2018 Petillon Darmangeat GREP Dom Masc
2018 Petillon Darmangeat GREP Dom Masc
2018 Petillon Darmangeat GREP Dom Masc
Christophe Darmangeat
docteur en économie, chercheur en anthropologie.
enseignant à l’Université Paris-Diderot
Christophe Darmangeat
Domination masculine et formes sociales
Le thème de ce soir est très actuel, mais nous allons essayer de le traiter avec une pers-
pective large : pas seulement regarder où on va, mais chercher à voir d’où on vient, et
comment un certain nombre de choses se sont construites. Dans à peu près toutes les
civilisations connues (pour nous Occidentaux, dans les sociétés qui nous entourent)
on constate un déséquilibre (au bénéfice des hommes), plus ou moins appuyé, entre 97
hommes et femmes, avec un pouvoir social supérieur pour les hommes attesté dès l’anti-
quité gréco-romaine. Depuis le XIXe siècle, on a commencé à accumuler des éléments
de réponse à une vieille question : qu’en est-il dans les sociétés qui précèdent les sociétés
historiques et la civilisation telle qu’on la connaît ?
C’est en effet à cette époque que l’anthropologie sociale, l’ethnologie et l’étude de la
préhistoire se sont constituées comme sciences et que l’on a eu accès à des informations
autres que les textes bibliques décrivant la création et attribuant à Dieu la soumission
de la femme à l’homme.
Alors d’où vient la domination masculine, et dans quelles sociétés s’est-elle constituée ?
À l’époque, on utilise un découpage de l’histoire humaine en trois périodes principales,
qui, dans leurs grandes lignes font encore consensus aujourd’hui : une première période,
PARCOURS 2017-2018
très longue, a été celle des « chasseurs-cueilleurs ». Puis est intervenue une première
grande rupture, vers -10 000, avec l’invention de l‘agriculture et de l’élevage, ce qu’on
appelle la révolution néolithique ; cette première rupture a été suivie d’une seconde, vers
-3 000, qui a vu l’apparition des villes, des États, des cultures, des classes sociales.
Et la grande idée de plusieurs penseurs de cette époque (dont Bachofen, qui écrit un
livre retentissant en 1860, Morgan, le premier ethnologue de terrain et Engels, le com-
pagnon d’idées de Marx) c’était que, contrairement à ce qu’on avait pu croire sur la base
de nos impressions d’hommes « civilisés », dans les sociétés anciennes et les temps an-
ciens de l’humanité, les femmes occupaient (selon les auteurs) des positions favorables,
supérieures, dirigeantes, et que la domination masculine n’avait pas toujours existé, au
contraire ! Selon Bachofen, les femmes avaient littéralement dominé la société, et Engels
parle de leur place « prééminente ». Ils pensaient que ces sociétés étaient marquées par
la matrilinéarité (c’est-à-dire qu’elles étaient organisées dans des groupes de parenté où
l’appartenance se transmettait par la mère. Et cette règle, qu’ils imaginaient universelle,
conférait selon eux aux femmes, une position sociale favorable. Peu avant l’arrivée des
villes et des classes sociales, pour diverses raisons, était survenue ce qu’ils ont appelé « la
98 défaite historique du sexe féminin », un renversement complet de situation, les hommes
prenant le pouvoir et instituant la patrilinéarité et le patriarcat (le patriarcat étant le
pouvoir des hommes, de la même façon que le matriarcat est censé désigner le pouvoir
des femmes).
Ce raisonnement se fondait sur divers éléments.
Premièrement, sur les mythes que l’on rencontre dans beaucoup de civilisations, et qui
décrivent des sociétés anciennes où les femmes dominaient. Bachofen pensait qu’ils
comportaient nécessairement un fond de vérité. Si les Grecs ont parlé des Amazones,
c’est qu’elles ont vraiment existé.
Morgan ajoute des arguments issus de l’ethnologie : lui-même avait étudié les Iro-
quois, des Indiens qui vivaient au nord-est des États-Unis, autour des Grands Lacs. Ce
n’étaient pas les Indiens à cheval des westerns, mais des agriculteurs, avec des mœurs
Pour Morgan, les Iroquois n’étaient pas un cas particulier, mais ils incarnaient un stade
par lequel toutes les sociétés étaient passées jadis : dans une économie de petits culti-
vateurs, sans grandes différences de richesses, sans villes ni État, alors l’organisation
sociale, notamment en ce qui concerne les rapports entre les sexes, ressemble nécessai-
rement à celle des Iroquois. Cette idée selon laquelle l’humanité serait passée par un
stade parfois dit matriarcal perdure aujourd’hui : même si la société iroquoise a dis-
paru, certains affirment que des sociétés similaires existent encore de nos jours. On cite 99
notamment le peuple Na (ou Mosuo), dans l’ouest de la Chine, près du Tibet (où des
circuits touristiques proposent d’aller voir le « dernier matriarcat du monde »). C’est le
seul peuple au monde où l’institution du mariage n’existe pratiquement pas : les femmes
n’ont pas de mari, et les enfants n’ont pas de père défini. C’est le principe du mari « visi-
teur » : dans la journée les hommes habitent chez leur sœur, et la nuit ils vont rejoindre
chez elle leur partenaire sexuelle du moment. Les femmes y ont un certain pouvoir dans
la maisonnée… mais ce n’est pas un matriarcat - j’y reviendrai.
Le troisième argument à l’appui de la domination féminine ancestrale est la quantité de
représentations féminines, qui, selon certains, indique que les femmes étaient au centre
de la religion (les « déesses-mères »).
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Ces trois catégories d’arguments sont en réalité bien faibles.
D’abord, les mythes… sont mythiques, et dire qu’ils contiennent toujours une part de
vérité est une idée assez glissante. Voyez le mythe fondateur de la Genèse, on y parle
de gens qui vivaient jusqu’à 900 ans, qui n’avaient pas de nombril… Faut-il y accorder
foi ? Quand on dit que les eaux de la Mer Rouge se sont écartées devant Moïse, faut-il
prendre cela comme une parole d’Évangile ? De même, ce n’est pas parce que certains
peuples racontent que jadis, les femmes gouvernaient, que c’est vrai. Partout, le rôle
des mythes est de légitimer la situation actuelle : jadis les choses étaient très différentes
de ce qu’elles sont aujourd’hui… et tout allait très mal. Et heureusement que, depuis,
le monde a été remis sur ses pieds et dorénavant les choses se passent bien. Ainsi, dans
beaucoup de sociétés à domination masculine, on explique qu’autrefois c’étaient les
femmes qui dominaient et que c’était le chaos.
Pour les arguments ethnologiques, assez rapidement on s’est rendu compte qu’il est
difficile considérer que l’ensemble des civilisations seraient obligatoirement passées
100 dans un stade « iroquois » au cours de leur évolution. Voyez par exemple les Baruyas
de Nouvelle-Guinée, étudiés par l’anthropologue français Maurice Godelier : ce sont
des petits agriculteurs qui ressemblent beaucoup, techniquement parlant, aux Iro-
quois, et ils font preuve d’un égalitarisme matériel farouche, il n’y a pas de riches ou
de pauvres… mais concernant les relations hommes-femmes, c’est l’Arabie Saoudite
au Néolithique. Les femmes sont privées de tout ce qui peut ressembler à un droit, les
hommes sont élevés dans le mépris le plus absolu des femmes. On a même des choses
hallucinantes, comme le dédoublement de tous les chemins entre les villages, le che-
min du haut étant bien sûr réservé aux hommes, et celui du bas aux femmes. Et quand
par hasard une femme croise un homme en dehors d’un chemin, elle doit se jeter dans
les buissons et se couvrir la tête de sa cape pour ne pas croiser son regard… On peut
aussi citer le cas des Amahuacas d’Amazonie, eux aussi techniquement proche des
Iroquois. Un ethnologue écrit : « En général les hommes exercent sur les femmes une
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la domination féminine. L’axe horizontal représente le degré de développement tech-
nique : à gauche, celui des chasseurs-cueilleurs, puis les petits agriculteurs, puis les agri-
culteurs des civilisations plus riches…
On constate que, contrairement à ce que pensaient Bachofen ou Engels (sur la base des
informations limitées dont ils disposaient à leur époque, ne leur jetons pas la pierre), en
fait on trouve des sociétés à domination masculine à tous les stades du développement
technique. Dans les formes sociales les plus archaïques, on continue à trouver des socié-
tés structurées par la domination masculine - même si on trouve aussi des sociétés où les
rapports entre les sexes semblent à peu près équilibrés.
Mais (et c’est frappant) il n’y a pas de société où existe une domination féminine (la
moitié supérieure du tableau est vide) : on n’a jamais trouvé de vraie société matriarcale,
où ce seraient les femmes qui auraient l’exclusivité du pouvoir et dirigeraient la société
et les hommes. Cela n’existe pas.
102 Pour expliquer ce fait, il y a beaucoup de théories. Certains avancent des explications
psychologisantes : l’homme serait naturellement jaloux des femmes parce qu’elles seules
peuvent avoir des enfants, ce qui l’entraînerait à vouloir dominer les femmes pour
s’approprier leur pouvoir. Mais on n’a jamais identifié le chromosome qui conduit les
hommes à cela, et cela n’explique pas pourquoi les femmes se sont laissé faire. Ce genre
d’explications n’est pas très satisfaisant.
Il me semble cependant qu’il y a un élément très important (explique-t-il tout, peut-être
pas, mais c’est à coup sûr un fait majeur), que l’on retrouve apparemment partout,
quelle que soit la société : c’est la division sexuelle ou sexuée du travail et, au-delà, de la
vie sociale. Dans toutes les sociétés dites primitives, que les rapports hommes-femmes
y soient les plus ou les moins égalitaires, il existe un « apartheid des sexes » : il y a des
travaux de femmes, des lieux réservés aux femmes pour les exercer, des comportements
ou des rites religieux spécifiques aux femmes (voire des dialectes propres) ; et il en est de
Jean-Marc Pétillon
Préhistoire de la domination masculine
Je vais essayer de vous présenter ce que l’archéologie - en particulier la préhistoire - peut
dire sur la question des rapports hommes/femmes, en essayant donc de prendre le sujet
dans sa plus grande profondeur chronologique.
Cela n’est pas évident a priori : vous savez que, par opposition à l’histoire (qui travaille
sur des textes) et à l’ethnologie (qui recueille des paroles), l’archéologie est le royaume
de l’objet : ce sur quoi travaillent les archéologues, ce sont des outils, des œuvres d’art,
des bâtiments ou des tombes, en tout cas des traces qui nous renseignent en premier
lieu sur ce qu’on appelle la culture matérielle (gestes, techniques, économie). Recons-
tituer les structures sociales, c’est beaucoup
plus difficile et incertain. C’est le cas des struc-
tures familiales et des systèmes de parenté, des
structures politiques, mythes et religions, mais
c’est aussi le cas des rapports de genre, qui ne
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sont pas le terrain le plus favorable pour un
archéologue.
Et de fait, pendant longtemps, en archéologie,
cette question n’a pas été abordée directement,
mais elle était présente sous forme de présup-
posés « androcentristes » implicites. Vous en
avez ici un exemple célèbre : la publication
du colloque Man the Hunter, tenu en 1966 à
Chicago, et consacré à l’archéologie et à l’eth-
nologie des chasseurs-collecteurs. Ce travail a
contribué à mettre fortement en avant le rôle
décisif de la chasse dans l’évolution humaine,
PARCOURS 2017-2018
aussi bien biologique (développement du cerveau, des capacités d’anticipation, etc.) que
sociale (pratiques de partage de la nourriture notamment) : l’idée étant que tout cela
s’est produit grâce à la chasse (implicitement : la chasse au gros gibier, donc, implicite-
ment : la chasse faite par les hommes.)
La réponse est venue assez rapidement, avec un article de Sally Slocum, Woman the
gatherer (paru en 1975 dans un recueil collectif d’études Toward an anthropology of
women) suivi d’un livre du même titre paru en 1981. C’était une sorte de réplique fémi-
niste, soulignant le rôle décisif des activités de collecte alimentaire (considérées comme
dévolues aux femmes) dans le développement, aussi bien de la cognition humaine que
de la vie sociale.
Dans la foulée, on a assisté au développement, à partir des années 1980, d’un courant
appelé l’archéologie du genre, qui a eu deux origines indépendantes : en Norvège à la
104 fin des années 1970, et en Amérique du Nord au début des années 1980 (avec un article
fondateur pour les Anglo-saxons écrit par Mmes Conkey et Spector en 1984). Ce cou-
rant est essentiellement développé aujourd’hui dans les pays anglo-saxons, d’où le fait
qu’il soit généralement appelé gender archaeology.
Ce courant avait deux objectifs :
- Un objectif critique : montrer que certaines interprétations des données archéolo-
giques, qui se prétendent objectives, sont en fait biaisées par des présupposés sexistes
ou androcentristes.
- Un objectif « positif » : montrer que les rapports de genre sont un objet d’étude légi-
time pour l’archéologie - en d’autres termes, qu’il est possible de reconstituer, au moins
en partie, les rapports hommes-femmes dans les sociétés du passé, même en l’absence
de sources écrites.
PARCOURS 2017-2018
Premièrement, les représentations humaines (peintures, gravures, sculptures), qui ont été
abordées sous deux angles :
- Les conventions de représentation : on a considéré que la façon dont les corps mas-
culins et féminins sont figurés, le fait de privilégier tel ou tel détail, pouvait donner des
informations sur la façon dont les identités masculine et féminine étaient structurées.
- Les activités : on a aussi considéré que, lorsque ces figures sont représentées en action,
en train de faire quelque chose, cela pouvait nous renseigner sur ce qui était considéré
à l’époque comme étant (ou pas !) des activités typiquement féminines ou masculines.
Deuxièmement, les sépultures (tombes). Vous savez peut-être que, lorsqu’on découvre
un squelette d’humain adulte bien conservé, il est possible de déterminer s’il s’agit d’un
squelette d’homme ou de femme (je parle bien sûr du sexe biologique) grâce à la forme
des os du bassin ou à une analyse ADN. Les tombes préhistoriques ont donc pu être
intégrées dans la discussion sur les rapports de genre, là encore de deux façons :
- Les biens funéraires : dans beaucoup de sociétés, la pratique existe de déposer des
objets dans la tombe, avec le mort. On a considéré que ces objets pouvaient parfois nous
renseigner sur les activités pratiquées par l’individu de son vivant, et donc nous rensei-
gner indirectement sur quelles activités étaient typiquement féminines et/ou masculines.
- Les marqueurs d’activité sur le squelette : lorsque vous pratiquez régulièrement et in-
tensément certaines activités, ces activités peuvent laisser des traces sur votre squelette,
aussi certains chercheurs ont-ils entrepris d’étudier ces marqueurs sur les squelettes pré-
historiques. Là encore, ces marqueurs peuvent potentiellement nous renseigner sur les
activités régulièrement pratiquées, soit par les hommes, soit par les femmes.
Plutôt qu’un exposé chronologique, je vais passer en revue successivement ces deux
registres (les représentations, puis les sépultures).
Les représentations
Pour cette partie, je vais utiliser très largement les travaux de deux chercheuses de mon
laboratoire, Raphaëlle Bourrillon et Esther López-Montalvo, spécialistes des représen-
tations humaines respectivement au Paléolithique et au Néolithique, et qui ont travaillé
entre autres sur la figuration du genre dans l’art de ces sociétés.
Si je commence par la question des représentations humaines, ce n’est pas complète-
ment par hasard, c’est parce que le Paléolithique et le Néolithique européens ont livré
de nombreuses représentations féminines, qui ont été appelées « vénus » (pour le Paléo-
lithique) ou « déesses mères » (pour le Néolithique), qui ont parfois été interprétées
106 comme des figures religieuses, et qui, dans les années 1960, ont alimenté l’idée d’un
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En fin de compte, on arrive à l’idée que les interprétations des Vénus reflètent surtout les
croyances de nos sociétés, ce sont des projections.
En conclusion, il n’y a pas là de quoi fonder l’existence d’un hypothétique matriarcat,
et on pourrait même (en suivant F. Frontisi) y voir les premières traductions graphiques
d’une domination masculine dans le regard porté sur les femmes. Quant aux périodes
plus anciennes (Paléolithique moyen, correspondant aux populations néanderta-
liennes), il n’y a aucune représentation humaine et donc aucune donnée pour discuter.
Je n’exprime pas ici un point de vue minoritaire : l’idée du matriarcat préhistorique a
été critiquée pratiquement dès sa formulation (années 1970) et n’est plus défendue par
aucun préhistorien sérieux aujourd’hui.
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- Surtout, plus gênant, les objets déposés dans la tombe ne sont pas forcément les objets
personnels du défunt, et ils ne reflètent pas forcément ce qu’il faisait de son vivant. Les
biens funéraires peuvent très bien être constitués d’un équipement totalement stéréo-
typé, déposé avec chaque mort pour des raisons rituelles, sans lien avec l’activité de la
personne. Cela dit, est-ce qu’on peut quand même dire quelque chose de ce matériel ?
Pour le Néolithique, la situation est complexe, variée, parfois controversée, et je ne peux
pas en proposer un tour d’horizon complet. Dans le Néolithique moyen et récent du
nord de la France et de l’Allemagne de l’ouest (un des cas les plus étudiés), certains
objets - comme les meules - se retrouvent indifféremment dans les tombes masculines et
féminines, tandis que d’autres outils (comme certains types de poinçons ou de grattoirs
en matières osseuses) se retrouvent uniquement dans les tombes de l’un ou l’autre sexe.
Il y a quand même une tendance récurrente : quand une tombe contient des éléments
d’armes (généralement des pointes de flèche) et que le sexe du défunt est identifiable, il
s’agit toujours d’un homme.
On retrouve donc cette exclusivité masculine dans l’usage des armes. C’est le cas par
exemple dans le Cerny (culture du Néolithique moyen dans le Bassin parisien), une des
cultures néolithiques en Europe où les pointes de flèche sont les plus fréquentes dans
les sépultures :
110
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10 dernières années. Les situations décrites sont très différentes, mais le point commun,
c’est qu’il y a toujours des différences qualitatives et/ou quantitatives entre l’usure des
dents des hommes et l’usure des dents des femmes. Ça suggère la pratique d’activités
différentes (ces activités sont d’ailleurs en général assez mal définies), donc une certaine
division sexuelle du travail.
Pour les périodes plus anciennes (Paléolithique), on n’a pas de données fiables, faute
d’échantillons suffisants.
On pourrait aussi citer d’autres indices, comme le degré d’asymétrie des membres supé-
rieurs, qui est aussi en partie lié aux activités pratiquées pendant la vie, et qui est dif-
férent entre hommes et femmes dans plusieurs populations préhistoriques. Sébastien
Villotte (du CNRS à Bordeaux) a étudié récemment les enthésopathies des squelettes
préhistoriques (ce sont des lésions qui se forment sur les os au niveau des insertions
tendineuses et ligamenteuses à force de pratiquer une activité répétitive). Il a étudié un
échantillon d’environ 120 individus sexués néolithiques, 60 mésolithiques et 30 paléoli-
thiques, provenant de divers sites européens.
112
Or, il a constaté que les individus masculins - et seulement ceux-ci - présentaient sur le
coude droit - et seulement sur le droit - une fréquence anormalement élevée de l’épi-
condylose médiale. L’épicondylose médiale est un petit défaut qui se forme sur l’humé-
rus à l’intérieur du coude et qui est liée aux activités de lancer (ce qu’on appelle le
thrower’s elbow, que l’on retrouve aujourd’hui chez les lanceurs de baseball et de jave-
lot ; à ne pas confondre avec l’épicondylose latérale ou tennis elbow). Elle est observée
même chez des individus préhistoriques jeunes, ce qui semble indiquer que l’activité
en question était pratiquée régulièrement dès l’enfance ou l’adolescence. La différence
hommes/femmes est très marquée statistiquement et va clairement dans le sens d’une
division sexuelle des activités dans laquelle les hommes seuls pratiquaient les activités
de lancer. Et dans un contexte de mode de vie de chasseur-collecteur ou d’agriculteur
primitif, on pense évidemment aux armes de jet.
Christophe Darmangeat
L’égalité des sexes aujourd’hui et demain
Cette dernière partie sera un peu moins descriptive, moins strictement scientifique que
les deux premières, et un peu plus militante (voire politique) avec un certain nombre de
partis pris revendiqués sur des évènements d’aujourd’hui, ce qui peut susciter des réac-
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tions (positives ou négatives, nous le verrons !)
Je vais donc essayer de mettre en perspective ce que l’on appelle l’égalité des sexes au-
jourd’hui et peut-être demain. D’abord, je dirai que ce mot « égalité des sexes » me
semble un peu malheureux : quand on y réfléchit un peu il n’a pas grand sens. Ainsi,
l’égalité des droits entre hommes et femmes voudrait dire que les femmes ont des droits
différents des hommes, mais que, quand on les mesure, on trouve qu’ils sont égaux. En
fait il faudrait parler de l’« identité des droits » et non de leur égalité. Plus globalement,
il serait donc plus juste de parler de l’identité des sexes, non sur le plan biologique ou
morphologique, bien entendu, mais du point de vue de la société. Il faut dire que l’on
désire une société qui soit indifférente à votre appareil reproducteur, Que ce soit du
point de vue de vos droits, de la place que vous occupez, des opportunités que ça vous
donne, des comportements que l’on vous impose.
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Après ce préambule, il faut remarquer que cette idée d’égalité des sexes est récente. A
l’échelle de notre vie on ne le réalise pas toujours : on peut avoir l’impression que cette
idée a été avancée depuis longtemps, que les choses n’avancent pas très vite, voire même
reculent. Pourtant si on se place sur une perspective longue, on s’aperçoit que, pour
autant qu’on le sache, cette idée-là n’avait jamais été émise nulle part avant il y a 4 ou 5
siècles. On peut prendre toutes les sociétés qu’on a pu observer, que ce soit dans l’Anti-
quité ou dans les exemples que je vous ai montrés tout à l’heure, on peut y trouver des
femmes qui résistent, qui protestent, qui se défendent, qui parfois tuent leur mari, mais
aucune d’elles (et a fortiori encore moins la collectivité) n’a jamais dit que la situation
n’était pas normale, et que les femmes devraient avoir, comme les hommes, le droit de
faire la chasse, la guerre, la politique… C’était impensable, et ça n’est devenu pensable
que depuis 400 à 500 ans. J’en date le début à un auteur contemporain de Louis XIV
(on peut sans doute en trouver d’autres, la religion sikh, par exemple, est un peu plus
ancienne et proclame déjà l’égalité des sexes dans son sens moderne) : « Je ne soutiens
pas qu’elles soient toutes capables des sciences et des emplois, ni que chacune le soit de
tous : personne ne le prétend non plus des hommes ; mais je demande seulement qu’à
prendre les deux sexes en général, on reconnaisse dans l’un autant de disposition que
dans l’autre. » (François Poullain de la Barre De l’égalité des deux sexes, 1673).
C’est une idée qui est née dans notre société capitaliste, en raison de la forme d’écono-
mie qui la caractérise - d’une manière générale, je me réclame du courant matérialiste :
je pense que, fondamentalement, les idées d’une époque s’expliquent par les faits réels,
et non l’inverse. Si un nouveau courant d’idées apparaît, c’est qu’il y a eu d’impor-
tants changements dans la société qui en ont permis l’émergence. L’idée de l’égalité des
sexes est venue avec cette nouvelle organisation économique, dans laquelle les relations
s’organisent via la monnaie, où sont achetés et vendus non seulement les produits du
travail, mais aussi les travailleurs eux-mêmes (on l’a oublié, il nous paraît tellement nor-
mal d’aller acheter notre baguette, et de chercher un employeur pour avoir du travail,
mais ça n’existait dans aucune société ancienne). L’argent est un grand anonymiseur,
il dissimule qui a fait quoi : quand tous les produits passent par la forme argent, on ne
peut plus dire si cela a été fait par une femme ou un homme, on sait que c’est le produit
d’un travailleur, c’est le produit du travail humain : on se moque, quand on l’achète,
de savoir qui l’a fait, et cela semble normal. Et ce qui est plus nouveau, on achète et
on vend aussi les travailleurs eux-mêmes. Et dès que le salariat est apparu avec le capi-
talisme, il y a eu des femmes pour dire : « il n’y a pas de raison que, pour un même
travail fourni, les femmes ne soient pas rémunérées de la même façon que les hommes »
La division sexuelle du travail, la dévalorisation ancestrale du travail féminin, même si
114 elles sont très loin d’avoir disparu, ont donc été remises en cause à travers notre forme
moderne d’économie.
Alors, si aujourd’hui personne n’ose dire qu’il est contre l‘égalité des sexes, certains
avancent qu’il existe des différences physiques entre hommes et femmes qui justifient
des différences de traitement (en présentant cela comme l’égalité dans le respect des
différences). Au-delà des différences apparentes et incontestables (comme l’appareil
reproducteur), on se pose la question : y a-t-il une différence entre un cerveau masculin
et féminin ? Je ne suis pas biologiste, je n’ai pas de réponse absolue à cette question
qui soulève encore d’énormes polémiques dans les milieux spécialisés. Mais même les
études qui identifient des différences entre un cerveau masculin et féminin admettent
que ces différences sont très limitées et ont peu d’incidences sur les capacités cognitives
(et ces études sont très contestées). Alors quand on vous dit « d’accord pour l’égalité,
mais il faut respecter les différences », méfiance : c’est le faux nez de tous ceux qui en
PARCOURS 2017-2018
occuper ce qu’on appelle traditionnellement des métiers d’hommes (quand on participe
à une manif, on peut maintenant se faire gazer par des femmes CRS !) ; en revanche on
a du mal à voir des hommes occuper des métiers traditionnellement féminins. La raison
est qu’il est valorisant pour des filles d’occuper des métiers d’hommes Mais pour un
homme, il reste dévalorisant d’occuper un métier de femmes, et c’est une chose que les
milieux traditionalistes rejettent violemment, comme on le voit ci-dessous !
(A gauche, une pancarte brandie dans « La manif pour tous », ce n’est pas très vieux et
c’était en France.)
C’est que cette idée de la séparation des sexes vient de loin. Elle est entretenue par de
nombreux canaux sociaux, dont les religions (si les religions monothéistes « modernes »
n’ont pas dérogé à la règle, elles n’ont rien inventé en la matière). Si les catholiques (en
Occident) ont abandonné officiellement la séparation hommes-femmes dans les églises
(mais pas dans la prêtrise !) depuis les années 60, cette séparation existe encore dans les
bus israéliens ou dans les mosquées.
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Débat
Une Participante - Je voudrais apporter mon témoignage : j’ai deux enfants de 3 et 5 ans,
fille et garçon, j’ai essayé de les élever de la même façon, et pourtant, la fille joue plutôt
avec des poupées et le garçon avec des petites voitures. Et si par hasard ma fille prend les
autos de son frère, elle les emmène vers son berceau… pour les habiller ! Et ceci avant
toute socialisation par l’école ou par des nounous ! J’en suis moi-même assez surprise
sinon choquée : comment l’expliquer ?
Jean-Marc Pétillon - Ça renvoie à ce que disait Christophe tout à l’heure : certaines
études montrent des différences entre garçons et filles pour certains types de compor-
tement, notamment les comportements agressifs au sens large - incluant le goût de la
vitesse - dès des âges très jeunes. Je ne suis pas compétent sur ces sujets, qui sont très
débattus. Ce qui est important, de notre point de vue, c’est que, même si ces différences
existent, il n’y a aucune raison que cela débouche sur quoi que ce soit en matière sociale
politique ou culturelle.
Un participant - Savez-vous, Mesdames, que jusqu’à un passé récent celles qui portaient
un pantalon étaient dans l’illégalité. Pour porter le pantalon il fallait un certificat médi- 117
cal, et cette loi n’a été abrogée que dans les années 80 !
Christophe Darmangeat - Si on joue aux devinettes, je vous en propose une autre : quelle
a été en France la dernière profession interdite aux femmes, et de quand date la levée
de cette interdiction ? Il s’agit de la profession de sous-marinier, et sa levée eut lieu dans
l’été 2014 !
Mais le fait que le droit n’interdise plus certaines activités n’entraîne pas automatique-
ment la disparition de toute division sexuée du travail. A la maison par exemple, on
constate que les femmes exécutent la plupart des travaux ménagers : c’est un des lieux
les plus résistants de la domination masculine (les femmes font deux fois plus de travaux
ménagers que les hommes, surtout quand il y a des enfants).
Un participant - La première bachelière française a obtenu son diplôme en 1924 !
PARCOURS 2017-2018
Une Participante - Vous n’avez pas ou peu parlé des différences physiologiques entre
hommes et femmes : pourtant, il est avéré que (au moins statistiquement) les hommes
sont plus costauds, plus musclés, plus lourds que les femmes, et on sait aussi que chacun
est tenté d’utiliser ses atouts pour se faire sa place au soleil : la domination masculine
vient peut-être tout bêtement de là ?
Christophe Darmangeat - Ça rejoint la difficulté à expliquer comment cette division
sexuée du travail s’est mise en place, et pourquoi. Quand on essaie de faire de la science,
il y a des choses dont on est totalement sûr, des choses que l’on imagine assez sûres, etc.
Il y a des degrés dans la connaissance. Et ici on est dans les zones les moins sûres. Ce
dont on est assez sûr concernant les sociétés les plus anciennes, c’est que la domination
des hommes ne passe pas uniquement par leur supériorité physique : elle est organisée
socialement. Ce n’est pas quelque chose de spontané, où chacun ferait ce qu’il veut, et
dont la résultante serait que, de fait, ce sont les hommes qui dominent. Les hommes ne
se contentent pas d’avoir plus de muscles que les femmes, ils se sont donné les moyens
de les mettre à la raison, ils monopolisent ces moyens. C’est volontairement que nous
n’avons pas parlé de cette différence de morphologie, car nous sommes persuadés qu’il
y a d’autres choses bien plus déterminantes dans l’origine de la domination masculine,
cela n’est pas que de la nature, cela a été organisé socialement à travers la division
sexuée du travail, et aussi par la religion, des droits de propriété, du partage des droits
économiques…
Un participant - J’ai beaucoup apprécié l’iconographie que vous nous avez présentée,
avec le questionnement sur le regard que les femmes pouvaient alors porter sur elles-
mêmes !
Parmi ces Vénus, vous avez cité la « Vénus de Lespugue » qui a été découverte sur un
site proche de Saint-Gaudens… qui est aujourd’hui menacé d’être détruit car on veut
119
y autoriser une carrière (qui devrait démarrer ses travaux en avril prochain) malgré
les protestations et manifestations de la population locale et des autorités scientifiques
régionales. Qu’en pensez-vous ?
Jean-Marc Pétillon - C’est un dossier qui dure depuis longtemps, et je connais bien
l’équipe archéologique qui a fait des recherches et des diagnostics sur la zone d‘emprise
de la future carrière. Il y avait en particulier des préhistoriens qui auraient été contents
de trouver des traces préhistoriques ici… et n’en ont pas trouvé (du moins sur la zone
prévue à l’époque, car les choses bougent souvent !). Ce massif de Lespugue-Mont-
maurin est rongé depuis de longues années par toute une série de carrière, et je dirais
volontiers « Laissons en paix ce qu’il en reste ». Le paléolithique n’est peut-être pas le
plus menacé ici, mais ce n’est pas une raison pour déchaîner les explosifs !
PARCOURS 2017-2018
Une participante - Dans l’ancien musée municipal de Montmaurin (près de Lespugue),
il y avait plusieurs centaines de dents humaines datant sans doute du Paléolithique. Et
quand on discutait avec les vieilles gens dans le village, elles nous racontaient qu’elles
avaient trouvé de nombreuses dents dans les grottes qui parsèment la campagne. Alors
j’espère qu’elles n’ont pas été perdues, et que vous pourrez vous en servir dans vos
études (vous étiez venu à Montmorin il y a quelque temps)
Jean-Marc Pétillon - Ces ossements concernent plutôt le Néolithique, ou des périodes
plus récentes ; en tout cas ce n’est pas mon domaine de compétence, mais je rejoins votre
souhait bien sûr. Concernant la carrière, je voudrais ajouter que notre région a plus
d’intérêt (même économique) à promouvoir et développer ces ressources et ce patri-
moine unique, plutôt que d’y ouvrir une carrière de plus…
Une participante - Une remarque concernant la préhistoire. D’abord merci d’avoir mon-
tré les incertitudes de l’archéologie pour aboutir à des conclusions sur les sociétés (ou
protosociétés) et les cultures anciennes. Merci d’avoir montré que nous faisons, nous,
de la rétroprojection culturelle sur des sociétés sur lesquelles nous ne savons en fait pas
grand-chose. Toutefois, concernant le besoin d’enfants, vous avez avancé l’idée qu’au
Paléolithique les humains n’avaient pas le besoin d’avoir beaucoup d’enfants : en fait
nous n’en savons rien. Mais si on regarde les statuettes, les Vénus, chez toutes il y a la
mise en évidence des caractères anatomiques de la sexualité, et de la sexualité procréa-
trice : les gros seins, les hanches larges, beaucoup semblent enceintes, et on ne peut pas
ne pas se dire qu’à ce moment-là le lien entre l’humain et l’enfant passait nécessairement
et uniquement par le corps féminin. On voyait l’enfant naître en sortant du corps de la
femme, et la théologie et l’histoire montrent que l’on a fait très tardivement le lien entre
l’homme et l’enfant. Le rôle de l’homme dans la procréation n’est accepté que bien tard.
Et toutes les mythologies anciennes associent toujours la vie à l’image de la femme.
Une remarque historique maintenant : vous avez dit que partout, dans toutes les so- 121
ciétés connues, les femmes n’étaient pas associées à la politique. Il existe des excep-
tions notables, chez les Berbères par exemple, ou dans les Pyrénées basconnes (Pays
basque et Gascogne), où l’on sait que jadis, dans les vallées pyrénéennes, qui étaient des
microcosmes bien séparés les uns des autres, ces microcosmes ont vécu en autonomie
jusqu’à la Révolution française, et les femmes y avaient une contribution à la politique
strictement égale à celle des hommes. La structure de la vie sociale de ces sociétés (à
l’inverse des sociétés indo-européennes qui sont pyramidales avec le pouvoir descendant
du haut) partait du bas, et le bas, c’était la maison, le groupe familial, représenté par
un seul, l’aîné (qu’il soit homme ou femme, c’est le droit d’aînesse absolu ou intégral).
Et ces femmes-ainées participaient donc de plein droit aux assemblées communales,
avec une stricte égalité avec les hommes. C’est donc ici une égalité de genre complète :
ces femmes ont eu le droit de vote bien avant leurs sœurs françaises, elles pouvaient
PARCOURS 2017-2018
être élues Consules de vallée, poste important. Et je rattache à vos remarques très per-
tinentes sur le rôle de l’économie et la place première des systèmes de propriété et de
droit des successions dans le rôle des femmes dans la société, le fait que la gestion, dans
ces Pyrénées, en commun par les femmes et les hommes, était une gestion de territoires
communs : 44 % des terres « en bas », au fond des vallées, étaient communes, et 100 %
des terres en altitude. Ce modèle de gestion est assez unique, avec l’égalité femmes-
hommes et un communautarisme de la propriété de la terre. Et c’est la Révolution fran-
çaise, avec ses références patriarcales issues de la civilisation gréco-romaine et judéo-
chrétienne, qui va jeter tout cela à bas.
Christophe Darmangeat - J’ai un peu l’impression (ne m’en voulez pas) que vous com-
mettez vous aussi le péché dont vous nous accusez : il ne faut pas trop s’avancer quand
on fait des affirmations ! Comment savez-vous que nos ancêtres n’ont découvert que
très tardivement le rôle des hommes dans la procréation ? Les anthropologues vous
diront que toutes (absolument toutes) les civilisations « primitives » qu’ils ont étudiées
(australiens, inuits, bushmen… qui peuvent se rapprocher des sociétés paléolithiques)
connaissent le rôle de la paternité. Et même dans les sociétés les plus machistes, ils l’exa-
gèrent. Chez les Baruyas, dont je vous ai parlé, ils pensent que ce sont les hommes qui
sont au centre de la procréation, les femmes ne servent que de vase pour recueillir le
sperme à partir duquel l’enfant va croître (et il faut faire l’amour souvent quand la
femme est enceinte pour que fœtus se développe : c’est l’homme qui fait tout, même le
lait qui se fait à partir du sperme…) C’est un exemple un peu extrême, mais même chez
les Australiens primitifs il y a l’idée qu’il y a un lien mystique et religieux entre le terri-
toire, la procréation… qui passe exclusivement par les hommes. L’idée que nos ancêtres
n’aient découvert que tardivement le rôle de l’homme dans la paternité est donc pour
le moins douteuse.
Quant à savoir si les Vénus avaient des formes sexuées ou maternelles, je voudrais ajou-
ter que les hommes ont toujours su faire la différence entre l’envie de se reproduire
et l’envie d’avoir des rapports sexuels (et les revues du genre play-boy sont pleines de
photos aux formes voluptueuses, et je ne pense pas que cela soit pour inciter les lecteurs
à avoir des enfants).
Et pour les Pyrénées, j’avoue mon incompétence (mais je sais que vous en êtes une spé-
cialiste reconnue). Et j’ai sans doute été trop lapidaire dans mon expression en disant
« Les hommes ont partout le monopole de la politique… » Pour être plus précis, les
hommes ont pu, çà ou là, concéder aux femmes une part plus ou moins grande de parti-
cipation à la guerre, aux armes, à la politique, mais il n’y a pas d’exemple où les femmes
122 aient pris le pouvoir de façon exclusive ou même dominante. On peut se retrouver sur la
ligne médiane du tableau que j’ai présenté, jamais au-dessus. Les femmes ont pu acqué-
rir des pouvoirs économiques, voire une part des pouvoirs politiques (comme dans le
cas des Iroquois) mais nulle part on n’a vu les femmes priver les hommes de pouvoir,
contrairement à l’immense majorité de civilisations où les hommes privent les femmes
de pouvoir.
Jean-Marc Pétillon - Concernant le fait que les Vénus représentent des femmes en-
ceintes, c’est très discutable : ce sont peut-être simplement des femmes adipeuses. Et
on n’a aucun exemple de représentation de femme accouchant, ou allaitant, ou même
portant un bébé dans ses bras. Il n’y a donc aucun argument indiscutable pour dire que
cette petite statuaire a quelque chose à voir avec des rites de fertilité.
Une participante - Votre exposé a donc montré surtout que l’origine de la domination
masculine est très ancienne et se retrouve partout : pensez-vous que sa remise en ques-
tion actuelle pourra aboutir, ou n’est-ce qu’un feu de paille ?
Jean-Marc Pétillon - Dans notre exposé, nous avons parlé de deux choses : de division
sexuelle du travail d’une part, et de domination masculine d’autre part, ce qui n’est
pas la même chose. Et l’articulation entre les deux n’est pas évidente à saisir. Autant
la division sexuelle du travail est un universel (particulièrement incontestable concer-
nant l’usage des armes), autant le poids que les hommes font porter sur les épaules des
femmes diffère d’une société à l’autre, même très semblable par ailleurs : difficile donc
de faire un lien « politique » entre les deux.
Christophe Darmangeat - Quant à moi, je suis incapable d’affirmer qu’il y a aujourd’hui
globalement plus ou moins de domination masculine que dans le passé. Et Pour moi
cette question n’a pas beaucoup de sens, car on sait qu’à toutes périodes de l’histoire on
a pu observer de grosses variations d’une société à l’autre. Même à propos des Baruya
de Nouvelle-Guinée, si on s’intéresse à des sociétés situées à moins de 50 km et parlant
la même langue, on y trouve des coutumes tout à fait différentes (et ces sociétés se cri-
tiquent entre elles sur les relations hommes-femmes). Alors aujourd’hui quel est le degré
de domination masculine sur la planète ? Comment faire une moyenne entre la Suède
et l’Arabie saoudite ?
En revanche, je pense que nous vivons dans la première société de l’humanité qui remet
explicitement la division sexuée du travail. Et c’est la première fois dans l’histoire qu’on
peut entrevoir un avenir dans lequel cette différenciation aura disparu. Ça ne veut pas 123
dire que cela se fera facilement, mais il s’est déjà passé quelque chose d’inouï au niveau
des relations sociales : pour la première fois, dans les faits, la discrimination juridique
entre hommes et femmes a disparu dans beaucoup de pays, et c’est complètement iné-
dit : on a jeté les bases pour que les choses évoluent.
Jean-Marc Pétillon - Dans le domaine archéologique, on a constaté que l’on retrouve la
domination masculine à l‘œuvre aussi loin que l’on remonte : c’est peut-être un consti-
tuant universel de notre préhistoire et de notre histoire. Mais la bonne nouvelle, c’est
que ce constat n’a aucune incidence sur le fait de savoir si oui ou non on veut que ça
continue ou que ça s’arrête. C’est un argument que l’on entend parfois : cette domina-
tion a toujours existé donc il n’y a pas de raison que ça change. L’arnaque intellectuelle
réside dans le « donc » : ce n’est pas parce que quelque chose est très vieux Que cela doit
continuer toujours. On a même beaucoup de raison de penser le contraire !
PARCOURS 2017-2018
Un participant - Pour terminer sur une note prospective et optimiste, ne peut-on pas dire
qu’il s‘avère aujourd’hui que l’infériorité féminine était bien un mythe, qui coûtait cher
car les sociétés se privaient de toute la valeur ajoutée potentielle que représentaient les
femmes. On peut donc penser que les sociétés qui vont promouvoir et appliquer réelle-
ment la parité vont s’avérer les sociétés les plus performantes, et qu’elles proposeront un
modèle qui inspirera les citoyens des autres sociétés plus conservatrices. Ce n’est pas un
hasard si ce sont les sociétés les plus démocratiques qui sont à la pointe de ce combat, et
on peut espérer que cela fera tache d’huile, à la fois pour des raisons morales mais aussi
pour des raisons d’efficacité (et ne boudons pas notre plaisir si efficacité et morale font
pour une fois bon ménage !)
Christophe Darmangeat - Juste une petite nuance : on ne peut pas dire avec certitude
que la domination masculine a de tout temps été une solution inefficace. Il semble assu-
rément que la division sexuée du travail a été à une certaine période une étape néces-
saire (même si ses conséquences n‘ont pas toujours été bénéfiques, pour faire un euphé-
misme) dans les progrès de l’humanité. Je pense que l’histoire des progrès de l’humanité
c’est celle des progrès de la productivité. Nous vivons dans des sociétés où le travail a été
rendu de plus en plus efficace. Et (Adam Smith le disait déjà) cela a passé par la division
du travail. Et la division du travail par sexe a été la première de toutes. Mais plus on a
avancé, plus elle s’est avérée dépassée, voire inutile, contre-productive.
Et ce raisonnement peut s’appliquer à bien d’autres domaines de notre société. Je vais
peut-être vous choquer, mais pour moi les frontières nationales, qui ont constitué un
progrès par rapport à la fragmentation qui régnait auparavant, sont devenues (je me
permets de le penser) une entrave pour l’évolution du monde.
Alors aujourd’hui, oui, la division sexuée du travail et la domination masculine sont
devenues caduques et devraient disparaître, on ne peut que le souhaiter et œuvrer en
ce sens.
Saint-Gaudens, le 17 mars 2018
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