une économie globale, ils
pourront reconstituer du vivant, mais la décomposition en éléments du corps complexe est
bien la mort de ce corps puisque la vie est « ordre », « combinaison » et « mouvements
réciproques » des atomes. 2) La place de la nature demeure complexe : comment en faire
une réalité autonome ou un principe d’organisation dans l’univers des atomes et des lois ?
On a, bien sûr, envie de projeter la compréhension de la nature telle qu’elle se construira à
l’âge classique, mais la lettre même du texte semble résister car la tension poétique souligne
une forme de puissance génératrice. La nature n’est en fait que l’ensemble des choses qui
existent et le principe de leur rassemblement :
4
Quelle place alors pour le vivant dans ce monde ?
Lucrèce souligne clairement que le vivant découle d’une organisation spécifique des
atomes qui eux-mêmes ne sont pas vivants. « La vie (animalia) provient de l’insensible (ex
insensibilus) » (II, 870). La génération spontanée des vers à partir de la putréfaction de la
terre et tout comme la chaîne alimentaire conduit à poser que la vie repose sur un « ordre »,
une « combinaison » et des « mouvements » atomiques spécifiques. Il n’y a, évidemment,
rien de l’ordre d’un principe vital préexistant, l’approche est clairement réductionniste.
Néanmoins, Lucrèce est conscient de la difficulté de sa position : par expérience, on
sait que l’association de corps inertes ne donne pas systématiquement la vie ou ce qu’il
appelle le « sens vital » (sensum uitalem) (II, 890) ; mais la vie ne peut surgir qu’à certaines
conditions :
Les atomes eux-mêmes ne sauraient être dotés de sensibilité, ils ne sont pas vivants. Si
d’ailleurs, ils étaient vivants, ils seraient composés et périssables, ce qui est incompatible
avec leur nature même. Pour le dire autrement, il n’y a pas de vie élémentaire dans la
matière. « A un matérialisme vitaliste comme celui du Portique, Lucrèce entend opposer un
strict mécanisme »1.
Narrant la naissance du monde, puis des vivants à partir de la Terre (V, 821-825),
Lucrèce souligne que des êtres inadaptés à la survie ont pu apparaître ; il n’y a pas
d’organisation téléologique du vivant car c’est bien l’organe qui crée la fonction (IV, 824-
857). Ces êtres inadaptés ont donc disparu faute de pouvoir se reproduire ou se nourrir :
Les espèces ne perdurent que dans la mesure où elles ont des qualités qui assurent
leur survie, ruse, bravoure, vitesse (V, 858) ou qui font que nous les protégeons.
Pourquoi n’assistons-nous plus à cet engendrement du vivant par la Terre ? En raison,
dit Lucrèce, d’une forme d’épuisement (V, 826-827).
Si Lucrèce a reconnu l’émergence de monstres non féconds, il réfute en revanche
l’existence des êtres qui peuplent la mythologie. Il s’appuie sur l’expérience et les pactes qui
lient les réalités naturelles pour montrer l’inexistence des centaures et des chimères. Le
propos a une valeur plus large que les deux exemples qu’il mobilise - auxquels il faut ajouter
1
A. Gigandet, Lucrèce. Atomes, mouvement. Physique et éthique, Paris : PUF, 2001, p. 81.
5
une référence à Scylla, monstre marin de l’Odyssée. Il s’agit de discréditer une forme
poétique réduite à des fables qui n’a aucune limite et laisse libre cours à la fantaisie
imaginative ; les combinaisons proposées ne tiennent pas compte du « pacte de la nature »,
« loi naturelle » (foedus naturae, V, 824) qui assure les régularités dans le vivant :
La sensation est le critère de la vérité ; or, les éléments au fondement de toute réalité
ne sont pas immédiatement perceptibles. Comment affirmer alors avec certitude leur
existence ? Lucrèce souligne essentiellement que les atomes ne sont pas visibles (I, 268 ; II,
737), mais ce sont des réalités corporelles, il n’y a pas de saut ontologique entre les atomes
et les corps composés. Leur absence de couleur n’empêche pas que nous les pensions
comme corps, car la caractéristique fondamentale du corps est le toucher : « toucher, être
touché est l’apanage du corps » (I, 303). Ces atomes sont pensables, saisissables par « une
projection de l’esprit » (II, 740).
Comment Lucrèce procède-t-il ? Comme le montre M. Conche, dans son Lucrèce, il
établit analogiquement la possibilité des atomes et montre que les thèses concurrentes
conduisent à des contradictions - qui s’opposent à l’expérience. Il faut peut-être nuancer sur
la dimension analogique du raisonnement (I, 265-6328) : certes, Lucrèce établit d’abord une
comparaison avec le vent que l’on perçoit au travers de ses effets sans le voir puisque les
vents sont des « corps aveugles » (I, 295). On saisit la comparaison : comme le vent nous
touche et n’est pas visible, il est possible qu’il y ait des corps qui ne sont pas visibles. Le
mouvement des atomes est aussi comparé à l’agitation de la poussière que l’on peut voir au
travers des rais de lumière (II, 112-120), ce qui permet de « saisir par conjecture » (II, 121) le
mouvement atomique.
Les exemples qui, dans le chant I, viennent à la suite de l’exemple du vent peuvent être
lus aussi bien comme des analogies que comme des phénomènes ne s’expliquant que par les
corps atomiques : l’odeur, l’évaporation et l’usure progressive. Dans ces deux derniers cas,
l’expérience du changement est momentanément imperceptible et ne peut se faire que dans
la durée.
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Ces éléments imperceptibles sont comparés à des lettres qui composent des mots (I,
197) ; comme le changement de lettres dans un mot conduit au changement du mot, les
corps composés se transforment aussi :
7
Dès lors, qui considères-tu comme supérieur à celui qui porte sur les dieux des
jugements pieux ; qui demeure continûment sans crainte devant la mort ; qui a pris en
compte la fin de la nature ? Il comprend que la limite des biens est facile à atteindre dans sa
plénitude et à acquérir, alors que celle des maux dure peu de temps ou n’inflige que peu de
peines. Il proclame d’autre part que <le destin>, que certains présentent comme le maître
de toutes choses, <ne l’est pas. Il estime pour sa part que certaines choses se produisent
par nécessité>, tandis que d’autres sont le fait de la fortune et que d’autres encore sont en
notre pouvoir, parce que la nécessité ne peut rendre de comptes. Quant à la fortune, il voit
qu’elle est incertaine, tandis que ce qui est en notre pouvoir est sans maître et que le
blâme et son contraire en sont la suite naturelle – puisqu’il vaudrait mieux suivre le mythe
sur les dieux, que s’asservir au destin des physiciens : le premier, en effet, dessine l’espoir
de fléchir les dieux en les honorant, tandis que le second ne contient qu’une inflexible
nécessité. Il comprend d’autre part que la fortune n’est ni un dieu, comme le croient la
plupart des hommes – car rien de ce qui est accompli par un dieu n’est désordonné –, ni
une cause inconstante de tout – il ne croit pas, en effet, que les hommes lui doivent le bien
et le mal dont dépend la vie bienheureuse, mais que les prémisses de biens et de maux
importants ont été produites par elle -, considérant qu’il vaut mieux être infortuné et bien
raisonner que favorisé par la fortune et mal raisonner. Il vaut mieux, en tout cas, que, dans
nos actions, ce que nous avons décidé avec raison ne soit pas récompensé par la fortune,
plutôt que de voir grâce à elle couronné de succès ce que nous avons décidé à tort.
Epicure, Lettre à Ménécée, 133-135 (trad. Morel)
Celui qui déclare que tout arrive par nécessité ne peut lancer aucune accusation contre
celui qui déclare que tout n’arrive pas par nécessité, car il dit que cela même arrive par
nécessité.
Epicure, Sentence vaticane 40 (trad. Morel)
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La fortune ou hasard (τύχη) que l’on pourrait paradoxalement penser comme la cause
de ce qui arrive sans raison n’est pas une cause au sens strict mais plutôt la désignation
d’une modalité d’existence où justement on pointe l’absence de cause ; la réification dans
un nom risque de conduire à une divinisation indue d’une cause imaginaire ; la fortune était
déifiée dans l’Antiquité comme la déesse de la chance favorable ou défavorable. Epicure
refuse de la diviniser en ce sens que ce qui est par fortune est sans ordre mais maintient
cependant parfois la rhétorique causale, par exemple en faisant de la fortune ce qui produit
« les prémisses de biens et des maux importants » pour notre existence ; il ne s’agit que de
« prémisses » car il existe enfin une autre forme de causalité sur ce qui dépend de nous.
Ce qui dépend de nous reste une catégorie centrale pour l’épicurien puisqu’elle est la
condition par laquelle je peux m’approprier ma vie, lui donner une forme éthique et, par la
même occasion, la condition d’une reconnaissance éthique ou même morale de la part
d’autrui. Sans la reconnaissance de cette possible prise sur nos vies, le projet existentiel
épicurien risque de s’effondrer – on pourra objecter que les stoïciens aussi distinguent ce qui
dépend de nous de ce qui n’en dépend pas alors qu’ils demeurent dans le cadre d’un
déterminisme intégral, mais ils réduisent la première catégorie à la seule liberté intérieure. Il
y a chez Lucrèce par exemple l’idée que si l’on ne peut totalement déraciner les
tempéraments qui s’ancrent dans une prédominance atomique spécifique, il y a la possibilité
par l’exercice de la raison d’atténuer « les marques laissées par nos natures » (Lucrèce, III,
288-322). La liberté a certes une dimension intérieure, elle détermine la manière dont nous
vivons un donné, par la fortune, qui favorise ou défavorise le bonheur, mais, à la différence
du stoïcisme, elle s’incarne aussi dans une action que nous cherchons à mener à bien et qui,
par sa nature même, n’est pas déterminée a priori. Le futur demeure contingent pour
Epicure qui s’oppose à toute thèse nécessitariste. Comme le remarque P.-M. Morel, « sa
réplique ne se situe pas sur un plan purement logique, mais repose essentiellement sur la
physique. Cicéron, dans le traité Du destin (18-25), explique qu’Épicure a élaboré la théorie
de la déclinaison atomique pour répondre à l’ensemble des théoriciens du destin, et il
comprend dans cet ensemble Abdéritains, Stoïciens et Mégariques. Pour des raisons de
chronologie, il est peu probable qu’Épicure ait attaqué l’école stoïcienne sur ce point précis.
Il y a en tout cas une sorte de nébuleuse nécessitariste à laquelle Épicure s’oppose parfois de
manière indistincte et sans grand respect pour les nuances doctrinales et la diversité des
thèses avancées, comme nous avons déjà pu le voir à propos de Démocrite. Cependant, c’est
bien contre les Mégariques qu’Épicure nie, à la différence d’Aristote, la nécessité de la
disjonction. Pour Aristote, il est nécessaire qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de bataille navale
demain, mais Épicure ne croit même pas à cette nécessité par anticipation et il se fonde sur
le fait que, selon lui, « une telle nécessité n’existe pas dans la nature » . »2
b) Le clinamen
2
P.-M. Morel, Atome et nécessité. Démocrite, Epicure, Lucrèce, Paris : PUF, 2000, p. 74.
9
Le refus du destin est une posture décisive qui articule une position à la fois physique,
avec l’introduction de l’imperceptible déviation, et éthique comme le synthétise Cicéron
dans son Traité du destin :
Épicure a introduit cette explication, parce qu’il craignait que, si l’atome était toujours
emporté par une pesanteur naturelle et nécessaire, il n’y eût rien de libre en nous, puisque
le mouvement de l’âme résulterait du mouvement des atomes.
Cicéron, Du destin, X, 23 (trad. Yon).
... Donc, une fois la divination [éliminée], quelle autre preuve du destin y a-t-il ? Si en
effet quelqu’un use du raisonnement de Démocrite, en disant que les atomes n’ont aucun
mouvement libre à cause de leur collision réciproque, et qu’en conséquence toutes les
choses paraissent mues par la nécessité, nous dirons à son encontre : « [Ne] sais-tu [pas], qui
que tu sois, qu’il y a aussi dans les atomes un certain mouvement libre, que Démocrite n’a
pas découvert, mais qu’Épicure a mis en lumière, qu’il y a un mouvement de déviation,
comme ce dernier le montre à partir des phénomènes ? » Et le plus important : si l’on croit à
un destin, on supprime toute admonestation et tout reproche, et, de même, les méchants,
[il n’est pas juste de les punir, puisqu’ils ne sont pas responsables de leurs offenses].
Diogène d’Oenanda, Fg. 54 in Les Epicuriens, Paris : Pléiade, 2010, p. 1055 (trad. Morel)
10
le guide même de la vie, la volupté divine,
quand l’attrait des œuvres de Vénus les invite
à se reproduire pour la survie du genre humain.
Mais croire que les dieux ont tout créé pour l’homme,
c’est se tromper en tout et trahir la vérité.
Même si j’ignorais la nature de ses principes,
d’après le système du ciel et bien d’autres choses,
j’oserais soutenir que le monde ne fut pas créé
divinement pour nous, si grand est son défaut,
comme je le montrerai plus tard, ô Memmius !
Dans cet univers vibratoire des éléments premiers, on peut s’effrayer d’un monde
étranger à l’humanité ; comment rendre raison de l’organisation apparente ? La thèse
repoussoir d’un univers finalisé et anthropocentrique est évoquée pour être réfutée.
Manifestement, ce sont d’abord les Stoïciens qui sont ici visés qui pensent que le monde est
fait pour l’homme : du constat d’un ordre apparent parfaitement adapté aux « intérêts
humains », ils remontent à un principe organisateur, « les dieux », nécessairement
intelligent qui régirait à la fois « saison », « moissons », « reproduction ».
Cette organisation finalisée de l’univers est une erreur ; elle repose sur l’ignorance de
la nature de la matière ce qui la conduit à penser des principes d’organisation extérieurs et
pensants. Le cœur de l’analyse de Lucrèce va consister à montrer qu’avec les atomes, le vide
et les principes de leur mouvement, il est possible de comprendre la constitution non pas du
mais des mondes. Il n’est point nécessaire de supposer un projet pour l’homme, la physique
suffit à comprendre la nature des choses.
La critique de Lucrèce est cependant plus radicale : la position stoïcienne n’est pas
seulement une erreur, elle est encore une illusion dans la sélectivité du regard qu’elle jette
sur le monde au travers du filtre des intérêts humains ; l’univers, dans son ensemble, n’est
pas, quand on l’observe réellement, au service de l’homme - il y a de nombreux éléments qui
ne servent à rien - voire même il peut s’opposer à lui - maladie, climats hostiles, vapeurs
méphitiques des volcans … La lucidité du regard qui se déprend de l’obsession utilitariste, la
tension vers une forme d’objectivité, qui ne suppose pas nécessairement une connaissance
des principes de la physique atomique mais simplement un décentrement à l’égard de soi,
conduit à voir le « défaut » du monde. Les vers 177-181 du chant II sont repris dans les vers
195-199 du chant V qui sont alors suivis de la description si ce n’est de l’hostilité de l’univers,
du moins de son inadaptation à l’homme, une sorte de miroir inversé de la description
exaltée de l’univers stoïcien.
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aucun corps ne peut en vertu de sa force
se porter vers le haut, s’élever dans les airs.
Ne te laisse point abuser par les atomes du feu.
Vers le haut il surgit, prend toute son ampleur,
et les blondes moissons, les arbres poussent vers le haut,
bien que tous les poids tendent par nature vers le bas.
Oui, mais quand le feu s’élance jusqu’aux toits,
léchant de sa flamme rapide poutres et solives,
il ne faut pas croire qu’il agit spontanément,
sans aucune force pour le pousser au-dessous.
Même chose avec le sang qui de notre corps
jaillit et lance bien haut sa pourpre giclée.
Ne vois-tu pas aussi avec quelle vigueur
poutres et solives sont repoussées par l’eau ?
Plus nous exerçons une poussée verticale
et peinons à les enfoncer, joignant nos efforts,
plus l’eau s’acharne à les vomir et rejeter,
si bien qu’il en jaillit et ressort plus de la moitié.
Pourtant nous ne doutons pas, je crois, que par nature
ces corps ne tombent de haut en bas dans le vide.
Il doit donc en aller de même avec les flammes :
elles peuvent s’élancer dans les brises de l’air
grâce à une poussée s’exerçant vers le haut,
bien que leur poids lutte pour les faire descendre.
Et les nocturnes flambeaux du ciel, ne les vois-tu mener
en leur sublime vol de longues traînées de flammes,
quelque direction que la nature leur ait donnée ?
Ne vois-tu les étoiles, les astres tomber sur la terre ?
Même le soleil du haut des cieux partout diffuse
la chaleur et sème les champs de sa lumière :
c’est donc vers la terre que penche son ardeur.
Tu vois l’éclair franchir les pluies d’un vol oblique.
Ici ou là perçant les nuées, les feux s’entrechoquent,
mais la foudre tombe communément sur la terre.
Si donc le monde n’est pas chaotique, s’il n’est pas pour autant destiné à l’homme par
une intelligence organisatrice, il doit être possible de décrire sa constitution par les
mouvements des atomes. Si l’univers épicurien illimité - et donc sans extérieur - n’admet pas
de lieux naturels, à la différence de l’univers aristotélicien pour qui il y a un haut et un bas
par nature qui sont les lieux propres d’éléments spécifiques, le feu, la terre, les atomes
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chutent en permanence lorsqu’ils sont livrés à eux-mêmes. Le haut et le bas ne sont que des
repères par rapport à la position d’un observateur, ils n’ont pas, en eux-mêmes de sens
absolu dans un univers infini comme le rapporte Epicure dans le §60 de la Lettre à Hérodote.
Mais c’est là leur défaut commun, voici maintenant les thèses ruineuses propres à
Épicure. Il pense que ces mêmes corps indivisibles et solides se meuvent par leur poids de
haut en bas en ligne droite, ce mouvement étant naturel à tous les corps. 19. Puis, à cet
endroit, s’apercevant que si tous les corps se meuvent de haut en bas en ligne droite,
comme je l’ai dit, jamais un atome ne pourra entrer en contact avec un autre, l’homme
subtil inventa un expédient. Il affirma que l’atome dévie d’extrêmement peu : un écart le
plus petit possible 45. C’est ainsi que se produiraient les connexions, les unions, les agrégats
d’atomes dont seraient faits le monde, toutes les parties du monde et tout ce qui existe en
lui.
Cicéron, Fin des biens et des maux I, vi, 18 (trad. Kany-Turpin)
L’hypothèse d’une vitesse de chute variable pourrait en effet expliquer aussi les chocs
entre les atomes sans avoir cependant à mobiliser la déclinaison ; néanmoins, cette
hypothèse est irrecevable pour Lucrèce car dans le vide, quel que soit le poids des atomes,
leur vitesse est égale dans la mesure où il n’y a pas de milieu qui s’oppose à leur
3
A. Gigandet, Lire les Epicuriens, Paris : PUF, 2007, p. 67.
14
mouvement. Cette déviation supposée n’est pas réellement observable à l’échelle
macroscopique et ne doit se penser que de manière infinitésimale pour rester compatible
avec l’expérience. Elle n’en demeure pas moins requise pour comprendre la configuration
des mondes en rendant possible les chocs ; « la déviation apparaîtra comme un principe
structurel, constitutif de l’ordre productif de la nature »4. Cette déviation permet de
concilier les régularités globales dans les mondes naturels tout en rendant possible le
surgissement de nouveautés. « Ce schéma semble cohérent avec la pensée épicurienne d’un
hasard fécond, corrélatif d’une liberté souveraine de la nature à l’égard de ses propres
régularités, celles qui apparaissent dans la production des mondes et qui se défont avec
eux »5.
4
A. Gigandet, Lire les Epicuriens, Paris : PUF, 2007, p. 69.
5
A. Gigandet, Lire les Epicuriens, Paris : PUF, 2007, p. 70.
15
se trouve évidemment entraînée malgré nous
jusqu’à ce que la volonté la freine en tous nos membres.
Comprends-tu maintenant ? Bien qu’une force externe
souvent nous pousse et nous fasse avancer malgré nous,
ravis, précipités, quelque chose en notre poitrine
a le pouvoir de combattre et de résister.
C’est à son arbitre que toute la matière
doit aussi se plier dans le corps et les membres
se laisser refréner, ramener au repos.
Il faut donc reconnaître que les atomes aussi,
outre les chocs et le poids, possèdent en eux-mêmes
une cause motrice d’où nous vient ce pouvoir
puisque rien, nous le voyons, de rien ne procède.
Oui, le poids empêche que tout arrive par des chocs,
par une force étrangère, mais si l’esprit n’est pas
régi en tous ses actes par la nécessité interne,
s’il n’est pas, tel un vaincu, réduit à la passivité,
c’est l’effet de la légère déviation des atomes
en un lieu, en un temps que rien ne détermine.
XX. 46 C’est ainsi qu’il faut trancher ce procès, sans aller chercher le secours des
atomes errants et déviant de leur trajectoire. « L’atome décline », dit Épicure. D’abord
pourquoi ? Ils tenaient déjà de Démocrite une certaine force motrice, l’impulsion, qu’il
appelle « choc », et de toi, Épicure, la gravité et le poids. Quelle est donc la cause
16
nouvelle dans la nature qui fait dévier l’atome ? Vont-ils tirer au sort entre eux à qui
déclinera ou non ? Ou pourquoi déclinent-ils de la quantité la plus petite, et non d’une
plus grande ? Pourquoi d’une seule, non de deux ou de trois ? C’est là choisir, non
discuter.
Cicéron, Le destin, ΧX 46 (trad. Yon)
17
quelle force déplace tout le poids de notre corps,
je le dirai maintenant, et toi écoute-moi.
Je dis que des images du mouvement viennent d'abord
marteler notre esprit, comme nous l'avons dit plus haut.
Puis naît la volonté, car nul ne commence rien
si l'esprit auparavant n'a vu ce qu'il veut faire.
Cette prévision consiste en l'image de l'acte.
Quand donc l'esprit se meut de manière à vouloir
aller et s'avancer, il frappe aussitôt l'âme
à travers tout le corps et l'organisme éparse,
chose facile en raison de leur union étroite.
Puis l'âme à son tour frappant le corps, ainsi toute
sa masse est de proche en proche ébranlée.
En même temps le corps se raréfie et l'air,
comme l'exige évidemment sa nature mobile,
s'engouffre et pénètre à flots par les conduits béants,
se dispersant ainsi dans les moindres recoins.
Ces deux facteurs agissant donc de part et d'autre,
le corps est poussé comme un navire par vents et voiles.
Il n'est pas étonnant que d'infimes corpuscules
puissent manœuvrer un corps aussi grand,
mouvoir, faire tourner notre poids tout entier.
Le vent, avec son corps subtil, le vent ténu
pousse un grand navire et son grand chargement
quand une seule main régit sa course impétueuse,
quand un seul gouvernail le fait tourner à son gré ;
au moyen de poulies et de grues, une machine
meut et soulève d'un léger effort les plus grands poids.
DNR IV 877-996
Il semble qu’il y ait plusieurs étapes : une image mentale qui constituera l’objet de la
volonté est perçue sur le modèle des simulacres puisqu’elle « martèle » notre esprit. a) Est-
ce cette image qui déclenche la volonté, b) n’en est-elle que l’occasion, c) n’est-elle pas déjà
retenue dans la multiplicité des simulacres par une décision volontaire ? Il semble bien
qu’elle précède l’émergence de la volonté : « puis naît la volonté », il faudrait donc éliminer
l’hypothèse c). Toute la difficulté est dans cette « naissance » de la volonté qui est un
« mouvement » : « l’esprit se meut de manière à vouloir ». Le reste du texte décrit le
mécanisme à l’œuvre qui va de l’esprit au corps en passant par l’intermédiaire de l’âme.
Force est de constater qu’on ne peut pas dire que la naissance de la volonté est
explicitement liée dans une relation causale à l’intensité ou la répétition du simulacre et
l’origine du mouvement volontaire n’est pas désignée.
18
Retournons donc au chant II : Lucrèce choisit d’illustrer de manière paradoxale l’écart
entre la volonté et l’action par la référence à des chevaux empressés de courir. Cette image
n’est pas sans poser certains problèmes : pourquoi avoir choisi des animaux ? Est-ce que cela
a une importance qu’il s’agisse d’animaux domestiques dans une activité humaine - la
course ? Pourquoi passer par l’entremise du désir pour illustrer la volonté ?
L’exemple des chevaux n’illustre cependant pas chez Lucrèce la question de la
naissance de la volonté, mais là encore le mécanisme par lequel la volonté agit sur le corps -
il s’agit de montrer l’écart entre le désir et l’action chez des chevaux au début d’une course.
L’expérience de la volonté s’expérimente certes dans le mouvement volontaire - une
action du corps - mais aussi dans une capacité de résistance à la contrainte externe. La
volonté nous permet de ne pas nous laisser entraîner par des mouvements qui nous seraient
imposés ; elle s’expérimente alors comme une force. Cette force est liée à un mouvement
atomique spécifique : « il faut donc reconnaître que les atomes aussi, / outre le choc et le
poids/ possèdent en eux-mêmes une cause motrice d’où nous vient ce pouvoir/ puisque
rien, nous le voyons, ne procède de rien ». Lucrèce semble donc clairement associer ici le
pouvoir de résistance - qui résulte d’une volonté - à un mouvement atomique qui n’est ni le
poids, ni le choc. Il ne resterait donc que le clinamen, mais la difficulté demeure irrésolue : si
le clinamen est sans raison, comment peut-il rendre compte d’un mouvement finalisé ?
Quand on résiste à une force extérieure, on ne le fait pas « par hasard », il y a, dans la
décision volontaire, quelque chose de déterminant. Le clinamen apparaît comme ce qui
arrache l’esprit non seulement à la nécessité externe mais encore à une nécessité interne.
Plus que la cause de la volonté, il doit en être la condition : c’est parce qu’il y a de
l’indétermination au cœur des corps, que la volonté peut être libre, mais cette
indétermination - entendue comme clinamen - n’est pas l’explication de la volonté ; si elle en
était l’explication, il n’y aurait peut-être même plus de liberté. Cette impossible
détermination de la volonté ne doit pas être pensée comme une lacune ou comme une
faille, mais bien comme l’expression même de la nature de la liberté.
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