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Histoire et préhistoire de la domination masculine

Jean-Marc Pétillon, Christophe Darmangeat

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Jean-Marc Pétillon, Christophe Darmangeat. Histoire et préhistoire de la domination masculine.
Parcours. Cahiers du GREP Midi-Pyrénées, 2018, 57, pp.97-125. �hal-01941677�

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Histoire et préhistoire
de la domination
masculine
Jean-Marc Pétillon
archéologue, docteur de l'université Paris I,
chercheur au CNRS-TRACES Toulouse

Christophe Darmangeat
docteur en économie, chercheur en anthropologie.
enseignant à l’Université Paris-Diderot

Christophe Darmangeat
Domination masculine et formes sociales
Le thème de ce soir est très actuel, mais nous allons essayer de le traiter avec une pers-
pective large : pas seulement regarder où on va, mais chercher à voir d’où on vient, et
comment un certain nombre de choses se sont construites. Dans à peu près toutes les
civilisations connues (pour nous Occidentaux, dans les sociétés qui nous entourent)
on constate un déséquilibre (au bénéfice des hommes), plus ou moins appuyé, entre 97
hommes et femmes, avec un pouvoir social supérieur pour les hommes attesté dès l’anti-
quité gréco-romaine. Depuis le XIXe siècle, on a commencé à accumuler des éléments
de réponse à une vieille question : qu’en est-il dans les sociétés qui précèdent les sociétés
historiques et la civilisation telle qu’on la connaît ?
C’est en effet à cette époque que l’anthropologie sociale, l’ethnologie et l’étude de la
préhistoire se sont constituées comme sciences et que l’on a eu accès à des informations
autres que les textes bibliques décrivant la création et attribuant à Dieu la soumission
de la femme à l’homme.
Alors d’où vient la domination masculine, et dans quelles sociétés s’est-elle constituée ?
À l’époque, on utilise un découpage de l’histoire humaine en trois périodes principales,
qui, dans leurs grandes lignes font encore consensus aujourd’hui : une première période,

PARCOURS 2017-2018
très longue, a été celle des « chasseurs-cueilleurs ». Puis est intervenue une première
grande rupture, vers -10 000, avec l’invention de l‘agriculture et de l’élevage, ce qu’on
appelle la révolution néolithique ; cette première rupture a été suivie d’une seconde, vers
-3 000, qui a vu l’apparition des villes, des États, des cultures, des classes sociales.

Et la grande idée de plusieurs penseurs de cette époque (dont Bachofen, qui écrit un
livre retentissant en 1860, Morgan, le premier ethnologue de terrain et Engels, le com-
pagnon d’idées de Marx) c’était que, contrairement à ce qu’on avait pu croire sur la base
de nos impressions d’hommes « civilisés », dans les sociétés anciennes et les temps an-
ciens de l’humanité, les femmes occupaient (selon les auteurs) des positions favorables,
supérieures, dirigeantes, et que la domination masculine n’avait pas toujours existé, au
contraire ! Selon Bachofen, les femmes avaient littéralement dominé la société, et Engels
parle de leur place « prééminente ». Ils pensaient que ces sociétés étaient marquées par
la matrilinéarité (c’est-à-dire qu’elles étaient organisées dans des groupes de parenté où
l’appartenance se transmettait par la mère. Et cette règle, qu’ils imaginaient universelle,
conférait selon eux aux femmes, une position sociale favorable. Peu avant l’arrivée des
villes et des classes sociales, pour diverses raisons, était survenue ce qu’ils ont appelé « la
98 défaite historique du sexe féminin », un renversement complet de situation, les hommes
prenant le pouvoir et instituant la patrilinéarité et le patriarcat (le patriarcat étant le
pouvoir des hommes, de la même façon que le matriarcat est censé désigner le pouvoir
des femmes).
Ce raisonnement se fondait sur divers éléments.
Premièrement, sur les mythes que l’on rencontre dans beaucoup de civilisations, et qui
décrivent des sociétés anciennes où les femmes dominaient. Bachofen pensait qu’ils
comportaient nécessairement un fond de vérité. Si les Grecs ont parlé des Amazones,
c’est qu’elles ont vraiment existé.
Morgan ajoute des arguments issus de l’ethnologie : lui-même avait étudié les Iro-
quois, des Indiens qui vivaient au nord-est des États-Unis, autour des Grands Lacs. Ce
n’étaient pas les Indiens à cheval des westerns, mais des agriculteurs, avec des mœurs

HISTOIRE ET PRÉHISTOIRE DE LA DOMINATION MASCULINE - J-M. PÉTILLON ET C. DARMANGEAT


étonnantes : leur société était non seulement matrilinéaire mais aussi matrilocale : au
mariage, c’est l’homme qui allait habiter chez sa femme et non l’inverse. Ils vivaient
dans de grandes maisons (de 70 à 80 mètres de long) où cohabitaient tous les membres
d’une famille reliés entre eux par les femmes (mères, sœurs, cousines…). Le divorce était
très facile : quand une femme voulait se séparer de son mari, elle le signifiait en mettant
les vêtements de l’homme devant la porte. Chez les Iroquois, si ce sont quand même les
hommes qui élisent les chefs, les femmes ont le droit de les révoquer. Cela avait beau-
coup étonné les Occidentaux, à tel point qu’un jésuite français (qui avait vécu parmi
eux) a pu écrire au XVIIIe siècle que l’Iroquoisie était « l’empire des femmes ».

Pour Morgan, les Iroquois n’étaient pas un cas particulier, mais ils incarnaient un stade
par lequel toutes les sociétés étaient passées jadis : dans une économie de petits culti-
vateurs, sans grandes différences de richesses, sans villes ni État, alors l’organisation
sociale, notamment en ce qui concerne les rapports entre les sexes, ressemble nécessai-
rement à celle des Iroquois. Cette idée selon laquelle l’humanité serait passée par un
stade parfois dit matriarcal perdure aujourd’hui : même si la société iroquoise a dis-
paru, certains affirment que des sociétés similaires existent encore de nos jours. On cite 99
notamment le peuple Na (ou Mosuo), dans l’ouest de la Chine, près du Tibet (où des
circuits touristiques proposent d’aller voir le « dernier matriarcat du monde »). C’est le
seul peuple au monde où l’institution du mariage n’existe pratiquement pas : les femmes
n’ont pas de mari, et les enfants n’ont pas de père défini. C’est le principe du mari « visi-
teur » : dans la journée les hommes habitent chez leur sœur, et la nuit ils vont rejoindre
chez elle leur partenaire sexuelle du moment. Les femmes y ont un certain pouvoir dans
la maisonnée… mais ce n’est pas un matriarcat - j’y reviendrai.
Le troisième argument à l’appui de la domination féminine ancestrale est la quantité de
représentations féminines, qui, selon certains, indique que les femmes étaient au centre
de la religion (les « déesses-mères »).

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Ces trois catégories d’arguments sont en réalité bien faibles.
D’abord, les mythes… sont mythiques, et dire qu’ils contiennent toujours une part de
vérité est une idée assez glissante. Voyez le mythe fondateur de la Genèse, on y parle
de gens qui vivaient jusqu’à 900 ans, qui n’avaient pas de nombril… Faut-il y accorder
foi ? Quand on dit que les eaux de la Mer Rouge se sont écartées devant Moïse, faut-il
prendre cela comme une parole d’Évangile ? De même, ce n’est pas parce que certains
peuples racontent que jadis, les femmes gouvernaient, que c’est vrai. Partout, le rôle
des mythes est de légitimer la situation actuelle : jadis les choses étaient très différentes
de ce qu’elles sont aujourd’hui… et tout allait très mal. Et heureusement que, depuis,
le monde a été remis sur ses pieds et dorénavant les choses se passent bien. Ainsi, dans
beaucoup de sociétés à domination masculine, on explique qu’autrefois c’étaient les
femmes qui dominaient et que c’était le chaos.
Pour les arguments ethnologiques, assez rapidement on s’est rendu compte qu’il est
difficile considérer que l’ensemble des civilisations seraient obligatoirement passées
100 dans un stade « iroquois » au cours de leur évolution. Voyez par exemple les Baruyas
de Nouvelle-Guinée, étudiés par l’anthropologue français Maurice Godelier : ce sont
des petits agriculteurs qui ressemblent beaucoup, techniquement parlant, aux Iro-
quois, et ils font preuve d’un égalitarisme matériel farouche, il n’y a pas de riches ou
de pauvres… mais concernant les relations hommes-femmes, c’est l’Arabie Saoudite
au Néolithique. Les femmes sont privées de tout ce qui peut ressembler à un droit, les
hommes sont élevés dans le mépris le plus absolu des femmes. On a même des choses
hallucinantes, comme le dédoublement de tous les chemins entre les villages, le che-
min du haut étant bien sûr réservé aux hommes, et celui du bas aux femmes. Et quand
par hasard une femme croise un homme en dehors d’un chemin, elle doit se jeter dans
les buissons et se couvrir la tête de sa cape pour ne pas croiser son regard… On peut
aussi citer le cas des Amahuacas d’Amazonie, eux aussi techniquement proche des
Iroquois. Un ethnologue écrit : « En général les hommes exercent sur les femmes une

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autorité considérable. Une fois mariés, le mari peut battre sa femme sur les épaules,
les bras, les fesses, le dos, avec un gourdin spécial en bois dur, doté d’une lame aplatie
aux bords effilés. Une bastonnade avec ce gourdin peut être si sévère que la femme
sera ensuite à peine capable de marcher pendant plusieurs jours. Une femme peut être
battue pour avoir déplu à son mari, par exemple en ne préparant pas la nourriture
quand il le souhaitait, ou en salant trop le repas ». Autre exemple, les Mundurucu
d’Amazonie, qui pratiquent le viol collectif pour punir les femmes qui se sont mal
comportées, qui ont osé défier l’autorité, ou pour avoir regardé les objets sacrés mas-
culins. L’ethnologue qui les a étudiés explique que les hommes lui ont dit fièrement :
« Nous domptons les femmes avec nos bananes ».
Ceci concerne des sociétés de petits agriculteurs, très comparables aux Iroquois ; on
s’est donc posé la question de ce qui se passe chez les chasseurs-cueilleurs, traditionnel-
lement égalitaristes sur le plan matériel. Or, sans l’ombre d’un doute, on a trouvé dans
ces sociétés des éléments d’une domination masculine, parfois très poussée et très orga-
nisée. Par exemple, dans le nord de l’Australie, dans la terre d’Arnhem, les hommes
pouvaient avoir jusqu’à une vingtaine d’épouses (le record connu étant de 29 !). Deux
spécialistes résument ainsi les rapports entre les sexes sur l’ensemble de ce continent :
« Dans l’ensemble, un homme possède davantage de droits sur sa femme qu’elle n’en a
sur lui. Il peut la répudier ou la quitter à son gré sans donner d’autres raisons que son
bon plaisir. Elle (…) ne peut le quitter, en fin de compte, qu’en s’échappant, autrement
dit, en prenant un autre conjoint ; mais dans ce cas, le mari est parfaitement en droit
de s’en prendre à elle et à son amant. (…) De plus, un homme a le droit de disposer
des faveurs sexuelles de sa femme comme il l’entend, avec ou sans son consentement
(…) Elle ne peut pas, cependant, en faire de même avec lui. En termes formels, le « prêt
d’épouse » n’a pas comme contrepartie le « prêt d’époux ». (…) En résumé, le statut
des femmes, pris globalement, n’est pas égal au statut des hommes, pris globalement ».
Autre exemple qui nous vient de la Terre de Feu, avec les Selk’nam et leur religion
dite « à initiation » (tout comme les Australiens et des Amazoniens) marquée par des
cérémonies aux cours desquelles les nouveaux initiés apprenaient que diverses créatures
surnaturelles, en réalité, n’existaient pas. Durant celles-ci, les hommes se grimaient en
esprits, et parcouraient le campement des femmes (qui devaient se cacher la tête sous
leur tente), en battant celles qu’ils voulaient remettre au pas. Et leurs mythes racontent
que, jadis, ce sont les femmes qui dominaient la société grâce à une religion à initiation
qui leur était réservée. Un jour, par inadvertance, un homme a entendu une conversa-
tion entre femmes qui lui a révélé la vérité, et les hommes se sont mis d’accord. Après
avoir massacré toutes femmes (à l’exception des petites filles), ce sont eux qui ont pris le
pouvoir… et depuis tout va bien ! 101
Pour être complet, il faut aussi dire qu’il existe des sociétés de chasseurs-cueilleurs où
les relations entre les sexes sont beaucoup plus égalitaires. Ainsi, chez les Bushmen
d’Afrique du sud (rendus célèbres par le film Les dieux sont tombés sur la tête) on ne
trouve ni religion à initiation, ni domination masculine évidente et organisée. Dans les
îles Andaman (dans le golfe du Bengale au sud de la Birmanie), vivait un peuple dont
un ethnologue a pu écrire « « la considération et le respect avec lesquels les femmes y
sont traitées pourraient avantageusement servir d’exemple à certaines classes de notre
patrie. »
Pour résumer tout cela, j’ai réalisé un petit graphique pour représenter ces différentes
situations. Vers le bas, l’axe vertical exprime une domination masculine de plus en plus
sévère, le zéro serait une situation d’égalité des sexes, et en allant vers le haut on aurait

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la domination féminine. L’axe horizontal représente le degré de développement tech-
nique : à gauche, celui des chasseurs-cueilleurs, puis les petits agriculteurs, puis les agri-
culteurs des civilisations plus riches…

On constate que, contrairement à ce que pensaient Bachofen ou Engels (sur la base des
informations limitées dont ils disposaient à leur époque, ne leur jetons pas la pierre), en
fait on trouve des sociétés à domination masculine à tous les stades du développement
technique. Dans les formes sociales les plus archaïques, on continue à trouver des socié-
tés structurées par la domination masculine - même si on trouve aussi des sociétés où les
rapports entre les sexes semblent à peu près équilibrés.
Mais (et c’est frappant) il n’y a pas de société où existe une domination féminine (la
moitié supérieure du tableau est vide) : on n’a jamais trouvé de vraie société matriarcale,
où ce seraient les femmes qui auraient l’exclusivité du pouvoir et dirigeraient la société
et les hommes. Cela n’existe pas.
102 Pour expliquer ce fait, il y a beaucoup de théories. Certains avancent des explications
psychologisantes : l’homme serait naturellement jaloux des femmes parce qu’elles seules
peuvent avoir des enfants, ce qui l’entraînerait à vouloir dominer les femmes pour
s’approprier leur pouvoir. Mais on n’a jamais identifié le chromosome qui conduit les
hommes à cela, et cela n’explique pas pourquoi les femmes se sont laissé faire. Ce genre
d’explications n’est pas très satisfaisant.
Il me semble cependant qu’il y a un élément très important (explique-t-il tout, peut-être
pas, mais c’est à coup sûr un fait majeur), que l’on retrouve apparemment partout,
quelle que soit la société : c’est la division sexuelle ou sexuée du travail et, au-delà, de la
vie sociale. Dans toutes les sociétés dites primitives, que les rapports hommes-femmes
y soient les plus ou les moins égalitaires, il existe un « apartheid des sexes » : il y a des
travaux de femmes, des lieux réservés aux femmes pour les exercer, des comportements
ou des rites religieux spécifiques aux femmes (voire des dialectes propres) ; et il en est de

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même pour les hommes, qui ont leurs domaines propres. Et tout cela se mélange très
peu, ce sont des sociétés très cloisonnées. Ce cloisonnement, le plus souvent, se fait pour
le grand bénéfice des hommes, même s’il existe des cas où il y a quand même un certain
équilibre entre les deux sphères. Mais nulle part on ne rencontre l’égalité des sexes au
sens moderne du terme : dans aucune de ces sociétés les gens n’ont une liberté de choix
de leurs activités, ils y sont assignés en fonction de leur sexe.
Alors, comment expliquer qu’on n’ait jamais rencontré de matriarcat, et que nulle part
les femmes n’aient dirigé la société ? Il me semble qu’une clé explique beaucoup de
choses : l’existence, au-delà des grandes différences dans la division sexuée du travail,
d’une constante universelle (dont je serais bien incapable de donner l’origine, et je pense
que personne ne le peut), qui a réservé aux hommes l’ensemble des tâches liées à l’utili-
sation des armes, (du moins des plus dangereuses) et donc qui leur a réservé la chasse,
la guerre, la politique. Les hommes ont partout le monopole, ou le quasi-monopole, de
cette sphère. Les femmes peuvent détenir ou non certains contre-pouvoirs susceptibles
d’équilibrer plus ou moins ceux des hommes. Le plus souvent, ceux-ci touchent à la
sphère économique, comme chez les Iroquois : du fait de la matrilocalité, les femmes
possèdent les maisons, les réserves de grains… Mais partout les hommes détiennent ce
bastion des armes, et donc nulle part les femmes n’ont pu diriger les sociétés.

Jean-Marc Pétillon
Préhistoire de la domination masculine
Je vais essayer de vous présenter ce que l’archéologie - en particulier la préhistoire - peut
dire sur la question des rapports hommes/femmes, en essayant donc de prendre le sujet
dans sa plus grande profondeur chronologique.
Cela n’est pas évident a priori : vous savez que, par opposition à l’histoire (qui travaille
sur des textes) et à l’ethnologie (qui recueille des paroles), l’archéologie est le royaume
de l’objet : ce sur quoi travaillent les archéologues, ce sont des outils, des œuvres d’art,
des bâtiments ou des tombes, en tout cas des traces qui nous renseignent en premier
lieu sur ce qu’on appelle la culture matérielle (gestes, techniques, économie). Recons-
tituer les structures sociales, c’est beaucoup
plus difficile et incertain. C’est le cas des struc-
tures familiales et des systèmes de parenté, des
structures politiques, mythes et religions, mais
c’est aussi le cas des rapports de genre, qui ne
103
sont pas le terrain le plus favorable pour un
archéologue.
Et de fait, pendant longtemps, en archéologie,
cette question n’a pas été abordée directement,
mais elle était présente sous forme de présup-
posés « androcentristes » implicites. Vous en
avez ici un exemple célèbre : la publication
du colloque Man the Hunter, tenu en 1966 à
Chicago, et consacré à l’archéologie et à l’eth-
nologie des chasseurs-collecteurs. Ce travail a
contribué à mettre fortement en avant le rôle
décisif de la chasse dans l’évolution humaine,

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aussi bien biologique (développement du cerveau, des capacités d’anticipation, etc.) que
sociale (pratiques de partage de la nourriture notamment) : l’idée étant que tout cela
s’est produit grâce à la chasse (implicitement : la chasse au gros gibier, donc, implicite-
ment : la chasse faite par les hommes.)

La réponse est venue assez rapidement, avec un article de Sally Slocum, Woman the
gatherer (paru en 1975 dans un recueil collectif d’études Toward an anthropology of
women) suivi d’un livre du même titre paru en 1981. C’était une sorte de réplique fémi-
niste, soulignant le rôle décisif des activités de collecte alimentaire (considérées comme
dévolues aux femmes) dans le développement, aussi bien de la cognition humaine que
de la vie sociale.
Dans la foulée, on a assisté au développement, à partir des années 1980, d’un courant
appelé l’archéologie du genre, qui a eu deux origines indépendantes : en Norvège à la
104 fin des années 1970, et en Amérique du Nord au début des années 1980 (avec un article
fondateur pour les Anglo-saxons écrit par Mmes Conkey et Spector en 1984). Ce cou-
rant est essentiellement développé aujourd’hui dans les pays anglo-saxons, d’où le fait
qu’il soit généralement appelé gender archaeology.
Ce courant avait deux objectifs :
- Un objectif critique : montrer que certaines interprétations des données archéolo-
giques, qui se prétendent objectives, sont en fait biaisées par des présupposés sexistes
ou androcentristes.
- Un objectif « positif » : montrer que les rapports de genre sont un objet d’étude légi-
time pour l’archéologie - en d’autres termes, qu’il est possible de reconstituer, au moins
en partie, les rapports hommes-femmes dans les sociétés du passé, même en l’absence
de sources écrites.

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Sur ces deux points, l’archéologie du genre a produit pas mal de résultats, et a contribué
à la fois à déconstruire certaines théories classiques et à en proposer de nouvelles. Elle a
aussi eu une influence en dehors de ses propres rangs : aujourd’hui, beaucoup d’archéo-
logues qui ne se réclament pas forcément de ce courant intègrent les questions de genre
dans leur approche des sociétés passées, et c’est de ces questions-là que je voudrais vous
proposer un petit tour d’horizon.
Je précise d’emblée ce dont je vais parler et ce dont je ne vais pas parler.
- En termes de géographie, je ne ferai pas un panorama mondial, mais je vais me
concentrer sur l’Europe (parce que c’est ce que je connais le mieux, qu’il y a beaucoup
de données et une chronologie qui remonte plus loin que dans certaines autres parties
du monde).
- En termes chronologiques, je vais vous parler de préhistoire (des sociétés sans écri-
ture, donc pas de l’archéologie antique ni médiévale), et plus précisément de préhistoire
ancienne : je laisse de côté ce qu’on appelle les âges des métaux (Bronze, Fer) et je vais
me concentrer sur les périodes paléolithique, mésolithique et néolithique.

Le Paléolithique est la première et la plus longue période de l’histoire humaine, avec


comme seul mode de vie la chasse, la pêche et la collecte, ayant pour conséquence le
nomadisme. Il commence avec les premiers outils taillés par les ancêtres de l’espèce
humaine actuelle, et se poursuit jusqu’à des sociétés d’humains « anatomiquement mo-
dernes » (notre espèce). En Europe, cela dure jusque vers 10 000 avant le présent, après
105
quoi on parle de Mésolithique, où on a toujours affaire à des chasseurs-collecteurs, mais
avec des changements importants dans les techniques et la culture. Puis à partir de 7 000
avant le présent environ vient le Néolithique, marqué par l’introduction de l’agriculture
et de l’élevage et la sédentarisation (qui sera suivi par l’âge du Bronze, en gros à partir
de 5 000 avant le présent.)
- Enfin, je ne parlerai pas des rapports de genre en général, mais essentiellement de la
division sexuée du travail, parce que c’est là-dessus qu’on a le plus d’indices.

De quels indices s’agit-il ?


De quels vestiges archéologiques va-t-on parler ? Depuis qu’on se pose la question des
rapports de genre dans la préhistoire, deux types d’indices ont été systématiquement
utilisés :

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Premièrement, les représentations humaines (peintures, gravures, sculptures), qui ont été
abordées sous deux angles :
- Les conventions de représentation : on a considéré que la façon dont les corps mas-
culins et féminins sont figurés, le fait de privilégier tel ou tel détail, pouvait donner des
informations sur la façon dont les identités masculine et féminine étaient structurées.
- Les activités : on a aussi considéré que, lorsque ces figures sont représentées en action,
en train de faire quelque chose, cela pouvait nous renseigner sur ce qui était considéré
à l’époque comme étant (ou pas !) des activités typiquement féminines ou masculines.
Deuxièmement, les sépultures (tombes). Vous savez peut-être que, lorsqu’on découvre
un squelette d’humain adulte bien conservé, il est possible de déterminer s’il s’agit d’un
squelette d’homme ou de femme (je parle bien sûr du sexe biologique) grâce à la forme
des os du bassin ou à une analyse ADN. Les tombes préhistoriques ont donc pu être
intégrées dans la discussion sur les rapports de genre, là encore de deux façons :
- Les biens funéraires : dans beaucoup de sociétés, la pratique existe de déposer des
objets dans la tombe, avec le mort. On a considéré que ces objets pouvaient parfois nous
renseigner sur les activités pratiquées par l’individu de son vivant, et donc nous rensei-
gner indirectement sur quelles activités étaient typiquement féminines et/ou masculines.
- Les marqueurs d’activité sur le squelette : lorsque vous pratiquez régulièrement et in-
tensément certaines activités, ces activités peuvent laisser des traces sur votre squelette,
aussi certains chercheurs ont-ils entrepris d’étudier ces marqueurs sur les squelettes pré-
historiques. Là encore, ces marqueurs peuvent potentiellement nous renseigner sur les
activités régulièrement pratiquées, soit par les hommes, soit par les femmes.
Plutôt qu’un exposé chronologique, je vais passer en revue successivement ces deux
registres (les représentations, puis les sépultures).

Les représentations
Pour cette partie, je vais utiliser très largement les travaux de deux chercheuses de mon
laboratoire, Raphaëlle Bourrillon et Esther López-Montalvo, spécialistes des représen-
tations humaines respectivement au Paléolithique et au Néolithique, et qui ont travaillé
entre autres sur la figuration du genre dans l’art de ces sociétés.
Si je commence par la question des représentations humaines, ce n’est pas complète-
ment par hasard, c’est parce que le Paléolithique et le Néolithique européens ont livré
de nombreuses représentations féminines, qui ont été appelées « vénus » (pour le Paléo-
lithique) ou « déesses mères » (pour le Néolithique), qui ont parfois été interprétées
106 comme des figures religieuses, et qui, dans les années 1960, ont alimenté l’idée d’un

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matriarcat originel (on parle aussi de « sociétés matristiques »), avec l’idée qu’en Europe
les sociétés anciennes (antérieures à l’âge du Bronze) étaient dominées par des principes
féminins qui s’incarnaient entre autres dans ces figurations.
Il s’agit ici de figurations toujours de petites dimensions, ce sont en général des sta-
tuettes (max. 20 cm de haut), dans des matériaux variés (pierre, ivoire, terre cuite), avec
des styles variés, mais dont le point commun est une insistance sur les seins et sur le
bassin (hanches, fesses, ventre), au détriment des extrémités (tête, mains, pieds, parfois
quasiment inexistantes). On n’en trouve pas partout, ni à toutes les époques, mais c’est
quand même quelque chose de récurrent, la plus ancienne datant de 35 000-40 000 ans
(découverte en 2008 sur le site de Hohle Fels), soit les plus anciennes sociétés d’homo
sapiens sapiens en Europe.
Mais le problème avec ces statuettes, c’est qu’on n’en connaît absolument pas la signi-
fication :
- On ne sait pas du tout si elles avaient un sens religieux (d’autant qu’on les découvre
toujours dans un contexte « profane » : abandonnées sur le sol dans les habitations,
parmi d’autres catégories de vestiges, sans mise en scène particulière…).
- On ne sait pas non plus si leur signification était constante au cours du temps, car les
trouvailles sont discontinues dans le temps et dans l’espace : celle de Hohle Fels (vers
-40 000 -35 000) est suivie d’un vide de 5 000 ans, puis on a les statuettes gravettiennes
(entre -32 000 et -25 000), puis après 10 000 ans environ les statuettes du magdalénien
supérieur (vers -16 000 -14 000)…
- La présence de ce canon esthétique, de cette manière de représenter les corps féminins,
ne suffit pas du tout à affirmer que les sociétés de cette époque glorifiaient et déifiaient
les femmes. En fait, le problème de ces statuettes, c’est qu’on peut les interpréter dans
tous les sens, sans jamais avoir d’hypothèse vérifiable, démontrable.
La littérature sur le sujet est très abondante. Je vous en ai pris un seul exemple, concer-
nant les statuettes paléolithiques, et la question du genre des auteurs de ces statuettes :
ont-elles été fabriquées par des hommes ou par des femmes ?)
Certains soutiennent que les auteurs sont des
femmes : il y a une vingtaine d’années, Leroy
McDermott (professeur à l’université d’État du
Missouri) a proposé que les proportions très
particulières de ces statuettes soient dues au fait
qu’il s’agit d’autoportraits, de femmes qui repré-
sentent leur propre corps de la façon dont elles 107
le voient, avec les déformations impliquées par
la perspective (en haut, un « selfie », en bas une
statuette photographiée suivant le même angle).
Inversement, pour d’autres auteurs, cette manière
de représenter les femmes relève manifestement
d’un regard masculin, dans lequel le corps fémi-
nin a le statut d’objet (objet de pulsion sexuelle
dans une perspective plus freudienne). On au-
rait là, non plus des figures religieuses, mais au
contraire des femmes-objets : c’est le point de vue
de Françoise Frontisi-Ducroux (helléniste, spé-
cialiste entre autres de la figuration féminine).

PARCOURS 2017-2018
En fin de compte, on arrive à l’idée que les interprétations des Vénus reflètent surtout les
croyances de nos sociétés, ce sont des projections.
En conclusion, il n’y a pas là de quoi fonder l’existence d’un hypothétique matriarcat,
et on pourrait même (en suivant F. Frontisi) y voir les premières traductions graphiques
d’une domination masculine dans le regard porté sur les femmes. Quant aux périodes
plus anciennes (Paléolithique moyen, correspondant aux populations néanderta-
liennes), il n’y a aucune représentation humaine et donc aucune donnée pour discuter.
Je n’exprime pas ici un point de vue minoritaire : l’idée du matriarcat préhistorique a
été critiquée pratiquement dès sa formulation (années 1970) et n’est plus défendue par
aucun préhistorien sérieux aujourd’hui.

Les activités pratiquées


Le deuxième angle d’approche est l’ensemble des activités pratiquées par les hommes
et les femmes dans les représentations préhistoriques. Pour le Paléolithique et le Méso-
lithique, il n’y a pratiquement pas de données : les humains sont en général représentés
inactifs. Et dans les rares cas où on peut imaginer une activité (groupes de chasseurs par
exemple), les humains ne sont pas clairement sexués.
Pour le Néolithique en revanche, on dispose enfin d’un art narratif, dont le meilleur
exemple est l’art dit du Levant. Dans des abris-sous-roche de l’Espagne méditerra-
néenne, il y a des milliers de peintures d’hommes, de femmes mais aussi de personnages
asexués, en train de faire des choses.
Les personnages masculins (avec figuration du sexe) sont très fréquents, ils sont tou-
jours associés à des armes (en général arc et flèches) et participent à des scènes de chasse
ou de guerre.
Les personnages féminins (avec figuration des seins) sont nettement plus rares, et
portent le plus souvent une sorte de jupe et ont les cheveux longs. Soit (le plus souvent)
ces femmes sont inactives, soit elles dansent (?), soit elles portent un panier ou une sorte
de bâton, et elles semblent parfois être en train de cueillir ou de récolter quelque chose.
Mais elles ne sont jamais associées aux armes.
Bref, on a là, pour la première fois en Europe et dès le début du Néolithique, la repré-
sentation d’une division sexuelle du travail dans laquelle l’usage des armes (arcs) et
des activités comme la chasse et la guerre sont l’exclusivité des hommes. On n’a pas
d’exemple du contraire.

108

HISTOIRE ET PRÉHISTOIRE DE LA DOMINATION MASCULINE - J-M. PÉTILLON ET C. DARMANGEAT


Les sépultures
Seconde grande catégorie de vestige qu’on peut solliciter dans la discussion : les sépul-
tures, avec les squelettes eux-mêmes (qu’on peut, s’ils sont bien conservés, attribuer bio-
logiquement à des hommes ou à des femmes) et les objets qui parfois les accompagnent.
109
Comme je vous le disais tout à l’heure, dans beaucoup de sociétés, la pratique existe de
déposer des objets dans la tombe, avec le mort. On a considéré que ces objets pouvaient
nous renseigner sur les activités pratiquées par l’individu de son vivant, et donc nous
renseigner indirectement sur quelles activités étaient typiquement féminines et/ou mas-
culines. Mais il faut apporter trois restrictions :
- Cette pratique est loin d’être systématique : il y a des sociétés qui ne pratiquent pas du
tout l’inhumation, et d’autres (comme la nôtre) où on enterre les gens sans habituelle-
ment ajouter d’objets dans la tombe. On a donc là une documentation partielle.
- Certains biens funéraires ne renvoient pas à une activité précise : c’est notamment le
cas de la parure (vêtements décorés, bijoux, etc.), type de bien funéraire le plus fréquent,
qu’on trouve aussi bien avec les hommes qu’avec les femmes et qui ne nous dit pas
grand-chose sur leurs activités.

PARCOURS 2017-2018
- Surtout, plus gênant, les objets déposés dans la tombe ne sont pas forcément les objets
personnels du défunt, et ils ne reflètent pas forcément ce qu’il faisait de son vivant. Les
biens funéraires peuvent très bien être constitués d’un équipement totalement stéréo-
typé, déposé avec chaque mort pour des raisons rituelles, sans lien avec l’activité de la
personne. Cela dit, est-ce qu’on peut quand même dire quelque chose de ce matériel ?
Pour le Néolithique, la situation est complexe, variée, parfois controversée, et je ne peux
pas en proposer un tour d’horizon complet. Dans le Néolithique moyen et récent du
nord de la France et de l’Allemagne de l’ouest (un des cas les plus étudiés), certains
objets - comme les meules - se retrouvent indifféremment dans les tombes masculines et
féminines, tandis que d’autres outils (comme certains types de poinçons ou de grattoirs
en matières osseuses) se retrouvent uniquement dans les tombes de l’un ou l’autre sexe.
Il y a quand même une tendance récurrente : quand une tombe contient des éléments
d’armes (généralement des pointes de flèche) et que le sexe du défunt est identifiable, il
s’agit toujours d’un homme.
On retrouve donc cette exclusivité masculine dans l’usage des armes. C’est le cas par
exemple dans le Cerny (culture du Néolithique moyen dans le Bassin parisien), une des
cultures néolithiques en Europe où les pointes de flèche sont les plus fréquentes dans
les sépultures :

110

on connaît une vingtaine de sépultures avec pointes de flèche, et toutes correspondent


à des hommes ou des individus de sexe indéterminé. On pourrait développer la même
analyse pour le Néolithique d’Europe centrale.
Pour les périodes plus anciennes (Paléolithique supérieur et Mésolithique), les sépul-
tures sont plus rares et, surtout, les objets funéraires (hors parure) sont le plus souvent
absents. Une des rares exceptions est la sépulture double de Sungir (Russie), datée de
30-31 000 ans, avec deux individus autour de 10 ans inhumés tête-bêche avec une grande
quantité d’objets, dont des lances en ivoire de 1,6 à 2,4 m de long. D’après des analyses
récentes, il y aurait deux garçons.

HISTOIRE ET PRÉHISTOIRE DE LA DOMINATION MASCULINE - J-M. PÉTILLON ET C. DARMANGEAT


Le problème est que là, on est sur un cas unique, et comme je vous le disais tout à
l’heure, on peut très sérieusement se demander si ces grandes lances étaient des objets
personnels utilisés réellement au quotidien par ces enfants, ou si ce ne sont pas plutôt
des objets strictement funéraires, utilisés seulement pour le rituel d’inhumation.

Si on remonte encore dans le temps, au Paléolithique moyen, on a les sépultures des


hommes de Néandertal (50 000 à 100 000 ans) : on connaît une cinquantaine d’indivi-
dus, et la seule chose que l’on peut dire, c’est qu’il y a peut-être une différence de trai-
tement selon le sexe (les sépultures d’hommes sont plus fréquentes, et les hommes sont
plus souvent inhumés avec des objets, alors que les femmes n’en ont généralement pas).
Mais ça reste très incertain.
En résumé, avant le Néolithique, il n’y a pas grand-chose de net à conclure dans l’exa-
men des biens funéraires. Et au Néolithique (dans les tombes comme dans l’art), la seule
indication qui semble sûre concerne l’usage exclusif des armes par les hommes.

L’étude des squelettes


Je vais terminer par une dernière catégorie d’indices, moins connue, qui s’appuie tou-
jours sur les sépultures, mais cette fois directement sur les squelettes. Comme je vous le
disais tout à l’heure, lorsque vous pratiquez régulièrement et intensément certaines acti-
vités, ces activités peuvent laisser des traces sur votre squelette, et certains chercheurs
ont entrepris d’étudier ces marqueurs sur les squelettes préhistoriques ; là encore, ces
111
marqueurs peuvent potentiellement nous renseigner sur les activités régulièrement pra-
tiquées, soit par les hommes, soit par les femmes.
Un des indices les plus étudiés concerne les traces d’usage non alimentaire des dents.
Dans beaucoup de cultures, on utilise régulièrement les dents comme une « troisième
main », pour maintenir un objet, tirer, couper, etc. (dans l’image ci-dessus, on voit un
Bushman en train de retendre la corde de son arc). De manière générale, c’est très lié
au traitement des peaux ou des matières fibreuses. À la longue, ces activités laissent des
traces sur les dents : stries - voir photo en bas -, plages d’usure, sillons, esquillements, etc.
Or, en Europe, à partir du Mésolithique et surtout du Néolithique, on a des nécropoles
(cimetières) qui ont fourni des squelettes en nombre suffisant pour qu’on puisse étudier
ces marques en recherchant d’éventuelles différences hommes/femmes. Vous avez sur la
carte quelques exemples de sites étudiés de ce point de vue et publiés pour la plupart ces

PARCOURS 2017-2018
10 dernières années. Les situations décrites sont très différentes, mais le point commun,
c’est qu’il y a toujours des différences qualitatives et/ou quantitatives entre l’usure des
dents des hommes et l’usure des dents des femmes. Ça suggère la pratique d’activités
différentes (ces activités sont d’ailleurs en général assez mal définies), donc une certaine
division sexuelle du travail.
Pour les périodes plus anciennes (Paléolithique), on n’a pas de données fiables, faute
d’échantillons suffisants.
On pourrait aussi citer d’autres indices, comme le degré d’asymétrie des membres supé-
rieurs, qui est aussi en partie lié aux activités pratiquées pendant la vie, et qui est dif-
férent entre hommes et femmes dans plusieurs populations préhistoriques. Sébastien
Villotte (du CNRS à Bordeaux) a étudié récemment les enthésopathies des squelettes
préhistoriques (ce sont des lésions qui se forment sur les os au niveau des insertions
tendineuses et ligamenteuses à force de pratiquer une activité répétitive). Il a étudié un
échantillon d’environ 120 individus sexués néolithiques, 60 mésolithiques et 30 paléoli-
thiques, provenant de divers sites européens.
112
Or, il a constaté que les individus masculins - et seulement ceux-ci - présentaient sur le
coude droit - et seulement sur le droit - une fréquence anormalement élevée de l’épi-
condylose médiale. L’épicondylose médiale est un petit défaut qui se forme sur l’humé-
rus à l’intérieur du coude et qui est liée aux activités de lancer (ce qu’on appelle le
thrower’s elbow, que l’on retrouve aujourd’hui chez les lanceurs de baseball et de jave-
lot ; à ne pas confondre avec l’épicondylose latérale ou tennis elbow). Elle est observée
même chez des individus préhistoriques jeunes, ce qui semble indiquer que l’activité
en question était pratiquée régulièrement dès l’enfance ou l’adolescence. La différence
hommes/femmes est très marquée statistiquement et va clairement dans le sens d’une
division sexuelle des activités dans laquelle les hommes seuls pratiquaient les activités
de lancer. Et dans un contexte de mode de vie de chasseur-collecteur ou d’agriculteur
primitif, on pense évidemment aux armes de jet.

HISTOIRE ET PRÉHISTOIRE DE LA DOMINATION MASCULINE - J-M. PÉTILLON ET C. DARMANGEAT


Cette division est en place dès la fin du Paléolithique supérieur, en sachant que, pour les
périodes plus anciennes, on n’a pas de données exploitables

En résumé et pour conclure :


1) Tout d’abord, il faut insister sur l’importance des zones d’ombre : il y a bien des
périodes sur lesquelles on n’a pas ou presque pas de données, et quand on en a, elles
restent partielles et souvent incertaines (cela renvoie au problème que j’évoquais au
début, la difficulté à reconstituer les structures sociales en archéologie).
2) Cependant, vous avez pu voir que, dès qu’on a des indices, ils vont tous dans le même
sens : l’existence d’une division sexuelle du travail, marquée par le fait que l’usage des
armes est une exclusivité masculine.
3) Cette division sexuelle est en place en Europe sans doute dès la fin du Paléolithique
supérieur.
4) Si on admet que l’esthétique des statuettes féminines témoigne d’une certaine forme
de domination masculine (par le regard qu’elle présuppose sur le corps féminin), alors
on peut peut-être faire remonter cette forme de domination masculine encore un peu
plus loin dans le temps, au début du Paléolithique supérieur (où l’on rencontre les pre-
mières sociétés d’humains anatomiquement modernes).
5) Pour les périodes plus anciennes (les Néandertaliens), on n’a tout simplement pas de
données…
On peut donc dire, presque littéralement, que l’origine de la domination masculine se perd
dans la nuit des temps. Ce qui ne constitue bien sûr ni une justification, ni une raison de
s’y résigner !

Christophe Darmangeat
L’égalité des sexes aujourd’hui et demain
Cette dernière partie sera un peu moins descriptive, moins strictement scientifique que
les deux premières, et un peu plus militante (voire politique) avec un certain nombre de
partis pris revendiqués sur des évènements d’aujourd’hui, ce qui peut susciter des réac-
113
tions (positives ou négatives, nous le verrons !)
Je vais donc essayer de mettre en perspective ce que l’on appelle l’égalité des sexes au-
jourd’hui et peut-être demain. D’abord, je dirai que ce mot « égalité des sexes » me
semble un peu malheureux : quand on y réfléchit un peu il n’a pas grand sens. Ainsi,
l’égalité des droits entre hommes et femmes voudrait dire que les femmes ont des droits
différents des hommes, mais que, quand on les mesure, on trouve qu’ils sont égaux. En
fait il faudrait parler de l’« identité des droits » et non de leur égalité. Plus globalement,
il serait donc plus juste de parler de l’identité des sexes, non sur le plan biologique ou
morphologique, bien entendu, mais du point de vue de la société. Il faut dire que l’on
désire une société qui soit indifférente à votre appareil reproducteur, Que ce soit du
point de vue de vos droits, de la place que vous occupez, des opportunités que ça vous
donne, des comportements que l’on vous impose.

PARCOURS 2017-2018
Après ce préambule, il faut remarquer que cette idée d’égalité des sexes est récente. A
l’échelle de notre vie on ne le réalise pas toujours : on peut avoir l’impression que cette
idée a été avancée depuis longtemps, que les choses n’avancent pas très vite, voire même
reculent. Pourtant si on se place sur une perspective longue, on s’aperçoit que, pour
autant qu’on le sache, cette idée-là n’avait jamais été émise nulle part avant il y a 4 ou 5
siècles. On peut prendre toutes les sociétés qu’on a pu observer, que ce soit dans l’Anti-
quité ou dans les exemples que je vous ai montrés tout à l’heure, on peut y trouver des
femmes qui résistent, qui protestent, qui se défendent, qui parfois tuent leur mari, mais
aucune d’elles (et a fortiori encore moins la collectivité) n’a jamais dit que la situation
n’était pas normale, et que les femmes devraient avoir, comme les hommes, le droit de
faire la chasse, la guerre, la politique… C’était impensable, et ça n’est devenu pensable
que depuis 400 à 500 ans. J’en date le début à un auteur contemporain de Louis XIV
(on peut sans doute en trouver d’autres, la religion sikh, par exemple, est un peu plus
ancienne et proclame déjà l’égalité des sexes dans son sens moderne) : « Je ne soutiens
pas qu’elles soient toutes capables des sciences et des emplois, ni que chacune le soit de
tous : personne ne le prétend non plus des hommes ; mais je demande seulement qu’à
prendre les deux sexes en général, on reconnaisse dans l’un autant de disposition que
dans l’autre. » (François Poullain de la Barre De l’égalité des deux sexes, 1673).
C’est une idée qui est née dans notre société capitaliste, en raison de la forme d’écono-
mie qui la caractérise - d’une manière générale, je me réclame du courant matérialiste :
je pense que, fondamentalement, les idées d’une époque s’expliquent par les faits réels,
et non l’inverse. Si un nouveau courant d’idées apparaît, c’est qu’il y a eu d’impor-
tants changements dans la société qui en ont permis l’émergence. L’idée de l’égalité des
sexes est venue avec cette nouvelle organisation économique, dans laquelle les relations
s’organisent via la monnaie, où sont achetés et vendus non seulement les produits du
travail, mais aussi les travailleurs eux-mêmes (on l’a oublié, il nous paraît tellement nor-
mal d’aller acheter notre baguette, et de chercher un employeur pour avoir du travail,
mais ça n’existait dans aucune société ancienne). L’argent est un grand anonymiseur,
il dissimule qui a fait quoi : quand tous les produits passent par la forme argent, on ne
peut plus dire si cela a été fait par une femme ou un homme, on sait que c’est le produit
d’un travailleur, c’est le produit du travail humain : on se moque, quand on l’achète,
de savoir qui l’a fait, et cela semble normal. Et ce qui est plus nouveau, on achète et
on vend aussi les travailleurs eux-mêmes. Et dès que le salariat est apparu avec le capi-
talisme, il y a eu des femmes pour dire : « il n’y a pas de raison que, pour un même
travail fourni, les femmes ne soient pas rémunérées de la même façon que les hommes »
La division sexuelle du travail, la dévalorisation ancestrale du travail féminin, même si
114 elles sont très loin d’avoir disparu, ont donc été remises en cause à travers notre forme
moderne d’économie.
Alors, si aujourd’hui personne n’ose dire qu’il est contre l‘égalité des sexes, certains
avancent qu’il existe des différences physiques entre hommes et femmes qui justifient
des différences de traitement (en présentant cela comme l’égalité dans le respect des
différences). Au-delà des différences apparentes et incontestables (comme l’appareil
reproducteur), on se pose la question : y a-t-il une différence entre un cerveau masculin
et féminin ? Je ne suis pas biologiste, je n’ai pas de réponse absolue à cette question
qui soulève encore d’énormes polémiques dans les milieux spécialisés. Mais même les
études qui identifient des différences entre un cerveau masculin et féminin admettent
que ces différences sont très limitées et ont peu d’incidences sur les capacités cognitives
(et ces études sont très contestées). Alors quand on vous dit « d’accord pour l’égalité,
mais il faut respecter les différences », méfiance : c’est le faux nez de tous ceux qui en

HISTOIRE ET PRÉHISTOIRE DE LA DOMINATION MASCULINE - J-M. PÉTILLON ET C. DARMANGEAT


réalité s’opposent à l’égalité. Cet argument contre le féminisme était déjà utilisé à l’iden-
tique par les ségrégationnistes (des États-Unis ou d’Afrique du Sud) pour justifier leurs
politiques.
Comment est fabriquée (ou, du moins, largement entretenue et développée) la différence
sociale hommes-femmes ? Cela commence au berceau : dès qu’on vient au monde, au
stade du nourrisson, il y a des différences (pas toujours volontaires mais bien enraci-
nées) de comportements de « sexuation » (symbolisées par les chaussons bleus pour les
garçons et les chaussons roses pour les filles).

Cela se poursuit dans le monde de l’éducation comme le montre l’étude statistique de


l’évolution de la proportion de diplômées dans 4 branches d’activités aux USA de-
puis 1965 (Études médicales, juridiques, de physique et informatique) Au départ cette
proportion est très faible, puis les femmes investissent massivement et également ces 4
branches : 3 courbes sur quatre tendent vers 50 %, ce qui correspond bien à la propor-
tion attendue. Cependant, à partir des années 80, la part des femmes diplômées dans
l’informatique régresse. Les spécialistes qui ont réalisé cette étude l’expliquent par l’arri-
vée des PC dans les familles dans ces années 80, ces PC qui ont tout de suite été marqués 115
comme des objets de garçons, avec des jeux pour garçons, un imaginaire associé très
masculin… Et les filles ne sont pas devenues des geeks, et ont été socialement découra-
gées de se lancer dans l’informatique. Cela n’a aucun rapport avec le cerveau mais avec
l’environnement social. J’ai oublié de le dire tout à l’heure, mais l’homme est la seule
espèce de primates (et même dans le monde animal) qui pratique une telle spécialisation
sexuée du travail. On est une espèce absolument originale de ce point de vue, dont on
ignore l’origine. Les hommes et les femmes ont des activités différentes, et mettent en
commun (au niveau familial ou sociétal) le produit de leur activité. Cela a sans doute eu
sa raison d’être et une certaine efficacité il y a quelques dizaines de millénaires, mais cela
ne justifie pas qu’il ne faudrait pas dépasser cela aujourd’hui.
Quoique lentement, cette division sexuée du travail est en recul aujourd’hui, Mais ce
recul se fait plus par un versant que par l’autre : on voit de plus en plus de femmes

PARCOURS 2017-2018
occuper ce qu’on appelle traditionnellement des métiers d’hommes (quand on participe
à une manif, on peut maintenant se faire gazer par des femmes CRS !) ; en revanche on
a du mal à voir des hommes occuper des métiers traditionnellement féminins. La raison
est qu’il est valorisant pour des filles d’occuper des métiers d’hommes Mais pour un
homme, il reste dévalorisant d’occuper un métier de femmes, et c’est une chose que les
milieux traditionalistes rejettent violemment, comme on le voit ci-dessous !

(A gauche, une pancarte brandie dans « La manif pour tous », ce n’est pas très vieux et
c’était en France.)
C’est que cette idée de la séparation des sexes vient de loin. Elle est entretenue par de
nombreux canaux sociaux, dont les religions (si les religions monothéistes « modernes »
n’ont pas dérogé à la règle, elles n’ont rien inventé en la matière). Si les catholiques (en
Occident) ont abandonné officiellement la séparation hommes-femmes dans les églises
(mais pas dans la prêtrise !) depuis les années 60, cette séparation existe encore dans les
bus israéliens ou dans les mosquées.

116

HISTOIRE ET PRÉHISTOIRE DE LA DOMINATION MASCULINE - J-M. PÉTILLON ET C. DARMANGEAT


Alors une société offrant une vraie égalité hommes-femmes, ce serait une société qui
serait indifférente au sexe biologique, comme elle devrait l’être à la couleur de peau, ou
au lieu de naissance. Une société où vous êtes un individu qui peut réaliser ce qu’il y a de
mieux pour lui indépendamment d’un certain nombre de choses imposées de l’extérieur,
où ni loi ni pression sociale ne vous assignent à une certaine place ou à un certain rôle.
Ce qui est tout à fait bien résumé dans le slogan ci-après (aperçu lors d’une manifes-
tation dans les années 2000) : « Le féminisme est une théorie extrémiste consistant à
considérer les femmes comme des êtres humains. » J’ajouterai « Et les hommes aussi ! »,
car c’est une théorie qui affirme que nous sommes tous des êtres humains, et qu’il ne
devrait pas y avoir besoin d’en dire plus pour savoir ce que chacun a le droit (ou l’envie,
ou la convenance) de faire.

Débat
Une Participante - Je voudrais apporter mon témoignage : j’ai deux enfants de 3 et 5 ans,
fille et garçon, j’ai essayé de les élever de la même façon, et pourtant, la fille joue plutôt
avec des poupées et le garçon avec des petites voitures. Et si par hasard ma fille prend les
autos de son frère, elle les emmène vers son berceau… pour les habiller ! Et ceci avant
toute socialisation par l’école ou par des nounous ! J’en suis moi-même assez surprise
sinon choquée : comment l’expliquer ?
Jean-Marc Pétillon - Ça renvoie à ce que disait Christophe tout à l’heure : certaines
études montrent des différences entre garçons et filles pour certains types de compor-
tement, notamment les comportements agressifs au sens large - incluant le goût de la
vitesse - dès des âges très jeunes. Je ne suis pas compétent sur ces sujets, qui sont très
débattus. Ce qui est important, de notre point de vue, c’est que, même si ces différences
existent, il n’y a aucune raison que cela débouche sur quoi que ce soit en matière sociale
politique ou culturelle.

Un participant - Savez-vous, Mesdames, que jusqu’à un passé récent celles qui portaient
un pantalon étaient dans l’illégalité. Pour porter le pantalon il fallait un certificat médi- 117
cal, et cette loi n’a été abrogée que dans les années 80 !
Christophe Darmangeat - Si on joue aux devinettes, je vous en propose une autre : quelle
a été en France la dernière profession interdite aux femmes, et de quand date la levée
de cette interdiction ? Il s’agit de la profession de sous-marinier, et sa levée eut lieu dans
l’été 2014 !
Mais le fait que le droit n’interdise plus certaines activités n’entraîne pas automatique-
ment la disparition de toute division sexuée du travail. A la maison par exemple, on
constate que les femmes exécutent la plupart des travaux ménagers : c’est un des lieux
les plus résistants de la domination masculine (les femmes font deux fois plus de travaux
ménagers que les hommes, surtout quand il y a des enfants).
Un participant - La première bachelière française a obtenu son diplôme en 1924 !

PARCOURS 2017-2018
Une Participante - Vous n’avez pas ou peu parlé des différences physiologiques entre
hommes et femmes : pourtant, il est avéré que (au moins statistiquement) les hommes
sont plus costauds, plus musclés, plus lourds que les femmes, et on sait aussi que chacun
est tenté d’utiliser ses atouts pour se faire sa place au soleil : la domination masculine
vient peut-être tout bêtement de là ?
Christophe Darmangeat - Ça rejoint la difficulté à expliquer comment cette division
sexuée du travail s’est mise en place, et pourquoi. Quand on essaie de faire de la science,
il y a des choses dont on est totalement sûr, des choses que l’on imagine assez sûres, etc.
Il y a des degrés dans la connaissance. Et ici on est dans les zones les moins sûres. Ce
dont on est assez sûr concernant les sociétés les plus anciennes, c’est que la domination
des hommes ne passe pas uniquement par leur supériorité physique : elle est organisée
socialement. Ce n’est pas quelque chose de spontané, où chacun ferait ce qu’il veut, et
dont la résultante serait que, de fait, ce sont les hommes qui dominent. Les hommes ne
se contentent pas d’avoir plus de muscles que les femmes, ils se sont donné les moyens
de les mettre à la raison, ils monopolisent ces moyens. C’est volontairement que nous
n’avons pas parlé de cette différence de morphologie, car nous sommes persuadés qu’il
y a d’autres choses bien plus déterminantes dans l’origine de la domination masculine,
cela n’est pas que de la nature, cela a été organisé socialement à travers la division
sexuée du travail, et aussi par la religion, des droits de propriété, du partage des droits
économiques…

Un participant - La différence physiologique majeure entre hommes et femmes est


que ce sont les femmes qui sont enceintes et qui nourrissent les jeunes enfants, et que
pendant toutes ces périodes, elles supportent donc un certain handicap physique. Or
on voit aujourd’hui que, dans les sociétés les plus pauvres, il y a un taux de fécondité
très élevé : on peut donc penser que dans les sociétés primitives les femmes enchaî-
naient les grossesses (suivies de période d’allaitement)… et que les hommes en ont
profité pour prendre le pouvoir ! Et cela expliquerait pourquoi il a fallu attendre que
les femmes soient soulagées de ce fardeau (grâce au contrôle des naissances, à la
prise en charge sociale des enfants…) dans un monde où la performance physique est
moins impérative, pour qu’elles commencent à exiger ce qui nous semble aujourd’hui
naturel (du moins ici, je pense !) : l’égalité de traitement et de droits entre hommes et
femmes ?
Jean-Marc Pétillon - Juste un petit bémol : quand on parle des sociétés anciennes, on
parle de sociétés nomades de chasseurs-cueilleurs, qui traversaient régulièrement, sinon
des épisodes de famine, au moins des hauts et des bas en matière de ressources alimen-
118 taires. Dans ces sociétés, faire le plus d’enfants possible n’est pas forcément une bonne
idée. Et dans ce type de sociétés il y a des prescriptions religieuses qui interdisent au
chasseur d’avoir des relations sexuelles dans telle ou telle circonstance, il y a de l’avor-
tement, il y a de l’infanticide… De fait on constate chez les chasseurs-cueilleurs que
chaque femme a une moyenne d’un enfant tous les trois ans seulement, voire moins. Et
par rapport à notre société, il faut nuancer ce que cela implique pour les femmes dans
ces sociétés comme immobilisation et indisponibilité pour des tâches compliquées : ils
vivaient dans des conditions habituellement très rudes et ils étaient capables de sup-
porter des marches à pied longues, des périodes de privation prolongée, et les femmes
comme les hommes savaient s’adapter à des conditions de vie qui nous paraîtraient très
dures ! Je ne suis donc pas certains que ces explications suffisent à justifier les différences
hommes-femmes constatées.

HISTOIRE ET PRÉHISTOIRE DE LA DOMINATION MASCULINE - J-M. PÉTILLON ET C. DARMANGEAT


Mais je ne dis pas non plus que les chasseurs-cueilleurs ne veulent pas d’enfants : comme
le disait Alain Testart à propos du culte de la fertilité, « Aucune société n’a le culte de la
stérilité ». Il est évident qu’il faut des enfants, il faut que le gibier soit abondant, il faut
que la végétation soit fertile : on retrouve donc cette idée partout.
Christophe Darmangeat - C’est un exemple de questions pour lesquelles nous n’avons
pas de réponse tranchée ! On a l’exemple de l’Australie où la domination masculine est
la plus forte et avérée depuis très longtemps, on constate que les femmes font ce qu’elles
veulent de leur progéniture (élever un enfant qu’on vient de mettre au monde ou le
mettre à mort suivant les circonstances : c’était courant). Dans ces sociétés l’explication
de la domination masculine par la stratégie des hommes qui veulent avoir beaucoup
d’enfants ne marche pas. Cela s’applique dans les sociétés postérieures, les sociétés
d’agriculteurs où le chef de lignage cherche à avoir une postérité nombreuse pour ren-
forcer sa position économique et sociale (mais c’est peut-être plus la conséquence que
la cause). Les femmes chez les chasseurs-cueilleurs sont aussi mobiles que les hommes,
elles font autant de kilomètres dans la journée… et en plus elles portent leur enfant (un
seul à la fois quand même !)
Inversement, je n’arrive pas à penser que la division sexuée du travail n’a rien à voir
avec la division sexuée de la reproduction. Mais quel est ce rapport, comment s’est-il
noué, c’est la question. Car chez les autres primates (chimpanzés, bonobos, gorilles…)
ce sont aussi les femmes qui mettent au monde les enfants, et pourtant chez eux il n’y a
pas une organisation sexuée de la société avec un partage des tâches aussi défini. Ce sont
les humains qui ont inventé cela, mais pourquoi, dans quelles circonstances, pourquoi
le retrouve-t-on partout ? J’aimerais bien avoir la réponse, mais autrement qu’en jouant
aux devinettes, sinon ce n’est pas de la science. Donc pour le moment la réponse nous
est inconnue, et je ne vois pas comment on arrivera à la découvrir.
Jean-Marc Pétillon - C’est la même chose pour les différences morphologiques dont on
a parlé (masse musculaire…) : j’ai aussi du mal à penser que cela n’a rien à voir avec la
domination masculine, mais je suis incapable d’en dire plus et de suggérer une direction
à creuser pour avoir quelque chose de démontrable.

Un participant - J’ai beaucoup apprécié l’iconographie que vous nous avez présentée,
avec le questionnement sur le regard que les femmes pouvaient alors porter sur elles-
mêmes !
Parmi ces Vénus, vous avez cité la « Vénus de Lespugue » qui a été découverte sur un
site proche de Saint-Gaudens… qui est aujourd’hui menacé d’être détruit car on veut
119
y autoriser une carrière (qui devrait démarrer ses travaux en avril prochain) malgré
les protestations et manifestations de la population locale et des autorités scientifiques
régionales. Qu’en pensez-vous ?
Jean-Marc Pétillon - C’est un dossier qui dure depuis longtemps, et je connais bien
l’équipe archéologique qui a fait des recherches et des diagnostics sur la zone d‘emprise
de la future carrière. Il y avait en particulier des préhistoriens qui auraient été contents
de trouver des traces préhistoriques ici… et n’en ont pas trouvé (du moins sur la zone
prévue à l’époque, car les choses bougent souvent !). Ce massif de Lespugue-Mont-
maurin est rongé depuis de longues années par toute une série de carrière, et je dirais
volontiers « Laissons en paix ce qu’il en reste ». Le paléolithique n’est peut-être pas le
plus menacé ici, mais ce n’est pas une raison pour déchaîner les explosifs !

PARCOURS 2017-2018
Une participante - Dans l’ancien musée municipal de Montmaurin (près de Lespugue),
il y avait plusieurs centaines de dents humaines datant sans doute du Paléolithique. Et
quand on discutait avec les vieilles gens dans le village, elles nous racontaient qu’elles
avaient trouvé de nombreuses dents dans les grottes qui parsèment la campagne. Alors
j’espère qu’elles n’ont pas été perdues, et que vous pourrez vous en servir dans vos
études (vous étiez venu à Montmorin il y a quelque temps)
Jean-Marc Pétillon - Ces ossements concernent plutôt le Néolithique, ou des périodes
plus récentes ; en tout cas ce n’est pas mon domaine de compétence, mais je rejoins votre
souhait bien sûr. Concernant la carrière, je voudrais ajouter que notre région a plus
d’intérêt (même économique) à promouvoir et développer ces ressources et ce patri-
moine unique, plutôt que d’y ouvrir une carrière de plus…

Un participant - Concernant les différences morphologiques entre hommes et femmes,


j’ai lu récemment qu’elles proviendraient du fait que les hommes étaient mieux nourris
(parce qu’ils s’appropriaient les meilleurs morceaux) : cette différence serait donc d’ori-
gine socio-culturelle et non pas naturelle : qu’en pensez-vous ?
D’autre part, vous expliquez que c’est grâce au capitalisme que la revendication d’éga-
lité hommes-femmes est apparue dans la foulée des revendications salariales. N’est-ce
pas plutôt parce que, dans la lutte commune contre le capitalisme, les femmes ont pris
leur part des combats et ont prouvé qu’elles étaient bien les égales des hommes ?
Jean-Marc Pétillon - Sur le 1er point, l’anthropologue Priscille Touraille a expliqué
(dans sa thèse présentée en 2005 à Toulouse sous la direction de Françoise Héritier, sui-
vie d’un livre « Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse. Les régimes
de genre comme force sélective de l’évolution biologique, Paris, Éditions de la Mai-
son des Sciences de l’Homme, 2008 », et d’un film documentaire de Véronique Klei-
ner diffusé sur Arte en janvier 2014 : Pourquoi les femmes sont-elles plus petites que
les hommes ?) que le dimorphisme sexuel incontestable (différence de robustesse entre
hommes et femmes) pourrait être d’origine non pas naturelle, mais issue de la culture,
résultat d’une pratique répandue depuis très longtemps et partout dans le monde qui
consiste à réserver les meilleurs morceaux aux hommes, pour le dire vite. Et cette rela-
tive sous-alimentation des femmes aurait entraîné la sélection naturelle des femmes à
la stature plus petite (qui auraient donc moins de besoin alimentaire). C’est une thèse
très controversée, car on peut aussi constater que nous faisons partie d’une famille, les
Primates, chez lesquels on observe de façon très générale un dimorphisme sexuel (avec
les mâles plus costauds) : l’espèce humaine n’a rien de particulier de ce point de vue, il
120 n’y a peut-être donc rien à expliquer…
Priscille Touraille reconnaît elle-même que cette thèse permet de faire des hypothèses
mais pas de démontrer quoi que ce soit.
Christophe Darmangeat - Nous n’avons pas de compétence particulière (pas plus que
vous) dans ce domaine pour critiquer ou approuver ces thèses. Force est de recon-
naître qu’elles ont un succès médiatique qui va bien au-delà de leur succès scientifique
(comme la théorie du matriarcat primitif : ça « marche » dans le grand public, c’est
une idée qui plaît, et on en fait facilement un livre, un documentaire, des articles de
journaux…) Mais les professionnels ont tendance à regarder cela avec beaucoup de
prudence, car la règle dans le milieu scientifique (qui n’est pas une garantie mais un
minimum) est que toute théorie doit être publiée dans une revue dite « à comité de
lecture » où d’autres scientifiques vont apprécier le bien-fondé et la valeur scientifique
de cette théorie. Or ces théories n’ont jamais fait l’objet d’une telle publication… Et je

HISTOIRE ET PRÉHISTOIRE DE LA DOMINATION MASCULINE - J-M. PÉTILLON ET C. DARMANGEAT


rejoins Jean-Marc : y a-t-il ici quoi que ce soit de spécifique aux humains qui pourrait
apporter une réponse à nos questionnements ? Je ne crois pas. Je me suis intéressé à ce
problème des différences d’alimentation chez les chasseurs-cueilleurs : on ne le constate
pas de façon évidente et généralisée (même s’il y a bien des cas où c’est flagrant, ce n’est
pas généralisable). Mais je rappelle que c’est un domaine où je n’ai guère de compé-
tences. Et c’est la généralisation de l’explication qui est ici le plus critiquable.
Concernant le capitalisme, j’ai dû mal m’expliquer, de façon trop lapidaire. Ce que j’ai
voulu dire, c’est que ce qui a été l’élément le plus important, le plus visible, a été la
revendication de l’égalité des salaires, car le capitalisme a en quelque sorte brisé un
certain nombre de remparts qui existaient dans toutes les sociétés et qui séparaient d’un
côté le travail masculin et ses produits, et de l’autre le travail féminin et ses produits.
Avec la marchandisation du travail et de la force de travail, on a été amené à comparer
les travaux des uns et des autres, avec un certain nombre de conséquences irréversibles,
comme la revendication « à travail égal, salaire égal », comme la participation côte à
côte à des actions de défense des intérêts communs des salariés. Une autre conséquence
est la généralisation de l’idée d’égalité, apparue durant la Révolution française (même si
cette révolution a eu du mal à proclamer l’égalité hommes-femmes) : le ver était dans le
fruit, à partir du moment où on dit qu’une société moderne ne doit pas faire de discri-
mination, on met le doigt dans l’engrenage, et la question de l’égalité hommes-femmes
finit par apparaître… Donc, « à travail égal salaire égal » est un élément (pas obligatoi-
rement le plus décisif, je le reconnais), par lequel cette mécanique générale se manifeste.

Une participante - Une remarque concernant la préhistoire. D’abord merci d’avoir mon-
tré les incertitudes de l’archéologie pour aboutir à des conclusions sur les sociétés (ou
protosociétés) et les cultures anciennes. Merci d’avoir montré que nous faisons, nous,
de la rétroprojection culturelle sur des sociétés sur lesquelles nous ne savons en fait pas
grand-chose. Toutefois, concernant le besoin d’enfants, vous avez avancé l’idée qu’au
Paléolithique les humains n’avaient pas le besoin d’avoir beaucoup d’enfants : en fait
nous n’en savons rien. Mais si on regarde les statuettes, les Vénus, chez toutes il y a la
mise en évidence des caractères anatomiques de la sexualité, et de la sexualité procréa-
trice : les gros seins, les hanches larges, beaucoup semblent enceintes, et on ne peut pas
ne pas se dire qu’à ce moment-là le lien entre l’humain et l’enfant passait nécessairement
et uniquement par le corps féminin. On voyait l’enfant naître en sortant du corps de la
femme, et la théologie et l’histoire montrent que l’on a fait très tardivement le lien entre
l’homme et l’enfant. Le rôle de l’homme dans la procréation n’est accepté que bien tard.
Et toutes les mythologies anciennes associent toujours la vie à l’image de la femme.
Une remarque historique maintenant : vous avez dit que partout, dans toutes les so- 121
ciétés connues, les femmes n’étaient pas associées à la politique. Il existe des excep-
tions notables, chez les Berbères par exemple, ou dans les Pyrénées basconnes (Pays
basque et Gascogne), où l’on sait que jadis, dans les vallées pyrénéennes, qui étaient des
microcosmes bien séparés les uns des autres, ces microcosmes ont vécu en autonomie
jusqu’à la Révolution française, et les femmes y avaient une contribution à la politique
strictement égale à celle des hommes. La structure de la vie sociale de ces sociétés (à
l’inverse des sociétés indo-européennes qui sont pyramidales avec le pouvoir descendant
du haut) partait du bas, et le bas, c’était la maison, le groupe familial, représenté par
un seul, l’aîné (qu’il soit homme ou femme, c’est le droit d’aînesse absolu ou intégral).
Et ces femmes-ainées participaient donc de plein droit aux assemblées communales,
avec une stricte égalité avec les hommes. C’est donc ici une égalité de genre complète :
ces femmes ont eu le droit de vote bien avant leurs sœurs françaises, elles pouvaient

PARCOURS 2017-2018
être élues Consules de vallée, poste important. Et je rattache à vos remarques très per-
tinentes sur le rôle de l’économie et la place première des systèmes de propriété et de
droit des successions dans le rôle des femmes dans la société, le fait que la gestion, dans
ces Pyrénées, en commun par les femmes et les hommes, était une gestion de territoires
communs : 44 % des terres « en bas », au fond des vallées, étaient communes, et 100 %
des terres en altitude. Ce modèle de gestion est assez unique, avec l’égalité femmes-
hommes et un communautarisme de la propriété de la terre. Et c’est la Révolution fran-
çaise, avec ses références patriarcales issues de la civilisation gréco-romaine et judéo-
chrétienne, qui va jeter tout cela à bas.
Christophe Darmangeat - J’ai un peu l’impression (ne m’en voulez pas) que vous com-
mettez vous aussi le péché dont vous nous accusez : il ne faut pas trop s’avancer quand
on fait des affirmations ! Comment savez-vous que nos ancêtres n’ont découvert que
très tardivement le rôle des hommes dans la procréation ? Les anthropologues vous
diront que toutes (absolument toutes) les civilisations « primitives » qu’ils ont étudiées
(australiens, inuits, bushmen… qui peuvent se rapprocher des sociétés paléolithiques)
connaissent le rôle de la paternité. Et même dans les sociétés les plus machistes, ils l’exa-
gèrent. Chez les Baruyas, dont je vous ai parlé, ils pensent que ce sont les hommes qui
sont au centre de la procréation, les femmes ne servent que de vase pour recueillir le
sperme à partir duquel l’enfant va croître (et il faut faire l’amour souvent quand la
femme est enceinte pour que fœtus se développe : c’est l’homme qui fait tout, même le
lait qui se fait à partir du sperme…) C’est un exemple un peu extrême, mais même chez
les Australiens primitifs il y a l’idée qu’il y a un lien mystique et religieux entre le terri-
toire, la procréation… qui passe exclusivement par les hommes. L’idée que nos ancêtres
n’aient découvert que tardivement le rôle de l’homme dans la paternité est donc pour
le moins douteuse.
Quant à savoir si les Vénus avaient des formes sexuées ou maternelles, je voudrais ajou-
ter que les hommes ont toujours su faire la différence entre l’envie de se reproduire
et l’envie d’avoir des rapports sexuels (et les revues du genre play-boy sont pleines de
photos aux formes voluptueuses, et je ne pense pas que cela soit pour inciter les lecteurs
à avoir des enfants).
Et pour les Pyrénées, j’avoue mon incompétence (mais je sais que vous en êtes une spé-
cialiste reconnue). Et j’ai sans doute été trop lapidaire dans mon expression en disant
« Les hommes ont partout le monopole de la politique… » Pour être plus précis, les
hommes ont pu, çà ou là, concéder aux femmes une part plus ou moins grande de parti-
cipation à la guerre, aux armes, à la politique, mais il n’y a pas d’exemple où les femmes
122 aient pris le pouvoir de façon exclusive ou même dominante. On peut se retrouver sur la
ligne médiane du tableau que j’ai présenté, jamais au-dessus. Les femmes ont pu acqué-
rir des pouvoirs économiques, voire une part des pouvoirs politiques (comme dans le
cas des Iroquois) mais nulle part on n’a vu les femmes priver les hommes de pouvoir,
contrairement à l’immense majorité de civilisations où les hommes privent les femmes
de pouvoir.
Jean-Marc Pétillon - Concernant le fait que les Vénus représentent des femmes en-
ceintes, c’est très discutable : ce sont peut-être simplement des femmes adipeuses. Et
on n’a aucun exemple de représentation de femme accouchant, ou allaitant, ou même
portant un bébé dans ses bras. Il n’y a donc aucun argument indiscutable pour dire que
cette petite statuaire a quelque chose à voir avec des rites de fertilité.

HISTOIRE ET PRÉHISTOIRE DE LA DOMINATION MASCULINE - J-M. PÉTILLON ET C. DARMANGEAT


Un participant - J’ai lu qu’il y a une différence morphologique peu connue entre homme
et femmes : la vision nocturne serait meilleure chez les hommes, ce qui aurait pu leur
conférer un avantage à la chasse de nuit et entraîner une première spécialisation sexuée.
Qu’en pensez-vous ? D’autre part, les femmes auraient une meilleure perception des cou-
leurs, et des études semblent monter un lien entre le niveau de développement intellectuel
et la richesse du vocabulaire dédié aux couleurs dans une langue (et la civilisation qui la
porte) : il y aurait ici une influence (plus occulte) des femmes dans la marche des sociétés ?
Jean-Marc Pétillon - Je vous renvoie à la réponse précédente. Dans ce genre d’étude,
il y a un saut pour passer des constats de différences physiologiques à des constats de
différences sociales et ce saut n’a rien de scientifique : on ne pas dire « donc », on est
plus dans le récit interprétatif que dans la science. Et concernant les éléments que vous
apportez concernant la vue, je dois avouer que vous me l’apprenez (mais je ne prétends
pas avoir tout lu sur le sujet) aussi n’ai-je pas de réponse raisonnée à faire.

Une participante - Votre exposé a donc montré surtout que l’origine de la domination
masculine est très ancienne et se retrouve partout : pensez-vous que sa remise en ques-
tion actuelle pourra aboutir, ou n’est-ce qu’un feu de paille ?
Jean-Marc Pétillon - Dans notre exposé, nous avons parlé de deux choses : de division
sexuelle du travail d’une part, et de domination masculine d’autre part, ce qui n’est
pas la même chose. Et l’articulation entre les deux n’est pas évidente à saisir. Autant
la division sexuelle du travail est un universel (particulièrement incontestable concer-
nant l’usage des armes), autant le poids que les hommes font porter sur les épaules des
femmes diffère d’une société à l’autre, même très semblable par ailleurs : difficile donc
de faire un lien « politique » entre les deux.
Christophe Darmangeat - Quant à moi, je suis incapable d’affirmer qu’il y a aujourd’hui
globalement plus ou moins de domination masculine que dans le passé. Et Pour moi
cette question n’a pas beaucoup de sens, car on sait qu’à toutes périodes de l’histoire on
a pu observer de grosses variations d’une société à l’autre. Même à propos des Baruya
de Nouvelle-Guinée, si on s’intéresse à des sociétés situées à moins de 50 km et parlant
la même langue, on y trouve des coutumes tout à fait différentes (et ces sociétés se cri-
tiquent entre elles sur les relations hommes-femmes). Alors aujourd’hui quel est le degré
de domination masculine sur la planète ? Comment faire une moyenne entre la Suède
et l’Arabie saoudite ?
En revanche, je pense que nous vivons dans la première société de l’humanité qui remet
explicitement la division sexuée du travail. Et c’est la première fois dans l’histoire qu’on
peut entrevoir un avenir dans lequel cette différenciation aura disparu. Ça ne veut pas 123
dire que cela se fera facilement, mais il s’est déjà passé quelque chose d’inouï au niveau
des relations sociales : pour la première fois, dans les faits, la discrimination juridique
entre hommes et femmes a disparu dans beaucoup de pays, et c’est complètement iné-
dit : on a jeté les bases pour que les choses évoluent.
Jean-Marc Pétillon - Dans le domaine archéologique, on a constaté que l’on retrouve la
domination masculine à l‘œuvre aussi loin que l’on remonte : c’est peut-être un consti-
tuant universel de notre préhistoire et de notre histoire. Mais la bonne nouvelle, c’est
que ce constat n’a aucune incidence sur le fait de savoir si oui ou non on veut que ça
continue ou que ça s’arrête. C’est un argument que l’on entend parfois : cette domina-
tion a toujours existé donc il n’y a pas de raison que ça change. L’arnaque intellectuelle
réside dans le « donc » : ce n’est pas parce que quelque chose est très vieux Que cela doit
continuer toujours. On a même beaucoup de raison de penser le contraire !

PARCOURS 2017-2018
Un participant - Pour terminer sur une note prospective et optimiste, ne peut-on pas dire
qu’il s‘avère aujourd’hui que l’infériorité féminine était bien un mythe, qui coûtait cher
car les sociétés se privaient de toute la valeur ajoutée potentielle que représentaient les
femmes. On peut donc penser que les sociétés qui vont promouvoir et appliquer réelle-
ment la parité vont s’avérer les sociétés les plus performantes, et qu’elles proposeront un
modèle qui inspirera les citoyens des autres sociétés plus conservatrices. Ce n’est pas un
hasard si ce sont les sociétés les plus démocratiques qui sont à la pointe de ce combat, et
on peut espérer que cela fera tache d’huile, à la fois pour des raisons morales mais aussi
pour des raisons d’efficacité (et ne boudons pas notre plaisir si efficacité et morale font
pour une fois bon ménage !)
Christophe Darmangeat - Juste une petite nuance : on ne peut pas dire avec certitude
que la domination masculine a de tout temps été une solution inefficace. Il semble assu-
rément que la division sexuée du travail a été à une certaine période une étape néces-
saire (même si ses conséquences n‘ont pas toujours été bénéfiques, pour faire un euphé-
misme) dans les progrès de l’humanité. Je pense que l’histoire des progrès de l’humanité
c’est celle des progrès de la productivité. Nous vivons dans des sociétés où le travail a été
rendu de plus en plus efficace. Et (Adam Smith le disait déjà) cela a passé par la division
du travail. Et la division du travail par sexe a été la première de toutes. Mais plus on a
avancé, plus elle s’est avérée dépassée, voire inutile, contre-productive.
Et ce raisonnement peut s’appliquer à bien d’autres domaines de notre société. Je vais
peut-être vous choquer, mais pour moi les frontières nationales, qui ont constitué un
progrès par rapport à la fragmentation qui régnait auparavant, sont devenues (je me
permets de le penser) une entrave pour l’évolution du monde.
Alors aujourd’hui, oui, la division sexuée du travail et la domination masculine sont
devenues caduques et devraient disparaître, on ne peut que le souhaiter et œuvrer en
ce sens.
Saint-Gaudens, le 17 mars 2018

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HISTOIRE ET PRÉHISTOIRE DE LA DOMINATION MASCULINE - J-M. PÉTILLON ET C. DARMANGEAT


Jean-Marc Pétillon est archéologue, docteur de l'université Paris I.
Chargé de recherche au CNRS, au Laboratoire TRACES (UMR 5608) à l’Univer-
sité Toulouse Jean Jaurès, il est actuellement coresponsable de l'équipe SMP3C :
Sociétés et milieux des populations de chasseurs-cueilleurs-collecteurs et secrétaire
général de la Société préhistorique française.
Spécialiste des chasseurs-collecteurs du Paléolithique récent, son travail porte sur-
tout sur le sud-ouest de la France - notamment les Pyrénées, où il dirige des fouilles
depuis 2012 - et sur la période -23 000 -14 000 avant le présent, qui correspond à la
fin de la dernière période glaciaire.

Christophe Darmangeat est Docteur en économie, et chercheur en anthropologie so-


ciale. Il est enseignant à l'Université Paris-Diderot, et Responsable adjoint du Mas-
ter2 PISE.
Il est également Membre associé des laboratoires Ladyss et Sophiapol.
Christophe Darmangeat, qui se revendique du courant de pensée marxiste, a no-
tamment écrit :
Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était - aux origines de l'oppression des
femmes (Smolny, 2e édition remaniée, 2012)
Conversation sur la naissance des inégalités (Agone, 2013)
Le profit déchiffré - Trois essais d'économie marxiste (La Ville Brûle, mars 2016)
Et on peut le retrouver régulièrement sur son blog :
http://cdarmangeat.blogspot.com

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