III. Les formes de la vie affective _ Cairn.info

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III / Les formes de la vie affective

Au côté des sens, mêlés à eux, se tient tout l’univers des états
affectifs. La plupart ont à présent leur histoire : de la douleur à
la fatigue, de l’amour filial à l’ennui, des rires aux larmes et de
la générosité à la colère ou à l’honneur. Le domaine est de loin
le plus copieux de l’histoire des sensibilités. Rien d’étonnant :
pas une activité humaine, y compris la plus rationnelle en
apparence, n’est en soi étrangère aux émotions [Plamper, 2010 ;
Corbin et al., 2016‑2017]. Face à ce constat déroutant, l’histoire
des états affectifs, telle que la pratiquent des collectifs comme
le groupe EMMA (Émotions au Moyen Âge) animé par Damien
Boquet et Piroska Nagy, ou l’Institut Max-Planck de Berlin, sous
la coordination d’Ute Frevert, adopte une démarche qui opère par
problèmes : non pas en proposant l’histoire de tel ou tel affect à
travers les âges, mais en cherchant à décrire la manière dont se
façonnent, se disent et s’éprouvent les émotions et les sentiments
et la part qu’ils prennent, entre l’individuel et le collectif, le
langage et l’expérience, le public et le privé, dans l’organisation
historique du monde social [Scheer, 2012 ; Deluermoz et al., 2013].
C’est cette approche que nous avons choisi d’adopter pour
rendre compte des apports de cette histoire.

Sentiments distingués

Il est d’usage, depuis la métaphysique nominaliste du


xviii
e
siècle et la psychophysiologie du xixe, de distinguer les

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sentiments des émotions [Dixon, 2003]. L’émotion, comme le


défend William James dans « Qu’est-ce qu’une émotion ? »
(1884), est un ensemble d’excitation physique de durée limitée
qui met l’individu en mouvement. Le sentiment, dérivé du
sentement, qui, au xiie siècle, trouvait son application dans le
flair du chien de chasse, désigne une faculté de ressentir, d’être
affecté par des impressions. Il renvoie à un état affectif durable
et dirigé vers un objet défini (sentiment amoureux, religieux,
esthétique, du bien et du mal, etc.), qui mêle le jugement et
la connaissance. Quand il s’agit de décrire les formes d’affecti‑
vité effectives, la ligne de partage est bien sûr trop nette. Elle
a du moins l’avantage de mettre l’historien sur la piste d’un
ensemble d’états affectifs qui constituent, à l’image des senti‑
ments familiaux et des sentiments moraux, l’un des éléments
au moyen desquels ces groupes sociaux s’organisent et se perpé‑
tuent dans le temps.

Du berceau à la tombe : les sentiments familiaux

Historiquement, la famille a pris des aspects protéiformes, se


révélant aussi difficile à circonscrire que les sentiments qu’elle
commande. Dans le droit latin, la familia désigne l’ensemble des
esclaves domestiques et se distingue du clan réunissant, par-delà
la maisonnée, des individus libres et puissants qui partagent un
même nom. Elle représente, avant tout, une unité économique
où peut s’exercer l’autorité pleine et entière du père. C’est
un espace de relations verticales sévèrement normées. Cette
étymologie fait déjà comprendre à quel point, d’une société à
l’autre, les systèmes de parenté varient et les registres sensibles
sur lesquels ils jouent ne sont jamais tout à fait les mêmes.
Il a fallu attendre le xxe siècle pour que les historiens étudient
la famille dans son fonctionnement affectif. Sur eux a pesé
l’influence de la sociologie durkheimienne. Pour Durkheim, la
famille conjugale, élaborée en même temps que l’État moderne,
forme une institution morale à partir de laquelle se forge le
devenir individuel et collectif [Lenoir, 2003]. C’est cette même
famille conjugale qui préoccupe Ariès [1960] dans son histoire
pionnière de l’émergence d’un « sentiment de l’enfance » à
partir du xvie siècle : sous l’Ancien Régime, note l’historien, les

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enfants vivaient dans « un “milieu” très dense et très chaud,


composé de voisins, d’amis, de maîtres et serviteurs, […] où
l’inclination jouait sans trop de contraintes ». Sa thèse, vivement
attaquée par la suite, a le mérite d’avoir ouvert une brèche
historiographique, en mettant à profit une riche iconographie
et des documents étonnants, comme le Journal de Jean Héroard,
médecin du jeune Louis XIII.
Et de fait, les enfants sont très entourés. Un faisceau de
sources, normatives en particulier, montre qu’ils ne sont pas
la propriété exclusive de leurs parents mais appartiennent à la
société tout entière, qui les encadre et forge sur eux un ensemble
de discours. On invente les limbes pour les enfants morts sans
avoir reçu le baptême ; on débat de la position à accorder
aux bâtards ; on révise l’âge de la majorité légale. En somme,
on parle à la place de l’enfant, cet acteur historique presque
muet. L’enfance est aussi parée de catégorisations ambiguës.
En latin classique, l’infans est celui qui ne maîtrise pas encore
la parole. Avec les siècles, le respect de cette définition se perd
et l’enfant oscille entre plusieurs dénominations (« poupart »,
« marmouset », « marmot », « bambin »). Phase d’indétermina‑
tion, située à la lisière d’une humanité qui se juge « accomplie »,
celle des adultes, l’enfance porte la marque historique des enjeux
sociaux qu’elle est amenée à servir. Et il se pourrait bien qu’elle
dépose en retour son empreinte sur tous les rapports humains.
Dans la France du xixe siècle, par exemple, les poupées, objets
manufacturés largement diffusés dans les classes moyennes et
bourgeoises, constituent, calqués sur les rôles familiaux stylisés,
des instruments pour apprendre aux petites filles à se tenir
sages et à acquérir la morale familiale — à commencer par le
rôle de mère — qu’on espère leur voir perpétuer [Maza, 2020].
Bien que délicates à utiliser, les clés fournies en la matière
par la psychanalyse freudienne ont ainsi contribué à la relec‑
ture d’événements majeurs. Dans une démarche audacieuse
qui s’autorise de brusques changements d’échelle, Hunt [1995]
a dégagé des perspectives inédites sur la Révolution française
à travers le paradigme du « roman familial » appliqué à toute
une époque historique et à tout un pays. Un éclairage inattendu
est jeté, de la sorte, sur l’exécution de Louis XVI, envisagée
comme le meurtre du père, mais aussi sur les reproches

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adressés à Marie-Antoinette comme mauvaise mère, ou la


promotion de la fraternité comme élément de la nouvelle
devise nationale. Les analogies entre la sphère familiale et les
relations de pouvoir offrent ainsi un riche terrain d’enquête
pour l’histoire.
La fabrique de l’amour conjugal constitue ici un bon point
d’observation, particulièrement dans ses premières mises à
l’épreuve : pendant longtemps, la nuit de noces forme une étape
clé où tout est fait pour que l’épouse, parfaite « oie blanche »,
se plie de bonne grâce à son devoir conjugal. Au profit de
dispositifs patriarcaux solidement ancrés jusqu’au xxe siècle, une
véritable « pédagogie de l’ignorance » [Houbre, 1997] est conçue à
destination des jeunes filles. Le domaine de la sexualité demeure
propice au silence collectif. Et seules quelques voix contradic‑
toires s’élèvent : en 1864, Alexandre Dumas fils ose parler de
cette première nuit comme d’un « viol légal et consacré » et, un
peu plus tard, dans son Immoralité du mariage (1898), l’écrivain
libertaire René Chaughi décrit la nuit qui suit le repas de noces
comme un « viol public préparé par une orgie » [Limbada, 2023].
Dans ce premier temps de la conjugalité, une question est restée
longtemps informulée : celle du consentement.
Le mariage n’est pas le seul rite familial qui porte avec lui son
lot d’affects à double tranchant. Le deuil, moment social aux
formes prescrites, est également le lieu d’émotions sciemment
exposées ou volontairement tues. Même quand ils se tiennent
dans l’intimité, les enterrements sont un théâtre de convenances
dont la déchristianisation n’a fait que modifier l’allure : la gravité
est de rigueur, à l’image du drame que constitue la « mort de
soi » dont Ariès [1977], en historien conservateur qu’il était,
dénonçait l’avènement, en même temps que l’effacement des
derniers instants et l’isolement des mourants. L’euphémisation
atteint aussi le langage : la mort devient « fin de vie », les vieux
sont reconvertis en « séniors », l’agonisant prend le visage du
« patient terminal » [Vovelle, 1983]. Si elle est de plus en plus
tenue à distance, la mort est une affaire trop sérieuse pour
être entièrement cachée. L’histoire récente de la pandémie de
Covid-19 s’est accompagnée de déclarations solennelles sur
l’indécence des funérailles à distance, oubliant qu’il y a seule‑
ment un siècle, pendant la Grande Guerre, des centaines de

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les historiens pour décrire la conju‑


Encadré 4. L’expression galité. Le temps de guerre provoque
obligatoire des sentiments l’inverse : les époux ou les amants
conjugaux : lettres investissent le registre du discours
de la Grande Guerre amoureux dont Roland Barthes
disait qu’il est volontiers « dévot,
Les lettres et cartes postales que bien-pensant ».
s’échangent les couples pendant la Ces masses de lettres échangées
Grande Guerre révèlent les formes, entre hommes et femmes pendant
assez régulières dans leurs répétitions, quatre ans posent la question de
qu’a prises la « catastrophe senti‑ l’éprouvé, du dit et du non-dit.
mentale » du premier conflit mondial Quelle est la sincérité du pacte épisto‑
[Vidal-Naquet, 2014a ; 2014b]. Ces laire quand il est rattrapé par une
correspondances s’inscrivent dans des phase d’exceptionnalité ? Quelle part
types de matrimonialité qui doivent reste-t-il à l’indicible quand des poilus
beaucoup aux décennies qui ont en arrivent à raconter par écrit leurs
précédé la guerre. Cette période rêves érotiques ou quand ils évoquent
est marquée par la chute constante leurs propres morts, comme le fait
du taux de natalité, par le droit le soldat André Kahn au moyen
au divorce acquis en 1884, et par d’une lettre cerclée de noir, dans
une plus grande autonomie dans le une expérience proche de la déper‑
choix du conjoint depuis la loi Lemire sonnalisation ? Comment, en fin de
(1907), qui permet aux jeunes gens compte, prolonger la conjugalité hors
ayant atteint la majorité légale de corps (les permissions mises à part)
se marier sans autorisation de leur et presque hors temps ? Car le conflit
père. Autant de facteurs qui contri‑ mondial est destructeur de la tempo‑
buent à faire du couple le résultat ralité propre aux couples : les bons
d’une double décision personnelle souvenirs deviennent douloureux à
et consentie. Mais, en dépit du cause de la distance et de l’incer‑
caractère souvent volontaire de ce titude, le quotidien matrimonial est
lien intime, les conventions de tous brisé et les projets inenvisageables
ordres rattrapent vite les partenaires, [Vidal-Naquet, 2018]. Participer à
jusque dans l’expression de l’affection l’histoire des nations, tout en se
qu’ils se portent. Et c’est le désir de trouvant en dehors du cours normal
se soutenir dans l’épreuve qui devient de la vie à deux, limiter les remon‑
une constante du rituel épistolaire. trances pour afficher une bonne
En ceci, le contexte guerrier inverse entente de principe, voilà la curieuse
la norme : d’ordinaire, ce sont les distorsion d’échelles historiques et
désaccords qui laissent le plus de affectives dans laquelle les couples
traces dans les sources dont disposent ont subi la guerre.

milliers de poilus sont morts sans véritable sépulture. Les seuils


de tolérance au spectacle de la mort évoluent, l’attachement
aux rituels persiste.

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Sentiments moraux et ordre social

Parce qu’il a fini, au xviiie siècle, par être localisé à l’intérieur


des individus, dans la profondeur du lien qui va de soi à soi
[Scheer, 2014], l’ordre des sentiments occupe une place souvent
mésestimée parmi les modes d’organisation des sociétés. Et
pourtant, comme le montrent de nombreux travaux historiens,
les sentiments et notamment les sentiments moraux, de la
sympathie à la compassion, interviennent à la fois dans le
façonnement des appartenances et, à l’exemple de l­’assignation
du registre sentimental aux propriétés et aux organes féminins,
dans celui des grandes divisions du monde social.
Quand bien même les groupements humains présentent
entre eux un degré d’interdépendance moindre, les senti‑
ments moraux ne sont pas absents des liens constitutifs du
social aux époques antiques et médiévales. À Rome, dans une
société profondément inégalitaire, la miséricorde (misericordia),
ce « chagrin provoqué par l’état misérable d’un individu que
nous voyons dans la peine sans qu’il l’ait mérité », ainsi que
la définit Cicéron dans ses Tusculanes (45 av. J.-C.), trouve
sa place au sein des relations humaines. Elle passe par des
gestes de supplication codifiés, comme le fait de toucher le
genou, auxquels viennent répondre, à l’endroit du suppliant,
la pitié, la sensibilité ou le pardon du puissant [Corbeill,
2004 ; Rey, 2018].
Durant le haut Moyen Âge (avant le ixe siècle), l’ordre des
sentiments est soumis à la christianisation. Sous l’influence
de la Bible, de la théologie augustinienne et de la formation
du péché originel, cette dernière joue un rôle central dans la
formation de l’attachement moral qui va de chacun à tous.
La concupiscentia carnis, que saint Augustin ne borne pas à la
sexualité, en constitue au temps du christianisme primitif l’un
des principaux repoussoirs. « La concupiscence, explique Peter
Brown [1982], était un désir maléfique de maîtriser, d’accaparer
et de détourner à ses propres fins toutes les bonnes choses
que Dieu avait créées pour être reçues avec reconnaissance
et partagées avec les autres. Elle était à la racine de la misère
dont les hommes étaient partout et inévitablement accablés. »
Mais cet ordre des sentiments soutient aussi durablement la

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et mes proches. » Chacun sort de son


Encadré 5. La vergogne, lit, l’entend, médite sur ses propres
une émotion médiévale fautes et repart se coucher en larmes.
Ce dispositif de la honte comporte
Dans le Moyen Âge chrétien, aussi une dimension vestimentaire :
quiconque ressent de la honte peut le voile que portent les femmes de
en tirer quelque satisfaction, comme l’Occident médiéval devient une
l’a montré Damien Boquet [2020]. pièce maîtresse de cette attitude de
Bien dirigée, elle constitue une réserve à laquelle elles doivent se
« passion louable » d’après Thomas tenir, surtout si elles se veulent très
d’Aquin. C’est l’indice d’une étape chrétiennes. La chevelure est masquée,
franchie vers un comportement plus la séduction hors de propos. Et il vaut
vertueux, une marche vers l’hono‑ mieux que ce voile soit de toile brute,
rabilité. Cette vergogne médiévale, sans broderie, ou fait de lambeaux
proche de la pudeur, ne peut se grossièrement rapiécés. Tout est bon
cacher : elle s’accompagne de signes pour apporter la démonstration d’une
corporels explicites ; elle implique le humilité poussée dans ses derniers
rougissement des joues, le regard retranchements.
baissé, les pleurs, en somme tout La vergogne est couronnée de
ce qui fait le corps honteux. succès lorsque d’étranges modifi‑
Les femmes aspirant à la sainteté, cations sensorielles se produisent :
surtout à partir du xiiie siècle, sont une mystique du Brabant, Lutgarde,
celles dont on attend le plus embrasse, dans un geste d’abais‑
l’expression de ce sentiment de sement volontaire, les plaies du
confusion et de malaise au souvenir Christ qui lui apparaissent lors
de leurs comportements passés, de d’une de ses extases, elle constate
leur orgueil d’autrefois, de leurs alors que sa salive prend un goût
péchés désormais avoués, et même de miel. Marie d’Oignies se réjouit
proclamés. La sainte Marguerite de de sentir le sang couler dans sa
Cortone pousse ainsi des hurlements gorge après avoir blessé son
dans la nuit et réveille tout son œsophage en avalant du pain sec.
quartier : « Réveillez-vous, habitants Et, pour ces saintes femmes, la mort
de Cortone, réveillez-vous — je vous représente un bonheur suprême : si
le dis — réveillez-vous et sans plus leurs cadavres dégagent un parfum
attendre chassez-moi hors de la cité suave, c’est qu’elles se sont rappro‑
avec des pierres, car je suis une chées dans le trépas de la perfection
pécheresse et j’ai agi contre Dieu divine.

constitution de liens affectifs qui excèdent le cercle familial.


Il s’étend à des formes d’alliances que manifestent les rituels
d’amitié ou de parenté spirituelle [Garrison, 2001 ; Boquet,
2005], et, plus largement encore, à des sentiments qui, comme
la caritas, unissent entre eux les membres de la communauté
chrétienne [Romig, 2017].

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Cette forme affective de la vie sociale enracinée dans le


christianisme se perpétue longuement. Mais elle prend aussi des
figures plus précises. Dans l’Occident du xviiie siècle, moment
où le sentimentalisme s’empare des salons et de la médecine,
la question revêt une acuité inédite. C’est sous l’aiguillon des
Lumières, dans leur version écossaise, que se rénove profondé‑
ment la place dévolue aux sentiments moraux. Dans son Traité
de la nature humaine (1739), David Hume, rompant avec le
rationalisme cartésien, observe que, s’agissant de la vie sociale,
« nulle qualité n’est plus remarquable […] que notre propension
à sympathiser avec les autres et à recevoir par communication
leurs inclinations et leurs sentiments, fussent-ils différents des
nôtres ». À sa suite, Adam Smith, plus tard fondateur du libéra‑
lisme économique, va plus loin : dans son influente Théorie
des sentiments moraux (1759), il place la sympathie, conçue
sous la forme d’une compassion, d’une capacité à n’être pas
insensible [Pahl, 2022], au centre de la vie en société. « Aussi
égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment
certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’inté‑
resser à la fortune des autres […]. De cette sorte est la pitié
ou la compassion, c’est-à-dire l’émotion que nous sentons pour
la misère des autres. »
L’économie politique des sentiments intéresse d’autant plus
l’historien des sensibilités qu’elle excède le texte philosophique.
Alors que le fait de se projeter dans un autre que soi pour en
partager les sentiments est encore regardé avec défiance au
début du xviiie siècle, y compris s’agissant des personnages de
théâtre ou de roman [Zagamé, 2022], on assiste dans la bonne
société de ce siècle à l’ascension d’une « sensibilité humanitaire »
[Haskell, 1985], qui soutient la remise en cause de l’esclavage,
de la torture, de la misère ou de l’exécution capitale. Comme
le montre Hunt à travers l’étude des romans sentimentaux du
xviii siècle, cette sensibilité nouvelle rend possible l’émergence
e

des droits de l’homme [Hunt, 2013]. Reliée à l’essor du capita‑


lisme libéral et à l’avènement d’une conception de l’humanité
qui place l’affectivité individuelle au-dessus des positions sociales,
elle prend appui sur une « extension de la signification du
sentiment » [Simonetta, 2018] : ce dernier n’est plus simple
faculté à éprouver ; il devient capacité de connaître et de juger.

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L’histoire des sentiments moraux permet ainsi de mieux


saisir l’extension au xixe siècle d’un rapport au monde épris
de sensibilité. Consubstantiel à l’avènement de la bourgeoisie
comme classe et comme mode de vie, ce dernier se manifeste
à travers une série de traits bien dessinés : l’abolition en France
de l’esclavage et de « tout châtiment corporel » (1848), l’orga‑
nisation des sociétés d’assistance aux pauvres dans l’Angleterre
industrielle [Himmelfarb, 1991], la mise sur pied de la Croix-
Rouge pour secourir les blessés militaires (1863), la lutte contre
les exécutions publiques [Taïeb, 2011], la relégation des abattoirs
hors de la ville [Agulhon, 1981], l’interdiction des combats de
coqs et des ratodromes si populaires jusque vers 1870 [Vanneau,
2014]. Une sensibilité s’impose qui implique le renouvellement
des manières de faire société.

De la sexuation des sentiments

L’étude des sentiments moraux permet aussi d’éclairer la


formation des grandes divisions sociales, à commencer par le
masculin, le féminin, le viril et l’efféminé. Dans l’aristocratie
carolingienne, l’état d’homme, adossé à l’idéal masculin élaboré
par Grégoire le Grand, suppose une forme de mansuétude,
d’amour de l’ennemi et de renoncement à la vengeance. Si les
vertus ainsi codifiées permettent surtout d’organiser une grande
tolérance pour les pratiques de guerre, c’est bel et bien une
virilité par les sentiments « nobles » qui prend forme [Stone,
2012]. Dans ce sens, la construction longue de la masculinité
hégémonique constitue un territoire d’enquête d’une grande
richesse. Dans la France des xvie et xviie siècles, l’honneur
s’impose dans les familles bourgeoises. Il devient un moyen
d’administrer les affaires et les mariages, mais aussi une manière
de régler publiquement les différends entre hommes — à travers
le duel, la politesse ou les sports. Sentiment moral qui oblige,
il définit surtout l’homme d’honneur comme celui capable de
délibérer et d’asseoir sa conduite sur des principes rationnels,
réservant aussi aux hommes l’univers des choses sérieuses [Nye,
1993]. De même s’opère au xixe siècle la formation d’une
« masculinité coloniale » [Connell, 2015], dont témoigne par
exemple en Inde l’opposition de deux élites : l’une douée de

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rationalité et tenue pour masculine (les Anglais) et l’autre que


son affectivité exacerbée fait apparaître comme efféminée (les
Bengalis) [Sinha, 1995].
Reliée à cette rationalisation des sentiments masculins, la
construction du féminin comme territoire « naturel » de l’affec‑
tivité constitue de ce point de vue une pièce décisive, dont la
connaissance est loin d’être achevée. Les Anciens, à Athènes
et à Rome, n’étaient pas étrangers à l’assignation spécifique de
certains sentiments aux femmes. La théorie des tempéraments,
qui attribuait la colère ou la haine aux hommes, réservait les
affects froids et humides, comme la modestie, la crainte ou la
douceur, aux femmes [Allard et Montlahuc, 2018]. Mais, pour
l’essentiel, la division sexuelle reste sous ce jour un mode de
classement secondaire et ponctuel.
L’ascension de l’amour courtois au xiie siècle marque sans
doute une inflexion en Occident [Reddy, 2012]. Les règles de
courtoisie, de loyauté et d’honnêteté s’imposent au commerce
amoureux. La nécessité, comme l’écrit Chrétien de Troyes, de
« mettre modération en gage » dans la conquête de sa parte‑
naire et la mise à l’épreuve de la femme par l’homme afin de
s’assurer de la pureté de son amour, comme dans Érec et Énide
(1170), suggèrent l’élaboration d’une conception sentimentale
des relations humaines et d’un déplacement des normes de
genre. La fin’amor ne se borne pas à soumettre les hommes à
l’hétérosexualité et les femmes à la dépendance. Prise dans la
redistribution du rapport aux affects déterminée par la réforme
grégorienne, elle permet de nouer sentiment et désir sexuel
[Boquet et Nagy, 2015]. Pour autant, bien davantage que par
la différence de genre, la société du xiie siècle reste structurée
par l’ordre des rangs sociaux (du chevalier au paysan). « Je
ne dis pas, résume ainsi l’évêque Gilbert de Limerick, que la
fonction des femmes est de prier, de labourer ou de combattre,
mais elles sont mariées à ceux qui prient, labourent et se
battent, et les servent » [Lett, 2023]. L’affirmation des sentiments
comme marqueur du féminin est plus nette dans les siècles qui
suivent. Avant même l’imposition de la division entre nature et
culture qui n’intervient qu’au xviiie siècle, libérant la possibilité
d’une essentialisation qui assigne les femmes à la naturalité de
leurs passions, cette sexuation des sentiments prend appui sur

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des mutations historiques, qui vont de la morale aux savoirs


médicaux.
Étudiant la fabrique du genre en Occident, Thomas Laqueur
[1992] a souligné combien l’élaboration de la différence anato‑
mique entre homme et femme a pris appui sur la construction du
féminin comme territoire « naturel » de l’affectivité. La physiologie
de la reproduction, elle-même adossée à la distinction biologique
des sexes au xviie siècle, tient un rôle central. Elle porte à concevoir
un état de nature distinct chez l’homme et chez la femme, et
en particulier un modèle de procréation où la pudeur féminine
fait naître le désir masculin, et où la génération n’est possible
que s’il y a orgasme féminin. Or, dans cette vision biologique de
l’affectivité proprement féminine, il entre des éléments nombreux.
L’un d’eux concerne, aux xve et xvie siècles, l’exclusion progressive
des femmes de la production des connaissances gynécologiques
[Green, 2008]. Mais on peut songer aussi à la formation au
xviii siècle de la théorie médicale des fibres nerveuses. Comme
e

l’écrit Joseph Raulin dans son Traité des affections vaporeuses du


sexe (1758), les « vapeurs », ou les « suffocations de matrice » qui
préludent à la catégorie d’« hystérie », expliquent la soumission
spécifique des femmes à leur affectivité, et la présence chez elles
d’une disposition naturelle à la tristesse et à la sentimentalité
[Arnaud, 2014].
L’histoire des sentiments, et notamment des sentiments
moraux, apparaît ainsi indissociable de celle de la construction
des rapports et des identités de genre. Le langage neutre que
veut se donner l’économie politique au xviiie siècle fait d’ailleurs
de la sexuation des sentiments le principe de l’ordre social.
Chez Diderot, la pudeur et la timidité féminines, ressorts de la
continence sexuelle et de la formation du couple, sont centrales
dans la reproduction de l’espèce. Chez John Millar, figure des
Lumières écossaises, « la délicatesse et la sensibilité particulières »
des femmes sont le signe d’un stade supérieur dans la « civilisa‑
tion » [Spector, 2021]. Et même les plaidoyers pour l’accès des
femmes aux choses politiques, dans l’Angleterre des xviiie et
xix siècles, procèdent de cette sexuation des sentiments. Chez
e

Mary Wollstonecraft ou Anna Wheeler, l’aptitude à conduire les


affaires humaines est « plus probable chez les femmes que chez
les hommes » parce qu’elles sont, du fait d’un système nerveux

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plus sensible et de la singularité des expériences féminines de


la vie, des êtres supérieurs en morale et en empathie, moins
sujettes à la passion sexuelle et incapables d’opprimer autrui
[Buchetmann, 2023].
Des liens familiaux aux rapports de genre, l’histoire des
processus de formation des sociétés ne peut donc faire l’économie
d’une étude des états affectifs. Pour les historiens, toutefois,
en rendre compte suppose aussi de saisir les émotions et les
sentiments dans leur forme pratique, de décrire comment ils
interviennent, pour qui, dans quel contexte et suivant quelles
manifestations concrètes.

Une pragmatique des émotions

Élargir ainsi le questionnaire, de la peine à l’ennui, impose


de raffiner la compréhension de la dimension historique des
émotions : comment éprouve-t-on à telle ou telle période, d’où
viennent les situations propices à l’affectivité, comment appre‑
nait-on la bonne façon de l’exprimer ? Ces questions traversent
une multitude de travaux qui n’y apportent pas tous les mêmes
réponses. Ils ont du moins en commun de souligner la fécondité
des démarches historiennes qui considèrent les émotions comme
des pratiques sociales.

Du rire aux larmes : l’expression des émotions

L’année 1872 marque une date importante dans l’étude des


émotions. Avec la publication de L’Expression des émotions chez
l’homme et les animaux, Charles Darwin entend prouver l’exis‑
tence d’une évolution partagée entre les espèces qui détermine
une universalité biologique de la manière de manifester ses senti‑
ments. En clair, les émotions peuvent dès lors être considérées
comme des actes réflexes. En 1971, le psychologue Paul Ekman,
ramenant à six les « émotions basiques » (la peur, la joie, la
tristesse, la colère, la surprise et le dégoût), ne dit pas autre chose
en concluant à la nature universelle, c’est-à-dire non culturelle,
des expressions physiques de l’affectivité. Le sillon a été poursuivi
par la « neuroscience des émotions », plus intéressée par les

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images d’activité cérébrale que par l’étude des affects en société


[Feldman Barrett, 2017]. Si ces développements intéressent
l’historien, c’est pour le défi qu’ils lui lancent : prouver que les
émotions ont une histoire, c’est d’abord se donner les moyens
de montrer que leurs expressions, corporelles ou linguistiques,
inséparables d’elles, sont douées d’historicité.
En France, Jean Delumeau est l’un des premiers historiens à
avoir pris au sérieux ce terrain des émotions. Dans La Peur en
Occident (1978), il s’est intéressé à la peur comme sentiment
dominant durant la période médiévale et jusqu’au xviiie siècle.
Peur de la famine ; peur de la misère ; peur de la peste ; peur des
« horsins » et des Juifs ; peur des lieux sauvages ; et, par-dessus
tout, peur des Enfers. Delumeau a voulu retracer les effets d’une
« pastorale de la peur » dont aurait abusé l’Église médiévale et
moderne, prompte à valoriser la pénitence et la culpabilité. Si ce
portrait très sombre d’un long Moyen Âge chrétien n’est pas sans
lien avec son contexte d’écriture post-Vatican II [Cuchet, 2010],
il a pu être adouci par son auteur lui-même, progressivement
attaché à concevoir une histoire plus lumineuse.
Dans les décennies suivantes, l’histoire des émotions, qui
n’a cessé de s’affirmer, a privilégié les peines, les dégoûts, les
moments d’affliction collective. Pour l’expliquer, Corbin [1998]
a invoqué l’effet de source. Dans l’histoire qu’il a consacrée à
un sabotier de l’Orne, il écrit ainsi : « Le hasard nous a imposé
le choix d’un pauvre sabotier qui a vécu, toute sa vie, dans la
région la plus misérable d’un des départements les plus ­déshérités
de France […]. Je déplore vivement ce hasard, car je n’ai cessé
de dénoncer les risques que fait peser le dolorisme sur l’histoire
du xixe siècle. Le mal-être se dit ; il laisse des traces ; ce qui
n’est pas le cas du bien-être. »
Sur ce versant douloureux si présent dans la documentation,
les pleurs forment un terrain d’enquête fertile. Ils donnent à
voir de grands basculements historiques, telle la transition entre
l’époque grecque archaïque — où les sanglots des guerriers
homériques paraissent encore légitimes — et l’âge classique
— où Platon souhaite que la jeunesse athénienne n’ait plus
accès à ces descriptions d’affects débordants [Monsacré, 1984].
Entre la fin de l’Antiquité romaine et le début du Moyen Âge
se joue une autre transition, où l’usage « païen » des larmes

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66 I ntroduction à l ’ histoire des sensibilités

comme arme d’apitoiement dans les tribunaux, dans les discours


au peuple et aux soldats [Rey, 2017] est peu à peu détourné
par les chrétiens, soucieux de se réserver cette noble émotion
[Nagy, 2000].
Plus ambigu que son émotion antagoniste, le rire sert de
même à distinguer des contextes d’expression. Dans la Rome
antique, un grand orateur comme Cicéron, réputé l’homme le
plus drôle de son temps, se permet de tourner en dérision ses
adversaires pour leurs défauts physiques effectifs ou pour leurs
surnoms qui y sont liés de près ou de loin, ainsi de Marcus
Fulvius Flaccus Bambalio (« le Bègue »). L’animalisation, la déviri‑
lisation, le reproche de gloutonnerie sont d’autres voies possibles
d’un humour antique très agressif, où les corps des individus
subissent toutes les mises en accusation [Corbeill, 1996].
Avec l’avènement du christianisme apparaissent dans les
sources de nouvelles manières de rire ou de s’en empêcher.
Les règles monastiques, en particulier celle de saint Benoît, se
montrent hostiles à ces élans de joie retentissants. Mais ce qui
est surveillé dans l’espace clos d’un monastère l’est beaucoup
moins dans la vie profane. Au xiie siècle, Henri II d’Angleterre
se présente en « roi facétieux » habile à domestiquer sa cour par
le rire. Au siècle suivant, saint Louis s’interdit, sur le conseil
de ses directeurs de conscience, de rire le vendredi, jour de la
Passion du Christ. Et, dans le même temps, est condamné le
ricanement, avec le relâchement du corps et les soubresauts qu’il
implique : le pape Boniface VIII, accusé de perdre toute conte‑
nance dans ses éclats de rire, en fait les frais [Le Goff, 1997].
Les émotions possèdent donc une histoire singulière et
changeante, qui exige qu’on la retrace par une large confron‑
tation des sources et par de constants jeux d’échelle. L’approche
monographique souvent privilégiée n’est pas sans danger : elle
incline à décrire une seule face des sentiments exposés sans
toujours percevoir l’entremêlement d’affects que chaque situa‑
tion historique produit.

Émotions et configurations sociales : la peur, la haine, la douleur

Au fond, aucune période ni aucun groupe humain n’a sans


doute ignoré la peur, la peine ou l’ennui. À Sumer, dans le sud

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L es formes de la vie affective 67

de la Mésopotamie, les « peurs collectives » sont largement


présentes aux ixe et xe siècles av. J.-C. Manifestées dans les
lettres, les inscriptions et les chants sous les termes adāru,
galātu ou šāhātu, elles concernent des villes comme Kibatki
et des peuples comme les Urartéens. Mais, si elles prennent
des formes variées — peur du roi, des catastrophes ou des
ennemis —, ces peurs sont constitutives de l’univers mésopo‑
tamien [Jaques, 2017]. Reliées à la crainte des dieux, elles ne
sont pas une émotion négative : équivalent de la foi ou de la
piété dans un monde qui ignore le dogme, elles sont à la base
de la religio et se rattachent à la sagesse. Et non seulement la
peur est ainsi impliquée dans les sacrifices rituels, la construc‑
tion des temples ou même l’abandon des villes, mais elle est,
pour le pouvoir assyrien, un mode de gouvernement qui fait
« frémir » les villes et suscite la terreur de ceux qui n’ont pas
obéi [Wagner-Durand, 2021].
Tout ce qui sépare ce registre émotionnel ancien de ceux
qui s’imposent plus tard sous le nom peur désigne un objet
d’histoire. Un autre, différent, réside dans le fait de recomposer
la logique, sociale, symbolique, religieuse et politique, propre
à cette peur : comment les émotions interviennent-elles dans
les sociétés où elles ont cours ? Les réponses apportées par les
historiens sont de plusieurs sortes.
Certains cherchent à dégager la cohérence des états affectifs
propres aux sociétés qu’ils étudient. Analysant les émotions dans
la Grèce ancienne, David Konstan [2000 ; 2006] ne se borne
pas à décrire les formes grecques de la pitié, de la colère, de la
gratitude ou de l’amour. En creusant la définition qu’en donne
Aristote dans sa Rhétorique, il montre que les émotions sont alors
douées de deux propriétés bien précises : elles influencent le
jugement et elles impliquent plaisir ou douleur. Mais il explique
qu’elles engagent aussi plus largement une véritable éthique de
la vie sociale qui pèse sur le classement moral des individus (les
vertueux éprouvent des « émotions vertueuses » et nourrissent
des « désirs vertueux eu égard au plaisir ») et organise les rapports
qu’ils nouent entre eux : « La douleur ou le chagrin partagés
diffèrent de la pitié qui implique une distance entre celui qui
l’éprouve et celui qui en est l’objet, distance absente dans le
cas d’amis ou d’être aimés. »

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68 I ntroduction à l ’ histoire des sensibilités

D’autres historiens privilégient une démarche plus exten‑


sive. On en trouve l’exemple dans l’histoire de la douleur en
Occident de l’Antiquité grecque au seuil du xxe siècle élaborée
par Roselyne Rey [1993]. Elle ne se demande pas si l’on était
moins sensible à la douleur dans les âges anciens : elle retrace
comment se sont articulées les significations culturelles qui lui
sont attribuées, à commencer par la tradition paulinienne de la
communion en Dieu par la souffrance, les savoirs qui visent à
en comprendre les mécanismes et les thérapeutiques destinées
à en apaiser les effets. Le « tournant du xviiie siècle » (travaillé
aussi par Jean-Pierre Peter [1993]) est exemplaire. La laïcisation
de la pensée à la faveur des Lumières conduit à envisager la
douleur « en dehors du problème du péché » et lui donne une
place nouvelle. Les physiologistes identifient les fibres irritables
qui en sont le siège. Les médecins en font, à l’égal du pouls, des
urines ou de la langue, un signe de maladie à examiner. Et la
certitude s’impose que la douleur a son utilité : elle prévient et
détourne l’individu de son mauvais régime de vie, mais il est
admis aussi qu’opposer à une douleur une douleur plus aiguë
est un bon moyen de s’en débarrasser.
La démarche qui chevauche ainsi les siècles permet de lutter
contre la naturalisation des émotions. En retour, elle conduit
à rassembler sous un même objet (la douleur) des réalités qui,
dans des sociétés distinctes, changent de nom ou de valeur, et
dont on ne sait jamais très bien comment elles interviennent
dans la vie de celles et ceux qu’il s’agit d’étudier. C’est cette
dernière voie, celle de la place des émotions dans l’organisation
de la vie sociale, que suivent d’autres historiens encore. Dans
son étude des émotions dans la Rome ancienne, Robert Kaster
[2005] montre la conceptualisation d’un ensemble d’émotions
« négatives », qui englobent l’envie, la jalousie, le dégoût, l’indi‑
gnation ou la haine (odium). Mais il décrit surtout la façon dont,
à la fin de la République et durant l’Empire, s’enracine dans
les hautes classes une « économie émotionnelle » qui valorise la
retenue, l’inquiétude, la réserve et la modestie. Or elle n’inter‑
vient pas seulement dans le tracé des positions sociales : elle
est investie dans la manière plus ordinaire dont les individus
nouent directement relation entre eux. La verecundia qui s’impose
ainsi « anime l’art de connaître sa place dans chaque transaction

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L es formes de la vie affective 69

sociale et de fonder son comportement sur cette connaissance ».


Bref, les émotions soutiennent la construction des communautés
humaines et des relations sociales sur lesquelles elles reposent.
C’est ce que confirme le travail de Daniel Smail [2003], centré
sur la haine et la vengeance. Qu’est-ce qui pouvait pousser
les habitants de Marseille des xiiie et xive siècles à porter leurs
désaccords et leurs contentieux ordinaires devant les tribunaux
de la ville ? Dans la plupart des cas, les actions en justice ne
débouchent ni sur un arbitrage ni sur une condamnation.
Ce n’est pas ce que les habitants attendent d’elles. Loin d’être
les objets passifs du droit canonique, ces derniers faisaient valoir
des stratégies bien précises : aller en justice, c’était d’abord
« soulager ses émotions ». Les tribunaux agissent alors comme
un « théâtre collectif » qui permet à chacun de rendre publics
ses sentiments pour défendre son honneur. Qu’il s’agisse de la
haine éprouvée contre un débiteur récalcitrant, ou de l’amour
contrarié par le départ d’une épouse, aller en justice c’est se
montrer doué de la culture affective qui convient et venger,
par ce moyen, les affronts et les inimitiés.
L’étude des sensibilités permet ainsi de comprendre mieux
l’agencement des sociétés. De ce point de vue, un autre aspect
mérite attention. Il concerne les théories explicatives qui sont
mobilisées pour mieux saisir les émotions et les savoirs qu’il
est possible de tirer d’elles. Peut-on considérer que les émotions
passées permettent de décrire l’évolution des sociétés (adoucisse‑
ment des mœurs, etc.) ? Ou vaut-il mieux renoncer à la perspec‑
tive évolutive et préférer saisir les sensibilités pour ce qu’elles
permettent de savoir des groupes sociaux qu’elles soudent ?

Une civilisation des mœurs ?

Pour éclairer ce point, nous avons retenu ici deux approches,


qui sont aussi deux formes d’histoire du sensible. La première,
qu’on peut dire civilisationnelle, prend appui sur les travaux
de Norbert Elias. La seconde, qui ne cherche pas à décrire
comment changent les affects mais ce qu’ils produisent, trouve
son plein développement chez Barbara Rosenwein sous le nom
« communautés émotionnelles ».

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70 I ntroduction à l ’ histoire des sensibilités

L’approche civilisationnelle : pulsion et contention

On doit au sociologue Elias d’avoir, dans son grand ouvrage


La Civilisation des mœurs (1939), inspiré de Weber et de Freud,
décrit le vaste processus de civilisation et d’affinement des mœurs
dont l’Occident a été le théâtre depuis le Moyen Âge. À mesure
que se forme un pouvoir central qui monopolise l’exercice de la
violence, s’opère, dans le tréfonds des individus, un mouvement
de rationalisation des sensibilités qui disqualifie les manières
brutales ou rustres. L’adoption de la fourchette au xviie siècle,
comme le bannissement du crachat ou l’affirmation du senti‑
ment de honte, est un bon exemple de la dimension affective
de ce procès de civilisation. Jusque-là, « on prenait la viande à
même le plat avec les doigts », explique Elias. « Ce qui faisait
défaut dans ce monde “courtois” […], c’était ce mur invisible
de réactions affectives se dressant entre les corps […], mur
dont on ressent de nos jours la présence […] au simple contact
d’un objet qui a touché les mains ou la bouche d’une autre
personne. » La démonstration d’Elias est serrée et suggestive.
Elle a pour mérite de décrire des « seuils de sensibilité » et des
degrés de civilisation, qui ne séparent pas la genèse des sociétés
humaines de l’affectivité des individus, mais relient étroitement
l’une et l’autre. L’affirmation d’un pouvoir royal fort dans le
courant du Moyen Âge et la curialisation de l’aristocratie sont
rattachées, comme le montre La Société de cour (rédigé en 1933,
publié en 1969), à l’affirmation de la sensibilité au sein de la
noblesse (pudeur, refoulement des pulsions, etc.), qui détermine
peu à peu un changement de mœurs plus général.
Pour cerner la théorie d’Elias, il faut élargir le propos. Elias,
pour décrire les mœurs et leur civilisation, prend souvent appui
sur des manuels de civilité, dont il n’est pas mauvais de rappeler
qu’ils procèdent d’un genre constitué depuis l’Antiquité. Les
Éthiques d’Aristote, le De officiis de Cicéron et sa définition du
decorum (le « convenable ») ou le traité attribué à Plutarque De
l’éducation des enfants prônent la maîtrise de soi et la contention
des émotions. En société, il faut savoir mesurer ses mouvements
de bras, ses éclats de rire ou ses crises de larmes pour se distinguer
du vulgaire : les individus dépourvus d’éducation sont souvent
dénoncés comme intempérants. Dans les banquets, les manières

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de manger, de boire, de parler sont également mises en règle. Il


faut prendre la nourriture de la main droite, apporter chez son
hôte — selon la coutume romaine — sa propre serviette, ne pas
troubler les convives par des propos inconvenants. Ces recomman‑
dations s’adressent aux hommes de bien, appartenant aux franges
les plus aisées de la société : les chrestoi (les « bons »), les kaloi
kagathoi (les « beaux et bons »), les boni viri (les « hommes bons »).
Le Moyen Âge ne perd pas cette ambition de diriger les corps
et les consciences. Du Manuel de la noble Dhuoda destiné à
l’éducation de son fils Guillaume (ixe siècle) au De l’éducation
des enfants nobles composé vers 1246 par le frère prêcheur
Vincent de Beauvais pour Philippe III le Hardi, il s’agit de
montrer aux jeunes aristocrates comment se rendre dignes
de leur rang. Le xvie siècle, qui retient beaucoup Elias, voit
se multiplier ces textes, avec Le Livre du courtisan (1528) de
Baldassare Castiglione ou La Civilité puérile (1530) d’Érasme,
et se préciser les principes : « Un homme de qualité ne doit
pas courir dans la rue ni trop se hâter, car cela convient à
un palefrenier », prévient le Galatée (1558) de Giovanni Della
Casa, qui connaît un immense succès européen. La dimension
politique de ces traités est certaine : quand Della Casa critique
les complications de l’étiquette espagnole, son point de vue de
républicain florentin se devine sans peine. Mais l’important
réside dans le savoir historique qu’il est possible d’en tirer.
La théorie d’Elias, celle d’une civilisation de mœurs dont la
sensibilité est l’instrument et l’indice, a été largement critiquée
depuis les années 1980. Hans Peter Duerr [1998], qui y voit
d’abord un européocentrisme, s’en est particulièrement pris au
travail d’Elias au sujet de la pudeur mêlée de honte — Scham
en allemand. Là où Elias montrait la mise en place collective
de nouveaux critères affectifs à partir de la fin du Moyen Âge,
impliquant en première ligne les sociétés de cour européennes
et induisant de nouveaux comportements corporels (ne plus
se moucher dans la nappe, ne plus cracher), Duerr montre au
contraire que le sentiment de réserve et de retenue représente un
invariant culturel à travers le monde et les époques. L’ouverture
anthropologique qu’il propose est salutaire de prime abord. Elle
finit toutefois par présenter un danger : le relativisme intégral qui
dilue dans la ressemblance des traits historiques très dissemblables.

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72 I ntroduction à l ’ histoire des sensibilités

La difficulté tient dans les méprises dont le travail d’Elias est


souvent l’objet. Parler de processus ou de civilisation et traquer la
variabilité des formes affectives ne s’accompagnent pas chez lui
d’appréciation morale : « Les termes “civilisé” et “non-civilisé”
n’expriment pas une antinomie comme “bon” et “mauvais”,
mais les jalons d’une évolution qui n’est nullement achevée. »
On pourrait dire qu’Elias croyait à l’histoire, c’est-à-dire à la
possibilité qu’a une société de se réinventer périodiquement
au gré de configurations successives (pour le meilleur et pour
le pire), alors que Duerr se fonde sur un essentialisme assumé
qui donne à l’histoire des sociétés une linéarité sans nuance.
Le projet d’Elias, précisément parce qu’il stimule la critique
historienne, est précieux pour l’histoire des sensibilités [Mazurel,
2021]. Il l’invite à repenser son objet et sa démarche, à ne pas
s’en tenir à repérer les changements de conduites ou de dispo‑
sitions affectives, mais à en faire un instrument pour expliquer
la transformation longue des sociétés humaines. Elias lègue en
outre aux historiens du sensible des questionnements qu’il ne
fait que soulever : comment une société forge-t-elle ses propres
conventions ? Quels sont les changements d’échelle à l’œuvre
dans les mises en règle des situations affectives ? Comment, par
exemple, l’imprimerie et la diffusion des manuels de civilité
contribuent-elles à l’homogénéisation des attitudes ?

« Communautés émotionnelles »

Tournée vers la saisie des dynamiques sociales, la puissance


des analyses d’Elias n’épuise toutefois pas le questionnement des
historiens. Dès les années 1990, certains ont proposé d’autres
démarches [Plamper, 2010]. Cherchant à rendre compte de la
formation au xxe siècle d’une culture proprement américaine
du « cool », Peter Stearns [1994] a posé les jalons d’une histoire
des « styles émotionnels ». Montrant le retournement entre 1920
et 1950 de la morale victorienne des sentiments et la disqua‑
lification de la répression des « émotions négatives » (jalousie,
colère, etc.), il décrit, à rebours de l’accroissement du contrôle
des émotions exposé par Elias, l’avènement au sein des classes
moyennes d’une nouvelle gestion des émotions qui valorise
l’informel, le spontané, l’amical et le décontracté. Peu importe

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L es formes de la vie affective 73

que Stearns méconnaisse en réalité tout un pan du travail d’Elias.


L’essentiel est dans la démarche qu’il propose : faire l’histoire
des émotions, pour lui, c’est identifier des styles émotionnels qui
agissent comme norme culturelle sur les individus.
William Reddy [1997 ; 2001] a donné un cadre d’analyse
tout autre, plus radical et plus sophistiqué, à l’histoire des
états affectifs. Pour lui, l’historien doit renoncer à chercher la
construction des émotions ou des sentiments. Il considère qu’il
existe des traits universels de la vie affective qui sont modulés
à la rencontre des circonstances historiques. Mais il estime
aussi que les émotions fonctionnent sur le mode d’emotives,
c’est-à-dire de déclarations du ressenti qui font exister sur soi
et sur les autres l’état affectif désiré. Dans ce sens, il donne à
l’historien pour tâche de décrire des « régimes émotionnels »,
conçus comme l’« assemblage des pratiques qui établissent un
ensemble de normes émotionnelles et qui sanctionnent ceux qui
les enfreignent ». Autrement dit, ce n’est pas la transformation
des émotions qui forme l’objet de cette histoire, mais la façon
proprement historique dont les individus « naviguent » au sein
d’un espace des émotions auquel les États (ou les communautés)
donnent sa forme temporaire. En montrant par exemple que
le contexte de la Révolution puis de la Terreur était pris dans
un discours du « sentimentalisme » qui a contribué à exacerber
l’intensité des émotions et l’évaluation de leur sincérité, Reddy
donne une tonalité plus politique à l’étude des configurations
affectives.
Mais la proposition la plus féconde, inspirée de Weber, est
venue de la médiéviste Barbara Rosenwein [2006]. Elle a en effet
ouvert un espace à la démarche historienne : au lieu d’étudier
les émotions elles-mêmes, il s’agit de prendre pour objet les
« communautés émotionnelles », c’est-à-dire les « groupes dans
lesquels les gens adhèrent aux mêmes normes d’expression
émotionnelle et valorisent ou dévalorisent les mêmes émotions
ou constellations d’émotions ». Étudier les discours produits
par des groupes sociaux cohérents au sujet des émotions et
de la façon de les exprimer dans des circonstances précises
permet de dégager des répertoires affectifs qui, parce qu’ils
sont construits en opposition à ceux d’autres groupes, font
apparaître des communautés dont les sentiments font « partie

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74 I ntroduction à l ’ histoire des sensibilités

intégrante des multiples facteurs de cohésion ou de désintégra‑


tion » qui les fondent. C’est le cas dans la Francie du viie siècle,
où deux groupes de textes distincts soulignent l’existence de
deux communautés émotionnelles : l’une, correspondant à
la cour de Neustrie au temps de Clotaire II, est marquée par
la suspicion à l’égard de l’amour maternel, de l’attendrissement
des fils et de l’affectivité excessive ; l’autre, celle des factions
affranchies du roi un peu plus tard, où les hommes et les
femmes sont passionnés et les « sentiments hostiles vilipendés »
[Rosenwein, 2003].
Très critique à l’égard de la « civilisation des mœurs » décrite
par Elias et qui repose sur la fiction d’un Moyen Âge enfantin
et violent, cette approche s’en démarque aussi par la façon
qu’elle a, d’inspiration cognitiviste, de considérer les émotions
comme des jugements. On peut bien sûr objecter qu’elle repose
à son tour sur des biais : on ne sait jamais comment les
textes s’articulent aux conduites effectives, ni comment s’opère
l’acquisition pratique au sein de ces communautés des schèmes
affectifs que les sources mettent en jeu ; mais, surtout, l’allure
micro-historique qu’elle prend nécessairement (y compris quand
il s’agit d’écrire une histoire des « générations » successives de
sentiments [Rosenwein, 2015]) prive de saisir comment ces
communautés émotionnelles changent dans le temps. Il n’en
reste pas moins que la démarche, justement parce qu’elle est
tournée d’abord vers la construction du social et qu’elle ne
traite jamais les émotions comme de pures affectivités subjec‑
tives, apparaît d’une grande richesse. Moins « normative » que
celle de Stearns, moins exigeante que celle de Reddy, sans en
abandonner la dimension politique, elle a donné lieu à de
nombreux travaux.
Monastères, écoles, clubs de sports, processions, corporations,
expositions universelles ou diaspora grecque des années 1960
[Papadogiannis, 2014], rien ne paraît devoir échapper à l’iden‑
tification de communautés émotionnelles. On peut retenir deux
exemples. Pour décrire comment le chat est devenu animal de
compagnie au xviiie siècle, Tomohiro Kaibara [2022] met en
lumière la façon dont se constitue une « communauté émotion‑
nelle livresque » autour de l’académicien François-Augustin
de Paradis de Moncrif. Raillé, surnommé l’« historiogriffe »,

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L es formes de la vie affective 75

l’aristocrate, auteur d’un ouvrage intitulé Les Chats (1727),


organise à propos de l’animal un espace d’énoncés et de
références. Là où le chat était un sujet féminin et frivole,
s’attache à lui un modèle de masculinité érudite et galante dont
le partage livresque assure la valorisation affective de l’animal
et la possibilité de le chérir.
Sur un mode un peu différent, les « communautés émotion‑
nelles » ont donné lieu à une lecture nouvelle des Epistolae
duorum amantium (Lettres des deux amants) attribuées à Héloïse et
Abélard et, à travers elles, du sentiment amoureux au xiie siècle.
En montrant notamment que la correspondance est marquée
par les formes de l’éducation monastique qui commande, aux
jeunes femmes de l’aristocratie, l’écriture de lettres d’amour
fictives, Barbara Newman [2016] souligne l’existence de deux
communautés émotionnelles distinctes. L’homme, dans un
registre propre aux écoles cathédrales, décrit son amor sous les
traits de forces aveugles dont il est victime et qui le poussent
à des « actes impulsifs qu’il regrette ensuite ». La femme, elle,
mobilise le registre des monastères féminins : elle articule l’amor à
une affection volontaire et raisonnable et l’exprime à la manière
d’une foi et d’un contrat (feodus). Les critiques adressées à la
démarche sont instructives. Sylvain Piron [2018] souligne que
les deux communautés émotionnelles ainsi forgées renvoient
en réalité à deux espaces sociaux en « interaction constante »
et qu’il est arbitraire de distinguer. Il propose de reformuler le
problème dans les termes de la construction sociale, inégalement
distribuée, des rapports à l’affectivité : « L’homme ne semble
pas posséder toutes les clés d’une communication à laquelle la
femme est mieux préparée. »
Que la notion de communauté émotionnelle, partout utilisée
avec une plasticité grandissante, soit sujette à des limites n’inva‑
lide pas la démarche. Repérer ces limites, c’est se donner les
moyens d’une histoire précise et circonstanciée des états affectifs.
Si elle ne veut pas tourner à vide en devenant celle de « cultures »
en apesanteur, cette dernière doit viser d’abord à cerner la part
des émotions et de leur expression dans le façonnement des
groupes sociaux. De ce point de vue, les démarches adoptées
ne se recouvrent pas. Celle, processuelle, inspirée d’Elias vise à
expliquer par la transformation des formes affectives comment

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76 I ntroduction à l ’ histoire des sensibilités

se configurent et se reconfigurent les tensions constitutives du


monde social. Celle inspirée de Rosenwein, de forme micro-­
historique, est tournée vers la description du fonctionnement
interne des groupes sociaux tels qu’ils s’identifient à travers la
forme distincte de leur affectivité. Ces approches se rejoignent
pourtant sur un point. Elles considèrent les états affectifs, non
pas comme une intériorité mentale, mais comme une perfor‑
mation sociale inscrite dans un contexte. Elles ouvrent ainsi la
voie à une démarche qui, par le biais des textes notamment,
donne aux émotions une place dans l’analyse historienne des
sociétés humaines.
On en prend mieux la mesure quand on considère le domaine,
volontairement laissé de côté jusque-là, des émotions politiques
ou, plus exactement, des usages politiques du sensible.

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