lanthropologue-et-le-systeme-sexegenre
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1. C’est ainsi que le grand anthropologue britannique Edward E. Evans-Pritchard qui a étudié
les Azandé, une ethnie soudanaise, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, n’a publié son
article intitulé « Sexual inversion among the Azande » qu’après avoir pris sa retraite, et dans une
revue américaine, American Anthropologist (n° 72, 1970, p. 1428-1434).
2. Citons pour exemple Rommel Mendès-Leite, Bisexualité, le dernier tabou, Paris, Calmann-
Lévy, 1996, 279 p. ; Catherine Deschamps, Le miroir bisexuel, Paris, Balland, 2002, 300 p.
Marie-Élisabeth Handman, maîtresse de conférences à l’EHESS, Laboratoire d’anthropologie
sociale, Paris. 21 passage Lathuille, 75018 Paris. handman@ehess.fr.
CONNEXIONS 90/2008-2
que son mari le quittait pour épouser une femme biologique, il pouvait à
son tour épouser un garçon, et ainsi de suite. Les femmes, elles, dans les
harems, n’étaient que rarement visitées par leur époux, tant elles étaient
nombreuses (parfois une centaine). Aussi cherchaient-elles à avoir des
relations sexuelles entre elles, mais leur mari le leur interdisait au motif
qu’elles devenaient insatiables lorsqu’elles avaient connu le plaisir à
l’aide de godemichés faits de tarots ou de bananes. Le mari pouvait aller
jusqu’à les mettre à mort par jalousie et aussi pour éviter d’être lui-même
tué par leurs exigences. On voit que, dans cet exemple, le rôle social de
femme endossé par un jeune garçon, loin d’entraîner la confusion des
genres tant redoutée par les missionnaires et les colonisateurs, renfor-
çait la distinction entre hommes et femmes, puisque, selon E. Evans-
Pritchard, les garçons, à l’instar des éphèbes de la Grèce ancienne,
apprenaient ainsi leur rôle de futur guerrier (pour les Grecs, de futurs
citoyens) tout en s’initiant à la sexualité. Cet apprentissage contribuait à
renforcer la division des sexes et la domination masculine.
Entrent dans la même catégorie les pratiques observées en Papouasie-
Nouvelle-Guinée consistant à faire absorber aux jeunes garçons le sperme
de leurs aînés. Car le sperme est pensé comme la source de l’énergie vitale
qui permettra à l’enfant de grandir. Ce faisant, on sépare les garçons du
monde des femmes considéré comme polluant et débilitant. Ces pratiques
sont, en principe, indépendantes de la question du désir, elles cessent au
moment où les jeunes garçons deviennent adultes et visent à renforcer la
différence entre les hommes et les femmes 5. Il n’en va pas de même pour
les mariages, pérennes, entre femmes dans plus d’une trentaine d’ethnies
africaines disséminées sur tout le continent.
Là, soit pour des raisons de stérilité ou de veuvage avant la mise
au monde d’enfants, ou encore parce que la richesse le leur permet,
certaines femmes prennent une jeune épouse qui leur donne des enfants
(grâce à un homme qui, pour être géniteur, n’est jamais considéré
comme un père social), et elles deviennent le père de ces enfants. Elles
sont appelées Père et jouissent du respect dû à un chef de famille. Les
ethnologues sont peu diserts sur la sexualité de ces femmes, mais il sem-
ble que certaines ne touchent pas à leurs épouses, alors que d’autres ont
avec elles des relations charnelles. Ces femmes-maris ne se travestissent
pas, mais elles jouissent de l’indépendance des hommes et, si survient
une séparation des époux, la femme-père reste le père de ses enfants 6.
5. Cf. M. Godelier, La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez
les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982, 375 p. ; G. Herdt (sous la direction de),
Ritualized Homosexuality in Melanesia, Berkeley et Los Angeles, University of California
Press, 1984, 409 p.
6. Cf. R. Smith Oboler, « Is the female husband a man ? Woman/woman mariage among the
Nandi of Kenya », Ethnology XIX, 1, 1980, p. 69-88 ; D. O’Brien, « Female husbands in African
societies », 71st congrès annuel de l’American Anthropological Association, Toronto, 1972.
7. N.-C. Mathieu, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », Épistémolo-
gie sociologique, n° 11, 1971, p. 1-39. Repris dans L’anatomie politique, op. cit., p. 17-41.
8. Le terme berdache est générique. Chacune des quelque 130 tribus à berdaches recensées au
Canada et aux États-Unis a son propre terme pour désigner ces personnes, terme qui presque
toujours signifie homme-femme ou femme-homme.
9. G. Devereux, « Institutionalized homosexuality of the Mohave indians », Human Biology :
A Record of Research, vol. 9, n° 4, 1937, p. 498-527. Réédité dans H.M. Ruitenbeek (sous la
direction de), The Problem of Homosexuality in Modern Society, New York, Dutton and Co.,
1963, p. 183-226.
10. P. Désy, 1978 « L’homme-femme. (Les berdaches en Amérique du Nord) », Libre-politique,
anthropologie, philosophie, n° 78-3, p. 57-102.
qui les exploitent d’autant plus durement que les rentrées d’argent sont
maigres 14.
Enfin, dernier exemple de troisième sexe social auquel je me réfé-
rerai : les Inuit. Cette population du grand nord du Canada a été étudiée
par Bernard Saladin d’Anglure. Pour des raisons qui tiennent d’une part
à des facteurs écologiques et démographiques, et d’autre part aux repré-
sentations de la personne, un enfant à la naissance pourra être socialisé
dans le genre opposé à son sexe anatomique. Car tout nouveau-né est
la réincarnation d’un ancêtre qui indique aux futurs parents par un
rêve qu’il veut revivre dans l’enfant à naître, si bien qu’un petit garçon
pourra être la réincarnation de sa grand-mère maternelle. Dès lors, il
sera appelé Mère par sa propre mère, sera habillé comme une fille et
apprendra toutes les techniques requises des femmes. Mais à la puberté,
il sera réintégré dans le genre correspondant à son sexe, on lui donnera
un nouveau nom et il apprendra alors à chasser et à pêcher. Quand il
se mariera, il épousera une femme biologique qui, parfois, aura été
éduquée dans son enfance comme si elle était un garçon 15. Le travestis-
sement d’un enfant est souvent le prélude à une vocation chamanique,
puisque les chamanes sont habités par des esprits des deux sexes et
qu’ils peuvent, de ce fait, être les médiateurs entre le monde naturel et
le monde des esprits. B. Saladin d’Anglure signale que, contrairement
à N.-C. Mathieu, il utilise le terme troisième sexe social « sans aucune
référence à l’orientation sexuelle pour désigner la construction sociale
de l’identité de genre, en rapport avec les croyances, les pratiques de
socialisation inversées et le sex ratio familial 16 ». Autrement dit, pour
lui, le mot social ne renvoie pas seulement au rôle de genre que joue
l’individu dans la société, mais à tous les usages sociaux qui induisent
chez l’individu la nécessité d’assumer ce rôle 17. En outre, il existe une
« croyance, répandue dans toute l’aire inuit, que le sexe du fœtus est
instable et qu’il peut changer à la naissance […]. On désigne par le
terme sipiniq, un fœtus qui a ainsi changé de sexe, en naissant 18 ». Ce
changement explique la fréquence des naissances d’enfants intersexes
ou supposés tels. Les intersexes, eux aussi, deviennent chamanes.
rel, donc voulu par Dieu, est un péché. D’où la stricte interdiction du
travestissement dans la Bible (Deutéronome, XXII, 5), qui s’est per-
pétuée dans le christianisme et a déteint sur les lois françaises, comme
en témoigne l’ordonnance du 16 Brumaire an IX, toujours en vigueur,
mais non appliquée depuis les années 1950-1960 du XXe siècle, dispo-
sant que, hormis les temps de carnaval « toute femme désirant s’habiller
en homme doit se présenter à la préfecture de police pour en obtenir
l’autorisation 19 »… Pourtant, le christianisme primitif a connu bien des
saintes travesties dont le sexe n’a été découvert qu’à leur mort 20. Toute
une tradition mystique, La Cabale, a développé dans le judaïsme un sys-
tème accordant une place importante aux diverses formes de l’identité
sexuelle, à la bisexualité et aux distorsions entre le « sexe des corps »
et le « sexe des âmes 21 ». Quant à l’islam, il a fort bien accepté qu’en
Albanie, dans le nord originairement catholique, lorsqu’une famille était
dépourvue d’héritier mâle, une femme, habillée comme un homme et
portant les armes, tînt lieu de fils après avoir juré de rester vierge, donc
de renoncer à l’enfantement et par conséquent à sa féminité. Les mem-
bres du clan l’appelaient Oncle 22. Ainsi la non-concordance entre sexe
et genre et même un troisième sexe social traversent-ils, fût-ce souter-
rainement, les sociétés les plus arc-boutées sur la correspondance entre
ces deux concepts. C’est peut-être ce qui explique que sous la poussée
du féminisme radical remettant en cause l’ordre hiérarchique des sexes
et l’obligation à l’hétérosexualité reproductive dans le mariage, les
sexualités autres soient soudain « sorties du placard » et se soient avé-
rées si nombreuses et diversifiées.
À ma connaissance, il n’existe pas de travaux anthropologiques
portant sur des groupes qui se revendiqueraient comme queer, ni d’écrit
anthropologique queer. Les théoriciennes sont soit philosophes (Judith
Buttler), soit littéraires (Monique Wittig), soit militantes (Marie-Hélène
Bourcier). Les anthropologues connaissent leurs écrits et, si dans l’en-
semble ils reconnaissent le bien-fondé de la critique de l’essentialisme,
comprennent qu’on s’attaque à l’hétéronormativité, qu’on s’oppose à la
réassignation sexuelle des intersexes et que, au nom de la fluidité des
genres et du respect de la différence, on appelle de ses vœux le chan-
gement d’état civil des transgenres qui ne souhaitent pas être opérés 23,
ils ne partagent pas pour autant, quel que soit leur genre, l’animosité à
l’égard des hétérosexuels dont font preuve certains militants queer. La
19. Pour une histoire du travestissement féminin en Occident, cf. Clio n° 10, 1999 : « Femmes
travesties : un “mauvais” genre. »
20. Saint Paul n’a-t-il pas annoncé que dans le royaume de Dieu, il n’y aurait plus « ni homme
ni femme » (Épître aux Galates 3, 28) ?
21. Cf. C. Mospik, Le sexe des âmes, Paris, L’Éclat, 2003, 256 p.
22. Cf. G. Rapper (de), « Entre masculin et féminin. La vierge jurée, l’héritière et le gendre à la
maison », L’Homme n° 154-155, « Questions de parenté », p. 457-466.
23. Aussi ne peuvent-ils que se réjouir de ce que l’État du Tamil Nadu ait reconnu le genre
transsexuel comme un troisième sexe, ce qui confère aux Hijra une dignité que la colonisation
britannique leur avait fait perdre. Cf. Times of India, 16 mars 2008.
Bibliographie