Batouala Rene Maran

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René Maran

Batouala
Véritable roman nègre

Prix Goncourt 1921

Albin Michel
BATOUALA
Dédicace

Je dédie ce livre
À mon très cher ami
Manoël Gahisto
Préface

PRÉFACE

Henri de Régnier, Jacques Boulenger, tuteurs de ce livre, je croirais


manquer de cœur si, au seuil de la préface que voici, je ne reconnaissais
tout ce que je dois à votre bienveillance et à vos conseils.
Vous savez avec quelle ardeur je souhaite la réussite de ce roman. Il
n’est, à vrai dire, qu’une succession d’eaux-fortes. Mais j’ai mis six ans à le
parfaire. J’ai mis six ans à y traduire ce que j’avais, là-bas, entendu, à y
décrire ce que j’avais vu.
Au cours de ces six années, pas un moment je n’ai cédé à la tentation de
dire mon mot. J’ai poussé la conscience objective jusqu’à y supprimer des
réflexions qu’on aurait pu m’attribuer.
Les nègres de l’Afrique Équatoriale sont en effet irréfléchis. Dépourvus
d’esprit critique, ils n’ont jamais eu et n’auront jamais aucune espèce
d’intelligence. Du moins, on le prétend. À tort, sans doute. Car, si
l’inintelligence caractérisait le nègre, il n’y aurait que fort peu
d’Européens.
Ce roman est donc tout objectif. Il ne tâche même pas à expliquer : il
constate. Il ne s’indigne pas : il enregistre. Il ne pouvait en être autrement.
Par les soirs de lune, allongé en ma chaise longue, de ma véranda,
j’écoutais les conversations de ces pauvres gens. Leurs plaisanteries
prouvaient leur résignation. Ils souffraient et riaient de souffrir.
Ah ! monsieur Bruel, en une compilation savante, vous avez pu déclarer
que la population de l’Oubangui-Chari s’élevait à 1.350.000 habitants.
Mais que n’avez-vous dit, plutôt, que dans tel petit village de l’Ouahm, en
1918, on ne comptait plus que 1.080 individus sur les 10.000 qu’on avait
recensés sept ans auparavant ? Vous avez parlé de la richesse de cet
immense pays. Que n’avez-vous dit que la famine y était maîtresse ?
Je comprends. Oui, qu’importe à Sirius que dix, vingt ou même cent
indigènes aient cherché, en un jour d’innommable détresse, parmi le crottin
des chevaux appartenant aux rapaces qui se prétendent leurs bienfaiteurs,
les grains de maïs ou de mil non digérés dont ils devaient faire leur
nourriture !
Montesquieu a raison, qui écrivait, en une page où, sous la plus froide
ironie, vibre une indignation contenue : « Ils sont noirs des pieds jusqu’à la
tête, et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre. »
Après tout, s’ils crèvent de faim par milliers, comme des mouches, c’est
que l’on met en valeur leur pays. Ne disparaissent que ceux qui ne
s’adaptent pas à la civilisation.
Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier
d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour, à Tokio, a dit
ce que tu étais !
Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu
fasses, tu te meus dans le mensonge. À ta vue, les larmes de sourdre et la
douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau,
mais un incendie. Tout ce à quoi tu louches, tu le consumes…
Honneur du pays qui m’a tout donné, mes frères de France, écrivains de
tous les partis ; vous qui, souvent, disputez d’un rien, et vous déchirez à
plaisir, et vous réconciliez tout à coup, chaque fois quil s’agit de combattre
pour une idée juste et noble, je vous appelle au secours, car j’ai foi en votre
générosité.
Mon livre n’est pas de polémique. Il vient, par hasard, à son heure. La
question nègre est « actuelle ». Qui a voulu qu’il en fût ainsi ? Mais les
Américains. Mais les campagnes des journaux d’Outre-Rhin. Mais
Romulus Coucou, de Paul Reboux, Le Visage de la Brousse, de Pierre
Bonardi et l’Isolement, de ce pauvre Bernard Combette. Et n’est-ce pas
vous, « Ève », petite curieuse, qui, au début de cette année, alors que vous
étiez encore quotidienne, avez enquêté afin de savoir si une blanche pouvait
épouser un nègre ?
Depuis, Jean Finot a publié, dans la Revue, des articles sur l’emploi des
troupes noires. Depuis, le Dr Huot leur a consacré une étude au Mercure de
France. Depuis, M. Maurice Bourgeois a dit, dans Les Lettres, leur martyre
aux Etats-Unis. Enfin, au cours d’une interpellation à la Chambre, le
ministre de la Guerre, M. André Lefèvre, ne craignit pas de déclarer que
certains fonctionnaires français avaient cru pouvoir se conduire, en Alsace-
Lorraine reconquise, comme s’ils étaient au Congo Français.
De telles paroles, prononcées en tel lieu, sont significatives. Elles
prouvent, à la fois, que l’on sait ce qui se passe en ces terres lointaines et
que, jusqu’ici, on n’a pas essayé de remédier aux abus, aux malversations
et aux atrocités qui y abondent. Aussi « les meilleurs colonisateurs ont-ils
été, non les coloniaux de profession, mais les troupiers européens, dans la
tranchée ». C’est M. Blaise Diagne qui l’affirme.
Mes frères en esprit, écrivains de France, cela n’est que trop vrai. C’est
pourquoi, d’ores et déjà, il vous appartient de signifier que vous ne voulez
plus, sous aucun prétexte, que vos compatriotes, établis là-bas,
déconsidèrent la nation dont vous êtes les mainteneurs.
Que votre voix s’élève ! Il faut que vous aidiez ceux qui disent les choses
telles qu’elles sont, non pas telles qu’on voudrait qu’elles fussent. Et plus
tard, lorsqu’on aura nettoyé les suburres coloniales, je vous peindrai
quelques-uns de ces types que j’ai déjà croqués, mais que je conserve, un
temps encore, en mes cahiers. Je vous dirai qu’en certaines régions, de
malheureux nègres ont été obligés de vendre leurs femmes à un prix variant
de vingt-cinq à soixante-quinze francs pièce pour payer leur impôt de
capitation. Je vous dirai…
Mais, alors, je parlerai en mon nom et non pas au nom d’un autre ; ce
seront mes idées que j’exposerai et non pas celles d’un autre. Et, d’avance,
des Européens que je viserai, je les sais si lâches, que je suis sûr que pas un
n’osera me donner le plus léger démenti.
Car, la large vie coloniale, si l’on pouvait savoir de quelle quotidienne
bassesse elle est faite, on en parlerait moins, on n’en parlerait plus. Elle
avilit peu à peu. Rares sont, même parmi les fonctionnaires, les coloniaux
qui cultivent leur esprit. Ils n’ont pas la force de résister à l’ambiance. On
s’habitue à l’alcool. Avant la guerre, nombreux étaient les Européens
capables d’assécher à eux seuls plus de quinze litres de pernod, en l’espace
de trente jours. Depuis, hélas ! j’en ai connu un, qui a battu tous les
records. Quatre-vingts bouteilles de whisky de traite, voilà ce qu’il a pu
boire, en un mois.
Ces excès et d’autres, ignobles, conduisent ceux qui y excellent à la
veulerie la plus abjecte. Cette abjection ne peut qu’inquiéter de la part de
ceux qui ont charge de représenter la France. Ce sont eux qui assument la
responsabilité des maux dont souffrent, à l’heure actuelle, certaines parties
du pays des noirs.
C’est que, pour avancer en grade, il fallait qu’ils n’eussent « pas
d’histoires ». Hantés de cette idée, ils ont abdiqué toute fierté, ils ont hésité,
temporisé, menti et délayé leurs mensonges. Ils n’ont pas voulu voir. Ils
n’ont rien voulu entendre. Ils n’ont pas eu le courage de parler. Et à leur
anémie intellectuelle l’asthénie morale s’ajoutant, sans un remords, ils ont
trompé leur pays.
C’est à redresser tout ce que l’administration désigne sous l’euphémisme
« d’errements » que je vous convie. La lutte sera serrée. Vous allez affronter
des négriers. Il vous sera plus dur de lutter contre eux que contre des
moulins. Votre tâche est belle. À l’œuvre donc, et sans plus attendre. La
France le veult !

Ce roman se déroule en Oubangui-Chari, l’une des quatre colonies


relevant du Gouvernement Général de l’Afrique Équatoriale Française.
Limitée au sud par l’Oubangui, à l’est par la ligne de partage des eaux
Congo-Nil, au nord et à l’ouest par celle du Congo et du Chari, cette
colonie, comme toutes les colonies du groupe, est partagée en
circonscriptions et en subdivisions.
La circonscription est une entité administrative. Elle correspond à un
département. Les subdivisions en sont les sous-préfectures.
La circonscription de la Kémo est l’une des plus importantes de
l’Oubangui-Chari. Si l’on travaillait à ce fameux chemin de fer, dont on
parle toujours et qu’on ne commence jamais, peut-être que le poste de Fort-
Sibut, chef-lieu de cette circonscription, en deviendrait la capitale.
La Kémo comprend quatre subdivisions : Fort-de-Possel, Fort-Sibut,
Dekoa et Grimari. Les indigènes, voire les Européens, ne les connaissent
respectivement que sous les noms de Kémo, Krébédgé, Combélé et Bamba.
Le chef-lieu de la circonscription de la Kémo, Fort-Sibut, dit Krébédgé, est
situé environ cent quatre-vingt-dix kilomètres au nord de Bangui, ville
capitale de l’Oubangui-Chari, où le chiffre des Européens n’a jamais
dépassé cent cinquante individus.
La subdivision de Grimari, ou encore de la Bamba ou de la Kandjia, du
double nom de la rivière auprès de laquelle on a édifié le poste
administratif, est à cent vingt kilomètres environ à l’est de Krébédgé.
Cette région était très riche en caoutchouc et très peuplée. Des
plantations de toutes sortes couvraient son étendue. Elle regorgeait de
poules et de cabris. Sept ans ont suffi pour la ruiner de fond en comble. Les
villages se sont disséminés, les plantations ont disparu, poules et cabris ont
été anéantis. Quant aux indigènes, débilités par des travaux incessants,
excessifs et non rétribués, on les a mis dans l’impossibilité de consacrer à
leurs semailles même le temps nécessaire. Ils ont vu la maladie s’installer
chez eux, la famine les envahir et leur nombre diminuer.
Ils descendaient pourtant d’une famille robuste et guerrière, âpre au
mal, dure à la fatigue. Ni les razzias senoussistes, ni de perpétuelles
dissensions intestines n’avaient pu la détruire. Leur nom de famille
garantissait leur vitalité. N’étaient-ils pas des « bandas » ? Et « bandas »
ne veut-il pas dire « filets » ? Car c’est au filet qu’ils chassent, à la saison
où les feux de brousse incendient tous les horizons.
La civilisation est passée par là. Et dakpas, m’bis, maroukas, la’mbassis,
sabangas et n’gapous, toutes les tribus bandas ont été décimées…
La subdivision de Grimari est fertile, giboyeuse et accidentée. Les bœufs
sauvages et les phacochères y pullulent, ainsi que les pintades, les perdrix
et les tourterelles.
Des ruisseaux l’arrosent en tous sens. Les arbres y sont rabougris et
clairsemés. À cela rien d’étonnant : la sylve équatoriale s’arrête à Bangui.
On ne rencontre de beaux arbres qu’au long des galeries forestières
bordant les cours d’eaux.
Les rivières serpentent entre des hauteurs que les « bandas », en leur
langue, appellent « kagas ».
Les trois qui sont les plus rapprochés de Grimari sont : le kaga
Kosségamba, le kaga Gobo et le kaga Biga.
Le premier se dresse à deux ou trois kilomètres au sud-est du poste, et
borne, dans celte direction, la vallée de la Bamba. Le Gobo et le Biga sont
en pays ngapou, à une vingtaine de kilomètres au nord-est…
Voilà, décrite en quelques lignes, la région où va se dérouler ce roman
d’observation impersonnelle.
Maintenant, ainsi que disait Verlaine tout à la fin des « terza rima »
liminaires de ses Poèmes Saturniens,
Maintenant, va, mon livre, où le hasard te mène.
*
Dix-sept ans ont passé depuis que j’ai écrit cette préface. Elle m’a valu
bien des injures. Je ne les regrette point. Je leur dois d’avoir appris qu’il
faut avoir un singulier courage pour dire simplement ce qui est.
Paris ne pouvait pourtant ignorer que Batouala n’avait fait qu’effleurer
une vérité qu’on n’a jamais tenu à connaître à fond.
En veut-on une preuve entre mille ? Une mission d’inspection est arrivée
au Tchad dans les premiers jours de janvier 1922, c’est-à-dire au moment
où les polémiques que mon livre avait provoquées battaient leur plein.
Elle aurait dû enquêter, c’était même son plus élémentaire devoir, sur les
faits que j’avais signalés. Le contraire se produisit. Ordre lui fut donné de
porter ses recherches ailleurs.
Cette excessive prudence ne mérite aucun commentaire.
Je n’ai eu quen 1927 les satisfactions morales qu’on me devait. C’est
cette année-là qu’André Gide a publié Voyage au Congo. Denise Moran
faisait paraître Tchad peu après. Et les Chambres étaient saisies des
horreurs auxquelles donnait lieu la construction de la voie ferrée
Brazzaville-Océan.
Il ne me reste, de tout ce passé si proche, que d’avoir fait mon devoir
d’écrivain français et de n’avoir jamais voulu profiter de mon brusque
renom pour devenir un patriote d’affaires.

Paris, le 23 novembre 1937.


R. M.
I

Laissant un faible amas de cendres chaudes encore, le feu de garde qu’on


a accoutumé d’allumer chaque soir s’est lentement consumé au cours de la
nuit. Le mur circulaire de la case suinte de tous ses pores. Une confuse
clarté filtre par le porche lui servant d’huis. Sous le chaume grouille,
discret, continu, le travail des termites, forant, à l’abri de leurs galeries en
terre brune, le faîtage de la toiture basse et déclive qui les protège de
l’humidité et du soleil.
Dehors, les coqs chantent. À leur « kékérékés » se mêlent le
chevrotement des cabris sollicitant du mufle le sexe de leurs femelles, le
ricanement des toucans, puis, là-bas, au fort de la haute brousse, le long des
rives de la Pombo et de la Bamba, le hognement rauque des enfants de
Bacouya, le singe à gueule de chien.
Le jour vient.
Le grand chef Batouala, Batouala, le mokoundji de tant de villages,
percevait parfaitement ces rumeurs, malgré la somnolence où il se
complaisait.
Il bâillait, avait des frissons, s’étirait. Lui fallait-il se rendormir ? Lui
fallait-il se lever ? Se lever ! Par N’Gakoura, pourquoi se lever ? Il ne tenait
pas à le savoir, dédaigneux qu’il était des résolutions simples à l’excès ou à
l’excès compliquées.
Or ne lui fallait-il pas faire un immense effort rien que pour se mettre sur
pied ? Il était le premier à convenir que la décision à prendre pouvait
paraître de la plus extrême simplicité aux hommes blancs de peau. Il
trouvait, quant à lui, la chose infiniment plus difficile qu’on ne croyait.
D’ordinaire, réveil et travail vont de pair. Certes, le travail ne l’effrayait pas
outre mesure. Robuste, membru, excellent marcheur, il ne se connaissait pas
de rival au lancement du couteau de jet ou de la sagaie, à la course ou à la
lutte.
On renommait, du reste, sa force légendaire, d’un bout à l’autre du pays
banda. Ses exploits, qu’ils fussent amoureux ou guerriers, son habileté de
vaillant chasseur et sa fougue se perpétuaient en une atmosphère de
prodige. Et quand Ipeu, la lune, gravitait parmi le ciel planté d’étoiles, il
n’était pas rare que l’on chantât les prouesses du grand mokoundji Batouala
jusque dans les plus lointains villages m’bis, dakpas, dakouas et la’mbassis,
cependant que les sons discordants des balafons et des koundés s’unissaient
au tam-tam des li’nghas sonores de vide.
Le travail ne pouvait donc l’effrayer. Seulement, dans la langue des
hommes blancs, ce mot revêtait un sens étonnant, signifiait fatigue sans
résultat immédiat ou tangible, soucis, chagrins, douleur, usure de santé,
poursuite de desseins chimériques.
Aha ! les hommes blancs de peau. Qu’étaient-ils donc venus chercher, si
loin de chez eux, en pays noir ? Comme ils feraient mieux, tous, de
regagner leurs terres et de n’en plus bouger !
La vie est courte. Le travail ne plaît qu’à ceux qui ne la comprendront
jamais. La fainéantise ne peut dégrader personne. Elle diffère d’ailleurs
foncièrement de la paresse.
En tout cas, que l’on fût de son avis ou non, il croyait dur comme fer, et
n’en démordrait pas jusqu’à preuve du contraire, que ne rien faire, c’était
profiter, en toute bonhomie et simplicité, de tout ce qui nous entoure.
Vivre au jour le jour, sans se rappeler hier, sans se préoccuper du
lendemain, ne pas prévoir, voilà qui est excellent, voilà qui est parfait.
Au reste, pourquoi se lèverait-il ? N’est-on pas, en général, mieux assis
que debout et mieux couché qu’assis ?
Iche ! la bonne odeur d’herbe fanée que dégageait la natte sur laquelle il
venait de passer la nuit. La dépouille d’un bœuf sauvage frais tué ne pouvait
vraiment la surpasser en tiédeur ou en souplesse.
Par conséquent, au lieu de rester là, les yeux clos, à rêvasser, que
n’essayait-il plutôt de se rendormir ? Il lui serait, par ainsi, loisible
d’apprécier plus longtemps que d’habitude la moelleuse perfection de sa
natte, de son « bogbo ».
Il lui fallait auparavant ranimer son feu éteint. Il n’avait besoin, pour ce,
que de quelques brindilles de bois mort et d’une poignée de paille. Après
quoi, les joues gonflées, il lui suffirait de souffler sur la cendre où couvait la
rouge fourmilière des étincelles.
La fumée déroulerait alors, parmi des explosions de pétillements secs,
ses spirales âcres et suffocantes. Et les flammes de sourdre enfin, précédant
la marche envahissante de la chaleur.
Ce résultat obtenu, pareil à un phacochère gavé de manioc, il n’aurait
plus, le dos au feu, qu’à s’allonger de nouveau dans sa case attiédie pour
tâcher à se rendormir. Il n’aurait plus qu’à se réchauffer à son brasier,
comme un iguane au soleil. Il n’aurait plus qu’à imiter celle qui était sa
femme – sa « yassi » – depuis tant de saisons sèches et tant de saisons de
pluies.
L’excellent exemple que le sien ! Elle faisait « gologolo » – elle ronflait,
quoi ! – tout près d’un deuxième foyer, éteint lui aussi.
Lalala ! Le bon sommeil qu’elle dormait, la tête appuyée sur un billot,
tranquille, nue, les mains sur le ventre et les jambes innocemment écartées !
Elle tâtait parfois ses mamelles flasques et ridées, qui ressemblaient à
des feuilles de tabac séché, ou se grattait en poussant de longs soupirs.
Parfois aussi, ses lèvres remuaient vaguement. Elle ébauchait alors des
petits gestes mous. Mais bientôt le calme revenait – et son ronflement égal.
Djouma, le petit chien roux et triste, somnolait, de son côté, derrière un
amas de fagots, tête à queue sur la pile de paniers à caoutchouc qui domine
le renfoncement où se chamaillent plus ou moins chaque nuit les poules, les
canards et les cabris.
On ne voyait guère, de son corps que plissait la maigreur des privations,
que ses oreilles, longues, droites, pointues, mobiles. Il les secouait de temps
à autre, histoire d’impressionner la puce, la tique ou les mellipones qui
l’agaçaient. Le plus souvent, il préférait grogner sourdement, sans bouger
plus que Yassigui’nda, la favorite de Batouala, son maître. Ou encore, hanté
de rêves cyniques, il ouvrait soudain la gueule pour happer le vide ou
invectiver contre le silence des aboiements étouffés et convulsifs.
Batouala s’accouda sur sa natte. Il n’y avait plus moyen de continuer à
dormir. Tout se liguait contre son repos. Le brouillard s’insinuait peu à peu
dans sa case. Il faisait froid. Il avait faim. Le jour croissait.
Non, non et non. Il ne pouvait songer à dormir davantage. Rainettes-
forgerons, crapauds-buffles, grenouilles mugissantes coassaient dehors, à
l’envi, parmi les herbes touffues et mouillées.
Autour de lui, malgré le froid, « fourous » et moustiques, profitant de ce
que le feu éteint n’expectorait plus de fumée pour les étourdir,
bourdonnaient ou vrombissaient sans se lasser.
Enfin, si les cabris querelleurs avaient pris la porte dès le chant du coq,
les poules demeuraient, qui menaient grand tapage.
Restaient aussi les placides canards. Pour le moment, ils gloussaient
d’étonnement ou cancanaient d’inquiétude, portant le cou à gauche, d’un
geste saccadé, ou le retirant pour l’allonger aussitôt à droite.
Il semblait que fût survenu un phénomène plus extraordinaire que tous
les phénomènes connus des canards. Ils remuaient, avec fièvre, leur
croupion fourré de plumes duveteuses, fixaient de guingois l’ouverture de la
case, puis, s’attroupant tous autour d’un chef de bande, avaient l’air de lui
soumettre leurs réflexions ou leurs suggestions.
Lorsqu’ils crurent avoir réussi à expliquer le prodige qui les avait
stupéfiés, graves, importants, maladroits, l’un derrière l’autre, par rang de
taille, ils firent le tour des paniers à caoutchouc, en répétant,
automatiquement, les mêmes gestes spasmodiques.
Le poids de leur marche les précipitait un peu en avant, à chaque pas de
leur cahotante promenade. Ils s’en furent ainsi, cahin-caha, tenir
conciliabule en un coin, non sans regarder anxieusement dans la direction
de la sortie.
L’un d’eux, se décidant brusquement, fit cinq ou six pas vers l’endroit où
le jour blanchissait, rebroussa chemin, puis, comme apeuré, battit le sol de
ses rémiges afin d’accélérer son élan, et s’engouffrant par l’ouverture,
disparut.
Le reste de son clan se lança tête baissée sur ses traces.
Et voici qu’à présent se réveillait Djouma, le petit chien roux et triste. Ce
n’est point que ce bruit l’eût troublé plus que de coutume. Déjà, du temps
de sa mère, que ses maîtres avaient mangée certain jour de famine, – il y
avait de cela tant de sommeils ! – chaque matin ressuscitait pareil vacarme.
Il aurait d’ailleurs été bien étrange qu’il en fût autrement, bêtes et gens
n’ayant, tout au moins pendant la mauvaise saison, qu’une seule et même
habitation.
Par le premier des chiens, son ancêtre, que sa chienne de vie lui avait, au
début, paru pénible ! Il est vrai qu’il négligeait alors son métier de chien, au
point de ne pas aboyer à tout venant.
Mais si la narquoise hostilité des cabris, jointe à l’affairement effaré des
volailles, avait failli l’affoler, par contre les sévices de Batouala et les
rebuffades de Yassigui’ndja n’avaient pas tardé à lui ouvrir l’entendement
et à lui enseigner ses devoirs les plus élémentaires.
Il était maintenant devenu un chien comme il faut, sachant se montrer
hargneux à souhait et défendre ses maîtres jusqu’au moment où il s’avérait
dangereux pour lui de continuer à le faire.
Le moindre appel, lorsqu’il ne le faisait pas décamper sur-le-champ,
alertait en tout cas sa méfiance. La vue d’un homme blanc ou celle d’une
simple chéchia de « tourougou », et il prenait le large, tant, à force d’avoir
reçu des coups et de les craindre, il avait acquis d’intelligence et de sagesse.
S’il se réveillait, ce n’était donc pas qu’on l’eût dérangé en quoi que ce
soit ni qu’il fût fatigué d’avoir trop dormi. Et d’abord on ne dort jamais
assez. Il abondait, sur ce point particulier, entièrement dans les idées de son
maître Batouala.
Ensuite… Eh bien ! ensuite, il ne se réveillait que parce qu’il lui fallait se
réveiller. En effet, dans la vie d’un chef de village comme dans la vie de
n’importe quel homme à peau noire, un chien ne compte pas plus que les
hennissements dont « m’barta », le cheval, salue la bonne herbe qu’il
mange.
Un Djouma, quand on ne l’assomme pas, on s’en repaît, en temps de
disette, à moins qu’on ne préfère le châtrer pour s’amuser, ou lui couper les
oreilles.
Un chien, c’est moins que rien. Si on se sert un peu de lui, à la saison des
feux de brousse, c’est qu’il sait débusquer le gibier et qu’il excelle à le
poursuivre. À part cela, comme il est inutile, on ne s’en occupe que pour le
rosser.
Il y avait belle lurette que rien de l’esprit des hommes à peau noire
n’était étranger à Djouma, le petit chien roux, aux oreilles si pointues. Il y
avait longtemps qu’il n’ignorait plus que personne ne songerait à lui porter
de quoi manger, si l’envie le prenait de rester à faire la grasse matinée dans
la case de Batouala.
Il ne se levait donc que parce qu’il avait faim. C’est la faim qui le
chassait de sa litière. Il lui fallait trouver de quoi se restaurer au plus vite,
s’il ne tenait pas à crever d’inanition et à nourrir de son cadavre Doppelé, le
charognard, et ses innombrables fils au col nu. Ne savait-il pas qu’il faisait
bon avaler, à pointe d’aube, le crottin des chevreaux, qui odore encore le
lait et en a même le goût ? Repas succulent, qui le paraît davantage au chien
qui n’a rien de plus substantiel à se mettre sous les crocs.
Du crottin ? Il en trouverait à coup sûr un peu partout. Il n’était pas
possible que les bousiers se fussent déjà attelés au travail. Trop de fraîcheur
et trop de brouillard régnaient encore. Il se pouvait même, à condition que
la chance le favorisât, qu’il dénichât quelques œufs de pintade au cours de
ses divagations matinales. Quel bonheur ce serait là ! Mieux valait toutefois
ne pas trop y compter.
Djouma, debout, se lécha le ventre et l’opposé de sa gueule, s’ébroua
vigoureusement, bâilla plusieurs fois de suite, s’épuça, s’étira, se détira, fit
mollement quelques pas en avant, s’arrêta, s’assit sur son derrière et regarda
de droite et de gauche, comme s’il appréhendait de sortir.
Enfin, bandant ses forces en un soupir interminable, il se traîna, vacillant
sur ses pattes, vers la porte, la queue ramenée sous le ventre, les yeux
ternes, le museau à ras de terre, calamiteux, indifférent à tout et misérable.
Il avait appris, la nécessité aidant, à dissimuler ses moindres sentiments
et à feindre à tout propos l’infinie lassitude d’un ennui sans borne. Il savait
par expérience que c’était sagesse de sa part de se conduire de la sorte.
Toute gaieté de chien éveille l’attention de l’homme. Il n’avait qu’à faire
preuve de bonne humeur pour inciter Batouala à ne pas le perdre de vue et,
le cas échéant, à le suivre.
C’était justement ce qu’il fallait éviter à tout prix. Sinon, adieu butins de
hasard sur lesquels il advient que l’on tombe en arrêt !
Il se coula dehors peu après, en bougonnant d’obscurs jurons dans sa
langue de chien.
Batouala songeait vaguement. Les cabris, les poules, les canards et
Djouma avaient déserté son toit. Qu’attendait-il pour les imiter ?
L’époque des « Ga’nzas » approchait. On y procède en public à la
circoncision des jeunes garçons initiés au culte secret des « Somalés » et à
l’excision des jeunes filles.
Il n’était que temps, pour lui, de lancer les invitations qu’il aurait déjà dû
faire. Il allait manquer à tous ses devoirs en atermoyant davantage. Ne
l’avait-on pas chargé, du reste, d’organiser chez lui les réjouissances qu’il
est de règle de célébrer en cette circonstance ? Il ferait beau voir qu’il se
dérobât à l’honneur qu’on avait fait, en sa personne, à l’un des principaux
dignitaires des « Somalés » de la région !
Il se leva en se grattant, après s’être frotté les yeux du revers de la main
et mouché des doigts. Il se gratta sous les aisselles. Il se gratta les cuisses, la
tête, les fesses, le dos, les bras.
Se gratter est un exercice excellent. Il active la circulation du sang. C’est
aussi un plaisir et un indice d’une valeur indéniable. Il n’est pas un être
animé, quand on regarde autour de soi, qui ne se gratte, au sortir du
sommeil. Donc, exemple bon à suivre, puisque naturel. Est mal réveillé qui
ne se gratte point.
Mais si se gratter est bien, bâiller vaut mieux. Bâiller est une façon de
chasser le sommeil par la bouche et par les narines. Se pouvait-il qu’on en
doutât ? N’importe qui était à même de se rendre compte de cette
manifestation surnaturelle. Elle se produisait surtout durant la saison des
nuits froides et des matins frais. Tout le monde expire alors cette sorte de
fumée sans odeur que ventilent les soufflets de forge du cœur que sont les
poumons.
Cette fumée certifiait, entre autres choses, que le sommeil n’est rien
qu’un feu secret. Il savait à quoi s’en tenir là-dessus. Un féticheur de son
envergure n’a rien à apprendre de personne. N’est pas versé qui veut dans
les bonnes grâces de N’Gakoura ! Or ce privilège était le sien.
Et puis, voyons, à supposer que le sommeil ne fût pas un feu intérieur,
d’où pouvait bien provenir la fumée en litige ? Existait-il quelque part des
fumées sans feu ! Si oui, il demandait à les voir.
Bâiller par-ci, se gratter par-là, sont gestes sans importance. Batouala,
tout en les continuant, émit, coup sur coup, maints renvois sonores C’était
là, chez lui, très vieille habitude. Elle lui venait de ses parents. Ses parents
l’avaient héritée des leurs. Les anciennes coutumes sont toujours les
meilleures. Elles se fondent, la plupart, sur la plus sûre expérience. De là
qu’on ne saurait jamais trop les observer.
Ainsi pensait Batouala. Gardien de mœurs désuètes, il demeurait fidèle
aux traditions que ses ancêtres lui avaient léguées, mais n’approfondissait
rien au delà. Contre l’usage, tout raisonnement est inutile.
Résumant son monologue mental, il convint qu’il ferait tantôt savoir à
ses amis où et quand l’on procéderait à la fête des « Ga’nzas », et sc
contenta, pour l’instant, de ranimer le feu qui avait chauffé son sommeil.
Yassigui’ndja, quand elle se réveillerait, n’aurait qu’à faire autant pour le
sien. L’homme est l’homme, la femme est la femme. On vit chacun pour
soi, non pour autrui. C’est du moins ce qu’on lui avait appris.
Il sortit, sur ces entrefaites, mais rentra presque aussitôt chez lui. Le froid
l’avait saisi dès qu’il avait mis le nez dehors. Il est vrai qu’il n’avait,
comme toujours, que son cache-sexe pour tout vêtement.
C’est pourquoi il avait réintégré son logis, sans demander son reste. Au
demeurant, si dense était le brouillard qu’il lui eût été impossible
d’apercevoir les cases où reposaient ses huit autres femmes et les enfants
qu’elles lui avaient donnés.
Il s’accroupit devant son feu, claquant des dents, comme s’accroupissent
tous les hommes noirs de peau, c’est-à-dire qu’il se ramassa sur lui-même,
les genoux à hauteur du menton, les bras croisés sur la poitrine, la main
gauche agrippée à l’épaule droite, la main droite à l’épaule gauche, et les
fesses touchant les talons.
La bonne chaleur du feu eut tôt fait de dégourdir ses membres ankylosés.
Aha ! comme il faisait bon vivre. Les mains dominant la flamme, il
commença de fredonner l’air d’une chanson fameuse dont il inventait au fur
et à mesure paroles et couplets.
On parlait beaucoup de « commandants » blancs, dans cette chanson, et
de femmes plus encore.

L’homme est fait pour la femme.


Et la femme pour l’homme.
Et la femme pour l’homme,
Yabao !
Pour l’homme.

Le mot « yassi », qui signifie femme, revenant trop souvent au refrain, il


finit tout naturellement par penser à Yassigui’ndja. Et, par association
d’idées tout aussi naturelle, il voulut remplir ses fonctions de mâle, parce
que, jusqu’ici, il n’avait jamais manqué de le faire chaque matin, avant de
se lever pour de bon.
Comme Yassigui’ndja était habituée depuis toujours à ces privautés
quotidiennes, bien qu’elle dormît encore, point n’était besoin qu’il la
réveillât. Elle se réveillerait bien toute seule.

*
Des horizons où le soleil se lève à ceux où il se couche, le vent
pourchasse les brouillards et les émiette. Et dans ces brumes, qui
enveloppent de leurs pagnes les hauteurs ou « kagas », tous les oiseaux
chantent, des perroquets aux merles-métalliques, des hochequeues aux
gendarmes, des toucans aux mange-mil, des foliot-tocols aux corbeaux.
Les pintades, attroupées sur les branches basses de certains arbres,
cacabent grassement leurs chants de bienvenue. Les tourterelles rasent le sol
de leur vol, puis pointent vers le ciel qui semble les aspirer. Les coqs,
dressés sur leurs ergots, sonnent le ralliement de la lumière. Et les poules
s’enfuient, tête sous l’aile, dès qu’elles voient, à travers les brouillards que
le soleil dilue, le vol des charognards tournoyer à faible altitude, dans l’air
bleuissant.
L’air frais vient, fuit, revient, caresse. Et produisent les arbres un musical
frisselis de mille feuilles mouillées. Et frémissent les cimes des hauts
fromagers. Et, entre-choquant leurs longues tiges flexibles, les bambous
longuement gémissent.
Un dernier coup de vent déchire enfin les dernières brumes d’où le soleil
surgit lavé, intact, lucide.
De la plaie qui s’élargit, là-bas, du rouge soleil, semble émaner un
apaisement prodigieux qui, d’espace en espace, gagne les plus lointaines
solitudes.
Mais indifférent à la faveur solaire, assis à même le sol, à deux brasses
de sa case, auprès du bon feu qu’il vient d’allumer, Batouala, le mokoundji,
l’esprit libre de toute pensée, lentement, sagement, fume sa bonne vieille
pipe en terre, son bon vieux « garabo », que d’aucuns préfèrent appeler
« gataba ».
Le jour était venu…
II

Il fumait, les yeux clignés, par petites bouffées courtes. De temps à autre,
giclant d’entre ses dents limées, le sibilement mou d’un jet de salive suivait
une expiration profonde.
Il fuma ainsi, longtemps. Le soleil, à mesure qu’il progressait dans le
ciel, allait s’échauffant. Sa présence avait beau lui être agréable, il ne s’en
occupait guère, trop habitué qu’il était à sa ferveur quotidienne.
Il fumait. Le vent du large, souffletant le feuillage des fromagers,
s’insinuait parmi leurs branches et faisait frissonner le vert tendre de leurs
jeunes pousses.
La montée de la sève, dilatant les troncs par endroits éclatés, suintait en
gommes d’or roux, de l’écorce craquelée et vivante.
Ponts projetés d’arbres en arbres, les lianes, serpents monstrueux,
inextricablement s’enroulaient, se déroulaient.
La tenace odeur des terres chaudes, des herbes grasses, des arbres, la
pestilence des marigots et l’arome des menthes sauvages envahissaient la
brise, qui les disséminait. Et perdus en cet enthousiasme végétal, les
oiseaux conjuguaient leurs cris disparates, tandis que, faiblement, noirs
dans le haut azur, des charognards gémissaient, en planant.
Derrière la Pombo ou derrière la Bamba, quelqu’un chantait
— Ehé… yaba… ho !
On devait travailler, quelque part, là-bas, toute chanson rythmant un
effort.
La chanson monotone décomposait la quiétude ambiante. Lorsqu’elle
cessait, on n’entendait plus que le crépitement de la brousse séchée par le
soleil ou l’éclatement des siliques des tamariniers ; on ne percevait plus que
tous ces bruits menus dont est fait le silence. Puis la chanson reprenait plus
indistincte, là-bas…
Yassigui’ndja venait de préparer le manioc quotidien. Elle avait fait
bouillir aussi, en deux autres marmites, des patates douces et du pourpier
sauvage.
Lorsque son homme daigna manger, elle prit la pipe qu’il avait délaissée.
Et à son tour elle fuma, surveillant du coin de l’œil une savoureuse grillade
de vers blancs et gras, tandis qu’adossées chacune à sa case, ses huit
compagnes procédaient à leur toilette intime.
Elles n’apportaient nulle affectation à la faire. À quoi cela aurait-il bien
pu servir ? L’homme et la femme sont faits l’un pour l’autre. Ne pouvant
ignorer ce en quoi ils diffèrent, pourquoi se gêneraient-ils l’un devant
l’autre ? La honte du corps est vaine et la pudeur, hypocrisie. On ne songe
jamais à cacher que le mal fait ou l’insuffisant. Il est d’ailleurs bien inutile
d’essayer de dissimuler les charmes sexuels que N’Gakoura nous a départis,
qu’ils soient avantageux ou dérisoires. On est comme on est.
Batouala passa du manioc aux vers blancs et des vers blancs aux patates
douces. Entre deux ou trois bouchées, il engoulait une ou deux « copes » de
« kéné », bière faite de mil fermenté.
Rassasié, il signifia d’un geste à Yassigui’ndja qu’il désirait fumer
encore. Et pendant longtemps, très longtemps, il tira à nouveau de son
« garabo », sans se presser, des bouffées courtes suivies d’expirations
profondes.
Satisfait, à la longue, d’avoir si bien employé le commencement de sa
journée, il prit soudain la décision d’examiner les doigts de son pied
gauche. Des chiques avaient dû s’y établir à demeure.
Quelle sale engeance, que les chiques ! Le pauvre bon nègre est obligé à
tout moment de chercher à voir s’il ne leur a pas donné asile en sa chair.
Sinon, c’en est fait de lui. Et ces bestioles mettent à profit sa négligence,
pour lui pondre en n’importe quelle partie de son corps, mais plus
particulièrement en ses doigts de pied, plus de leurs œufs qu’il n’est de
femmes en un village populeux.
Il n’en est pas de même chez les blancs. Que l’une d’elles s’avise
seulement d’effleurer leur peau qui n’est que tendreté et faiblesse !
Se rendant compte aussitôt de sa présence, ils ne reprennent sentiment
que lorsque « Missié boy », toutes affaires cessantes, est parvenu à déloger
le minuscule pou pénétrant qu’est la chique, du minuscule bourrelet de
chair qu’elle a choisi comme habitat.
Mais à quoi bon aborder ce sujet ? Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on sait
que les hommes blancs de peau sont plus douillets que les hommes à peau
noire.
Un exemple, entre mille. Personne n’ignore que les blancs, sous prétexte
de faire payer l’impôt, forcent tous les noirs qui sont en âge de prendre
femme, à se charger de colis volumineux, de l’endroit où le soleil se lève à
celui où il se couche, et réciproquement.
Les trajets durent deux, trois, cinq jours. Peu leur importe le poids des
colis dénommés « sandoukous ». Ce n’est pas eux qui plient sous le faix. La
pluie, le soleil, le froid ? Ce n’est pas eux qui en souffrent. Par conséquent,
ils n’en ont cure. Et vivent les pires intempéries, pourvu qu’ils soient à
l’abri !
Les blancs pestent contre la piqûre des moustiques. Celle des « fourous »
les irrite. Ils craignent les mouches-maçonnes. Ils ont peur de cette
écrevisse de terre qu’est « prakongo », le scorpion, qui vit, noir, annelé et
venimeux, parmi les toitures ruineuses, sous la pierraille ou au cœur des
décombres.
En un mot, tout les inquiète. Comme si un homme digne de ce nom
devait se soucier de tout ce qui vit, rampe ou s’agite autour de lui !
Les blancs, aha ! les blancs… N’affirmait-on pas que leurs pieds
n’étaient qu’une infection ? Quelle idée aussi que de les emboîter en des
peaux noires, blanches ou couleur de banane mûre ! Et s’il n’y avait encore
que leurs pieds à puer ! Lalala, mais tout leur corps transpirait une odeur de
cadavre !
On peut admettre, à la rigueur, qu’on se protège les pieds de cuir cousu.
On évite ainsi de se les déchirer sur les dures arêtes des plateaux de latérite.
Mais se garantir les yeux de verres blancs ou noirs, ou couleur de ciel, par
beau temps, ou couleur ventre de gendarme ! Mais se couvrir la tête de
petits paniers ou de calebasses d’espèce singulière, voilà, N’Gakoura ! qui
tourneboulait l’entendement.
Un brusque mépris haussa ses épaules et, pour le mieux exprimer, il
cracha. Aha ! les blancs n’étaient sûrement pas des gens comme tout le
monde. Ils connaissaient tout, et plus encore. Chaque jour abondait, du
reste, en preuves nouvelles. Les uns rapportaient de France de bien étranges
machines. Il suffisait de faire tourner un petit morceau de bois ou de fer
dans le ventre de ces engins de sorciers pour qu’ils se missent à parler ou à
chanter, comme de vrais blancs, sans que l’on vît personne, et sans que l’on
sût pourquoi ni comment.
D’autres – ehein ! il avait vu cela, de ses propres yeux – d’autres
avalaient des couteaux.
Le fait ne pouvait d’ailleurs être discuté. Par toute la région de la Bamba,
et plus loin encore, qui ne connaissait, au moins de réputation, le terrible
« Moro-Kamba », le terrible « commandant » mange-sabre, qui avait pacifié
les bandas ?
D’autres, enfin, pouvaient voir sans bouger de place, grâce à des verres
cernés de longs tubes mobiles, les paysages les plus reculés et s’intéresser,
comme s’ils y étaient, aux spectacles les plus lointains.
Et ce « doctorro » – c’est le nom que les blancs donnent à celui qui, chez
eux, fait commerce de sorcellerie – et ce « doctorro » qui vous faisait pisser
bleu – ehein ! bleu, – lorsque tel était son bon plaisir.
Et ceci, n’était-ce pas plus terrifiant encore ? N’avait-il pas vu, ces jours
passés, lors de l’arrivée du nouveau « commandant », n’avait-il pas vu
celui-ci enlever la peau de sa main, une peau qui, ma foi, ne ressemblait que
fort peu à toutes les peaux déjà connues.
Toujours est-il qu’il s’était dépecé, devant lui, sans douleur. S’il avait
souffert, il aurait crié.
N’ayant pas crié, il n’avait certainement pas souffert.
Tout cela était « manières de blancs », comme était « manière de
blancs » courir les routes juché sur l’un de ces deux objets ronds et
élastiques qu’on propulse tantôt du pied droit, tantôt du pied gauche, et qui
jouent à se poursuivre sans jamais parvenir à se rattraper.
Et n’affirmait-on pas aussi que certains blancs jouissaient de l’étonnant
privilège d’avoir des bras, des yeux, des jambes et des dents démontables ?
Qu’ils pouvaient, œil, bras, jambes ou dents les poser là, sur une table, pour
les montrer à tout venant, puis, comme si de rien n’était, les remettre en
place, le plus simplement du monde ?
Ohu !… Jamais les hommes noirs de peau, sorciers, « somalés » ou
féticheurs, n’avaient rien fait de pareil, jamais ils ne pourraient réaliser de
telles merveilles !
Aussi, peu à peu, malgré qu’il en eût, une admirative terreur remplaça
son mépris.

*
Le soleil atteignit le milieu de sa course. Les merles-métalliques, comme
d’habitude, annoncèrent le radieux événement. Le cri des cigales n’agaçait
encore que faiblement les étendues où tout paraissait dormir d’un immense
sommeil écrasé de lumière.
Les trois grands tourbillons de vent, qui passent toujours à ce même
moment de la journée, soufflèrent tout à coup à pleins poumons et se turent
comme par enchantement.
Les feuilles des fromagers s’immobilisèrent à partir de ce moment-là. Et
nulle brise n’éveillant l’ondulation des herbes géantes sous ses caresses
successives, des fumées lointaines montèrent, droites.
Mais le chant des cigales avait crû, exaspéré, hallucinant, insatiable.
C’était l’instant que les nègres choisissent pour travailler. Batouala se
dirigea à pas lents vers une hauteur qui dominait sur les plaines
environnantes. Il y avait là trois « li’nghas », de grandeur différente. Il
s’approcha de ces troncs d’arbre au cœur évidé, ramassa deux maillets qui
gisaient à terre et, dans l’air immobile, frappa, sur le plus gros des trois,
deux coups espacés, sonores.
Un grand silence s’établit ensuite, qu’il rompit définitivement de deux
autres coups plus secs, plus courts, suivis presque aussitôt d’une pétarade de
tam-tams de plus en plus vifs, de plus en plus impérieux, de plus en plus
pressés, de plus en plus pressants qui, ralentis et larges, se terminèrent, sans
transition, sur le moindre des « li’nghas », en un decrescendo rapide, fortifié
soudain par la note finale de l’appel.
Et voici que, là-bas, là-bas, plus loin que là-bas, et plus loin encore, de
toutes parts, à gauche, à droite, derrière lui, devant lui, des bruits
semblables, des roulements identiques, des tam-tams pareils grondaient,
essayaient de se faire entendre, répondaient à l’appel entendu, les uns
faibles, hésitants, voilés, imprécis, les autres compréhensibles et
rebondissant d’échos en échos, de « kagas » en « kagas ».
L’invisible s’animait.
— Tu nous a appelées, disaient ces rumeurs de tam-tams. Tu nous a
appelées…
— Nous t’avons entendu.
— Que nous veux-tu ?
— Nous t’écoutons. Parle.
Par deux fois, les espaces répétèrent les mêmes notes troubles ou
distinctes.
Lorsque l’horizon eut résorbé la dernière, Batouala leur répondit.
D’abord des paroles sans force. Elles semblaient dire la torpeur
monotone et quotidienne, la solitude que rien n’attriste, que rien n’égaie, la
résignation devant le destin, l’impassibilité.
Les maillets couraient alternativement sur l’un ou l’autre des trois
« li’nghas ». Une mélopée naissait d’eux, accablante comme un jour de
tornade, avant que ne souffle le « donvorro ».
Le chant s’épanouit. Sur une brusque interruption, son amplitude
augmenta encore. Et toujours, toujours, il montait.
Batouala, heureux, ruisselait de sueur, mais dansait presque.
Ses hommes, leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les amis de leurs
amis, les chefs dont il avait bu le sang et qui avaient bu le sien, il voulait
qu’ils fussent tous présents à la Bamba, dans neuf jours, pour assister à la
grande « yangba » qu’on allait y donner à l’occasion de la fête des
« Ga’nzas ».
La saccade des sonorités prévues depuis des saisons de pluies et des
saisons de pluies leur promettait merveilles. Il y aurait mangeaille,
beuveries, palabres, réjouissances. Il y aurait « yangba », enfin. Non pas
une yangba. Mais toutes les yangbas. Non seulement le pas de l’éléphant, la
danse des sagaies et celle des guerriers, – mais encore, mais aussi, mais
surtout la danse de l’amour, que dansent si bien les sabangas.
Il y aurait mangeaille et yangba, yangba et beuverie. Aha ! le manioc, les
patates, les dazos, les courges, l’igname, le maïs ! Aha ! la bière de mil, les
vékés, le piment et le miel, le poisson et les œufs de caïman ! On mangerait
de tout cela, et de bien d’autres choses encore ! On boirait de tout cela, et de
bien d’autres choses encore ! On boirait et l’on mangerait, au son des
olifants et des balafons. Il fallait venir ! Ehein, ehein ! C’était la fête des
« Ga’nzas ». On ne procède à la circoncision et à l’excision qu’une fois par
douze lunes. Il fallait venir ! Comme on allait rire, yabao ! Comme on allait
rire !…
Les échos débordaient de la joie de ce discours, prolongeaient ses
plaisanteries et ses rires.
Lorsqu’il se tut, une lourde attente pesa, qui ne dura pas longtemps. Car,
tout autour de lui, très loin, très loin, comme après son premier appel, la
conversation reprenait sur des tam-tams qu’on ne voyait pas. Et, malgré
l’éloignement des transmetteurs d’ondes sonores, on saisissait, à chaque fin
de phrase, les mêmes notes d’allégresse occulte.
— Nous t’avons écouté, bien écouté.
— Nous t’avons entendu et compris.
— Tu es le plus grand des m’bis, Batouala.
— Le plus grand des plus grands chefs, Batouala.
— Nous viendrons. Sûrement, nous viendrons.
— Et nos amis seront là.
— Et les amis de nos amis seront là.
— Bombance !… Yabao ! On va s’amuser. !
— Nous boirons comme des trous.
— C’est-à-dire comme des blancs.
— Non, comme de vrais bandas m’bis, parce que les vrais bandas m’bis
boivent plus que…
— On dansera.
— On chantera.
— Nous montrerons après aux femmes ce que nous savons faire d’elles.
— Tu peux compter sur moi…
— Sur moi…
— Sur moi…
— Ouorro…
— Ohourro…
— Kanga…
— Yabi’ngui…
— Delépou…
— Tougoumali…
— Yabada…
— Tous les m’bis seront là.
— Tous les n’gapous aussi.
— Nous viendrons… Nous viendrons…
— Nous viendrons… Nous viendrons…
L’horizon étouffa enfin les dernières réponses. Désireux d’examiner les
nasses qu’il y avait immergées la veille. Batouala s’en fut ensuite vers le
confluent de la Bamba et de la Pombo, non sans se munir, avant de se
mettre en route, de deux sagaies, d’un carquois rempli de sagettes barbelées
et d’une besace en peau de cabri.
Où que l’on aille, si minime que soit le chemin à parcourir, il ne faut
jamais oublier de prendre sa besace et de la porter en bandoulière.
Elle permet de cacher tant de choses ! Par exemple, des pains de manioc
et des feuilles de « bi’mbi ».
Il ne lui fallait, au demeurant, ni plus ni moins. Les pires dangers
pouvaient maintenant survenir. N’avait-il pas ses sagaies, son arc, ses
flèches ? Il pouvait se moquer de la faim à bouche-que-veux-tu, tant que les
gâteaux dont il s’était approvisionné continueraient à distendre le ventre de
sa besace. Il ne dépendait que de lui, d’autre part, de corser à son gré sa
nourriture. Les feuilles de « bi’mbi » étaient là pour un coup. Ce n’est pas
pour rien qu’elles ont la faculté de stupéfier tout poisson passant à hauteur
de l’endroit où on les plonge !
Batouala, chemin faisant, scrutait le sol. C’était une des innombrables
petites habitudes que lui avaient léguées ses ancêtres. Plus il avançait en
âge, plus il en appréciait l’excellence.
Les blancs n’ont pas l’air de comprendre l’utilité qu’il y a de savoir où
l’on pose le pied. Les cailloux blessent, la boue favorise les chutes. Il est
facile, avec un peu d’attention, d’éviter chutes et blessures. On peut en tout
cas raréfier les unes et les autres. Il n’y a jamais perte de temps pour qui
poursuit le moindre effort. Et comme, au surplus, l’expérience nous apprend
que le temps n’a pas de valeur, on n’a qu’à s’en remettre à sa sagesse.

*
Batouala venait à peine de disparaître dans la direction du confluent de la
Pombo et de la Bamba quand Bissibi’ngui, surgissant de la brousse comme
un cibissi de son terrier, s’avança vers les femmes de son ami.
Bissibi’ngui était un jeune homme musclé, plein d’allant, vigoureux et
beau, qui trouvait toujours chez Batouala, même en temps de disette, de
quoi boire et de quoi manger.
Le grand mokoundji le tenait, en effet, en particulière affection. Ses
femmes aussi. Huit d’entre elles avaient même déjà eu l’occasion de
prouver à Bissibi’ngui l’ardeur de l’amitié qu’elles ressentaient pour sa
personne.
Quant à la belle Yassigui’ndja, moins docile aux ordres de celui qui
l’avait achetée qu’à ceux de Bissibi’ngui, elle comptait qu’un heureux
hasard lui permettrait bientôt de manifester à ce dernier la faim qu’elle avait
de lui.
Une femme ne doit jamais se refuser au désir d’un homme, surtout quand
cet homme lui agrée. Tel est le principe fondamental. La seule loi est
d’instinct. Tromper son homme n’a donc pas grande importance, ou plutôt
n’en devrait pas avoir.
Il suffit, d’ordinaire, après palabres plus ou moins longues, de
dédommager tel qui croit avoir à se plaindre, du préjudice qu’on lui a causé
en usant de son bien.
Quelques poules, deux ou trois cabris, quelques œufs couvés ou une
paire de pagnes plus ou moins usagés, et tout est pour le mieux.
Il fallait malheureusement prévoir qu’il n’en serait pas de même avec
Batouala qui était de naturel jaloux, vindicatif et violent. Le cas échéant, on
pouvait être sûr qu’il n’hésiterait pas à se fonder sur les plus vieilles
coutumes bandas, et à réclamer leur stricte application pour supprimer ceux
qui se hasarderaient à rapiner sur ses terres.
Les ayant acquises au prix des plus lourds sacrifices, il voulait être seul à
les ensemencer. Yassigui’ndja ne l’ignorait point. Elle n’ignorait pas non
plus que ses huit compagnes la haïssaient cordialement, parce qu’elle était
la cheffesse de toutes les femmes des villages relevant de l’autorité de leur
mari commun, et, en même temps, sa favorite.
Il y avait gros à parier qu’elles la dénonceraient, au moindre faux pas, à
sa vindicte. Certes, elle se défendrait en les accusant à son tour sans merci.
Que sortirait-il en fin de compte de ces accusations et de ces criailleries ?
Bien fort, yabao ! qui pouvait le prédire. Elle ne se donnerait donc à
Bissibi’ngui que le jour où elle ne courrait pas de risque à le faire.
Mais comment hâter ce beau jour ? Depuis deux ou trois lunes,
Bissibi’ngui espaçait ses visites. Le bel homme, vraiment, que
Bissibi’ngui ! Il marchait sur sa vingtième saison de pluies. C’est à ce
moment-là que les mâles dignes du nom de mâles traquent les femmes, du
matin au soir, comme Mourou, la panthère, l’antilope. Il s’était développé
tout à coup, avait pris corps et muscles. Les « yassis » le recherchaient, non
lui, elles. Elles célébraient à l’envi la vigueur de ses reins et la fréquence de
sa fougue. Bissibi’ngui, leur coq préféré, avait contribué à désunir bien des
ménages ! D’où disputes interminables et rixes toujours renaissantes. Tant
et si bien que le « commandant », excédé de plaintes, avait fini, certain jour,
par le menacer de prison.
Sa réputation, du coup, avait atteint son apogée. Il n’avait qu’à paraître
pour qu’on le fêtât.
On salua donc d’inextinguibles cris de joie son retour inattendu. On lui
demandait le nom des femmes qu’il avait chevauchées depuis qu’il avait
quitté la Bamba. Était-il vrai qu’il eût fait connaître à telle ou telle les
délices de la petite mort ? Aha ! il s’était juré de taire le nom de ses bonnes
fortunes. Soit. Mais on ne lui pardonnerait sa discrétion que s’il contait une
de ces belles histoires qu’il savait si bien conter.
Alors, sans se faire prier davantage, Bissibi’ngui s’allongea sur une natte
et leur conta l’histoire de l’éléphant et de la poule.
— Au temps où M’Bala, l’éléphant, et Gato, la poule, parlaient, la
seconde lança au premier un pari pour savoir qui des deux était le plus gros
mangeur.
Et M’Bala, l’éléphant, dit à la poule : « Poule, tu es si petite, si menue, si
ténue, qu’il n’est vraiment pas possible que tu puisses manger plus que
moi. »
Gato, la poule, répondit à l’éléphant : « Aha ! tu crois cela. Et parce que
tu es bouffi, pansu, difforme, tu crois qu’il m’est impossible de manger plus
que toi ? »
— Comment ne le croirais-je pas ? fit M’Bala. Tu n’as pas plus
d’épaisseur qu’un vent coulis.
Alors Gato de répliquer : « Aha ! c’est comme ça. Bon. Viens chez moi
demain matin, de bonne heure. Tu mangeras de ton côté ce que tu pourras.
J’en ferai autant du mien. Nous verrons, en fin de compte, qui de nous deux
mange le plus. »
M’Bala accepta le pari en barrissant d’allégresse. Le lendemain, dès le
petit matin, il se rendit à l’endroit que Gato lui avait indiqué. La poule l’y
attendait. Ils se mirent tous deux, sans plus attendre, à manger leur content.
Mais voici qu’il prit à Gato envie de se reposer, quand le soleil parvint
au mitan de son voyage. Pour ce, elle fit ce que font toutes les poules qui
ont envie de souffler, c’est-à-dire qu’elle replia l’une de ses pattes sous son
jabot.
M’Bala, stupéfait, lui demanda : « Pour quelle raison te permets-tu de
rester inactive, tandis que je continue à manger ? Et pourquoi, quand tu
fainéantes, ramènes-tu une de tes pattes sous le ventre ? »
Et Gato de lui rétorquer aigrement : « Parce que, moi, je suis loin d’avoir
mangé comme toi à ma suffisance. Si donc tu me vois ainsi, c’est que je me
prépare à avaler une de mes pattes. Je te préviens d’ailleurs charitablement
que si, comme je le crois, ce mets ne me suffit pas, je me ferai un devoir de
t’avaler avant d’avaler ma deuxième patte. »
M’Bala, entendant cela, prit le large en pétant de frayeur et se réfugia au
plus profond de la brousse. C’est depuis ce temps que M’Bala, l’éléphant,
vit dans la brousse et Gato, la poule, parmi les villages des hommes.
D’unanimes félicitations couvrirent la fable que Bissibi’ngui venait de
narrer. Puis les brocards reprirent bon train.
Bissibi’ngui, souriant sans répondre aux plaisanteries qu’on lui
décochait, s’empara de la pipe de Batouala, la bourra de feuilles de « ngao »
que les blancs, dans leur langue, appellent tabac, et déposa sur elles de la
braise.
Cela fait, il s’accouda sur sa natte et, par petites bouffées courtes, les
yeux clignés, il fuma.
— Bissibi’ngui, mon ami, tu ne fais pas assez attention aux femmes qui
s’offrent à toi, lui dit Yassigui’ndja. Un jour, si tu n’y prends garde, tu nous
reviendras riche de quelque sale maladie – d’un bon « kassiri », par
exemple, qui excelle à tenir chaud même quand il fait froid.
Ses huit compagnes éclatèrent de rire.
— Ehé ! éééé…
— Yabao, cette Yassigui’ndja !
— Eééé !… Il n’y a qu’elle, vraiment, pour décocher des bons mots.
Et elles se tapaient bruyamment sur les cuisses.
— Mais le « kassiri » n’est rien, continuait Yassigui’ndja. Il en sera tout
autrement, Bissibi’ngui, mon ami, si tu attrapes « davéké », qui est pire.
Iche !… Tu t’en iras en tout petits morceaux. D’abord, tu seras tacheté
comme Mourou, la panthère. Tu seras horrible à voir, couvert de plaies.
Personne ne voudra plus de toi. Ce n’est que plus tard que tu perdras tes
dents, tes cheveux, tes doigts, que tu deviendras une pourriture mobile.
Rappelle-toi plutôt Yaklépeu, qui est mort il y a… trois, quatre, cinq lunes
peut-être.
Les rires reprirent de plus belle.
Ils duraient encore lorsque revint Batouala. On lui expliqua sur-le-champ
les causes de l’hilarité générale. Il joignit alors ses facéties à celles de ses
neuf femmes. Bissibi’ngui mourrait, pour sûr, comme meurent les
champignons. La joie atteignit son comble. On se tenait les côtes. On
s’administrait réciproquement des plamussades. On se tapait les fesses
contre terre. On pleurait convulsivement, à force de rire.
— Ehéé !… Yaba !…
— N’Gakourao !… ce Batouala !…
— Eééééia !…

*
Cependant, le soleil se couchait.
Le roucoulement des tourterelles, les piailleries des gendarmes, les cris
plaintifs des charognards et des hochequeues diminuèrent peu à peu, ainsi
que les croassements de la gent corbeau.
D’imperceptibles brouillards voilèrent la cime des kagas. Le soleil baissa
doucement. Poules, cabris et canards rentrèrent au gîte.
Un long silence.
Des nuages s’étirent contre le ciel qu’ils pommellent. Le soleil a presque
disparu. Il ressemble, tant il est rouge, à la fleur énorme d’un énorme
flamboyant. Il émet des rayons qui se dispersent en gerbes évasées et
s’abîment enfin dans la gueule de caïman du vide.
Alors, de larges rayures ensanglantèrent l’espace. Teintes dégradées, de
nuance à nuance, de transparence à transparence, ces rayures dans le ciel
immense s’égarent. Elles-mêmes, nuances et transparences s’estompent
jusqu’à n’être plus.
L’indéfinissable silence qui a veillé l’agonie et la mort du soleil s’étend
sur toutes les terres.
Une poignante mélancolie émeut les étoiles apparues dans l’infini
incolore. Les terres chaudes fument en brumes. Les humides senteurs de la
nuit sont en marche. La rosée appesantit la brousse. Les sentiers sont
glissants. On croirait presque que la faible odeur de la menthe sauvage
bourdonne dans le vent avec les bousiers et les insectes velus.
Des bruits de pilon, on ne sait où, écrasent du manioc, du mil ou du maïs.
Le ronronnement des tam-tams anime des « yangbas », on ne sait où. De
distance en distance, des foyers s’allument. On devine les cases, aux
fumées. Suivant l’espèce, des crapauds flûtent, meuglent, glapissent ou
cliquettent. Djouma, le petit chien roux, aboie, aboie. Quelle est cette
stupeur ? D’où provient cette angoisse ?
Comme une pirogue froissant au passage les herbes aquatiques – oh !
comme elle glisse avec lenteur à travers les nuages – blanche, voici
apparaître « Ipeu », la lune.
Elle est déjà vieille de six sommeils…
III

Le lendemain de ce soir-là, peu avant le chant de la perdrix, Donvorro, la


tornade, lasse d’avoir hurlé toute la nuit, s’éloigna brusquement, déviée de
sa route par les monstrueux courants aériens qui drainent chaque matin dans
leur erre les troubles clartés avant-courrières de l’aurore.
La pluie continua cependant à tomber sur les villages de Batouala. On
l’entendait chuinter parmi les arbres dont le vent brassait les ramées ou
susurrer au sein des feuilles d’où dégouttaient ses stalactites. On l’entendait
crépiter aussi, confuse et diverse, le long des herbes saccagées par les
torrentielles averses de la nuit. Elle emplissait enfin de chuchotements ou
de murmures la brousse qui n’en pouvait mais.
Il y avait un bon bout de temps, bien que l’aube fût loin encore, que
Yassigui’ndja ne dormait plus. Elle occupait de son mieux la nuit qui se
mourait. Comme elle se sentait bien, seule en sa case personnelle, hutte en
pisé ronde et basse, que coiffait un toit déclive dont le chaume s’effilochait
jusqu’à terre !
Il est de règle chez les bandas, à quelque tribu qu’ils ressortissent, que
toute femme mariée ait sa case personnelle en sus du domicile conjugal.
Batouala, son mari, s’était hâté de lui en construire une, dans les jours qui
avaient suivi leurs épousailles. Elle s’y retirait, depuis lors, chaque fois
qu’elle n’était pas de nuit auprès de son seigneur et maître, ou qu’elle tenait,
pour une raison ou pour une autre, à goûter un moment de solitude.
Quel bon mari que Batouala ! Nul plus que lui ne paraissait digne de
respect et de gratitude. Elle n’avait eu jusqu’ici qu’à se louer de sa
bonhomie. Jamais de saute d’humeur. Jamais un mot plus haut que l’autre,
sauf quand il s’en prenait aux blancs. Leur association – ils étaient pourtant
mariés depuis autant de saisons sèches qu’on a de doigts plus deux les deux
mains réunies – n’avait rien perdu de sa solidité des premiers jours.
L’adjonction successive de huit autres femmes à leur ménage n’avait fait
qu’accroître leur ménage sans amoindrir en rien leur affection réciproque.
Elle ne voyait d’ailleurs pas en quoi la venue des compagnes que
Batouala lui avait choisies eût pu rompre leur entente ou porter ombrage à
l’attachement qu’ils avaient l’un pour l’autre. Ne lui avait-elle pas donné un
héritier – qui était mort, par la suite – dans les délais normaux ? Il avait
naturellement profité de sa gestation et de sa maternité pour prendre une
seconde femme. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, dix lunes
plus tard, force lui avait été d’appeler, pour de semblables raisons, une
troisième à ses côtés. Et il avait continué ainsi jusqu’à la neuvième.
Et après ? Quoi de répréhensible en cela ? En agissant de la sorte,
Batouala, loin d’outrepasser ses droits, n’avait fait que se conformer aux
coutumes qui régissent la race banda. La maternité, c’est-à-dire la gestation,
l’accouchement, les relevailles, l’allaitement et les soins de la première
enfance, requiert une attention de tous les instants, provoque d’épuisantes
fatigues. Les traditionalistes, puisant dans la sagesse héritée de leurs
ancêtres les plus justes disciplines, ont rendu supportable aux intéressées ce
surmenage nécessaire, en les déliant de tout devoir conjugal pendant vingt-
quatre ou trente-six lunes d’affilée.
Mais que devient le mari en tout cela ? Comment s’y prend-on, vu les
exigences de sa nature, pour le désolidariser du tabou qui s’appesantit sur la
jeune mère au lendemain de son accouchement ? On l’autorise, tout
simplement, à annexer à son ménage initial autant de femmes qu’il en peut
nourrir.
Yassigui’ndja n’avait donc rien à reprocher à Batouala. Le malheur était
qu’il commençait à vieillir et ne montrait d’empressement qu’à fumer sa
pipe.
C’était là, certes, passe-temps bien agréable que celui qui consiste à
boire à longs traits, les yeux mi-clos, d’un air paisible, l’odeur et la fumée
du tabac ! Il en était pourtant de plus intimes, qui le surpassaient en délices.
Elle frissonna tout à coup et s’étira, en proie à un désir qui la baignait de
langueur et de mollesse. Elle se sentait, malgré l’âge, jeune encore, riche
d’ardeur inemployée. Le feu qui la dévorait ne pouvait se contenter de
l’unique politesse que son mari lui consentait chaque jour. Quoi d’étonnant
que sa vertu devînt de jour en jour plus instable ? La parcimonie de
Batouala finissait par devenir injurieuse. Que n’essayait-il de se hausser au
niveau de Bissibi’ngui ? Ce gaillard, disait-on, se servait à souhait de ce qui
fait qu’un homme prouve qu’il en est un. Toutes les femmes raffolaient de
lui – et elle-même.
Le doux bruit mou de la pluie continuait à chantonner sur le chaume.
Yassigui’ndja écoutait distraitement sa mélopée indistincte. Il fait si bon
rêvasser chez soi quand il pleut sur la brousse !
Où donc avaient pu s’en aller les beaux matins clairs de son
adolescence ? Elle ferma les yeux et se vit regagnant le poste de la Bamba
en compagnie de sa mère. Cet événement s’était produit quand le
commandant blanc dont elle était la boyesse, avait quitté Krébédjé pour
rentrer en France.
La pauvre petite Yassigui’ndja qu’elle était à cette époque-là ! Une
pauvre petite Yassigui’ndja à peine nubile. Nul homme n’avait encore foulé
son petit jardin, bien qu’on affirmât qu’elle eût pourtant maintes fois servi
de femme au commandant qui venait de partir.
Il n’en faut d’ordinaire pas plus pour créer des légendes. Peut-être même
était-ce à cause de la renommée qu’on lui avait faite que Batouala l’avait
tout de suite demandée en mariage.
Il était jeune alors. Tout s’était passé dans les règles, au mieux des
intérêts de chacun. Les pourparlers n’avaient pas traîné en longueur, grâce
aux bons offices de l’une des tantes de Batouala. La dot exigée avait été
payée par lui dans les délais les plus brefs. Elle se composait de dix cabris,
d’une trentaine de poules jaunes ou blanches, – le jaune et le blanc, nul ne
l’ignore, sont couleurs qui symbolisent les bons sentiments, – de vingt
houes neuves prêtes à être emmanchées, d’une petite captive de race
mandjia, de douze paniers de mil rouge, d’autant de paniers de mil blanc, de
cinq sagaies à éléphant et enfin du couteau de jet traditionnel.
Autant dire qu’il avait pris ces dons comme truchements pour déclarer à
son futur beau-père : « Je te donne tous ces biens en échange de ta fille. Ta
famille m’est désormais aussi chère que la mienne. Je m’engage en outre,
j’en atteste les houes dont je t’ai fait cadeau, à mettre, si besoin est, tes
plantations en état. Et je te jure, sur le fer du couteau de jet que je te donne
pour me tuer s’il arrive que je me parjure, je te jure, au cas où l’on
t’attaquerait, de te défendre au péril de ma vie. »
Elle était entrée dans la case de ce bon Batouala trois jours après la
remise du couteau de jet imposé par les coutumes tribales et était pour
toujours devenue sa femme. Sa vie n’avait été depuis que félicité et liesse.
Batouala, chasseur heureux, rentrait rarement bredouille de ses battues par
la brousse. Elle n’avait, d’un sommeil à l’autre, qu’à se laisser vivre. Rien
de tel pour le repos de l’esprit que de n’avoir à s’occuper de rien.
C’était un beau gars, tout de même, que ce Bissibi’ngui ! Et merveille
que de le contempler, les soirs où il dansait la danse du désir qui s’offre et
ne se refuse que pour mieux s’offrir ! Et voilà qu’elle se rappelait le rendez-
vous que ce chenapan avait trouvé le moyen de lui fixer la veille, avant de
s’en aller on ne sait où ! Étonnée de son audace, elle n’avait rien trouvé à
lui répondre. Or, ce rendez-vous… Bissibi’ngui devait déjà l’attendre à
l’endroit convenu. Irait-elle ou n’irait-elle pas l’y rejoindre ? Quelle
décision prendre ? Il pleuvinait toujours. Rester à rêvasser auprès d’un bon
feu a son charme. La brousse, d’autre part, abonde en oreilles secrètes, est
peuplée de trop d’yeux invisibles. Les uns et les autres sont à craindre
comme la lèpre. Mieux vaut, même, « mbrouma », la lèpre, que les peines
cruelles réservées à l’adultère.
Les songeries de Yassigui’ndja prirent fin à l’improviste. Un tam-tam
enroué s’était mis à tousser à l’horizon. Elle reconnut bientôt les indicatifs
d’appel du village de Matifara et prit machinalement connaissance des
messages sonores qu’il s’essoufflait à émettre. Sa pensée tourna un moment
autour du « commandant » blanc chargé de maintenir l’ordre dans toute la
région qu’arrose la Bamba. Belle rivière, la Bamba, giboyeuse et
poissonneuse. Le « commandant » était réputé de bonne composition. Sa
marotte – tous les « commandants » en ont une – était de couvrir de ponts
plus ou moins solides les plus infimes marigots de la contrée et d’ouvrir
partout des routes, des sentiers ou des pistes que la brousse s’empressait
d’étouffer en saison des pluies.
Elle éclata soudain d’un petit rire plein d’impertinente ironie. Il fallait
vraiment être un blanc pour avoir des idées aussi baroques. Voyons, est-il
bien nécessaire de jeter des ponts sur des rivières qu’on peut traverser à
gué ? Il est vrai que c’est perdre son temps que d’essayer de comprendre les
« manières de blancs »…
Une idée lui vint qui la fit rire de nouveau. On disait couramment des
blancs ou boundjous, que leur nerf viril était d’ordinaire de moindre volume
que celui des hommes noirs de peau. On ajoutait, en revanche, qu’ils
passaient ces derniers dans l’art de savoir se servir du seul outil dont la vue
remplit toujours d’aise les femmes et les plonge dans le ravissement.
Elle eût voulu pouvoir goûter de leurs étreintes afin d’être à même de les
comparer à celles de Batouala. En quoi les premières pouvaient-elles
différer des secondes ? Blancs ou noirs, les hommes, quand ils besognent
les femmes, n’ont pas deux façons de les pénétrer de leur courte frénésie.
Toutefois, d’aucuns prétendaient que certains blancs se conduisaient avec
les femmes comme font deux chiens mâles qui se cavalent. Goût pareil
paraissait anormal et trop infect pour ne pas être une calomnie. Peut-être ne
dépendait-il que d’elle, Yassigui’nja, d’avoir des clartés sur ce point. Le
« commandant » de la Bamba, si elle lui faisait des avances, les
repousserait-il ? Elle promena ses regards dans sa case, comme si elle
cherchait quelqu’un ou quelque chose. Quel silence ! La pluie avait cessé.
Elle souffla à pleins poumons sur les tisons coiffés de cendres qui
achevaient de se consumer au cœur de sa case. De hautes flammes claires
lapèrent les brouillards qui la remplissaient de leurs buées fuligineuses. Ces
brouillards prouvaient, par leur densité même, que le jour s’était mis en
route. Encore un peu de temps et Lolo, le dieu soleil, chassant la horde des
nuées, inonderait de torrents de lumière l’infini tendu d’azur.
Elle accorda un moment de pensée à son mari. Batouala… Il avait dû
prendre la brousse bien avant le chant du coq et ne rentrerait au village que
vers le milieu du jour. Elle avait donc le temps de se rendre au rendez-vous
que Bissibi’ngui lui avait donné. Au fond, en y allant, elle ne risquait pas
grand’chose. Que lui voulait ce coureur de filles ? C’était ce qu’elle tenait à
savoir, rien de plus. Elle était, en tout cas, décidée à ne pas lui permettre
quelque privauté que ce soit. Elle n’était pas de ces femmes qui se laissent
prendre aux pièges des beaux garçons un peu trop infatués de leur personne.
Gamineries et polissonneries n’étaient plus de son âge. La femme mariée a
des devoirs auxquels elle ne peut se soustraire. Préparer le repas de
Batouala constituait l’un des siens. Elle aurait pu se décharger de ce soin sur
l’une ou l’autre de ses huit compagnes. Mieux valait cependant ne pas
éveiller leurs soupçons par une absence aussi imprévue que prolongée.
Elle s’étira tout son content et se mit à bâiller. Elle éprouvait à se
détendre ainsi une satisfaction animale touchant à la volupté et s’amusait à
faire craquer les jointures de ses muscles. Puis elle rampa vers l’huis de sa
case. Celui-ci se composait de rondins entassés les uns sur les autres et
reposant sur des pieux fourchus. Elle débâcla lentement le tout et se glissa
dehors à regret.
Le brouillard avait succédé à la pluie. La brousse n’était que nuées. Le
ciel paraissait se dissoudre en charpie. De lourdes vapeurs ne cessaient de
sourdre des entrailles de la terre. Elle les regarda s’agglutiner et s’épaissir
autour des villages de Batouala dont elles avaient rendu les cases invisibles.
Un frisson la parcourut des pieds à la tête. Que faisait-elle là, immobile ?
Ce jour-là était un jour comme un autre, prêt, à l’image de tous ses
devanciers, à dispenser aux vivants son lot de peines et de joies, d’incidents
et de catastrophes.
Le destin de chacun est fixé d’avance. Ses arrêts sont sans appel. Le sien
la poussait pour l’instant vers Bissibi’ngui. Ne pouvant rien contre lui, elle
n’avait qu’à lui obéir.
Elle rentra dans sa case en pisé, au seuil de laquelle veillaient les cactées
rituelles et bénéfiques. Ce fut pour en ressortir tout de suite, munie d’un
grand panier d’osier, où elle rangea tant bien que mal trois calebasses, une
paire de houes, deux marmites en terre et un peu de manioc.
Se tenant à croupetons, elle équilibra sur sa tête le panier et son contenu,
empoigna dans sa main gauche l’un des tisons de son feu de case, puis, se
redressant en souplesse, prit d’un pas ferme et déhanché le sentier qui
suivait la Pombo en direction de sa source.
Les traditions valent ce qu’elles valent. Certaines sont infiniment
désagréables. D’autres sont tout le contraire. Du nombre, la propreté
corporelle. Seuls les blancs n’en ont cure. Peut-être la méprisent-ils ! En
tout cas, la moindre ablution leur fait horreur. Ils en usent le moins possible.
C’est sans doute pour ça qu’ils puent toujours le cadavre. Pourtant l’eau
décrasse et délasse, tonifie les nerfs, lave le corps et le revigore. Les
animaux ne laissent pas d’apprécier ses vertus. Pourquoi leur en
abandonnerait-on tout le profit ?
En vraie banda qu’elle était, Yassigui’ndja aimait se baigner tous les
jours, et plutôt trois fois qu’une. Elle atteignit la Pombo en soliloquant de la
sorte. Il lui arrivait fréquemment de donner dans cette manie propre aux
gens de sa race. Elle croyait, de cette manière, ne jamais cheminer seule.
La Pombo, grosse des pluies de la nuit et de l’apport de ses affluents,
chantonnait d’une voix rauque et douce les belles complaintes que l’eau
murmure nuit et jour aux rives qui l’écoutent en buvant ses paroles. Cette
rivière était toute son enfance. Elle se divertissait autrefois, avec ses
compagnes de jeu, à chercher les crabes et les camarons qui se tenaient au
creux de ses strates de latérite ou sous le cailloutis de son lit. Mais, yabao !
que ce temps était loin…
Elle tâta du pied la Pombo. L’eau en était glacée. Remettant à plus tard
sa baignade, elle installa son panier sur le sol, de façon qu’on ne pouvait
pas ne pas le voir, de quelque côté de la Pombo qu’on arrivât.
Elle se félicita après coup de son subterfuge. Ce panier signalait sa
présence et l’innocentait. On penserait, en le reconnaissant, que sa
propriétaire ne devait pas être loin. C’est quand on songe à mal faire qu’on
prend, en général, des précautions. N’en prenant pas, elle n’avait rien à se
reprocher.
Ces réflexions faites, elle franchit la Pombo d’un pas délibéré, et
s’enfonça, n’ayant pour armes que son tison, dans le brouillard qui
commençait à se désagréger.
Elle longea d’abord une plantation de manioc, plongea ensuite dans une
plantation de maïs, d’où elle fit décamper une compagnie de phacochères
au groin verruqueux.
Elle accéléra sa marche. Le brouillard décroissait toujours. Le sable
humide et roux crissait sous les pas de Yassigui’ndja. Les herbes dont la
pluie avait ployé la haute taille, la flagellaient au passage de mouillures et
de coupures. Le brouillard continuait cependant à s’effriter et à se fondre
dans l’espace. Le cœur de Yassigui’ndja battait d’une trouble allégresse.
Elle approchait du lieu de son rendez-vous, et se sentait à la fois heureuse
de vivre et mécontente d’elle-même.
Un bruit la fit tressaillir. Elle s’arrêta. Elle avait cru entendre des voix.
Peut-être ferait-elle mieux de rebrousser chemin ? Mais n’avait-elle pas
rêvé ? On ne percevait, en effet, en prêtant l’oreille, que la plainte que
produit le vent quand il s’attarde à onder la chevelure de la brousse ou à
confier ses secrets aux arbres qui lui tendent leurs ramures.
Pourtant – elle huma l’air à pleins poumons – il y avait sûrement
quelqu’un dans ces parages. Ce n’est pas sans motif qu’on respirait,
tranchant sur le parfum des plantes mouillées et l’indéfinissable arôme de la
terre en eau, l’odeur propre à l’homme noir de peau.
Elle se remit en marche. Le même bruit de voix lui parvint de nouveau à
l’oreille. Cette fois, pas de doute possible. Bissibi’ngui était bien là. Et une
femme se trouvait avec lui. Yabao ! il avait osé lui faire ça, à elle,
Yassigui’ndja ? Quelle pouvait bien être la garce qui ?… Il est vrai que, la
veille, elle n’avait rien répondu à sa demande. L’imbécile ! Il ne savait donc
pas interpréter clairement le silence des femmes ! N’importe ! Il n’aurait
jamais dû se conduire comme il l’avait fait. Aha ! ce mauvais chasseur avait
voulu chasser deux lapins à la fois. Aha ! Yassigui’ndja était morceau qui
ne suffisait pas à son appétit. Par N’Gakoura, elle se vengerait, foi de
Yassigui’ndja, de l’injure qu’on venait de lui faire ! Mais elle tenait
auparavant à connaître sa rivale. Après quoi, elle verrait quelle décision
prendre.
Elle se coula dans les herbes, comme un chasseur à l’affût qui se hasardé
hors de son poste de guet. Elle n’avançait que lentement, s’arrêtait parfois
pour comprimer son cœur qui battait à rompre ou essayer de saisir quelques
bribes des propos que Bissibi’ngui échangeait avec son interlocutrice.
Elle crut, à deux ou trois reprises, pouvoir mettre un nom sur celle-ci. Ou
elle se trompe fort, ou c’est cette pécore d’I’ndouvoura ! Si c’est elle, elle
lui revaudra ça avant qu’il ne soit longtemps, et avec usure. Elle ne
comprenait pas que Bissibi’ngui eût pu lui préférer cette déjection.
Qu’avait-elle donc de remarquable, I’ndouvoura ? Elle était vieille, ridée,
riait d’un rire édenté, empestait le beurre de karité et ne savait même pas se
servir de ce que l’homme prise le plus dans la femme.
Si c’était là le genre de femelle qui plaisait maintenant à Bissibi’ngui !…
S’arrêtant derechef, elle cambra, ivre d’un brusque orgueil, son torse souple
et vigoureux, puis admira ses jambes parfaites, entées sur des chevilles
délicates, ses pieds menus, ses hanches harmonieuses, son ventre poli et ses
bras faits pour les plus étroites étreintes.
Elle pressa le pas, fière de sa beauté, et souriant de se savoir belle. Des
piaillis d’oiseaux fusaient de tous côtés. Elle allait, foulant çà et là des rais
de lumière, parmi un monde d’effluves que souillaient parfois des bouffées
de bois punais. Et elle était sur le point d’arriver à un arbre aux branches
basses, quand elle pressentit un danger.
Elle avait l’impression qu’on ne la quittait pas du regard, qu’on la
guettait comme une proie, qu’elle en était une, qu’on en voulait à sa peau, à
son sang, à sa vie.
Alors, elle leva les yeux, et poussa un grand cri de terreur. Mourou, la
panthère, venait de se ruer sur elle, de l’enfourchure où elle se tenait aux
aguets.
La bête tachetée en fut pour son attaque brusquée. Yassigui’ndja avait
réussi à l’éviter de justesse, grâce à un saut de côté fait à temps.
Ce contretemps n’était pas pour plaire à Mourou. Elle exprima sa rage en
une série de feulements profonds et rauques. Proie manquée est presque
toujours proie perdue. La formule vaut aussi bien pour les animaux de tous
poils qui sillonnent la brousse, que pour ces espèces de singes à peau noire
qui s’abritent en des tanières faires de terre durcie, de branchages entrelacés
et de chaume.
Mais, par malheur, elle ne pouvait en rester là. Les tranchées de la faim
grouillaient en son ventre comme vermine. Comment faire pour leur
résister ? Au surplus, la chance voulait qu’elle n’eût palabre qu’avec un de
ces maudits deux pieds qui se chargent volontiers le dos de petits êtres
braillant à gorge déployée. Or, il était de notoriété publique chez les
panthères, que ces deux pieds à destination spéciale n’opposaient jamais de
résistance, pour peu qu’on prit la peine, en guise de préambule, de leur faire
entendre à coups de griffes ce que les fauves ont accoutumé de considérer
comme le langage de la raison.
Et Mourou se ramassait sur elle-même pour bondir sur Yassigui’ndja,
quand la brousse s’ouvrit, livrant passage à Bissibi’ngui et à Batouala,
armés tous deux de sagaies de chasse et de couteaux de jet.
Mourou, à cette vue, s’empressa de déguerpir. Le soleil se leva peu après
son départ. Tout danger paraissait à présent écarté. Il était trop tard pour
courir après le gibier. Rallier le village était ce qu’il y a de mieux à faire. Ils
en prirent aussitôt le chemin, à la queue leu leu. Bissibi’ngui était en tête.
Venait derrière lui Yassigui’ndja. Et Batouala fermait la marche, Batouala
qui, pensif, observait Yassigui’ndja, sa femme préférée, avec attention,
hochait la tête, lançait de cruels et soupçonneux regards sur Bissibi’ngui, –
sur Bissibi’ngui, coureur dont la réputation n’était plus à faire, et qu’il se
jurait de surveiller de près dorénavant, pour l’avoir surpris, au petit jour, en
train de guetter tout autre gibier que celui que guette un homme aimant la
chasse.
IV

Trois jours avant la fête des « Ga’nzas », il y eut une tornade terrible, qui
clôtura par des ravages une saison de pluies plus que désastreuses.
Nul signe précurseur ne l’avait annoncée. Le jour s’était levé sur
Grimari, un jour comme tant d’autres, indécis d’abord, puis lumineux et
chaud.
Calme, ni frais ni lourd, le vent agitait la dense peuplade des feuilles.
Cachés à leur ombre, les tribus amoureuses de golokoto, la tourterelle,
roucoulaient, – et les « bokoudoubas », et les « lihouas », qui ne diffèrent
des golokotos, les premiers que par leur grosseur, les seconds que par le vert
de leur plumage.
Au-dessus des champs de mil, au-dessus des arbres, au-dessus des kagas,
de plus en plus nombreux, des charognards, infatigablement, tournoyaient.
Parfois, de droit fil, l’un d’eux se laissait choir sur la proie aperçue. Puis,
à lents grands coups d’ailes, comme s’il pagayait l’air, il prenait de la
hauteur et s’éloignait, s’éloignait…
Il ne faisait ni frais ni lourd.
Au long de la Bamba et de la Pombo, le peuple singe s’amusait. Ici,
cabriolaient les « tagouas », qui semblent toujours pleurer, tant leur cri imite
la plainte d’un enfant ; là, grimaçaient les « n’gouhilles » au pelage pareil à
un pagne noir et blanc.
Un essaim d’abeilles arrivant, lancé à la poursuite d’un oiseau mange-
miel, ils décampèrent les uns et les autres, avec effroi. Et pendant un long
moment, on n’entendit plus que le zonzonnement des abeilles.
Elles avaient d’ailleurs déjà disparu depuis longtemps, qu’on les croyait
encore présentes, tant le frisselis de la brise entre les feuilles donnait
l’illusion de leur vol vrombissant.
Il ne faisait ni frais ni lourd.
Les « bokoudoubas » et les « golokotos » roucoulaient. Des villages
perdus sur les collines, des vallons abritant d’autres villages provenaient et
des chansons monotones, et le bruit des pilons écrasant le manioc sec,
cependant que tournoyaient les fils de Doppélé, le charognard, plus
nombreux que jamais dans le ciel immobile.
Macoudé, le pêcheur, tard dans la matinée, vint surprendre Batouala, son
frère, qu’il ne voyait que rarement.
Ayant trouvé deux gros poissons dans ses nasses, il avait décidé qu’il
l’inviterait à partager son repas.
Macoudé et Batouala étaient frères, de mêmes père et mère, et non pas
simplement des agnats comme cela est fréquent, puisque tout homme peut,
si ses moyens le lui permettent, acheter plusieurs femmes et, de chacune
d’elles, avoir des enfants.
Bissibi’ngui, qui se trouvait là, fut invité, lui aussi.
Ils partirent tous les trois, l’un derrière l’autre, comme des canards.
On ne doit pas marcher de front. Une habitude, vieille comme la race
nègre, veut qu’il en soit ainsi.
L’oreille basse, Djouma les suivait…

*
— Il y en a qui font les fières, grogna, entre haut et bas, I’ndouvoura,
l’une des femmes de Batouala.
Jalouse et sensuelle, elle ne décolérait plus de voir que Bissibi’ngui,
depuis son retour, la délaissait trop visiblement pour Yassigui’ndja.
— Ehein ! Il y en a qui font les fières, reprit-elle, plus haut.
Personne ne soufflant mot, elle ajouta, sentencieuse :
— Bien sûr, n’entend pas qui veut ne pas entendre. Il n’empêche qu’on
est, au fond, d’autant plus facile, qu’on pose davantage à ne pas l’être.
N’est-ce pas, Yassigui’ndja ?
Des rires méchants fusèrent. On n’aimait pas cette Yassigui’ndja. Et
quand on pouvait le faire, on le lui prouvait avec usure.
— I’ndouvoura, je crois que tu as raison, répliquait Yassigui’ndja.
J’ignore pourtant qui tu vises en ton allusion. Tu parles, sans doute, de cette
n’gapou mariée à un puissant chef m’bi ? Ma foi, elle a tort d’être fière. À
quelles ignominies bestiales ne se livre-t-elle pas ? Je l’excuse toutefois,
volontiers. Elle a été la femme d’un blanc. Et cela explique tout.
— Ne voilà-t-il pas que cette carne m’insulte ! Ne voilà-t-il pas qu’elle
m’insulte ! Le ventre de celle qui t’a portée était pourri ! Tu es la pourriture
des pourritures ! La preuve. Tous les enfants que tu as portés jusqu’ici ou
sont morts avant terme ou n’ont pas vécu longtemps. Ne dis rien ! Tais-toi,
ou je te rentrerai dans la gorge…
— Ma vieille camarade, pourquoi hurler ? Je ne suis pas sourde. Aurais-
je, par hasard, médit de toi ? Ah ! oui, ah ! oui…
— Veux-tu que je casse ce pilon sur ton sale groin de phacochère ? Je
dirai à Batouala que tu le trompes avec Bissibi’ngui. Je lui dirai…
— Ehein, ehein !… Je te demande pardon, I’ndouvoura. Je te connais
depuis tant de saisons de pluies, que je ne me rappelais plus ton origine
n’gapou, ni que tu eusses servi de femme à un blanc.
Me faut-il t’assurer que mes paroles ne te visaient pas ? Ta vertu, tout le
monde la connaît. Et mieux que tout autre, Bissibi’ngui, dont tu viens de
parler, sait comment tu t’y prends pour repousser les hommes…
I’ndouvoura courut sur Yassigui’ndja. Elle l’aurait frappée, mordue,
griffée. Elle expectorait mille menaces pendant que ses compagnes la
maintenaient. Elle irait se plaindre au commandant. Elle dirait à tout le
monde que Yassigui’ndja avait absorbé un « yorro » pour ne pas avoir
d’enfants. Elle demanderait aux anciens de la condamner à boire le poison
d’épreuve. Et puis, au fond, pourquoi continuerait-elle à se tourner les sangs
de la sorte ? Bissibi’ngui ! Puf ! Elle s’en moquait. On ne fréquente pas qui
a le « kassiri ».
— Lorsqu’on ne peut plus manger ce que l’on désire, on affirme que l’on
n’a plus faim.
Quant à ce bouc de Bissibi’ngui, s’il a vraiment ce que tu dis, comme je
te plains, pauvre chère I’ndouvoura !
À ces derniers mots, toutes les rieuses furent, pour une fois, du côté de
Yassigui’ndja.
— Tu t’es attaquée à plus forte que toi…
— Voilà où mène la jalousie, I’ndouvoura. Lorsque tu m’as pris
Bissibi’ngui, ai-je été jalouse de toi ?
— Tu le voudrais pour toi seule ? Quel appétit !
— Cette Yassigui’ndja, elle est impayable !
— Et vous a de ces reparties !
— Allons, allons, dit Yassigui’ndja. Assez plaisanté pour aujourd’hui.
Venez manger plutôt de ce manioc. N’est-ce pas, qu’il sent bon ?
Voyez-vous, le lit, les victuailles, le gâteau de manioc, l’homme, la danse
et le tabac, il n’y a que ça de vrai.
Cette boutade fit exploser d’interminables éclats de rire.

*
Le vent tomba. Il fit, soudain, très lourd. Peu à peu, le ciel couleur de
latérite était devenu gris cendré. De tous côtés, les mouches se mirent à
bourdonner. Un à un, les oiseaux se turent. Un à un, les charognards
disparurent.
De grands nuages blanchâtres surgissaient de derrière les kagas,
s’entassaient, s’aggloméraient, s’épaississaient, allaient, involontaires, au
gré des courants aériens.
Bientôt, une force occulte les poussa sur la Bamba. Plus noirs que
charbon, enchevêtrés les uns dans les autres, se pressant, se bousculant, se
chevauchant, ils galopaient à la manière de bœufs sauvages, échappés d’un
feu de brousse.
Des traits fulgurants striaient leur masse. L’écho apportait la déflagration
des grondements du tonnerre.
Marmites et nattes furent rentrées à la hâte. Alors, passant au travers des
toits, immobile et bleue, la fumée encercla les cases.
Plus rien ne bouge, à présent. Les nuages obstruent le ciel bas et,
stationnaires, dominent la Bamba, la Déla, la Déka ; dominent les villages
de Yakidji et de Soumana, de Yabi’ngui et de Batouala ; dominent les
villages de Bandapou, de Tamandé, de Yabada, de Gratagba, de Oualadé, de
Poumayassi, de Pangakoura, de Matifara ; dominent toute cette verdure que
leur ombre étouffe, suppriment la vie quotidienne et, pleins d’une menace
imminente, attendent un signal qui ne vient pas.
Là-bas, là-bas, entre Soumana et Yakidji, le sombre des nuages se résout
en traînées grisâtres, qui unissent à la terre le ciel.
C’est la pluie. Poussée par la même puissance qui a dirigé les nuages,
elle fond sur la Bamba, elle se rue sur Grimari.
À mesure qu’elle progresse, elle comble de brouillards les terres qu’elle
a conquises.
Ouhououou !… Enfin ! Un grand vent chaud se lève, venu on ne sait
d’où.
Les feuilles des bananiers s’entre-choquent. Des coassements se
répondent et se confondent. Ce sont les légions de Ko’mba, la grenouille et
de Lé-treu, le crapaud, qui appellent la pluie.
Le vent souffle. Un hurlement le précède. Il rebrousse les herbes, tord les
branches, rudoie les lianes, déchire les feuilles, balaie le sol, emporte sa
poussière rouge, passe, fuit, s’affaiblit.
Son gémissement diminué s’atténue encore, se disperse et s’évanouit, on
ne sait où. Et, à nouveau, c’est le silence, un silence anxieux de cette
clameur et de ce murmure qui se sont tus.
Le voici qui revient. La pluie est là ! la pluie est là ! Le vent apporte la
bonne odeur des terres mouillées. Les roulements de tonnerre se succèdent,
se rapprochent. Et la pluie commence à tomber.
Fines, espacées, légères, ses gouttes crépitent sur la brousse sèche, sur
les rochers. L’air fraîchit. Le vent augmente. C’est « donvorro », la tornade.
Sa fureur croît d’instant en instant. Et la pluie tombe. Tiède, torrentielle,
diluvienne, en hordes lourdes, rapides, serrées, infatigables, irrésistibles,
incessantes, elle tombe sur la Bamba, elle tombe sur la Déla, elle tombe sur
la Déka. Elle tombe sur tous les kagas que l’on voit encore, sur tous les
horizons que l’on ne voit plus. Le donvorro et elle accablent la brousse de
leur rage complice. Ils exfolient les arbres, cassent leurs branches, arrachent
les toitures et les emportent.
Une nuée impénétrable sourd des étendues naguère surchauffées. L’eau
cherche l’eau, s’attroupe, se fraie des routes, s’ameute en cascades, se mue
en ruisseaux, dévale sur les pentes, bondit vers la rivière.
Le « donvorro » précipite la course de ces cascades et de ces ruisseaux.
Et la pluie, de plus en plus ferme, de plus en plus dure, de plus en plus drue,
éventre les toits, les effondre, flaque dans les cases, éteint leurs foyers,
délite les murs, cependant que le zigzag des éclairs, leur éclat, les
craquements saccadés de la foudre, le fracas des arbres entraînant d’autres
arbres en leur chute et les roulements de l’orage étonnent l’espace de leurs
cataractes grondantes.
L’ouragan dura toute la journée, toute la nuit et tout le lendemain matin,
jusque vers ce moment où le soleil dépasse le milieu du ciel.
Le vent diminua alors progressivement. Et, seule, la pluie continua à
tomber, mais légère, espacée, fine et fraîche…

*
La brousse est maintenant changée par endroits en marécages au sein
desquels coassent Ko’mba, la grenouille, et Lé-treu, le crapaud.
Quand l’herbe est ainsi submergée, quand tous les plis de terrain ne
récèlent que des poches d’eau, les crapauds et les grenouilles chantent.
Donnez le ton, grenouilles-mugissantes. Votre voix est grave, profonde,
mesurée. Donnez le ton. Vos frères reprendront en chœur votre chant.
Écoutez plutôt. D’autres voix invisibles ont déjà répondu à votre appel.
Écoutez. Tous les Lé-treus de la création et tous les Ko’mbas chantent.
Ils chantent parmi les pestilences de la brousse inondée, heureux de
l’immense humidité qui les entoure et qui les fait, pour un instant, les
maîtres du monde.
Ils chantent. Plus rien ne résiste à leur empire sonore. De partout, à
présent, les échos se renvoient l’éclat de leurs timbres différents.
Grenouilles – mugissantes, crapauds – cymbales, crapauds-buffles et
rainettes-forgerons concertent leurs bruits d’enclume, leurs voix
cliquetantes et leurs meuglements.
« Ka-ak… ka-ak… Ti-tilu… ti-tilu… Kéé-ex… kéé-ex… Kidi-kidi…
kidi-kidi… Dja-ah… dja-ah… »
Tintements de sonnailles, chocs de pilons, cliquetis de sagaies,
vomissements incoercibles, – discrets ou clairs, criards ou rauques, les
coassements de toutes les sortes de crapauds et de toutes les espèces de
grenouilles font « yangba ».
C’est, au déclin du jour, un tam-tam assourdissant. Tout à coup, il
s’éteint. Mais, tout à coup, il recommence…
La pluie s’est arrêtée. Les routes sont glissantes. De longues bandes de
fourmis-cadavres, abandonnant leurs fourmilières dévastées, les traversent.
Longtemps, une prenante odeur de pourriture persiste après leur passage. Et
presque sans crépuscule, c’est la nuit.
Lentement sortie de sa case en nuages, la lune parcourt le grand village
des étoiles. Jaune, brillante, à peu près ronde, elle va. Nul halo ne la cerne.
Les étoiles scintillent. Il n’y a plus que les étoiles, des milliers d’étoiles, et
la lune.
Un oiseau nocturne fait : « Oubou-hou, ou-bou. » Les crapauds coassent
toujours. Les cigales crissent et les grillons stridulent. Quelques lucioles, de
loin en loin, déchirent l’air de leur feu vert et intermittent. Mais, à part eux,
tout dort.
C’est la nuit.
Le vent est lent.
Il fait froid.
V

Quel bonheur ! La lune pleine voyage au pays des étoiles, et le


« commandant » a quitté Grimari depuis huit jours.
La belle idée lui est venue tout à coup d’aller inspecter la région de
Bamayassi. Il avait, ce faisant, sagement agi. Absent le bouc, les chèvres
jouent. La fête des « Ga’nzas » pouvait donc commencer.
Elle avait d’ailleurs commencé. Une foule compacte grouillait déjà dans
le Poste envahi. Il n’y avait, du reste, que là où l’on pût exécuter, avec leur
nécessaire ampleur, le pas des figures et la danse des guerriers.
Un large espace vide s’étendait, en effet, de la case du « commandant »
aux arbres vêtus de lianes bordant le cours de la Bamba.
Et pour garder tout cela : résidence administrative et dépendances, camp
de la milice et prison, – pour garder tout cela, le seul milicien Boula.
Pfuu ! Qui donc, en ce bas monde, peut bien s’intéresser aux faits et
gestes d’un vil « Kouloungoulou » ? Car, « Kouloungoulou », tel était le
surnom dont on avait gratifié ce sinistre idiot, qui marchait lentement, en se
traînant comme la iule.
Les « Ga’nzas » n’étant pas encore arrivés, la « yangba » n’avait pas
encore pris tout son essor. Mais certains signes annonçaient qu’elle serait
remarquable.
Une dizaine de « li’nghas » gisaient çà et là, non pas de ces tam-tams
petits et laids, bons à tout faire, mangés plus ou moins des termites,
encrassés par l’usage ou rouis par les saisons.
Chacun d’eux, au contraire, dilatait ostensiblement l’enflure de son
double gibbe, tronc d’arbre monstrueux patiemment évidé.
On avait couvert ces tam-tams de cérémonie d’un enduit blanchâtre fait
de kaolin et de farine de manioc mélangés d’huile, sur quoi tranchait, en
leur milieu, de haut en bas et de long en large, une ample rayure rouge.
Des paniers de millet, des gâteaux de manioc, des régimes de bananes,
des platées de vers blancs frits, des œufs, du poisson, des tomates amères,
des asperges de brousse s’amoncelaient à même le sol, auprès d’amas de
viande d’antilope ou d’éléphant, de quartiers de phacochère et de bœuf
sauvage séchés au soleil ou grillés au feu.
S’ajoutaient à ces victuailles, de ces tubercules que les blancs
dédaignent : des « dazos », par exemple, qui valent bien leurs pommes de
terre ; des « bangaos », qui sont des pommes de terre douce, à peau tantôt
jaune et tantôt rouge ; des « baba’ssos », qu’ils préfèrent appeler : ignames.
Il y avait aussi de vastes jarres ventrues, pleines jusqu’à ras bord de cette
boisson qu’on obtient en faisant fermenter le mil ou le maïs. Et, enfin,
quelques bouteilles de pernod, qu’on avait pu obtenir de ces voleurs de
« boundjoudoulis », qui font commerce de tout, et qui vendraient jusqu’à
leur mère, à condition naturellement, qu’on voulût bien les payer le prix
fort.
Une fumée épaisse s’élevait de la multitude de foyers qu’on avait
allumés, âcre et noire quand le bois était mouillé.
Par toutes les routes venant de Kama, de Pangakoura, de Pouyamba, de
Yakidji, – hommes, femmes, enfants, boys, boyesses, esclaves, chiens,
vieillards, infirmes, les retardataires, fourmilière en marche, se précipitaient
vers cette fumée, visible de loin.
Ils avaient quitté leurs villages de brousse, leurs « patas-patas » boueux
et marécageux, les cases qu’ils avaient construites aux flancs des hauts
« kagas », leurs chasses, leurs plantations, leurs pêcheries, leurs menus
travaux quotidiens, et ils venaient, et ils étaient venus, armés de sagaies et
de flèches, tenant à la main des tisons pour éclairer leur marche à travers les
galeries forestières qui défendent les abords immédiats des marigots.
Les femmes se mettaient au travail, à peine arrivées, et s’empressaient,
rythmant de la chanson du « kouloungoulou » le choc sourd des lourds
pilons heurtant le ventre des mortiers en bois, de réduire en poudre, sous le
martèlement de leurs « koufrous » alternés, le mil, le manioc ou le maïs qui
ne l’était pas encore.

Le Kouloungoulou, c’est bien connu, ne vît que dans les bouses.


On prétend même qu’il ne se nourrit que de cela,
Le Kouloungoulou, le Kouloungoulou,
Iahé, le Kouloungoulou, iaho !
Sa seule richesse, une maladie des plus admirables,
En bon mari qu’il est, il en a fait don à sa yassi.
Qui, bonne mère, l’a passée à leur très digne fille.
Iahéya !
Le Kouloungoulou, le Kouloungoulou,
Iahé, le Kouloungoulou, iaho !

Des rires crépitèrent comme craquette un vol de sauterelles. La gaieté


devenait peu à peu unanime. L’influence du « kéné » se manifestait déjà. On
parlait sans savoir au juste ce qu’on allait dire, en absorbant coup sur coup
bière de maïs sur bière de mil.

Comment se fait-il que, coiffé d’une chéchia de tourougou,


Nous voyions passer, très fier, au milieu de nos plantations,
Ce Kouloungoulou, ce Kouloungoulou.
Iahé, ce Kouloungoulou, iaho ?
En tout cas, sachez bien, vous toutes, mes amies.
Qu’il vous faut toujours refuser de partager sa natte.
Ce n’est pas avec une femme, mais avec de la pourriture,
Iakéya !
Que couche un vil Kouloungoulou.
Iahé, Kouloungoulou, iaho !

Alors, une voix, celle de Yassigui’ndja, jeta :

Kouloungoulou est un chasseur des plus émérites.


Quand il vise un éléphant énorme, il lue un arbre.
Aïe ! Kouloungoulou. Aïe ! Kouloungoulou,
Iahé, le Kouloungoulou, iaho !
Il n’est pas beaucoup plus adroit, quand il est amoureux.
Il est vrai qu’il est facile d’expliquer sa niaiserie,
Le Kouloungoulou allant toujours du côté de la bouse.

Un formidable ouragan de :

Iahéya,
Le Kouloungoulou, le Kouloungoulou !
Iahé, le Kouloungoulou, iaho !

salua l’étonnante improvisation de la favorite de Batouala.


La merveilleuse assemblée. Tous les m’bis et tous les n’gapous étaient
là, avec leurs anciens. Batouala, très animé, pérorait au centre du groupe
que formaient ses vieux parents, les « capitas » ou vassaux placés sous sa
mouvance, et les vieillards, dépositaires des plus sûres traditions bandas.
Le timbre de sa voix allait croissant. On disait que plusieurs blancs
venaient de mourir à Bangui.
On disait que, sous peu, Missié Gouvernement devait se rendre à
Bandorro. On disait encore qu’en France, à M’Poutou, là-bas, au-delà de la
Grande Eau, les frandjés étaient en palabre avec les zalémans et qu’ils les
battaient comme on ne bat qu’un chien.
Tout en parlant de la sorte, il bourra de chanvre et de tabac tous les
« garabos » qu’il trouva à portée de main et qu’on voulut bien lui passer, les
alluma, en tira quelques bouffées, selon la coutume, et les mit en
circulation.
— Ho ! Batouala, fit brusquement le grand chef mandjia Pangakoura,
ho ! Batouala.
— Sizz !… Obo katé… Obo katé !… Silence… Silence ! s’écria-t-on de
toutes parts.
— Écoutez Pangakoura.
— Pangakoura va parler.
Batouala leva la main pour demander la paix. Puis, se tournant vers son
hôte :
— Tu peux parler à présent, Pangakoura. Nos oreilles sont près de ta
bouche.
— Tu sais, Batouala, dit, pour commencer, Pangakoura, et vous, qui
m’écoutez, vous savez, vous aussi, que je reviens de Krébédjé. Je m’y étais
rendu pour toucher mot au grand « commandant » Kotaya – les gens de la
rivière l’ont surnommé ainsi à cause de son gros ventre – des singuliers
agissements de Davéké, ce Portugais qui pause de temps à autre dans nos
villages, et s’y conduit en forban.
Je lui contai mon affaire. À ma façon, bien entendu. Savez-vous ce qu’il
me fit répondre par son interprète, qui en a ri à gorge déployée ? Vous ne le
devineriez jamais. Inutile de chercher davantage. Il me fit répondre ceci, qui
prouve, entre autres choses, qu’il y a blancs et blancs, et qu’ils s’exècrent
les uns les autres : « Je te croyais idiot, Pangakoura. Mais je suis bien obligé
de me rendre compte que tu l’es encore plus que je ne me l’imaginais…
Eh ! quoi… Tu ne sais pas encore qu’un « poutriquess » est moins que
rien ? Bougre d’imbécile !… Enfant de macaque !… Derrière de
Bacouya… »
Des rires giclèrent.
— Mais qu’as-tu donc appris, dans ta fichue existence ? Ah ! nom de
nom, que ces nègres sont abrutis, tout de même…
Sur ce, il m’empoigna par les épaules, et me secoua rudement, pendant
que son interprète continuait à me traduire ses plaisanteries.
— Pangakoura, je vais t’apprendre quelque chose, mais que tu ne
répéteras à personne. Écoute-moi bien. Le N’Gakoura de nous autres,
blancs, prit, au commencement des commencements, tout ce qu’il trouva de
mieux au monde, et avec ça, nous fabriqua. C’est pour ça que le dernier des
blancs sera toujours supérieur au premier des nègres.
Malheureusement pour nous, notre N’Gakoura ne s’en tint pas là et
fabriqua les sales nègres comme toi, avec les déchets des premiers blancs.
Ce n’est que beaucoup plus tard que l’idée lui vint de créer les Portugais.
Il chercha autour de lui de quoi les modeler. Ne restaient que les excréments
des gens de ta race. C’est de cette matière qu’il pétrit les premiers
Portugais. Et voilà pourquoi, quelque vils que vous soyez, les
« poutriquess » valent encore moins que vous.
Une tornade de rires bouleversa les assistants.
— Ne trouvez-vous pas, demanda Batouala, quand se furent calmés les
derniers rires, ne trouvez-vous pas que l’actuelle mévente du caoutchouc
est, pour nous, une chance inespérée ?
Il nous faut la remercier, et combler N’Gakoura d’offrandes
propitiatoires, afin qu’il la prolonge le plus possible… Heureuse, trois fois
heureuse mévente !… Sans elle, nous n’aurions pu venir au Poste réjouir
nos foies, même si le « commandant » avait été en tournée, comme il l’est
depuis plusieurs jours.
Nous aurions toujours eu sur le dos un de ces « boundjoudoulis » de
malheur, qui nous font payer un « pata », c’est-à-dire cinq fois un franc, ce
qui ne coûte aux blancs qu’un « méya » : dix sous.
— Ta parole est de l’eau claire, grogna Yakidji. Il nous faut, pour sûr,
rendre grâces à N’Gakoura de cette bienheureuse crise…
La crise venue, tous les commerçants ont regagné qui Krébédjé, qui
Bangui, qui M’Poutou. Qu’ils restent tous où ils sont. Et puissent-ils tous y
crever, la gueule ouverte et les pieds dans la pourriture.
— Mais tous les « boundjous » ne sont pas méchants, hasarda quelqu’un,
dont on couvrit l’opinion de huées.
— Ce n’est pas tout, ce n’est pas tout, ho ! Batouala, hurla un autre… On
commence, paraît-il, à embarquer tous les « yongorogombés » pour
M’Poutou, à cause des grands palabres qu’il y a actuellement entre les
blancs frandjés et les blancs zalémans.
— Ehein !… ehein !… On envoie tous les « longs fusils », tous les
tirailleurs sénégalais sont dirigés sur M’Poutou.
— Puissent nos « commandants » aller les y rejoindre au plus vite !
reprit Yabada. Peut-être ne tarderont-ils pas à partir, eux aussi.
— Yabao ! chevrota le vieux père de Batouala, aussi vrai que mes
cheveux sont blancs, je crois, en ce qui me concerne, que tu prends, avec
trop de facilité, des montagnes pour des rivières et tes désirs pour des
réalités.
Voyons, donne-toi simplement un peu la peine de réfléchir… Il y aura
bientôt trois saisons de pluies que frandjés et zalémans palabrent
pacifiquement à coups de fusil. Est-ce vrai ? Eh ! bien, dis-moi, les frandjés
d’ici ont-ils l’air de vouloir s’en aller ? Que non pas. Au contraire, jamais
aucun d’eux n’a séjourné si longtemps chez nous. Il y a chez eux, là-bas,
danger de mort. Pourquoi iraient-ils s’y faire tuer ? Tenir à sa peau, Yabada,
est le premier mot de la sagesse…
Les rires reprirent de plus belle. Mais déjà Yabada répliquait :
— Tu as toujours raison, l’ancien. Je suis le premier à le reconnaître.
Permets-moi cependant de souhaiter que ces frandjés que je hais, soient
battus par les zalémans.
— Iaha ! « boundoua » de Yabada. Ah ! fou de Yabada. La belle affaire !
Dire que je croyais que tu ne tétais plus depuis longtemps ! Comme on se
trompe, tout de même !
Yabada, ho ! Yabada… Yabada, Yabadao !… Zalémans, frandjés,
frandjés, zalémans : ne sont-ce pas toujours des « boundjous ? » Alors,
pourquoi changer ? Les frandjés nous ont asservis. Nous connaissons
maintenant leurs qualités et leurs défauts. C’est déjà quelque chose, je te
l’assure, bien que je n’ignore pas qu’ils s’amusent de nous comme Paka, le
chat sauvage, le fait d’une souris.
Paka finit presque toujours par dévorer la souris dont il se jouait. À quoi
bon souhaiter d’autres Pakas que ceux que nous avons, puisque nous
devons, tôt ou tard, être tués et mangés ?
Au demeurant, tel n’évite un clan de bœufs sauvages que pour tomber
sur une panthère à l’affût.
La discussion s’anima peu à peu, devint générale.
— Le vieux père de Batouala a raison.
— Ses paroles sont la sagesse même.
— Pourquoi changer ? Il est bien trop tard.
— Nous aurions du massacrer les premiers qui sont venus chez nous.
— Nous ne l’avons malheureusement pas fait.
— Mieux vaut, à présent, nous résigner.
— Ehein !… Gardons les frandjés…
— Comme on garde ses poux.
— Leurs successeurs seraient peut-être pires.
— Pourtant, non seulement ils ne nous aiment pas, mais encore ils nous
méprisent et nous détestent.
— Soyons justes… Nous les payons en retour.
— Massacrons-les donc !
— C’est ça.
— Ayayayayaille !… Nous les massacrerons…
— Un jour…
— … qui n’est pas près de luire…
— … lorsque banziris, yakomas, gobous, sabangas, dacpas, enfin tous
ceux qui parlent banda, mandjia ou sango, ayant renoncé leurs anciennes
querelles…
— … iahayaya !… devenus frères…
— En ce temps-là, Macoudé, tu pourras facilement attraper la lune dans
tes nasses.
— Alors la Bamba remontera à sa source.
Les rires recommencèrent, et se prolongèrent de telle sorte, que l’on
n’entendait presque pas la vague et lointaine rumeur qui, par moment,
semblait sourdre de l’horizon.
Batouala se dressa, d’un bond.
— Ou vous êtes tous des fils de chien, cria-t-il, ivre de chanvre et de
« kéné », ou vous êtes tous déjà plus saouls que moi !
Êtes-vous des hommes, oui ou non ? Je crois que c’est non. Les
« bazi’nguérs » de Senoussou ne vous ont pourtant pas châtrés. Je ne sais.
Mais répondez-moi donc ! En tout cas, moi, qui vous parle, je ne peux pas
ne pas abhorrer ces « boundjous »… Il me suffit, pour cela, de me rappeler
le temps où les m’bis vivaient heureux, tranquilles, au long du grand fleuve
Nioubangui, entre Bessou-Kémo et Kémo-Ouadda.
Les belles journées, que les journées de cette époque ! Foin de souci !
Pas de portage. Pas de caoutchouc à faire ni de routes à débrousser. On ne
pensait qu’à boire, à manger, à dormir, à danser, à chasser et à chevaucher
nos femmes.
Yaba ! c’était le bon temps… Parurent les premiers blancs. Les miens et
leurs capitas, emportant fétiches, marmites, poules, nattes, chiens, femmes,
cabris, enfants, canards, se replièrent sur Krébédjé.
J’étais, alors, bien petit… Luttes à soutenir contre les populations du
voisinage, cases à construire, plantations à ensemencer. Nous n’avions pas
encore commencé à respirer en paix, que des « boundjous » venus on ne sait
d’où prennent pied à Krébédjé et s’y établissent pour toujours.
Nous n’avons rien de plus pressé que de mettre entre eux et nous un
certain nombre de marigots. Nous arrivons à Griko, sur les bords de la
Kouma dont les eaux sont fraîches et poissonneuses. L’endroit nous plaît.
Nous nous décidons à nous y arrêter. Les mêmes difficultés que naguère
président naturellement à notre installation. Palabres à main armée. Prise de
possession des terres d’où nous avons délogé nos ennemis. Que sais-je
enfin ? Et tout serait pour le mieux, si les blancs, encore eux, ne s’étaient
avisés, un beau jour, de fondre sur Griko, comme un vol de charognards sur
de la charogne.
Nous reprenons la brousse, une fois de plus. Grimari ! Nous sommes à
Grimari. Nous avons tôt fait de trouver un emplacement à notre goût entre
la Bamba et la Pombo. Nous poussons nos travaux de premier
établissement. Lalalala ! Nous n’avions pas fini de bâtir nos cases et de
défricher les terrains convenant à nos plantations, que ces maudits blancs
étaient déjà sur nous.
C’est alors que, la mort dans l’âme, découragés, fatigués, désespérés –
nous avions perdu tant de nos frères, au cours de nos migrations
belliqueuses – c’est alors que nous restâmes où nous étions et que nous
nous efforçâmes de faire aux « boundjous » bonne figure.
La lointaine rumeur immense se rapprochait peu à peu.
— Notre soumission, reprit Batouala, dont la voix allait s’enfiévrant,
notre soumission ne nous a pas mérité leur bienveillance. Et d’abord, non
contents de s’appliquer à supprimer nos plus chères coutumes, ils n’ont eu
de cesse qu’ils ne nous aient imposé les leurs.
Ils n’y ont, à la longue, que trop bien réussi. Résultat : la plus morne
tristesse règne, désormais, par tout le pays noir. Les blancs sont ainsi faits,
que la joie de vivre disparaît des lieux où ils prennent quartiers.
Depuis que nous les subissons, plus le droit de jouer quelque argent que
ce soit au « patara ». Plus le droit non plus de nous enivrer. Nos danses et
nos chants troublent leur sommeil. Les danses et les chants sont pourtant
toute notre vie. Nous dansons pour fêter Ipeu, la lune, ou pour célébrer
Lolo, le soleil. Nous dansons à propos de tout, à propos de rien, pour le
plaisir. Rien ne se fait ni ne se passe, que nous le dansions aussitôt. Et nos
danses sont innombrables. Nous dansons la danse de l’eau de la terre et de
l’eau du ciel, la danse du feu, la danse du vent, la danse de la fourmi, la
danse de l’éléphant, la danse des arbres, la danse des feuilles, la danse des
étoiles, la danse de la terre et de ce qui est dedans, toutes les danses, toutes
les danses. Ou, plutôt, mieux est de dire que naguère nous les dansions
toutes. Car, pour ce qui est des jours que nous vivons, on ne nous les tolère
plus que rarement. Et encore nous faut-il payer une dîme au
« Gouvernement ! »
Au fond, on obéirait bien aux « boundjous », sans même songer à
protester, s’ils étaient seulement plus logiques avec eux-mêmes. Le malheur
est qu’il n’en est rien. Un exemple, entre tant d’autres. Tenez, il y a deux ou
trois lunes, ne voilà-t-il pas que cet animal d’Ouorro, saoul comme, seul, un
vrai blanc sait l’être, ne voilà-t-il pas que mon Ouorro s’avise de rouer de
coups l’une de ses « yassis ».
Je vous assure, par N’Gakoura, que, pour ce qui est de rosser sa femme,
on ne fait pas mieux. Ayayaille ! Il vous l’avait bien rossée, je vous le
garantis. Elle n’était plus que plaies et bosses. C’était, à n’en pas douter, du
beau travail. Le blâme qui veut. Quel est celui de nous qui n’a jamais triqué
l’une de ses femmes ?
Donc, jusque-là, rien que de très normal. Voici où l’affaire se corse.
Notre drôlesse, au lieu de rester dans sa case, bien tranquille avec sa raclée,
ne s’avise-t-elle pas d’aller se plaindre au « commandant », qui hébergeait
justement, ce jour-là, quelques blancs de passage !
Je ne vous apprends rien, quand je vous dis que notre « commandant »
est d’une sobriété rare pour un blanc. Ce jour-là, il était plein à tomber,
plein à ne pouvoir distinguer un cabri d’un éléphant.
Il tempête, en voyant dans quel état ce pauvre Ouorro a mis sa femme,
hèle un « tourougou » et lui donne l’ordre d’aller chercher ce trop bon mari,
pour le mener en prison. Et comme le milicien, un peu surpris de la
disproportion qu’il y avait entre la faute et le châtiment, apportait quelque
lenteur à exécuter l’ordre reçu, le « commandant » s’empara d’une bouteille
vide et, fou de colère, la lança à toute volée, dans la direction du
malheureux « tourougou », qui atteint à la tête, croula sur le sol, geignant de
douleur, comme une masse.
Devant cette bonne blague, les blancs, tous les blancs s’esclaffèrent.
Voilà. C’est ainsi qu’on nous traite partout. Essaie voir, vieil ami Yabada, de
risquer, sous les yeux du « commandant », rien que deux francs au
« patara ! » La chicotte est le moins que puisse te valoir ce crime
abominable. Il n’y a que les « boundjous » qui aient le droit de jouer de
l’argent au jeu et de le perdre.
Les yeux injectés de sang, il vociférait en bégayant :
— Les « boundjous » ne valent rien. Ils ne nous aiment pas. Ils ne sont
venus chez nous que pour nous faire crever. Ils nous traitent de menteurs !
Nos mensonges ne trompent personne ? Si, parfois, nous embellissons le
vrai, c’est parce que la vérité a presque toujours besoin d’être embellie,
c’est parce que le manioc sans sel n’a pas de saveur.
Eux, ils mentent pour rien. Ils mentent comme on respire, avec méthode
et mémoire. De là, leur supériorité sur nous.
Ils disent, par exemple, que les nègres se haïssent, de cheffat à cheffat.
Ayayaille ! Mais les « boundjoulis » ou commerçants, les « Mon Pôlo » ou
missionnaires, les « yongorogombés » ou tirailleurs peuvent-ils s’entendre
avec les « commandants ? » Et pourquoi ne leur ressemblerions-nous pas,
sur ce point ? L’homme, quelle que soit sa couleur, est toujours un homme,
ici comme à M’Poutou.
La lointaine immense rumeur, pareille au bombillement de milliers de
mouches vertes ou bleues vautrées sur une charogne, devenait de moment
en moment plus distincte.
— Je ne me lasserai jamais de dire, proférait cependant Batouala, je ne
me lasserai jamais de dire la méchanceté des « boundjous ». Jusqu’à mon
dernier souffle, je leur reprocherai leur cruauté, leur duplicité, leur rapacité.
Que ne nous ont-ils pas promis, depuis que nous avons le malheur de les
connaître ! Vous nous remercierez plus tard, nous disaient-ils. C’est pour
votre bien que nous vous forçons à travailler.
L’argent que nous vous obligeons à gagner, nous ne vous en prenons
qu’une infime partie. Nous nous en servirons pour vous construire des
villages, des routes, des ponts, des machines qui marchent, au moyen du
feu, sur des barres de fer.
Les routes, les ponts, ces machines extraordinaires, où ça ! Mata ! Nini !
Rien, rien ! Bien plus, ils nous volent jusqu’à nos derniers sous, au lieu de
ne prendre qu’une partie de nos gains ! Et vous ne trouvez pas notre sort
lamentable ?…
Il y a une trentaine de lunes, on achetait encore notre caoutchouc à raison
de trois francs le kilo. Sans ombre d’explication, du jour au lendemain, on
ne nous a plus payé que quinze sous la même quantité de « banga ». Ehein,
quinze sous : un « méya » et cinq « bi’mbas ». Et c’est juste ce moment-là
que le « Gouvernement » a choisi pour porter notre impôt de capitation de
cinq à sept et même dix francs !
Or, personne n’ignore que, du premier jour de la saison sèche au dernier
de la saison des pluies notre travail n’alimente que l’impôt, lorsqu’il ne
remplit pas, par la même occasion, les poches de nos commandants.
Nous ne sommes que des chairs à impôt. Nous ne sommes que des bêtes
de portage. Des bêtes ? Même pas. Un chien ? Ils le nourrissent, et soignent
leur cheval. Nous ? Nous sommes, pour eux, moins que ces animaux, nous
sommes plus bas que les plus bas. Ils nous crèvent lentement.
Une foule suant l’ivresse se pressait derrière la troupe constituée par
Batouala, les anciens, les chefs et leurs capitas.
Il y eut des injures, des insultes. Batouala avait mille fois raison. On
vivait heureux, jadis, avant la venue des « boundjous ». Travailler peu, et
pour soi, manger, boire et dormir ; de loin en loin, des palabres sanglantes
où l’on arrachait le foie des morts pour manger leur courage et se
l’incorporer – tels étaient les seuls travaux des noirs, jadis, avant la venue
des blancs.
À présent, les nègres n’étaient plus que des esclaves. Il n’y avait rien à
espérer d’une race sans cœur. Car les « boundjous » n’avaient pas de cœur.
N’abandonnaient-ils pas les enfants qu’ils avaient des femmes noires ? Se
sachant fils de blancs, ces derniers, devenus grands, ne daignaient pas
fréquenter les nègres. Et ces blancs-noirs, en bons « boundjouvoukos »
qu’ils étaient, vivaient une vie à part, pleins de haine, suintant l’envie,
exécrés de tous, pourris de défauts, malfaisants et paresseux.
Quant aux femmes blanches, inutile d’en parler. On avait cru longtemps
qu’elles étaient matière précieuse. On les craignait, on les respectait, on les
vénérait à l’égal des fétiches.
Mais il avait fallu en rabattre. Aussi faciles que les femmes noires, mais
plus hypocrites et plus vénales, elles abondaient en vices que ces dernières
avaient jusqu’alors ignorés. À quoi bon insister là-dessus ! Le comble est
qu’elles exigeaient qu’on les respectât…
Le vieux père de Batouala étendit la main. Le tumulte s’apaisa comme
par enchantement, mais non ce bruit de chants et de musiques qui flottait
dans l’air tiède baigné de parfums.
— Mes enfants, tout ce que vous dites n’est que l’expression de la vérité.
Seulement vous devriez comprendre qu’il n’est plus temps de songer à
réparer nos erreurs. Il n’y a plus rien à faire. Résignez-vous. Quand
Bamara, le lion, a rugi, nulle antilope n’ose bramer aux environs. Il en est
de nous comme de l’antilope. N’étant pas les plus forts, nous n’avons qu’à
nous taire. Il y va de notre tranquillité.
Permettez-moi de vous rappeler, au surplus, que nous ne sommes
nullement ici pour maudire nos maîtres. Je suis vieux. Ma langue s’est
desséchée pendant vos controverses. Nous ferions mieux de moins
invectiver contre les blancs et de boire davantage. Vous savez aussi bien
que moi, que le lit excepté, le pernod est la seule importante invention des
« boundjous ». Il se peut que ma vue soit courte. J’avais cru pourtant
remarquer, il n’y a qu’un instant, plusieurs bouteilles d’absinthe. Batouala,
mon fils, aurais-tu par hasard l’intention de les faire couver ?
On se pâma. D’un seul coup, c’était la détente. Et riant aux larmes lui
aussi, Batouala se hâta de largement contenter le désir du malicieux
vieillard, tandis que dix, vingt, cent voix entonnaient autour de lui la
chanson de Koliko’mbo.

Koliko’mbo, Koliko’mbo, Koliko’mbo


Est un nabot.
Tant que dure la saison des pluies,
Et que dans l’air vire le tonnerre,
Et que tourne et mugit la tornade,
Il se terre dans les cavernes
Qu’il habite sur les hauteurs.
E-hé ! E-ééé !
Koliko’mbo ! Koliko’mbo !…
VI

Un grand tumulte régna.


La lointaine rumeur immense descendait sur Grimari. Elle était à présent
quelque part au croisement des routes de Pouyamba et de Pangakoura. Plus
proche encore, elle avait gagné l’étable où se trouvent les bœufs du
commandant. Puis, traversant le pont qui enjambe la Bamba, elle déboucha
tout à coup dans le Poste.
Ce n’était plus une rumeur immense et lointaine. N’Gakoura l’avait
changée en une troupe de jeunes filles et de jeunes hommes.
Nus, le corps blanchi de cendre et de manioc, – la mort frappe qui
n’observe pas cette coutume – les cheveux ras, les yeux hagards, ils
avançaient en dansant.
Ils rythmaient leurs saltations de paroles gutturales, nasillardes ou
chuintantes, que l’on ne comprenait pas. Car ils s’exprimaient en
« somalé », langage hermétique que parlent les seuls initiés. Et ils allaient,
en proie à une sorte de fureur, que réglait le bruit des chants et des
kou’ndés.
On les aperçut. Une inextinguible pullulation de cris monta. Et telle fut
cette clameur que les toucans, réveillés en sursaut, ricanèrent un long
moment, dans la nuit lunaire ensemencée d’étoiles.
Une joie étrange, brusque, mobile, désordonnée, secoua cette multitude,
la dressa. Les guerriers se saisirent de leurs armes. Les chiens aboyaient, les
enfants pleuraient, et les femmes, ivres de kéné et de vacarme, les femmes,
en tapant des pieds, hurlaient, hurlaient :
« Ga-nza… ga-nza… ga-nza !… »
Déjà, sourdement, les li’nghas grondaient.
Quel enchantement lumineux ! Seuls, les arbres et leur feuillage
paraissent, sous cette dispersion de blancheurs, plus noirs. Mais le sol est
blanc ! Mais sont blancs les kagas ! Mais les routes sont des routes en linge
blanc ! Mais la Pombo et la Bamba ne roulent que des eaux de lune !
Accroupis derrière leur bouclier de guerre, sagaie au poing, les guerriers
attendent.
Debout, à un roulement des tam-tams, lances brandies et boucliers levés,
ils se ruent sur la Bamba. Là, faisant volte-face, à toute vitesse, ils
reviennent à leur point de départ, la bouche pleine de cris de meurtre.
Les ga’nzas dansent sur place. Tam-tams, chants, balafons, kou’ndés
noient tout de leur inondation sonore. La fête s’organise. Les meneurs de
jeu, ce sont les mokoundjis-yangba. On les reconnaît aux longues plumes
d’oiseaux plantées dans leur chevelure tressée et aux sonnailles qui tintinent
à leurs poignets, à leurs genoux, à leurs chevilles.
Bras ballants, jambes entre-choquées, trois d’entre eux vinrent faire des
mômeries. Leurs grimaces dilatèrent la joie de l’assistance. L’agitation se
propageait de proche en proche, s’étalait, devenait frénétique. Parmi les
claquements de mains et les clappements de langue, on entendait
tintinnabuler de plus en plus les clochettes et les sonnailles des
« mokoundjis-yangba ».
On allait danser. Un frémissement parcourut la foule et la rebroussa.
Des enfants s’avançaient. Ils allèrent jusqu’au centre de l’espace laissé
libre par la cohue qui encerclait les ga’nzas et dansèrent.
Ils gesticulaient, se trémoussaient, se dépensaient en contorsions,
remuaient bras et jambes, imitant de leur mieux les forts, ceux que, par les
soirs de lune, ils avaient vu danser auprès des cases, alors que la nuit
supprime les horizons tépides et que les koungbas incantent de leurs
coassements l’infini.
Nues, les cheveux huilés de ricin, les oreilles, les narines et les lèvres
traversées de verroteries multicolores, chevilles et poignets cerclés de
bracelets de cuivre, chacune maintenant les épaules de celle qui la
précédait, des femmes vinrent les remplacer et formèrent une vaste ronde,
qui commença de tourner, comme tournent les lucioles, au crépuscule.
La ronde s’ouvrit à une indication du tam-tam.
Des pieds, des mains, de la voix, en mesure, les femmes soutenaient la
cadence des koundés, des li’nghas et des balafons.
La cadence s’accéléra.
Molle, moite, les yeux fermés, une des danseuses prit place au milieu du
demi-cercle dessiné par la ronde désunie de ses compagnes – un peu en
avant d’elles.
Ainsi, à supposer qu’elle tombât, elle pouvait être, et soutenue dans sa
chute par les ballerines qui dansaient derrière elle, et, par celles qui se
trouvaient aux deux cornes de la figure, redressée.
Elle fit trois pas en avant – on battait des mains : une… deux… trois –
s’offrant à quelqu’un d’invisible. Rebutée, elle recula d’autant, – une…
deux… trois…
Enfin, lasse des continuels refus qu’on opposait à ses avances, comme
saisie de faiblesse et de honte, elle se laissa choir à la renverse.
Ses amies la reçurent et la redressèrent. Et, désespérée, elle alla où les
règles de la danse voulaient qu’elle se rendît – à la pointe gauche de la
figure, tandis que, se détachant de la corne opposée, une de ses camarades
tentait à son tour de réussir où elle avait échoué.
Lorsque vint le moment des hommes – un véritable délire ! Ce n’étaient
plus que bouches démesurément hurlantes, en des visages souillés de sueur.
Ce n’était plus qu’un trépignement, qui émouvait la terre, au loin.
Et quels cris, quels rires, quels gestes ! La présence de tant d’hommes et
de tant de femmes, la bière, le chanvre, le mouvement, la joie poussaient
peu à peu à son paroxysme la frémissante chaleur du désir.
C’est alors qu’on vit paraître une dizaine d’hommes, presque nus. De
tous, Bissibi’ngui était le plus beau, le plus fort. Ses yeux brillaient comme
un incendie de brousse. Ses muscles saillaient. Et il commandait à ses
compagnons, qu’il dominait de sa haute taille fine, nerveuse et membrue.
Tous, le corps oint de bois rouge et de graisse, portaient partout des
grelots et des sonnailles. Ils en avaient jusqu’au chapeau de plume qui les
casquait, et à la corde qui, ceinturant leurs reins, fixait leur cache-sexe.
Ils dégageaient une odeur forte. La fatigue en sueur ruisselait sur leurs
tatouages. Ils ne la sentaient pas, ne s’intéressaient qu’à la yangba, ne
prêtaient attention qu’à elle.
La vie est courte. Vite survient le jour où l’on ne peut même plus
copuler. Chaque soleil rapproche de la mort. Aussi rien de tel que de
s’éjouir, tant qu’on en a le pouvoir.
Ils dansaient.
Inclinés vers le sol, ils le touchaient des mains, s’y appuyaient, le temps
de faire deux ou trois singeries. Et, toujours penchés, tandis que leurs pieds
battaient le sol, à droite, puis à gauche, puis à droite encore, leurs mains,
brusquement rejetées en arrière, ramaient dans l’air, s’élevaient et
s’abaissaient encore, ainsi que font les ailes d’un grand charognard qui
s’élance, court, va prendre son vol, le prend, et plane indolemment sur la
brousse impassible.
Enfin, les pieds faisant roue, ils exécutaient un saut périlleux dans le sens
de la largeur, se recevaient sur les pieds et sur les mains et, pour continuer,
appareillaient leurs gestes au tam-tam des li’nghas.

Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…


On va vous faire ganza,
Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

Un couteau à la main, un vieillard paré de gris-gris se tenait devant le


groupe des jeunes hommes. Une vieille femme attendait, elle aussi, auprès
des jeunes filles.
Les anciens, à l’exemple des deux vieillards, ricanaient de voir ces
jeunes gens danser, qui allaient subir les épreuves rituelles.

Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…


Ce soir, femmes vous serez toutes.
Vous serez vraiment des hommes, ce soir,
Après avoir subi le ga’nza,
Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…
Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

Les deux vieillards parlaient :


— Depuis une lune, depuis deux lunes, dissimulés au plus profond des
bois, vous avez peiné, vous avez jeûné.
— Pendant une lune et une lune, vous vous êtes cachés aux regards
profanes, blanchissant votre corps, afin de ne pas perdre le chemin des
villages de la mort.
— Vous ne parlez plus que la langue sacrée.
— Vous vivez d’herbes et de racines, loin des regards profanes.
— Pendant une lune et une autre lune, vous avez dormi n’importe où.
— N’importe où et n’importe comment.
— Vous vous êtes abstenus de rire et de jouer.
— N’Gakoura est content de vous.
— Vos épreuves sont terminées.
— Vous pouvez jouer, rire, danser, vivre au grand air, parler aussi et
dormir sur vos bogbos.
— Vous serez bientôt des hommes.
— Vous serez bientôt des femmes.
— Encore un peu, et l’on vous fera « ga’nza ».
— Vos épreuves sont terminées. Vous pouvez danser, jouer et rire.

Ganza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…


Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

Les balafons, les li’nghas et les koundés tonnaient comme un orage. Il


fallait essayer d’étouffer les cris possibles. C’est à quoi ils s’appliquaient.
La cérémonie commençait.
Soigneusement, les deux vieillards affûtèrent leur couteau à un caillou
plat, sur lequel ils avaient craché au préalable.
Déjà, bâtons levés, les assistants se ruaient sur le patient, qui titubait. Si
un rien de souffrance suffisait à l’abattre, celui-là, c’est qu’indigne d’être un
homme, il devait mourir assommé, pour obéir à la coutume.
Mais, décevant leur espoir de meurtre, le nouveau ga’nza s’incorpora à
leur horde. Le sang, découlant de la plaie sur ses jambes, éclaboussait ses
voisins, à chacune de ses saltations. Il lui fallait néanmoins feindre
d’ignorer la douleur. C’est pourquoi il chantait et dansait.

Ganza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…


On ne l’est qu’une fois en sa vie…

Indifférents au bruit, les deux vieillards poursuivaient leur office. Ils


n’entendaient rien, ne voyaient rien autour d’eux, agissaient
machinalement, à la manière des moissonneurs qui, armés de n’gapous,
s’avancent parmi les plantations, à la saison des récoltes.
Des jeunes filles, certaines très pâles, dansaient en girant. Malgré tout, la
frayeur les agitait d’un tremblement contre quoi elles ne pouvaient rien.
La vieille arrivait, interpellait l’une des danseuses, lui écartait rudement
les cuisses, saisissait à pleins doigts ce qu’il fallait saisir, l’étirait à la
manière d’une liane à caoutchouc et, d’un seul coup – raou ! – le tranchait,
puis, sans même retourner la tête, jetait derrière elle, à la volée, ces
morceaux de chair chaude et sanglante, qui parfois atteignaient quelqu’un
au visage.
Quelle importance ces chairs pouvaient-elles avoir ? À peine tombées à
terre, les chiens se les disputaient, en rognonnant.
Ganza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…
On ne l’est qu’une fois en sa vie…
À nous, femmes !… À nous, hommes !
À présent, vous êtes ga’nzas.
Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

Les opérateurs essuyèrent chacun son couteau, excisée la dernière


femme, circoncis le dernier homme. Le tumulte atteignit alors son comble.
Tout ce qui avait précédé n’était rien. Toutes ces clameurs, toutes ces danses
confuses n’avaient fait que préparer ce qu’ils attendaient tous : la danse de
l’amour, celle qu’on ne danse guère que ce soir-là, parce qu’on y tolère la
débauche et le crime.
Les li’nghas, les balafons et les koundés luttèrent de frénésie. Les
toucans ricanaient sinistrement, et les rapaces nocturnes s’affairaient,
effarés, au-dessus de la yangba, qui noyait leurs hululements de l’explosion
de sa démence.
Deux femmes, juste à ce moment-là, firent leur apparition. La plus belle
des deux, c’était Yassigui’ndja, la femme de Batouala, le mokoundji.
La seconde ne connaissait encore rien de l’homme.
Nues toutes deux, épilées, elles avaient le cou paré de colliers en
verroteries, un anneau pendait à leur nez et à chacune de leurs oreilles. Des
bracelets cliquetaient à leurs poignets et à leurs chevilles. Leur corps était
passé à un gras enduit rouge sombre.
Yassigui’ndja portait, en plus de ces bijoux, un énorme phallus en bois
peint.
Retenu par des liens à la ceinture bouclant sa taille, le simulacre viril qui
pendait à son bas-ventre signifiait le rôle qu’elle allait jouer dans la danse.
Tout d’abord, elle ne dansa que des hanches et des reins. Ses pieds ne
bougeaient pour ainsi dire point, bien que sautelât le sexe de bois à chacun
de ses déhanchements.
Ensuite, lentement, plus qu’elle ne marcha elle glissa vers sa partenaire,
qui se recula. Elle ne voulait point, cette femme, céder au désir du mâle ! Sa
mimique et ses bonds exprimaient sa frayeur.
Déçu, le mâle revint sur ses pas et renouvela sa tentative, piétinant le sol
avec violence.
Cependant, remise de sa peur irraisonnée, sa compagne s’offrait de loin,
à présent. Il voulut alors l’embrasser. Elle n’opposait plus qu’une faible
résistance. Elle s’abandonnait, fondait à son ardeur comme la brume au
soleil levant, cachant des mains tantôt ses yeux, tantôt ses parties sexuelles.
Elle n’était plus qu’un gibier forcé qui, brusquement, céda.
Un instant encore, elle attisa le désir du mâle en retardant de le satisfaire.
Mais quand ce dernier, la prenant à bras-le-corps, eut brutalement marqué
qu’il ne pouvait plus attendre – elle ne résista plus.
Lorsque l’accélération du rythme de la danse eut enfin abouti à la
convulsion haletante qui évacue le désir – le corps parcouru de courts
frissons, ils se tinrent immobiles, heureux, comme extasiés.
Une étrange folie s’empara d’un seul coup du désordre humain qui
environnait les danseuses. Les hommes se débarrassèrent de la pièce
d’étoffe leur servant de cache-sexe, les femmes, celles qui en avaient, de
leurs pagnes bariolés.
Des seins brimbalaient. Les enfants imitaient les mouvements de leurs
aînés. Une odeur lourde de sexes, d’urine, de sueur, d’alcool s’étalait, plus
âcre que la fumée. Des couples s’appariaient. Ils dansaient, comme avaient
dansé Yassigui’ndja et son amie. Il y eut des luttes, des rauquements. Des
corps s’aplatissaient au hasard sur le sol, où se réalisaient tous les gestes
dansés.
Ivresse sexuelle, doublée d’ivresse alcoolique. Immense joie de brutes,
exonérée de tout contrôle. Des injures retentirent. Du sang jaillit.
Vainement. Le seul désir était maître.
Plus de tam-tam. On ne jouait plus ni koundé ni balafon. Les exécutants
avaient voulu profiter de cette joie qu’ils avaient provoquée, soutenue,
élargie, et, perdus dans la foule, dansaient à leur tour la danse de l’amour, la
première des danses, celle de qui toutes les autres dérivent, sans l’égaler
jamais.
Ils dansaient.
De cette multitude, une buée chaude s’exhalait, semblable à ces
brouillards qui s’élèvent des terres après la pluie.
Un couple de plus venait de s’abattre sur le sol.
Soudain, les doigts crispés sur un couteau, Batouala, le mokoundji, se
rua sur ce couple.
Il écumait.
Son poing se leva pour frapper.
Plus vifs que Ngouhille, le singe à manteau blanc, Bissibi’ngui et
Yassigui’ndja s’étaient déjà mis hors de portée.
Il les poursuivit.
Ah ! ces fils de chien poussaient l’impudence jusqu’à se vouloir devant
lui ! Il aurait la peau de cette pute, de cette enfant de charogne ! Quant à
Bissibi’ngui, il l’émasculerait ! Toutes les femmes le moqueraient, une fois
qu’il l’aurait châtré !
Quoi ! Yassigui’ndja ! Ne l’avait-il pas payée de sept pagnes, d’une
caisse de sel, de trois colliers de cuivre, d’une chienne, de quatre marmites,
d’une trentaine de poules, de dix cabris femelles, de vingt-quatre grands
paniers pleins de mil et d’une jeune esclave !
Son compte était bon. Il lui ferait absorber le poison d’épreuve. Et
puis…
Aux clameurs et à la bousculade indicibles, succéda une stupeur
formidable et brusque.
Puis, dans le silence, tout à coup, un cri monta :
— Le commandant !… Le commandant !…
Ce fut un sauve-qui-peut général vers les villages.
— Le commandant !… Le commandant !…
Le bruit multiplié de cette multitude en fuite décrût peu à peu.
Parmi les débris de toutes sortes, les foyers, les victuailles, les pagnes, il
ne demeurait qu’un vieillard qui paraissait dormir profondément, appuyé
contre l’un des li’nghas.
— Ine… deille !… Ine… deille !… Ine… deille !… À doite !… Att…
Un roulement de crosses sur le sol. Les tourougous du poste de la Bamba
étaient de retour.
— Ixe ! commanda le sergent Silatigui Konaté.
Et, après un temps :
— Po !
Le commandant arrivait, au petit trot de son m’barta, qui se mit à hennir,
sentant l’écurie toute proche.
— À doite !… lignement, commanda encore Silatigui.
— Que signifie ce barouf, Sandoukou ? demanda le commandant,
appelant le sergent par son surnom indigène. D’où provient ce boucan que
j’entendais, il n’y a qu’un moment ?
— Ma commandant, Boula y’en a faire couillon trop. Alors m’bis et son
camarade y’en a beaucoup contents vinir au poste saouler son gueule. Les
hommes m’y en a dire tout à l’heure sur la route comme ça.
— Bon. Parfait. Tous les chefs m’bis, et pas plus tard qu’aujourd’hui,
devront me payer chacun cent francs d’amende. Sinon, gare la prison, la
chicotte et la barre !
— Bien, ma commandant.
— Et quel est ce salaud de nègre qui dort là ?
— Ça, y’en a Batouala son père.
— Et que fout-il là, cet abruti ?
— Moi y’en a croire lui crevé fini, passé qué lui y’en a boire kéné
pacaille. Tu voir pas bouteilles pernod son côté ?
— Une crapule de moins. Moins on en aura mieux ça ira. Ceci dit, il faut
que Batouala vienne prendre au plus vite sa charogne de vieux père. Et cette
andouille de Boula ? Où est ce veau à trois pattes de Boula ? Ah ! le voici.
Bonjour, Kouloungoulou ! B’jour, m’sieu ! Sale frappe, va ! Je ne sais pas
ce qui me retient d’amocher ta large petite gueugueule en or ! Ça viendra.
En attendant, pour t’apprendre à trop bien garder le Poste en mon absence,
et à y laisser régner la pagaille, veux-tu permettre que je te fasse matabiche
de quinze jours de prison, dont huit sans solde ? Et maintenant, allez,
ouste ! que l’on décampe, raclure de fiente ! Et encore, je te flatte !
Môssieu est mécontent ? Non ? Sans cela, Môssieu Boula n’a qu’à aller
se plaindre au Gouverneur. Et le Gouverneur, s’il court aussi vite que je
l’empapaoute !…
Silatigui !… Repos pour tout le monde. Aujourd’hui, campos.
Dimanche. Je vais en écraser. Je ne veux être dérangé par personne. Telle
est la consigne. Compris ? Rompez.
Dans la brume épaisse survenue, les koungbas coassaient.
C’était le petit jour, un petit jour de saison sèche.
VII

Tous les jours ne sont pas jours de fête. Après la saison sèche, la saison
des pluies, les chants de deuil après les chants de joie, et après le rire, les
larmes.
Le père de Batouala était parti, en pleine yangba, à travers la noire
brousse qui toujours recommence, pour ce village qui est si loin que jamais
personne n’a pu en revenir.
Mourir en buvant… Il n’y a pas de mort plus belle. L’ivresse annule
jusqu’au regret possible. On passe du sommeil à la mort. Pas d’angoisse.
Pas de soulfrance. Un glissement continu, infini, dans l’ombre. On ne
réfléchit pas. On ne résiste plus. Quelles délices !
Et puis plus rien, plus rien. On repose enfin, quelque part sur les terres de
N’Gakoura, à moins que ce soit sur celles de Koliko’mbo. Là, plus de
moustiques, ni de brumes, ni de froid. Le travail y est aboli. Plus d’impôt à
payer ni de sandoukous à porter. Les sévices, les prestations, la chicotte ?
Nini ! mata ! Une tranquillité absolue, une paix illimitée. Plus besoin de
voir ni de vouloir. On a de tout à profusion, et pour rien – même les
femmes.
Depuis que les boundjous étaient venus s’établir chez eux, les pauvres
bons noirs n’avaient pas de refuge autre que la mort. Elle seule les déliait de
l’esclavage. Car on ne trouvait plus le bonheur que là-bas, en ces régions
lointaines et sombres d’où les blancs sont formellement exclus.
Ainsi, depuis huit jours et huit sommeils se lamentaient pleureuses et
vocératrices, autour du corps, amarré à un arbre, du père de Batouala.
La chevelure grise de cendres, en signe de deuil, le visage noirci de
charbon, elles se lacéraient la poitrine et les membres, criaient et dansaient
en pleurant.
L’assistance marmonnait des chants funèbres.
Baba, toi seul es heureux.
C’est nous qui sommes à plaindre,
Nous qui te pleurons.

Ah ! s’il n’y avait pas eu la coutume pour animer la lassitude des uns et
des autres. Après tout, un mort, ce n’est pas intéressant. On ne peut espérer
de lui que des représailles posthumes. Il n’appartient plus à la communauté
que sous forme de Mânes. Bref, il est aussi inutile à la tribu qu’une feuille
sèche ou qu’un os décharné.
Seulement, la coutume et les anciens exigent qu’on accompagne de
danses et de chants lugubres, le voyage de celui qui se dirige vers ce village
de N’Gakoura ou de Koliko’mbo si loin situé, que personne n’en est
revenu.
Certes, le père de Batouala était bien mort. On n’en pouvait douter. Il
était même grand temps de le planter en terre. D’innombrables essaims de
grosses mouches vertes et velues patouillaient sur là puanteur de son corps
décomposé par huit longues journées d’exposition.

Bala, toi seul es heureux.


C’est nous qui sommes à plaindre,
Nous qui te pleurons.

D’ailleurs, la chasse battait son plein. À présent, chaque soir, à tous les
horizons, compactes, des fumées montaient en droite ligne vers le ciel,
annonçant de belles matinées. Chaque soir, avec le bruit des tam-tams, la
brise apportait des débris d’herbes brûlées, le parfum des plantes
aromatiques et l’âcre odeur du bois merdier.
Puisque la saison invitait aux battues giboyeuses, la coutume ayant été
observée, il fallait planter en terre – au plus vite – ce cadavre ennuyeux.
La coutume ! On avait désormais tendance à l’oublier un peu trop
volontiers, faisaient aigrement remarquer les anciens. Les jeunes et, en
général, tous ceux qui servaient chez les blancs, la tournaient en dérision.
Par ignorance, jeunesse est volontiers goguenarde. Se moquant des
vieillards et de leur sagesse, elle n’essaie pas de raisonner, ou plutôt croit
qu’un éclat de rire vaut un raisonnement.
Or, la coutume, c’est toute l’expérience des anciens et des anciens des
anciens. Ils ont empilé en elle tout leur savoir, comme en un panier on
empile le caoutchouc. Aussi n’était-ce pas en vain qu’elle voulait qu’on
exposât les cadavres huit jours pleins, et plus encore.
Cette longue attente, que les blancs jugent stupide, présentait d’abord
l’avantage de permettre à la famille d’être entière présente aux funérailles.
Le m’bi, en effet, se déplace sans cesse, comme tout nègre, du reste. Il
est ici, un jour. Demain, il est là. Le surlendemain, on a perdu sa trace.
Alors, vite, le tam-tam parle. Son appel est reçu et transmis. Il bondit de
vallée en vallée, franchit les plus hauts kagas, bruit parmi les sous-bois, les
dépasse, va, court, roule de marigot à marigot, de village à village,
apprenant à tous et à chacun la fatale nouvelle. Et l’intéressé, qu’il
cherchait, rentre en hâte, afin d’être rendu au plus tôt où il se doit d’être.
C’est une des raisons pour lesquelles on expose les morts si longtemps.
C’est encore et surtout pour ceci. Les anciens des anciens avaient, entre
autres choses, remarqué que, parfois, tel qu’on croyait mort, ne l’était
guère. Ils avaient vu des cadavres se ranimer, au moment où on se préparait
à les ensevelir.
D’où ils avaient conclu qu’on pouvait dormir plusieurs jours à la manière
d’un mort, tout en étant vivant.
Dites après cela qu’on a tort d’exposer les morts, et de les exposer
longtemps. Celui qui est vraiment parti pour le lointain pays peuplé de
ténèbres, son corps raidi ne tarde pas à se décomposer. Ne parlant plus la
langue des vivants, il leur exprime, par sa puanteur même, le désir qu’il a
d’être enterré.
Comment voulez-vous que les blancs puissent traduire ce langage muet
et admettre la sagesse de la coutume ?
Telles étaient les pensées de Batouala. Il les communiquait à voix basse,
à Bissibi’ngui. Ils participaient tous deux à la cérémonie funèbre, assis côte
à côte. Ils s’étaient, en effet, réconciliés au lendemain de la fête des ga’nzas,
et semblaient être aussi liés qu’auparavant, après avoir tous deux rejeté sur
le compte de l’ivresse leur frénésie de luxure et de sang.
Mais Bissibi’ngui savait que Batouala ruminait contre lui des projets de
vengeance. Et Batouala savait que Bissibi’ngui savait.
Irrité, un blanc voit rouge, d’un seul coup. Bandas ou mandjias, sangos
ou gobous procèdent autrement. La vengeance n’est pas aliment qui se
mange chaud. Il est bon, au contraire, de masquer sa haine de la plus
affectueuse cordialité. La cordialité, en cette matière, joue le rôle de la
cendre qu’on répand sur le feu pour lui permettre de couver.
On doit tout mettre à la disposition de son ennemi, tout : cases,
plantations, poules, cabris, argent même, et s’efforcer, si possible, de
prévenir jusqu’à ses demandes. Il importe d’endormir à tout prix sa
méfiance. On ne doit rien négliger pour y parvenir.
Ce jeu de dupes peut durer longtemps. Il ne s’agit que de savoir attendre.
La haine est souvent une longue patience. Un beau jour enfin, l’occasion
paraissant favorable, on empoisonne celui qui passait depuis tant de lunes,
aux yeux de tous, pour votre confident, pour votre « ouandja ». On
l’empoisonne, ou on le tue, en « faisant la panthère ».
Aha ! aha ! faire la panthère ? Encore quelque chose que les blancs
ignorent. Ehé !
C’était le genre de mort que Batouala avait tout spécialement choisi pour
son excellent ouandja, Bissibi’ngui.
Mourou, la panthère, est la bête cruelle qui rôde à travers brousse,
surtout par les nuits sans lune.
Des griffes et des crocs, lentement, elle dépèce sa proie, la déchire. Son
mufle moustachu, avant de boire le sang le flaire – le sang qu’elle aime, le
sang qui fume. Elle s’y roule, s’y vautre, s’en grise et, après l’égorgement,
sur ses babines pourléchées, longtemps, en cherche la forte et tenace odeur.
Pour imiter Mourou, un soir noir, caché par la brousse bordant le sentier
qu’elle doit suivre, masqué, on attend sa victime.
Elle ! Un bond violent. On la terrasse. On l’étrangle. Après, au moyen
d’un couteau ébréché, d’un caillou coupant ou de griffes de fer, on lui
tranche les veines du cou, comme fait la panthère, et, membre à membre,
comme fait la panthère, on la déchiquette.
Batouala songeait ainsi. Bissibi’ngui raisonnait à peu près de même.
Aha ! L’admirable spectacle que la vue du cadavre d’un vieil ennemi.

Baba, toi seul es heureux.


C’est nous qui sommes à plaindre.
Nous qui te pleurons.

Un enfant jouait avec cet étrange lézard à queue préhensile qu’est le


« koli’ngo ». Tout le monde sait que le koli’ngo, suivant l’endroit où il se
trouve, devient noir, vert, jaune ou rouge. Mais savait-il cela, Djouma, le
petit chien roux aux oreilles si pointues ? Non, il ne devait pas le savoir.
C’est pourquoi il s’égosillait après le koli’ngo, pendant que le maigre
Kosséyéndé, que la maladie du dormir avait rendu fou, singeait, en bon fou
qu’il était, les vocératrices, l’enfant au koli’ngo, les aboiements de Djouma
et les lamentations des pleureuses.
Batouala fit un signe et se leva.
Des captifs, déliant le corps, l’installèrent sur l’une des nattes qui lui
servaient de son vivant.
Le ronflement sourd des li’nghas se mêla aux cris des vocératrices.

Nous allons te conduire enfin


À ta nouvelle demeure,
Ô père de Batouala.

Ne regrette pas la vie.


Au pays de Koltko’mbo,
Tu seras plus heureux que nous.

Tu mangeras, tu boiras,
Jusquà plus faim et plus soif.
Il ne t’en faut pas davantage.

Les derniers préparatifs achevés, on se rendit à l’endroit où l’on allait


planter les restes de celui qui avait été un homme.
On l’avait choisi à peu de distance de la case qu’il avait habitée en
dernier lieu…
On avait creusé deux trous circulaires en cette case, deux trous larges et
profonds, communiquant par une galerie souterraine.
On le descendit dans l’un des trous.
Une esclave, se glissant dans l’autre, attira, par la communication
souterraine, les jambes de celui dont l’esprit voyageait au pays de
Kiloko’mbo, et remonta après les avoir allongées sur le sol.
À présent, adossé à la terre, le père de Batouala repose. Il dort, assis. Et
de quel inépuisable sommeil !
On a rempli de bois, puis de terre, la deuxième fosse, celle où
aboutissent ses jambes allongées.
Il n’a rien senti de cette étrange pesanteur humide et chaude, végétale et
vermineuse. Il dort. On entasse du bois sur sa tête inerte. Il n’en sait rien.
Ses yeux clos ne s’ouvrent même pas.
Sur ce bois sec, on étend une natte. Sur la natte, on accumule de la terre.
Cette terre, on la piétine, on la pétrit.
Peu lui importe. Il dort. Et vraiment, lorsqu’on dort d’un tel sommeil, on
a beau, sur le sol piétiné, disposer les pagnes du dormeur, et, sur ces
vêtements, les marmites qu’il employait, sa chaise-longue et ses bonnes
vieilles pipes ; on a beau avoir préparé tout ce qu’il faut pour vivre de la vie
des morts…
Certes, le bois sec et la natte empêcheront que la terre, en tombant, ne
trouble son sommeil. De plus, il a, à portée de la main, ses marmites et ses
pagnes habituels. Ainsi, à supposer que l’envie le démangeât d’aller, de
nuit, bien que mort, divaguer parmi les villages des vivants, il pourrait, s’il
avait faim et soif, faire sa cuisine et se désaltérer, se vêtir, s’il avait froid.
Mais tout cela était improbable. Il dormait d’un tel sommeil !

Tu es au pays de Koliko’mbo,
Parmi les anciens des anciens.
Un jour, nous t’y retrouverons.

C’était fini, bien fini.


On dansa autour des fosses et, dans un grand feu qu’on alluma, on
détruisit tous les biens meubles qui avaient appartenu au mort.

Un jour, nous t’y retrouverons.


Tu es au pays de Koliko’mbo,
Parmi les anciens des anciens.

La nuit vint. Avec elle, le froid. On entendait, là-bas, sur la route de


Pouyamba, comme chaque soir, rugir Bamara, le lion.
Les lucioles éclairaient les ténèbres de leur mouvante clarté minuscule et
clignotante. Alors sur les brasiers qui chauffaient le sommeil de Batouala et
des siens, s’abattit le vol des éphémères, nés à la nuit…
Des jours passèrent.
On décapita la case du mort. On brisa aussi le phallus en bois, fiché
devant la demeure de celui qui avait été un père de famille.
Le maître disparu, on décapitait la case. Un mâle, enlevé par
Koliko’mbo, ne procréerait plus : on brisait ce qui, naguère, symbolisait sa
virilité.
Personne, au demeurant, ne pensait plus à ce mort. On avait des
préoccupations autres et plus urgentes. Et d’abord, il fallait découvrir le
doué de mauvais œil qui avait provoqué la mort du père de Batouala.
Nous sommes nés pour vivre. Si l’on meurt, c’est que tel ou tel a
fabriqué un « yorro » ou proféré des incantations.
Il faut donc chercher le jeteur de sort…
Après, ah ! après, c’était la saison de la chasse. Eha ! Béngué, le
phacochère, et Voungba, le sanglier, son frère roux, qui vit solitaire.
Allaient-ils en découdre, des chiens, à coups de boutoirs !…
Eha ! le meuglement affolé des gogouas, ou bœufs sauvages, qui ruent,
se bousculent et se précipitent, la queue droite, aveuglés qu’ils sont par la
fumée et le crépitement des flammes.
Que n’allait-on pas cueillir dans les mailles des grands filets de chasse !
Lapins, antilopes, cibissis ! Le sang gicle ! Pendent les entrailles ! Mufles et
groins écument ou bavent !
Le jeu rouge des sagaies, des couteaux de jet, des flèches et des épieux
s’accélère ! Haletants, les chiens aboient, accrochés aux flancs de la bête
qu’ils se préparent à coiffer.
Quel mort, si grand soit-il, pourrait valoir l’allégresse de l’action, la joie
du mouvement, l’ivresse de la tuerie, enfin tout ce qui est notre raison de
vivre ?
VIII

Le soleil commençait à descendre vers sa case bâtie aux confins des


terres invisibles.
C’est un bon vieillard, le soleil, et si équitable ! Il luit pour tous les
vivants, du plus grand au plus humble. Il ne connaît ni riches ni pauvres, ni
nègres ni blancs.
Quelle que soit leur couleur, quelle que soit leur fortune, tous les
hommes sont ses fils. Il les aime tous également, favorise leurs plantations,
dissout, pour leur être agréable, les brouillards froids et sournois, résorbe la
pluie, expulse l’ombre.
Ah ! l’ombre. Il la poursuit où qu’elle gîte, impitoyablement,
inlassablement. Il ne hait rien d’autre. Ses rayons réconfortent le malade et
se plaisent à lui réserver leurs plus chaleureuses caresses. La lumière, c’est
la santé, la joie. Le bon jeune vieillard soleil est tout cela, et aussi la gaieté
immense et tranquille des étendues accueillantes à la vie.
Tout ce que l’homme ne peut discipliner ni atteindre, il l’atteint et le
discipline.
Pareils à l’eau successive d’une rivière, depuis des saisons de pluies et
des saisons de pluies, les hommes succèdent aux hommes. Ils ont des
enfants qui, eux aussi, auront des enfants, plus tard.
L’herbe, qui mange la terre, les animaux, qui mangent l’herbe, l’homme,
qui détruit l’herbe et les animaux, – tout meurt. Où il y avait des cases, de la
fumée, de la vie, – troupeaux, plantations et villages, – la brousse s’installe,
qui disparaîtra elle-même quelque jour. Les rivières se tariront. Et c’est
vainement que les hommes veulent croire qu’ils se survivront dans les fils
de leurs fils. Les plus anciennes familles s’éteindront, comme un brasier
sous la pluie.
Cependant, Lolo, le bon vieillard, – qui ne redoute qu’Ipeu, la lune,
puisque, venu le soir, il la fuit, – le vieux Lolo, toujours jeune, le bon soleil,
le clair soleil, comme autrefois, comme aujourd’hui, comme demain,
mokoundji des dieux du ciel et de la terre, sur les mondes disparus luira
éternellement…

*
Bissibi’ngui attendait, couché à plat ventre sur l’un des points culminants
du kaga Kosségamba.
Parfois, de même qu’un « kokorro » lové à une branche d’arbre ouvre sa
gueule aux crochets venimeux, comme pour mordre ou avaler le soleil,
parfois il bâillait, puis changeait de place et reprenait son immobilité.
Ce petit, ce tout petit espace jaune, nu et resplendissant, là-bas, c’était le
Poste de la Bamba, c’était Grimari.
De cette toute petite case, élevée presque à l’extrémité de ce tout petit
espace resplendissant, nu et jaune, partaient les ordres auxquels n’avaient, si
étranges qu’ils fussent, qu’à se soumettre les m’bis, les dacpas, les mandjias
et les la’mbassis.
Il suivit du regard, grâce à la haie sombre des arbres ripulaires, les
méandres de la Bamba, qui sinuait, lentement élargie, à travers les kagas
dépouillés.
On marche. Le bruit fait effraie les cibissis, animaux qui tiennent à la
fois du lapin et du rat. On bute contre des cailloux. On soulève de la
poussière. On va, la lance à l’épaule, en grognant des chansons.
Une dévallation. C’est la Déla qui conflue avec la Bamba. Peu importe.
Allons plus loin. On marche et l’on marche encore. On a perdu de vue le
Kosségamba et dépassé le village de Yabada, ainsi que les hauteurs du kaga
Makala.
Peu de vallonnements, mais partout des cases. C’est la terre des
la’mbassis ; ce sont les villages de Lissa.
Partout des plantations. Partout des plaines, des plaines, des plaines, et,
au bout de ces plaines, la Déka, qui se jette dans la Kandjia, car, entre
temps, la Bamba s’est changée en Kandjia, N’Gakoura sait pourquoi et
comment !
Après, venaient d’autres tribus, qu’il ne connaissait guère. Après, c’était
le Nioubangui, la grande rivière, mère de toutes les rivières, le Nioubangui
où, à la saison des hautes eaux, les blancs dirigent sur Mobaye des pirogues
géantes, qui marchent sans rames, en crachant de la fumée par le tuyau
d’une espèce de grosse pipe.
Il avait visité toutes ces régions. Toutes étaient riches en bœufs sauvages,
donc intéressantes au point de vue chasse.
Mais il valait mieux laisser les gogouas où ils étaient que d’avoir, pour
eux, affaire avec un dacpa, le plus vil parmi les hommes, et, de tous, le plus
traître, – les blancs exceptés…
De la brousse comme morte montait un ennui illimité. La chaleur
tombait sur elle, pareille au minerai en fusion dans le creuset d’un forgeron.
Un fusil à piston tonna au plus noir de ces fumées, que couronnait le vol
des charognards.
Depuis deux lunes, du lever à la chute du jour, on brûlait les herbes ;
Depuis deux lunes, les ténèbres s’éclairaient du flamboiement des
incendies. Et la brise, en magnifiant le jet des flammes, apportait l’écho de
leurs crépitements secs.
Bissibi’ngui attendait.
Sur le sentier qui serpente au flanc du Kosségamba, une femme parut,
vêtue des lianes pilées du « gaingué ».
Elle avançait sans hâte, une pipe à la bouche, soutenant d’une main la
calebasse posée sur sa tête.
Bissibi’ngui l’avait déjà reconnue.
Cette femme, c’était Yassigui’ndja, exacte au rendez-vous que, par
hasard, il avait pu lui donner la veille.
Ses yeux devinrent durs. Il était mécontent. Les femmes ne revêtent
jamais que huit jours par mois pagnes de telle sorte, et toujours pour le
même motif.
En d’autres tribus, le vêtement est d’étoffe noire, bleue ou rouge, au lieu
d’être de lianes ou d’écorces pilées. Mais, à couleur différente, raison
identique.
Du reste, à présent qu’elle était plus proche, il la détaillait mieux. Elle
avait le front ceint d’une cordelette rouge et les cheveux dépeignés.
C’était bien sa chance, ko tou youma ! Alors qu’il se croyait sûr de la
posséder enfin, ne voilà-t-il pas qu’elle lui arrivait malade de cette maladie
commune aux femmes, chaque lune que N’Gakoura fait !
Elle s’arrêta devant lui. Ils se serrèrent la main, silencieusement, et
s’assirent côte à côte.
Pourquoi se cacher davantage ? Ils n’avaient rien à craindre, pour le
présent. Tout le monde chassait. Les villages les plus peuplés étaient
déserts. N’y demeuraient que les vieillards, les malades, ceux dont les yeux
sont morts, les femmes en couches, les cabris et les poules.
Quant aux chiens, tous les Djoumas de tous les villages étaient partis sur
les talons de leurs maîtres.
Bissibi’ngui admirait Yassigui’ndja. Comme il la désirait ! Vrai, le soleil
lui-même courait, pour l’instant, en ses membres, par les cordes bleues où
circule le sang !
Mais, aussi, pourquoi avait-elle, au cou, un collier à trois rangs de
coquillages ? Pourquoi, aux pieds, de lourds anneaux de cuivre rouge ?
Elle était charmante. Un petit morceau de bois traversait le lobe de son
oreille gauche ; un autre était fiché à l’aile de la narine droite. Ces bijoux lui
donnaient un air distingué, qui ne convenait qu’à elle.
Elle avait les seins plats, de larges hanches, les cuisses rondes et fortes,
de fines chevilles. Seuls, les cheveux étaient indignes de ce visage et de ce
corps admirables. Il est vrai que toute femme en état d’impureté doit
momentanément renoncer à tout souci d’élégance.
Elle aussi l’observait à la dérobée.
Bissibi’ngui jouissait de cette force dans la souplesse, qui est la beauté
des mâles : ossature parfaite, épaules et poitrine craquelées de muscles, pas
de ventre, des jambes longues, pleines, nerveuses.
Lorsqu’il courait, il devait dépasser M’bala, l’éléphant, qui fuit en
barrissant ! Et ne savait-elle pas à quel point il était viril, puisque celles qui
l’avaient eu rien qu’une fois s’efforçaient de le retenir, dussent-elles
descendre aux supplications et aux larmes, dussent-elles, pour essayer de le
fléchir, subir ses injures, ses brutalités ou son mépris.
— Bissibi’ngui, il faut que je me surveille, dit Yassigui’ndja. Il faut que
je me surveille plus que jamais.
Le sorcier a déclaré que le père de Batouala est mort par ma faute. C’est
moi, paraît-il, qui lui ai envoyé un esprit malin.
Protège-moi, Bissibi’ngui. Protège-moi ! Tu es fort. Si tu ne te mets pas
entre eux et moi, ils me tueront. J’ai l’impression que Batouala agit en sous-
main. J’ai pu éviter jusqu’ici les pièges qu’il me tend ou me fait tendre.
L’autre jour, moi présente, on a ouvert la gorge d’une poule noire, qu’on a
ensuite abandonnée à elle-même, ainsi qu’il est de règle en consultations de
ce genre.
La poule noire, au moment de mourir, est tombée à gauche, non à droite.
Cela voulait dire : « Yassigui’ndja n’est pas coupable, il faut chercher
ailleurs qui a jeté un sort au père de Batouala. »
Les Anciens, consultés, n’ont pas admis l’évidence de ce signe. Aussi
dois-je m’attendre à être bientôt condamnée à boire les poisons d’épreuve.
Certes, je ne les crains pas tous. C’est sans répugnance que j’absorberai,
par exemple, le « gou’ndi ». J’en boirai même beaucoup. C’est le seul
moyen que j’aurai pour le rendre inefficace.
Mais si j’échappe à ce deuxième danger, comment éviterai-je les autres ?
Pour sûr, mes tourmenteurs ne voudront pas solder leurs mensonges des
présents que la coutume exige en pareil cas. Me donner deux femmes, deux
esclaves ! Allons donc ! Ils préféreront me verser du « latcha » dans les
yeux. Et mes yeux mourront, car j’ignore le contrepoison qui préserve les
yeux des effets du « latcha ».
Alors, ils s’écrieront tous que N’Gakoura a parlé, qu’ils ont la preuve de
ma culpabilité. On me battra. On me lapidera. Tous ces chiens en chaleur,
qui me haïssent parce que j’ai toujours repoussé leurs avances, abuseront de
ma faiblesse, me souilleront de la bave de leurs insultes.
Ils voudront, Bissibi’ngui, que je plonge mes mains dans de l’eau
bouillante ! Ils imposeront un fer rouge sur mes reins ! Bissibi’ngui,
Bissibi’ngui, je subirai le supplice de la faim et de la soif ! J’aurai froid ! Et
puis, vivante encore, on m’enterrera à côté du père de Batouala, pour que
ma mort soit agréable à sa rage apaisée !
Bissibi’ngui, je te désire. Tu sais bien que je te veux, toi, et toi seul ! Est-
ce de ma faute si, jusqu’ici, nous n’avons pu coucher ensemble et nous
prouver mutuellement la vigueur de nos reins ?
Je suis jalousée, surveillée. Toi aussi, on te surveille et on te jalouse. On
me dirait qu’on nous guette, en ce moment-ci, que je n’en serais pas
étonnée.
Mais, vois-tu, on a beau accumuler et multiplier les barrages, l’eau va
toujours vers l’eau. Les kagas eux-mêmes, malgré leur masse, ne peuvent
empêcher deux rivières de confluer. Aussi, pour peu que ton désir égale le
mien, je serai à toi, dans quelques jours, rien qu’à toi.
Décide…
Le soleil était moins chaud. Les tam-tams et les olifants transmettaient
des invitations. Bissibi’ngui apprit, par ainsi, que Batouala attendait son
arrivée. Ce n’est que lui présent qu’il incendierait de ses terrains de chasse
ceux qui étaient situés entre le village dacpa de Soumana et le village
n’gapou de Yakidji.
Yassigui’ndja reprit :
— Tu m’en veux, aujourd’hui, Bissibi’ngui. Ah ! si, pour t’appartenir,
j’avais pu retarder l’effet que la lune exerce sur mon sang – ne ris pas de ma
sincérité – je l’aurais fait avec joie.
Malheureusement, nous n’y pouvons rien, nous autres, femmes. Quand
le sang nous travaille, nous n’avons qu’à attendre. Tu le sais bien. Tu sais
aussi que je te veux plus encore que tu ne peux me vouloir. J’ai chaud au
mitan de mon bas-ventre, pendant que je te parle. Tout moi te veux. Je
t’appartiens. Tu m’as demandée ; je suis venue. Dès que je ne serai plus en
état d’impureté, tu pourras me prendre. Ma chair la plus secrète sera
heureuse de servir de fourreau à ton poignard. En attendant, fuyons. Je ferai
ta cuisine, laverai ton linge, balaierai ta case, débrousserai et ensemencerai
des plantations – tout cela pourvu que nous partions. En route, veux-tu ?
Nous gagnerons Bangui. Tu t’y engageras comme tourougou. Une fois
tourougou, pas un m’bi n’osera réclamer contre toi ? Pas un – pas même
Batouala, car ce n’est pas pour rien, vois-tu, que les commandants ne
comprennent que ce que leurs miliciens veulent qu’ils comprennent…
Partons ! Je ne veux pas prendre de poison par la bouche. Je ne veux pas
plonger mes mains dans de l’eau bouillante. Je ne veux pas que mes reins
grésillent sous la morsure du fer rouge. Je ne veux pas que meurent mes
yeux. Je ne veux pas mourir. Jeune, saine, robuste, je peux vivre beaucoup
de saisons de pluies encore. Et vivre, c’est coucher avec l’homme que l’on
désire, c’est respirer aussi l’odeur de son désir.
Bissibi’ngui se leva, en s’étirant.
La pirogue du soleil sombrait, pleine de sang, à l’horizon. Les oiseaux ne
chantaient plus. Le même silence se propageait, qui précède le moment où
le soleil va, au matin, surgir, et ce moment du soir qui précède la nuit.
— Yassigui’ndja, tu as prononcé de justes paroles. Elles demandent
réflexion. Par ailleurs, je te jure, sur N’Gakoura, que tu seras respectée. Nul
ne touchera, sans avoir affaire à moi, à un seul de tes cheveux.
Mais il n’est pas encore temps de fuir. Laisse finir les chasses. Tout
après, j’irai à Bangui prendre du service. Tourougou, – milicien, suivant le
parler des blancs, – on a un fusil, des cartouches, un grand couteau retenu
au côté gauche par une ceinture en cuir. On est bien habillé. On a les pieds
chaussés de sandales. On porte chéchia. On touche de l’argent chaque lune.
Et chaque « dimanchi », dès que le « tata-lita » du clairon a sonné le
« rompez », on va faire son petit « pé’ndéré », dans les villages, où les
femmes vous admirent.
À ces avantages immédiats s’en ajoutent d’autres, plus importants. Ainsi,
au lieu de payer l’impôt, c’est nous qui aidons à le faire rentrer. Nous y
parvenons en pillant et les villages imposés et ceux qui ont acquitté leurs
redevances. Nous faisons pilonner le caoutchouc et recrutons les hommes
dont on a besoin pour porter les sandoukous.
Tel est le travail du milicien. Les chefs et leurs hommes le comblent de
cadeaux pour obtenir sa bienveillance. Ces petites satisfactions rendent la
vie du tourougou douce, plaisante, facile, voire délectable, et cela d’autant
plus que les commandants ne connaissent que mal la langue du pays qu’ils
administrent, c’est-à-dire notre pays et notre langue.
En conséquence, tel village s’est-il montré peu généreux ? On invente
une de ces bonnes histoires, qui n’ont ni queue ni tête, et on la sert toute
chaude à cet excellent commandant.
Celui-ci, qui est toujours juste, sensé, et clairvoyant, commence d’abord
par emprisonner toute la population : poules, chefs, chiens, femmes, cabris,
enfants, esclaves, récoltes, et vendant parfois le tout à l’encan, verse à
l’impôt l’argent obtenu de la sorte.
Il arrive aussi qu’ils répartissent entre leurs amis cabris et poules, à
moins qu’ils n’en fassent cadeau au Gouverneur, qui se souviendra de leurs
gentillesses à la saison des avancements.
En ce cas, les miliciens se partagent les chiens, les femmes et les
récoltes…
À vrai dire, il n’est guère que les commandants pacifiques qui osent user
de procédés aussi regrettables. Heureusement qu’ils sont loin d’être tous
pareils ! Sinon, par N’Gakoura, où irions-nous ? En fait, les commandants
guerriers sont les plus nombreux. Ceux-là vous enfourchent de fougueux
m’bartas qui trottent, crottent et hennissent par saccades, ou ne marchent
qu’au pas pour tout galop.
Les boys, les boys des boys et les boys des boys des boys suivent. Et
l’on tombe tout à coup, en nuée de charognards, sur des tas de pauvres
bougres ébahis, qui en sont pour leur ébahissement.
L’expédition terminée, les commandants envoient, par courrier rapide,
de’s monceaux de papiers au Gouvernement, papiers où sont relatées nos
prouesses et les leurs. Un mensonge ne coûte pas beaucoup à nos
commandants ! Et tout le monde est content : nous, de les avoir moqués ;
eux, d’avoir raconté d’admirables histoires, nées de leur imagination – et de
la nôtre.
Sur ce, je m’en vais, Yassigui’ndja. Écoute… On me réclame à tous les
vents. Je m’en vais. Que là où tu vas la route soit bonne, Yassigui’ndja !
— Que là où tu vas la route soit bonne, Bissibi’ngui !
Elle le regarda s’éloigner, décroître, disparaître. Elle équilibra alors sur
sa tête la calebasse aux vivres. Puis, à son tour, lentement, elle se mit en
route.
Un doux crépuscule plein d’étoiles s’était répandu. L’odeur flottait, dans
l’air, des plantes aromatiques. L’ombre encadrait le rougeoiement des feux
de brousse.
Au ciel, courbe comme un couteau de jet et finement lumineuse, la lune
était là. Une claire étoile brillait assez loin d’elle, au milieu d’un espace
vide et bleu sombre.
Bonheurs paisibles, lumières tranquilles, vie où, semble-t-il, rien de
néfaste ne doit jamais se produire, beauté de vivre, il ne vous manquait que
le recueillement du silence.
Mais étouffé par les vents contraires ou par la distance, le roulement
sourd des tam-tams grondait dans la nuit…
IX

Bissibi’ngui marche dans la nuit. Il porte un arc, des flèches, un carquois


et, comme sagaie, un de ces énormes « likongos » au fer large et pesant. Il a
encore deux couteaux de jet, une ample besace bourrée de vivres et, attaché
par une courroie à la saignée de son bras gauche, un poignard.
Il va ainsi, dans la nuit interminable, sans inquiétude et sans hâte, mais,
au moindre bruit, l’oreille attentive, les yeux aux aguets.
Depuis combien de temps s’enfonce-t-il ainsi dans la nuit, un tison en sa
main droite ? Comment aurait-il pu le savoir ? Il n’y a que les boundjous
qui soient capables de partager le temps en distances égales. Encore, ces
distances, est-il nécessaire qu’ils les enferment en une petite boîte où l’ont
voit, agile sur des signes, se promener deux, parfois trois aiguilles ;
dissemblables en longueur et en vitesse.
Le kaga Kosségamba, la petite rivière Boubou, – yaba ! le bon bain qu’il
y avait pris, – le petit village bâti auprès d’elle par l’un des capitas du chef
Delépou ; la route vers le Poste, à un jet de sagaie de la Bamba, l’étable du
Poste, voisine du cimetière où l’on enterre les blancs ; la Bamba, puis le
grand pont qui, dominant ses eaux, la traverse ; enfin, le Poste, ses
plantations, le jardin potager du commandant, le hangar où, à chaque
marché de caoutchouc, s’abritent les chefs, les capitas et leurs hommes…
La Pombo franchie, il contourna le village de Batouala et s’en fut vers
l’une des huttes désolées où vivait Macoudé, le pêcheur, qui lui apprit où se
trouvait exactement Batouala.
Comme il allait se mettre en route, aux renseignements qu’il avait
fournis, Macoudé ajouta quelques recommandations obscures, dont
l’imprécision même fit comprendre à Bissibi’ngui à quel point sa vie était,
ce soir-là, menacée.
Il n’était malheureusement plus temps d’atermoyer. Il lui fallait agir, au
contraire, et vite.
Un moment, l’idée lui vint de ne pas se rendre à l’invitation qu’il avait
reçue. Mais, en y réfléchissant bien, il se persuada que son abstention ne
manquerait pas de paraître bizarre. Au surplus, que risquait-il ? Il allait
rencontrer Batouala au milieu de ses gens. Le moment n’est pas encore
venu de lui faire faux bond.
Le bon vent… Il convoyait le rauquement des trompes, le crépitement
des flammes, l’appel des li’nghas rebondissant d’échos en échos…
Il lui fallait agir ou mourir ! Agir ! Où ? et comment ?…
Il faisait bon… Des tam-tams… Des chauves-souris… Des hiboux…
Des lucioles… Des feux, au loin… Un plein ciel d’étoiles… Et de la rosée,
de la rosée…
Ah ! qu’il faisait bon…
Oui, mais… quelle décision prendre ? Certainement, on ne le tuerait pas,
ce soir. On n’assassine pas devant témoins…
D’accord. Mais, lui, comment se débarrasserait-il de Batouala ?
Heum ! Un petit « likou’ndou » ferait bien l’affaire. Il le mélangerait
furtivement au boire et au manger de Batouala… La panthère avait aussi de
l’attrait. L’usage de la sagaie n’est pas non plus à mépriser. Seulement,
voilà : ces deux manières laissent des traces… Le likou’ndou, non.
Les yeux fixés au sol afin de ne heurter ni souches ni cailloux,
Bissibi’ngui marchait dans une grande clarté rouge qui, exaltée par le vent,
semblait, d’un élan, jusqu’au ciel monter.
Il jeta son tison.
Cependant qu’il allait songeant, – du côté de Pouyamba, de toutes parts
un incendie escaladait le kaga investi. Les flammes progressaient par
lèchements sinueux et brusques, s’agrippaient aux rocs, ou, brûlant sur
place, encerclaient un arbre souffreteux, d’effort en effort grimpaient
jusqu’à sa cime et continuaient à le dévorer, même après qu’il avait chu
dans la nuit qu’illuminait son écroulement.

*
Attendre l’occasion ? Non pas. La provoquer ? Voilà. Et toute la
difficulté était là.
Un dernier effort ! Parvenues au haut du kaga, toutes les flammes
s’unirent en un vaste embrasement, d’où s’éleva une fumée d’un roux
noirâtre.
Il tuerait Batouala – ou Batouala le tuerait.
À parler franc, tuer lui souriait plus que d’être tué. Lorsqu’on est jeune,
et que les femmes se prêtent à nos désirs, vivre est plein de charme.
Il regarda autour de lui. Partout des incendies. Les kagas, pareils à des
torches plantées dans la nuit, flambaient.
Il lui fallait tuer Batouala !
Tiens, tiens, tiens !… Les accidents de chasse sont assez fréquents pour
qu’on y pense un peu, de temps à autre !
On vise un animal, et c’est un homme qu’on tue ! Il n’est pas donné à
tout le monde d’être adroit ! Le meilleur tireur peut rater son coup, éhé !
Et les feux de brousse !
Chaque année, combien de pauvres gens mouraient carbonisés ! Le feu
dévore tout, sans savoir ce qu’il fait ni où il va. On n’a qu’à trop prolonger
sa sieste, quelque part, en un terrain de chasse. Le feu passe, le feu qui ne
respecte rien que l’eau, – et encore, en rechignant de fureur ! – et tout était
fini…
Donc, feu de brousse ou accident de chasse.
Il renifla.
Uhu ! Crachons. Ça puait ! À coup sûr, il y avait de l’homme par là,
l’homme étant, de tous les êtres animés, le seul dont les excréments
dégagent une odeur à ce point insistante et intolérable.
Elle s’accroche à votre nez et, pour ainsi dire, s’y incruste.
Uhu ! cette puanteur ! Il y avait sûrement de l’homme par là.
Il regarda autour de lui, avec plus d’attention que jamais. Le soir, chaque
détour de sentier peut cacher une embuscade. On n’est que sage d’être
prudent.
Ah ! une termitière et, sur cette termitière, une autre placée
longitudinalement.
Il prit sa droite, parce que le champignon de cette dernière était orienté à
droite.
Plus loin, à hauteur d’épaule, il trouva une branche cassée et, à ses pieds,
un morceau de bois taillé, puis une herbe de brousse.
Les pointes de ces objets étaient dirigées à gauche. Il obliqua à gauche.
Un petit sentier. C’était là.
Il obéissait machinalement à ces signes indicatifs. Les boundjous se
trompent en se figurant que la brousse est morte. Elle parle, au contraire, du
matin au soir, comme une vieille femme.
Le grondement que produit le tam-tam sur la double enflure des li’nghas,
l’appel des olifants ou des trompes, certains cris qui imitent à s’y méprendre
ceux de certains oiseaux, les signaux de feu qu’on fait de hauteurs à
hauteurs, l’herbe allongée au beau milieu du chemin, deux termitières
placées l’une sur l’autre suivant une coutume invariable, des touffes de
feuilles tressées d’une certaine manière, le morceau de bois que traverse un
autre de part en part, – sonore, lumineux ou immobile, – voilà un langage
vivant, d’une richesse innombrable !
Louée soit la brousse ! On la croit morte : elle est vivante, bien vivante,
et ne parle qu’à ses enfants, et à eux seuls !
Fumées, sons, odeurs, objets inanimés, elle emploie le langage qu’elle
veut pour s’adresser aux espaces qu’elle commande, aux espaces où pousse
l’arbre, abonde l’herbe et paissent les bœufs sauvages.
Louée soit-elle, celle des kagas et des marais, celle des forêts et des
plaines !
Des aboiements vomirent l’injure et la menace. Une torche de
caoutchouc grésilla. Deux voix saoules. C’était Batouala, sa vieille mère et
Djouma, le petit chien roux aux oreilles si pointues.
Bissibi’ngui était arrivé.
Mais comment tuerait-il Batouala ? Accident de chasse ou feu de
brousse ? Et d’ailleurs, pour l’instant, ne lui fallait-il pas songer plus à se
défendre qu’à attaquer, puisque, malgré les avertissements reçus, il était
tombé sans méfiance dans le piège grossier qu’on lui avait tendu !
X

Bissibi’ngui comprit tout de suite l’imprudence qu’il avait commise en


ne tenant pas suffisamment compte des obscures mais précieuses
indications que lui avait fournies Macoudé.
À présent, trop tard. On l’avait attiré dans un guet-apens. Il s’était laissé
prendre comme un enfant. Tout semblait avoir été prévu. Batouala, ivre à
vomir, avait dressé son campement dans une clairière, loin des routes
passantes qui longent ou traversent la Pombo.
De témoins ? Pas un seul. Ou plutôt si : deux, en comptant la mère de
Batouala et Djouma, le petit chien roux.
Autant dire qu’il n’y en avait pas. Une mère, à moins qu’elle ne soit
dénaturée, ne livre jamais son enfant. Quant à Djouma !… Yabao ! ce n’est
pas lui, certes, qui irait révéler quoi que ce soit, car, de mémoire d’homme,
on n’a jamais vu un chien user de parole.
Donc, ouvre l’œil, Bissibi’ngui, mon ami, et le bon !
S’asseyant à l’écart, il ficha son likongo en terre, à portée de main, et
dégaina son poignard. Il avait ainsi paré au plus pressé. On pouvait
maintenant l’attaquer. Sa riposte serait prompte. On ne le mangerait pas
sans boire.
Il refusa les aliments et la bière de mil qu’on lui offrit, et feignit de ne
pas remarquer le désappointement de ses hôtes.
— Macoudé m’a déjà gavé de patates, fit-il simplement, de poisson et de
kéné. Au surplus, il m’a comblé de vivres. Je ne te mens pas, Batouala. Tâte
ma besace. Tu vois bien que je n’ai besoin de rien ?
Il caressa Djouma qui était venu lui lécher les mains. Le petit chien roux
se roula de joie sur le sol, éternua deux ou trois fois, à la manière des chiens
qui n’en peuvent plus de contentement, agita sa queue en jappant et
mordilla, par jeu, les doigts qui venaient de le caresser.
Mais Djouma était un chien pareil à tous les chiens. Aussi cessa-t-il de
jouer avec ce moins que rien. Et comme ce moins que rien semblait mettre
décidément un peu trop de temps à comprendre, Bissibi’ngui le lapida.
Cependant, de plus en plus hideux, de plus en plus ivre, Batouala se leva
pour danser quelques figures de la danse de l’amour.
Il croyait danser, alors qu’il ne faisait que tituber, la tête et les jambes
lourdes, les yeux rouges et boursouflés. Il se heurta enfin à une souche et
s’étala de tout son long, en hoquetant un rire gras.
Djouma se mit, aussitôt, à tournailler en aboyant autour de son maître.
Une bien bonne farce que cette chute inattendue, et qui lui plaisait fort, à
lui, chien !
— Pareil accident est survenu dans le temps à Iili’ngou, dit Batouala, se
relevant.
Au fait, je te parle d’Iili’ngou. Il est probable que tu ne connais pas un
traître mot de l’histoire à laquelle je fais allusion.
S’il en est ainsi, mets tes oreilles près de ma bouche. Je vais te la
raconter.
En ce temps-là, comme de nos jours, la terre était illimitée, avec sa
brousse, ses forêts, ses rivières, et les fils de Mourou, la panthère, et ceux de
M’bala, l’éléphant.
Les hommes existaient déjà, le froid aussi. Les hommes eussent été
heureux sans le froid. Ils ne se plaignaient que de lui. C’était lui qui privait
leurs membres de souplesse, lui qui écourtait leur sommeil.
Ils se plaignaient tant et si bien qu’Ipeu, la lune, fit venir Iili’ngou, dont
l’autre nom est Séfalou, et lui confia le soin d’enseigner aux hommes
l’usage du feu.
De la demeure d’Ipeu à la terre, le parcours est long. Pour aller plus vite,
Ipeu descendit Iili’ngou au moyen d’une corde démesurée, à laquelle était
attaché un li’ngha. On ne devait haler cette corde que si Iili’ngou frappait
de coups de tam-tam le li’ngha qu’il chevauchait.
Les hommes surent bientôt, grâce à Iili’ngou, que le feu chasse non
seulement le froid, mais encore qu’il réchauffe les membres, cuit les
aliments et éclaire l’ombre.
Il était devenu leur meilleur ami. On l’interrogeait sur tout ce qui
paraissait mystérieux. Mais peu à peu, à force de voir disparaître les êtres
vivants de leur entourage, la crainte envahit le foie des hommes. Où donc
allait l’esprit des bêtes qui se couchaient un jour pour ne se relever plus ?
On avait alors beau leur parler, les flatter, les caresser, elles ne répondaient
plus en leur langage. Elles restaient là, taciturnes et immobiles. Les
mouches s’engouffraient dans leurs naseaux béants. Et commençait à y
grouiller un fétide amas de larves et de vers.
Ils firent de nouveau appel à la science d’Iili’ngou, qui, ne sachant cette
fois que répondre pour calmer leurs appréhensions, s’en fut consulter Ipeu,
sa souveraine, et lui dit :
— La race des hommes est dans l’anxiété. Ils ont peur de la mort et me
prient de te demander s’ils sont assujettis aux lois qui régissent les bêtes.
— Va vite les rassurer, mon bon Iili’ngou, et dis-leur que je les ai faits à
ma ressemblance. Je meurs, moi aussi, pour renaître, huit sommeils après
ma disparition.
Qu’ils se gardent d’oublier cela. Et, pour qu’ils aient foi en mes paroles,
tu vivras désormais parmi eux.
La corde redescendit Iili’ngou à cheval sur son li’ngha. Il tenait la corde
à deux mains, tout en pensant distraitement à un tas de choses. Ne voilà-t-il
pas que, se croyant arrivé, il lâche soudain corde et li’ngha, et tombe dans le
vide !
Inutile d’affirmer qu’il mourut de sa chute. C’est depuis ce temps-là que
les hommes meurent, eux aussi.
Bissibi’ngui écoutait Batouala. Ses idées allaient, allaient. Batouala lui
dévoilait des mystères que, seuls, les très vieux sont admis à connaître.
Ouhu ! Méfiance ! Sa mort à lui, Bissibi’ngui, était donc décidée !
Méfiance ! Il n’était plus qu’à la merci d’une occasion. Peut-être même que,
dans un instant…
— Le feu, Batouala, tu parles du feu ? lui fit-il en riant. Tu prétends que,
sur l’ordre d’Ipeu, Iili’ngou est descendu l’enseigner aux hommes ? C’est
possible. Tel n’est pas cependant l’avis des tribus qui habitent les rives du
Nioubangui. D’après ces gens-là, le feu a été trouvé par l’ancêtre de tous les
ancêtres de Djouma. Voici comment :
Un jour, le premier des chiens jouait à fouir le sol. Les chiens adorent ce
jeu. Il avait déjà creusé un trou assez profond lorsque, tout à coup, il poussa
un long hurlement douloureux. Il sautait tantôt sur une patte, tantôt sur une
autre, et gémissait.
Intrigué par ce bruit et ces gestes désordonnés, son maître s’approcha du
trou, y mit le pied, et iahou ! fut brûlé à son tour… Il venait de découvrir le
feu, et l’une des pires manifestations de son pouvoir.
Voilà ce que m’ont raconté les pagayeurs yakomas.
— Tes yakomas sont des abcès gonflés d’impostures, Bissibi’ngui. C’est
grâce à Iili’ngou, et à lui seul, te dis-je, que les hommes connaissent le feu.
C’est lui aussi qui a construit la terre, amoncelé les kagas, dessiné la pente
des rivières. Mais c’est Ipeu qui a fabriqué le premier homme et la première
femme…
Je sais d’ailleurs beaucoup de choses encore, Bissibi’ngui, beaucoup de
choses qu’il n’est pas bon que tu saches, parce que tu sais déjà plus de
choses qu’un homme de ton âge ne devrait connaître.
Bissibi’ngui ne releva pas la menace. Parole n’est pas geste. Il se
contentait de surveiller les mouvements de Batouala, sans trop se
préoccuper des ricanements de la mamma de ce dernier.
— Sais-tu qu’Ipeu, la lune, est l’ennemie de Lolo, le soleil ? reprit
Batouala. Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! il y a de cela très longtemps, Lolo,
qui est à la fois homme et femme, vivait en bonne intelligence avec Ipeu.
À cette époque-là, Ipeu et Lolo avaient chacun sa mamma, et chacun
aimait la sienne plus qu’on ne peut dire.
La mamma d’Ipeu ayant trop froid, celle de Lolo trop chaud, Lolo prit à
sa charge Akéra, mamma d’Ipeu, tandis qu’Ipeu acceptait de soigner celle
de Lolo.
Échange néfaste. Habituée au froid, la vieille Akéra mourut de trop de
chaleur ; habituée à la chaleur, la mamma de Lolo mourut de trop de froid.
La haine qui sépare Lolo et Ipeu date de cette époque. C’est pourquoi,
bien que le pouvoir d’Ipeu dépasse celui de Lolo, et que, venu le
crépuscule, elle l’oblige à fuir, c’est pourquoi elle se cache de lui, lorsqu’il
brûle les étendues.
Tu ne savais pas cela, hein ! Bissibi’ngui ? Et savais-tu que les
« a’mbérépi » que tu vois là-haut briller, innombrables pièces de dix sous,
ou clignoter comme des yeux, savais-tu que les a’mbérépi ne sont que les
trous par où, lorsqu’il pleut, passent les gouttes de pluie ?
Sautant d’une idée à une autre, il ajouta :
— Jadis, les femmes qui voulaient être mères, – et jadis toutes désiraient
l’être, – ne devaient manger ni chair de cabri ni viande de tortue. Nous
savions alors que celles qui se nourriraient de cabri seraient frappées de
stérilité, tandis que celles qui consommeraient de la tortue n’auraient que
des enfants prématurément vieux, marchant avec la lenteur de l’animal qui
a son dos pour maison. Nous savions aussi que nos anciens pouvaient
provoquer la pluie à leur gré, mais ne le faisaient qu’à bon escient, à
l’approche des semailles.
Venue la lune des semailles, ils répandaient le sel, par poignées, sur un
grand brasier. En général, la pluie ne tardait pas à tomber car, de tout temps,
le sel attire l’eau, – qu’il aime.
On nous apprenait aussi que le « do’ndorro » est un esprit malin qui
habite le ventre des gens. Lorsque le ventre te fait mal, c’est do’ndorro qui
le tourmente, c’est do’ndorro qui fait des siennes.
Et N’Gakoura, N’Gakoura par lequel nous jurons tant que nous pouvons,
connais-tu N’Gakoura ? Il a une bien brave femme. Ses enfants surpassent
en nombre les herbes de brousse. Les deux plus âgées, Nadoulou et
Nangodjo, aident leur père à régir ses villages.
La famille N’Gakoura n’a que bienveillance pour les hommes. Elle
exauce d’ordinaire les demandes qu’on lui formule, à condition toutefois
qu’on les fasse suivre de présents de toutes sortes.
Koliko’mbo ne peut malheureusement la supporter. On ne s’en aperçoit
que trop, hélas ! les infortunés habitants de la terre payant toujours les
marmites cassées dans les conflits qui divisent Koliko’mbo et N’Gakoura,
celui-ci ayant contracté la fâcheuse habitude d’assommer les partisans de
Koliko’mbo, et Koliko’mbo les amis de N’Gakoura.
Et Dad’ra, Dad’ra, frère mobile des étoiles clouées au toit du ciel et qui
leur ressemble ! Dad’ra, que l’on voit filer entre ciel et terre, par les nuits
tièdes et belles ! Dad’ra, qui disparaît on ne sait où, en tonnant comme un
coup de fusil, – as-tu jamais pu savoir qui était-ce, Dad’ra ?
Non, n’est-ce pas ? Tu le sauras peut-être, si tu parviens à la saison des
cheveux blancs, ce dont je doute, car je suis de ceux qui croient que tu ne
feras pas de vieux os.
Comment le pourrais-tu ? Quand on a envie de vivre pendant de
nombreuses saisons de pluies et de nombreuses saisons sèches, il ne faut
pas aimer outre mesure les femmes de son voisin. Il ne faut pas non plus
que les femmes du voisin vous recherchent trop.
Et puis, tiens… Je préfère me taire. Je sens que je parle plus que je ne le
devrais. Il est vrai que c’est dans ton intérêt. Mais tu ne peux pas
comprendre… Ce soir, je suis fin saoul… saoul comme un blanc… Et ce
que je dis dépasse ce que je voudrais dire.
Il me plairait néanmoins, avant que de me reposer, de te raconter la
légende de Koliko’mbo – Trollé, de son vrai nom.
Heu, Koliko’mbo, il est si petit, si minuscule, qu’on peut le dire
invisible, et que certains sont allés jusqu’à prétendre – pauvres fous ! – qu’il
n’existait qu’en imagination.
Il haussa dédaigneusement les épaules, cracha au loin, et reprit :
— Et pourtant, il existe. Ce n’est pas mensonge. S’il n’existait pas,
pourquoi surnommerait-on Koliko’mbo toute personne de taille naine ?
Son corps, qui ne diffère en rien de celui d’un homme, n’est pas plus
velu que ne l’est un œuf de pintade ou de caïman. Une abondante chevelure
orne son crâne. Sa force est prodigieuse. Pour t’en donner une idée, suppose
que tous les hommes et tous les animaux de la création se liguent contre lui.
Eh bien ! si bon lui semble, il les dispersera avec plus de facilité qu’on ne
disperse une traînée de fourmis-cadavres.
Retiens, pour ta gouverne, que si jamais tu le rencontres, il faudra que tu
te gardes de lui donner une poignée de main, à moins que tu n’aies envie de
perdre l’un de tes doigts, et de préférence le pouce.
Il se mit à rire d’un gros rire niais. Une pensée obscène venait de lui
traverser l’esprit.
— Koliko’mbo, poursuivit-il, est très casanier en saison des pluies. Il se
plaît alors à se calfeutrer au plus profond des cavernes dont les gueules
pleines d’ombres hostiles béent aux flancs de certains de nos kagas.
Il mène en ces antres, en compagnie de ses deux femmes, Makara’mba et
Madaingué, ainsi que de ses fils, qui sont pour le moins aussi nombreux que
les enfants des hommes, il mène la plus débonnaire des vies familiales,
n’ayant d’autre souci que de se gaver de mets excellents. Viande d’éléphant,
igname, mil et miel, – les meilleurs morceaux et les fruits les plus
savoureux, – il ne tolère pas d’autre nourriture.
Mais vient la saison sèche. Aussitôt la bougeotte. Koliko’mbo ne peut
plus tenir en place, comme un vulgaire Bissibi’ngui. Il fourbit ses longues
et lourdes sagaies de chasse, passe en bandoulière son immense besace en
peau de cabri, se ceint la taille d’un singulier assemblage d’herbes et de
feuilles qui lui sert de pagne – et part à l’aventure.
Désormais toutes les routes lui sont bonnes. Toutes lui appartiennent. Il
parcourt les plateaux rocheux que brûle le soleil, escalade les kagas
chauves, bat les plaines consumées de soleil, toujours prêt à s’adonner à ses
espiègleries terribles.
Il va et vient, suant, sacrant, soufflant. Il vient et va. Tant pis pour qui le
rencontre. Il s’attache au pas du quidam, l’écarte des routes passantes, des
sentiers sinueux qui courent à la recherche des villages des hommes et, pour
peu qu’il lui chaille, le fait divaguer pendant des jours et des jours à travers
brousse.
Encore sa victime doit-elle se considérer comme aimée de N’Gakoura, si
le hasard place sur son chemin des fruits sauvages pour rassasier sa faim,
des marigots pour étancher sa soif, au lieu de le mettre nez à mufle avec le
fils de Bamara, le lion, ou avec le fils du fils de Mourou, la panthère.
Veux-tu que je te dévoile une autre de ses espiègleries ? Écoute voir. En
saison sèche, il y a peu de gens par les routes. On chasse, en saison sèche.
En saison sèche, la viande rouge et saignante vaut mieux que toutes les
plantations du monde.
Admets qu’on soit en saison sèche et à ce moment où le soleil est au plus
haut du ciel. Voici quelqu’un sur la route. Koliko’mbo se tapit impromptu
sous une roche ou derrière un arbre. Arrive le malheur. Il va passer. Il passe.
Non. Koliko’mbo, sans provocation aucune, lui a déjà assené sur la nuque
un coup de gourdin à terrasser un bœuf.
Les yeux aveuglés de mille lumières confuses, les oreilles pleines du
bourdonnement de nuées d’invisibles abeilles, la tête en feu, la gorge sèche,
sa victime, haletante, tombe, les bras en avant, comme une masse.
Pas de temps à perdre, Koliko’mbo ensache en un tournemain son client
dans l’énorme besace dont il ne se sépare jamais, et, profitant de ce que son
homme a perdu tout sentiment, l’emporte, à grandes enjambées, vers ses
plantations.
Là, il ranime le dormeur, lui prodigue des soins, le réconforte et lui
demande, dès qu’il le croit en mesure de l’entendre :
« – Consens-tu à travailler à mes plantations ? Si oui, ta fortune est faite.
Je te nourrirai largement. Tu auras femmes, boys, poules, cabris et bière de
mil à plantée. Tu ne seras pas à plaindre, je t’en réponds.
« Mais si, comme je l’espère, tu acceptes ma proposition, il faut te
préparer – c’est à prendre ou à laisser – à ne revoir ni ton village ni les
tiens.
« Acceptes-tu ? Réponds. Est-ce oui ? Est-ce non ? »
Le plus souvent, quelque tentante qu elle soit, l’offre de Koliko’mbo est
refusée. Alors, de nouveau – ba ! – un coup de massue tombe sur la tête du
malheureux, qui, empaqueté de nouveau par son tortionnaire, est par lui
reporté à l’endroit où il avait perdu connaissance.
Lorsque notre ami se retrouve, le cou lui fait mal, sa tête est lourde, ses
jambes sont flasques, il se sent le corps contus, moulu et mal en point, et
cherche un instant à se rappeler pourquoi ?
Cherche que tu cherches, mon bonhomme. Koliko’mbo fait toujours bien
ce qu’il fait. Quoi qu’il en soit, si moins abruti par la rouge fièvre qui
maintenant te dévore, tu pouvais regarder autour de toi, peut-être finirais-tu,
tout de même, par apercevoir Koliko’mbo qui, l’oreille aux aguets, les yeux
en éveil, écoute, regarde et attend on ne sait qui, sur la route…
Que penses-tu de cette histoire, Bissibi’ngui ?
— Je la trouve remarquable, Batouala. Mais veux-tu que je te dise ? Eh
bien ! pour moi, Koliko’mbo et le coup de soleil ne font qu’un.
Il se mit à rire doucement, après avoir décoché ce trait. Il connaissait, lui
aussi, de belles histoires, et avait même envie d’en narrer une qui dévoilait
l’origine de la maladie du dormir. Mais cette histoire était trop longue. Il la
conterait une autre fois.
Du reste, Djouma grommelait depuis un moment, en deçà de ses babines
retroussées, de sourdes injures en langue de chien. Il se rua soudain dans
l’obscurité et s’y tint un instant en arrêt.
Une poignée d’hommes surgit brusquement des ténèbres. C’étaient des
n’gapous de Yakidji égarés dans la nuit. Quelle chance ! La présence de ces
hôtes imprévus libérait momentanément Bissibi’ngui de son inquiétude. Il
assembla à la hâte un tas de feuilles et s’y allongea tout de suite. On ne le
tuerait pas cette nuit. Comme il tombait de sommeil, le mieux était de
profiter du répit que le destin lui accordait. Il pensa, les yeux déjà clos, à
propos de rien : « Demain, il fera jour. » Puis sa tête oscilla lentement. On
bavardait à côté de lui. Sa respiration devint égale et forte.
Il dormait…
XI

Routes de brousse, si mouillées au matin et si fraîches ; parfums moites,


molles senteurs, frissons d’herbes, murmures et, entre les feuilles, frisselis
pressé de la brise ; brouillards en bruine, vapeurs – des collines et des
vallons s’élevant vers le pâle soleil ; fumées, bruits vivants, tam-tams,
appels, cris, éveil, éveil ! Ah ! trop haut, sur les arbres, chantent les
oiseaux ! Trop haut tournoie et tournoie le vol des charognards ! Trop haut
est le ciel dont semble l’azur incolore à force de lumière !
La belle journée ! « Goussou », la brousse, toute la brousse va brûler !
Iéhé, les m’balas, éléphants aux entrailles toujours pleines de flatulences, il
n’est plus temps de barrir ! Vous, les béngués, vous, les voungbas, vous
feriez bien de ne plus affouiller vos bauges d’un groin vorace ! À nous, les
antilopes ! À nous, cibissis et « to’ndorrotos » ! Roulez-vous en boule et
hérissez vos piquants, to’ndorrotos ! Le feu en fera ce qu’il voudra.
Gogouas, enfuyez-vous, en meuglant vos plus beaux meuglements de bœufs
sauvages. En bandes désordonnées, la queue droite, ruant et bondissant,
enfuyez-vous, ventre à terre, la peur fusant de vos intestins en foirade, plus
vite que la flèche, plus vite que le vent, comme si, derrière vous, tout à
coup, vous aviez entendu Bamara, le lion, rugir.
Fuyez, vous aussi, Oualas, les lapins, qu’on appelle encore Darra’mbas !
Effrayés de l’ombre de vos longues oreilles et de tout, n’ayant plus
confiance qu’en la rapidité des zigzags de votre course, fuyez, fuyez !
Craignez le peuple féroce de tous les frères de Djouma. Ne vous terrez plus
dans les replis de terrains aussi bruns que vos corps. À bas les subterfuges !
Même vos terriers ne sont pas sûrs. Allez droit devant vous, loin de ces
fumées noirâtres annonçant que le feu dévore la brousse. Il vous faut fuir,
fuir, fuir !…
La belle journée ! la belle journée ! La battue au feu ne peut pas ne pas
être giboyeuse ! Certes, au dénombrement, on n’y verra pas de Kolos ou
girafes. Ces animaux dont les très longues pattes et le très long cou
dominent les plus hautes herbes, ont accoutumé de vivre, là-bas, très loin,
entre l’Ouahm et Kabo, entre Kabo et N’Délé, parmi des étendues riches en
ces plantes épineuses dont ils font, paraît-il, leur nourriture.
Aha ! les Kolos, au corps haut et tacheté.
Ce que l’on ne verra pas non plus, ce sont les Bassaragbas ou rhinocéros,
les bassaragbas massifs, au mufle surchargé de deux cornes inégales.
Le Bassaragba, ses petits yeux, rouges de cruauté, et qui voient si mal, la
laideur de son encolure musculeuse et ramassée, son ranglement
formidable, ayayaï !…
Dès qu’il vous aperçoit, roou ! – il déboule droit sur vous, droit. Rien
n’arrête son élan. Fourrés, marigots, arbres, lianes, il brise, écrase, éventre
et défonce tout sur son passage. Malheur à qui le pourchasse, malheur à
lui ! Malheur à qui erre dans les parages où, tour à tour, il broute et rumine !
Qu’il se tienne sur ses gardes, celui-là ! Qu’il invoque la toute-puissante
protection de N’Gakoura ! Et si, par hasard, il lui arrive de tomber sur les
bouses encore fumantes de Bassaragba, au vu de leur énormité, oh ! surtout
qu’il n’aille pas s’écrier : « Iche ! comme c’est gros ! » Ou alors, soufflant,
balourd, grognant, geignard, furieux, le ventre distendu et retentissant des
perpétuelles tempêtes que produit sa digestion, Bassarragba arrive, le
bouscule, le culbute, le fait, en se couchant sur lui, péter comme un bambou
sec, se relève, le piétine et ne s’en va enfin – patala-patala – que lorsque le
cadavre informe n’est plus que bouillie sanglante dont, la nuit venue, les
chacals se partageront les restes.
Aussi mieux vaut, en pareille occurence, se boucher le nez, cracher de
dégoût et dire : « Uffe ! comme ça pue ! » Car ces mots irrévérencieux à
peine prononcés, Bassaragba, le rhinocéros, pris de honte, détale au plus
vite…
Pas de girafes, pas de rhinocéros, qu’importe ! On chasse ce qu’on
trouve. La chasse est le jeu des forts, la lutte de l’homme contre la bête, de
l’adresse contre la brutalité. Elle prépare à la guerre. Prouve qui peut son
habileté, son courage, sa vigueur, son endurance. Œil sûr, pied agile, allure
souple, soutenue, inlassable, sans s’essouffler, sans s’arrêter, sans haleter, il
faut pouvoir courir longtemps, après la bête qu’on a blessée.
Il est facile, avec l’aide des chiens, de capter les lapins, les cibissis et les
hérissons dans les rêts des « bandas » tendus. Les mailles des filets sont
pour eux des pièges irrésistibles.
Mais si on peut, à la rigueur, attraper ainsi certaines espèces d’antilope
de petite taille, impossible de procéder de même lorsqu’il s’agit du bozobo
ou antilope-cheval, du phacochère, des sangliers et des éléphants.
Il faut fatiguer les premiers, les harceler, les forcer, les aculer, essayer de
les faire tomber dans les fosses préparées exprès. Or, justement, c’est acculé
que le bœuf sauvage devient plus que dangereux. Sentant la mort remplacer
peu à peu le sang qui dégoutte de sa blessure, il fait front à l’assaillant et,
tête basse, le charge…
Ainsi devisant, Bissibi’ngui et Batouala, celui-là derrière celui-ci,
cheminaient paisiblement. Djouma les suivait, l’oreille basse.
À tout instant, des m’bis, des n’gapous, des dacpas armés de sagaies, de
flèches et de couteaux de jet se joignaient à eux.
Le chef casqué de plumes, le corps passé au bois rouge et lubrifié d’huile
de ricin, – jour de chasse est jour de fête, – ils allaient en chantant,
accompagnés, pour la plupart, de chiens aussi roux que Djouma et aussi
hargneux que lui.
Il faisait bon. Le vent, un doux vent mou, soufflant de l’endroit où le
soleil se lève à celui où il se couche, ventilait la brousse. Lolo, le soleil,
avait encore un long espace à parcourir avant d’atteindre le milieu du ciel.
Le tam-tam des li’nghas gravissait, en se riant, l’étendue sans route qui
monte vers les villages bleus où il demeure. Les hauteurs du kaga Biga
n’étaient plus, à l’horizon, qu’un point minuscule. On les avait franchies, au
matin.
La belle journée…
La petite troupe se dispersa, à l’intersection des deux sentiers qui
conduisent, l’un au village de Soumana, l’autre aux villages n’gapous
réunis sous l’autorité de Yakidji, ancien vassal de Senoussou.
Chacun ralliait son poste pour y accomplir, en temps utile, la besogne
qu’on lui avait fixée. On est guetteur, rabatteur ou bouteur de feu. Ceux qui
chassent, et chassent vraiment, ceux qui tuent, ceux-là sont en petit nombre.
Donc, certains s’en furent jusqu’à la rivière Dangoua, qui conflue avec la
Goutia pour se jeter dans le Kili’mbi.
C’est là qu’on devait mettre le feu.
Plusieurs autres s’arrêtèrent en deçà de cette rivière, au village du chef
dacpa-yéra Gaoda, sur les bords de la Massaoua’nga. D’autres enfin se
rendirent au lieu d’élection. Il s’étendait entre la rivière Goubadjia et la
rivière Gobo. Batouala et Bissibi’ngui faisaient tous deux partie de cette
dernière bande.
Les provisions furent déballées, les garabos, bourrés de tabac jusqu’à la
gueule, circulèrent, tandis que Djouma et tous ses frères faisaient, à leur
sale manière, plus ample connaissance. Puis on mangea solidement et l’on
but de même. Après quoi, on se mit à parler de choses et d’autres, genoux
au menton et talons collés aux fesses.
— On prétend, disait Batouala, que Bamara, le lion, et Mourou, la
panthère, aiment chacun chasser avec les membres de sa famille. Il est vrai
que Bamara traque souvent, en compagnie de sa femelle, les bêtes dont ils
ont besoin pour faire honneur à leur régime alimentaire. Il est vrai aussi
que, chez les lions, lorsque la femelle a mis bas et allaite ses petits, le mâle
consent volontiers à nourrir tout ce monde.
Mais cette vie familiale ne dure guère. Dès que les lionceaux sont de
force à se débrouiller seuls, bamara père et mère leur font comprendre
combien ils agiraient sagement en les débarrassant de leur présence.
Les jeunes lions, en effet, tout comme les jeunes gens, sont
insupportables. Ils désirent plus qu’ils ne peuvent. Leur faim, semble-t-il,
n’est jamais rassasiée. Or, qui veut avoir doit travailler. Douhout… dout-
dout. Bamara père rugit, roule des yeux terribles, fronce sa courte crinière,
découvre ses crocs et se promène de long en large en se battant les flancs
d’une queue irritée.
Il est encore une autre légende, plus tenace que la première. Certains
croient que les fauves crient lorsqu’ils sont à l’affût. Quelle folie ! C’est
parler sans même réfléchir ! Voyons. Le chasseur qui marche sur les traces
d’une antilope, n’essaie-t-il pas de lui cacher son approche ? Pourquoi
Bamara procéderait-il autrement ? S’il rugissait, les animaux qu’il veut
surprendre seraient avertis ? C’est pour le coup qu’ils décamperaient !
Aussi Bamara ne rugit-il que pour exprimer sa joie quand il vient
d’agripper ou qu’il est en train de dépecer la proie qu’il convoitait.
Douhout !… dout-dout !… Tout va bien. Ma faim est calmée ou ne tardera
pas à l’être. Je me sens heureux. J’ai envie de jouer à poursuivre mon
ombre au soleil. Mon rugissement va terrifier les bœufs sauvages et les
antilopes du voisinage. Douhout !… Que les bêtes sont bêtes ! Depuis le
temps qu’elles connaissent ma voix, quelles sont habituées à l’entendre,
elles ne savent pas encore que c’est lorsque je rugis que je suis le moins à
craindre ?
Là !… Mon honorable ventre est garni. Je suis fort et veux m’amuser.
Montons au sommet de ce kaga. Douhout !… Ah ! que je ris. De l’endroit
où je suis, je découvre toute la région. Et que vois-je ? Je vois, au loin, par
les plaines, détaler des troupeaux de gogouas. Parce qu’ils m’ont entendu
rugir, ils fuient, les innocents ! Il faut que je rie ! Douhout ! dout-dout ! Et
maintenant, cherchons un endroit où il me sera possible de digérer en paix
et au frais…
— Et les gens qui affirment que M’Bala, l’éléphant, ne fonce jamais sur
l’homme, mais qu’il s’enfuit, au contraire, à la détonation des fusils, ne
penses-tu pas qu’ils soient aussi fous que Kosséyéndé, Batouala ? demanda
Bissibi’ngui.
Et pourtant… Il y a de cela plusieurs saisons des pluies, je séjournais à
Kémo. Là vivait, pour lors, un grand chasseur blanc, qui ne chassait que les
M’balas. Il s’appelait Coquelin.
Coquelin était un de ces bondjous comme on en voit peu. Sa stature
atteignait celle des saras ou des n’gamas. Des yeux couleur de beau temps
brillaient en son visage, comme au ciel le soleil. Il portait de longs cheveux,
qui lui tombaient dans le cou, une longue barbe, et sa force était telle, qu’il
aurait pu assommer un gogoua d’un coup de poing.
Nous l’aimions bien. Il vivait comme nous, pauvres bons noirs, et
mangeait de notre cuisine. Pour tout lit, il n’avait qu’un bogbo, comme
nous. C’est sur cette natte allongé qu’il dormait, la nuit. On lui signala, un
matin, un troupeau de M’balas. Ils ravageaient les plantations des villages
gobous situés non loin de Ouadda, en bordure de la Ouah’mbélé, riche en
caïmans.
Il ne prit que deux fusils, confia l’un au meilleur de ses pisteurs, chargea
à deux coups celui qu’il gardait. Et en route !
La chance le favorisa si bien que, le même jour, un peu avant le moment
où le soleil commence à décliner, il releva des traces fraîches et les suivit.
Quel vacarme ! Plus de doute. Ses éléphants étaient là ! Bousculades,
branches brisées, barrissements. On entendait le grondement ininterrompu
de leur digestion. Ils se vautraient dans la boue, s’aspergeaient d’eau. Car
ils avaient fui le soleil sous bois et étaient venus s’installer près d’un
marigot.
Le blanc, accompagné de son pisteur, rampa vers eux, lentement,
lentement. Soudain, il en vit un qui, adossé à un arbre, regardait de son côté,
l’ayant sans doute éventé.
Quelle paire de grosses pointes ! Il le mit en joue et…
Ha ! blessée, la grosse bête était déjà sur lui.
On vit rapidement, en des instants pareils. Si la peur ne vous tue pas de
suite, on ne la ressent qu’après, par réaction, le danger passé.
Le blanc fit un écart pour éviter l’énorme bête, l’évita, prit du champ,
épaula de nouveau son fusil, appuya sur la gâchette… Tac ! Un raté.
Que faire ? Son pisteur ? Disparu, emportant le fusil de rechange ! Fuir ?
Impossible. Il n’a plus qu’à attendre la mort. Et elle vient, la mort. Elle est
là, – dans ces petits yeux vifs, dans cette trompe menaçante, qui bat l’air en
tous sens, dans ces oreilles ouvertes en feuille de ronier, dans ces
barrissements suraigus. Elle est là. Elle…
Que s’est-il passé ensuite ? On ne le saura jamais exactement, puisqu’il
n’y avait plus personne. Certains prétendent que le pauvre bon chasseur
blanc fut projeté en l’air par M’Bala, qui s’en fut crever à quelques jets de
sagaie de sa victime, qu’il laissa inanimée sur le sol, le ventre perforé d’un
coup de défense. D’autres… Toujours est-il que lorsque le blanc aux longs
cheveux reprit ses sens, il était absolument seul, et se sentait si faible, ah ! si
faible…
Il se traîna tant bien que mal jusqu’à la rivière et y lava son affreuse
blessure. Ses tripes dégoulinaient sur son ventre. Il les rentra. Et puis,
comme la nuit venait, il écrivit des signes sur un papier…
Plus tard, par les blancs de là-bas, nous avons su qu’ils signifiaient :
— Je ne reverrai jamais Kémo.
Il se trompait. Il revit Kémo. On l’y ramena en hâte. Il n’avait pas l’air
de trop souffrir. Mais son visage était très pâle et son corps brûlait comme
un brasier. Mais il avait les narines pincées, les lèvres pincées et exsangues.
Il n’avait cependant pas l’air de trop souffrir et ne se plaignait pas. Vite,
on le plaça sur des matelas, ces matelas dans une pirogue, qui le descendit à
Bangui, franchissant de nuit les rapides de Bakou’ndou, si dangereux
pendant la saison des hautes eaux. Or c’était la saison des plus hautes
eaux…
Les doctorros de Bangui firent en vain, pour le soigner, appel à toute leur
sorcellerie. Il n’y avait plus rien à faire. Do’ndorro avait déjà mis son ventre
en pourriture. Il criait, maintenant, le chasseur blanc. Il criait. Son ventre
gonflé ressemblait à une besace pleine de vivres. Chaque nuit, les « Mon
Père » le veillaient, en récitant les incantations qui conjurent le mauvais
sort.
Trop tard. La main de Koliko’mbo s’était appesantie sur lui. Il mourut,
en effet, huit jours après son arrivée à Bangui…
Le soleil flamboya au milieu du ciel. Les merles-métalliques
annoncèrent partout l’événement. Et accourus de l’horizon incolore,
passèrent les trois grandes rafales de vent habituelles qui, chaque jour, à ce
même moment de la journée, emportent, aspirées en de larges tourbillons,
les saletés, les feuilles mortes et la poussière.
Ce vent avait soufflé, de l’endroit où le soleil se lève, pour aller
s’évanouir au lieu où il se couche. Voici qu’il revenait à présent de ce
dernier point, sous forme de brise légère.
Alors, à droite, à gauche, des vallons, des hauteurs, des marigots,
trompes, olifants et tam-tams retentirent, stimulant une tornade démesurée
de clameurs sauvages.
Iaha !Le signal ! le signal ! La chasse commence !
Là-bas, des alentours de la rivière Dangoua, une fumée monte. Mais est-
ce bien de la fumée ?… Oui, oui !
Ténue, au premier moment, presque imperceptible, son jet noirâtre
s’accentue dans le ciel, s’épanouit.
On pouvait entre-choquer le fer des sagaies contre les lames des
couteaux de jet.
Iaha !
XII

Iaha !… Le signal, voilà le signal ! Le feu est en marche, le feu multiple


et brutal, qui réchauffe ou brûle, qui débusque le gibier, détruit les serpents,
effraie les fauves, abat l’orgueil des herbes et des arbres, le feu qui défriche
les terrains propices aux prochaines semailles et, en passant, les abonnit.
Ah ! qui dira le feu ? Qui louera comme il convient, avec les mots exprès
de munificence et d’ardeur, qui louera ce soleil réduit, unique parfois, plus
souvent innombrable, qui luit, nuit et jour, en dépit de la pluie, malgré le
vent ?
Il faut chanter sa clarté mobile, son visage divers, sa chaleur progressive,
douce, insistante, intolérable et secrète.
Gloire au feu !
Le semeur de poussière ferme-t-il vos yeux ? Le feu s’installe auprès du
dormeur, ronronne, l’entoure doucement des filets de sa chaleur et
l’emporte ainsi, délié de tout par la bonne petite mort du sommeil, vers ce
pays de rêves d’où l’on revient à chaque aurore.
La fièvre vous a-t-elle courbatu ? Frissonnez-vous de froid ? Le feu
régularise le cours du sang qui circule dans les cordes bleues de vos bras.
C’est lui qui vous fait transpirer. C’est lui dont la lumineuse caresse
masse vos membres raidis. On pourrait croire, tant elle est douce, qu’elle est
pareille à une huile bienfaisante. Les muscles, peu à peu, en effet,
s’assouplissent, les muscles jouent librement. Fièvre et fatigue
disparaissent. On n’a plus froid. La pluie peut bien tomber dehors. Le feu
est toujours là, qui, par sa fumée, éloigne le vol zézayant des moustiques et,
par son rayonnement, l’humidité.
Êtes-vous seul et triste ? Avez-vous besoin de compagnie ? N’allez pas
plus loin. Il est le bon camarade, l’ami, le ouandja, le confident. De même
qu’il réchauffe les membres, il réchauffe le foie, l’incline aux aveux, les
provoque.
Auprès de lui et par lui, on fait toujours un bon repas de chaleur. Il a le
don, comme tout bon repas, d’apaiser, d’enchanter et de consoler. Tout de
lui incite à l’abandon. Il n’est pas jusqu’au pétillement sec de sa gaieté qui
n’invite aux confidences.
Aussi, qui louera le feu comme il convient ? Surtout, qui chantera sa
belle chanson rouge, lorsque, mué en incendie, – vaste, brusque, énorme,
multiforme, il lance sur la brousse, sur les kagas, à la débandade, ses
peuplades échevelées de flammèches et cette grande immense clameur
confuse, lourde du craquement des arbres qu’il effondre ?
Qui dira la chanson du feu de brousse ? Il est ici et là, et encore là, et là
encore, et plus loin encore. Il ne tient pas en place. Il dévore les solitudes,
en un instant. Il va, d’herbe en herbe, par bonds pétillants. Il se rapproche.
Qui est patient le verra bientôt. Encore un peu de temps, rien qu’un peu de
temps – et l’on entendra son furieux grondement, qui est là-bas, partout où
il y a ces fumées !
Mais… mais ! Où va-t-il ? Ne voilà-t-il pas qu’il prend la direction de la
rivière Pongou et du village de Soumana ?
Hé, Poupou, ami vent ! Poupou, mon ouandja, mon confident, mon frère-
ami, rabats le feu, je t’en prie, sur le village de Gaoda ! Que N’Gakoura
nous soit favorable !…
Aha ! voici qu’il revient. Tout est pour le mieux ! Voici qu’il revient, le
feu, et qu’elles s’accroissent, les fumées. L’air est chargé de l’odeur des
plantes aromatiques. Une dernière fois, affûtons sagaies et couteaux ! Il est
temps !
Le tam-tam des li’nghas ! Que dit-il ?
Des bœufs sauvages… effrayés par le feu, galopent… vers le village de
Nibani… Quoi encore ?… Il y a… dans ce village… rabatteurs… et
bouteurs de feu… Ces derniers… ne tarderont pas à enflamber… la portion
de brousse commise… à leurs soins…
Iaha, iaha ! Le parler des li’nghas est bon parler ! Iaha ! du village de
Nibani, des fumées surgissent – noires !
Que de charognards !… Que de fumées !… On ne voit plus le ciel. Les
fumées et les charognards l’ont voilé. Ils ont aussi voilé le soleil. Il n’y a
plus que la fumée et que les charognards… Abondance de charognards
prouve abondance de gibier. Tiens… Trois d’entre eux, ensemble, piquent
droit vers le sol ? Qu’emportent-ils ? Vive la chasse !…
Toutes ces exclamations s’entre-croisaient parmi un indicible brouhaha
de cris.
L’affluence allait grandissant. La cohue et le tohu-bohu augmentent. Le
ban et l’arrière-ban des villages m’bis étaient là. Porro et Ouorro, capitas de
Batouala, plaisantaient avec leur chef. On remarquait aussi les trois chefs
n’gapous, Yakidji, surnommé Cambassère, Nibani et Yérétou’ngou.
Quant à Bissibi’ngui, il se divertissait aux dépens de Kosséyéndé, le fou.
Pauvre Kosséyéndé ! Comment avait-il pu se traîner jusqu’à la rivière
Gobo, lui qui ne tenait qu’à peine sur ses jambes, à condition de s’appuyer
sur un bâton ?
Pauvre Kosséyéndé ! Koboholo, la maladie du dormir, l’avait décharné
au point qu’il avait l’apparence d’un squelette vivant. Sur son cou maigre,
aux veines bourrelées de ganglions, dodelinait sa grosse tête osseuse. La
maladie, qui avait rendu roux ses cheveux, faisait étinceler ses yeux dans le
trou des orbites. Et il tremblait de tous ses membres, comme si déjà montait
en eux le froid de la mort.
Tout de même, lorsque les mains aux hanches, il essaya de danser, ce
Kosséyéndé, et que ses genoux cliquetèrent l’un contre l’autre, – des rires
s’élevèrent en coup de vent, inextinguibles.
Alors, s’arrêtant, il tira de sa besace deux hérissons de la grosseur du
poing. Un cercle se forma autour des to’ndorrotos. Les petits animaux
s’étaient boulés sur eux-mêmes. Les m’bis et les n’gapous présents firent
tinter leurs sagaies en sourdine, fer à fer et lame à lame, jusqu’à ce qu’ils se
fussent mis à danser doucement, battant du mufle la mesure, au bruit
concerté du métal.

To’ndorroto, to’ndorroto,
Makotarra,
To’ndorroto !

— Ding… ding… clam… clam… résonnait le fer des lames, – clam,


clam, ding, ding.

Toi, hérisson, toi, hérisson


Danse, danse,
Toi, hérisson !

Cependant, poussés par la brise du large, les feux de brousse et la fumée


gagnaient sur la rivière Gobo.
Vent, feux de brousse, fumée, Kosséyéndé s’en moquait, occupé qu’il
était à rire aux larmes de la danse singulière des enfants de To’ndorroto, le
hérisson. Car les bondjous ont beau savoir presque tout, ils ne savent pas
que les to’ndorrotos sont sensibles à la musique et qu’ils dansent, à leur
manière, aussi naturellement qu’un chien, jeté à l’eau, nage.

To’ndorroto, to’ndorroto,
Makotarra,
To’ndorroto !

Clam… clam… ding… ding…


Sous la peau, à force de rire, ses côtes saillaient à éclater. Il riait, riait,
riait. Des hoquets succédèrent au rire. Et, tout à coup, il croula dans l’herbe,
à la renverse, les yeux révulsés, l’écume à la bouche.

To’ndorroio, to’ndorroio,

Debout, tous ! Debout ! Le halètement du feu s’enfle, devient plus


chaud. Ses fumées étouffent. Ouh !
Les fosses à bœufs sont-elles bien dissimulées sous des branchages ?
Oui. Tout est fin prêt. En place, les bons tireurs ! On n’a plus qu’à attendre,
l’œil dur sous les sourcils froncés, et la sagaie au poing.
Des brasillements, des pétillements, des craquements, des détonations,
des cris. Et puis de la cendre, des débris d’herbes et de feuilles brûlées, des
essaims d’abeilles, des vols de petits oiseaux et d’insectes de tous genres :
bousiers, papillons, sauterelles, mouches, cigales. Et puis encore de la
cendre, de la cendre…
Le vent précipite la vitesse du feu. Les flammes deviennent visibles.
Leurs longues et larges langues lèchent les herbes sèches et rêches, qui
pètent.
Une clameur ! Des cibissis. D’autres clameurs ! Des antilopes, des
cochons sauvages, des lapins… Quelle fête ! Quelle joie ! Djouk ! flache !
Deux, trois, cinq sagaies trouent la même bête ! Le sang fume ! Aha ! la
bonne odeur du sang. Et comme elle enfièvre ! Et comme elle enivre !
Des antilopes ! des cibissis ! des porcs-épics ! Tuons ces espèces de
cochons à piquants longs et durs, qui se roulent en boule, comme le
to’ndorroto !
Du sang, du sang, partout !… La chasse est une danse rouge et farouche.
Ba ! Un ouala de plus !…
— Att… attention !…
— Mourou, la panthère !…
— Sauve-qui-peut !…
— Vite, à cet arbre…
— Dans ce fourré…
— Dépêche-toi !…
— Où trouver un abri ?…
— Mourou !…
— Mourou !…
— Sauve-qui-peut !…
Bissibi’ngui n’eut pas le loisir d’entendre ni de réfléchir davantage.
L’aboiement des chiens, les cris de leurs maîtres, les flammes, leur éclat,
leur chaleur, l’ivresse née de la vue du sang et de la violence des
mouvements auxquels lui et ses compagnons venaient de se livrer, tout ce
tumulte de sons, de gestes et de lumière l’avait étourdi.
Juste à ce moment, une massive sagaie bourdonna au-dessus de lui.
Qui l’avait lancée ?
Batouala.
Heureusement pour lui, il venait de se jeter de côté, à plat ventre, afin
d’éviter la panthère qui bondissait dans sa direction.
Lorsqu’il se releva, tout tremblant encore, le fauve disparaissait avec des
feulements furieux. Par contre, là, tout près, Batouala, le mokoundji, râlait,
au milieu d’un attroupement de m’bis et de n’gapous.
Irritée par cette sagaie qu’elle avait vue venir, – et qui ne lui était
pourtant pas destinée, – la panthère, au passage, lui avait ouvert le ventre
d’un coup de patte.
XIII

Batouala râlait doucement. Il en était ainsi depuis quinze sommeils. Du


matin au soir, du soir au matin, il criait ou gémissait, sans fin ni cesse,
allongé sur son bogbo.
Une fièvre continuelle rongeait ses os, battait ses tempes, brûlait son
corps et lui faisait de temps à autre demander :
— À boire !… À boire !…
La boisson absorbée, il ne tardait pas à vomir tout ce qu’il avait bu et,
haletant de douleur, retombait sur sa natte.
Mais, ce jour-là, pas de vomissements, pas de fièvre. Batouala ne criait
plus. Une froide sueur le mouillait. Il bougeait à peine. Au lieu de se
plaindre et de geindre, il parlait, parlait, parlait, ne s’interrompant guère que
lorsque le raclement d’un râle éraillait sa gorge.
Quelques instants encore, une nuit peut-être, tout au plus une nuit et un
jour, et Batouala, le grand mokoundji, ne sera plus qu’un voyageur. Il
partira, les yeux clos à jamais, pour ce noir village qui n’a pas de chemin de
retour. C’est là qu’il rejoindra son « baba », et tous les anciens qui y avaient
précédé ce dernier.
Là, on ne voit plus ni la Pombo, ni la Bamba. On ne découvre plus ni les
hauteurs ni les vallées familières. On n’a plus à mépriser les blancs. On n’a
plus à leur obéir. On ne peut plus se disputer avec tel ou tel, au sujet de
femmes.
Les chants et les danses ne durent pas toujours. Après la saison sèche, la
saison des pluies. L’homme ne vit qu’un instant. La preuve de cette vérité
était là, tangible. C’en était fait de Batouala. Il allait bientôt mourir. Ce
délire tranquille succédant, en fin de journée, à trop d’agitation, c’était, oui,
c’était l’agonie, le « léa-léa ».
Pauvre Batouala ! On l’avait pourtant bien soigné ! Naturellement pas
tout de suite, c’est-à-dire dès après l’accident.
Un blessé est toujours intéressant, surtout quand il s’appelle Batouala.
Mais d’abord Batouala n’avait, somme toute, qu’une blessure insignifiante.
Ensuite, doit-on négliger, pour un blessé, un troupeau de bœufs sauvages
passant à moins d’une portée de sagaie ? On a toujours le temps de
s’occuper du premier. Le second ressemble à la chance. Il faut la saisir
quand elle passe, sinon elle disparaît en coup de vent.
C’est pourquoi on avait laissé mon Batouala à l’ombre d’un arbre, après
l’avoir roulé dans une couverture et placé sous la garde de Djouma, le petit
chien roux. Puis on s’était lancé à la poursuite des bœufs sauvages.
On ne s’intéressa définitivement à son cas que beaucoup plus tard. Il
était vraiment ennuyeux d’être ainsi obligé de rallier la Bamba, au lieu de
rester à goinfrer avec les compagnons. On avait néanmoins couché le blessé
sur une civière de fortune. Quatre hommes, torches de caoutchouc au poing,
ouvraient la marche. Le grésillement de ces torches trouait l’ombre d’une
clarté fumeuse. Suivaient les porteurs de civière, quatre m’bis, et l’arrière-
garde, quatre hommes encore, torches au poing.
Bissibi’ngui et Djouma fermaient le cortège. Quelle lente marche, quelle
lourde marche, quelle lente, sourde et lourde marche ! Parfums nocturnes,
lucioles, bruits d’ailes, rosée, feux mettant longtemps à s’éteindre, à droite,
à gauche, on voyait, on entendait, on devinait, on traversait tout cela.
Et un silence !…
De distance en distance, l’un des groupes de porteurs de torches relayait
les porteurs de civière. Tous étaient également taciturnes. Il ne fallait aller
ni trop vite ni trop lentement. Il ne fallait ni trébucher ni faire de
mouvements brusques. Le moindre heurt, et Batouala hurlait comme un
phacochère que l’on saigne. Si N’Gakoura n’entendait rien, c’est qu’il y
mettait de la complaisance ou que sa surdité était sans remède.
Ils avaient longé la Goubadjia, franchi la chaîne de mamelons qui
surplombe la Baïdou, escaladé le massif du kaga Biga, dont le ventre
renferme des cailloux d’un violet transparent, que certains blancs disent
précieux. Ils avaient atteint les villages de Debalé où coulent les eaux
fraîches du Kavala…
Là, repos. Le temps de manger et de boire. Et, de nouveau, en route !
Une rivière : la Bouapata. Plus loin, dans la direction de Grimari, à main
droite, une autre rivière : la Yako’mba. Puis, coup sur coup, le Yako, et son
affluent, la Talé’mbé. Un dernier marigot : le Patakala.
Après, ce sont les terrains où furent plantés du mil, du maïs, du sésame,
des haricots, des arachides, des go’mbos, des patates, des…
Halte ! On est devant la case du mokoundji.
Tu es devant ta case, Batouala…

*
Les blancs ont leurs doctorros, les nègres leurs sorciers. Soyez sûrs qu’ils
se ressemblent et que ceux-ci valent bien ceux-là. Il y a de bons doctorros et
de mauvais sorciers. Il y a de bons sorciers et de mauvais doctorros. Mais
quoi qu’il arrive, on doit exécuter avant tous autres les ordres du sorcier.
Aussi, en exécution de l’ordonnance du sorcier, avait-on disposé en
premier, devant la case de Batouala, une manière de petite claie à claire-
voie, puis les gris-gris efficaces, les sachets aromatiques, les amulettes
souveraines contre le mauvais œil, et enfin les sonnailles et les clochettes
qui terrorisent les malins esprits et les chassent.
Les esprits malins ayant tardé malgré cela à disparaître, des vocératrices
et des joueurs de « go’nga » vinrent veiller Batouala.
Hélas ! on eut beau faire retentir sa case des cris et des tam-tams les plus
affreux, la maladie restait maîtresse. Un génie méchant torturait son corps
amaigri. Plus n’était la peine de lui serrer fortement le ventre d’une corde !
Do’ndorro avait déjà outrepassé la limite qu’on avait voulu lui assigner de
la sorte.
D’ailleurs, de jour en jour davantage, ce ventre étalait sa pourriture. Les
mouches à charogne, de grosses voumas bleues, vertes et noires,
bombillaient sur la plaie tuméfiée et suintante qu’il leur offrait et s’y
gobergeaient de sérosités.
Rien n’avait pu vaincre les sortilèges de Do’ndorro, ni les nettoyages à
l’eau froide ou chaude, ni les exorcismes, ni l’application de certaines
herbes cicatrisantes macérées dans du crachat, ni les cataplasmes de bouse
de vache, ni la cautérisation au fer rouge.
Djouma lui-même, écœuré par la puanteur qu’elle dispersait, avait
renoncé à aller lécher de temps à autre la plaie de son maître.
Il avait rempli tous ses devoirs de chien. Que pouvait-il faire encore,
puisqu’il n’y avait plus rien à faire ?
En désespoir de cause, on s’en fut consulter le commandant. Ce dernier
s’était montré d’une amabilité charmante. Aux conseils demandés, il avait
répondu, sur un ton enjoué, que Batouala pouvait bien crever, et tous les
m’bis avec lui.
On avait renoncé alors aux incantations, aux exorcismes, aux amulettes.
On avait renoncé aux sachets d’aromates, aux médicaments du sorcier, aux
gris-gris d’usage. Disparus, les joueurs de go’nga ! Parties, les
vocératrices ! Batouala pouvait mourir. On mettait, en attendant, ses biens
au pillage.
Sois heureux, Batouala ! Ton agonie n’est pas inutile. Elle rend la
mémoire à un tas de gens à qui tu devais un tas de choses, que tu ne te
rappelais plus.
On a réparti le mil de tes greniers, razzié tes troupeaux, volé tes armes.
C’est tout juste si on ne t’a pas encore volé tes femmes. Mais rassure-toi.
Leur sort est fixé. Elles sont depuis longtemps retenues. Toutes ont déjà
trouvé preneurs.
Doucement, Batouala râlait. De quoi rêvait-il ? Rêvait-il, seulement ?
Savait-il que, ce soir-là, il n’y avait presque plus personne auprès de lui,
dans sa case ?
Non, il ne pouvait savoir, puisqu’il délirait et râlait, que Djouma,
Yassigui’ndja et Bissibi’ngui exceptés, tout le monde l’avait abandonné à
son sort, même ses capitas, même ses proches, même ses femmes et les
enfants qu’il leur avait faits.
Il ignorait donc que Bissibi’ngui et Yassigni’ndja étaient là, dans sa case,
séparés l’un de l’autre par le feu qui ne parvenait plus à le réchauffer. Il
ignorait que Djouma, le petit chien roux, ronflait comme d’habitude, tête à
cul sur les paniers à caoutchouc, tout au fond de sa case. Et il n’entendit
même pas, Bissibi’ngui ayant violemment attiré Yassigui’ndja dans ses
bras, il n’entendit même pas les cabris chevroter, ni les canards faire pcha-
pchapcha, pcha-pchapcha, le cou tendu curieusement dans la direction de ce
bruit qui ne laissait pas de leur paraître insolite.
Il délirait…
Une fois de plus, dans son délire, il dit tout ce qu’il avait à rèprocher aux
blancs, – mensonge, cruauté, manque de logique, hypocrisie.
Il ajouta, en son marmonnement perpétuel, qu’il n’y avait ni bandas ni
mandjias, ni blancs ni nègres ; – qu’il n’y avait que des hommes – et que
tous les hommes étaient frères.
Une courte pause, et il reprit son soliloque incohérent. Il ne fallait ni
battre son voisin, ni voler. Guerre et sauvagerie étaient tout un. Or ne voilà-
t-il pas qu’on forçait les nègres à participer à la sauvagerie des blancs, à
aller se faire tuer pour eux, en des palabres lointaines ! Et ceux qui
protestaient, on leur passait la corde au cou, on les chicottait, on les jetait en
prison !
Marche, sale nègre ! Marche, et crève !…
Un long silence.
Djouma vint flairer son maître – Qu’avait-il donc senti, Djouma ? Qui
donc avait pu l’avertir que le dénouement approchait ? Pourquoi s’était-il
ainsi brusquement dérangé ? Avait-il voulu entendre de plus près la voix de
celui qu’il regrettait peut-être en son âme obscure ? Le vieil instinct avait-il
tressailli en lui, qui pousse les bêtes, lorsque l’une d’elles est sur le point de
mourir, à faire trêve à toute querelle et à écarter sans bruit, d’un mufle
anxieux, les herbes, dans la direction où, supposent-elles, se tient
l’insaisissable ? On ne sait. Toujours est-il qu’un moment après, d’un air
grognon, il fut s’accroupir, le museau allongé sur les pattes de devant, et
l’échine au feu.
Yassigui’ndja et Bissibi’ngui avaient regardé Batouala, en hochant la
tête.
— Kouzou ? demanda-t-elle. Est-il mort ?
— Non. Pas encore, répondit-il.
Ils s’étaient compris et se sourirent. Seuls au monde, et maîtres de leur
destin, rien ne pouvait dorénavant les empêcher d’être l’un à l’autre.
Batouala, les narines pincées, hoquetait.
Douceur de vivre, instant de tous le plus merveilleux. Bissibi’ngui
s’approcha de Yassigui’ndja, l’embrassa et, la ployant consentante sous
l’étreinte de son désir, prit possession de sa chair profonde…
Batouala, il est bien inutile que tu t’obstines davantage à ne pas vouloir
mourir. Vois-tu, eux seuls existent. Ils t’ont déjà supprimé. Tu ne comptes
plus pour eux.
Mais pourquoi cessent-ils, tes hoquets, pendant qu’ils pétrissent à grand
ahan la pâte du désir ? Aha !… Et tes yeux qui s’ouvrent, tes yeux qui se
sont ouverts, et toi, toi qui, hors de tes couvertures, hideux de maigreur, te
lèves !
Ah, Batouala !… Tu avances, en titubant, les bras tendus, comme un
enfant qui s’apprend à marcher ! Où vas-tu ? Vers Bissibi’ngui et
Yassigui’ndja ? Tu seras donc jaloux jusqu’au dernier soupir ? Ne pourrais-
tu pas les laisser tranquilles, Batouala, puisque tu vas mourir et qu’ils font
œuvre de chair ?
Ils ne se rappellent plus où ils sont ! Ils ne te voient pas ou, plutôt, ils ne
t’ont pas encore vu. Ils…
Voilà ton œuvre…
Heureux, hein ?… Heureux, n’est-ce pas ? de ce que, désunis, ils se
soient plaqués contre le mur, les membres et les dents claquant de terreur ?
Et toi, ha ! N’Gakoura, achevé par l’imprudent effort que tu viens de
faire, tué par toi-même, d’une seule pièce, tu as chu sur le sol, pesamment,
comme un grand arbre tombe…
À ce bruit, les canards gloussent, les poules caquettent et les cabris
courent en tous sens. Par habitude, Djouma grommelle sans ouvrir les yeux.
Et les termites, longtemps, longtemps, emplissent leurs galeries de terre
brune d’un frottement qui se prolonge.
Mais déjà Yassigui’ndja et Bissibi’ngui se sont enfuis dans la nuit…
Peu à peu les rumeurs s’apaisent. Le sommeil gagne les animaux. Il n’y a
plus que le silence qui te veille, Batouala, et que la solitude. La grande nuit
est sur toi. Dors…
Dors…

FIN
YOUMBA, la MANGOUSTE
Dédicace Youmba

À MA FEMME
Chapitre I

Souterrains, précipités, colériques, des cris s’élevèrent ;


— Kikiki ! Kikikikiki ! Kiki ! Kikikirikikikiki !
— Qu’est-ce que cela peut bien être ? demandèrent, suspendant leurs
piaillis ou leurs trilles, quatre ou cinq volées de mange-mil.
— Heuheu ! Honhon ! hoquetèrent les cynocéphales, honhon !
heuheuheuheu ! ça – clignant d’un air entendu leurs yeux sourcilleux, ils se
grattèrent le crâne et les aisselles comme seuls les singes savent le faire –
ça, ce n’est rien que Youmba, la mangouste, qui se réveille.
— Ce n’est rien que Youmba, la mangouste, qui se réveille ! sifflèrent,
crispés d’indignation, les serpents de ce coin de la Ouahmbélé. Ces bavards
de singes à gueule de chien en ont de bien bonnes ! Rien que Youmba, la
mangouste, qui se réveille ! Que les fourmis rouges dévorent ces culs pelés
de malheur ! Ils parleraient de Youmba autrement s’ils la connaissaient
comme nous la connaissons. Désormais, impossible de nous la couler
douce. Il ne nous reste plus qu’à déserter ces parages. La mort soit sur elle
et sur sa descendance ! Voilà, quant à nous, ce que nous lui souhaitons,
avant de mettre le large entre nous et elle.
Ils n’ajoutèrent mot, mais s’empressèrent de s’égailler dans toutes les
directions, en proie à ces coliques incoercibles qui font les serpents se
contorsionner sous les herbes que froisse leur fuite.
Rien qu’à ouïr les venimeuses insinuations des serpents, vers
monstrueux qui sont doués de mauvais œil et muent périodiquement de
peau, les petits-neveux de Bacouya, le cynocéphale, sautant de branche en
branche, d’un arbre à l’autre, à légèreté de pattes, avaient déjà préféré
décamper au plus vite, plutôt que de continuer à prodiguer à la ronde leurs
grimaces et leurs mômeries habituelles.
Ils avaient pourtant dit vrai. Les « kikikiki » entendus signifiaient – et les
rats, les souris, les serpents, les oiseaux et les petits oiseaux qui gîtaient aux
environs savaient là-dessus à quoi s’en tenir – que Youmba, la mangouste,
après avoir dormi son content, se préparait à faire des siennes.
Mais l’humour des serpents, humour glacé et glaçant, jouit du singulier
privilège de déplaire à la fois aux animaux et aux hommes. De là que les
cynocéphales avaient cru bon de s’éloigner d’un lieu que la présence des
tout en long ne pouvait que rendre malsain.
Youmba sortit, sur ces entrefaites, du trou où elle s’était réfugiée la veille
à la hâte, commença à fureter de tous côtés, puis renifla l’air avec soin.
Enfin, rassurée, elle se tut, et ne se préoccupa plus que de sa toilette.
Vieille de six saisons sèches, d’autant de saisons de pluies, elle respirait,
de son museau fouineur à l’extrémité de sa queue dont la houppe de poils
noirs terminale se dilatait sous l’empire de l’orgueil ou sous celui de la
colère, toute la ruse, toute l’irritabilité et toute la curiosité de sa race.
Avide et tenace, elle était de surcroît, bien qu’elle dépassât de la taille un
gros chat, agile à l’extrême et d’une souplesse peu commune. Bref, ne
craignant rien ni personne, elle voyait rouge facilement, prenait un plaisir
manifeste à chercher des rognes à qui ne demandait qu’à vivre en paix avec
elle et se conduisait partout avec un désinvolte qui touchait à l’insolence.
Cependant, l’infini, comme si sa longueur se fût peu à peu intégrée dans
sa largeur, paraissait peu à peu se reculer, s’amplifier, s’épanouir, tandis que
l’haleine du crépuscule brassait et rebroussait la brousse avec douceur,
transformant d’un mouvement insensible combes, marigots, vallées,
galeries forestières, terrains de chasse, boqueteaux et plateaux de latérite en
touffes d’ombres et en masses obscures.
Le chant gras d’un crapaud monta alors des bords de la Ouahmbélé dont
les méandres gavés de nuit n’exhalaient que vagissements et murmures. Il
n’en fallut pas davantage aux crapauds du cru pour s’en donner à
coassements que veux-tu, au clair de lune.
Car, la lune, – elle est, avec la pluie, la seule grande amie des crapauds, –
mettant à profit le laps de temps qui s’écoule entre l’intrusion du crépuscule
et l’établissement de la nuit, avait, comme elle a toujours accoutumé de le
faire, parcouru sans bruit la brousse d’en haut, semant sur son passage des
grains d’étoiles à la volée.
Et voici qu’elle resplendissait maintenant au fond du ciel. Et voici que
ses grains avaient germé dans les plantations de la nuit. Et voici que
fleurissant à profusion, ces plantes merveilleuses s’embrasaient les unes
après les autres et brûlaient sans se consumer.
— Les sales bêtes, que ces crapauds ! grommela Youmba. Faire leur
repas des mouches, des fourmis et des bestioles qui passent à portée de leur
langue bifide ou dormir, pendant des lunes, sous la même pierre – je crois
qu’il n’y a que ça qui les intéresse. Ça, leurs chants et la pluie.
À ces mots, elle fit bouffer sa queue en panache et lui imprima un
gracieux petit mouvement de va-et-vient.
— Chanter la pluie, poursuivit-elle, passe encore, puisque – drôle d’idée,
du reste ! – certains de leurs parents ou alliés considèrent l’eau comme leur
domaine, et, ma foi, n’y vivent pas plus mal que n’y vit Mouroungou, la
loutre.
Donc, qu’ils célèbrent la pluie tout leur saoul, rien à dire. Ceci admis, à
quoi peut bien leur servir de chanter, comme ils le font, à gorge déployée,
ces tremblants petits feux blancs – sans doute des lucioles – qu’on allume
de tous côtés, chaque fois que îe temps s’y prête, en ces villages si haut
construits, que je désespère de jamais découvrir le chemin qui y mène.
Sur ce, humant de nouveau le vent, d’un air circonspect :
— Kik ! fit-elle – kik ! dans la langue des mangoustes est une
interjection qu’on peut, en la circonstance, traduire par : peuh ! – kik ! ce
n’est pas d’aujourd’hui que je trouve que le cri de ces amphibies casse
inutilement, chaque soir, le silence en morceaux. Et d’abord, n’est-ce pas
une erreur que de considérer comme un chant le cri qu’ils dégorgent à
propos de tout et de rien, ce cri monotone qui ressemble d’ailleurs moins à
un cri qu’à une succession de vomissements inachevés ? En tout cas, mes
bons amis les serpents feraient vraiment œuvre pie, s’ils parvenaient un jour
à purger la brousse de ces méchants mangeurs de moucherons.
Je voudrais… Mais que faire, surtout ce soir ? Pas besoin de se creuser la
tête pour chercher le motif de leur enthousiasme. Comme il leur en faut peu,
tout de même ! Hein ! est-ce que je me réjouis, moi, par exemple, quand je
vois, là-haut, surgir, blanche et lumineuse, cette espèce d’énorme courge qui
semble avoir le don de provoquer leur jubilation ? En voilà une affaire ! On
croirait pourtant, à entendre ces crétins, qu’on est en présence de quelque
chose d’extraordinaire. Il est vrai que les hommes…
Elle sursauta tout à coup, comme elle sursautait chaque fois qu’elle
rencontrait un serpent à l’improviste. Il lui avait suffi de penser aux
hommes pour se rappeler ses déboires de la veille. Il est vrai qu’on ne rompt
pas comme on veut avec ses souvenirs. Certains d’entre eux ont une telle
force, qu’ils vous harcèlent, vous fouaillent, se collent à vous comme des
tiques, ne vous quittent plus un instant, font défiler à tout moment, sous les
yeux secrets que tout être vivant porte en soi, les images méritant de rester
figées dans la mémoire, à titre d’avertissement ou de leçon.
Les hommes pouvaient se flatter d’avoir eu raison de sa candeur. Elle
croyait pourtant bien connaître leur fort et leur faible, leurs qualités et leurs
travers ! Il y avait tant de jours et tant de lunes qu’elle se mêlait à leurs
travaux domestiques, à leurs jeux, à leurs palabres, tant de lunes et tant de
jours qu’elle les suivait à la trace et vivait à leur ombre !
Leur village, qui portait le nom de Djouma, était le sien. Ils l’avaient
adoptée. Elle leur avait rendu la pareille en les adoptant à son tour. Elle
avait adopté aussi, du même coup, leurs chiens et leurs poules, leurs canards
et leurs cabris.
Elle pouvait errer partout à sa guise. Personne ne songeait à lui faire le
moindre mal. On la considérait comme tabou. Les enfants eux-mêmes lui
témoignaient un respect qu’elle trouvait d’ailleurs tout naturel. Il est vrai
qu’on ne découvrira pas de sitôt quelque chose qui puisse étonner une
mangouste.
Or, Youmba était de ces mangoustes dont le courage égale l’assurance.
Elle allait, par conséquent, tout droit dans la vie, mangeant les petits
oiseaux et les œufs pour se nourrir, les serpents pour les détruire. Et c’est
pénétrée de l’importance de son utilité sociale, qu’elle avait fini par
s’installer dans une des cases du village de Djouma et par y installer sa
petite famille.
La case en question appartenait à un certain Bissi’ngalé. Elle était fraîche
en saison sèche, tiède en saison des pluies. C’est de là qu’elle partait, suivie
ou non des siens, pour procéder, quand bon lui semblait, aux expéditions
punitives et aux opérations de police dont les mangoustes se transmettent le
secret de génération en génération, c’est là quelle venait se terrer en cas
d’alerte.
La vie en commun ne va jamais sans privautés. Celles que Bissi’ngalé se
permettait avec elle n’étaient pas pour lui déplaire. Elle lui savait, au
contraire, un gré infini de ce qu’il fût toujours aux petits soins pour elle. Et
elle ne tarda guère à lui prouver sa gratitude, en le débarrassant à jamais des
rats, souris et serpents qui poussaient l’audace jusqu’à s’aventurer dans son
logis.
Elle frissonna soudain jusqu’aux moelles. Quelle nuit, la nuit
précédente ! Elle dormait au milieu des siens, du sommeil de l’innocence,
tout au fond de la case de son ami Bissi’ngalé. Doddro, la perdrix, qui
chante toujours bien avant que le coq ne songe à le faire, Doddro n’avait
pas encore chanté.
Dormait-elle vraiment ? Bien fin qui eût pu l’affirmer. À son avis, elle
baignait plutôt dans cet état de torpeur qui participe de la veille et du
sommeil et se tient à mi-chemin de la lucidité et de l’absence.
Mais son engourdissement n’était pas tel qu’il l’empêchât de saisir tout
ce qui se produisait dans la case et dans la brousse qui l’enclavait. Rien
n’échappait à ses oreilles : ni le ronflement de Bissi’ngalé ; ni le sibilement
des lézards margouillats nichés sous le chaume grouillant de termites ; ni le
zonzon des moustiques en quête de chair fraîche et de sang chaud ; ni la
douce chanson d’eau, tantôt proche, tantôt lointaine, de la sinueuse
Ouahmbélé, polissant et repolissant les galets de son lit ou pourléchant ses
rives fourrées de brousse ; ni le murmure que le vent, truchement de l’infini,
susurre aux herbes lourdes de rosée ou chuchote en cachette aux arbres, qui
jasent du matin au soir en s’éventant de leurs feuilles ; ni le coassement des
crapauds, ni le crissement des cigales ; ni le cri des rapaces nocturnes épiant
les ténèbres ; ni cette grande rumeur odorante et opiniâtre, frémissante et
mystérieuse, cette immense rumeur unanime, qui semble sourdre, la nuit,
des vivantes profondeurs de la terre, et qui est peut-être l’indicatif d’appel
des végétaux en voie de germination, à moins qu’elle ne soit celui
qu’emploient les morts immémoriaux pour se faire entendre de la brousse,
qui les a nourris quelques jours et qu’ils nourrissent maintenant pour
l’éternité.
Youmba distinguait à merveille les uns des autres les bruits qu’elle
recevait en bloc. Elle les enregistrait, en quelque sorte, assignant à chacun
sa place exacte et sa signification précise. Elle n’avait en cela nul mérite.
Comment eût-elle pu se tromper touchant leur identité ? N’était-ce pas eux
qui l’avaient rompue à leur vie innombrable, tout ensemble individuelle et
cohérente ? Elle avait été élevée par eux, formée par eux. Elle les sentait
battre dans chaque pulsation de son cœur. Le sachant, elle conformait
d’instinct ses moindres comportements aux multiples indications qu’ils lui
prodiguaient à chaque instant.
Donc, le jour ne songeait pas encore à lover ses anneaux autour de la
nuit, encore moins à se mettre en devoir de la déglutir, en s’y reprenant à
plusieurs fois, à l’instar de Bokorro, le serpent python, qui n’ingère que
progressivement, et à grand ahan, après l’avoir enduite de bave visqueuse
comme glu, la proie dont il va faire son ordinaire.
Attention ! Quelque chose vient de craquer. Ce n’est peut-être rien. Il se
peut aussi que ce soit un danger en marche. Dans un cas comme dans
l’autre, le mieux est de se tenir sur ses gardes.
Que penser maintenant de ce bruit qui court parmi les herbes mouillées ?
Peuh ! ce n’est qu’un phacochère. Que vient chercher par ici ce porteur de
boutoirs au groin verruqueux ? Il ferait bien mieux d’aller vermiller ailleurs.
La brousse de Djouma ne vaut absolument rien pour sa santé.
Tels avaient été quelques-uns de ses réflexes mentaux au cours de la nuit.
Vint toutefois un moment où elle comprit, qu’une agitation insolite gagnait
de proche en proche. Plus de doute à ce sujet. D’où provenait cette obscure
animation ? Qui pouvait déranger ainsi les oiseaux nocturnes dans
l’exercice de leur profession ? On les entendait huer, frouer ou chuinter sans
arrêt, de tous côtés à la fois. Et voici que les fauves donnaient à leur tour !
Pourquoi donc les protèles prenaient-ils le large avec une précipitation
qu’expliquaient mal les hognements de fureur de leur couardise ? Grâce à
leurs ricanements, rien n’était plus facile que de suivre leur retraite. Or il
n’était pas exagéré de prétendre qu’ils l’opéraient ventre à terre, comme si
se fussent collées à leurs trousses ces bêtes implacables et voraces que sont
les chiens sauvages.
Youmba a beau prêter l’oreille, humer les ténèbres : plus trace de
protèles ni de leurs sarcasmes. La brousse semble les avoir avalés en moins
de rien. Par contre, là, tout près, – mais qu’a-t-elle donc, elle aussi ? –
Mourou, la panthère, pousse, mâchonnant des menaces, deux ou trois
feulements sourds, traverse en quelques bonds les plantations du village et
s’esquive sans demander son resté, à l’exemple des protèles.
Son feulement s’amenuise, est sur le point de… Que signifie, à présent,
l’humide odeur humaine qui tranche soudain sur les mille parfums mouillés
de la nuit, ainsi que sur les relents propres au village de Djouma et à sa
brousse ?
Il est des moments, dans la vie, où il faut suivre son nez où il a envie de
vous conduire. Le monde ne révèle en général ses secrets qu’aux
chercheurs. Toute connaissance se fonde peu ou prou sur la curiosité. Celle-
ci constitue par ailleurs, en bien des cas, un des plus sûrs moyens de
défense préventive dont on puisse disposer. Chercher à voir, c’est chercher à
savoir, et, dans une certaine mesure, à prévoir.
Les faits allaient prouver une fois de plus à Youmba l’évidence d’une
nécessité qui était bien la seule règle de conduite à laquelle elle se fût
toujours pliée de son plein gré.
Quelque chose de suspect se tramait. Elle en avait la conviction. Il fallait
qu’elle en eût le cœur net. Que faire ? Le mieux était de partir aux
nouvelles. Entre penser et agir, il n’y a qu’un pas, quand on le veut. En
avant donc ! La voici dehors. Elle fouille la nuit des yeux et l’interroge du
museau. Rien. Mue par son pressentiment, elle s’aventure plus loin, encore
plus loin, toujours plus loin. Elle est maintenant à cinq brasses de la case de
Bissi’ngalé, puis à sept, puis à huit. Alors, brusques, silencieux, rapides,
l’air cruel, des hommes surgissent de brousse et se ruent, coiffés de plumes,
brandissant des torches, armés de couteaux de jet, d’arcs, de sagaies et de
boucliers, sur le village de Djouma.
Ce n’est qu’en atteignant ses premières cases, qu’ils poussent ces
horribles cris que les hommes ont l’habitude de pousser dans les battues au
feu. Cela lui avait suffi pour ne pas vouloir voir plus avant. Et plongeant
tête baissée dans les hautes herbes, elle avait laissé les envahisseurs
s’expliquer en toute cordialité avec ses anciens amis.
Les affaires des hommes sont les affaires des hommes. On croit qu’ils
s’aiment les uns les autres. C’est tout juste s’ils parviennent à se supporter.
S’entre-détruire est même leur principale occupation. Ils y dépensent tout
leur savoir, c’est-à-dire toute leur fourberie. Elle en savait quelque chose,
pour les avoir vus souvent se battre, en particulier après boire. Mais c’était
bien la première fois qu’il lui arrivait d’assister à une échauffourée du genre
de celle dont on venait de lui donner le spectacle. Il était donc tout naturel
qu’elle se fût refusée à se mêler à ce qui ne la regardait point. Bien lui en
avait pris, sans doute. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne restait maintenant, de ce
qu’on appelait hier encore le village de Djouma, que des moignons de
greniers sur pilotis, des carcasses de cases plus ou moins consumées et des
cadavres éventrés dont les hyènes, les larves et les fourmis avaient déjà
commencé à se disputer les restes.
Ah ! les scènes de la veille, quelle abomination. Jamais elle n’aurait cru
qu’on pût aller si loin dans l’horreur. Certes, en admettant la lutte, elle
admettait le meurtre. Le meurtre, consécration de la force triomphante, est
le nécessaire aboutissant de la lutte. Le pardon est vertu de faible. Lutter,
c’est vivre en force. Tant qu’on lutte, on vit. Le meurtre ne pouvait par
conséquent la surprendre, elle dont la vie n’était que lutte sans merci contre
les serpents et contre les animaux petits et grands qu’elle considérait à tort
ou à raison comme les ennemis de sa race.
Mais le meurtre en série, ça, non ! Elle ne voulait pour rien au monde de
ce divertissement d’où l’homme paraissait tirer tant de plaisir. Ce n’était ni
beau, ni propre, ni utile. Pour comble, il y avait le feu. Et le feu lui inspirait
une frayeur panique, que partageait d’ailleurs – des éléphants aux serpents,
en passant par les bœufs sauvages et les charognards, les cynocéphales et
les panthères, les antilopes et les rats – tout ce qui court, vole ou rampe dans
la brousse.
En tout cas, l’engagement de la veille s’était bien mal terminé pour les
gens du village de Djouma. Plus trace de Bissi’ngalé ni de la femme de
Bissi’ngalé, la grosse Iassima, ni des enfants que Iassima avait donnés à
Bissi’ngalé.
Peut-être avaient-ils eu le temps de s’éclipser. La chose se pouvait,
encore qu’elle ne l’intéressât, au fond, que modérément. Un homme de
perdu, dix de retrouvés. Le malheur était qu’elle avait perdu en même
temps sa femelle, et les petits que sa femelle élevait selon les plus pures
traditions de la race mangouste. L’incendie, ouvrant sa gueule ardente, avait
dû les dévorer tous. C’était bien là sa chance ! Pouvait-on rêver sort plus
pitoyable que le sien ! La vie est tout de même injuste. Avoir tant peiné en
pure perte ! Ce n’est pas tous les jours qu’on trouve des mangoustes traitant
de pair à compagnon avec l’homme ! C’est pourtant ainsi qu’elle vivait
avec Bissi’ngalé. Mais pareils à une tornade ayant des torches pour éclairs,
des hommes drapés de nuit avaient tout à coup balayé son bonheur. Il est
des habitudes dont on ne se débarrasse plus quand on les a. La présence
d’une compagne était depuis longtemps nécessaire à son bien-être animal.
Et voilà qu’un destin néfaste lui enlevait brusquement celle qui était
devenue comme son ombre ! Lui serait-il donné de rencontrer jamais sa
semblable ? On verrait plus tard. L’essentiel, pour l’instant, était de faire
front à l’adversité et de tâcher à l’abattre.
D’ordinaire, les mangoustes n’ont que faire des dissociations d’idées.
Youmba en était là des siennes, lorsqu’un vacarme, qui eût troublé tout
autre qu’elle, mit sens dessus dessous les plantations de manioc attenant
aux ruines du village de Djouma.
— Kikikikirikiki ! fit aussitôt Youmba, qui ne se tenait déjà plus de
curiosité. Que signifie ce tumulte ? Du tumulte, ça ! Non, c’est plutôt,
c’est… Par la poche de musc que je porte à mon séant, il faut que, toutes
affaires cessantes, j’aille me rendre compte par moi-même de ce qui se
passe. Car je sens qu’on va avoir besoin de mes lumières.
Elle demeura toutefois un moment aux écoutes, se demandant en aparté
quels pouvaient bien être les belligérants qui s’expliquaient si rudement au
clair de lune.
— Je ne sais si j’ai la berlue, reprit-elle au bout d’un moment. Mais – me
morde ma vieille amie la vipère si je me trompe ! – sauf erreur de ma part,
je gage qu’il y a actuellement grande palabre entre Mourou, la panthère, et
les petits-neveux de Bacouya, le singe à gueule de chien. Et le plus
surprenant en l’affaire, c’est que la bête tachetée semble loin d’avoir
l’avantage dans la querelle qui l’oppose à la tribu des culs pelés.
Kikikikiriki !… Il s’en faut même de beaucoup.
Par ma longue queue en panache et par le groin de Béngué, le
phacochère, je donnerais volontiers quatre œufs de poule et le cadavre
d’une souris pour connaître l’incident qui a pu mettre ces contrefaçons
d’homme en pareil état d’exaspération.
C’est bien – à ma connaissance – la première fois qu’ils se montrent
aussi courageux. La vaillance, en effet, n’est pas leur fort. On les renomme
au contraire pour leur cacade. Le fait est qu’au moindre émoi ils défèquent
avec la facilité et la fréquence que la petite bête rousse qui fait ouah-ouah –
et dont les oreilles sont si pointues – apporte à lever la patte sur les mille
objets de rencontre auxquels elle tient à exprimer le particulier intérêt que
leur témoigne sa vessie.
Youmba trottinait, en soliloquant de la sorte, dans la direction de la
bataille. Celle-ci ne cessait de croître en furie. Les singes au derrière rouge
avaient perdu toute mesure. On sentait qu’ils voulaient la peau de leur
agresseur et que, pour l’avoir, ils avaient fait le sacrifice de la leur.
Elle arriva enfin à hauteur de la plantation où se livrait le combat. Ce
qu’elle vit la glaça. Un clan de singes à gueule de chien s’acharnait après
Mourou, la panthère. De vrai, elle avait mis à mal une poignée d’entre eux,
qui agonisaient çà et là, sur le sol. Mais le reste du clan, l’ayant cernée, la
serrait de près.
L’exaspération des femelles fut pour Youmba un trait de lumière. Elles
excitaient leurs mâles, qui rauquant de rage, se ruaient de tous côtés à la
fois sur Mourou dont la situation était vraiment désespérée.
On n’avait pas non plus idée de pousser la gloutonnerie jusqu’à la
bêtise ! En effet, si Mourou ne savait plus maintenant où donner des griffes
et des crocs, c’est qu’elle avait contrevenu à l’une des lois fondamentales de
la brousse. Cette loi dit que les serpents sont pour les mangoustes et les
singes pour Bokorro, le serpent python.
Faute plus grave encore : au lieu de jeter son dévolu sur le chef de ce
clan de singes, elle avait préféré s’en prendre à l’un des arrière-petits-fils de
Bacouya, à l’une de ces réductions de singe qui fleurent encore le lait et la
mamelle.
Agir ainsi touchait tout simplement à la démence. Mieux eût valu, pour
elle, choir dans une colonne de fourmis rouges ou aller chanter pouilles à un
nid de mouches maçonnes ! À preuve l’aubade qu’on était en train de lui
donner. Évidemment, la mort planait sur elle, comme plane sur la brousse
Doppélé, le charognard au cou pelé, avant de fondre sur la proie qu’il a
aperçue.
Mais qu’elle était belle à voir ! Elle ne pouvait échapper à cette presse
que par miracle ! Sa défense commençait, du reste, à faiblir à vue d’œil.
Son sang giclait de vingt blessures. On la devinait à bout de souffle. Elle
haletait de fatigue. Il lui fallait pourtant sortir de là, tenter un suprême
effort. Son salut était peut-être à ce prix.
Le temps pressait. Elle ramassa ses forces, secoua son mufle, d’un air
hideux, fonça sur ses adversaires, en éventra quatre ou cinq, fit, en une
virevolte, place nette autour d’elle, puis, les muscles bandés, sauta sur le
plus grand et le plus gros des cynocéphales, celui qui semblait être le chef
de la bande, l’ouvrit d’outre en outre, d’un revers de patte, et, profitant de la
stupeur où son attaque venait de plonger les assaillants qui se préparaient à
la coiffer, les planta là sans regret.
Il se produisit alors quelque chose qui força Youmba à écarquiller les
yeux. Les descendants des descendants de Bacouya, au lieu de se lancer à la
poursuite de la bête tachetée, se contentèrent de hogner un moment à son
adresse des injures significative. Mais celles-ci se muèrent presque tout de
suite en lamentations lugubres, pour chanter, sous le ciel où la lune avait
l’air de sourire au clignotement des étoiles, les cynocéphales morts au
service de leur parentage.
Après quoi, dociles à on ne sait quel mot d’ordre, les survivants,
empoignant à bras-le-corps les cadavres de leurs congénères, s’enfoncèrent
lentement, suivis tant bien que mal de ceux de leurs blessés qui pouvaient
se passer d’aide, dans la galerie forestière bordant le cours de la
Ouahmbélé.
Youmba fut longue à revenir de son ahurissement. Il avait été si intense,
si complet, si total, qu’elle en était comme clouée sur place. Avait-elle
rêvé ? N’avait-elle pas rêvé ? Comment se pouvait-il faire qu’elle n’eût pas
songé à s’attacher aux pas des singes à gueule de chien, pour savoir ce
qu’ils allaient faire de leurs morts ? C’était pourtant là matière digne de sa
curiosité congénitale. Oui, que faisaient de leurs morts les cynocéphales ?
Les plantaient-ils en terre, à grand renfort de lamentations et de danses,
comme font les hommes, avec qui, du reste, ils ont tant de points de
ressemblance ? Ou les ensevelissaient-ils tout là-haut, parmi les ramées que
le vent emplit jour et nuit, de la saison sèche à la saison des pluies et de la
saison des pluies à la saison sèche, de plaintes ou de chansons chargées de
la vieillesse du monde ?
Mais Youmba, quelque regret qu’elle en eût, n’était pas, ce soir-là,
d’humeur à accorder à ces questions d’importance l’audience qu’elle leur
eût accordée en tout autre temps. Le présent collait à sa peau. Toutes sortes
de préoccupations, toutes plus urgentes les unes que les autres, réclamaient
ses soins. Il en était pourtant une qui les primait toutes. Rien de plus facile à
traduire que le langage intestin. Rien aussi de plus impératif. Les langueurs
qui la faisaient bâiller n’étaient que les mots de la faim. Elle ne demandait,
pour sa part, qu’à faire droit aux doléances de son estomac. Encore fallait-il
qu’on voulût bien lui donner de la marge, afin de lui permettre de voir clair
autour d’elle.
Le village de Djouma n’était plus. Poules et canards y pondaient naguère
de beaux œufs à son intention. Il lui faudrait, sans doute, battre désormais la
brousse des jours et des jours, avant de rencontrer derechef des êtres animés
d’une débonnaireté égale et d’un désintéressement analogue.
Pour l’instant, elle ne savait que ceci : c’est qu’elle souffrait d’une faim
canine, d’une de ces faims qui vous tordent tripes et boyaux de
gargouillements, vous font les dents plus longues qu’une traînée de
fourmis-cadavres et ne vous laissent pas de répit.
Sur ces entrefaites, Doudou, le hibou, se mit soudain à hululer. Youmba
pensa immédiatement qu’il y avait peut-être quelque chose à faire pour elle
dans les parages de Doudou. Elle prit le vent, d’un geste machinal, et
quittant la plantation de manioc qu’elle avait commencé à inventorier à sa
manière, marcha droit sur cea hululements.
Il est de notoriété publique que le propre des mangoustes est de ne
s’étonner de rien, de ne s’émouvoir de rien, d’afficher en tous lieux, au fort
des pires circonstances, un inébranlable optimisme, d’être prêtes, à tout
moment, à tout, bref, de se conduire partout et toujours en mangoustes.
Youmba était mangouste, et mangouste de haute lignée. Bon sang ne
pouvait mentir. Aussi Mourou, la panthère, les descendants des descendants
de Bacouya, le cynocéphale au cul rongé de gale rouge, le village de
Djouma, les hommes, les poules dont les hommes font de fois à autre leur
nourriture, les parfums de la nuit, le coassement des crapauds, tout cela,
d’un seul coup, ne fut-il plus rien pour elle.
La brousse odorait cependant la menthe sauvage, la vigne vierge, l’herbe
mouillée, la fougère, la terre humide. Des relents de feuilles rouies ou
d’humus, d’eaux croupies ou de bois punais, de fourmis-cadavres en
tournée ou d’herbes pourrissantes troublaient parfois ces parfums. Mais
Youmba ne se souciait pas plus de ces parfums et de ces pestilences que du
premier serpent qu’elle avait tué. Elle n’avait plus qu’une idée en tête :
trouver à manger à sa faim avant le lever du jour.
Elle erra ainsi au hasard pendant une bonne partie de la nuit. Elle allait,
sûre d’elle-même, affamée, vigilante, infatigable. Elle excellait dans
l’interprétation qu’il convenait de donner, odeurs ou bruit, aux
renseignements que la brousse soufflait au passaga à son odorat. Ses dons la
conduisirent à nul butin. Il semblait que le différend qui avait dressé le clan
des cynocéphales de la brousse de Djouma contre Mourou, la panthère, eût
jeté un mauvais sort sur cette brousse. Il lui arriva bien de déranger en leurs
ébats nombre de familles de lapins. Les longues oreilles, à sa vue, avaient
montré leur arrière-train, comme de juste. En revanche, impossible de
tomber en arrêt sur le moindre serpent. La déconvenue qu’elle en ressentit
ne laissa pas d’influer sur son caractère naturellement ombrageux.
On était parvenu à ce moment du jour où les pores de la terre et les eaux
de la Ouahmbélé transpirent leurs plus épais brouillards pour permettre à la
nuit finissante de se soustraire aux lumineuses représailles de l’aurore.
Doddro, la perdrix, avait chanté depuis longtemps. Il ne restait plus à
Youmba qu’à réintégrer son trou pour y prendre quelque repos. S’obstiner à
chasser encore était folie. Elle n’en pouvait plus de fatigue.
Elle se résigna, la rage au cœur, à obéir aux conseils que ses muscles
suggéraient à sa raison. Cependant les crapauds coassaient toujours. Peut-
être la tournaient-ils en dérision. Il y avait là de quoi mourir de honte. Elle
en était arrivée à ce point d’exaspération qu’elle ne savait plus ce qu’elle
voulait. Lui fallait-il donc rentrer bredouille ? Ça, non, pour rien au monde !
C’est alors que se coulant sous un lacis de fougères arborescentes emmêlées
d’herbes et de ronces, elle crut apercevoir quelque chose de blanchâtre, et
rampa, comme réveillée d’entre les morts, vers l’objet qui venait d’exciter
sa convoitise.
Un nid ! Quelle chance ! Et ce nid contenait quatre œufs ! Quatre œufs
piquetés de taches de rousseur : des œufs de perdrix ! Louée soit la brousse
qui ne l’avait pas abandonnée ! Louée soit la brousse qui lui fournissait sa
provende ! On a toujours tort de se désespérer trop vite. La vie n’est faite
que d’imprévu. Maintenant l’essentiel était de s’atteler à la besogne et de
gober ces œufs sans plus attendre. Leur maîtresse ne pouvait tarder à les
rallier d’un instant à l’autre.
Un affleurement de latérite léprait la brousse à deux brasses de là.
Youmba y transporta incontinent son repas. Peuh ! casser des œufs, rien de
plus facile. Youmba connaissait à merveille son métier de mangouste, par
suite comme on s’y prend pour vider le fruit de la poule de son nourrissant
contenu.
Elle s’assit gravement sur ses pattes de derrière, agrippa l’un des œufs
entre ses pattes antérieures, poussa, le tenant ainsi serré sur sa poitrine,
quelques brefs « kikikikirikiki » de contentement, et imprima d’arrière en
avant, à son petit corps nerveux, un léger mouvement de bascule, qui
s’acheva sur le bris de l’œuf contre une arête de latérite.
L’esprit libre de tout souci immédiat, elle se mit sur-le-champ en devoir
de savourer l’œuf qu’elle venait d’ouvrir comme toutes les mangoustes de
la création ont accoutumé de faire depuis toujours.
Il en fut de même des œufs suivants. Leur légitime propriétaire avait bien
essayé, à son retour, de lui exposer un moment ses droits. Mais elle avait
fixé d’un tel air cette perdrix tard venue, que celle-ci avait compris tout de
suite qu’il était de son intérêt de ne pas insister davantage.
Le dernier œuf vidé, Youmba promena sur son domaine un regard
satisfait et tranquille. Elle se sentait à présent d’excellente humeur, voire
encline à la bienveillance, et ne trouva rien de mieux, histoire de se tenir en
forme, que de s’amuser à réduire en miettes les œufs qu’elle venait de
coloniser.
Enfin, folâtrant ci, s’arrêtant là, elle s’achemina vers le trou qui lui
servait de domicile, mais fixa avant d’aller s’y blottir au chaud, le levant
tout frangé de lueurs couleur de banane mûre.
Ses yeux papillotaient de lassitude quiète et béate. Les brouillards,
découvrant la brousse, se désagrégeaient doucement, s’effilochaient comme
de la charpie et se dissolvaient en lumière. Les oiseaux gazouillaient et
pépiaient des chansons infinies. Le jour allait naître, le jour était né.
Youmba eut encore la force de voir le soleil dans le ciel monter, comme
pour y cueillir l’aurore, et d’écouter l’immense rumeur mystérieuse de la
vie parcourir l’espace en croupe du vent.
Mais ce fut, ce jour-là, son dernier effort, Et ne pouvant résister plus
longtemps à la noire invite de la bouche aphone de son trou, elle s’y
engouffra, tombant de sommeil.
Chapitre II

Youmba employa les jours qui suivirent à organiser sa nouvelle vie. Elle
inspecta les environs en conséquence, recensa les ressources qu’ils lui
offraient, s’appliqua à pénétrer les habitudes des animaux de tous genres qui
en avaient fait leur pays d’élection, régla ses faits et gestes sur les leurs.
La saison des pluies entra peu après en activité de façon diluvienne. Cet
événement ne pouvait qu’emplir Youmba de jubilation. La saison des pluies
était pour elle saison de rapport. Elle ne lui reprochait que de ne durer que
quelques lunes.
Mais comme il était doux, malgré les coassements dont grenouilles et
crapauds la tympanisaient du matin au soir, comme il était doux d’entendre
la pluie cheminer en sourdine sur les herbes et les feuilles, ou jouer sur leur
dos du balafon ! Comme il était beau de voir la brousse verdoyer de toutes
parts, et, faute de pouvoir s’égaler aux arbres qu’elle nourrissait du meilleur
de sa substance, investir ceux-ci d’un souple et tenace réseau de plantes
volubiles !
Tout succédait maintenant au gré de ses désirs. La pluie, qui tombait
chaque jour molle ou dure, fine ou drue, la pluie allait débusquer les
serpents de leurs gîtes. Tant pis pour les tout en long qui dérouleraient leurs
anneaux à portée de ses dents aiguës. Depuis que le monde est monde, chair
de serpents est nourriture de mangouste.
La plupart des convictions sociales de Youmba étaient marquées au coin
du même idéoréalisme. À son avis, trois classes distinctes se partageaient
l’univers. Elle rangeait dans la première les êtres et objets que les
mangoustes ont non seulement le droit, mais encore le devoir de manger.
Les êtres et objets auxquels elles se doivent – par atavisme – de ne
témoigner que mépris ou indifférence, faisaient partie de la seconde. Elle
groupait enfin dans la troisième, les êtres et objets dont il faut se garder
comme on se garde des fourmis rouges.
Il pleuvait toujours et plus fort que jamais. Youmba ne parvenait plus à
suffire à la besogne ! Le profit qu’elle en retirait passait ses espérances. La
brousse de Djouma ne se pouvait comparer à nulle autre. Aussi, en bonne
mangouste qu’elle était, se crut-elle revenue à la prodigieuse période de
facilité qu’elle avait connue au temps de Bissi’ngalé. Il semblait qu’elle
n’eût qu’à formuler un souhait pour avoir ce qu’elle désirait. Œufs,
serpents, oiseaux et souris foisonnaient sous ses pas. Somme toute, il ne lui
manquait qu’une compagne pour être parfaitement heureuse.
La brousse de Djouma tendait cependant à devenir le refuge de toutes
sortes d’animaux. Bœufs sauvages et antilopes y paissaient à demeure,
tandis que sangliers et phacochères y vagabondaient flanc à flanc.
Quant aux oiseaux, c’était merveille de les entendre. Souïmangas et
tourterelles, mange-mil et mange-miel, foliotocols, hochequeues, perdrix et
pintades entre-croisaient les mailles de leurs piaillis, de leurs babils, de
leurs roucoulements, de leurs chants, de leurs cris, montaient, à tire-d’aile,
si haut qu’ils pouvaient monter, et cherchaient à saisir, dès qu’ils avaient
atteint le point culminant de leur vol, aux pâles confins de l’horizon, les
signes avant-coureurs de la saison sèche.
Youmba ne s’était jamais vue à pareille fête. L’abondance dont elle
jouissait lui donnait parfois le vertige. Chaque jour lui fournissait motif à
nouveaux transports d’enthousiasme. Elle avait pourtant fini par
comprendre la raison qui faisait de la brousse de Djouma l’endroit le plus
giboyeux qu’on pût rêver. L’homme est la plus cruelle des bêtes de proie.
Le meurtre le suit pas à pas. Sa présence, où qu’il aille, répand la terreur,
qui engendre la fuite.
La brousse de Djouma n’avait pas échappé à l’épouvantement de rigueur.
Le désert – un désert mouvant et vivant – s’était épanoui autour d’elle, tant
qu’elle avait eu à subir les chants de l’homme et son odeur. Ne séjournaient
à Djouma que les animaux commis à la surveillance du village ou à la
nourriture de ses habitants.
Mais des inconnus l’avaient mis à sac, une nuit d’entre les nuits. Depuis,
les herbes avaient rendu à la paix végétale l’espace peuplé de cases qui
s’était un moment dérobé à leur empire. Et ce qui brousse avait été avant de
s’appeler Djouma, brousse était redevenu.
Ce nouvel état de choses avait produit le résultat qu’on en pouvait
attendre. N’y sentant plus la terrible odeur de l’homme, sûres qu’elles ne
verraient plus luire, rouge dans les ténèbres, l’étrange animal qu’il
emprisonne d’accoutumée entre trois pierres, mais emploie en saison sèche
dans ses battues et lâche parmi les herbes, les bêtes de passage n’avaient
trouvé rien de mieux que de faire connaître partout à la ronde l’excellence
de ce coin de la Ouahmbélé et de lui accorder leur clientèle.
Les jours fuyaient comme l’eau coule. Youmba se laissait vivre. Chaque
soir, cédant à sa curiosité quasi maladive, elle parcourait en partie son
domaine, plus vive que jamais en dépit de sa tendance à grossir et plus que
jamais prête à chercher querelle à tout venant.
Elle aimait prolonger les randonnées dont elle avait pris l’habitude. Il lui
arrivait fréquemment, quand elle chassait de nuit, de ne regagner son logis
que longtemps après le lever du jour. L’action pour l’action la hantait. Elle
en avait le goût, la rage, la passion.
À quoi tiennent cependant nos destinées ! Elle avait failli renoncer la
brousse et ses dures lois, à force de vivre à l’ombre de l’homme. La brousse
avait pourtant réussi à la reprendre sans effort apparent, la brousse à
l’immuable et changeant visage, la brousse dont les moindres eaux, les
moindres arbres, les moindres herbes, les moindres replis, les moindres
pierres pourvoient chaque jour à la vie et à la mort.
Il lui avait été ainsi donné d’assister à pas mal de spectacles de haut goût.
Les uns lui rappelaient la nuit pleine de lune où les fils de Bacouya, le singe
à gueule de chien, avaient fait un si mauvais parti à Mourou, la panthère.
Les autres l’emplissaient d’une délectation secrète tout en cadavres de
serpents.
Il appartenait à la brousse de la ramener à une plus saine compréhension
de sa faiblesse. La brousse attendit, pour ce faire, une nuit de tornade. La
pluie tomba désespérément cette nuit-là, creusant des rus et des marigots
dont le contenu allait grossir les eaux grondantes de la Ouahmbélé. Et le
vent de mugir comme un troupeau de buffles. Et la foudre, griffant les
nuées de ses zigzags multicolores, d’étonner le vent, la pluie et la brousse
d’éclats brutaux dont l’espace répercutait longuement le désordre.
Youmba, en fourrant le nez dehors, n’aurait pu que se crotter pour rien
jusqu’aux os. Il va de soi qu’elle n’en fit rien. La pluie tombait, tombait,
tombait. On n’entendait que ses ruissellements, ses stillations, ses
borborygmes et ses gargouillis.
Un bruit singulier tira soudain Youmba de la somnolence qui l’avait peu
à peu engourdie. Ce bruit tranchait sur tous ceux qui accompagnent
d’ordinaire une tornade. La terre tremblait toute d’énormes piétinements
flasques et sourds provenant des anciennes plantations de Djouma.
Le sang de Youmba ne fit qu’un tour. Quelle interprétation donner à ce
vacarme que la pluie ne faisait que corser ? Un instant de course la mena à
proximité de ce qui restait encore des plantations du village de Djouma. Ce
qu’elle vit alors la combla de consternation et de crainte.
De monstrueux animaux, qui avaient pour naseaux une espèce de longue
queue préhensile, allaient et venaient parmi les plants de manioc que la
brousse étouffait de ses embrassements. Youmba les regarda se gaver de
racines qu’ils déterraient à grands coups de défenses ou se vautrer dans les
mares que la pluie n’avait pas encore eu le temps de résorber.
Elle ne chercha pas un instant à se munir de renseignements
complémentaires. Les obscures clartés que ses réflexes venaient de projeter
sur l’écran de sa mémoire atavique lui suffisaient amplement. Les monstres
qui s’ébattaient sous ses yeux étaient les grands maîtres de la brousse. Elle
ne pouvait rien contre eux. Regagner son trou était ce qu’elle avait de
mieux à faire. Elle s’y résigna de grand cœur. La force est la force. Qu’on
l’admette ou non, elle impose partout sa loi.
Youmba ne demeura toutefois pas longtemps à se morfondre dans son
logis, les monstres à trompes ayant jugé bon de porter ailleurs leurs
déprédations dans le courant de la journée. Elle ne se décida cependant à
sortir que lorsqu’elle eut entendu s’éteindre leurs barrissements
d’allégresse. Il faisait très beau. Les oiseaux chantaient. Les cigales
chantaient. Le vent et les feuilles chantaient. Et la brousse, infini vert
ondoyant sous un infini d’azur, avait recouvré l’impassibilité de
l’indifférence.
Un incident se produisit quelques jours plus tard, qui fit regretter à
Youmba le temps où elle vivait parmi les hommes.
L’aube commençait à poindre. Il n’avait pas plu depuis trois sommeils.
Youmba se préparait à rentrer chez elle. Elle était de massacrante humeur.
Ses boyaux avaient le tort de sonner creux.
Il faisait presque froid. La brousse suppurait d’acres brouillards et pliait
sous le poids de la rosée. Mais voici qu’elle s’écarte soudain, mettant nez à
nez Youmba, la mangouste, et Bouroulou, le porc-épic, gros mangeur de
fruits et de racines.
Les rapports qu’ils avaient eus jusqu’ici n’avaient jamais manqué de
piquant. Le peu qu’il en souvenait à Youmba ne pouvait l’incliner à
rechercher la compagnie de Bouroulou. Elle s’empressa donc, l’air rogue et
l’œil dédaigneux, de lui montrer la largeur de sa croupe. Puis, obéissant à
on ne sait quel caprice, au lieu de suivre son intention première et de
réintégrer son logis, elle se dirigea vers l’affleurement de latérite où – il n’y
avait de ça que deux ou trois lunes – les femmes de Djouma mettaient
sécher au grand soleil le manioc qu’elles avaient fait rouir au préalable dans
les eaux de la Ouahmbélé.
Grande fut sa surprise d’y trouver Paka, le chat sauvage. Alors, quoi !
On se permettait à présent, bien qu’on ne fût qu’un vulgaire chat sauvage,
de chasser sans autorisation sur les terrains de Youmba. On poussait même
l’audace et l’insolence jusqu’à se régaler de viande fraîche sous le museau
de Youmba dont les mâchoires battaient le tam-tam de la faim !
Ah ! par exemple. Mais c’était le monde renversé ! Mais c’était la fin de
tout ! Et d’abord ce succulent morceau de viande lui appartenait de droit,
qui paraissait n’être là que pour l’induire en tentation. Ensuite, puisque
Paka se moquait de ce droit ou feignait à tout le moins de s’en moquer, on
allait lui administrer séance tenante la correction que mérite tout chat
sauvage pris en flagrant délit de rapine et lui confisquer le morceau de
viande qu’il avait eu le tort de s’approprier.
Ça lui servirait de leçon pour l’avenir.
Passant résolument aux actes, Youmba, la queue en bataille, fit mine de
foncer sur son ennemi du moment. Mais son intention était moins de
l’attaquer de front, que de le forcer par intimidation à abandonner son butin.
Grâce aux enseignements que les mangoustes dont elle descendait lui
avaient légués avec leur sang, elle avait pour principe de se tenir
continuellement sur ses gardes. Aussi, en dépit de sa fougue naturelle, loin
que de se battre à l’aveuglette, gratifiait-elle volontiers ses adversaires de
rencontre de qualités qu’ils n’avaient pas toujours.
Il n’en était toutefois pas de même pour Paka. Elle connaissait de longue
date et ses ruses et ses ripostes. Il lui fut partant facile de se garer de ses
griffes et de ses crocs, quand celui-ci crut pouvoir bondir sur elle à
l’improviste.
Paka fit d’ailleurs incontinent un grand saut de côté et poussa un
groulement de rage. Youmba profita de l’imprudence ainsi commise, pour
s’emparer du morceau de viande laissé en suspens et se mettre en devoir de
l’envoyer rejoindre les serpents et les œufs qu’elle avait eu le plaisir
d’avaler depuis que ses pairs l’avaient élevée à l’éminente dignité de
mangouste adulte.
— Ce morceau de viande, pensa-t-elle, ou je me trompe fort, a été en
contact avec l’homme. Et cela récemment. Impossible d’en douter. Il est, je
le sens, tout imprégné – par endroits – de son odeur spécifique. Résumons.
Un homme est venu par ici. Où est-il ? Je voudrais bien le voir.
Cependant, elle ne quittait pas du regard mon Paka, qui feulait
sourdement en faisant le gros dos et en retroussant les babines. Ce dernier,
tout à coup, n’y tint plus. Youmba, les yeux rouges de colère, le laissa
ramper jusqu’à elle. Comme la première fois, un rauquement de fureur
étonnée salua la seconde tentative de Paka. Youmba, pour la deuxième fois,
venait de mordre cruellement son rival aux pattes.
Par trois fois Paka renouvela son assaut. Youmba sortit chaque fois
indemne de la lutte, en portant chaque fois à Paka des coups imparables.
S’obstiner davantage eût été perdre son temps pour rien. C’est faire
preuve d’intelligence que de rompre devant plus fort que soi. Paka en avait
trop pour ne pas le comprendre. Le mieux était de se faire oublier. Il finit
par s’y résoudre et s’en alla, boitant bas.
La retraite de Paka permit à Youmba d’expédier en un clin d’œil le reste
du morceau de viande qu’elle lui avait volé. Un doute tenaillait cependant
son esprit. Où était passé l’homme qui avait perdu l’objet de son larcin ?
L’idée lui vint de partir à sa recherche. La voilà donc fouinant de-ci de-là.
Par bonheur, elle tomba au bout d’un instant sur les traces qu’elle désirait
découvrir. Elles la menèrent aux plantations du village de Djouma. Un
quidam y avait déterré tout un lot de racines de manioc.
En dépit de sa curiosité, Youmba ne crut pas devoir pousser plus loin ses
investigations, ce jour-là. Un homme était venu. Le même était parti. Elle
ne pouvait rien pour. Elle ne pouvait rien contre. On naît, on meurt, on
vient, on part. Telle est la vie de tous les jours. Au fond, l’homme en
question, peut-être n’était-il parti que pour avoir l’occasion de revenir. Sait-
on jamais, avec les hommes ! Pour le moment, une seule chose importait :
c’est qu’ayant mangé à sa faim, elle avait sommeil.
Des jours et des jours passèrent encore. Les tornades allaient se raréfiant.
Youmba s’éveilla certaine nuit fort tard. Elle se sentait depuis quelques
jours assez mal à l’aise. Malade ? Il n’y paraissait guère. Pas en train,
plutôt. C’était, en somme, comme si elle avait du vague à l’âme, pour ne
pas dire à ses instincts. La brousse ne lui inspirait plus de dégoût. Elle avait
à la fois envie de se battre et de dormir, de mordre et de se faire caresser.
Pourquoi ? Elle eût bien voulu le savoir. Mais comment faire pour y
parvenir ? Peut-être en courant l’aventure. Aussitôt pensé, aussitôt fait.
Cheminer par la brousse est d’ailleurs excellent exercice. Le temps, d’autre
part, est humide et beau. Les herbes chantent, les feuilles chantent, chantent
aussi les eaux de la Ouahmbélé. Çà et là rôdent des chenilles
processionnaires, des fourmis-cadavres, des fourmis rouges. Quelques
étoiles, lucioles du ciel, tremblent au cœur des ténèbres. La tranquillité de la
nuit pénètre peu à peu Youmba d’indolence. Elle s’étire, bâille et se roule
sur le sol. Une secrète langueur parcourt son échine et chauffe son sang.
Qu’a-t-elle donc à frissonner ainsi de plaisir et de désir ? Les roniers en
fleurs saturent l’air de leur odeur douceâtre. La vie qu’elle mène lui pèse de
jour en jour davantage. La venue d’une compagne suffirait à l’embellir.
Mais ces émanations ? Ces bruits ? Des voix, à présent ! De la fumée ! Et
du feu ! Oui, du feu, là, tout près, juste à l’emplacement où le chef du
village de Djouma tenait autrefois ses palabres ! Ha ! Sa présence signifie
que… Inutile de réfléchir plus avant, puisque Youmba file déjà sur la bête
rouge qui protège d’ordinaire le sommeil des hommes.
Elle connaît bien le feu, ses qualités et ses défauts. C’est lui qui rôtit ou
fait bouillir les mets dont l’homme se repaît. C’est lui qui fait chanter la
sève qui fuse des bûches où elle se cache. Immobile, il réchauffe qui a froid
et l’enlace de rêves. Par malheur, la saison sèche a le don de le transformer
du tout au tout. Il se rue alors d’une herbe à l’autre avec la rapidité de la
foudre, pour emprisonner de flammes et immobiliser dans la mort les proies
dont il pourvoit ses maîtres.
— Iche ! s’exclame-t-on quand Youmba surgit de la brousse, iche ! cette
mangouste-là, ma parole, mais c’est Youmba en chair et en os !
Bissi’ngalé – car c’était lui – n’avait pas encore fini de parler, que
Youmba avait déjà trouvé le moyen de se jucher sur les épaules de son
ancien ami.
Elle en descendit immédiatement pour le visiter des pieds à la racine des
cheveux. Ce fut, en effet, une reconnaissance en règle. Elle le huma sur
toutes ses faces, fourra son museau dans ses besaces en peau de cabri, dans
ses carquois bondés de sagettes, dans ses filets de chasse, dans les paniers,
hottes et corbillons où il avait entassé à le va-comme-je-te-pousse, ses
ustensiles ménagers et ses objets familiers. Elle procéda de même, ensuite,
avec la femme et l’enfant de Bissi’ngalé. C’est ainsi qu’elle renoua
commerce d’amitié avec ceux dont le logis avait si longtemps été le sien. Et
Bissi’ngalé, pour célébrer l’événement, improvisa sur un air connu la
chanson suivante :

Bissi’ngalé est revenu,


Oléléyo, oléléya !
Bissi’ngalé est revenu,
À la terre de ses Mânes.
Oléléyo, oléléyél

Youmba aussi est revenue,


Oléléyo, oléléya !
Youmba aussi est revenue.
Au village de Djouma.
Oléléyo, oléléyé !

C’est une bien bonne mangouste,


Oléléyo, oléléya !
C’est une bien bonne mangouste,
Que…

Bissi’ngalé continua à chanter un instant de la sorte en l’honneur de


Youmba. Mais Youmba n’entendait plus rien. Blottie tout contre
Bissi’ngalé, elle dormait du sommeil sans rêve des mangoustes qui ont le
ventre plein et le cœur content.
Elle passa désormais chaque soir prendre des nouvelles de ses amis avant
de se rendre à ses affaires. Par la même occasion, elle ne manquait jamais –
histoire de voir où ils en étaient – de donner un coup d’œil à leurs bagages.
Elle se livrait à cette besogne moins par manie que par acquit de
conscience. Elle ne reconnaissait plus le Bissi’ngalé d’autrefois dans le
Bissi’ngalé qu’elle avait maintenant sous les yeux. Ce dernier n’avait plus
de case, plus de poules, plus de cabris. Il vaquait sans entrain à de menus
travaux, paraissait triste et soucieux, ne chantait qu’à peine, et encore en
sourdine, ne dansait plus et ne parlait qu’à voix basse à lui-même.
Tout cela puait la détresse à plein nez. Son devoir était par conséquent
d’agir, compte tenu des inclinations de son cœur, au mieux de ses intérêts
immédiats, de ses instincts de toujours et des habitudes qu’ils lui avaient
créées.
Sur ce, les pluies firent une rentrée remarquable et remarquée.
Débauches d’orages et orgies de tornades se succédaient sans répit. L’eau
dégouttait, dégorgeait, découlait de partout à la fois. Les fourmis fuyaient
leurs fourmilières, les serpents leurs trous, leurs terriers les lapins aux
longues oreilles. Quant aux grenouilles et aux crapauds… Il semblait qu’il
n’y en eût plus que pour eux. La brousse de Djouma était devenue, dans son
ensemble, un vaste marécage où ils vomissaient leurs coassements de
l’aurore au crépuscule et de la nuit noire au petit jour.
Un soir, Youmba, passant voir Bissi’ngalé, le trouva seul sous l’abri de
fortune qu’il avait construit les jours précédents. Elle ne regretta pas outre
mesure le départ de la femme de son ami, encore moins celui de l’enfant de
cette femme. Elle tenait celle-ci pour une pécore, celui-là pour un vaurien.
On allait donc pouvoir jouir de quelque tranquillité. Plus de
pleurnichements. Plus de jacasseries. Tout au plus l’idée Teffleura-t-elle
qu’il se pouvait que leur absence ne durât guère. Elle rendit grâce
néanmoins au hasard qui la débarrassait pour un moment de ces deux êtres.
Leur exode lui permettait de prendre – comme autrefois – pension chez
Bissi’ngalé. La case qu’il avait bâtie présentait plus d’avantages que le trou
où elle gîtait. Certes, il y pleuvait bien un peu trop à son gré. Mais quelle
bonne chose, que l’affection d’un ami dont on connaît les coutumes et qui
respecte les vôtres !
Le lendemain, au réveil, son premier soin fut d’aller présenter ses
devoirs à Bissi’ngalé qu’elle n’avait pas quitté de la nuit. Celui-ci, laissant
pétiller, ronronner et chuinter le feu de bois qui chauffait sa case en pisé,
prit Youmba tout contre lui. Youmba, qui pensait plus ou moins, depuis un
instant, à aller voir ce qui se passait dans la brousse, oublia du coup tout ce
qui la préoccupait auparavant. Le geste de Bissi’ngalé venait de l’enchanter
aux limites de l’enchantement. Et elle crut qu’on allait bientôt revivre les
plus beaux jours du village de Djouma.
Cependant Bissi’ngalé lui chuchotait à l’oreille :
— Youmba… Ho, Youmbao !… J’ai une histoire à conter. À qui la
conterai-je, sinon à toi ? Je n’ai plus que toi, ici-bas. Toi seule. Ma femme
est partie hier matin pour Togbo. Partie avec l’enfant que je lui ai fait…
Pourquoi ? Seul N’Gakoura le sait. D’ailleurs, une femme, ça ne compte
pas. Sans doute la mienne ne voulait-elle plus rester avec moi. Mais, moi, je
tiens à vivre avec les Mânes de mes ancêtres…
Petite bête velue, au chef têtu, au museau pointu, à la queue touffue,
Youmba, Youmbao, je n’ai plus que toi. Tu es mon seul bien, ma seule
camarade. Tout le monde m’a abandonné, comme j’ai abandonné tout le
monde, ô toi qui fais kikikikirikiki ! Voilà pourquoi je conterai désormais à
toi seule les belles histoires que je contais hier encore à mon fils.
Youmba, bien qu’elle n’entendît goutte à ces propos, feignit toutefois de
s’y intéresser. Elle n’était pas en effet sans savoir qu’il arrive souvent à
l’homme de monologuer de la sorte, et que le mieux, en pareil cas, est de ne
rien faire qui puisse l’interrompre ou lui porter ombrage.
— Ce que je vais te narrer, Youmba, mon amie, s’est passé il y a tant de
lunes, que le plus vieux des traditionnaires de ma tribu ne saurait lui-même
en fixer la date. C’était au temps que les bêtes parlaient. Iili’ngou, le Dieu
des dieux, manda certain jour, par voie de cornes d’appel, ses trois fils
auprès de lui et les informa que sources, rivières, fontaines, fleuves et
marigots, il avait décidé, parce que tel était son bon plaisir, de tarir
progressivement les eaux courant à la surface de la terre.
— Que deviendront alors les animaux ? demandèrent les fils d’Iili’ngou.
— Ils deviendront ce qu’ils voudront, répondit Iili’ngou sans s’émouvoir.
En ce qui me concerne, je leur accorde vie sauve de grand cœur. Mais – car
il y a un mais – il leur appartient de faire sourdre de terre, par leurs propres
moyens, l’eau dont ils ont besoin pour se décrasser ou se désaltérer.
Et voilà, amie Youmba, pour Iili’ngou et ses trois fils. La brousse connut
peu après une agitation étrange. Les animaux qui la peuplent étaient
unanimes à convenir que l’eau allait partout se raréfiant. Ce que voyant,
M’Bala, l’éléphant, prit sur lui de convoquer à une immense palabre le ban
et l’arrière-ban des animaux qu’Iili’ngou a créés et mis au monde.
Tous, désertant leurs souilles, leurs bauges, leurs trous, leurs tanières,
leurs terriers, leurs cavernes, leurs branches, leurs marécages, tous, tu
m’entends, ho ! Youmba, tous se rendirent à l’appel de M’Bala, même le
fabuleux Bakanga, qui tient à la fois de la panthère et du lion, et grimpe
dans les arbres mieux que ne le fait Paka, le chat sauvage.
Bissi’ngalé parlait d’une voix monotone et basse. Et pendant que
Bissi’ngalé parlait, Youmba, les yeux fermés, se rappelait – non sans
regret – l’époque où les poules du village de Djouma paraissaient ne pondre
d’œufs que pour elle.
— Voici en quels termes, poursuivait Bissi’ngalé, M’Bala, l’éléphant,
ouvrit la consultation qu’il avait provoquée.
Il se passe actuellement, prononça l’animal aux oreilles en forme de van,
des choses qu’on n’a jamais vues. Vous les avez remarquées tout comme
moi. Iili’ngou nous éprouve. L’eau qui apaise notre faim de boire, l’eau qui
sert à nos ablutions, la brousse l’assèche ou l’absorbe. Situation pareille, si
elle se prolonge, c’en est fait de nous. Il importe que nous arrêtions au plus
tôt ses ravages. Soyons forts contre l’adversité et solidaires dans le malheur.
Notre seul devoir est de vaincre. Mais comment ? J’ai mon plan. Il vaut ce
qu’il vaut. Chacun exposera le sien. On choisira, en fin de compte, celui qui
paraîtra répondre le mieux à l’intérêt général.
Maintenant, mes amis, pas de temps à perdre. Parlons peu, mais bien. Il
n’y a plus de lions, plus de panthères, plus d’éléphants, plus
d’hippopotames, plus de rhinocéros – tu m’entends, ho ! Bassaragba, toi qui
es la susceptibilité même ? – plus de serpents, plus de singes, plus de
toucans, plus de charognards, plus de cigales, plus de crapauds, plus de
mangoustes, plus de fourmis rouges. Insectes, oiseaux ou bêtes, il n’y a plus
dorénavant que des êtres vivants qui se refusent à mourir.
Il faut que nous nous tirions à tout prix du danger qui nous menace. Car
il y va de votre peau comme il y va de la mienne. Ceci dit, pour ce qui est
de moi, sachez que je gorgerai de mil à profusion celui de nous qui
ramènera l’eau à la lumière et que je lui donnerai de surcroît ma fille en
mariage.
M’Bala, l’éléphant, se mit alors à danser, avec la distinction et la légèreté
qui le caractérisent – deux pas en avant, deux pas en arrière, deux sur le
côté droit, deux sur le côté gauche – la gracieuse danse des éléphants. Il
croyait, ce faisant, que l’eau, touchée par la ferveur et la nouveauté de sa
requête, daignerait jaillir à nouveau des profondeurs de la terre.
Cependant Moumeu, le caïman, battait la mesure de sa longue queue.
Cependant Gogoua, le bœuf sauvage, imitait de ses meuglements le bruit
que font les balafons.
Mais M’Bala, tout à sa danse, se trémoussait, les yeux clos, sur la pointe
de ses onglons, ou se dandinait en mesure, en dodelinant de la tête.

Voyez, mais voyez comme il danse bien,

piaillaient, gazouillaient et pépiaient les oisillons qui voletaient autour de


lui.

— Io… io… io… io !…

faisait le chœur des animaux, petits et grands :


Maître Mbala, l’animal à deux trompes,
— Ié… ié… ié… ié !,..
Sont-ce deux trompes ou sont-ce deux queues ?
— Hou… iou… iou… iou !…
Voyez, mais voyez comme il danse bien !

Voyez, mais voyez comme il danse bien !


— Io… io… io… io !…
À la trémulation de sa panse
— Ié… ié… ié… ié !…
Et de ses oreilles en éventail ?
— Iou… iou… iou… iou !…
Voyez, mais voyez comme il danse bien !

Bissi’ngalé fit une pause, caressa Youmba qui n’en pouvait mais,
marmonna des mots qui ne signifiaient pas grand’chose et, reprenant le
cours de son récit :
— Konon, l’hippopotame – tu m’entends, n’est-ce pas, Youmba de mon
cœur ? – Bassaragba, le rhinocéros, Bamara, le lion, Mourou, la panthère,
Gogoua, le bœuf sauvage, bref la plupart des grands animaux de la brousse
dansèrent, chacun à son tour, tout ce qu’ils savaient. Et cela d’autant mieux,
qu’il ne leur eût pas déplu de réussir où M’Bala avait échoué et de gagner,
par ainsi, les récompenses qu’il avait promises.
C’est alors que M’Bélé, la petite antilope tout de gris vêtue, s’approchant
de M’Bala, lui murmura dans un souffle :
— Ô Maître de la force, toi que nous respectons tous, parce que tu
n’emploies ta force qu’à de justes causes, prépare-toi à me payer ta dette.
Car c’est moi qui ferai jaillir de terre l’eau qui nous est nécessaire.
Ce fut aussitôt un beau concert d’hilarité.
— Iche ! s’exclamèrent non seulement le lion et le bœuf sauvage, mais
encore ces professionnels de la raillerie que sont les toucans et les corbeaux,
ho ! M’Bélé, que brames-tu là ?
Et panthères, et chacals, et hyènes, et chiens sauvages de se vautrer dans
l’herbe, les côtes plissées de joie, en poussant des glapissements et des
grognements inarticulés. Quant à Bokorro, le serpent python, il se tordait
comme jamais, de l’avis unanime, on n’avait vu se tordre un serpent
python.
— Ah ! ça, M’Bélé, lui jetèrent les singes à gueule de chien, comment
peux-tu prétendre un instant – hon !… hon !… – toi qui n’as pour pattes que
des brindilles d’os, que tu parviendras à arracher l’eau de son sommeil
souterrain, rien qu’en martelant la brousse de tes sabots ?
Pour toute réponse, M’Bélé, la doyenne des animaux, se mit à danser,
toute menue et tout émue, comme seules excellent à danser les antilopes de
son espèce.
Miracle ! L’eau sourd de partout, bouillonne, se répand, se cherche, se
confond, se transforme en marécages, en marigots, en rivières, en fleuves
hantés de chutes et de rapides.
Injures et quolibets cessent en même temps de pleuvoir. On contemple
M’Bélé d’un air hagard. Après quoi, chacun ne songe qu’à étancher sa soif.
Puis on s’éclipse, qui sous un prétexte, qui sous un autre.
Il ne reste bientôt plus en présence que M’Bélé et M’Bala. L’infiniment
grand, selon sa promesse, s’empresse d’unir sa fille à l’infiniment petit par
les liens du mariage, et de donner des fêtes en leur honneur.
Et voilà pour ce qui est de M’Bélé et de son mariage avec la fille de
M’Bala.
Mais il n’est si bon temps qui ne finisse. Le moment vint où M’Bélé fut
obligée de rallier son pâquis. Elle prit donc le chemin du retour. Elle avait
déjà franchi trois marigots, quand elle rencontra Gogoua, le bœuf sauvage,
qui l’interpella tout à trac :
— Ho, M’Bélé. Enfin, te voici. Il m’a fallu t’attendre bien longtemps.
— Et pourquoi m’attendais-tu, Gogoua ?
— Parce que je tiens à avoir une explication avec toi.
— Une explication ?
— Oui. Voici d’ailleurs de quoi il s’agit. Est-il vrai que la fille de
M’Bala soit devenue ta femme ?
— Rien de plus vrai, répondit M’Bélé, se rengorgeant. Veux-tu que je te
la présente ? En ce cas, ne bouge pas d’ici. Elle me suit, chargée de nos
bagages et des présents que ses parents nous ont faits avant de nous laisser
partir.
— Dène-dzam ! jura Gogoua, martelant et creusant le sol d’un de ses
sabots antérieurs. Votre mariage est mésalliance qui ne se peut admettre et
que je n’admets pas. Immoral au premier chef, il est, de plus, contraire aux
lois de la brousse.
Moi, je suis pour tout ce qui est régulier. En conséquence, parlons raison.
Voyons, M’Bélé, est-il possible que toi, qui n’es que gracilité et faiblesse, tu
puisses remplir convenablement tes devoirs conjugaux envers la fille de
M’Bala ? Non, non, non et non ! Cela ne s’est jamais vu et dépasse
l’entendement ! C’est un défi à la nature ! Il importe d’y remédier tout de
suite. Comment ? Voici. Nous allons, toi et moi, nous battre en combat
singulier. Enjeu ? La fille de M’Bala. Celui de nous deux qui réduira l’autre
à merci sera son mari.
— Mais je ne veux pas me battre, moi ! se récria M’Bélé. Pourquoi me
battrais-je ? Le bon droit est de mon côté. Je ne tiens à divorcer sous aucun
prétexte d’avec la fille de M’Bala. Le succès a couronné mon mérite. N’est-
ce pas moi qui…
— Silence ! meugla Gogoua dont les yeux ful-guraient de fureur. Le
moment n’est plus des plaisanteries. Je viens de te dire, et te le répète pour
la dernière fois, qu’il est inadmissible qu’on puisse tolérer que la fille de
M’Bala soit ton épouse.
C’est un outrage aux bonnes mœurs, un attentat contre les lois qui nous
régissent. Je me charge de redresser tout cela. Autre chose encore. La fille
de M’Bala me plaît. Je veux la couvrir de ma race. Dans ces conditions, il
faut qu’elle soit mienne. Elle le sera.
Ayant dit, Gogoua souffla des buées par ses naseaux, renâcla tout son
saoul, bava de rage, puis, se jetant sur M’Bélé, la rua à terre sans autre
forme de procès, la piétina, la frappa à coups redoublés, l’écorna, lui prit sa
femme et s’en fut, décochant force ruades dans le vide.
M’Bélé ne recouvra ses sens qu’à la tombée du jour. Elle lamenta bien
son infortune aux crapauds des environs, mais s’en tint là. Toute révolte de
sa part eût d’ailleurs été inutile. La force prime toujours le droit et la
brutalité la faiblesse.
N’étant, pour l’instant, en humeur de raconter rien d’autre, Bissi’ngalé
caressa Youmba derechef, lui rendit sa liberté, empoigna, sans plus
s’occuper d’elle, deux houes, une vieille besace, un panier mi-mangé des
termites, une sagaie, trois couteaux de jet, se coiffa d’une moitié de
calebasse vidée de son contenu et prit, ainsi accoutré, la direction des
anciennes plantations de manioc du village de Djouma, en fredonnant d’une
voix sans timbre l’un des innombrables couplets de la chanson de M’Bala.
Youmba se demanda un moment s’il ne serait pas sage de sa part
d’accompagner son ami. Réflexion faite, elle préféra tirer de son côté.
Les affaires de l’homme ne sont pas affaires de mangouste. Gibier de
mangouste n’est pas gibier d’homme.
Il brouillassait un peu. Des fourmis rouges, des fourmis-cadavres
sillonnaient les pistes que les allées et venues des habitants de Djouma
avaient autrefois tracées, Youmba évitait ce menu peuple irritable. Elle
trottinait au petit bonheur. Sa marche était guidée par les odeurs spécifiques
que lui traduisait son odorat. Manger pour vivre est une des plus belles
satisfactions de ce monde. Vivre pour manger en est une autre. Mais quand
donc lui serait-il donné de trouver la mangouste femelle qu’elle réclamait
de tous ses vœux ? Tel était le tour de ses pensées quand elle aborda le
plateau de latérite où naguère elle avait été obligée de faire entendre raison
à Paka, le chat sauvage.
Elle sursauta de surprise. Ce plateau était vraiment prédestiné. On y
faisait toutes sortes de rencontres surprenantes ou cocasses. Il n’en restait
pas moins que Longo, la vipère cornue, avait eu tort de venir s’y chauffer au
soleil.
Certes, pour une imprudence, c’en était une ! Oser la narguer ainsi, elle,
Youmba ! Depuis quand les arbres bordant le cours de la Ouahmbélé ne
servaient-ils plus à rien ? Depuis quand n’y avait-il plus, pour Longo,
d’autre brousse que la brousse de Djouma ?
Ses yeux rutilèrent de rage et sa queue, se tuméfiant, s’éploya en
panache.
D’ordinaire, quand elle chassait, on ne l’entendait pas venir. D’ailleurs,
quand on chasse, la première des conditions à remplir, c’est de ne faire
aucun bruit, d’aucune sorte, afin de ne pas alerter la proie qu’on convoite.
Seulement, cette fois, c’était plus qu’elle ne pouvait supporter. C’est
pourquoi, perdant toute prudence, elle poussa trois cris, rien que trois petits
petits cris de son répertoire, mais qui eurent pour résultat immédiat de tirer
Longo de sa somnolence et de ces beaux rêves venimeux qui font frissonner
de plaisir les vipères cornues tout le long de leur corps écailleux.
Personne n’a jamais su, personne ne saura jamais pourquoi, depuis que le
monde est monde et qu’il existe au monde des serpents et des mangoustes,
celles-ci poursuivent de père en fils, quelque vive que soit la résistance que
leur opposent ceux-là, une politique d’association qui présente la singularité
de ne pouvoir aboutir à l’assimilation totale que dans la mesure où elle
sacrifie aux sévères beautés de l’extermination.
Toujours est-il que Longo, la vipère noire, était déjà prête à la bataille.
Impossible d’ailleurs de songer à rien d’autre. Youmba ne lui permettrait
pas de regagner son trou sans combat. Elle eût agi de même à sa place. Il lui
fallait donc vaincre ou mourir.
Youmba dévorait Longo du regard. Longo fixa sur Youmba ses petits
yeux glacés. Que ne pouvait-elle l’hypnotiser, comme elle hypnotisait les
oiseaux, et en profiter pour lui inoculer la mort ! Youmba échappait, hélas !
au pouvoir qu’irradiaient ses yeux. Elle le savait. Elle savait aussi que, toute
vipère cornue qu’elle fût, il n’était rien moins que sûr qu’elle se tirât à son
entière satisfaction de la rencontre que Youmba venait de lui imposer.
La jubilation des corbeaux de l’endroit ne connut bientôt plus de borne.
— Kraa !… kraa !… kraa !… croassait l’un, battant des ailes. Kraa !…
kraa !… kraa !… Longo, la terreur des oisillons, a trouvé son maître.
Kraa !… kraa !… kraa !… Ce n’est pas trop tôt ! Quelle délivrance !
Bisque, bisque, rage, Longo, méchant ver de terre trop long ! C’est bien fait
pour toi ! Personne ne te regrettera, ô toi qui t’étires comme fil d’araignée,
ô toi qui grimpes aux arbres – kraa !… kraa !… kraa !… – où tu te changes
en liane, au grand dam des oiseaux mangeurs de grains et de chenilles.
Kraa !… kraà !… kraa !… Oui, c’est bien fait pour toi, ô douée de
mauvais œil, jeteuse de sorts aux crochets vénénifères, abrégé de sentier de
brousse et mobile contrefaçon de liane !
— Gloire à Youmba ! craillait un autre. Youmba est la plus belle et la
plus vaillante des mangoustes. Kraa !… kraa !… kraa !… Voyez, oiseaux
mange-miel et mange-mil, voyez comme Longo, la vipère cornue, tremble
devant elle.
— Ce soir, vaticina de façon sibylline un troisième, la brousse de
Djouma comptera un malfaiteur de moins.
Un silence de mort écrasa soudain le champ de bataille que Doppelé, le
charognard au cou pelé, survolait depuis un instant déjà. Longo, arc bandé
qui se détend tout à coup, projetant avec force une sagette, venait d’émettre
le cri de guerre des serpents de sa caste et de porter en même temps à
Youmba un coup droit, que celle-ci n’évita que de justesse.
— Kikiki ! Kikikikirikikikii ! grogna Youmba, exaspérée par tant de
traîtrise. Aha ! c’est comme ça qu’on reçoit à présent les amis chez les
serpents de ton espèce, sale ver de terre poussé trop vite. Et juste au
moment où il me souvient, Longo de mon cœur, que vous avez, mes parents
et toi, de vieilles, de très vieilles affaires en suspens !
Souffre que je représente ici mes parents, tout en long. Et ne me tiens pas
rigueur de te demander de bien vouloir me fournir à ce sujet toutes
explications utiles ni de défendre de mon mieux leurs intérêts, qui sont les
miens.
Longo, serrant les lèvres, se jeta sur Youmba derechef. Mais Youmba se
tenait sur ses gardes. Attaque prévue, attaque parée. Un saut la mit hors
d’atteinte. Elle ne pouvait toutefois en rester là. Temporiser agir ne vaut. Il
lui fallait prendre l’offensive. Il y allait de son renom. La passivité n’était
pas au demeurant de ses qualités dominantes. Versée comme elle l’était
dans son métier de mangouste, elle fit donc sur-le-champ ce qu’elle avait à
faire, et commença par harceler Longo, qui bientôt ne sut où donner de la
tête, de charges plus ou moins poussées qui ne constituaient que des feintes.
L’expérience lui avait en effet appris que le meilleur moyen d’humilier
l’orgueil des serpents consistait, chaque fois qu’on avait maille à partir avec
eux, à les obliger à se dépenser en pure perte. Mille exemples concordants
prouvaient que ces vers de terre grandis trop vite s’exténuaient de même.
Pouvait qui voulait les avoir à l’épuisement. Un rien de patience suffisait.
Mais l’expérience ne s’acquiert qu’avec l’âge. Elle s’y prenait autrefois
autrement et ne sortait jamais que mal en point de ces tournois où – alors –
elle cherchait moins à épuiser les forces de son venimeux ennemi, avant de
lui porter le coup de grâce, qu’à lui rompre, d’entrée de jeu, les vertèbres.
— Kraa !… kraa !… kraa !… croassèrent les corbeaux au bout d’un
instant. Kraa !… kraa !… kraa !… Longo faiblit. Longo perd toute vivacité.
Longo commence à ne pouvoir se mouvoir qu’avec peine. Kraa !…
kraa !… kraa !… Longo n’a plus longtemps à vivre. Vie et victoire à
Youmba ! Gloire à Youmba, la mangouste des mangoustes, qui a tant de
courage en son derrière musqué ! Honneur à Youmba et à ses prouesses !
Louée soit Youmba, qui purge la brousse des serpents qui l’infestent !
Les corbeaux disaient vrai. Les réflexes de Longo mollissaient à vue
d’œil. Elle avait joué son va-tout et perdu. Elle allait payer de sa vie sa
défaite. Youmba, forte des lois de la brousse, n’avait plus qu’à l’achever.
Mais Youmba hésitait à croire à son triomphe. Elle estimait que Longo
avait passé trop vite de la fougue à la prostration pour ne pas lui réserver
une de ces ruses en usage chez les serpents. La belle malice, en vérité, si
malice il y avait ! Youmba n’était tout de même pas née de la veille. Il y
avait beau temps qu’on ne la prenait plus sans vert.
Elle tourna d’abord autour de son ennemie, en prenant soin de garder ses
distances. Cette manœuvre prouvait son extrême circonspection. Puis elle la
flaira de loin, longuement.
Longo ne bougeait toujours pas. Elle avait l’air de faire la morte.
— Que Youmba fasse bien attention ! laissa brusquement tomber du haut
du ciel Doppelé, le charognard au cou pelé. Longo signifie fourberie. Et
Longo vit encore.
À ces mots, Youmba fit un bond en arrière. Elle revint un instant après
sur ses pas, décidée à en finir. Deux ou trois coups de pattes de sa part ne
provoquèrent que de vagues réactions de Longo. Youmba comprit, à ce
signe, que c’était le moment ou jamais, et, sautant sur Longo anéantie, lui
broya d’un coup de dents les vertèbres.
Les corbeaux, à cette vue, pleins de joie, s’envolèrent. Youmba, absorbée
qu’elle était par ses occupations alimentaires, n’accorda qu’une oreille
distraite à leurs jacassements. Depuis que la brousse est brousse, et qu’il y a
des serpents et des mangoustes par la brousse, chair de serpent est
nourriture de mangouste.
Youmba le savait. Longo l’avait su. Et c’est pourquoi Longo, la vipère
cornue, ayant été vaincue, dans un règlement de comptes à la loyale, par
Youmba, la mangouste, celle-ci, comme de juste, ne pensait qu’à dévorer
Longo à belles dents, sous les regards pleins d’envie des corbeaux présents,
et de Doppelé, le charognard au cou pelé, le ventre des mangoustes
constituant, de notoriété publique, la seule honorable sépulture que puisse
souhaiter un serpent traditionaliste.

*
Bissi’ngalé vivait maintenant une vie inquiétante. Youmba le voyait
dépérir d’un jour à l’autre. Il ne s’alimentait que du bout des dents. Il lui
arrivait de passer des journées entières sans bouger de sa case. Il y geignait
d’interminables chansons ou y tenait des discours incohérents.
Peut-être eût-il mieux valu qu’il employât son temps d’autre manière. La
brousse de Djouma regorgeait de lapins aux longues oreilles. Ce n’est pas
en palabrant dans le vide, à longueur de journée, qu’on risque de les prendre
aux collets.
Youmba avait tort de se tourmenter au sujet de Bissi’ngalé. Il le lui
prouva certain soir. Et Youmba le comprit fort bien, mais seulement à
l’instant où Bissi’ngalé, la prenant dans ses bras, comme il avait accoutumé
de le faire chaque fois qu’il voulait jouer avec elle, lui trancha la gorge d’un
coup de poignard.
Les lois de la brousse sont terribles en leur simplicité. Le ver mange les
racines des herbes et des arbres ; le crapaud les vers, les larves et les
mouches ; le serpent les crapauds ; la mangouste les serpents ; et l’homme,
pour peu qu’il ait faim, n’hésite pas à tuer son meilleur ami pour s’en
repaître.
Tuer pour ne pas être tué : telle est la grande loi de la vie et de la
brousse. Toutes les autres lui donnent raison et la justifient. C’est pourquoi
la faiblesse est le pire des crimes.

FIN

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