[KtabPDF.Com]-01151933Qc6G0
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Lorenzo RENZI
(Univ. Padova)
1. Stylistique et rhétorique
En choisissant ce sujet je me dois de rappeler que la stylistique a été autrefois
(il y a encore 50 ans) l'un des chevaux de bataille des études romanes. Mais
aujourd'hui ? Existe-t-il aujourd'hui une stylistique, dans le cadre des études
romanes, ou en dehors de celles-ci ? Son statut théorique semble, à vrai dire, à
l'heure actuelle, inexistant, même s'il existe paradoxalement beaucoup de
brillantes analyses stylistiques de textes littéraires. Mais ces applications ne
possèdent plus, du moins autant que je sache, de contexte théorique tel qu'en
ont au contraire les autres disciplines linguistiques et, naturellement, non
linguistiques, aucune de ces dernières ne s'abandonnant à la pure empirie.
Pour trouver des formulations fortes de la stylistique il faut retourner au Traité
de stylistique de Charles Bally d'il y a presque un siècle (1ère éd. 1909). On
pourrait penser qu'il s'agit d'un pur problème terminologique. On pourrait
penser que s’il n'existe pas de formulations théoriques de la stylistique, c'est
parce qu'à sa place s'est imposé depuis les années du Structuralisme le terme
de « poétique ». Mais si nous cherchons des développements théoriques de la
poétique la situation est plus ou moins la même : nous trouvons d'excellentes
recherches sur tel ou tel aspect de la langue littéraire, de brillantes analyses
poétologiques de textes et de genres littéraires, et toutefois aucune vue
générale de la poétique datant je ne dis pas des années 2000, mais pas même
des décennies précédentes.
La vérité est qu'à notre avis l'étude générale de la stylistique a lieu aujourd'hui
dans le cadre de la rhétorique. C'est ce qui arrive, dirais-je, à partir des deux
traités de Heinrich Lausberg (Handbuch der literarischen Rhetorik, 1960;
Elemente der literarischen Rhetorik 1967, traduit dans de nombreux langues)
et du Dictionnaire de poétique et de rhétorique d’Henri Morier (1961), puis de
la Rhétorique générale du groupe μ de Liège (1970). Dans ces ouvrages, l'étude
219
de la langue littéraire et de ses registres a été déléguée à une autre discipline,
la rhétorique. Quant à la « stylistique linguistique » de Bally, sa thématique a
été reprise, mais aussi réduite (et ô combien réduite !) à celle des langues
spécialisées dites aussi micro-langues.
Rhétorique et stylistique ? À la longue cette contamination entre eux de
domaines si différents ne peut selon nous que finir par nuire à l'un et à l'autre.
Nous devons nous souvenir en effet que la rhétorique s'est reconstituée, grâce
à d’opportunes adaptations et révisions, en tant que discipline philosophique :
en particulier sur la base des œuvres de Chaïm Perelman et de Lucie Olbrechts-
Tyteca ainsi que de Stephen Toulmin, elle est devenue la moderne « théorie de
l'argumentation ». Mais on parle souvent, aussi, de Néo-rhétorique.
Cependant les termes de rhétorique, et même de néo-rhétorique, continuent à
désigner également la stylistique. Il est temps à mon avis que les linguistes et
les théoriciens de la littérature dissipent, au profit de la clarté, cette
équivoque, en évitant la cohabitation de deux domaines d'études sous le
même nom, et il est temps qu'ils appellent leur propre domaine de travail du
nom jadis glorieux de stylistique (ou, par référence à Aristote, de poétique).
Mais, de même qu'il y a eu un renouvellement de la rhétorique, il en faut un
pour la stylistique. Le premier pas de ce renouvellement me semble être le
renoncement à l'enveloppe de la rhétorique, qui est aussi le présupposé pour
la recherche d'un fondement théorique de la discipline.
Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura plus d'éléments communs entre la
stylistique (linguistique et littéraire) et la rhétorique (ou néo-rhétorique ou
théorie de l'argumentation). Ainsi la « figure » (ou « procédé de style »)
continuera à se manifester dans la stylistique, mais devra être bien distinguée
de celle qui appartient à l'argumentation. La véritable figure rhétorique,
distincte de la figure de style, collabore comme l'écrit justement Perelman, à
l'argumentation (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1966 : 171-194). Je propose
deux exemples.
- La dérivation sera une figure de l'argumentation quand deux termes comme
pauvreté et pauvres entreront dans une expression telle que la suivante, qui
relève clairement du discours persuasif (le domaine par excellence de la
théorie de l'argumentation) : « Il y en a qui transforment la lutte contre la
220
pauvreté (it. povertà) en une lutte contre les pauvres (it. poveri) »... Une
formulation de ce type se trouvait il y a quelques mois à l’intérieur d’un article
d’Umberto Curi dans le quotidien Il Mattino di Padova à propos des
discriminations du gouvernement italien à l'encontre des immigrés, et en
particulier des sans-papiers.
- La paronomase « Science et conscience » a été utilisée par le cardinal
Tettamanzi, archevêque de Milan, pour dire que la connaissance (scientifique)
n'est pas (ou ne devrait pas être) séparée de l'attitude éthique.
(Concrètement, le cardinal a soutenu que ce sont les médecins, et non les
évêques, qui doivent décider d'un problème délicat tel que la poursuite de la
vie en cas de coma irréversible.)
La différence de signification entre certains adjectifs préposés ou postposés à
un substantif rend possible une « figure d'ordre » comme par exemple celle
qui est représentée par des cas tels que les couples nouveau parti/parti
nouveau, vieux amis/amis vieux, bonhomme/homme bon, etc. Ainsi un
journaliste rappelle-t-il qu’au moment de la fondation d'un nouveau parti, le
parti démocrate, on disait qu'« allait naître non pas un nouveau parti (it. nuovo
partito), mais un parti nouveau (partito nuovo) » (Paolo Franchi, Corriere della
Sera, 21/11/08).
Dans ces trois cas, comme dans ceux qui sont cités par Perelman et Olbrechts-
Tyteca, les figures collaborent à l'argumentation, ou du moins en offrent le
mouvement initial. Dans beaucoup de cas l'argumentation en faveur d'une
thèse, ou contre elle, prend la forme d'un commentaire du contenu de la
figure. Mais les mêmes figures peuvent ne pas avoir cette fonction, et seront
par conséquent des figures de style, ultérieurement définissable selon leur
fonction spécifique, comme nous le verrons.
Pour faciliter la distinction par rapport au plan rhétorique (argumentatif) on
pourrait envisager d'abandonner le terme « figure ». Mais, en réalité, si la
fonction, le but, sont différents, la forme des figures peut être la même, raison
pour laquelle nous préférons ne pas effacer le mot « figure », que nous
associerons au « procédé (de style) » et au « stylème » de la tradition
structuraliste. L'important, c'est de ne pas confondre les figures à fonction
argumentative avec les figures de style.
221
Il ne faut pas non plus oublier que c'est probablement un hasard si l’«
élocution », qui décrit les faits de style, est plus développée dans la Rhétorique
d'Aristote que dans sa Poétique. Ce fait est à l'origine de la circonstance fatale
qui veut que pendant des siècles ceux qui se sont occupés du style littéraire se
sont tournés vers la Rhétorique, et non pas vers la Poétique d'Aristote,
introduisant souvent dans l’exposition du style littéraire des éléments typiques
des thématiques non pas linguistiques et littéraires mais argumentatives, qui
était en réalité relatives au domaine du droit, de la politique, etc. etc., comme
le fait encore Lausberg dans ses ouvrages par ailleurs méritoires, et comme le
font les nombreux manuels de rhétorique pour hommes de lettres qui les ont
suivis. En outre, tout le tableau de la rhétorique d'Aristote, par le biais de la
pseudo-cicéronienne Rhetorica ad Herennium a été connu tout au long du
Moyen Âge, tandis que la Poétique d'Aristote, encore aujourd'hui
fragmentaire, n'avait plus été pendant des siècles un objet de lecture pour les
érudits occidentaux.
1
Ou dimension “diaphasique” de la langue, toujours selon les définitions d’Eugenio
Coseriu. Pour ce concept et les autres qui lui sont voisins, v. Koch et Oesterreicher
(2001, par. 4).
222
recours à des archaïsmes ou au procédé stylistique de l'étymologie (mais il
s'agit là des deux seules exceptions, peut-être, et fort relatives, à la
prépondérance de la synchronie1). Les mots, les morphèmes, les constructions
qui dérivent de la langue ancienne élèvent le style, mais elles le font par la
connotation qu'elles amènent à l'intérieur du système actuel de la langue. La
raison en est que ce qui est ancien, ou même simplement ce qui semble ancien
(un mot, une construction, comme dans d'autres contextes un meuble, un
tableau ancien) a l'air plus rare, plus distingué, plus noble que ce qui est
moderne et courant.
Une façon particulière d'élever le niveau stylistique consiste à insérer des
termes appartenant à des langues spécialisées (ou micro-langues). Il s'agit de la
présence de termes des sciences et des professions. Un discours contenant les
termes hépatite ou rhinite (lexique particulier à la médecine) est d'un niveau
plus élevé par rapport aux synonymes plus bas de mal au ventre et rhume. Le
style d'une langue spécialisée ne se limite pas au lexique, comme l'a montré
Bice Mortara Garavelli dans son livre consacré au langage juridique de l’italien
(2001).
En usant de termes de sa langue spécialisée, le médecin, l'avocat (ou tout
représentant des professions libérales) élèvent le style et marquent une
distance par rapport à leur interlocuteur (en l'occurrence le patient ou le
client) en lui faisant sentir son infériorité.
Une langue spéciale de bas niveau est le jargon populaire. En fr., c'est à ce
niveau qu'appartiennent des mots d'argot comme vioques, se pioter, bouquin
(parents, aller dormir, livre), et, comme le rappelait Coseriu, causer pour
parler. En it., où il n’existe pas un usage courant de l'argot, on retrouve des cas
semblables, encore que de façon sporadique, dans le langage des jeunes ou
dans le jargon de la vie militaire (par exemple chez les jeunes vecchi pour
parents ou bien à l'armée microbi ou zanzare – moustiques – pour désigner les
bleus, la bleusaille) ; un effet similaire peut être atteint aujourd'hui en italien
par des emprunts aux dialectes, dans la mesure où le dialecte est
généralement ressenti comme quelque chose qui se situe sur un registre plus
1
L’étymologie pourrait se rapporter à la paronomase dans la mesure où le référent
historique (diachronique) propre à l'étymologie linguistique est perdu.
223
bas que la langue nationale. Tous ces usages sont cependant dus en substance
à un emploi ludique du langage : le mot relevant du jargon ou du dialecte
produit du plaisir chez celui qui l'utilise ; il confirme en outre son appartenance
à un groupe social (par exemple celui des jeunes ou de l’un de leurs sous-
groupes). Toujours en Italie dans des milieux élevés le même effet peut être
atteint par l'utilisation ironique de mots rares, ou par le recours à des
anglicismes, à des gallicismes etc., destinés à créer une complicité chez ceux
qui connaissent ces langues ou bien à intimider ceux qui ne les connaissent
pas. Un certain usage de la langue, tel que celui que nous venons d'évoquer (et
qui est magistralement représenté dans certaines pages de la Recherche de
Proust) est l'un des éléments constitutifs du snobisme (au sens de recherche
accomplie par certaines personnes pour se distinguer et se différencier de leur
propre milieu social, en vue d'entrer dans une société supérieure, constituée
de cercles fermés et raffinés).
224
phrases comme oui et non (en réponse à une question du type : cela t'a plu ?)
ou je trouve cela très moyen.
Nous proposons l’hypothèse qu'il y ait une communauté de stylèmes entre la
langue ordinaire et la langue littéraire.1. Pour prouver cette thèse, on devra
juger de façon analytique s'il y a, ou bien s'il n'y a pas, des stylèmes littéraires
ne reposant pas sur l'usage commun de la langue. Je laisse la question ouverte
pour le moment, sans cacher que je préférerais la seconde solution, laquelle
devra être toutefois empiriquement prouvée.
4. Le choix
Le mécanisme fondamental du fait de style est la possibilité d’un choix à tous
les niveaux de langue : pragmatique, sémantique, syntaxique, morphologique,
phonologique, lexical.
1
La subdivision en deux que je fais des mêmes figures, est en rapport, me semble-t-il,
avec la célèbre dichotomie établie par le maître de la stylistique du XXe siècle, Leo
Spitzer (1962, 2ème éd.) : Sprachstile / Stilsprachen. Ces termes, tous deux au pluriel,
pourraient être paraphrasés comme suit : Sprachstile, faits de style dans la langue, ou
selon la définition de l'auteur “empreintes stylistiques dans certaines particularités de
la langue dues à certaines attitudes mentales” ; Stilsprachen : “systèmes expressifs que
de grandes personnalités ont créés dans leur langue individuelle”.
Par langue littéraire (catégorie b) il faut comprendre non seulement la langue de la
poésie et de la prose de fiction, mais aussi celle de l'art oratoire politique (comme dans
le cas des exemples tirés des discours de De Gaulle, rapportés in Reboul 1996, que
nous citons à notre tour quelquefois), de l'historiographie, de l'histoire littéraire et
scientifique, etc. Ce n'est pas tout : nous devons aussi insérer dans la catégorie b), avec
les précisions de rigueur, les exemples qui documentent les registres caractéristiques
des langues spéciales, juridiques, scientifiques et techniques (domaine par domaine).
Dans la catégorie a) on peut situer substantiellement l'expression linguistique
spontanée, prononcée (ou imaginée comme prononcée) dans des occasions
quotidiennes, sur des thèmes ordinaires. S'ajoute à cela ce que Paolo Valesio (1967)
appelle le folklore verbal (expressions idiomatiques, proverbes, etc. etc.) et peut-être
également certaines formes de la langue parlée soignée. Je crois en tout cas que la
distinction entre les deux groupes, a) et b), est plus nette qu'on ne pourrait le croire.
La langue littéraire n'exclut pas le recours à des exemples de la catégorie a). La langue
des écrivains contient en effet elle aussi des expressions tout à fait communes, comme
par exemple l’incipit de la Recherche de Proust, “Longtemps, je me suis couché de
bonne heure”, qui ne présente aucun procédé particulier. Il s'agit de la dépendance de
la langue et du style littéraire, sur l'importance de laquelle nous avons déjà insisté.
225
Nous avons un fait de style quand le locuteur peut choisir parmi ces niveaux et
qu’il se sert consciemment de cette possibilité pour caractériser son discours
dans une direction ou une autre.
Le cas le plus clair concerne la syntaxe, c’est-à-dire le niveau des phrases.
Disons qu’il y a choix entre deux constructions quand leur valeur de vérité ne
change pas : par exemple étant données les phrases il n’y a aucun absent et
personne ne manque, il est exclu que l’une soit vraie tandis que l’autre est
fausse. Les deux phrases se situent donc dans un rapport de synonymie (Lyons
1971, chap. 10), mais stylistiquement l’une est plus haute (la première) l’autre
moins (la seconde).
226
Pour constater la synonymie et la valeur stylistique de deux syntagmes, ou de
deux mots, il faut les insérer dans le contexte d’une phrase : étant donnés en
it. les adjectifs patavino et padovano, une fois qu’on les a insérés dans un
contexte du genre L’Ateneo patavino ha i conti in regola et L’Ateneo padovano
ha i conti in regola, il est évident que leur valeur de vérité est la même, c’est-à-
dire que les deux phrases, synonymes, sont ou bien toutes deux vraies ou bien
toutes deux fausses, et que patavino et padovano sont synonymes. Le premier
est un latinisme, une forme stylistiquement plus élevée que padovano.
Il peut y avoir des cas plus complexes. Prenons les adjectifs italiano et italico.
Gli stranieri ammiravano il valore italico et Gli stranieri ammiravano il valore
degli italiani sont deux phrases ou bien toutes deux vraies ou bien toutes deux
fausses, la première étant stylistiquement plus élevée (inutilement élevée, si
l’on veut) que la seconde. Mais studiamo l’antica lingua italica et studiamo
l’antica lingua italiana peuvent être des phrases l’une vraie et l’autre fausse,
ou inversement, dans la mesure où italico n’est pas toujours un synonyme
élevé de italiano (tant s’en faut : dans ce contexte il n’y a absolument pas
synonymie).
Dans Vedono un soldato correre rapidamente et Vedono un fante correre
rapidamente il n’y a pas différence de style mais plutôt différence de contenu :
un fante est un soldato, mais un soldato n’est pas nécessairement un fante (il
peut être artigliere, geniere etc.). Soldato, plus générique que fante, geniere
etc. est hyperonyme (ou surordonné) par rapport à ces mots (Lyons), comme
« animal » est l’hyperonyme de « chat », « chien », « singe » etc.
L’hyperonymie est une catégorie logique et linguistique, non pas stylistique.
5. Absence de style ?
Là où il n'y a pas de choix, il n'y a pas non plus la dimension du style. Peut-il
donc y avoir un usage de la langue sans style ou, disons-le plus clairement,
peut-il y avoir une portion de langue, un texte1, sans style ? Selon toute
1
Par texte nous entendons un énoncé (écrit) autonome, même s'il est passible d'être
inséré dans un texte plus étendu (macro-texte) (v. Diz. di linguistica, s.v. [Cesare
Segre]). Cf. Dressler 1974, Beaugrande et Dressler 1994.
227
probabilité, non. Mais il y a certainement une orientation vers le degré 0 (zéro)
du style, dans les cas où un texte contient une grande quantité de formes
stylistiquement non marquées. On se rapproche du degré zéro du style dans
une certaine prose journalistique, par exemple, en particulier dans les comptes
rendus de faits divers. Mais, toujours dans la langue des journaux, ce qu'on
appelait autrefois les « articles de variété » se situent sur le pôle opposé, c'est-
à-dire qu'ils sont stylistiquement marqués, et même quelquefois très marqués.
Il y a toujours un choix, dira-t-on. Mais rappelons que nous parlons non pas de
choix entre contenus différents, mais seulement entre formes et constructions
différentes mais synonymiques. Dans beaucoup de cas, le choix ne sera
qu'illusoire : dans le genre narratif, par exemple, l'usage du prétérit (passé
simple) pour raconter les faits advenus dans le passé est un fait automatique,
et non un choix. En français, où le passé simple n'est plus utilisé dans la langue
parlée, son utilisation dans la prose narrative et dans les essais est strictement
conventionnel, « un rituel des belles-lettres », comme l'écrivait Roland
Barthes. En italien, par contre, ce temps existe, au moins en ce qui concerne
les locuteurs toscans et méridionaux, à l'inverse du français où il est purement
littéraire. Une entrée en matière telle que « La marquise sortit à cinq heures »,
exemple d'incipit romanesque banal selon Paul Valéry, est stylistiquement non
marquée. Toutefois il n'est pas impossible qu'un roman prenne comme base
un autre temps verbal. On peut penser à un roman entièrement écrit au futur.
6. Universalité et spécificité
Les principes de la stylistique, comme ceux de la linguistique, sont de nature
universelle. Sont clairement universels, c'est-à-dire commun à toutes les
langues, les stylèmes de nature pragmatique, qui se réfèrent au schéma
général de la communication qui veut que dans l'acte linguistique il y ait un
destinateur, un destinataire, un code, un message, un référent. De plus, dans
toutes les langues on peut faire des requêtes, poser des questions, donner des
ordres, demander pardon, faire des affirmations etc. etc. Les « actes
linguistiques » sont universels. Toutefois la forme concrète que prennent les
stylèmes de la pragmatique peut être différente d'une langue à l'autre : elle
peut être spécifique à telle ou telle langue (language specific). La diversité
228
entre les langues, non pas en ce qui concerne leurs ressources générales, mais
quant au le matériel qu'elles emploient, est plus accentuée à certains niveaux,
par exemple au niveau lexical, vu que toute langue a un vocabulaire différent
par rapport à toute autre langue, ou au niveau morphologique. Elle est moins
accentuée quant à la pragmatique, et réduite quant à la syntaxe. L'ordre des
mots, qui reflète les régularités admises dans la construction des phrases et
des syntagmes, est un aspect fondamental de la syntaxe. Or l'ordre des mots
ne peut pas être transféré mécaniquement d'une langue à une autre.
Toutefois, beaucoup de langues ont des façons similaires de construire les
syntagmes et les phrases, tandis que d'autres usent d'ordres différents et
parfois complètement inverses, comme l'ont montré les études menées dans
le cadre de la typologie de l'ordre des mots, à partir de Greenberg (1966). Dans
notre cas, l'ordre des mots de l'italien (et en réalité celui de toutes les langues
romanes) est différent et souvent diamétralement opposé par rapport au latin.
La plupart des stylèmes fondés sur l'ordre des mots – comme l'anastrophe,
l’hyperbate, l’épiphrase, la synchyse, etc. (Mortara Garavelli 1998 : 27-233) –
sont présents dans beaucoup de langues, mais l’anastrophe se réalise en
italien de façon parfaitement inverse par rapport au latin classique : delle
Parche il canto (Foscolo) et di Nizza il marinaro (il s’agit de Garibaldi, chez
Carducci) sont des anastrophes en italien dans la mesure où elles antéposent
le modificateur au modifié (c’est-à-dire le syntagme introduit par di en début
de syntagme : il canto delle Parche, il marinaro di Nizza). Mais en latin
classique l'ordre normal serait le premier, l'ordre marqué le second. Quand
Catulle écrit “Sirmio, peninsularum insolarumque ocelle…” (Sirmione, perle des
péninsules et des îles) il ne fait pas une anastrophe, il use de l'ordre le plus
ordinaire.
Il est possible de prendre la terminologie rhétorique d'une langue et de
l'appliquer à une autre : c'est ce qui est arrivé historiquement d'abord avec le
passage du grec au latin, puis avec le passage du latin à l'italien et à beaucoup
d'autres langues. Mais on ne peut absolument pas s'attendre à ce que cela
reste sans conséquence. Par exemple, la derivatio (ou polyptoton ou
adnominatio) pouvait être réalisée en latin comme en grec au moyen des cas
(par ex. quantum nomen eius fuerit, quantae opes, quanta … gloria, quanti
honores, Cic. Deiot. 4, 12; cf. Arbusow 1963 : 41 s.; Faral, Arts poétiques, p. 93
229
s.), mais n'est pas réalisable de la même façon en italien et dans les
nombreuses autres langues sans déclinaisons. La dérivation peut cependant
consister en d'autres variations morphologiques de la racine (“Amor che a
nullo amato amar perdona”, Dante, Divine Comédie, Enf., Chant V, v. 103). En
latin, déjà, on avait sub eo et cum eo et secundum eum (Meinhard von
Bamberg, cit. in Arbusow 1963 : 41). Toutefois il arrive fréquemment aussi, à
l’inverse, que des procédés soient non seulement communs à des langues
différentes mais qu’ils se présentent sous des formes identiques ou similaires.
C’est surtout le cas dans des langues génétiquement apparentées. Par exemple
des anastrophes semblables à l’italien se retrouvent en français, langue
étroitement apparentée et typologiquement voisine sous beaucoup d’aspects
(ex. : Lune, en notre mémoire, De tes belles amours l’histoire t’embellira
toujours, it. ‘Luna, nella nostra memoria, dei tuoi begli amori la storia ti
abbellirà sempre’, Alfred de Musset), mais aussi en allemand, génétiquement
et typologiquement plus éloigné de l’italien : Der Liebe und des Meeres Wellen
(it. “Dell’amore e del mare onde”, titre d'une pièce de théâtre de Franz
Grillparzer).
Le lexique peut lui aussi être soumis à des procédés semblables, même s'ils
sont formés dans chaque langue à partir de matériaux différents. Ainsi, parmi
les figures de son, l'allitération fondée sur le retour de sons analogues d'un
mot à l'autre, par exemple l’angl. spick and span ‘flambant neuf’ est difficile à
reproduire en italien avec la même signification et le même procédé (d'où la
difficulté d'une traduction à la fois fidèle et riche en couleurs), mais il est facile
de trouver des centaines de couples allitérants qui obéissent au même
procédé : nudo e crudo, puro e duro, sano e salvo, etc. etc.
Toutefois il n'est pas exclu que les mêmes stylèmes se présentent dans des
langues voisines à partir d'un matériel lexical de la même origine, comme cela
se produit dans deux des couples allitérants que nous venons de citer, puro e
duro et sano e salvo, lesquels ont des correspondants en fr. avec pur et dur et
sain et sauf (dans le deuxième cas le jeu phonique est moins riche en français
qu'en italien, mais le couple synonymique est utilisé dans les deux langues
avec la même signification et dans les mêmes circonstances). Viva voce est un
syntagme ablatif latin mais aussi italien (bien sûr sans cas morphologique en
l'occurrence), tous deux allitérants.
230
Les procédés basés sur la sémantique (en rhétorique les « figures de sens »),
parmi lesquels la métaphore, souvent considérée, à tort ou à raison, comme la
figure (le procédé) par excellence, ont en soi un caractère universel, même s’ils
se réalisent eux aussi de façon différente selon les langues. L'expression de
Dante lago del cuor (Enf. I, v.20), où le coeur est vu comme un espace liquide
et délimité, est traduisible dans toutes les langues (fr. lac du cœur, etc.) et
constitue toujours une métaphore. Il n'empêche que certaines métaphores
sont plus habituelles dans une langue que dans une autre, et que dans une
langue différente de la langue d'origine elles peuvent être peu
compréhensibles. Le fait qu'en milanais, ou en italien de Milan, on s'adresse
affectueusement à un petit enfant en usant de la métaphore antiphrastique
scimmia! (singe !), peut étonner et même blesser les non Milanais. De la même
façon il s’avère peu compréhensible par les non Français que dans des
circonstances analogues on dise mon chou ! (en supposant qu’il s’agisse d’une
métaphore et non pas d’un cas d’homonymie1). Ce fait concerne en particulier
la catachrèse, c’est-à-dire la métaphore usée, éteinte, qui n’est
compréhensible qu’à l’intérieur du système linguistique auquel elle appartient.
L’expression mortalità studentesca au sens du nombre d’étudiants qui
abandonnent leurs études n’est (ou n’était) compréhensible que par les
Italiens, et encore, seulement par ceux d’entre eux qui s’occupent de
problèmes d’enseignement, et à condition qu’elle relève d’un propos
spécifique concernant les étudiants qui abandonnent leurs études. Ayant
utilisé un jour cette expression, traduite en français, avec un collègue de Paris,
celui-ci s’était montré très étonné, en sorte que je m’étais empressé de lui
expliquer la métaphore : il ne s'agissait pas, lui avais-je expliqué, de véritables
morts, mais d'étudiants quittant l'université avant d’avoir terminé leurs
études. Soulagé, le collègue s'était exclamé : ah, vous m’aviez effrayé !
En fait, dans les reprises modernes de la rhétorique (plus précisément de
l’« elocutio », c'est-à-dire du discours orné), il avait été possible d'illustrer les
concepts généraux du style et les « figures » en les exemplifiant dans des
1
Le Petit Robert traite les deux significations en tant qu’acceptions différentes du
même terme, et ne suppose donc pas l'homonymie ; il aurait sinon proposé deux
entrées, comme il le fait par exemple pour bande (morceau d'étoffe) et bande (groupe
de personnes).
231
langues diverses. Ainsi, par exemple, Heinrich Lausberg (1969) avait
documenté les figures rhétoriques au moyen d'exemples littéraires provenant
du grec, du latin, du français, de l'anglais et, dans une moindre mesure, de
l'espagnol et de l'italien. On peut observer qu'historiquement la rhétorique,
comme la grammaire, mais avec beaucoup moins de difficultés que celle-ci, a
été transférée de façon naturelle du grec au latin puis dans d'autres langues.1
Ceci est valable aussi pour la stylistique en général, et pour chaque procédé de
style en particulier.
En conclusion, les procédés de style sont en grande partie universels, même si
leur réalisation est spécifique, d'une langue à l'autre. Les réalisations similaires
ou identiques sont d'ailleurs plutôt l'exception que la règle.
Bien que le cadre soit universaliste, le corpus de la stylistique doit être
constitué langue par langue, même si j'ai considéré utile, ici, de donner des
exemples tirés de langues diverses à côté de la langue qui constitue mon objet
prioritaire, l'italien. Cela me semble opportun, et c'est très largement ma
démarche, vu que la plupart des stylèmes sont certainement présents dans
beaucoup de langues, ou peut-être même dans toutes les langues du monde
(plusieurs milliers, peut-être 6000 ou plus). Ce serait une grave erreur que de
conclure, par prudence excessive, que toute langue possède sa propre
stylistique.
1
Pendant des siècles, la rhétorique a donné ses exemples en latin, alors même que
cette langue était morte comme langue naturelle (mais bien vivante comme langue
des lettrés, de la religion, de la science, etc. etc.). Le dernier des grands théoriciens de
l’“elocutio”, Pierre Fontanier (que nous lisons aujourd'hui in Fontanier 1968), dans ses
deux volumes consacrés aux figures, publiés en 1822 et 1827, fournit ses exemples en
français.
232
Bibliographie
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und Gemeinplätze als Hilfmittel für Übungen an mittelalterlichen Texten,
Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht.
BALLY Charles (1909), Traité de stylistique française, Genève-Paris, Georg /
Kincksieck, 2 vol.
BECCARIA Gianluigi (1994), Dizionario di linguistica e di filologia, metrica,
retorica, diretto da G.L.Beccaria, Torino, Einaudi.
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