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De l’amour divin à l’amour humain :

La femme de Job d’Andrée Chedid

Margarita GARCÍA CASADO


Universidad de Cantabria

Les textes choisis pour cette étude Le livre de Job1et le roman d’Andrée Chedid,
La femme de Job (1993) tentent d’apporter, avec des siècles d’écart, une réponse à la
question fondamentale du pourquoi de la souffrance humaine. Malgré leurs divergences
importantes, ces textes convergent dans leur dénonciation de l’obstination des hommes
à vouloir tout restreindre à leur propre finitude.
Le livre de Job est caractéristique de la vision des textes de l’Ancien Testament
selon laquelle Dieu manifeste en ce monde son amour pour son peuple par le biais de
biens matériels. Selon la conception de la rétribution qui imprègne l’ancienne théologie,
Dieu octroira « une longue et heureuse vie sur la terre, accompagnée d’une nombreuse
descendance » ainsi qu’une mort tranquille et délivrée de toute angoisse à ceux qui
demeureront fidèles au pacte fondateur alors que ceux qui s’écarteront de la voie
désignée seront affligés d’ « une vie brève et malheureuse » et sans descendance2.
Partant de cette conception, et en basant notre interprétation uniquement sur le
Livre de Job, notre étude montrera comment le texte de Chedid reprend et se démarque
du texte de l’Ancien Testament. Cette rupture est constituée par deux volets : il ne s’agit
plus, tout d’abord, de l’histoire de Job mais d’extraire du silence l’histoire de celle qui
fut sa femme et de constituer ensuite, à travers l’évocation d’un amour humain, la
contrepartie de cet amour exclusif basé sur l’obéissance absolue qui unissait Job à Dieu.

1
En ce qui concerne les origines et la problématique posée par ce texte, nous renvoyons le lecteur aux
études de Jean Lévêque : « Études, commentaires et homélies » [on line]. Publication électronique.
http://perso.wanadoo.fr/j.leveque-ocd/iyyob.htm et plus particulièrement au chapitre 10, « Le thème du
juste souffrant en Mésopotamie et le thème du livre de Job ». Date de consultation 12/01/06
2
Martin de Viviés, P. (27/4/06) « Job », [on line]. Publication électronique.
http://Introbible.free.fr/p2job.html. Date de consultation 08/05/06.
En effet, le Livre de Job passe sous silence l’importance de l’amour humain et
en particulier les liens existant entre Job et sa femme alors que le texte de Chedid débute
et s’achève par l’importance de la relation qui unit la femme de Job à son époux et
inscrit l’amour du croyant envers Dieu dans le cadre de l’amour terrestre.

La relation entre Dieu et sa créature dans l’Ancien Testament à partir du Livre de


Job
Le Livre de Job nous montre que la relation existant entre Dieu et Job est
unilatérale : il s’agit d’une relation partant du Créateur vers la créature sans possibilité
pour cette dernière d’intervenir dans l’ordre des choses. Dieu est dépeint comme un être
supérieur au-dessus des hommes et de la création. Job est constamment soumis à son
regard inquisiteur ou à celui du Satan, sorte d’espion divin auquel rien n’échappe3. Pour
Job, les cieux ressemblent à un tribunal présidé par un juge céleste chargé de
comptabiliser les fautes et les manquements à la règle. Cette image d’un dieu censeur et
omniprésent correspond à la conception d’un dieu de vengeance qui ne pardonne aucune
offense : la punition pour un quelconque délit pouvant être transmise aux générations
futures. En effet, selon la doctrine de la rétribution, les malheurs d’un homme, aussi
intègre soit-il, peuvent provenir de toute infraction commise par un membre de sa
famille. C’est pourquoi, bien que Job nous soit décrit comme un homme jouissant des
faveurs divines, « parfait et droit, craignant Dieu et se retirant du mal » (Job, I, 1)4, il est
toujours sur ses gardes, à l’affût de la moindre faute pour offrir des sacrifices à Dieu et
effacer toute transgression de la part des siens :
Ses fils sortaient festoyer en leur demeure […] Et après la tournée des festins, Job mandait
quelqu’un pour la sanctification, lui-même levé de grand matin offrait des holocaustes pour
chacun, car il se disait en lui-même : « Peut-être mes fils ont-ils péché et maudit Dieu en leur
coeur. » Ainsi faisait Job toujours. (d’Aquin, 1980 : 30)

3
Il s’agit du Satan ou Le Satan : adversaire de l’homme. « Satan est un terme hébreu signifiant
adversaire. À l'origine, c'était un nom commun désignant l'accusateur dans un tribunal hébraïque », voir
http://fr.wikipedia.org/wiki/Satan. Nous garderons cette définition plus proche du texte et du sens du
Livre de Job. Voir Lévêque, J. « L’énigme du mal et l’apport du livre de Job », [on line] Publication
électronique. http://perso.wanadoo.fr/j.leveque-ocd/enigme.htm.
4
La Bible, « Job », [on line]. Publication électronique. http://www.jclife.org/bible/at18_job.htm. Date de
consultation 13/01/06.
Mais tout cela ne sera pas suffisant car Dieu permettra au Satan d’éprouver la
sincérité de sa foi (Job, I, 8-12 ; II, 3-6)5. Il est à noter6, que c’est Dieu qui tire les
ficelles et dirige le Satan et non le contraire :
Un jour les fils de Dieu se présentèrent devant le Seigneur et Satan vint aussi avec eux. Et le
Seigneur lui dit : D’où viens-tu ? Il répondit : J’ai parcouru la terre et l’ai visitée dans tous les
sens. Et le Seigneur de lui dire : N’as-tu pas remarqué mon serviteur Job qui n’a pas son pareil
sur la terre, homme simple et droit, craignant Dieu et éloigné du mal ? Et Satan de répondre :
Est-ce donc pour rien que Job craint Dieu, Ne l’as-tu pas protégé d’une haie, lui, sa maison et
tout ce qui est à lui aux alentours ? […] Mais étends un peu ta main et porte atteinte à tout ce
qu’il possède et il te maudira en face. Le Seigneur dit donc à Satan : Voici, tout ce qu’il a, est
en ton pouvoir ; seulement n’étends pas la main sur lui […] (d’Aquin, 1980 : 35)

Toutefois comme Job surmontera la première épreuve sans se révolter, « En tout


cela Job n’a pas péché par ses lèvres ni ne dit rien d’insensé contre Dieu » (d’Aquin,
1980 : 47), Dieu permettra au Satan de lui infliger la seconde épreuve :
N’as-tu pas remarqué Job mon serviteur, qu’il n’a pas son pareil sur la terre, homme simple et
droit et craignant Dieu et éloigné du mal et conservant encore son innocence ? Or tu m’avais
excité contre lui pour qu’inutilement je l’afflige. Satan lui répondit : Peau pour peau, et tout ce
que cet homme a, qu’il le donne pour sa vie. Du reste étends la main et touche ses os et sa chair
et alors tu verras qu’il te maudira en face. Le Seigneur dit alors à Satan : Voici qu’il est en tes
mains ; toutefois garde sa vie sauve. (d’Aquin, 1980 : 53)

En réalité, si l’adversaire de l’homme pense pouvoir induire Yahweh à douter de


son serviteur, il n’en est rien en réalité car c’est Dieu qui se sert de lui pour s’assurer de
la dévotion inconditionnelle de Job.
Ainsi ce qui importe pour l’Éternel, ce ne sont pas tant les sentiments de Job
face à la perte de ses biens et la mort de tous ses enfants mais la confirmation et la
manifestation de « la force de son amour »7. Ce qui compte, c’est que le nom de Dieu
soit béni et que « ses oeuvres soient manifestées dans l’obéissance d’un croyant »8. La
relation entre Dieu et sa créature est unilatérale et ne tolère aucun partage : tout, biens et
enfants sont relégués au rang des bienfaits que Dieu donne et reprend. Mais aussi
paradoxal que cela paraisse, les souffrances de Job ont un sens ultime. Elles l’amèneront
à se défaire de toutes ces images « sécurisantes ou négatives, qu’il s’est forgées de Dieu

5
Ibid.
6
Lévêque, J. « Dieu, l’homme et le malheur : une lecture du livre de Job », [on line]. Publication
électronique. http://perso.wanadoo.fr/j.leveque-ocd/malheur.htm. Consultée le 12/01/06.
7
Lévêque, J. « Dieu, l’homme et le malheur : une lecture du livre de Job », [on line]. Publication
électronique. http://perso.wanadoo.fr/j.leveque-ocd/malheur.htm. Consultée le 12/01/06.
8
Ibid.
au temps de son bonheur comme durant son épreuve »9, à épurer son amour de toute
tentative de récupération rationnelle, de son désir de toujours vouloir expliquer et
interpréter par le biais du langage le sens de la création divine et les intentions du
Créateur.
C’est ce qui transparaît déjà lorsque ses trois amis, Éliphaz, Bildad et Tsophar
viennent lui rendre visite afin de le consoler. Lorsque ces derniers le voient tel qu’il est
dans sa déchéance, ils ne peuvent dire mot et accompagnent dans le silence sa douleur,
«ils s’assirent avec lui à terre sept jours et sept nuits, et nul ne lui dit une parole, car ils
voyaient que sa douleur était très grande »10. Le silence aurait pu constituer un pont
entre Job et ses amis mais celui-ci rompra, par sa révolte, ce lien fragile fait de
compréhension et de compassion. Il les contraindra à superposer leurs mots aux siens
sans pouvoir jamais l’atteindre car leurs paroles ne leur appartiennent pas et ne sont que
le matériau véhiculant un savoir qui leur a été transmis et qu’ils ne ressentent pas en
leur âme. Obligés à se prononcer, ils trahiront avec leurs discours creux l’amitié qu’ils
avaient pour Job11 .
C’est la souffrance qui a ouvert une brèche dans la croyance de Job et elle le
mènera à rejeter une foi s’appuyant seulement sur des savoirs, des justifications
théoriques ne tenant aucun compte de la réalité humaine (Lobato Fernández, 1997 :
555). Comme il le reconnaîtra lui-même dans sa douleur, il eut tenu, n’eurent été les
circonstances, le même type de discours :
J’aurais pu moi aussi parler comme vous,
Plût au ciel que votre âme soit la mienne.
Je vous bercerais aussi de bonnes paroles
Et je branlerais la tête sur vous.
Je vous encouragerais de ma bouche
Et j’agiterais mes lèvres en commisération.
(d’Aquin, 1980 : 261)

Dans sa colère Job accuse ses amis d’être « des forgeurs de mensonges, des
médecins de néant » et leur enjoint à garder le silence car là réside la sagesse (Job, XIII,

9
Ibid.
10
La Bible. « Job ». [on line]. Publication électronique. http://www.jclife.org/bible/at18_job.htm. Date de
consultation 13/01/06.
11
Lévêque, J. « Dieu, l’homme et le malheur : une lecture du livre de Job », [on line]. Publication
électronique. http://perso.wanadoo.fr/j.leveque-ocd/malheur.htm. Date de consultation 12/01/06.
4-5)12. Il leur reproche d’être incapables de lui donner une explication juste quant au
pourquoi de sa disgrâce. En réalité, sa colère continue de buter contre sa propre
croyance car l’homme qui clame son indignation, qui exige une justification de ce qui
lui est arrivé, s’acharne à vouloir sauvegarder une représentation divine transmise par la
tradition. Ce ne sera que lors de son dialogue avec Yahweh qui lui indiquera l’inutilité à
vouloir enfermer dans le langage la grandeur de son amour et le mystère d’une création
incluant la douleur et la mort : « Qui est celui-là développant des pensées en discours
ineptes ? » (d’Aquin, 1980 : 505) qu’il sera capable de voir et de comprendre Dieu avec
le regard de l’âme :
Je sais que tu peux tout, et qu’aucun dessein n’est trop difficile pour toi. Qui est celui-ci qui,
sans connaissance, voile le conseil ? J’ai donc parlé, et sans comprendre, de choses trop
merveilleuses pour moi, que je ne connaissais pas. Écoute, je te prie, et je parlerai, je
t’interrogerai, et toi, instruis-moi. Mon oreille avait entendu parler de toi, maintenant mon oeil
t’a vu. (Job, XLII, 2-5)13

Mais si Dieu consent à parler, il ne donnera aucune justification du « tragique de


la condition humaine »14. Yahweh laissera ses questions sans réponse mais montrera le
chemin pour retrouver la paix intérieure :
Quand enfin Yhwh sort de son mutisme, il ne répond pas directement sur le chaos moral que
Job lui reproche, car sur ce thème la parole du serviteur est piégée par l’imaginaire. Dieu juge,
Dieu inquisiteur, Dieu cruel : autant d’images par lesquelles Job a tenté d’objectiver son
angoisse. Le Créateur ne répond pas à ce niveau de fantasmes, mais au niveau du réel qui
manifeste ce qu’on peut connaître de lui ; il donne la parole à ses oeuvres et laisse finalement
Job devant le spectacle de leur harmonie paradoxale […] (il) suggère à sa foi un chemin lui
aussi paradoxal : pour échapper au chaos qui l’obsède, Job doit renoncer à contraindre Dieu.
Bien loin d’imposer au Créateur des critères figés, il doit accepter de ne pas savoir…
(Lévêque15)

Dieu lui fera comprendre que toutes les réponses à ses questions se trouvent dans
le silence, celui-ci se transformant ainsi en l’unique langage de la foi16. Dès que Job
accepte de ne plus vouloir percer le mystère de la création, de ne plus se considérer
l’égal de Dieu et assume sa condition de créature, « Je mettrai ma main sur ma

12
La Bible. « Job ». [on line]. Publication électronique. http://www.jclife.org/bible/at18_job.htm. Date de
consultation 13/01/06.
13
Ibid.
14
Lévêque, J. « L’énigme du mal et l’apport du livre de Job », [on line]. Publication électronique.
http://perso.wanadoo.fr/j.leveque-ocd/enigme.htm. Date de consultation 12/01/06.
15
Ibid.
16
Lévêque, J. « La nuit de Job et la nôtre », [on line]. Publication électronique.
http://perso.wanadoo.fr/j.leveque-ocd/nuit.htm. Consultée le 12/01/06.
bouche »17 (Job, XXXIX, 37), Dieu le rétablit aux yeux de tous comme un juste et le
réinstaure dans sa condition première (Job, XLII, 10-17)18.
Ainsi tout est rentré dans l’ordre après que Job eut reconnu son erreur et se soit
repenti d’avoir osé voiler avec ses pauvres mots les plans divins. L’épilogue est
conforme à la théorie de la rétribution : Job a retrouvé son bonheur perdu : ses biens lui
ont été rendus et il jouit aussi à présent d’une nombreuse descendance, « il eut sept fils
et trois filles » (Job, XLII, 13)19.

La femme de Job comme prolongation et humanisation de l’amour divin


Le roman de Chedid constitue une réécriture subversive du Livre de Job dans le
sens où le centre d’intérêt en a été déplacé : Chedid va se servir de l’amour entre un
homme et une femme pour réfuter une conception de la foi basée sur la soumission et
les rapports de force.
La femme de Job comporte de multiples différences au niveau de la thématique
avec le texte originel. Dans le Livre de Job, le prologue20 informe le lecteur du pourquoi
des tourments de Job et l’épilogue nous montre ce dernier réinstauré dans sa condition
première (Job, XLII, 10-17)21. Il n’en va pas de même dans l’écriture de Chedid. Le
lecteur ne connaîtra pas, pas plus que Job d’ailleurs, la raison de tous ses tourments et
l’épilogue s’achèvera sur la manifestation de l’amour de Job pour sa femme. L’omission
du pari passé entre Dieu et le Satan est délibérée car elle s’inscrit directement dans le
projet d’écriture de Chedid, soit la recherche et l’élaboration d’un langage nouveau
permettant la fusion et l’empathie entre les êtres et entre ceux-ci et Dieu. Pour Chedid,
ce qui importe face à la douleur, ce n’est pas d’en connaître la cause comme le voudrait
Job, mais de pouvoir comprendre, d’être là et de partager dans le silence la souffrance
de l’autre.
La femme de Job constitue le reflet inverse du Livre de Job. Si dans ce dernier,
Job est constamment soumis au regard divin, dans La femme de Job, Job sera toujours

17
La Bible. « Job ». op.cit.
18
Ibid.
19
Ibid.
20
Ibid, Job, I et II.
21
Ibid.
sous le regard de sa femme. Mais il s’agit ici d’un regard aimant, qui ne juge pas, ne
condamne pas et n’exige rien en retour :
La femme regarde son vieil homme. Elle ne se lasse pas de le regarder ; de mesurer leur
tenace, leur impérissable amour.
La femme contemple Job si inténsément qu’elle finit par se refléter en lui. Non pas
comme une réplique, mais plutôt comme une image inversée, frottée aux mêmes années,
réduite par la même usure, frappée par les mêmes malheurs. (Chedid, 1993 : 17)

Comme le connotent les termes « son vieil homme », « ne pas se lasser de » la


relation qui existe entre Job et sa femme constitue « l’image inversée » du lien qui unit
Job à Dieu qui est fait de crainte et de soumission à des normes prescrites. Nous n’avons
pas, comme dans Le livre de Job, une relation de pouvoir mais au contraire une
communion entre deux êtres qui se révèle à travers l’importance du regard interne, du
regard de l’âme mais aussi à travers le langage du corps :
La femme dévisage Job, et se dévisage semble-t-il d’un même regard, ils se tiennent par la
main, l’un devenant l’autre, si proches et bouleversés, déchirés par ces récits de violeurs, de
massacreurs [...] L’unique messager qui avait échappé aux tourmentes leur relatait chaque
événement [...] La femme [...] frissonnait des pieds à la tête. Elle ne maîtrisait plus sa langue,
ni ses membres, ni sa respiration. Job lui toucha la main et la fixa longuement. Il ne proféra
aucune plainte, mais resta planté devant elle les yeux dans les siens. Elle s’y ancra, évitant
ainsi de s’écrouler. (mes italiques) (Chedid, 1993 : 18)
[…]
Jadis, avant les enfantements [...] avant les pesanteurs quotidiennes, Job et sa femme allaient et
venaient dans l’allégresse de leurs jeunes corps. La nuit, lorsque parents et serviteurs
sommeillaient, Job et sa femme, la main dans la main […] sortaient […] dévêtus […] La lune
bleuissait les arbres et nacrait leur nudité. Ils chantaient. Ils s’aventuraient. Ils osaient parler
d’amour […] Ils s’unissaient avec ardeur. (Chedid, 1993 : 29)

Ce sera grâce à cet amour qui se manifeste à travers le soutien de sa femme que
Job pourra surmonter les peines qui font partie intégrante de la vie et de l’ordre naturel
des choses. Car pour la femme de Job, la perte des leurs et de tous leurs biens n’est pas
le résultat de la volonté divine mais du rythme de la nature : la douleur étant une partie
intrinsèque de la vie, malheur et bonheur étant mêlés. C’est ce que ses paroles signifient
lorsqu’elle lui dit, à l’instar de la femme de Job du texte de l’Ancien Testament22 :
« Maudis Dieu et meurs ! » (Chedid, 1993 : 28). Or si dans le texte originel ces mots ont
pour objectif d’accabler Job et de le contraindre à renier sa foi, ils signifient ici tout
autre chose. Ces mots veulent libérer Job d’une conception de Dieu qui le sépare de la
réalité profonde des choses, du sens véritable de l’amour et l’empêche de vivre en
harmonie avec ce qui l’entoure :
Aux aguets derrière lui, émue par ces pleurs, révoltée par ce Dieu impitoyable que Job se
figurait toujours, la femme s’exclama d’une voix stridente :
- Quoi ! Tu persévères encore dans ton adoration, dans ton intégrité ? Maudis Dieu et
meurs ! (mes italiques) (Chedid, 1993 : 28)
[…]
Elle se doutait que bonheur et vertu n’allaient pas de pair ; non plus que malheur et vilenie.
Rejetant l’image d’un dieu cruel et vengeur, elle n’aurait pu s’abandonner qu’à un dieu aimant,
un dieu de miséricorde. À un dieu qui, préférant l’homme à l’ange, lui aurait laissé sa liberté.
Mais ce dieu-là existait-il ? Et qui souhaitait l’entendre ? La femme s’approcha de Job, faillit
murmurer : « Je te guérirai de la crainte de Dieu » (Chedid, 1993 : 33)

Ces mots ne sont pas le fruit de son mépris pour la foi de Job mais de sa colère
face à son entêtement à sauvegarder l’image d’un Dieu qui n’est que le reflet de ses
propres limitations : une construction faite à son image d’un Dieu qui comme lui garde
ses distances :
Job possédait de multiples demeures […] remplies de serviteurs, qu’il traitait avec largesse et
respect. La femme s’y sentait mal à l’aise, cherchant sans cesse à dissoudre les distances avec
ceux d’autres conditions. Elle encerclait de ses bras l’épaule des vieilles servantes, riait avec
les plus jeunes, invitait leurs enfants à se mêler aux siens, les conviait à leur table. Job ne s’y
opposait pas. Plus tard, certains de ses fils, de ses filles lui reprochèrent d’avoir, en agissant
ainsi défié des lois naturelles… (Chedid, 1993 : 32)

Malgré son grand amour pour sa femme, Job constitue son reflet contraire car
cette dernière sait vivre en harmonie avec le sens profond des choses et a appris à aimer
et accepter sa propre finitude comme faisant partie de l’harmonieuse contradiction de la
nature :
La vieillesse lui offrait parfois la même image : écorces semées, aspérités dissoutes, abandon
des formes transitoires face à la résistance du noyau. Impalpable, éternelle substance, éclipsant
le temps et qui se réfugie souvent dans le regard […] Elle s’accomodait de ces affaiblissements
successifs tandis que Job luttait encore. Il se mesurait à la nature, il remontait la rivière à la
nage, taillait les arbres, chassait, parcourait à pied vallées et collines. Il se mesurait aux
hommes, il conduisait leurs entreprises […] Elle l’en admirait, en suivant d’autres chemins.
(Chedid, 1993 : 24-25)

Dans l’écriture de Chedid, la femme de Job, va se transformer par la force de son


amour en cet intermédiaire tant réclamé par Job. Comme dans Le livre de Job, Éliphaz,
Bildad et Tsophar n’ont que des discours creux et chargés d’accusation à offrir à Job.
Tous, même Élihou qui se targuait d’être venu pour le défendre reprendront les théories
de la doctrine de la retribution : Job souffre parce qu’il a péché. Tout rentrera dans
l’ordre lorsqu’il se repentira de ses fautes (Chedid, 1993 : 43-50 ; 59-60). Élihou ne peut

22
Ibid. Voir II, 9.
atteindre Job car comme Éliphaz, Bildad et Tsophar, il est « plein de mots » (Chedid,
1993 : 55).
Indignée par tant de mensonges, la femme de Job contraindra Élihou, par la
force de son « regard cinglant » (Chedid, 1993 : 60), à se déprendre de sa carapace faite
de mots et de vieux discours. Sous son regard ces derniers vont tomber un à un comme
de vieux vêtements élimés. Elle le contraindra à se voir tel qu’il est : un homme nu qui
ne possède d’autre moyen de communication que son corps : une enveloppe qui le
condamne à la finitude mais qui paradoxalement, du fait de ses propres limites, est
amenée à les dépasser. La force de son amour pour Job a défriché le terrain et permis à
Job, par le biais d’Elihou, de voir Dieu et de parler un langage neuf :
[Elihou] eut l’impression que ses vêtements, comme ses sentences, tombaient en lambeaux.
Surgie du fond de ses entrailles, une vague éclatante, comme un rire, le souleva de l’intérieur.
- Le rire de Dieu, se dit-il. (Chedid, 1993 : 61)
[…]
Adossé au mur, Elihou […] gardait les yeux clos, comme si le spectacle s’était déplacé du
dehors au dedans […] les paroles lui parurent inutiles. Un même festin de silence les traversait,
imprégnant Job à son tour. Leurs peaux étaient devenues poreuses. (Chedid, 1993 : 65)
[…]
Dieu se défaisait de son masque vengeur. Le Dieu sans mesures, plus vaste que les horizons ; le
Dieu qui disparaît et renaît dans toutes les langues, s’exprimait enfin, d’une autre voix.
(Chedid, 1993 : 67)

Et Elihou apprit à Job le langage de Dieu :


Tentant de s’exprimer sans bavardage, de révéler sans emphase la transformation ressentie,
celui-ci hésitait. Les mots ne se présentaient pas […] Découragé, Elihou esquissa de son bras
gauche un mouvement arrondi, repris par l’autre bras. Il plia un genou, décrivit un cercle […]
Son visage s’éclaira… Soudain il déborda d’entrain, improvisant des sauts, des pirouettes […]
Job recueillait ces signes sans rien dire. À son tour, il éleva les bras, déplaça, imitant,
s’accordant à la danse…. (Chedid, 1993 : 69-70)

Maintenant Job peut entendre la voix de Dieu et cette voix va le sommer de


répondre sur le pourquoi de la création, sur l’origine et le fonctionnement de toute
chose. Ici comme dans le texte originel, la voix de Dieu va reprocher à la créature de
vouloir enfermer dans ses pauvres mots le mystère de la création :
Que m’apprendras-tu, Job, sur l’ébauche d’une larme, sur l’amorce d’un sourire ? […] Ce
mystère qui t’entoure, j’en suis ! Comment déclares-tu me connaître ? Pourquoi t’acharnes-tu à
me modeler à ton image ? Pourquoi me charges-tu de ton âme vengeresse, m’investis-tu de tes
abus de pouvoir, m’enfermes-tu dans ton langage, m’encercles-tu de tes mots indigents ?
(Chedid, 1993 : 71)
Qui est celui-ci qui obscurcit le conseil par des discours sans connaissances ? Ceins tes reins
comme un homme, et je t’interrogerai et tu m’instruiras ! Où étais-tu quand j’ai fondé la terre ?
Déclare-le-moi, si tu as de l’intelligence. (Job, XXXVIII, 2-4)23

Celui qui conteste avec le Tout-puissant l’instruira-t-il ? Celui qui reprend Dieu, qu’il réponde
à cela ! (Job, XXXIX, 35)24

Chedid reprend le message que nous transmet l’auteur du Livre de Job. La


créature doit accepter qu’elle ne pourra jamais trouver toutes les réponses sur le
pourquoi de la création et des plans de l’Éternel. Accepter Dieu et l’aimer, c’est l’aimer
et l’accepter à travers ses oeuvres mais aussi l’aimer pour son mystère, l’aimer à partir
de notre impossibilité à le comprendre. Aimer Dieu c’est accepter le silence qui entoure
sa création. Toutefois Chedid place l’amour humain avant tout. Avant l’amour de l’être
pour son créateur se trouve l’amour d’un homme pour sa femme: « Seul l’amour…seul
l’amour » (Chedid, 1993 : 71). C’est pourquoi son texte s’achèvera sur une sublime
image d’amour, sur la vision de Job qui danse sous le regard de sa femme mourante :
- Danse pour moi, Job...
Il fit quelques pas avant de composer de lentes et tranquilles figures au pied de sa couche.
Derrière une brume de plus en plus épaisse, elle distinguait des parcelles de ce corps en
mouvement : un avant-bras, une main, une épaule, un profil. Des fragments de ce corps aimé
[...]
- Toi que mon coeur aime, entendit-elle encore.
Et tout fut accompli. (Chedid,1993 : 67-77)

23
Ibid.
24
Ibid.
Bibliographie
(de) AQUIN, Saint Thomas. (1980) Job: un homme pour notre temps, Trad. J. Kreit,
Ed. Téqui, Paris.
CHEDID, A. (1993) La femme de Job, Éditions Calman Lévy, Paris.
La bible. Job. [on line]. Publication électronique.
http.//www.jclife.org/bible/at18_job.htm. Consultée le 13/01/06.
LÉVÊQUE, J. (2006) « Études, commentaires et homélies », [on line]. Publication
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12/01/06.
-----. « L’énigme du mal et l’apport du livre de Job », [on line]. Publication
électronique. http://perso.orange.fr/j.leveque-ocd/enigme.htm. Date de consultation
12/01/06.
-----. « La nuit de Job et la nôtre », [on line]. Publication électronique. http :
//perso.wanadoo.fr/j.leveque-ocd/nuit.htm. Date de consultation 12/01/06.
-----. « Dieu, l’homme et le malheur : une lecture du livre de Job », [on line].
Publication électronique. http://perso.wanadoo.fr/j.leveque-ocd/malheur.htm. Date de
consultation 12/01/06.
-----. « Le thème du juste souffrant en Mésopotamie et le thème du livre de Job », [on
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