Lhomme 191
Lhomme 191
Lhomme 191
La consanguinité
Horizon indépassable de la raison parentaire ?
Emmanuel Désveaux
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/lhomme/191
DOI : 10.4000/lhomme.191
ISSN : 1953-8103
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2002
Pagination : 105-124
ISBN : 2-7132-1775-X
ISSN : 0439-4216
Référence électronique
Emmanuel Désveaux, « La consanguinité », L’Homme [En ligne], 164 | octobre-décembre 2002, mis en
ligne le 14 juin 2003, consulté le 26 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/191 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.191
Emmanuel Désveaux
C’est ici le péril des grands de la terre. Comme les autres hommes, ils
doivent combattre leurs passions ; par-dessus les autres hommes, ils ont
à combattre leur propre puissance.
2. Ainsi que l’atteste l’ouvrage, régulièrement réédité, League of Ho-dé-no-sau-nee, or Iroquois, Rochester,
Sage & Brother, 1851.
3. Joseph François Lafitau, Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps, Paris,
Ma s p e ro, 1983 [1724], I : 141.
4. Joseph-François Lafitau qui commet même un parfait contre-sens à son endroit en y voyant la preuve
que des consanguins peuvent se marier entre eux, ce qui éclaire à ses yeux certains passages de la Bible.
5. C’est probable. Il était ami de Francis Parkman, le Michelet américain, auteur de France & England
in North America, et possesseur d’une bibliothèque particulièrement bien fournie en matériaux relatifs à
la Nouvelle-France.
Emmanuel Désveaux
digme théologique et s’ e f f o rce de se détourner de l’exégèse biblique littérale6.
Après avoir observé le phénomène de la bifurcation chez les Iroquois, il note à
n o u veau son existence chez les Oj i bw a7. Lecteur de He n ry R. Schoolcraft, il est 107
parfaitement au fait de la différence entre les langues iroquoise et ojibwa. Il en
t i re la conclusion que la distinction ne re l è ve pas du banal fait linguistique. Mais
il va plus loin, ayant, là, une intuition géniale. Cette dichotomie parallèles/cro i-
sés est susceptible de constituer un élément d’interprétation sociologique d’ u n
énorme rendement heuristique pour autant qu’elle soit inscrite dans un
ensemble plus vaste dont elle représente, aux yeux de Morgan, le moteur
logique : la nomenclature de parenté, c’ e s t - à - d i re la totalité des termes servant à
désigner des personnes non pas par leur nom pro p re respectif mais en fonction
de la relation que l’on entretient avec elle au sein d’une communauté d’ i n d i v i-
dus que l’on présume rattachés à soi par des liens de consanguinité ou d’ a f f i n i t é .
On n’insistera peut-être jamais assez : Morgan invente, au sens fort de donner
existence, l’objet nomenclatural qui est un objet résolument abstrait. La va l i d i t é
de son intuition tient à ce que cet objet re n c o n t re partout l’assentiment immé-
diat des informateurs, lesquels perçoivent d’emblée le caractère idéal de l’espace
relationnel qu’il prétend couvrir. Cet objet idéal a une réalité que nous pour-
rions qualifier de pro p rement cognitive. N’importe quel ethnologue sur le ter-
rain en a fait l’expérience : en règle générale, les informateurs se plient très
volontiers à l’ e xe rcice de déclinaison de termes de parenté dans lequel ils vo i e n t
même souvent un amusement. Et ce, donc, indépendamment des usages réels
qu’ils font de ces termes dans la vie courante. La régularité des réponses obte-
nues lorsque deux ethnographes fréquentent un même terrain à quelques années
d’ i n t e rvalle – en comparaison avec la versatilité des informations portant sur
d’ a u t res domaines de la vie sociale – plaide en faveur d’une conception de la
nomenclature comme expression de la stru c t u re culturelle locale qui re n voie à
ses strates les plus profondes.
Re venons à Morgan. Fo rt de son intuition sur la dichotomie parallèles/cro i-
sés et sur l’importance de l’objet nomenclatural, il va se lancer dans une large
e n t reprise qui l’occupera plus de dix ans et qui comprend deux volets. D’une
part, dresser une table terminologique standard autour d’ Ego, d’ a u t re part
recueillir un nombre considérable de données afin de « remplir » cette table pour
un maximum de populations distinctes nord-américaines. La réalisation de ce
deuxième volet lui imposera un long voyage sur le « terrain », bien au-delà de
l’ancien territoire des Iroquois, jusque chez les Indiens Crow, au pied des
Montagnes Rocheuses.
La table nomenclaturale que Morgan finit par adopter et pro m o u voir ne
comprendra pas moins de 268 positions susceptibles d’ ê t re discriminées. Sa liste
embrasse chez les « consanguins », outre les géniteurs, les différentes sortes de
6. Sur la biographie intellectuelle de Morgan, voir T. R. Trautmann, Lewis Henry Morgan and the
Invention of Kinship, Berkeley, University of California Press, 1987.
7. Sol Tax, « From Lafitau to Radcliffe-Brown », in Fred Eggan, ed. Social Anthropology of North
American Tribes (enlarged ed.), Chicago, University of Chicago Press, 1955 : 443-481, plus particulière-
ment p. 146.
La consanguinité
grands-parents, d’oncles, de tantes, de cousins (jusqu’au troisième degré), de
f r è res, de sœurs (différenciant les aînés et les cadets), de neveux, de nièces, de
108 petits-enfants. Elle se redouble pour inclure toutes les positions équivalentes du
côté de l’affinité, non seulement celle inaugurée par le mariage d’ Ego ou par
celui d’un de ses germains mais également découlant de celle d’un de ses pare n t s
(au sens de géniteurs présumés). Morgan inclut donc aussi la catégorie corre s-
pondant à celle rendue en français par les termes parâtre ou marâtre, et de façon
plus globale en anglais par le préfixe s t e p - . Il s’aperçoit par ailleurs que les termes
varient en fonction du sexe d’Ego et ménage les espaces en conséquence dans sa
table. Il prévoit également des emplacements pour les termes symétriques
qu’emploient entre eux les jumeaux ou les parents respectifs des deux membre s
d’un couple. La nomenclature-type morganienne n’omet rien, semble-t-il, pas
même les termes consécutifs au décès d’un conjoint par exemple, série de termes
é ventuels sur laquelle se clôt la longue liste des positions concevables… À pre-
mière vue, le seul re p roche que l’on pourrait faire à cette liste, c’est le léger ava n-
tage qu’elle reconnaît à la patrilinéarité, puisqu’elle remonte plus loin et de
façon plus détaillée du côté du père du père que des côtés de la mère de ce der-
nier ou, plus globalement encore, des arrière-grands parents maternels. On se
s’étonnera toutefois pas de ce biais où l’on décèlera un reste d’ethnocentrisme.
En ce qui concerne l’accumulation des matériaux ethnographiques suscep-
tibles de décliner la table pour chaque population ou culture existante, Morgan
ne se contente pas de ses propres données. Il a recours également à un solide
réseau de correspondants – en général des missionnaires en poste dans des zo n e s
moins accessibles de l’immensité nord-américaine – auxquels il avait envoyé un
q u e s t i o n n a i re préimprimé, réplique de sa table idéale – il en expédiera plusieurs
versions successives – à charge pour ces derniers de le « remplir » sur la base de
l’information fournie par un indigène. Le « père » de la parenté parvient ainsi à
constituer un corpus de quatre-vingts nomenclatures qui, en dépit de quelques
erreurs8 et de blancs importants – la Californie, le grand sud-ouest, la façade
pacifique ou encore l’intérieur du Su b a rctique, régions encore peu ou pas explo-
rées à l’époque – s’ a v è re d’une qualité exceptionnelle et reste encore aujourd’ h u i
l’outil de référence en matière de parenté autochtone nord-américaine.
Mais si ce fonds documentaire exceptionnel sert de socle empirique à son
ouvrage Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family 9, celui-ci
dépasse le cadre nord-américain et a d’autres prétentions que d’être un simple
inventaire. Morgan avait en effet envoyé son questionnaire à quelques-unes de ses
accointances outre-mer, des missionnaires protestants, pour l’essentiel. Au retour
du courrier, Morgan ne tarde pas à s’apercevoir que la bifurcation, ou à tout le
moins un principe de distinction qui lui ressemble étrangement, n’est pas spéci-
8. Thomas R. Trautmann & Robert H. Barnes, « “Dravidian”, “Iroquois”, “Crow-Omaha” in North
American Perspective », in Maurice Godelier, Thomas R. Trautmann & Franklin E. Tjon Sie Fat, eds,
Transformations of Kinship, Washington, Smithsonian Institution Press,1998 : 27-58, en particulier
p. 53.
9. Cf. L. H. Morgan, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, Washington,
Smithsonian Institution, 1871.
Emmanuel Désveaux
fique au continent américain. On la voit resurgir en de nombreuses régions du
globe, ainsi par exemple chez les Tamoul, autrement dit les Dravidiens10. D’un
point de vue plus général, Morgan remarque qu’en matière de désignation des 109
parents, sa « logique classificatoire » est très largement distribuée. Et il se rend
compte qu’à côté de la dichotomie parallèles/croisés, il existe des nomenclatures,
en particulier en Océanie, qui ne retiennent que le principe générationnel,
réunissant par exemple tous les cousins dans une seule et même catégorie.
Du coup, se saisissant d’une somme considérable de matériaux (pas toujours
de très bonne qualité, à l’opposé de ses propres données nord-américaines), et se
fondant sur les grandes classifications linguistiques considérées comme acquises
à son époque, il se lance dans une vaste tentative d’explication du phénomène à
l’échelle mondiale qui débouche, ni plus ni moins, sur une reconstitution de
l’histoire humaine, dont le fait nomenclatural doit en quelque sorte donner la
clé. Résumer un argument touffu et confus n’est pas tâche aisée. Au risque de
simplifier outrageusement, on présentera toutefois les choses ainsi : persuadé de
cette supériorité de la pensée occidentale, Morgan perçoit deux espèces de sys-
tèmes de parenté opposés. D’un côté, il y a les « descriptifs », le nôtre et assimi-
lés (soit les aryens, les sémitiques et les ouraliens11), de l’ a u t re côté, les systèmes
qui souscriraient à une logique classificatoire. Les premiers, qui apparaissent de
façon assez paradoxale comme les plus naturels en assignant une position
unique et distincte à chaque parent proche d’Ego, traduisent en réalité une
supériorité de l’état de société en ce sens qu’ils reflètent l’institution du mariage
monogame unique (single pair marriage).
Seul le mariage monogame unique garantit la paternité dès lors qu’elle doit repo-
ser sur la notion de transmission biologique, et garantit donc la constitution d’ u n
noyau familial sur la base d’une consanguinité homogène, également répartie entre
le côté des paternels et celui des maternels. On remarquera d’ailleurs comment la
pensée morganienne procède ici du syllogisme. Une nomenclature de type occi-
dental est la plus « naturelle » qui soit concevable, puisqu’elle assigne des positions
de la même façon que le ferait l’esprit analytique confronté à la nécessité de décrire
un tel noyau encore à l’état de nature. Or, si une telle nomenclature répond au
modèle de la nature – à sa suggestion dira avec joliesse Lewis H. Morgan qui se
montre singulièrement platonicien à l’occasion –, il n’en faut pas moins une intel-
ligence et une tempérance supérieures pour être capable de distinguer, dans la mul-
titude des formes possibles, la forme de mariage adéquate, en l’occurrence le
précieux mariage monogame unique, afin qu’elle s’accomplisse. Morgan débouche
sur ce paradoxe insolite : c’est l’état de société le plus évolué qui, à travers sa
maîtrise de la nomenclature, se révèle être le plus fidèle à la nature 12 ! Il faut bien
10. Morgan en fera grand cas. Ce n’est guère surprenant car, par une singulière ironie de l’existence, il
apparaîtrait que son correspondant à Madras n’est autre qu’un de ses propres informateurs iroquois qui
fut par la suite recruté et envoyé en Inde par une congrégation protestante américaine afin d’évangéliser
les Tamoul (cf. T. R. Trautmann, Lewis Henry Morgan and the Invention of Kinship, op. cit., 1987 : 108,
note 25).
11. Les Ouraliens (ceux qui proviennent de l’Oural) comprennent les Turcs et les Finnois.
12. Cf. L. H. Morgan, Systems of Consanguinity and Affinity…, op. cit., 1871 : 472- 473.
La consanguinité
compre n d re l’argument sous-jacent : Morgan raisonne uniquement en termes
de filiation telle que l’entend la tradition occidentale « depuis la nuit des temps »,
110 c’est-à-dire d’une transmission intergénérationnelle déterminée par un facteur
biologique, le « sang ». Si Morgan a su observer que les manières de distinguer
les parents variaient d’une société à l’autre, il n’a pas vu que la référence à la
consanguinité, centrale pour nous Occidentaux (ainsi que pour quelques autre s
civilisations), n’ a vait nullement un caractère universel et notamment qu’elle n’avait
guère de pertinence pour les Iroquois, les Oj i bwa et les Si o u x13.
À partir de là, toutes les autres formes de nomenclature relèguent aux yeux de
Lewis H. Morgan leurs détenteurs à des stades inférieurs de civilisation car elles
regroupent dans des mêmes classes des individus qui ont pourtant des degrés de
consanguinité variables avec Ego. C’est précisément dans cette incapacité à
mesurer correctement la proximité en terme de consanguinité que réside la tare
de ces systèmes.
13. Pour le cas des Ojibwa septentrionaux voir Emmanuel Désveaux & Marion Selz, « Dravidian
Nomenclature as an Expression of Ego-centered Dualism », in Maurice Godelier, Thomas Trautmann &
Franklin E. Tjon Sie Fat, eds, Transformations of Kinship, op. cit., 1988 : 150-167 ; pour le cas des Sioux,
cf. Emmanuel Désveaux, « Parenté, rituel, organisation sociale : le cas des Sioux », Journal de la Société
des Américanistes, 1997, 83 : 111-140.
Emmanuel Désveaux
d’ ê t re à même de s’identifier mutuellement tout en exprimant leur appartenance
à la même unité sociologique.
C’est sur de telles bases qu’il élabore un scénario évolutionniste aussi com- 111
p l e xe qu’invraisemblable. Celui-ci fait se succéder des types de mariage et des
formes d’organisation familiale plus bizarres et hétéroclites les uns que les autre s ,
mais dont porteraient témoignage les grands groupes humains identifiables
aujourd’hui à la surface du globe au travers de leur langue et de leur nomen-
clature 14 : I. La promiscuité généralisée, II. Le mariage et la cohabitation de frère s
et de sœurs, III. La famille communautaire, IV. La tradition hawaïenne, V. La
famille malayanne15, VI. L’organisation tribale, VII. Le système turanien16, VIII.
La famille barbare, IX. La polygamie, X. Le patriarcat, XI. La polyandrie, XII. La
famille civilisée. Soit un long cheminement en douze étapes – douze comme les
a p ô t res ou les mois de l’année – afin d’atteindre la perfection qu’incarnent le
mariage et la famille tels que les conçoit l’idéologie des petits bourgeois puritains
a n g l o - s a xons de la deuxième moitié du X IXe siècle. Somme toute, Lewis H.
Morgan dut s’ a p e rc e voir que la complexité du schéma séquentiel des Systems of
Consanguinity and Affinity of the Human Family nuisait à son intelligibilité.
D’où la reprise du projet quelques années plus tard sur des bases simplifiées,
sans que soit pour autant abandonné l’espoir de pouvoir apprécier l’évolution
grâce à une typologie graduée des modèles familiaux. Ancient Society, or
Re s e a rches in the Lines of Human Pro g ress from Sa va g e ry through Barbarism to
Civilization 17, le seul livre de Morgan à re n c o n t rer le succès, ne retient plus en
effet que trois stades : la sauvagerie, la barbarie et la civilisation18.
En grande partie grâce à Franz Boas dont l’influence fut salutaire sur ce plan,
l’école anthropologique américaine se détourne assez rapidement des aspects les
plus outranciers de l’évolutionnisme primaire morganien. Les manuels (qui ont
14. On aurait tort de se gausser trop rapidement de la naïveté du programme évolutionniste de Lewis
H. Morgan. L’idée que la variété des sociétés humaines expriment différents stades de l’évolution de notre
espèce est encore bien vivante dans notre discipline, et a fortiori dans le sens commun. C’est elle par
exemple qui a assuré son succès à Marshall Sahlins et à sa vision de l’âge de pierre comme d’un âge
d’abondance, sauf qu’au thème du progrès s’est substitué celui de chute. Enfin, l’idée de recouper la dis-
tribution linguistique par celle de communauté génétique (telles populations parlant des langues proches
ont une origine commune) connaît un nouvel essor avec le développement de la génétique des popula-
tions et les tentatives de l’École de Greenberg de dessiner une phylogénèse correspondante des langues à
l’échelle mondiale (voir Merrit Ruhlen, A Guide to the World’s Language. I : Classification, Stanford,
Stanford University Press, 1991 ; Luigi Cavalli-Sforza, « Des gènes, des peuples et des langues », Pour la
Science [édition française de Scientific American], N° Hors-série : Les langues du monde, 1997 : 42-49).
15. Dérivé du groupe « Malayan » qui englobe les Malaisiens proprement dits et les Polynésiens.
16. Dérivé du groupe « turalian » qui, selon Max Müller, comprend quatre divisions : les Dravidiens du
Sud du l’Inde, les Gaura du Nord de l’Inde, les Chinois et les Japonais.
17. Chicago, Charles H. Kerr & Co., 1878.
18. On sait que Ancient Society exerça une influence décisive sur Friedrich Engels au moment où il rédi-
geait L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. On notera toutefois le basculement complet
de perspective à l’intérieur de cette généalogie intellectuelle. Pour le Morgan des Systems of Consanguinity
and Affinity, la famille nucléaire, corollaire de la propriété privée, se situe à la fois à l’origine (en fait dans
la nature) et au point d’aboutissement de la destinée humaine, dont le mariage bourgeois puritain, et der-
rière lui, tout un ordre social ad hoc, offre l’image la plus rapprochée, tandis que chez Engels c’est l’iti-
néraire inverse que doit suivre l’humanité, du communisme originel au communisme de l’homme
nouveau.
La consanguinité
une fâcheuse tendance à s’inspirer étroitement les uns des autres) mentionnent tou-
jours à ce propos un article de 1909 dans lequel le jeune Kroeber souligne l’inanité
112 de la différence entre nomenclatures descriptives et classificatoires à quoi se rédui-
rait l’argument principal des Systems. Alfred L. Kroeber n’éprouve ainsi guère de
difficulté à remettre en cause l’argument de Morgan quant à la nature soit classifi-
catoire, soit descriptive des nomenclatures de parenté en montrant que la nomen-
clature des Anglais n’est pas plus descriptive qu’une amérindienne et que,
réciproquement, une nomenclature amérindienne n’est pas plus classificatoire
qu’une anglaise. Tout dépend du point de vue adopté. Aux yeux d’un Mohave qui
dispose de quelque 161 termes différents de parenté, la terminologie anglaise (ou
française) qui en comporte une vingtaine (dont d’ailleurs un grand nombre sont
des composés, tels grand-père, petite-fille, etc.) apparaîtra non seulement pauvre,
mais forcément classificatoire en ce sens qu’elle réunira sous un même vocable des
positions qui devraient, de son point de vue, être discriminées19.
Nul doute que Kroeber n’ait produit une contre-argument important.
Toutefois sa critique, qui fait encore autorité aujourd’hui, passe à côté de l’ e s-
sentiel, à savoir que la distinction opérée par Morgan re n voie en réalité à l’ a r-
gument caché de la consanguinité, un type de nomenclature étant censé être
plus apte à la refléter ou plus exactement à la mesurer que l’ a u t re. Or, ni
Morgan, ni Kroeber n’explicitent cette dimension ; ils sont pareillement inca-
pables de se dépre n d re de leurs pro p res conceptions en la matière (qui sont celles
de notre sens commun d’ Occidentaux) et d’échapper ainsi à leur tropisme. On
re m a rquera ainsi que Morgan parlait de systèmes de consanguinité et d’affinité,
titre qu’il donne à son ouvrage. Pourtant ses analyses ignorent l’affinité en soi
qui ne figure dans son propos qu’à titre de faire - valoir et comme pendant de la
consanguinité dès lors qu’il s’agit de définir l’étendue de la parenté. Car si
Morgan défriche incontestablement un champ scientifique, il y transplante éga-
lement le sens commun de sa pro p re culture. Or la définition que donne ce sens
de l’affinité procède d’un double mouvement. D’une part, elle l’envisage en
bloc, d’ a u t re part, elle en fait une vaste catégorie dérivée ainsi que l’atteste dans
nos langues l’usage de lexèmes ou de désinences tels que beau/belle en français,
-in-law, en anglais, schwieger, en allemand, etc. Au fond, l’apport morganien a
pour effet paradoxal de re n f o rcer la leçon du sens commun. Le poids de la
consanguinité s’accentue d’autant, il marginalise l’affinité, lui conférant un sta-
tut secondaire. L’auteur de Systems of Consanguinity and Affinity of the Human
Family s’adresse à un milieu intellectuel pour lequel la détermination biologique
a valeur paradigmatique, en matière de sociologie comme ailleurs. La seconde
moitié du XIXe siècle marque l’apogée de l’anthropologie physique. Et si, avec le
recul et à la lumière d’événements historiques traumatisants, nous sommes
conscients aujourd’hui des détestables attendus racistes de cette discipline, les
choses ne se présentaient pas tout à fait de la même façon à l’époque où écriva i t
19. Cf. Alfred L. Kroeber, « Classificatory Systems of Relationship », Journal of the Royal Anthropological
Institute, 1909, 39 : 77-84.
Emmanuel Désveaux
Morgan. Et il ne fait aucun doute que c’est une même obsession de la consan-
guinité, de la lignée biologique, qui pousse ce dernier à recueillir des nomencla-
t u res de parenté, et qui jette ses collègues de tous les Muséum d’ h i s t o i re 113
n a t u relle dans la collecte éperdue de crânes et d’autres spécimens fossiles et
vivants de l’espèce humaine. D’un point de vue épistémologique, l’originalité et
le génie de Morgan tiennent à ce qu’il s’ i n t e r roge sur la consanguinité en
concentrant l’attention sur l’individu lui-même et en la transportant sur le ter-
rain d’une expression immatérielle, la nomenclature de parenté, là où ses
contemporains spécialistes d’ a n t h ropologie physique la pensent au niveau col-
lectif – au niveau de ce qu’ils appellent des populations – en se contentant de
manipuler des ossements dans lesquels ils voyaient des éléments de pre u ve
concrets de leurs spéculations.
On comprend désormais en quoi la critique de Kroeber s’ a v è re à nos ye u x
inaboutie. Elle demeure trop superf i c i e l l e : si elle montre que les catégories noso-
logiques morganiennes procèdent du préjugé ethnocentrique, elle ne parvient pas
à localiser la raison inconsciente qui les engendre. Or cette critique n’a jamais été
reprise depuis. Du coup, les études de parenté ont hérité du socle de la pro b l é-
matique biaisée de Lewis H. Morgan, et ce de façon d’autant plus insidieuse que
tout le monde pensait que Kroeber lui avait définitivement fait un sort .
Cela étant, le legs de Systems of Consanguinity and Affinity of the Human
Family est loin d’ ê t re entièrement négatif. Ou t re l’ i n vention de l’objet nomen-
clatural lui-même, on mettra au crédit de leur auteur d’ a voir réfuté très tôt,
presque de façon prémonitoire, l’existence d’un lien direct entre l’institution du
clan exogame et la nomenclature fondée sur la dichotomie parallèles/croisés. Le
phénomène classificatoire ne correspond pas en effet au caractère communau-
t a i re de l’organisation sociale. Morgan s’appuie une nouvelle fois sur le cas
matrilinéaire des Iroquois qui lui est familier pour expliquer que si les enfants
de deux sœurs appartiennent bien au même clan (et peuvent donc légitimement
s’appeler germains), il n’en va pas de même des enfants de deux frères. Une fois
mariés, ces derniers ont toutes les chances d’ a p p a rtenir à des clans différents (en
l’occurrence ceux de leurs épouses re s p e c t i ves) sans que cela empêche pour
autant que leurs enfants s’appellent également germains entre eux, conformé-
ment à la logique parallèles/croisés. Or, pendant que Morgan travaille encore sur
ses Systems of Consanguinity and Affinity, John F. McLennan publie, en 1865,
Pr i m i t i ve Marriage, an Inquiry into the Origin of the Form of Ca p t u re inMa r r i a g e
Ceremonies, ouvrage qui jette les fondements de la théorie de l’ e xogamie cla-
nique et qui connut un retentissement immense. Cette priorité donnée à une
institution collective (qui n’est pas la famille nucléaire à laquelle pensait
Morgan) fondée exc l u s i vement sur la descendance allait non seulement façon-
ner durablement les cadres intellectuels de l’ a n t h ropologie anglaise – et ce jus-
qu’à Meyer Fo rtes –, mais également déteindre au-delà des frontières de la
discipline, en particulier du côté de la psychanalyse naissante. Car qu’est-ce que
Totem et tabou de Freud, sinon un avatar de la vision de McLennan à travers la
lecture de Robertson Sm i t h ?
La consanguinité
L’argument mécanique
114 L’ a rticle de Kroeber ne se contente pas de critiquer Morgan et son évo l u-
tionnisme rudimentaire ; il comporte un volet positif : une analyse des détermi-
nants logiques sous-jacents à toute nomenclature. Kroeber met l’accent sur la
dimension linguistique du phénomène20. Il met en garde contre la tentation
d’en donner une interprétation en termes uniquement sociologiques ainsi que
Morgan l’ a vait fait. Or, à la même époque exactement, William H. R. Rivers
prononce une série de conférences à la London School of Economics qui fit jus-
tement basculer pour longtemps la raison parentaire sur le versant d’une inter-
prétation purement sociologique des faits, au point de lui donner un caractère
m é c a n i s te21. L’orateur, très brillant, commence par démontre r, exemples océa-
niens puis indiens à l’appui (mais pas, fait significatif, amérindiens), que si le
mariage avec la cousine croisée (pour un Ego mâle, mais le schéma est parf a i t e-
ment réversible au re g a rd des sexes) s’institue comme norme, c’ e s t - à - d i re est
répété de façon régulière, l’oncle maternel d’un côté, la tante paternelle de
l’ a u t re se transforment en affins, c’ e s t - à - d i re en beau-père et belle-mère. Du
coup, par un effet mécanique d’alignement des positions, l’ u n i vers de la pare n t é
d’ Ego se divise en deux grandes classes symétriques : les parallèles d’une part, les
c roisés-affins de l’ a u t re. On notera un point important par rapport à Morgan.
Le truchement par le facteur de la cohabitation est devenu superflu. C’est dire c-
tement le mariage qui se traduit dans la nomenclature. Un tel phénomène
sociologique, ainsi que sa traduction au niveau de la nomenclature, se re n c o n t re
e n t re autres chez les Dravidiens du Sud de l’ In de22. Ensuite, tout devient très
simple. Les sociétés où la nomenclature comprend trois classes, les parallèles, les
c roisés et les affins, comme par exemple les Iroquois, témoignent d’un pro c e s-
sus diachronique de nature évolutionniste. Dans de nombreuses populations, en
ve rtu d’une supposée répugnance croissante à l’ é g a rd de l’union dans un degré
de consanguinité rapproché, le mariage entre cousins croisés a été proscrit. La
catégorie qu’il avait engendrée a néanmoins subsisté comme catégorie fossile.
20. En cela, il ouvrira la voie à un courant, minoritaire tout au long du XX e siècle, qui se focalisera sur
la nomenclature elle-même considérée avant tout comme un objet linguistique. Ce courant sera surtout
représenté aux États-Unis. Il culminera dans les années 60 avec les tentatives d’analyse « componentielle »
auxquelles restent attachés les noms de Ward H. Goodenough et de Floyd G. Lounsbury.
21. Cf. W. H. R. Rivers, Kinship and Social Organisation, Londres, Athlone Press, 1968 (1re éd. 1913). Le
qualificatif de « mécaniste » apparaîtra à d’aucuns sommaire, vo i re injuste. Au risque de froisser, nous le
maintenons toutefois car il présente l’ a vantage de clarifier le débat. Si cela peut rassurer, le Lévi-Strauss des
Structures élémentaires de la parenté a p p a rtient pleinement à la catégorie des mécanicistes, ceux pour les-
quels l’ u n i vers de la parenté est régi par un ensemble de règles positives (seraient-elles inconscientes) qui
s’ajustent les unes aux autres et qu’il convient de mettre au jour. Les manuels opposent volontiers, d’ u n e
p a rt, les « culturalistes » ou les « formalistes », tels Alfred L. Kroeber et Floyd G. Lounsbury – on pourrait
aussi bien dire les linguicistes –, et, d’ a u t re part, les anthropologues sociaux. Si la première qualification
apparaît acceptable, la seconde est trop lâche, elle ne rend absolument pas compte des modes de raison-
nement employ é s .
22. D’où l’expression « dravidien » qu’on a pris coutume, à tort, d’appliquer à toutes les nomenclatures
fondées sur une seule bipartition des parents. L’expression de pseudo-dravidien nous semble personnel-
lement plus adéquate (voir E. Désveaux & M. Selz, « Dravidian Nomenclature as an Expression of Ego-
centered Dualism », op. cit., 1998 : 150-167).
Emmanuel Désveaux
C’est celle de cousins croisés identifiée pour la pre m i è re fois chez les Iro q u o i s
par Morgan mais qui se re t ro u vent en réalité dans d’innombrables sociétés à la
s u rface du globe. En bre f, Rivers invente la méthode généalogique qui re s t e 115
aujourd’hui l’alpha et l’oméga des études de pare n t é .
Ce faisant, Rivers ne fait que conforter une idée qui était au cœur de l’édifice
morganien et qui se tapit encore chez la plupart des spécialistes de la pare n t é :
le progrès passerait obligatoirement par un désir d’élargir le cercle de l’alliance,
dont les bénéfices seront entendus tantôt en termes biologiques, tantôt en
termes sociologiques, selon les orientations de chacun. Dans le premier cas, il
s’agirait de contribuer à la dissolution de la consanguinité – la consanguinité est
réputée malsaine –, dans le second d’ouvrir autant que faire se peut l’espace
d’interaction sociale. Au risque d’anticiper quelque peu sur la suite de notre
argument, nous attirons l’attention sur la position de Claude Lévi-Strauss à ce
propos. Car s’il récuse d’emblée la perspective biologisante, on notera combien
il se montre ambigu face aux prétendues ve rtus sociologiques de l’alliance élar-
gie. Certains passages des Stru c t u res élémentaires de la parenté vouent ainsi une
admiration éperdue à la société la plus « primitive » en raison, précisément, de
la qualité logique des solutions sociologiques qu’elle adopte23. Ainsi s’explique
la fascination de Lévi-Strauss pour les systèmes australiens, parfaite mécanique
sociale où l’alliance et la filiation (ou la descendance) se répondent harmonieu-
sement. D’autres passages au contraire abondent dans le sens d’un dépassement,
d’une sorte de transcendance sociologique dont l’alliance serait la condition
pour autant qu’elle accepte, vo i re provoque l’ o u ve rt u re ; de sorte qu’il y ait tran-
sition de l’échange re s t reint au coup par coup à l’échange re s t reint institution-
nalisé et, enfin, de ce dernier à l’échange généralisé. On re m a rquera alors que,
selon les époques et les écoles, c’est l’une ou l’autre facette des Structures… qui
sera privilégiée et qui retiendra l’attention des théoriciens. Dans les années 60,
les Anglais – notamment Edmund Leach, qui s’est mué en véritable porte-voix
du rénovateur de l’ a n t h ropologie française auprès du public anglo-saxon, et
Rodney Needham, son contradicteur – s’attacheront surtout à discuter la facette
mécaniste de l’édifice lévi-straussien24, tandis que c’est plutôt la facette dyna-
mique, celle qui promeut l’alliance au rang de fondement du lien social origi-
nel, qui inspirera plus récemment un auteur comme E. Vi ve i ros de Castro25.
En c o re un mot sur l’argument de Morgan revisité par Rivers. Fort de sa
« découverte » de la corrélation entre mariage avec la cousine croisée et nomencla-
t u re assimilant croisés et affins, Rivers fait re m a rquer avec une ironie mal
23. Voir par exemple p. 425 la phrase qui commence par « Mais même dans une société plus primitive
et plus raisonnable (et en même temps sans doute, plus rationnelle)… »
24. Nul doute que c’est grâce à son hyper-fonctionnalisme que Les Structures élémentaires de la parenté
ont pu exercer une telle attraction sur des auteurs anglais comme Leach. Ouvrons le livre au hasard. À la
page 418, on y lit : « Nous avons vu au contraire […] que le mariage avec la cousine croisée fournit un
principe d’explication ; et que, partout où nous le rencontrons, nous pouvons être assuré que le système
de parenté considéré fonctionne selon la formule de l’échange généralisé » (souligné par nous).
25. Cf. E. Viveiros de Castro & C. Fausto, « La puissance et l’acte, la parenté dans les basses-terres
d’Amérique du Sud », L’Homme, 1993, 126-128 : 141-170.
La consanguinité
dissimulée 26 que la re l a t i ve bonne connaissance qu’avait Morgan des systèmes
de l’ Inde – il les inclut dans son Systems of Consanguinity and Affinity – ne lui a
116 cependant pas permis de voir l’adéquation que lui-même découvre et que, par-
tant, il tient désormais pour évidente. Et pourtant Morgan s’était bien émerveillé
de la similitude entre les nomenclatures nord-américaines fondées sur la dichoto-
mie parallèles/croisés et celles de l’ Inde méridionale ! De ce point de vue, l’Anglais
a raison. Mais y a-t-il lieu de s’en étonner ? Nous avons vu que Morgan ne prêtait
guère attention à l’affinité en soi. Dans ces conditions, il lui était difficile d’ i m a-
giner qu’elle puisse être génératrice d’un pan entier de la consanguinité. À la
décharge de Morgan, on peut plaider qu’il n’avait pas rencontré de nomenclatures
dravidiennes, ou plus exactement pseudo-dravidiennes 27, en Amérique du Nord,
alors même qu’elles existent 28. Il aurait peut-être pu en étudier le fonctionnement
de plus près et il est douteux qu’il en eût tiré les mêmes conclusions que Rivers.
Car les contextes sociologiques dans lesquels se rencontrent des nomenclatures
pseudo-dravidiennes en Amérique du Nord, en l’absence de groupes d’unifiliation
clairement identifiés et d’un idiome explicite de l’échange matrimonial, n’ont rien
de comparable à ce qui s’observe en Inde du Sud et qui a littéralement soufflé à
Rivers son élégante solution. En effet, les Dravidiens pratiquent de façon systéma-
tique le mariage entre cousins-croisés qu’ils associent explicitement avec une idéo-
logie de l’échange des femmes entre deux patrilignées. Or, il suffit de prendre un
papier et un crayon et de faire un schéma pour s’apercevoir que, pour autant que
les règles édictées soient respectées, la constitution d’une nomenclature de type
parallèles versus croisés-affins en découle mécaniquement. On n’insistera peut-
être jamais suffisamment sur le fait que la solution de Rivers est tributaire, serait-
ce sous une forme atténuée, de McLennan au regard du rôle prépondérant de
l’unifiliation. Elle s’ a v è reen ce sens très britannique. En re vanche, en l’absence de
lignées constituées, nous sommes dans l’impossibilité de discerner des unités
échangistes en Amérique du Nord. Comme s’acharnera plus tard à le démontre r
Louis Dumont – alors qu’il s’agit au fond d’une évidence –, les systèmes matri-
moniaux des vrais Dravidiens dépendent autant de la filiation que de l’alliance.
Selon sa belle formule, la relation d’affinité est une relation héritée (on hérite par
le truchement de son oncle paternel de sa cousine-croisée avec laquelle on est vo u é
à se marier). La filiation anticipe de ce point de vue l’alliance. Les systèmes de
p a renté australiens, avec leurs classes matrimoniales prédéterminées par des règles
de filiation (ou leurs groupes de descendance commandités par des règles de
mariage), ressortissent à la même logique globale où l’ord re de la matrimonialité
et celui de la filiation sont en définitive indissociables.
26. Cf. W. H. R. Rivers, Kinship and Social Organisation, op. cit, 1968 : 54.
27. Voir supra note 24.
28. Voir E. Désveaux & M. Selz, « Dravidian Nomenclature…», op. cit., 1998.
Emmanuel Désveaux
Claude Lévi-Strauss
L’argument de L ewis H. Morgan transcendé
117
Claude Lévi-Strauss dédicace ses Structures élémentaires de la parenté à Morgan,
re vendiquant ainsi une dette intellectuelle envers l’auteur des Systems of
Consanguinity and Affinity of the Human Family. Or il est clair que Rivers assure la
transition entre eux du point de vue argumentatif, lui qui, à la différence de Morgan,
réussit à faire d’un type d’alliance la clé d’une heuristique globale de l’organisation
sociale, embrassant aussi bien la nomenclature que des règles explicitées de descen-
dance et, évidemment, de mariage. On relèvera alors la dualité foncière des
Structures élémentaires de la parenté. D’un côté, Lévi-Strauss s’y montre fidèle à la
méthode de Rivers, s’étant débarrassé, grâce à Alfred R. Radcliffe-Brown, des der-
niers relents de diachronisme sommaire qui empêtraient les raisonnements du pre-
mier. Lévi-Strauss amplifie toutefois la perspective de Rivers, mobilisant les exemples
ethnographiques, accumulant les démonstrations, résolvant au passage d’authen-
tiques difficultés (les Murngin, les Katchin), apportant enfin de précieuses lumières
supplémentaires sur des problèmes déjà partiellement traités par ses prédécesseurs
(en Chine, la conversion pressentie par Louis Granet d’un ensemble d’obligations de
deuil en système de parenté). Comme plus tard avec Les Mythologiques, la force de
l’ouvrage procède aussi de la masse des matériaux réinterprétés et de l’élégance des
solutions avancées (à quelques exceptions près, qui, comme par hasard, relèvent du
domaine américain). D’un autre côté, Lévi-Strauss, remontant à la source de la dis-
cipline, autrement dit aux grands classiques de la philosophie politique que sont
Hobbes et Rousseau, empruntant largement à l’idéalisme sociologique de Marcel
Mauss, transgresse les limites d’un genre afin de transformer son propos en une puis-
sante fable sur l’hominisation. Soit, à l’origine, deux lignées masculines qui s’échan-
gent par le mariage leur fille. Puis, percevant les avantages de le faire avec régularité,
elles instituent l’échange matrimonial – sous forme nécessairement restreinte en ses
débuts –, l’alliance originelle, la matrice sociologique par excellence. Dans ce récit
des origines, la filiation se retrouve reléguée au second plan, contre l’évidence de sa
priorité puisqu’il ne saurait exister de lignées échangistes sans son établissement préa-
lable. Quoi qu’il en soit, il suffit ensuite de décliner l’alliance pour obtenir la trinité
de l’échange matrimonial : les structures d’échange élémentaire (sous deux modali-
tés : restreint et généralisé) correspondent aux sociétés où il y a prescription d’un
conjoint ; celles d’échange semi-complexe là où cette prescription disparaît mais où
l’alliance connaît en revanche des prohibitions très étendues au sein de la consan-
guinité ; stru c t u res d’échange complexe qui prévaut dans des sociétés, à l’instar de la
nôtre, qui se caractérisent par l’absence de prescriptions et où par ailleurs les inter-
dits de l’inceste sont limités au maximum, en l’occurrence à la famille restreinte. On
connaît l’issue du propos : l’échange matrimonial et l’inceste se confondent, l’un
étant l’ e x p ression positive, l’ a u t re la négative d’un même impératif absolu : la vie
sociale, tout simplement. Le tour est joué. Magistralement même : Lévi-Strauss
résout la question du lien social originel et perce l’énigme de l’inceste. Il répond
simultanément aux interrogations soulevées tour à tour par Freud et par Mauss.
La consanguinité
Depuis, Les Structures élémentaires de la parenté sont devenues la Bible de la rai-
son parentaire et les spécialistes de la sous-discipline sont, à quelques exception
118 près, devenus des «fétichistes» de l’alliance. Du coup, ils ont adopté les divisions
lévi-straussiennes – la triade échange restreint, semi-complexe, complexe – en
dépit de ses inconvénients. L’un d’entre eux réside dans la faiblesse de son arti-
culation avec la question de la nomenclature qui était à l’origine de la réflexion
de Morgan. Car on sent bien qu’au fond, Lévi-Strauss avait le désir de montrer
une relation causale forte entre chaque grand type d’échange matrimonial et
chaque grand type de nomenclature, quelque chose comme une corrélation entre
la dichotomie parallèle/croisé et l’échange restreint, entre les nomenclatures
obliques dites crow-omaha et l’échange semi-complexe et entre l’échange géné-
ralisé et les nomenclatures descriptives, telles que les avaient définies Morgan.
Lévi-Strauss semble bien être conscient de l’inadéquation d’un tel schéma géné-
ral que viennent contredire un grand nombre de données ethnographiques. Il
s’abstient en conséquence de trop le rigidifier.
Au demeurant, le principal inconvénient de l’ordonnancement sociologique
lévi-straussien réside dans la dimension de plus en plus lâche de la définition même
de la notion d’échange à partir du moment où l’on délaisse le domaine des struc-
tures élémentaires pour gagner celui des semi-complexes, puis des complexes. Ainsi,
la référence à la notion d’échange de femmes disparaît des discours tenus par les
indigènes. Certes, on admettra qu’elle puisse subsister, transformée, dans la pra-
tique et l’idéologie – toutes deux largement répandues à travers le monde, et plus
particulièrement en Afrique et en Ex t r ê m e - Orient, sans être pour autant univer-
selles – de la compensation matrimoniale, c’est-à-dire dans l’obligation qui est faite
aux preneurs de verser des valeurs (en nature ou en numéraire) en contre - p a rtie de
la femme qu’ils re ç o i vent. Mais, en ce qui concerne l’ Occident, la notion d’échange
matrimonial s’accorde très mal avec les données de la réalité puisque si on peut
effectivement considérer que la femme circule entre lignées masculines, elle le fait
dotée : épouses et valeurs circulent dans la même direction, constituant un même
et unique flux. Quant à pro u ver que ce flux est destiné à s’inverser, à faire retour à
un moment ou à un autre, qu’il ne s’agit là que d’une forme d’échange à récipro-
cité différée, l’affaire nous semble hautement hasardeuse et les tentatives faites en
ce sens peu convaincantes. Le phénomène du renchaînement d’alliances, censé
caractériser les sociétés paysannes européennes, peut tout aussi bien être interprété
comme un simple effet d’endogamie 29. Dans le même d’ordre d’idées, nous men-
tionnerons enfin – sans nous y attarder – l’épineuse occurrence du « mariage
arabe », soit du mariage avec la fille du frère du père. Ce mariage contracté à l’in-
térieur même du patrilignage nie en effet pratiquement tous les principes qui sous-
tendent l’échange matrimonial tel que le comprend Lévi-Strauss.
29. C’est clairement ce vers quoi tend, avec courage et lucidité, Ma rtine Segalen dans son étude de la
société bigoudine, étant entendu qu’ici l’endogamie est une homogamie de classe. Voir M. Segalen,
Quinze générations de Bas-Bretons, Paris, PUF, 1985 : 156-157.
Emmanuel Désveaux
À examiner les choses de près, le grand ordonnancement des stru c t u res de la
p a renté qu’a forgé Lévi-Strauss n’est guère en meilleure posture sur la scène amé-
ricaine. L’application à cette partie du monde des grandes catégories d’échange 119
et de types de mariage semble plutôt entraîner la confusion qu’apporter une
quelconque lumière sur l’ethnographie. Soulignons pour commencer que jamais
personne n’a réussi à dégager des modèles sociologiques aussi harmonieux, au
fonctionnement aussi intégré, que ceux qui ont été décrits à propos des
Dravidiens de l’ Inde méridionale ou des Kariera d’ Australie, ou encore des
Katchin de Birmanie. D’une façon générale, les édictions matrimoniales se révè-
lent hautement labiles en Amérique. Dans la plupart des cas, elles sont inexis-
tantes, ou encore ne sont pas formulées en désignant de façon explicite un
p a rent. Pa rfois, elles sont plurielles ou encore prennent un caractère pointu,
ainsi par exemple chez les Fox qui disent qu’un homme est censé se marier ave c
la fille du frère de son épouse, autrement dit avec une nièce qui lui échoit en
vertu d’un premier mariage 30. Ailleurs encore, à savoir en Amazonie, les édic-
tions matrimoniales promeuvent comme idéal des formes d’alliance insolites,
pour ne pas dire se situant à la limite de l’inceste, telle l’union avec la fille de la
sœur, à l’instar de très nombreux groupes Gu y a n a i s31, ou encore avec la petite-
fille, certes classificatoire, à l’instar des Arawe té 32. Les Na vaho, mais aussi de
n o m b reux groupes californiens, préconisent de leur côté une autre forme de
mariage qui apparaît part i c u l i è rement contraire à l’esprit, comme à la compta-
bilité, de l’échange matrimonial. L’homme qui a épousé une ve u ve peut pre n d re
la fille de cette dernière pour conjointe, dès qu’elle a atteint l’âge requis33. Nous
pourrions multiplier les exemples ethnographiques de telles anomalies, de telles
ratées de l’échange des femmes en Amérique. Résumons plutôt. Tantôt les édic-
tions matrimoniales sont quasiment absentes ; tantôt, alliances primaires ou
plus souvent encore secondaire s34, elles se présentent sous un jour trop spéci-
fique pour pouvoir raisonnablement jouer un rôle de norme, donc être un élé-
ment qui déterminerait la stru c t u re sous-jacente, ruinant du même coup
l’hypothèse qui court de Morgan à Lévi-Strauss en passant par Rivers d’une liai-
son causale entre régime matrimonial et nomenclature ; tantôt, enfin, par les
étranges figurations familiales qu’elles dessinent, c’est le cœur même de la théo-
rie lévi-straussienne de l’échange qu’elles mettent à mal, en s’attaquant à la défi-
nition même de l’inceste.
30. Sol Tax, « The Social Organization of the Fox Indians », in Fred Eggan, ed., Social Anthropology of
North American Tribes, Chicago, University of Chicago Press, 1937 : 274.
31. Cf. S. Dreyfus, « Systèmes dravidiens à filiation cognatique en Amazonie », L’Homme, 1993, 126-
128 : 121-140.
32. Cf. Eduardo Viveiros de Castro, From the Enemy’s Point of View : Humanity and Divinity in an
Amazonian Society, Chicago, University of Chicago Press, 1992 : 161.
33. Clyde Kluckhohn & Dorothea Leighton, The Navaho (revised ed. ; original ed. 1946), New York,
American Museum of Natural History, 1962 : 100 ; A. L. Kroeber, « California Kinship Systems »,
University of California Publications in American Archaeology and Ethnology, 1917, 12 (9) : 339-396, plus
particulièrement p. 384.
34. Une polémique riche et passionnée voit s’ a f f ronter Kroeber et Lowie (entre autres) sur les alliances
s e c o n d a i res. Pe u vent-elles ou non être considérées comme ayant un effet structurant sur la nomenclature ?
La consanguinité
À titre d’illustration des affres qu’éprouve couramment l’américaniste dès lors
qu’il s’attaque à la parenté avec les canons lévi-straussiens en tête, arrêtons-nous
120 un instant sur les quelques pages où Eduardo Vi ve i ros de Castro traite du mariage
dans sa monographie consacrée aux Araweté, minuscule groupe d’ A m a zonie cen-
trale de langue tupi. Après avoir présenté une nomenclature particulièrement
re t o r se35 aux caractéristiques vaguement dravidiennes, l’auteur écrit que : « Tout
cela suggère que le mariage préférentiel se fait entre cousins croisés bilatéraux »
(souligné par nous), (ce qui, rappelons-le, correspond à la norme prototypique
de l’échange re s t reint). Mais c’est pour mieux concéder la rareté des unions de
cette nature dans ses généalogies. Deux paragraphes plus loin, Vi ve i ros de
C a s t ro, comme s’il se sentait acculé par ses matériaux et l’impossibilité foncière
de les faire entrer dans les cadres préétablis par la théorie classique, a recours à
une solution qui ressemble pourtant à s’y mépre n d re à celle du désespoir : for-
ger une nouvelle catégorie ad hoc, la « consanguinité cro i s é e » (cross-consanguin-
ity). Ainsi,
« L’idéologie matrimoniale des Araweté ne semble pas être commandée par la notion
d’alliance (au sens lévi-straussien, s’entend) mais plutôt par celle de consanguinité
c roisée. Ce n’est pas le beau-frère, mais plutôt la sœur qui cède une fille à Ego ou à
son fils (et réciproquement) ».
La « consanguinité cro i s é e » a les atours de la prov i d e n c e ; elle permet à l’auteur
de retomber sur ses pieds tout en respectant la d ox a ainsi que l’atteste la phrase
s u i vante qui débute en ces termes : « Cela ne veut pas dire que l’idée d’échange
soit absente…» (p. 162).
Ou f, nous sommes sauvés ! Il n’empêche que la « consanguinité croisée »,
notion hautement hybride qui emprunte pour moitié à la définition générique
de la parenté (la consanguinité) et pour moitié à un vocabulaire développé de
façon spécifique pour décrire le fait nomenclatural (la catégorie de cro i s é )
plonge le lecteur dans la perplexité. A fort i o r i lorsqu’on sait que, toujours selon
la pensée classique, la consanguinité possède une forte connotation incestueuse,
tandis que le croisement se situerait plutôt du côté de l’alliance. Vi ve i ros de
C a s t ro ne saurait être incriminé de la confusion du tableau qu’il dresse. On
louera au contraire son honnêteté intellectuelle d’en livrer au lecteur un qui ne
soit point trop lissé et d’ a voir l’audace d’imaginer des solutions, seraient-elles à
pre m i è re vue bancales. Cela étant, la difficulté que re n c o n t re Vi ve i ros de Castro
n’est pas particulière aux Araweté. On en tro u vera un écho dans cette phrase
volée au détour d’une note reléguée en bas de page d’un bref texte, traitant, dans
une perspective néo-whorfienne, des liens entre numération et organisation
sociale chez les Ma k u :
« Il s’ensuit que les Maku, comme de nombreux autres Indiens des basses-terres
d’Amérique du Sud, expriment les liens d’affinité dans le langage de la consanguinité »36.
35. Cf. E. Viveiros de Castro, From the Enemy’s point of view, op. cit., 1992 : 161-163.
36. Cf. Jorge Pozzobon, « Langue, Société et numération chez les Indiens Maku (Haut Rio Negro,
Brésil) », Journal de la Société des Américanistes, 1997, 83 : 159-172, citation p. 170.
Emmanuel Désveaux
Cependant, plutôt que répéter sur tous les tons que les Indiens d’Amazonie pren-
nent les vessies pour des lanternes, confondent consanguinité et affinité, ne vau-
drait-il pas mieux s’interroger sur la pertinence même de ces catégories ? Au fond, 121
le vrai problème réside peut-être dans Les Structures élémentaires…, ou plus exac-
tement dans le fait que leur paradigme – lequel draine en son sein Morgan et
Rivers – ne convient pas à la parenté amérindienne et que pourtant, en dépit des
évidences, on s’entête, on persiste à vouloir s’y référer.
L’obsession de la consanguinité
Lorsqu’on y repense à tête reposée, avec un certain recul, on s’aperçoit que la
triade lévi-straussienne des échanges élémentaire, semi-complexe, complexe a
quelque chose de bizarre. Il s’agit en réalité d’une déclinaison quaternaire dans la
mesure où l’élémentaire se décompose en deux sous-types très prononcés :
l’échange restreint et l’échange généralisé, dont les caractéristiques et les consé-
quences respectives sont radicalement opposées aussi bien en termes « méca-
nistes » – l’un s’accommode du mariage avec la cousine croisée bilatérale tandis
que l’autre préconise l’orientation exclusive de l’alliance en direction de la cou-
sine matrilatérale – qu’en termes « philosophiques ». L’échange généralisé offre
une ouverture sociologique maximale, intégrant l’ensemble de la société qui s’y
soumet. En comparaison, l’échange restreint s’avère un peu mesquin, étriqué, lui
qui se limite à souder deux par deux les groupes de descendance. Du coup, la dif-
férence entre les deux structures d’échange apparaît majeure ; elle vaut bien
l’écart qui les sépare par ailleurs des structures semi-complexes ou encore qui
sépare ces dernières des structures complexes. Plus exactement, ce dont Claude
Lévi-Strauss convient lui-même, l’échange généralisé s’intercale entre l’échange
restreint et l’échange qui est sous-jacent aux systèmes semi-complexes. Il permet
le passage ; il marque la mutation, la transformation de l’un dans les autres. On
remarquera incidemment que, au sein des Structures élémentaires, cette articula-
tion cruciale illustre un usage de la notion de transformation proche de celui des
Mythologiques. Que les échanges restreint et généralisé soient regroupés et cha-
peautés en une seule grande catégorie dite élémentaire semble abusif, à moins
qu’un autre principe – une logique distincte de la dynamique sociale inhérente à
l’échange – ne la justifie. Or ce principe existe, bien que restant à l’état de non-
dit chez Claude Lévi-Strauss. C’est celui de consanguinité. Rien ne saurait relier
ces deux modalités, si opposées, de l’échange sinon qu’elles requièrent pareille-
ment que l’alliance soit contractée avec une cousine, autrement dit qu’elle se réa-
lise au sein d’une consanguinité identifiée comme telle. La suite du schéma
découle tout naturellement de ce postulat : les structures d’échange semi-com-
plexes sont celles qui imposent une alliance dans une consanguinité supposée
mais non explicitée (cf. les travaux de Françoise Héritier) ; les structures com-
plexes enfin, apanage de nos sociétés, correspondent à une pratique de l’alliance
hors de la consanguinité… À l’évidence, la pensée lévi-straussienne se coule ici
dans un moule intellectuel antérieur à elle. Elle ne fait en effet que réaménager
La consanguinité
en un triptyque la vieille opposition morganienne de la consanguinité et de l’af-
finité. On notera toutefois que chez Lévi-Strauss, la démarche est régressive.
122 Dans les structures complexes, les deux catégories sont a priori séparées ; dans les
semi-complexes, elles commencent à se confondre, processus qui s’accomplit
dans les structures élémentaires. En dépit de tous les efforts déployés, en dépit
des pétitions de principe, en dépit même d’une indéniable valorisation des orga-
nisations sociales les plus primitives au titre de leur beauté formelle, le Lévi-
Strauss des Structures élémentaires de la parenté n’échappe pas complètement au
syndrome morganien de la conjuration de la consanguinité comme gage de l’évo-
lution. Il y a bien un grand partage entre les société exotiques et nous, nous qui
créons de l’affinité authentique dans l’alliance, elles qui ne font qu’y ressasser de
la consanguinité. Or rien ne prouve que la dichotomie entre la consanguinité et
l’alliance, qui, en matière de parenté, occupe tout l’horizon mental dans nos cul-
tures, ait une validité cognitive universelle.
Et pourtant Émile Durkheim avait écrit dès 1898 dans sa recension de l’ouvrage
de Joseph Kohler, texte maintes fois cité mais, semble-t-il, fort mal lu : « parenté et
consanguinité sont choses très différentes ». « Des choses très différentes », cela
signifie qu’elles n’ont rien, ou peu, à voir entre elles. En tout cas, cela ne signifie
certainement pas que l’une fait partie du tout que représenterait l’autre. Durkheim
poursuit : « à l’époque lointaine dont elles [les nomenclatures] ont conservé le sou-
venir, la parenté était presque complètement indépendante de la consanguinité »37.
Cela étant, à l’époque où le père de la sociologie française rédige ces quelques lignes
d’une rare clairvoyance, la diachronie occupe encore l’arrière-plan de toute discus-
sion. Et si, pour progresser, l’anthropologie de la parenté a dû se débarrasser de ces
vieux démons évolutionnistes, dommage qu’elle n’ait pas su transposer l’avertisse-
ment de Du rkheim à ses nouvelles perspectives, essentiellement synchroniques, et
s’affranchir ainsi de ses obsessions substantialistes.
❖
Morgan a procédé au grand partage entre sociétés et cultures à nomenclature
d e s c r i p t i ve versus celles à nomenclature classificatoire. Ce partage nous apparaît
être le coro l l a i re, ou le symptôme pour parler comme les psychanalystes, d’ u n e
pensée scientifique qui reste tributaire du sens commun de sa culture d’origine.
C’est du moins le sens de notre démonstration qui tente de radicaliser la critique
que Kroeber avait déjà formulée à l’encontre de l’argument clé de Morgan.
Pourtant, à condition d’en faire un miro i r, il se pourrait que ce partage, à défaut
de valeur scientifique, possède une valeur heuristique. Car il s’ a v è re en défini-
t i ve très suggestif de l’opposition entre deux types de sociétés. D’un côté, nous
aurions celles qui croient en la consanguinité, en l’idée d’un sang, ou plus géné-
ralement d’une substance corporelle (sang, sperme, lait), comme étant un ve c-
teur d’une hérédité, entendue au sens biologique et, de ce fait, fondatrice d’ u n e
37. Émile Durkheim, « Zur Urgeschichte der Ehe, prof. J. Kohler », Année sociologique, 1898, I : 306-
319.
Emmanuel Désveaux
identité commune, à savo i r, en gros, les civilisations européennes et arabes38.
D’un autre côté, camperaient ces sociétés pour lesquelles la communauté re l è ve
uniquement de la culture. Certes, aux yeux de ces dernières, il y a reproduction 123
biologique, mais celle-ci est collective, elle se joue à l’échelle de l’espèce. Les
humains engendrent des humains comme les caribous engendrent des caribous
et les loups des loups39. À charge ensuite pour l’ o rd re culturel – charge déléguée
en premier lieu et en général aux parents naturels, mais dont la « naturalité »
s’arrête là – de façonner des personnalités là où le biologisme occidental suppose
que des qualités individuelles passent par la voie du sang des parents à leur pro-
g é n i t u re. Le paradoxe morganien se maintient ; il suffit d’en inverser les valences
p o s i t i ve et négative : c’est la société la plus « évoluée » qui possède la re p r é s e n t a-
tion la plus archaïque de la transmission – et ce quand bien même cette re p r é-
sentation serait validée par sa pro p re science –, tandis que les sociétés dites
p r i m i t i ves auraient la sagesse de toujours avoir privilégié une ontologie cultura-
liste. S’il y a quelque part de la transmission de cette faculté singulière à être
humain, cette dernière doit fort peu à la nature et beaucoup au langage. Et l’ o b-
jet nomenclatural, comme le rappelait fort opportunément Kro e b e r, appartient
avant tout à celui-ci. Nul doute qu’aux yeux des « Sa u va g e s » la conscience de soi
ne passe en priorité par l’identification de ceux qui évoluent autour de soi. Et
qui dit identification dit d’ a b o rd désignation, appellation, dénomination.
38. Voir Corinne Fortier « Le lait, le sperme, le dos. Et le sang ? représentation physiologique de la filia-
tion et de la parenté de lait en islam malékite et dans la société maure », Cahier d’Études africaines, 2001,
XLI (1), 161 : 97-138.
39. Voir E. Désveaux, Quadratura americana…, op. cit., 2001 : chap. 24.
La consanguinité
RÉSUMÉ/ABSTRACT