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FLSH. Rabat.

Filière : Etudes Françaises


Histoire de la linguistique (S.5)
Année universitaire : 2022-2023
Cours de Mme Moudian

« La plupart du temps, l’usage et la compréhension de la langue natale sont choses admises, qui ne
suscitent aucune prise de conscience, aucun commentaire ni interrogation de notre part. (…)
Cependant, en dépit de cette acceptation passive du don du langage articulé, certaines cultures ont
suscité, parmi leurs membres, une prise de conscience active de son pouvoir ; cet éveil de la conscience
linguistique fut stimulé par des contacts avec des locuteurs étrangers, par l’existence et la reconnaissance d’un
clivage dialectal au sein d’une communauté de langue ou par une orientation particulière de cette curiosité
désintéressée que l’homme porte spontanément à lui-même et au monde qui l’entoure. C’est de cette source
qu’a jailli cette « linguistique populaire » (folks linguistics) faite de spéculations ou de dogmes sur l’origine
du langage (et de la langue maternelle), et sur la place de la langue dans la vie de la communauté.
La réflexion spontanée sur le langage donna naissance, dans différentes parties du monde civilisé, à
une science linguistique. (…) La science linguistique d’aujourd’hui – pareille aux autres branches de la
connaissance et de la recherche – est le produit de son passé et la matrice de son avenir. Les individus naissent,
grandissent et vivent dans un environnement physiquement et culturellement déterminé par le passé ; ils
participent à cet environnement et certains d’entre eux deviennent même les instruments de son changement.
Comme les peuples, comme les conceptions intellectuelles ou morales, les sciences (au sens le plus large) ont
leur histoire. Les savants ne repartent pas de zéro à chaque génération ; ils travaillent dans le cadre et sur la
base de ce que leur science – et la science en général – a hérité dans telle culture et à telle époque. La réflexion
historique sur la science, ou sur tout autre aspect des problèmes humains, consiste à étudier les séquences
temporelles, constituées des personnes et des événements, à y discerner les connexions causales, les influences
et les tendances qui les traversent.
Les brèves esquisses d’un thème telles qu’en contiennent souvent les manuels d’introduction, regardent
inévitablement le passé du point de vue du présent, ne retenant des œuvres antérieures que les aspects qui
semblent soit particulièrement appropriés, soit, au contraire, pas très impropres aux approches
contemporaines. Cette démarche renferme le danger d’adopter le point de vue qui prévaut dans un domaine à
un moment donné comme critère d’évaluation de tout travail antérieur, et d’envisager l’histoire d’une science
comme une avancée, tantôt à un rythme régulier, tantôt interrompue ou détournée, vers des objectifs
prédéterminés qui caractérisent l’état actuel de la science.
Ceci ne signifie pas qu’il faut s’interdire d’évaluer les œuvres anciennes d’après les réalisations
postérieures ou actuelles, si l’on a des raisons sérieuses de voir dans ces dernières un progrès incontestable.
En fait, de telles comparaisons peuvent se révéler profitables en ce qu’elles montrent quels aspects d’une
science ont été les plus favorisés par les circonstances, périodes et aires de civilisation particulières. Il faut
tenter de discerner comment le passé est devenu présent et comment les changements de la science sont liés à
ceux de son environnement culturel, tout en prenant soin d’éviter un choix délibéré, dans les travaux
antérieurs, des seuls aspects qui peuvent tout particulièrement être mis en rapport avec les préoccupations du
présent.
Issu d’un intérêt pour le langage et pour les problèmes linguistiques pratiques, l’avènement de la
science linguistique s’est produit de façon autonome dans plusieurs centres de civilisation et, au cours de
l’histoire, chacun de ceux-ci, avec ses mérites propres et ses réalisations originales, est entré en contact avec
la tradition linguistique européenne et lui a apporté sa contribution. De plusieurs points de vue, il est difficile
de croire que la linguistique européenne occuperait la position qui est aujourd’hui la sienne, sans les aperçus
pénétrants qu’elle reçus de l’œuvre linguistique extra-européenne, en particulier des travaux de l’Inde
ancienne sur la grammaire et la phonologie du sanskrit. Aujourd’hui la science européenne est devenue science
mondiale, en linguistique comme ailleurs ; nous pouvons donc retrouver, dans les études linguistiques
actuelles, la trace des divers courants, qui différentes époques, vinrent se déverser et se fondre dans la tradition
européenne, pour constituer ainsi la science linguistique que connait le monde contemporain.
Cette observation fournit et justifie le cadre dans lequel il est possible de présenter une histoire de la
linguistique. Construire ce cadre autour de l’histoire de la linguistique européenne ne revient en aucun cas à
affirmer la supériorité de celle-ci. En fait, la recherche européenne fut manifestement inférieure à celle de
l’Inde ancienne en ce qui concerne une grande partie de la théorie phonétique et phonologique, et certains
aspects de l’analyse grammaticale. C’est que la tradition européenne nous permet de suivre une ligne continue
de développement, aucune cassure ne vient rompre sa continuité ; on y trouve, il est vrai, de fréquents
changements de théories, de buts, de méthodes et de concepts, et tout cela est la matière de l’histoire de la
linguistique. Cependant, chaque génération de linguistes a pu connaitre l’existence des travaux de ses
prédécesseurs et disposer de certains d’entre eux.
Dans l’histoire d’une science comme dans les études historiques plus générales, la tentation est
constante de discerner et d’extraire des thèmes et modèles majeurs qui la parcourent et qui se retrouvent dans
la succession des événements et des travaux. Par exemple, le fait que l’antiquité occidentale n’a pas réussi à
développer une théorie adéquate de la linguistique historique en dépit de la fascination qu’exerçait à l’époque
l’étymologie, peut légitimement se relier au fait que les historiens anciens furent impuissants à considérer le
phénomène du changement comme dépassant la simple révélation de ce qu’un système politique ou le
caractère d’une personne recèle d’inné et de permanent (…)
Mais notre savoir et les recherches sur une grande partie de l’histoire de la linguistique en sont à un
stade où, pour l’instant du moins, nos objectifs doivent demeurer modestes. L’histoire d’une science tire son
importance du fait qu’elle aide à mettre le présent en perspectives : les linguistes d’aujourd’hui ont reçu en
héritage plus de deux millénaires de cet émerveillement que « l’étrangeté, la beauté et l’importance de la
parole humaine » n’ont jamais manqué de susciter ». (R.-H. Robins (1976 : 9)).

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