Batouala Rene Maran
Batouala Rene Maran
Batouala Rene Maran
Batouala
Véritable roman nègre
Albin Michel
BATOUALA
Dédicace
Je dédie ce livre
À mon très cher ami
Manoël Gahisto
Préface
PRÉFACE
*
Des horizons où le soleil se lève à ceux où il se couche, le vent
pourchasse les brouillards et les émiette. Et dans ces brumes, qui
enveloppent de leurs pagnes les hauteurs ou « kagas », tous les oiseaux
chantent, des perroquets aux merles-métalliques, des hochequeues aux
gendarmes, des toucans aux mange-mil, des foliot-tocols aux corbeaux.
Les pintades, attroupées sur les branches basses de certains arbres,
cacabent grassement leurs chants de bienvenue. Les tourterelles rasent le sol
de leur vol, puis pointent vers le ciel qui semble les aspirer. Les coqs,
dressés sur leurs ergots, sonnent le ralliement de la lumière. Et les poules
s’enfuient, tête sous l’aile, dès qu’elles voient, à travers les brouillards que
le soleil dilue, le vol des charognards tournoyer à faible altitude, dans l’air
bleuissant.
L’air frais vient, fuit, revient, caresse. Et produisent les arbres un musical
frisselis de mille feuilles mouillées. Et frémissent les cimes des hauts
fromagers. Et, entre-choquant leurs longues tiges flexibles, les bambous
longuement gémissent.
Un dernier coup de vent déchire enfin les dernières brumes d’où le soleil
surgit lavé, intact, lucide.
De la plaie qui s’élargit, là-bas, du rouge soleil, semble émaner un
apaisement prodigieux qui, d’espace en espace, gagne les plus lointaines
solitudes.
Mais indifférent à la faveur solaire, assis à même le sol, à deux brasses
de sa case, auprès du bon feu qu’il vient d’allumer, Batouala, le mokoundji,
l’esprit libre de toute pensée, lentement, sagement, fume sa bonne vieille
pipe en terre, son bon vieux « garabo », que d’aucuns préfèrent appeler
« gataba ».
Le jour était venu…
II
Il fumait, les yeux clignés, par petites bouffées courtes. De temps à autre,
giclant d’entre ses dents limées, le sibilement mou d’un jet de salive suivait
une expiration profonde.
Il fuma ainsi, longtemps. Le soleil, à mesure qu’il progressait dans le
ciel, allait s’échauffant. Sa présence avait beau lui être agréable, il ne s’en
occupait guère, trop habitué qu’il était à sa ferveur quotidienne.
Il fumait. Le vent du large, souffletant le feuillage des fromagers,
s’insinuait parmi leurs branches et faisait frissonner le vert tendre de leurs
jeunes pousses.
La montée de la sève, dilatant les troncs par endroits éclatés, suintait en
gommes d’or roux, de l’écorce craquelée et vivante.
Ponts projetés d’arbres en arbres, les lianes, serpents monstrueux,
inextricablement s’enroulaient, se déroulaient.
La tenace odeur des terres chaudes, des herbes grasses, des arbres, la
pestilence des marigots et l’arome des menthes sauvages envahissaient la
brise, qui les disséminait. Et perdus en cet enthousiasme végétal, les
oiseaux conjuguaient leurs cris disparates, tandis que, faiblement, noirs
dans le haut azur, des charognards gémissaient, en planant.
Derrière la Pombo ou derrière la Bamba, quelqu’un chantait
— Ehé… yaba… ho !
On devait travailler, quelque part, là-bas, toute chanson rythmant un
effort.
La chanson monotone décomposait la quiétude ambiante. Lorsqu’elle
cessait, on n’entendait plus que le crépitement de la brousse séchée par le
soleil ou l’éclatement des siliques des tamariniers ; on ne percevait plus que
tous ces bruits menus dont est fait le silence. Puis la chanson reprenait plus
indistincte, là-bas…
Yassigui’ndja venait de préparer le manioc quotidien. Elle avait fait
bouillir aussi, en deux autres marmites, des patates douces et du pourpier
sauvage.
Lorsque son homme daigna manger, elle prit la pipe qu’il avait délaissée.
Et à son tour elle fuma, surveillant du coin de l’œil une savoureuse grillade
de vers blancs et gras, tandis qu’adossées chacune à sa case, ses huit
compagnes procédaient à leur toilette intime.
Elles n’apportaient nulle affectation à la faire. À quoi cela aurait-il bien
pu servir ? L’homme et la femme sont faits l’un pour l’autre. Ne pouvant
ignorer ce en quoi ils diffèrent, pourquoi se gêneraient-ils l’un devant
l’autre ? La honte du corps est vaine et la pudeur, hypocrisie. On ne songe
jamais à cacher que le mal fait ou l’insuffisant. Il est d’ailleurs bien inutile
d’essayer de dissimuler les charmes sexuels que N’Gakoura nous a départis,
qu’ils soient avantageux ou dérisoires. On est comme on est.
Batouala passa du manioc aux vers blancs et des vers blancs aux patates
douces. Entre deux ou trois bouchées, il engoulait une ou deux « copes » de
« kéné », bière faite de mil fermenté.
Rassasié, il signifia d’un geste à Yassigui’ndja qu’il désirait fumer
encore. Et pendant longtemps, très longtemps, il tira à nouveau de son
« garabo », sans se presser, des bouffées courtes suivies d’expirations
profondes.
Satisfait, à la longue, d’avoir si bien employé le commencement de sa
journée, il prit soudain la décision d’examiner les doigts de son pied
gauche. Des chiques avaient dû s’y établir à demeure.
Quelle sale engeance, que les chiques ! Le pauvre bon nègre est obligé à
tout moment de chercher à voir s’il ne leur a pas donné asile en sa chair.
Sinon, c’en est fait de lui. Et ces bestioles mettent à profit sa négligence,
pour lui pondre en n’importe quelle partie de son corps, mais plus
particulièrement en ses doigts de pied, plus de leurs œufs qu’il n’est de
femmes en un village populeux.
Il n’en est pas de même chez les blancs. Que l’une d’elles s’avise
seulement d’effleurer leur peau qui n’est que tendreté et faiblesse !
Se rendant compte aussitôt de sa présence, ils ne reprennent sentiment
que lorsque « Missié boy », toutes affaires cessantes, est parvenu à déloger
le minuscule pou pénétrant qu’est la chique, du minuscule bourrelet de
chair qu’elle a choisi comme habitat.
Mais à quoi bon aborder ce sujet ? Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on sait
que les hommes blancs de peau sont plus douillets que les hommes à peau
noire.
Un exemple, entre mille. Personne n’ignore que les blancs, sous prétexte
de faire payer l’impôt, forcent tous les noirs qui sont en âge de prendre
femme, à se charger de colis volumineux, de l’endroit où le soleil se lève à
celui où il se couche, et réciproquement.
Les trajets durent deux, trois, cinq jours. Peu leur importe le poids des
colis dénommés « sandoukous ». Ce n’est pas eux qui plient sous le faix. La
pluie, le soleil, le froid ? Ce n’est pas eux qui en souffrent. Par conséquent,
ils n’en ont cure. Et vivent les pires intempéries, pourvu qu’ils soient à
l’abri !
Les blancs pestent contre la piqûre des moustiques. Celle des « fourous »
les irrite. Ils craignent les mouches-maçonnes. Ils ont peur de cette
écrevisse de terre qu’est « prakongo », le scorpion, qui vit, noir, annelé et
venimeux, parmi les toitures ruineuses, sous la pierraille ou au cœur des
décombres.
En un mot, tout les inquiète. Comme si un homme digne de ce nom
devait se soucier de tout ce qui vit, rampe ou s’agite autour de lui !
Les blancs, aha ! les blancs… N’affirmait-on pas que leurs pieds
n’étaient qu’une infection ? Quelle idée aussi que de les emboîter en des
peaux noires, blanches ou couleur de banane mûre ! Et s’il n’y avait encore
que leurs pieds à puer ! Lalala, mais tout leur corps transpirait une odeur de
cadavre !
On peut admettre, à la rigueur, qu’on se protège les pieds de cuir cousu.
On évite ainsi de se les déchirer sur les dures arêtes des plateaux de latérite.
Mais se garantir les yeux de verres blancs ou noirs, ou couleur de ciel, par
beau temps, ou couleur ventre de gendarme ! Mais se couvrir la tête de
petits paniers ou de calebasses d’espèce singulière, voilà, N’Gakoura ! qui
tourneboulait l’entendement.
Un brusque mépris haussa ses épaules et, pour le mieux exprimer, il
cracha. Aha ! les blancs n’étaient sûrement pas des gens comme tout le
monde. Ils connaissaient tout, et plus encore. Chaque jour abondait, du
reste, en preuves nouvelles. Les uns rapportaient de France de bien étranges
machines. Il suffisait de faire tourner un petit morceau de bois ou de fer
dans le ventre de ces engins de sorciers pour qu’ils se missent à parler ou à
chanter, comme de vrais blancs, sans que l’on vît personne, et sans que l’on
sût pourquoi ni comment.
D’autres – ehein ! il avait vu cela, de ses propres yeux – d’autres
avalaient des couteaux.
Le fait ne pouvait d’ailleurs être discuté. Par toute la région de la Bamba,
et plus loin encore, qui ne connaissait, au moins de réputation, le terrible
« Moro-Kamba », le terrible « commandant » mange-sabre, qui avait pacifié
les bandas ?
D’autres, enfin, pouvaient voir sans bouger de place, grâce à des verres
cernés de longs tubes mobiles, les paysages les plus reculés et s’intéresser,
comme s’ils y étaient, aux spectacles les plus lointains.
Et ce « doctorro » – c’est le nom que les blancs donnent à celui qui, chez
eux, fait commerce de sorcellerie – et ce « doctorro » qui vous faisait pisser
bleu – ehein ! bleu, – lorsque tel était son bon plaisir.
Et ceci, n’était-ce pas plus terrifiant encore ? N’avait-il pas vu, ces jours
passés, lors de l’arrivée du nouveau « commandant », n’avait-il pas vu
celui-ci enlever la peau de sa main, une peau qui, ma foi, ne ressemblait que
fort peu à toutes les peaux déjà connues.
Toujours est-il qu’il s’était dépecé, devant lui, sans douleur. S’il avait
souffert, il aurait crié.
N’ayant pas crié, il n’avait certainement pas souffert.
Tout cela était « manières de blancs », comme était « manière de
blancs » courir les routes juché sur l’un de ces deux objets ronds et
élastiques qu’on propulse tantôt du pied droit, tantôt du pied gauche, et qui
jouent à se poursuivre sans jamais parvenir à se rattraper.
Et n’affirmait-on pas aussi que certains blancs jouissaient de l’étonnant
privilège d’avoir des bras, des yeux, des jambes et des dents démontables ?
Qu’ils pouvaient, œil, bras, jambes ou dents les poser là, sur une table, pour
les montrer à tout venant, puis, comme si de rien n’était, les remettre en
place, le plus simplement du monde ?
Ohu !… Jamais les hommes noirs de peau, sorciers, « somalés » ou
féticheurs, n’avaient rien fait de pareil, jamais ils ne pourraient réaliser de
telles merveilles !
Aussi, peu à peu, malgré qu’il en eût, une admirative terreur remplaça
son mépris.
*
Le soleil atteignit le milieu de sa course. Les merles-métalliques, comme
d’habitude, annoncèrent le radieux événement. Le cri des cigales n’agaçait
encore que faiblement les étendues où tout paraissait dormir d’un immense
sommeil écrasé de lumière.
Les trois grands tourbillons de vent, qui passent toujours à ce même
moment de la journée, soufflèrent tout à coup à pleins poumons et se turent
comme par enchantement.
Les feuilles des fromagers s’immobilisèrent à partir de ce moment-là. Et
nulle brise n’éveillant l’ondulation des herbes géantes sous ses caresses
successives, des fumées lointaines montèrent, droites.
Mais le chant des cigales avait crû, exaspéré, hallucinant, insatiable.
C’était l’instant que les nègres choisissent pour travailler. Batouala se
dirigea à pas lents vers une hauteur qui dominait sur les plaines
environnantes. Il y avait là trois « li’nghas », de grandeur différente. Il
s’approcha de ces troncs d’arbre au cœur évidé, ramassa deux maillets qui
gisaient à terre et, dans l’air immobile, frappa, sur le plus gros des trois,
deux coups espacés, sonores.
Un grand silence s’établit ensuite, qu’il rompit définitivement de deux
autres coups plus secs, plus courts, suivis presque aussitôt d’une pétarade de
tam-tams de plus en plus vifs, de plus en plus impérieux, de plus en plus
pressés, de plus en plus pressants qui, ralentis et larges, se terminèrent, sans
transition, sur le moindre des « li’nghas », en un decrescendo rapide, fortifié
soudain par la note finale de l’appel.
Et voici que, là-bas, là-bas, plus loin que là-bas, et plus loin encore, de
toutes parts, à gauche, à droite, derrière lui, devant lui, des bruits
semblables, des roulements identiques, des tam-tams pareils grondaient,
essayaient de se faire entendre, répondaient à l’appel entendu, les uns
faibles, hésitants, voilés, imprécis, les autres compréhensibles et
rebondissant d’échos en échos, de « kagas » en « kagas ».
L’invisible s’animait.
— Tu nous a appelées, disaient ces rumeurs de tam-tams. Tu nous a
appelées…
— Nous t’avons entendu.
— Que nous veux-tu ?
— Nous t’écoutons. Parle.
Par deux fois, les espaces répétèrent les mêmes notes troubles ou
distinctes.
Lorsque l’horizon eut résorbé la dernière, Batouala leur répondit.
D’abord des paroles sans force. Elles semblaient dire la torpeur
monotone et quotidienne, la solitude que rien n’attriste, que rien n’égaie, la
résignation devant le destin, l’impassibilité.
Les maillets couraient alternativement sur l’un ou l’autre des trois
« li’nghas ». Une mélopée naissait d’eux, accablante comme un jour de
tornade, avant que ne souffle le « donvorro ».
Le chant s’épanouit. Sur une brusque interruption, son amplitude
augmenta encore. Et toujours, toujours, il montait.
Batouala, heureux, ruisselait de sueur, mais dansait presque.
Ses hommes, leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les amis de leurs
amis, les chefs dont il avait bu le sang et qui avaient bu le sien, il voulait
qu’ils fussent tous présents à la Bamba, dans neuf jours, pour assister à la
grande « yangba » qu’on allait y donner à l’occasion de la fête des
« Ga’nzas ».
La saccade des sonorités prévues depuis des saisons de pluies et des
saisons de pluies leur promettait merveilles. Il y aurait mangeaille,
beuveries, palabres, réjouissances. Il y aurait « yangba », enfin. Non pas
une yangba. Mais toutes les yangbas. Non seulement le pas de l’éléphant, la
danse des sagaies et celle des guerriers, – mais encore, mais aussi, mais
surtout la danse de l’amour, que dansent si bien les sabangas.
Il y aurait mangeaille et yangba, yangba et beuverie. Aha ! le manioc, les
patates, les dazos, les courges, l’igname, le maïs ! Aha ! la bière de mil, les
vékés, le piment et le miel, le poisson et les œufs de caïman ! On mangerait
de tout cela, et de bien d’autres choses encore ! On boirait de tout cela, et de
bien d’autres choses encore ! On boirait et l’on mangerait, au son des
olifants et des balafons. Il fallait venir ! Ehein, ehein ! C’était la fête des
« Ga’nzas ». On ne procède à la circoncision et à l’excision qu’une fois par
douze lunes. Il fallait venir ! Comme on allait rire, yabao ! Comme on allait
rire !…
Les échos débordaient de la joie de ce discours, prolongeaient ses
plaisanteries et ses rires.
Lorsqu’il se tut, une lourde attente pesa, qui ne dura pas longtemps. Car,
tout autour de lui, très loin, très loin, comme après son premier appel, la
conversation reprenait sur des tam-tams qu’on ne voyait pas. Et, malgré
l’éloignement des transmetteurs d’ondes sonores, on saisissait, à chaque fin
de phrase, les mêmes notes d’allégresse occulte.
— Nous t’avons écouté, bien écouté.
— Nous t’avons entendu et compris.
— Tu es le plus grand des m’bis, Batouala.
— Le plus grand des plus grands chefs, Batouala.
— Nous viendrons. Sûrement, nous viendrons.
— Et nos amis seront là.
— Et les amis de nos amis seront là.
— Bombance !… Yabao ! On va s’amuser. !
— Nous boirons comme des trous.
— C’est-à-dire comme des blancs.
— Non, comme de vrais bandas m’bis, parce que les vrais bandas m’bis
boivent plus que…
— On dansera.
— On chantera.
— Nous montrerons après aux femmes ce que nous savons faire d’elles.
— Tu peux compter sur moi…
— Sur moi…
— Sur moi…
— Ouorro…
— Ohourro…
— Kanga…
— Yabi’ngui…
— Delépou…
— Tougoumali…
— Yabada…
— Tous les m’bis seront là.
— Tous les n’gapous aussi.
— Nous viendrons… Nous viendrons…
— Nous viendrons… Nous viendrons…
L’horizon étouffa enfin les dernières réponses. Désireux d’examiner les
nasses qu’il y avait immergées la veille. Batouala s’en fut ensuite vers le
confluent de la Bamba et de la Pombo, non sans se munir, avant de se
mettre en route, de deux sagaies, d’un carquois rempli de sagettes barbelées
et d’une besace en peau de cabri.
Où que l’on aille, si minime que soit le chemin à parcourir, il ne faut
jamais oublier de prendre sa besace et de la porter en bandoulière.
Elle permet de cacher tant de choses ! Par exemple, des pains de manioc
et des feuilles de « bi’mbi ».
Il ne lui fallait, au demeurant, ni plus ni moins. Les pires dangers
pouvaient maintenant survenir. N’avait-il pas ses sagaies, son arc, ses
flèches ? Il pouvait se moquer de la faim à bouche-que-veux-tu, tant que les
gâteaux dont il s’était approvisionné continueraient à distendre le ventre de
sa besace. Il ne dépendait que de lui, d’autre part, de corser à son gré sa
nourriture. Les feuilles de « bi’mbi » étaient là pour un coup. Ce n’est pas
pour rien qu’elles ont la faculté de stupéfier tout poisson passant à hauteur
de l’endroit où on les plonge !
Batouala, chemin faisant, scrutait le sol. C’était une des innombrables
petites habitudes que lui avaient léguées ses ancêtres. Plus il avançait en
âge, plus il en appréciait l’excellence.
Les blancs n’ont pas l’air de comprendre l’utilité qu’il y a de savoir où
l’on pose le pied. Les cailloux blessent, la boue favorise les chutes. Il est
facile, avec un peu d’attention, d’éviter chutes et blessures. On peut en tout
cas raréfier les unes et les autres. Il n’y a jamais perte de temps pour qui
poursuit le moindre effort. Et comme, au surplus, l’expérience nous apprend
que le temps n’a pas de valeur, on n’a qu’à s’en remettre à sa sagesse.
*
Batouala venait à peine de disparaître dans la direction du confluent de la
Pombo et de la Bamba quand Bissibi’ngui, surgissant de la brousse comme
un cibissi de son terrier, s’avança vers les femmes de son ami.
Bissibi’ngui était un jeune homme musclé, plein d’allant, vigoureux et
beau, qui trouvait toujours chez Batouala, même en temps de disette, de
quoi boire et de quoi manger.
Le grand mokoundji le tenait, en effet, en particulière affection. Ses
femmes aussi. Huit d’entre elles avaient même déjà eu l’occasion de
prouver à Bissibi’ngui l’ardeur de l’amitié qu’elles ressentaient pour sa
personne.
Quant à la belle Yassigui’ndja, moins docile aux ordres de celui qui
l’avait achetée qu’à ceux de Bissibi’ngui, elle comptait qu’un heureux
hasard lui permettrait bientôt de manifester à ce dernier la faim qu’elle avait
de lui.
Une femme ne doit jamais se refuser au désir d’un homme, surtout quand
cet homme lui agrée. Tel est le principe fondamental. La seule loi est
d’instinct. Tromper son homme n’a donc pas grande importance, ou plutôt
n’en devrait pas avoir.
Il suffit, d’ordinaire, après palabres plus ou moins longues, de
dédommager tel qui croit avoir à se plaindre, du préjudice qu’on lui a causé
en usant de son bien.
Quelques poules, deux ou trois cabris, quelques œufs couvés ou une
paire de pagnes plus ou moins usagés, et tout est pour le mieux.
Il fallait malheureusement prévoir qu’il n’en serait pas de même avec
Batouala qui était de naturel jaloux, vindicatif et violent. Le cas échéant, on
pouvait être sûr qu’il n’hésiterait pas à se fonder sur les plus vieilles
coutumes bandas, et à réclamer leur stricte application pour supprimer ceux
qui se hasarderaient à rapiner sur ses terres.
Les ayant acquises au prix des plus lourds sacrifices, il voulait être seul à
les ensemencer. Yassigui’ndja ne l’ignorait point. Elle n’ignorait pas non
plus que ses huit compagnes la haïssaient cordialement, parce qu’elle était
la cheffesse de toutes les femmes des villages relevant de l’autorité de leur
mari commun, et, en même temps, sa favorite.
Il y avait gros à parier qu’elles la dénonceraient, au moindre faux pas, à
sa vindicte. Certes, elle se défendrait en les accusant à son tour sans merci.
Que sortirait-il en fin de compte de ces accusations et de ces criailleries ?
Bien fort, yabao ! qui pouvait le prédire. Elle ne se donnerait donc à
Bissibi’ngui que le jour où elle ne courrait pas de risque à le faire.
Mais comment hâter ce beau jour ? Depuis deux ou trois lunes,
Bissibi’ngui espaçait ses visites. Le bel homme, vraiment, que
Bissibi’ngui ! Il marchait sur sa vingtième saison de pluies. C’est à ce
moment-là que les mâles dignes du nom de mâles traquent les femmes, du
matin au soir, comme Mourou, la panthère, l’antilope. Il s’était développé
tout à coup, avait pris corps et muscles. Les « yassis » le recherchaient, non
lui, elles. Elles célébraient à l’envi la vigueur de ses reins et la fréquence de
sa fougue. Bissibi’ngui, leur coq préféré, avait contribué à désunir bien des
ménages ! D’où disputes interminables et rixes toujours renaissantes. Tant
et si bien que le « commandant », excédé de plaintes, avait fini, certain jour,
par le menacer de prison.
Sa réputation, du coup, avait atteint son apogée. Il n’avait qu’à paraître
pour qu’on le fêtât.
On salua donc d’inextinguibles cris de joie son retour inattendu. On lui
demandait le nom des femmes qu’il avait chevauchées depuis qu’il avait
quitté la Bamba. Était-il vrai qu’il eût fait connaître à telle ou telle les
délices de la petite mort ? Aha ! il s’était juré de taire le nom de ses bonnes
fortunes. Soit. Mais on ne lui pardonnerait sa discrétion que s’il contait une
de ces belles histoires qu’il savait si bien conter.
Alors, sans se faire prier davantage, Bissibi’ngui s’allongea sur une natte
et leur conta l’histoire de l’éléphant et de la poule.
— Au temps où M’Bala, l’éléphant, et Gato, la poule, parlaient, la
seconde lança au premier un pari pour savoir qui des deux était le plus gros
mangeur.
Et M’Bala, l’éléphant, dit à la poule : « Poule, tu es si petite, si menue, si
ténue, qu’il n’est vraiment pas possible que tu puisses manger plus que
moi. »
Gato, la poule, répondit à l’éléphant : « Aha ! tu crois cela. Et parce que
tu es bouffi, pansu, difforme, tu crois qu’il m’est impossible de manger plus
que toi ? »
— Comment ne le croirais-je pas ? fit M’Bala. Tu n’as pas plus
d’épaisseur qu’un vent coulis.
Alors Gato de répliquer : « Aha ! c’est comme ça. Bon. Viens chez moi
demain matin, de bonne heure. Tu mangeras de ton côté ce que tu pourras.
J’en ferai autant du mien. Nous verrons, en fin de compte, qui de nous deux
mange le plus. »
M’Bala accepta le pari en barrissant d’allégresse. Le lendemain, dès le
petit matin, il se rendit à l’endroit que Gato lui avait indiqué. La poule l’y
attendait. Ils se mirent tous deux, sans plus attendre, à manger leur content.
Mais voici qu’il prit à Gato envie de se reposer, quand le soleil parvint
au mitan de son voyage. Pour ce, elle fit ce que font toutes les poules qui
ont envie de souffler, c’est-à-dire qu’elle replia l’une de ses pattes sous son
jabot.
M’Bala, stupéfait, lui demanda : « Pour quelle raison te permets-tu de
rester inactive, tandis que je continue à manger ? Et pourquoi, quand tu
fainéantes, ramènes-tu une de tes pattes sous le ventre ? »
Et Gato de lui rétorquer aigrement : « Parce que, moi, je suis loin d’avoir
mangé comme toi à ma suffisance. Si donc tu me vois ainsi, c’est que je me
prépare à avaler une de mes pattes. Je te préviens d’ailleurs charitablement
que si, comme je le crois, ce mets ne me suffit pas, je me ferai un devoir de
t’avaler avant d’avaler ma deuxième patte. »
M’Bala, entendant cela, prit le large en pétant de frayeur et se réfugia au
plus profond de la brousse. C’est depuis ce temps que M’Bala, l’éléphant,
vit dans la brousse et Gato, la poule, parmi les villages des hommes.
D’unanimes félicitations couvrirent la fable que Bissibi’ngui venait de
narrer. Puis les brocards reprirent bon train.
Bissibi’ngui, souriant sans répondre aux plaisanteries qu’on lui
décochait, s’empara de la pipe de Batouala, la bourra de feuilles de « ngao »
que les blancs, dans leur langue, appellent tabac, et déposa sur elles de la
braise.
Cela fait, il s’accouda sur sa natte et, par petites bouffées courtes, les
yeux clignés, il fuma.
— Bissibi’ngui, mon ami, tu ne fais pas assez attention aux femmes qui
s’offrent à toi, lui dit Yassigui’ndja. Un jour, si tu n’y prends garde, tu nous
reviendras riche de quelque sale maladie – d’un bon « kassiri », par
exemple, qui excelle à tenir chaud même quand il fait froid.
Ses huit compagnes éclatèrent de rire.
— Ehé ! éééé…
— Yabao, cette Yassigui’ndja !
— Eééé !… Il n’y a qu’elle, vraiment, pour décocher des bons mots.
Et elles se tapaient bruyamment sur les cuisses.
— Mais le « kassiri » n’est rien, continuait Yassigui’ndja. Il en sera tout
autrement, Bissibi’ngui, mon ami, si tu attrapes « davéké », qui est pire.
Iche !… Tu t’en iras en tout petits morceaux. D’abord, tu seras tacheté
comme Mourou, la panthère. Tu seras horrible à voir, couvert de plaies.
Personne ne voudra plus de toi. Ce n’est que plus tard que tu perdras tes
dents, tes cheveux, tes doigts, que tu deviendras une pourriture mobile.
Rappelle-toi plutôt Yaklépeu, qui est mort il y a… trois, quatre, cinq lunes
peut-être.
Les rires reprirent de plus belle.
Ils duraient encore lorsque revint Batouala. On lui expliqua sur-le-champ
les causes de l’hilarité générale. Il joignit alors ses facéties à celles de ses
neuf femmes. Bissibi’ngui mourrait, pour sûr, comme meurent les
champignons. La joie atteignit son comble. On se tenait les côtes. On
s’administrait réciproquement des plamussades. On se tapait les fesses
contre terre. On pleurait convulsivement, à force de rire.
— Ehéé !… Yaba !…
— N’Gakourao !… ce Batouala !…
— Eééééia !…
*
Cependant, le soleil se couchait.
Le roucoulement des tourterelles, les piailleries des gendarmes, les cris
plaintifs des charognards et des hochequeues diminuèrent peu à peu, ainsi
que les croassements de la gent corbeau.
D’imperceptibles brouillards voilèrent la cime des kagas. Le soleil baissa
doucement. Poules, cabris et canards rentrèrent au gîte.
Un long silence.
Des nuages s’étirent contre le ciel qu’ils pommellent. Le soleil a presque
disparu. Il ressemble, tant il est rouge, à la fleur énorme d’un énorme
flamboyant. Il émet des rayons qui se dispersent en gerbes évasées et
s’abîment enfin dans la gueule de caïman du vide.
Alors, de larges rayures ensanglantèrent l’espace. Teintes dégradées, de
nuance à nuance, de transparence à transparence, ces rayures dans le ciel
immense s’égarent. Elles-mêmes, nuances et transparences s’estompent
jusqu’à n’être plus.
L’indéfinissable silence qui a veillé l’agonie et la mort du soleil s’étend
sur toutes les terres.
Une poignante mélancolie émeut les étoiles apparues dans l’infini
incolore. Les terres chaudes fument en brumes. Les humides senteurs de la
nuit sont en marche. La rosée appesantit la brousse. Les sentiers sont
glissants. On croirait presque que la faible odeur de la menthe sauvage
bourdonne dans le vent avec les bousiers et les insectes velus.
Des bruits de pilon, on ne sait où, écrasent du manioc, du mil ou du maïs.
Le ronronnement des tam-tams anime des « yangbas », on ne sait où. De
distance en distance, des foyers s’allument. On devine les cases, aux
fumées. Suivant l’espèce, des crapauds flûtent, meuglent, glapissent ou
cliquettent. Djouma, le petit chien roux, aboie, aboie. Quelle est cette
stupeur ? D’où provient cette angoisse ?
Comme une pirogue froissant au passage les herbes aquatiques – oh !
comme elle glisse avec lenteur à travers les nuages – blanche, voici
apparaître « Ipeu », la lune.
Elle est déjà vieille de six sommeils…
III
Trois jours avant la fête des « Ga’nzas », il y eut une tornade terrible, qui
clôtura par des ravages une saison de pluies plus que désastreuses.
Nul signe précurseur ne l’avait annoncée. Le jour s’était levé sur
Grimari, un jour comme tant d’autres, indécis d’abord, puis lumineux et
chaud.
Calme, ni frais ni lourd, le vent agitait la dense peuplade des feuilles.
Cachés à leur ombre, les tribus amoureuses de golokoto, la tourterelle,
roucoulaient, – et les « bokoudoubas », et les « lihouas », qui ne diffèrent
des golokotos, les premiers que par leur grosseur, les seconds que par le vert
de leur plumage.
Au-dessus des champs de mil, au-dessus des arbres, au-dessus des kagas,
de plus en plus nombreux, des charognards, infatigablement, tournoyaient.
Parfois, de droit fil, l’un d’eux se laissait choir sur la proie aperçue. Puis,
à lents grands coups d’ailes, comme s’il pagayait l’air, il prenait de la
hauteur et s’éloignait, s’éloignait…
Il ne faisait ni frais ni lourd.
Au long de la Bamba et de la Pombo, le peuple singe s’amusait. Ici,
cabriolaient les « tagouas », qui semblent toujours pleurer, tant leur cri imite
la plainte d’un enfant ; là, grimaçaient les « n’gouhilles » au pelage pareil à
un pagne noir et blanc.
Un essaim d’abeilles arrivant, lancé à la poursuite d’un oiseau mange-
miel, ils décampèrent les uns et les autres, avec effroi. Et pendant un long
moment, on n’entendit plus que le zonzonnement des abeilles.
Elles avaient d’ailleurs déjà disparu depuis longtemps, qu’on les croyait
encore présentes, tant le frisselis de la brise entre les feuilles donnait
l’illusion de leur vol vrombissant.
Il ne faisait ni frais ni lourd.
Les « bokoudoubas » et les « golokotos » roucoulaient. Des villages
perdus sur les collines, des vallons abritant d’autres villages provenaient et
des chansons monotones, et le bruit des pilons écrasant le manioc sec,
cependant que tournoyaient les fils de Doppélé, le charognard, plus
nombreux que jamais dans le ciel immobile.
Macoudé, le pêcheur, tard dans la matinée, vint surprendre Batouala, son
frère, qu’il ne voyait que rarement.
Ayant trouvé deux gros poissons dans ses nasses, il avait décidé qu’il
l’inviterait à partager son repas.
Macoudé et Batouala étaient frères, de mêmes père et mère, et non pas
simplement des agnats comme cela est fréquent, puisque tout homme peut,
si ses moyens le lui permettent, acheter plusieurs femmes et, de chacune
d’elles, avoir des enfants.
Bissibi’ngui, qui se trouvait là, fut invité, lui aussi.
Ils partirent tous les trois, l’un derrière l’autre, comme des canards.
On ne doit pas marcher de front. Une habitude, vieille comme la race
nègre, veut qu’il en soit ainsi.
L’oreille basse, Djouma les suivait…
*
— Il y en a qui font les fières, grogna, entre haut et bas, I’ndouvoura,
l’une des femmes de Batouala.
Jalouse et sensuelle, elle ne décolérait plus de voir que Bissibi’ngui,
depuis son retour, la délaissait trop visiblement pour Yassigui’ndja.
— Ehein ! Il y en a qui font les fières, reprit-elle, plus haut.
Personne ne soufflant mot, elle ajouta, sentencieuse :
— Bien sûr, n’entend pas qui veut ne pas entendre. Il n’empêche qu’on
est, au fond, d’autant plus facile, qu’on pose davantage à ne pas l’être.
N’est-ce pas, Yassigui’ndja ?
Des rires méchants fusèrent. On n’aimait pas cette Yassigui’ndja. Et
quand on pouvait le faire, on le lui prouvait avec usure.
— I’ndouvoura, je crois que tu as raison, répliquait Yassigui’ndja.
J’ignore pourtant qui tu vises en ton allusion. Tu parles, sans doute, de cette
n’gapou mariée à un puissant chef m’bi ? Ma foi, elle a tort d’être fière. À
quelles ignominies bestiales ne se livre-t-elle pas ? Je l’excuse toutefois,
volontiers. Elle a été la femme d’un blanc. Et cela explique tout.
— Ne voilà-t-il pas que cette carne m’insulte ! Ne voilà-t-il pas qu’elle
m’insulte ! Le ventre de celle qui t’a portée était pourri ! Tu es la pourriture
des pourritures ! La preuve. Tous les enfants que tu as portés jusqu’ici ou
sont morts avant terme ou n’ont pas vécu longtemps. Ne dis rien ! Tais-toi,
ou je te rentrerai dans la gorge…
— Ma vieille camarade, pourquoi hurler ? Je ne suis pas sourde. Aurais-
je, par hasard, médit de toi ? Ah ! oui, ah ! oui…
— Veux-tu que je casse ce pilon sur ton sale groin de phacochère ? Je
dirai à Batouala que tu le trompes avec Bissibi’ngui. Je lui dirai…
— Ehein, ehein !… Je te demande pardon, I’ndouvoura. Je te connais
depuis tant de saisons de pluies, que je ne me rappelais plus ton origine
n’gapou, ni que tu eusses servi de femme à un blanc.
Me faut-il t’assurer que mes paroles ne te visaient pas ? Ta vertu, tout le
monde la connaît. Et mieux que tout autre, Bissibi’ngui, dont tu viens de
parler, sait comment tu t’y prends pour repousser les hommes…
I’ndouvoura courut sur Yassigui’ndja. Elle l’aurait frappée, mordue,
griffée. Elle expectorait mille menaces pendant que ses compagnes la
maintenaient. Elle irait se plaindre au commandant. Elle dirait à tout le
monde que Yassigui’ndja avait absorbé un « yorro » pour ne pas avoir
d’enfants. Elle demanderait aux anciens de la condamner à boire le poison
d’épreuve. Et puis, au fond, pourquoi continuerait-elle à se tourner les sangs
de la sorte ? Bissibi’ngui ! Puf ! Elle s’en moquait. On ne fréquente pas qui
a le « kassiri ».
— Lorsqu’on ne peut plus manger ce que l’on désire, on affirme que l’on
n’a plus faim.
Quant à ce bouc de Bissibi’ngui, s’il a vraiment ce que tu dis, comme je
te plains, pauvre chère I’ndouvoura !
À ces derniers mots, toutes les rieuses furent, pour une fois, du côté de
Yassigui’ndja.
— Tu t’es attaquée à plus forte que toi…
— Voilà où mène la jalousie, I’ndouvoura. Lorsque tu m’as pris
Bissibi’ngui, ai-je été jalouse de toi ?
— Tu le voudrais pour toi seule ? Quel appétit !
— Cette Yassigui’ndja, elle est impayable !
— Et vous a de ces reparties !
— Allons, allons, dit Yassigui’ndja. Assez plaisanté pour aujourd’hui.
Venez manger plutôt de ce manioc. N’est-ce pas, qu’il sent bon ?
Voyez-vous, le lit, les victuailles, le gâteau de manioc, l’homme, la danse
et le tabac, il n’y a que ça de vrai.
Cette boutade fit exploser d’interminables éclats de rire.
*
Le vent tomba. Il fit, soudain, très lourd. Peu à peu, le ciel couleur de
latérite était devenu gris cendré. De tous côtés, les mouches se mirent à
bourdonner. Un à un, les oiseaux se turent. Un à un, les charognards
disparurent.
De grands nuages blanchâtres surgissaient de derrière les kagas,
s’entassaient, s’aggloméraient, s’épaississaient, allaient, involontaires, au
gré des courants aériens.
Bientôt, une force occulte les poussa sur la Bamba. Plus noirs que
charbon, enchevêtrés les uns dans les autres, se pressant, se bousculant, se
chevauchant, ils galopaient à la manière de bœufs sauvages, échappés d’un
feu de brousse.
Des traits fulgurants striaient leur masse. L’écho apportait la déflagration
des grondements du tonnerre.
Marmites et nattes furent rentrées à la hâte. Alors, passant au travers des
toits, immobile et bleue, la fumée encercla les cases.
Plus rien ne bouge, à présent. Les nuages obstruent le ciel bas et,
stationnaires, dominent la Bamba, la Déla, la Déka ; dominent les villages
de Yakidji et de Soumana, de Yabi’ngui et de Batouala ; dominent les
villages de Bandapou, de Tamandé, de Yabada, de Gratagba, de Oualadé, de
Poumayassi, de Pangakoura, de Matifara ; dominent toute cette verdure que
leur ombre étouffe, suppriment la vie quotidienne et, pleins d’une menace
imminente, attendent un signal qui ne vient pas.
Là-bas, là-bas, entre Soumana et Yakidji, le sombre des nuages se résout
en traînées grisâtres, qui unissent à la terre le ciel.
C’est la pluie. Poussée par la même puissance qui a dirigé les nuages,
elle fond sur la Bamba, elle se rue sur Grimari.
À mesure qu’elle progresse, elle comble de brouillards les terres qu’elle
a conquises.
Ouhououou !… Enfin ! Un grand vent chaud se lève, venu on ne sait
d’où.
Les feuilles des bananiers s’entre-choquent. Des coassements se
répondent et se confondent. Ce sont les légions de Ko’mba, la grenouille et
de Lé-treu, le crapaud, qui appellent la pluie.
Le vent souffle. Un hurlement le précède. Il rebrousse les herbes, tord les
branches, rudoie les lianes, déchire les feuilles, balaie le sol, emporte sa
poussière rouge, passe, fuit, s’affaiblit.
Son gémissement diminué s’atténue encore, se disperse et s’évanouit, on
ne sait où. Et, à nouveau, c’est le silence, un silence anxieux de cette
clameur et de ce murmure qui se sont tus.
Le voici qui revient. La pluie est là ! la pluie est là ! Le vent apporte la
bonne odeur des terres mouillées. Les roulements de tonnerre se succèdent,
se rapprochent. Et la pluie commence à tomber.
Fines, espacées, légères, ses gouttes crépitent sur la brousse sèche, sur
les rochers. L’air fraîchit. Le vent augmente. C’est « donvorro », la tornade.
Sa fureur croît d’instant en instant. Et la pluie tombe. Tiède, torrentielle,
diluvienne, en hordes lourdes, rapides, serrées, infatigables, irrésistibles,
incessantes, elle tombe sur la Bamba, elle tombe sur la Déla, elle tombe sur
la Déka. Elle tombe sur tous les kagas que l’on voit encore, sur tous les
horizons que l’on ne voit plus. Le donvorro et elle accablent la brousse de
leur rage complice. Ils exfolient les arbres, cassent leurs branches, arrachent
les toitures et les emportent.
Une nuée impénétrable sourd des étendues naguère surchauffées. L’eau
cherche l’eau, s’attroupe, se fraie des routes, s’ameute en cascades, se mue
en ruisseaux, dévale sur les pentes, bondit vers la rivière.
Le « donvorro » précipite la course de ces cascades et de ces ruisseaux.
Et la pluie, de plus en plus ferme, de plus en plus dure, de plus en plus drue,
éventre les toits, les effondre, flaque dans les cases, éteint leurs foyers,
délite les murs, cependant que le zigzag des éclairs, leur éclat, les
craquements saccadés de la foudre, le fracas des arbres entraînant d’autres
arbres en leur chute et les roulements de l’orage étonnent l’espace de leurs
cataractes grondantes.
L’ouragan dura toute la journée, toute la nuit et tout le lendemain matin,
jusque vers ce moment où le soleil dépasse le milieu du ciel.
Le vent diminua alors progressivement. Et, seule, la pluie continua à
tomber, mais légère, espacée, fine et fraîche…
*
La brousse est maintenant changée par endroits en marécages au sein
desquels coassent Ko’mba, la grenouille, et Lé-treu, le crapaud.
Quand l’herbe est ainsi submergée, quand tous les plis de terrain ne
récèlent que des poches d’eau, les crapauds et les grenouilles chantent.
Donnez le ton, grenouilles-mugissantes. Votre voix est grave, profonde,
mesurée. Donnez le ton. Vos frères reprendront en chœur votre chant.
Écoutez plutôt. D’autres voix invisibles ont déjà répondu à votre appel.
Écoutez. Tous les Lé-treus de la création et tous les Ko’mbas chantent.
Ils chantent parmi les pestilences de la brousse inondée, heureux de
l’immense humidité qui les entoure et qui les fait, pour un instant, les
maîtres du monde.
Ils chantent. Plus rien ne résiste à leur empire sonore. De partout, à
présent, les échos se renvoient l’éclat de leurs timbres différents.
Grenouilles – mugissantes, crapauds – cymbales, crapauds-buffles et
rainettes-forgerons concertent leurs bruits d’enclume, leurs voix
cliquetantes et leurs meuglements.
« Ka-ak… ka-ak… Ti-tilu… ti-tilu… Kéé-ex… kéé-ex… Kidi-kidi…
kidi-kidi… Dja-ah… dja-ah… »
Tintements de sonnailles, chocs de pilons, cliquetis de sagaies,
vomissements incoercibles, – discrets ou clairs, criards ou rauques, les
coassements de toutes les sortes de crapauds et de toutes les espèces de
grenouilles font « yangba ».
C’est, au déclin du jour, un tam-tam assourdissant. Tout à coup, il
s’éteint. Mais, tout à coup, il recommence…
La pluie s’est arrêtée. Les routes sont glissantes. De longues bandes de
fourmis-cadavres, abandonnant leurs fourmilières dévastées, les traversent.
Longtemps, une prenante odeur de pourriture persiste après leur passage. Et
presque sans crépuscule, c’est la nuit.
Lentement sortie de sa case en nuages, la lune parcourt le grand village
des étoiles. Jaune, brillante, à peu près ronde, elle va. Nul halo ne la cerne.
Les étoiles scintillent. Il n’y a plus que les étoiles, des milliers d’étoiles, et
la lune.
Un oiseau nocturne fait : « Oubou-hou, ou-bou. » Les crapauds coassent
toujours. Les cigales crissent et les grillons stridulent. Quelques lucioles, de
loin en loin, déchirent l’air de leur feu vert et intermittent. Mais, à part eux,
tout dort.
C’est la nuit.
Le vent est lent.
Il fait froid.
V
Un formidable ouragan de :
Iahéya,
Le Kouloungoulou, le Kouloungoulou !
Iahé, le Kouloungoulou, iaho !
Tous les jours ne sont pas jours de fête. Après la saison sèche, la saison
des pluies, les chants de deuil après les chants de joie, et après le rire, les
larmes.
Le père de Batouala était parti, en pleine yangba, à travers la noire
brousse qui toujours recommence, pour ce village qui est si loin que jamais
personne n’a pu en revenir.
Mourir en buvant… Il n’y a pas de mort plus belle. L’ivresse annule
jusqu’au regret possible. On passe du sommeil à la mort. Pas d’angoisse.
Pas de soulfrance. Un glissement continu, infini, dans l’ombre. On ne
réfléchit pas. On ne résiste plus. Quelles délices !
Et puis plus rien, plus rien. On repose enfin, quelque part sur les terres de
N’Gakoura, à moins que ce soit sur celles de Koliko’mbo. Là, plus de
moustiques, ni de brumes, ni de froid. Le travail y est aboli. Plus d’impôt à
payer ni de sandoukous à porter. Les sévices, les prestations, la chicotte ?
Nini ! mata ! Une tranquillité absolue, une paix illimitée. Plus besoin de
voir ni de vouloir. On a de tout à profusion, et pour rien – même les
femmes.
Depuis que les boundjous étaient venus s’établir chez eux, les pauvres
bons noirs n’avaient pas de refuge autre que la mort. Elle seule les déliait de
l’esclavage. Car on ne trouvait plus le bonheur que là-bas, en ces régions
lointaines et sombres d’où les blancs sont formellement exclus.
Ainsi, depuis huit jours et huit sommeils se lamentaient pleureuses et
vocératrices, autour du corps, amarré à un arbre, du père de Batouala.
La chevelure grise de cendres, en signe de deuil, le visage noirci de
charbon, elles se lacéraient la poitrine et les membres, criaient et dansaient
en pleurant.
L’assistance marmonnait des chants funèbres.
Baba, toi seul es heureux.
C’est nous qui sommes à plaindre,
Nous qui te pleurons.
Ah ! s’il n’y avait pas eu la coutume pour animer la lassitude des uns et
des autres. Après tout, un mort, ce n’est pas intéressant. On ne peut espérer
de lui que des représailles posthumes. Il n’appartient plus à la communauté
que sous forme de Mânes. Bref, il est aussi inutile à la tribu qu’une feuille
sèche ou qu’un os décharné.
Seulement, la coutume et les anciens exigent qu’on accompagne de
danses et de chants lugubres, le voyage de celui qui se dirige vers ce village
de N’Gakoura ou de Koliko’mbo si loin situé, que personne n’en est
revenu.
Certes, le père de Batouala était bien mort. On n’en pouvait douter. Il
était même grand temps de le planter en terre. D’innombrables essaims de
grosses mouches vertes et velues patouillaient sur là puanteur de son corps
décomposé par huit longues journées d’exposition.
D’ailleurs, la chasse battait son plein. À présent, chaque soir, à tous les
horizons, compactes, des fumées montaient en droite ligne vers le ciel,
annonçant de belles matinées. Chaque soir, avec le bruit des tam-tams, la
brise apportait des débris d’herbes brûlées, le parfum des plantes
aromatiques et l’âcre odeur du bois merdier.
Puisque la saison invitait aux battues giboyeuses, la coutume ayant été
observée, il fallait planter en terre – au plus vite – ce cadavre ennuyeux.
La coutume ! On avait désormais tendance à l’oublier un peu trop
volontiers, faisaient aigrement remarquer les anciens. Les jeunes et, en
général, tous ceux qui servaient chez les blancs, la tournaient en dérision.
Par ignorance, jeunesse est volontiers goguenarde. Se moquant des
vieillards et de leur sagesse, elle n’essaie pas de raisonner, ou plutôt croit
qu’un éclat de rire vaut un raisonnement.
Or, la coutume, c’est toute l’expérience des anciens et des anciens des
anciens. Ils ont empilé en elle tout leur savoir, comme en un panier on
empile le caoutchouc. Aussi n’était-ce pas en vain qu’elle voulait qu’on
exposât les cadavres huit jours pleins, et plus encore.
Cette longue attente, que les blancs jugent stupide, présentait d’abord
l’avantage de permettre à la famille d’être entière présente aux funérailles.
Le m’bi, en effet, se déplace sans cesse, comme tout nègre, du reste. Il
est ici, un jour. Demain, il est là. Le surlendemain, on a perdu sa trace.
Alors, vite, le tam-tam parle. Son appel est reçu et transmis. Il bondit de
vallée en vallée, franchit les plus hauts kagas, bruit parmi les sous-bois, les
dépasse, va, court, roule de marigot à marigot, de village à village,
apprenant à tous et à chacun la fatale nouvelle. Et l’intéressé, qu’il
cherchait, rentre en hâte, afin d’être rendu au plus tôt où il se doit d’être.
C’est une des raisons pour lesquelles on expose les morts si longtemps.
C’est encore et surtout pour ceci. Les anciens des anciens avaient, entre
autres choses, remarqué que, parfois, tel qu’on croyait mort, ne l’était
guère. Ils avaient vu des cadavres se ranimer, au moment où on se préparait
à les ensevelir.
D’où ils avaient conclu qu’on pouvait dormir plusieurs jours à la manière
d’un mort, tout en étant vivant.
Dites après cela qu’on a tort d’exposer les morts, et de les exposer
longtemps. Celui qui est vraiment parti pour le lointain pays peuplé de
ténèbres, son corps raidi ne tarde pas à se décomposer. Ne parlant plus la
langue des vivants, il leur exprime, par sa puanteur même, le désir qu’il a
d’être enterré.
Comment voulez-vous que les blancs puissent traduire ce langage muet
et admettre la sagesse de la coutume ?
Telles étaient les pensées de Batouala. Il les communiquait à voix basse,
à Bissibi’ngui. Ils participaient tous deux à la cérémonie funèbre, assis côte
à côte. Ils s’étaient, en effet, réconciliés au lendemain de la fête des ga’nzas,
et semblaient être aussi liés qu’auparavant, après avoir tous deux rejeté sur
le compte de l’ivresse leur frénésie de luxure et de sang.
Mais Bissibi’ngui savait que Batouala ruminait contre lui des projets de
vengeance. Et Batouala savait que Bissibi’ngui savait.
Irrité, un blanc voit rouge, d’un seul coup. Bandas ou mandjias, sangos
ou gobous procèdent autrement. La vengeance n’est pas aliment qui se
mange chaud. Il est bon, au contraire, de masquer sa haine de la plus
affectueuse cordialité. La cordialité, en cette matière, joue le rôle de la
cendre qu’on répand sur le feu pour lui permettre de couver.
On doit tout mettre à la disposition de son ennemi, tout : cases,
plantations, poules, cabris, argent même, et s’efforcer, si possible, de
prévenir jusqu’à ses demandes. Il importe d’endormir à tout prix sa
méfiance. On ne doit rien négliger pour y parvenir.
Ce jeu de dupes peut durer longtemps. Il ne s’agit que de savoir attendre.
La haine est souvent une longue patience. Un beau jour enfin, l’occasion
paraissant favorable, on empoisonne celui qui passait depuis tant de lunes,
aux yeux de tous, pour votre confident, pour votre « ouandja ». On
l’empoisonne, ou on le tue, en « faisant la panthère ».
Aha ! aha ! faire la panthère ? Encore quelque chose que les blancs
ignorent. Ehé !
C’était le genre de mort que Batouala avait tout spécialement choisi pour
son excellent ouandja, Bissibi’ngui.
Mourou, la panthère, est la bête cruelle qui rôde à travers brousse,
surtout par les nuits sans lune.
Des griffes et des crocs, lentement, elle dépèce sa proie, la déchire. Son
mufle moustachu, avant de boire le sang le flaire – le sang qu’elle aime, le
sang qui fume. Elle s’y roule, s’y vautre, s’en grise et, après l’égorgement,
sur ses babines pourléchées, longtemps, en cherche la forte et tenace odeur.
Pour imiter Mourou, un soir noir, caché par la brousse bordant le sentier
qu’elle doit suivre, masqué, on attend sa victime.
Elle ! Un bond violent. On la terrasse. On l’étrangle. Après, au moyen
d’un couteau ébréché, d’un caillou coupant ou de griffes de fer, on lui
tranche les veines du cou, comme fait la panthère, et, membre à membre,
comme fait la panthère, on la déchiquette.
Batouala songeait ainsi. Bissibi’ngui raisonnait à peu près de même.
Aha ! L’admirable spectacle que la vue du cadavre d’un vieil ennemi.
Tu mangeras, tu boiras,
Jusquà plus faim et plus soif.
Il ne t’en faut pas davantage.
Tu es au pays de Koliko’mbo,
Parmi les anciens des anciens.
Un jour, nous t’y retrouverons.
*
Bissibi’ngui attendait, couché à plat ventre sur l’un des points culminants
du kaga Kosségamba.
Parfois, de même qu’un « kokorro » lové à une branche d’arbre ouvre sa
gueule aux crochets venimeux, comme pour mordre ou avaler le soleil,
parfois il bâillait, puis changeait de place et reprenait son immobilité.
Ce petit, ce tout petit espace jaune, nu et resplendissant, là-bas, c’était le
Poste de la Bamba, c’était Grimari.
De cette toute petite case, élevée presque à l’extrémité de ce tout petit
espace resplendissant, nu et jaune, partaient les ordres auxquels n’avaient, si
étranges qu’ils fussent, qu’à se soumettre les m’bis, les dacpas, les mandjias
et les la’mbassis.
Il suivit du regard, grâce à la haie sombre des arbres ripulaires, les
méandres de la Bamba, qui sinuait, lentement élargie, à travers les kagas
dépouillés.
On marche. Le bruit fait effraie les cibissis, animaux qui tiennent à la
fois du lapin et du rat. On bute contre des cailloux. On soulève de la
poussière. On va, la lance à l’épaule, en grognant des chansons.
Une dévallation. C’est la Déla qui conflue avec la Bamba. Peu importe.
Allons plus loin. On marche et l’on marche encore. On a perdu de vue le
Kosségamba et dépassé le village de Yabada, ainsi que les hauteurs du kaga
Makala.
Peu de vallonnements, mais partout des cases. C’est la terre des
la’mbassis ; ce sont les villages de Lissa.
Partout des plantations. Partout des plaines, des plaines, des plaines, et,
au bout de ces plaines, la Déka, qui se jette dans la Kandjia, car, entre
temps, la Bamba s’est changée en Kandjia, N’Gakoura sait pourquoi et
comment !
Après, venaient d’autres tribus, qu’il ne connaissait guère. Après, c’était
le Nioubangui, la grande rivière, mère de toutes les rivières, le Nioubangui
où, à la saison des hautes eaux, les blancs dirigent sur Mobaye des pirogues
géantes, qui marchent sans rames, en crachant de la fumée par le tuyau
d’une espèce de grosse pipe.
Il avait visité toutes ces régions. Toutes étaient riches en bœufs sauvages,
donc intéressantes au point de vue chasse.
Mais il valait mieux laisser les gogouas où ils étaient que d’avoir, pour
eux, affaire avec un dacpa, le plus vil parmi les hommes, et, de tous, le plus
traître, – les blancs exceptés…
De la brousse comme morte montait un ennui illimité. La chaleur
tombait sur elle, pareille au minerai en fusion dans le creuset d’un forgeron.
Un fusil à piston tonna au plus noir de ces fumées, que couronnait le vol
des charognards.
Depuis deux lunes, du lever à la chute du jour, on brûlait les herbes ;
Depuis deux lunes, les ténèbres s’éclairaient du flamboiement des
incendies. Et la brise, en magnifiant le jet des flammes, apportait l’écho de
leurs crépitements secs.
Bissibi’ngui attendait.
Sur le sentier qui serpente au flanc du Kosségamba, une femme parut,
vêtue des lianes pilées du « gaingué ».
Elle avançait sans hâte, une pipe à la bouche, soutenant d’une main la
calebasse posée sur sa tête.
Bissibi’ngui l’avait déjà reconnue.
Cette femme, c’était Yassigui’ndja, exacte au rendez-vous que, par
hasard, il avait pu lui donner la veille.
Ses yeux devinrent durs. Il était mécontent. Les femmes ne revêtent
jamais que huit jours par mois pagnes de telle sorte, et toujours pour le
même motif.
En d’autres tribus, le vêtement est d’étoffe noire, bleue ou rouge, au lieu
d’être de lianes ou d’écorces pilées. Mais, à couleur différente, raison
identique.
Du reste, à présent qu’elle était plus proche, il la détaillait mieux. Elle
avait le front ceint d’une cordelette rouge et les cheveux dépeignés.
C’était bien sa chance, ko tou youma ! Alors qu’il se croyait sûr de la
posséder enfin, ne voilà-t-il pas qu’elle lui arrivait malade de cette maladie
commune aux femmes, chaque lune que N’Gakoura fait !
Elle s’arrêta devant lui. Ils se serrèrent la main, silencieusement, et
s’assirent côte à côte.
Pourquoi se cacher davantage ? Ils n’avaient rien à craindre, pour le
présent. Tout le monde chassait. Les villages les plus peuplés étaient
déserts. N’y demeuraient que les vieillards, les malades, ceux dont les yeux
sont morts, les femmes en couches, les cabris et les poules.
Quant aux chiens, tous les Djoumas de tous les villages étaient partis sur
les talons de leurs maîtres.
Bissibi’ngui admirait Yassigui’ndja. Comme il la désirait ! Vrai, le soleil
lui-même courait, pour l’instant, en ses membres, par les cordes bleues où
circule le sang !
Mais, aussi, pourquoi avait-elle, au cou, un collier à trois rangs de
coquillages ? Pourquoi, aux pieds, de lourds anneaux de cuivre rouge ?
Elle était charmante. Un petit morceau de bois traversait le lobe de son
oreille gauche ; un autre était fiché à l’aile de la narine droite. Ces bijoux lui
donnaient un air distingué, qui ne convenait qu’à elle.
Elle avait les seins plats, de larges hanches, les cuisses rondes et fortes,
de fines chevilles. Seuls, les cheveux étaient indignes de ce visage et de ce
corps admirables. Il est vrai que toute femme en état d’impureté doit
momentanément renoncer à tout souci d’élégance.
Elle aussi l’observait à la dérobée.
Bissibi’ngui jouissait de cette force dans la souplesse, qui est la beauté
des mâles : ossature parfaite, épaules et poitrine craquelées de muscles, pas
de ventre, des jambes longues, pleines, nerveuses.
Lorsqu’il courait, il devait dépasser M’bala, l’éléphant, qui fuit en
barrissant ! Et ne savait-elle pas à quel point il était viril, puisque celles qui
l’avaient eu rien qu’une fois s’efforçaient de le retenir, dussent-elles
descendre aux supplications et aux larmes, dussent-elles, pour essayer de le
fléchir, subir ses injures, ses brutalités ou son mépris.
— Bissibi’ngui, il faut que je me surveille, dit Yassigui’ndja. Il faut que
je me surveille plus que jamais.
Le sorcier a déclaré que le père de Batouala est mort par ma faute. C’est
moi, paraît-il, qui lui ai envoyé un esprit malin.
Protège-moi, Bissibi’ngui. Protège-moi ! Tu es fort. Si tu ne te mets pas
entre eux et moi, ils me tueront. J’ai l’impression que Batouala agit en sous-
main. J’ai pu éviter jusqu’ici les pièges qu’il me tend ou me fait tendre.
L’autre jour, moi présente, on a ouvert la gorge d’une poule noire, qu’on a
ensuite abandonnée à elle-même, ainsi qu’il est de règle en consultations de
ce genre.
La poule noire, au moment de mourir, est tombée à gauche, non à droite.
Cela voulait dire : « Yassigui’ndja n’est pas coupable, il faut chercher
ailleurs qui a jeté un sort au père de Batouala. »
Les Anciens, consultés, n’ont pas admis l’évidence de ce signe. Aussi
dois-je m’attendre à être bientôt condamnée à boire les poisons d’épreuve.
Certes, je ne les crains pas tous. C’est sans répugnance que j’absorberai,
par exemple, le « gou’ndi ». J’en boirai même beaucoup. C’est le seul
moyen que j’aurai pour le rendre inefficace.
Mais si j’échappe à ce deuxième danger, comment éviterai-je les autres ?
Pour sûr, mes tourmenteurs ne voudront pas solder leurs mensonges des
présents que la coutume exige en pareil cas. Me donner deux femmes, deux
esclaves ! Allons donc ! Ils préféreront me verser du « latcha » dans les
yeux. Et mes yeux mourront, car j’ignore le contrepoison qui préserve les
yeux des effets du « latcha ».
Alors, ils s’écrieront tous que N’Gakoura a parlé, qu’ils ont la preuve de
ma culpabilité. On me battra. On me lapidera. Tous ces chiens en chaleur,
qui me haïssent parce que j’ai toujours repoussé leurs avances, abuseront de
ma faiblesse, me souilleront de la bave de leurs insultes.
Ils voudront, Bissibi’ngui, que je plonge mes mains dans de l’eau
bouillante ! Ils imposeront un fer rouge sur mes reins ! Bissibi’ngui,
Bissibi’ngui, je subirai le supplice de la faim et de la soif ! J’aurai froid ! Et
puis, vivante encore, on m’enterrera à côté du père de Batouala, pour que
ma mort soit agréable à sa rage apaisée !
Bissibi’ngui, je te désire. Tu sais bien que je te veux, toi, et toi seul ! Est-
ce de ma faute si, jusqu’ici, nous n’avons pu coucher ensemble et nous
prouver mutuellement la vigueur de nos reins ?
Je suis jalousée, surveillée. Toi aussi, on te surveille et on te jalouse. On
me dirait qu’on nous guette, en ce moment-ci, que je n’en serais pas
étonnée.
Mais, vois-tu, on a beau accumuler et multiplier les barrages, l’eau va
toujours vers l’eau. Les kagas eux-mêmes, malgré leur masse, ne peuvent
empêcher deux rivières de confluer. Aussi, pour peu que ton désir égale le
mien, je serai à toi, dans quelques jours, rien qu’à toi.
Décide…
Le soleil était moins chaud. Les tam-tams et les olifants transmettaient
des invitations. Bissibi’ngui apprit, par ainsi, que Batouala attendait son
arrivée. Ce n’est que lui présent qu’il incendierait de ses terrains de chasse
ceux qui étaient situés entre le village dacpa de Soumana et le village
n’gapou de Yakidji.
Yassigui’ndja reprit :
— Tu m’en veux, aujourd’hui, Bissibi’ngui. Ah ! si, pour t’appartenir,
j’avais pu retarder l’effet que la lune exerce sur mon sang – ne ris pas de ma
sincérité – je l’aurais fait avec joie.
Malheureusement, nous n’y pouvons rien, nous autres, femmes. Quand
le sang nous travaille, nous n’avons qu’à attendre. Tu le sais bien. Tu sais
aussi que je te veux plus encore que tu ne peux me vouloir. J’ai chaud au
mitan de mon bas-ventre, pendant que je te parle. Tout moi te veux. Je
t’appartiens. Tu m’as demandée ; je suis venue. Dès que je ne serai plus en
état d’impureté, tu pourras me prendre. Ma chair la plus secrète sera
heureuse de servir de fourreau à ton poignard. En attendant, fuyons. Je ferai
ta cuisine, laverai ton linge, balaierai ta case, débrousserai et ensemencerai
des plantations – tout cela pourvu que nous partions. En route, veux-tu ?
Nous gagnerons Bangui. Tu t’y engageras comme tourougou. Une fois
tourougou, pas un m’bi n’osera réclamer contre toi ? Pas un – pas même
Batouala, car ce n’est pas pour rien, vois-tu, que les commandants ne
comprennent que ce que leurs miliciens veulent qu’ils comprennent…
Partons ! Je ne veux pas prendre de poison par la bouche. Je ne veux pas
plonger mes mains dans de l’eau bouillante. Je ne veux pas que mes reins
grésillent sous la morsure du fer rouge. Je ne veux pas que meurent mes
yeux. Je ne veux pas mourir. Jeune, saine, robuste, je peux vivre beaucoup
de saisons de pluies encore. Et vivre, c’est coucher avec l’homme que l’on
désire, c’est respirer aussi l’odeur de son désir.
Bissibi’ngui se leva, en s’étirant.
La pirogue du soleil sombrait, pleine de sang, à l’horizon. Les oiseaux ne
chantaient plus. Le même silence se propageait, qui précède le moment où
le soleil va, au matin, surgir, et ce moment du soir qui précède la nuit.
— Yassigui’ndja, tu as prononcé de justes paroles. Elles demandent
réflexion. Par ailleurs, je te jure, sur N’Gakoura, que tu seras respectée. Nul
ne touchera, sans avoir affaire à moi, à un seul de tes cheveux.
Mais il n’est pas encore temps de fuir. Laisse finir les chasses. Tout
après, j’irai à Bangui prendre du service. Tourougou, – milicien, suivant le
parler des blancs, – on a un fusil, des cartouches, un grand couteau retenu
au côté gauche par une ceinture en cuir. On est bien habillé. On a les pieds
chaussés de sandales. On porte chéchia. On touche de l’argent chaque lune.
Et chaque « dimanchi », dès que le « tata-lita » du clairon a sonné le
« rompez », on va faire son petit « pé’ndéré », dans les villages, où les
femmes vous admirent.
À ces avantages immédiats s’en ajoutent d’autres, plus importants. Ainsi,
au lieu de payer l’impôt, c’est nous qui aidons à le faire rentrer. Nous y
parvenons en pillant et les villages imposés et ceux qui ont acquitté leurs
redevances. Nous faisons pilonner le caoutchouc et recrutons les hommes
dont on a besoin pour porter les sandoukous.
Tel est le travail du milicien. Les chefs et leurs hommes le comblent de
cadeaux pour obtenir sa bienveillance. Ces petites satisfactions rendent la
vie du tourougou douce, plaisante, facile, voire délectable, et cela d’autant
plus que les commandants ne connaissent que mal la langue du pays qu’ils
administrent, c’est-à-dire notre pays et notre langue.
En conséquence, tel village s’est-il montré peu généreux ? On invente
une de ces bonnes histoires, qui n’ont ni queue ni tête, et on la sert toute
chaude à cet excellent commandant.
Celui-ci, qui est toujours juste, sensé, et clairvoyant, commence d’abord
par emprisonner toute la population : poules, chefs, chiens, femmes, cabris,
enfants, esclaves, récoltes, et vendant parfois le tout à l’encan, verse à
l’impôt l’argent obtenu de la sorte.
Il arrive aussi qu’ils répartissent entre leurs amis cabris et poules, à
moins qu’ils n’en fassent cadeau au Gouverneur, qui se souviendra de leurs
gentillesses à la saison des avancements.
En ce cas, les miliciens se partagent les chiens, les femmes et les
récoltes…
À vrai dire, il n’est guère que les commandants pacifiques qui osent user
de procédés aussi regrettables. Heureusement qu’ils sont loin d’être tous
pareils ! Sinon, par N’Gakoura, où irions-nous ? En fait, les commandants
guerriers sont les plus nombreux. Ceux-là vous enfourchent de fougueux
m’bartas qui trottent, crottent et hennissent par saccades, ou ne marchent
qu’au pas pour tout galop.
Les boys, les boys des boys et les boys des boys des boys suivent. Et
l’on tombe tout à coup, en nuée de charognards, sur des tas de pauvres
bougres ébahis, qui en sont pour leur ébahissement.
L’expédition terminée, les commandants envoient, par courrier rapide,
de’s monceaux de papiers au Gouvernement, papiers où sont relatées nos
prouesses et les leurs. Un mensonge ne coûte pas beaucoup à nos
commandants ! Et tout le monde est content : nous, de les avoir moqués ;
eux, d’avoir raconté d’admirables histoires, nées de leur imagination – et de
la nôtre.
Sur ce, je m’en vais, Yassigui’ndja. Écoute… On me réclame à tous les
vents. Je m’en vais. Que là où tu vas la route soit bonne, Yassigui’ndja !
— Que là où tu vas la route soit bonne, Bissibi’ngui !
Elle le regarda s’éloigner, décroître, disparaître. Elle équilibra alors sur
sa tête la calebasse aux vivres. Puis, à son tour, lentement, elle se mit en
route.
Un doux crépuscule plein d’étoiles s’était répandu. L’odeur flottait, dans
l’air, des plantes aromatiques. L’ombre encadrait le rougeoiement des feux
de brousse.
Au ciel, courbe comme un couteau de jet et finement lumineuse, la lune
était là. Une claire étoile brillait assez loin d’elle, au milieu d’un espace
vide et bleu sombre.
Bonheurs paisibles, lumières tranquilles, vie où, semble-t-il, rien de
néfaste ne doit jamais se produire, beauté de vivre, il ne vous manquait que
le recueillement du silence.
Mais étouffé par les vents contraires ou par la distance, le roulement
sourd des tam-tams grondait dans la nuit…
IX
*
Attendre l’occasion ? Non pas. La provoquer ? Voilà. Et toute la
difficulté était là.
Un dernier effort ! Parvenues au haut du kaga, toutes les flammes
s’unirent en un vaste embrasement, d’où s’éleva une fumée d’un roux
noirâtre.
Il tuerait Batouala – ou Batouala le tuerait.
À parler franc, tuer lui souriait plus que d’être tué. Lorsqu’on est jeune,
et que les femmes se prêtent à nos désirs, vivre est plein de charme.
Il regarda autour de lui. Partout des incendies. Les kagas, pareils à des
torches plantées dans la nuit, flambaient.
Il lui fallait tuer Batouala !
Tiens, tiens, tiens !… Les accidents de chasse sont assez fréquents pour
qu’on y pense un peu, de temps à autre !
On vise un animal, et c’est un homme qu’on tue ! Il n’est pas donné à
tout le monde d’être adroit ! Le meilleur tireur peut rater son coup, éhé !
Et les feux de brousse !
Chaque année, combien de pauvres gens mouraient carbonisés ! Le feu
dévore tout, sans savoir ce qu’il fait ni où il va. On n’a qu’à trop prolonger
sa sieste, quelque part, en un terrain de chasse. Le feu passe, le feu qui ne
respecte rien que l’eau, – et encore, en rechignant de fureur ! – et tout était
fini…
Donc, feu de brousse ou accident de chasse.
Il renifla.
Uhu ! Crachons. Ça puait ! À coup sûr, il y avait de l’homme par là,
l’homme étant, de tous les êtres animés, le seul dont les excréments
dégagent une odeur à ce point insistante et intolérable.
Elle s’accroche à votre nez et, pour ainsi dire, s’y incruste.
Uhu ! cette puanteur ! Il y avait sûrement de l’homme par là.
Il regarda autour de lui, avec plus d’attention que jamais. Le soir, chaque
détour de sentier peut cacher une embuscade. On n’est que sage d’être
prudent.
Ah ! une termitière et, sur cette termitière, une autre placée
longitudinalement.
Il prit sa droite, parce que le champignon de cette dernière était orienté à
droite.
Plus loin, à hauteur d’épaule, il trouva une branche cassée et, à ses pieds,
un morceau de bois taillé, puis une herbe de brousse.
Les pointes de ces objets étaient dirigées à gauche. Il obliqua à gauche.
Un petit sentier. C’était là.
Il obéissait machinalement à ces signes indicatifs. Les boundjous se
trompent en se figurant que la brousse est morte. Elle parle, au contraire, du
matin au soir, comme une vieille femme.
Le grondement que produit le tam-tam sur la double enflure des li’nghas,
l’appel des olifants ou des trompes, certains cris qui imitent à s’y méprendre
ceux de certains oiseaux, les signaux de feu qu’on fait de hauteurs à
hauteurs, l’herbe allongée au beau milieu du chemin, deux termitières
placées l’une sur l’autre suivant une coutume invariable, des touffes de
feuilles tressées d’une certaine manière, le morceau de bois que traverse un
autre de part en part, – sonore, lumineux ou immobile, – voilà un langage
vivant, d’une richesse innombrable !
Louée soit la brousse ! On la croit morte : elle est vivante, bien vivante,
et ne parle qu’à ses enfants, et à eux seuls !
Fumées, sons, odeurs, objets inanimés, elle emploie le langage qu’elle
veut pour s’adresser aux espaces qu’elle commande, aux espaces où pousse
l’arbre, abonde l’herbe et paissent les bœufs sauvages.
Louée soit-elle, celle des kagas et des marais, celle des forêts et des
plaines !
Des aboiements vomirent l’injure et la menace. Une torche de
caoutchouc grésilla. Deux voix saoules. C’était Batouala, sa vieille mère et
Djouma, le petit chien roux aux oreilles si pointues.
Bissibi’ngui était arrivé.
Mais comment tuerait-il Batouala ? Accident de chasse ou feu de
brousse ? Et d’ailleurs, pour l’instant, ne lui fallait-il pas songer plus à se
défendre qu’à attaquer, puisque, malgré les avertissements reçus, il était
tombé sans méfiance dans le piège grossier qu’on lui avait tendu !
X
To’ndorroto, to’ndorroto,
Makotarra,
To’ndorroto !
To’ndorroto, to’ndorroto,
Makotarra,
To’ndorroto !
To’ndorroio, to’ndorroio,
*
Les blancs ont leurs doctorros, les nègres leurs sorciers. Soyez sûrs qu’ils
se ressemblent et que ceux-ci valent bien ceux-là. Il y a de bons doctorros et
de mauvais sorciers. Il y a de bons sorciers et de mauvais doctorros. Mais
quoi qu’il arrive, on doit exécuter avant tous autres les ordres du sorcier.
Aussi, en exécution de l’ordonnance du sorcier, avait-on disposé en
premier, devant la case de Batouala, une manière de petite claie à claire-
voie, puis les gris-gris efficaces, les sachets aromatiques, les amulettes
souveraines contre le mauvais œil, et enfin les sonnailles et les clochettes
qui terrorisent les malins esprits et les chassent.
Les esprits malins ayant tardé malgré cela à disparaître, des vocératrices
et des joueurs de « go’nga » vinrent veiller Batouala.
Hélas ! on eut beau faire retentir sa case des cris et des tam-tams les plus
affreux, la maladie restait maîtresse. Un génie méchant torturait son corps
amaigri. Plus n’était la peine de lui serrer fortement le ventre d’une corde !
Do’ndorro avait déjà outrepassé la limite qu’on avait voulu lui assigner de
la sorte.
D’ailleurs, de jour en jour davantage, ce ventre étalait sa pourriture. Les
mouches à charogne, de grosses voumas bleues, vertes et noires,
bombillaient sur la plaie tuméfiée et suintante qu’il leur offrait et s’y
gobergeaient de sérosités.
Rien n’avait pu vaincre les sortilèges de Do’ndorro, ni les nettoyages à
l’eau froide ou chaude, ni les exorcismes, ni l’application de certaines
herbes cicatrisantes macérées dans du crachat, ni les cataplasmes de bouse
de vache, ni la cautérisation au fer rouge.
Djouma lui-même, écœuré par la puanteur qu’elle dispersait, avait
renoncé à aller lécher de temps à autre la plaie de son maître.
Il avait rempli tous ses devoirs de chien. Que pouvait-il faire encore,
puisqu’il n’y avait plus rien à faire ?
En désespoir de cause, on s’en fut consulter le commandant. Ce dernier
s’était montré d’une amabilité charmante. Aux conseils demandés, il avait
répondu, sur un ton enjoué, que Batouala pouvait bien crever, et tous les
m’bis avec lui.
On avait renoncé alors aux incantations, aux exorcismes, aux amulettes.
On avait renoncé aux sachets d’aromates, aux médicaments du sorcier, aux
gris-gris d’usage. Disparus, les joueurs de go’nga ! Parties, les
vocératrices ! Batouala pouvait mourir. On mettait, en attendant, ses biens
au pillage.
Sois heureux, Batouala ! Ton agonie n’est pas inutile. Elle rend la
mémoire à un tas de gens à qui tu devais un tas de choses, que tu ne te
rappelais plus.
On a réparti le mil de tes greniers, razzié tes troupeaux, volé tes armes.
C’est tout juste si on ne t’a pas encore volé tes femmes. Mais rassure-toi.
Leur sort est fixé. Elles sont depuis longtemps retenues. Toutes ont déjà
trouvé preneurs.
Doucement, Batouala râlait. De quoi rêvait-il ? Rêvait-il, seulement ?
Savait-il que, ce soir-là, il n’y avait presque plus personne auprès de lui,
dans sa case ?
Non, il ne pouvait savoir, puisqu’il délirait et râlait, que Djouma,
Yassigui’ndja et Bissibi’ngui exceptés, tout le monde l’avait abandonné à
son sort, même ses capitas, même ses proches, même ses femmes et les
enfants qu’il leur avait faits.
Il ignorait donc que Bissibi’ngui et Yassigni’ndja étaient là, dans sa case,
séparés l’un de l’autre par le feu qui ne parvenait plus à le réchauffer. Il
ignorait que Djouma, le petit chien roux, ronflait comme d’habitude, tête à
cul sur les paniers à caoutchouc, tout au fond de sa case. Et il n’entendit
même pas, Bissibi’ngui ayant violemment attiré Yassigui’ndja dans ses
bras, il n’entendit même pas les cabris chevroter, ni les canards faire pcha-
pchapcha, pcha-pchapcha, le cou tendu curieusement dans la direction de ce
bruit qui ne laissait pas de leur paraître insolite.
Il délirait…
Une fois de plus, dans son délire, il dit tout ce qu’il avait à rèprocher aux
blancs, – mensonge, cruauté, manque de logique, hypocrisie.
Il ajouta, en son marmonnement perpétuel, qu’il n’y avait ni bandas ni
mandjias, ni blancs ni nègres ; – qu’il n’y avait que des hommes – et que
tous les hommes étaient frères.
Une courte pause, et il reprit son soliloque incohérent. Il ne fallait ni
battre son voisin, ni voler. Guerre et sauvagerie étaient tout un. Or ne voilà-
t-il pas qu’on forçait les nègres à participer à la sauvagerie des blancs, à
aller se faire tuer pour eux, en des palabres lointaines ! Et ceux qui
protestaient, on leur passait la corde au cou, on les chicottait, on les jetait en
prison !
Marche, sale nègre ! Marche, et crève !…
Un long silence.
Djouma vint flairer son maître – Qu’avait-il donc senti, Djouma ? Qui
donc avait pu l’avertir que le dénouement approchait ? Pourquoi s’était-il
ainsi brusquement dérangé ? Avait-il voulu entendre de plus près la voix de
celui qu’il regrettait peut-être en son âme obscure ? Le vieil instinct avait-il
tressailli en lui, qui pousse les bêtes, lorsque l’une d’elles est sur le point de
mourir, à faire trêve à toute querelle et à écarter sans bruit, d’un mufle
anxieux, les herbes, dans la direction où, supposent-elles, se tient
l’insaisissable ? On ne sait. Toujours est-il qu’un moment après, d’un air
grognon, il fut s’accroupir, le museau allongé sur les pattes de devant, et
l’échine au feu.
Yassigui’ndja et Bissibi’ngui avaient regardé Batouala, en hochant la
tête.
— Kouzou ? demanda-t-elle. Est-il mort ?
— Non. Pas encore, répondit-il.
Ils s’étaient compris et se sourirent. Seuls au monde, et maîtres de leur
destin, rien ne pouvait dorénavant les empêcher d’être l’un à l’autre.
Batouala, les narines pincées, hoquetait.
Douceur de vivre, instant de tous le plus merveilleux. Bissibi’ngui
s’approcha de Yassigui’ndja, l’embrassa et, la ployant consentante sous
l’étreinte de son désir, prit possession de sa chair profonde…
Batouala, il est bien inutile que tu t’obstines davantage à ne pas vouloir
mourir. Vois-tu, eux seuls existent. Ils t’ont déjà supprimé. Tu ne comptes
plus pour eux.
Mais pourquoi cessent-ils, tes hoquets, pendant qu’ils pétrissent à grand
ahan la pâte du désir ? Aha !… Et tes yeux qui s’ouvrent, tes yeux qui se
sont ouverts, et toi, toi qui, hors de tes couvertures, hideux de maigreur, te
lèves !
Ah, Batouala !… Tu avances, en titubant, les bras tendus, comme un
enfant qui s’apprend à marcher ! Où vas-tu ? Vers Bissibi’ngui et
Yassigui’ndja ? Tu seras donc jaloux jusqu’au dernier soupir ? Ne pourrais-
tu pas les laisser tranquilles, Batouala, puisque tu vas mourir et qu’ils font
œuvre de chair ?
Ils ne se rappellent plus où ils sont ! Ils ne te voient pas ou, plutôt, ils ne
t’ont pas encore vu. Ils…
Voilà ton œuvre…
Heureux, hein ?… Heureux, n’est-ce pas ? de ce que, désunis, ils se
soient plaqués contre le mur, les membres et les dents claquant de terreur ?
Et toi, ha ! N’Gakoura, achevé par l’imprudent effort que tu viens de
faire, tué par toi-même, d’une seule pièce, tu as chu sur le sol, pesamment,
comme un grand arbre tombe…
À ce bruit, les canards gloussent, les poules caquettent et les cabris
courent en tous sens. Par habitude, Djouma grommelle sans ouvrir les yeux.
Et les termites, longtemps, longtemps, emplissent leurs galeries de terre
brune d’un frottement qui se prolonge.
Mais déjà Yassigui’ndja et Bissibi’ngui se sont enfuis dans la nuit…
Peu à peu les rumeurs s’apaisent. Le sommeil gagne les animaux. Il n’y a
plus que le silence qui te veille, Batouala, et que la solitude. La grande nuit
est sur toi. Dors…
Dors…
FIN
YOUMBA, la MANGOUSTE
Dédicace Youmba
À MA FEMME
Chapitre I
Youmba employa les jours qui suivirent à organiser sa nouvelle vie. Elle
inspecta les environs en conséquence, recensa les ressources qu’ils lui
offraient, s’appliqua à pénétrer les habitudes des animaux de tous genres qui
en avaient fait leur pays d’élection, régla ses faits et gestes sur les leurs.
La saison des pluies entra peu après en activité de façon diluvienne. Cet
événement ne pouvait qu’emplir Youmba de jubilation. La saison des pluies
était pour elle saison de rapport. Elle ne lui reprochait que de ne durer que
quelques lunes.
Mais comme il était doux, malgré les coassements dont grenouilles et
crapauds la tympanisaient du matin au soir, comme il était doux d’entendre
la pluie cheminer en sourdine sur les herbes et les feuilles, ou jouer sur leur
dos du balafon ! Comme il était beau de voir la brousse verdoyer de toutes
parts, et, faute de pouvoir s’égaler aux arbres qu’elle nourrissait du meilleur
de sa substance, investir ceux-ci d’un souple et tenace réseau de plantes
volubiles !
Tout succédait maintenant au gré de ses désirs. La pluie, qui tombait
chaque jour molle ou dure, fine ou drue, la pluie allait débusquer les
serpents de leurs gîtes. Tant pis pour les tout en long qui dérouleraient leurs
anneaux à portée de ses dents aiguës. Depuis que le monde est monde, chair
de serpents est nourriture de mangouste.
La plupart des convictions sociales de Youmba étaient marquées au coin
du même idéoréalisme. À son avis, trois classes distinctes se partageaient
l’univers. Elle rangeait dans la première les êtres et objets que les
mangoustes ont non seulement le droit, mais encore le devoir de manger.
Les êtres et objets auxquels elles se doivent – par atavisme – de ne
témoigner que mépris ou indifférence, faisaient partie de la seconde. Elle
groupait enfin dans la troisième, les êtres et objets dont il faut se garder
comme on se garde des fourmis rouges.
Il pleuvait toujours et plus fort que jamais. Youmba ne parvenait plus à
suffire à la besogne ! Le profit qu’elle en retirait passait ses espérances. La
brousse de Djouma ne se pouvait comparer à nulle autre. Aussi, en bonne
mangouste qu’elle était, se crut-elle revenue à la prodigieuse période de
facilité qu’elle avait connue au temps de Bissi’ngalé. Il semblait qu’elle
n’eût qu’à formuler un souhait pour avoir ce qu’elle désirait. Œufs,
serpents, oiseaux et souris foisonnaient sous ses pas. Somme toute, il ne lui
manquait qu’une compagne pour être parfaitement heureuse.
La brousse de Djouma tendait cependant à devenir le refuge de toutes
sortes d’animaux. Bœufs sauvages et antilopes y paissaient à demeure,
tandis que sangliers et phacochères y vagabondaient flanc à flanc.
Quant aux oiseaux, c’était merveille de les entendre. Souïmangas et
tourterelles, mange-mil et mange-miel, foliotocols, hochequeues, perdrix et
pintades entre-croisaient les mailles de leurs piaillis, de leurs babils, de
leurs roucoulements, de leurs chants, de leurs cris, montaient, à tire-d’aile,
si haut qu’ils pouvaient monter, et cherchaient à saisir, dès qu’ils avaient
atteint le point culminant de leur vol, aux pâles confins de l’horizon, les
signes avant-coureurs de la saison sèche.
Youmba ne s’était jamais vue à pareille fête. L’abondance dont elle
jouissait lui donnait parfois le vertige. Chaque jour lui fournissait motif à
nouveaux transports d’enthousiasme. Elle avait pourtant fini par
comprendre la raison qui faisait de la brousse de Djouma l’endroit le plus
giboyeux qu’on pût rêver. L’homme est la plus cruelle des bêtes de proie.
Le meurtre le suit pas à pas. Sa présence, où qu’il aille, répand la terreur,
qui engendre la fuite.
La brousse de Djouma n’avait pas échappé à l’épouvantement de rigueur.
Le désert – un désert mouvant et vivant – s’était épanoui autour d’elle, tant
qu’elle avait eu à subir les chants de l’homme et son odeur. Ne séjournaient
à Djouma que les animaux commis à la surveillance du village ou à la
nourriture de ses habitants.
Mais des inconnus l’avaient mis à sac, une nuit d’entre les nuits. Depuis,
les herbes avaient rendu à la paix végétale l’espace peuplé de cases qui
s’était un moment dérobé à leur empire. Et ce qui brousse avait été avant de
s’appeler Djouma, brousse était redevenu.
Ce nouvel état de choses avait produit le résultat qu’on en pouvait
attendre. N’y sentant plus la terrible odeur de l’homme, sûres qu’elles ne
verraient plus luire, rouge dans les ténèbres, l’étrange animal qu’il
emprisonne d’accoutumée entre trois pierres, mais emploie en saison sèche
dans ses battues et lâche parmi les herbes, les bêtes de passage n’avaient
trouvé rien de mieux que de faire connaître partout à la ronde l’excellence
de ce coin de la Ouahmbélé et de lui accorder leur clientèle.
Les jours fuyaient comme l’eau coule. Youmba se laissait vivre. Chaque
soir, cédant à sa curiosité quasi maladive, elle parcourait en partie son
domaine, plus vive que jamais en dépit de sa tendance à grossir et plus que
jamais prête à chercher querelle à tout venant.
Elle aimait prolonger les randonnées dont elle avait pris l’habitude. Il lui
arrivait fréquemment, quand elle chassait de nuit, de ne regagner son logis
que longtemps après le lever du jour. L’action pour l’action la hantait. Elle
en avait le goût, la rage, la passion.
À quoi tiennent cependant nos destinées ! Elle avait failli renoncer la
brousse et ses dures lois, à force de vivre à l’ombre de l’homme. La brousse
avait pourtant réussi à la reprendre sans effort apparent, la brousse à
l’immuable et changeant visage, la brousse dont les moindres eaux, les
moindres arbres, les moindres herbes, les moindres replis, les moindres
pierres pourvoient chaque jour à la vie et à la mort.
Il lui avait été ainsi donné d’assister à pas mal de spectacles de haut goût.
Les uns lui rappelaient la nuit pleine de lune où les fils de Bacouya, le singe
à gueule de chien, avaient fait un si mauvais parti à Mourou, la panthère.
Les autres l’emplissaient d’une délectation secrète tout en cadavres de
serpents.
Il appartenait à la brousse de la ramener à une plus saine compréhension
de sa faiblesse. La brousse attendit, pour ce faire, une nuit de tornade. La
pluie tomba désespérément cette nuit-là, creusant des rus et des marigots
dont le contenu allait grossir les eaux grondantes de la Ouahmbélé. Et le
vent de mugir comme un troupeau de buffles. Et la foudre, griffant les
nuées de ses zigzags multicolores, d’étonner le vent, la pluie et la brousse
d’éclats brutaux dont l’espace répercutait longuement le désordre.
Youmba, en fourrant le nez dehors, n’aurait pu que se crotter pour rien
jusqu’aux os. Il va de soi qu’elle n’en fit rien. La pluie tombait, tombait,
tombait. On n’entendait que ses ruissellements, ses stillations, ses
borborygmes et ses gargouillis.
Un bruit singulier tira soudain Youmba de la somnolence qui l’avait peu
à peu engourdie. Ce bruit tranchait sur tous ceux qui accompagnent
d’ordinaire une tornade. La terre tremblait toute d’énormes piétinements
flasques et sourds provenant des anciennes plantations de Djouma.
Le sang de Youmba ne fit qu’un tour. Quelle interprétation donner à ce
vacarme que la pluie ne faisait que corser ? Un instant de course la mena à
proximité de ce qui restait encore des plantations du village de Djouma. Ce
qu’elle vit alors la combla de consternation et de crainte.
De monstrueux animaux, qui avaient pour naseaux une espèce de longue
queue préhensile, allaient et venaient parmi les plants de manioc que la
brousse étouffait de ses embrassements. Youmba les regarda se gaver de
racines qu’ils déterraient à grands coups de défenses ou se vautrer dans les
mares que la pluie n’avait pas encore eu le temps de résorber.
Elle ne chercha pas un instant à se munir de renseignements
complémentaires. Les obscures clartés que ses réflexes venaient de projeter
sur l’écran de sa mémoire atavique lui suffisaient amplement. Les monstres
qui s’ébattaient sous ses yeux étaient les grands maîtres de la brousse. Elle
ne pouvait rien contre eux. Regagner son trou était ce qu’elle avait de
mieux à faire. Elle s’y résigna de grand cœur. La force est la force. Qu’on
l’admette ou non, elle impose partout sa loi.
Youmba ne demeura toutefois pas longtemps à se morfondre dans son
logis, les monstres à trompes ayant jugé bon de porter ailleurs leurs
déprédations dans le courant de la journée. Elle ne se décida cependant à
sortir que lorsqu’elle eut entendu s’éteindre leurs barrissements
d’allégresse. Il faisait très beau. Les oiseaux chantaient. Les cigales
chantaient. Le vent et les feuilles chantaient. Et la brousse, infini vert
ondoyant sous un infini d’azur, avait recouvré l’impassibilité de
l’indifférence.
Un incident se produisit quelques jours plus tard, qui fit regretter à
Youmba le temps où elle vivait parmi les hommes.
L’aube commençait à poindre. Il n’avait pas plu depuis trois sommeils.
Youmba se préparait à rentrer chez elle. Elle était de massacrante humeur.
Ses boyaux avaient le tort de sonner creux.
Il faisait presque froid. La brousse suppurait d’acres brouillards et pliait
sous le poids de la rosée. Mais voici qu’elle s’écarte soudain, mettant nez à
nez Youmba, la mangouste, et Bouroulou, le porc-épic, gros mangeur de
fruits et de racines.
Les rapports qu’ils avaient eus jusqu’ici n’avaient jamais manqué de
piquant. Le peu qu’il en souvenait à Youmba ne pouvait l’incliner à
rechercher la compagnie de Bouroulou. Elle s’empressa donc, l’air rogue et
l’œil dédaigneux, de lui montrer la largeur de sa croupe. Puis, obéissant à
on ne sait quel caprice, au lieu de suivre son intention première et de
réintégrer son logis, elle se dirigea vers l’affleurement de latérite où – il n’y
avait de ça que deux ou trois lunes – les femmes de Djouma mettaient
sécher au grand soleil le manioc qu’elles avaient fait rouir au préalable dans
les eaux de la Ouahmbélé.
Grande fut sa surprise d’y trouver Paka, le chat sauvage. Alors, quoi !
On se permettait à présent, bien qu’on ne fût qu’un vulgaire chat sauvage,
de chasser sans autorisation sur les terrains de Youmba. On poussait même
l’audace et l’insolence jusqu’à se régaler de viande fraîche sous le museau
de Youmba dont les mâchoires battaient le tam-tam de la faim !
Ah ! par exemple. Mais c’était le monde renversé ! Mais c’était la fin de
tout ! Et d’abord ce succulent morceau de viande lui appartenait de droit,
qui paraissait n’être là que pour l’induire en tentation. Ensuite, puisque
Paka se moquait de ce droit ou feignait à tout le moins de s’en moquer, on
allait lui administrer séance tenante la correction que mérite tout chat
sauvage pris en flagrant délit de rapine et lui confisquer le morceau de
viande qu’il avait eu le tort de s’approprier.
Ça lui servirait de leçon pour l’avenir.
Passant résolument aux actes, Youmba, la queue en bataille, fit mine de
foncer sur son ennemi du moment. Mais son intention était moins de
l’attaquer de front, que de le forcer par intimidation à abandonner son butin.
Grâce aux enseignements que les mangoustes dont elle descendait lui
avaient légués avec leur sang, elle avait pour principe de se tenir
continuellement sur ses gardes. Aussi, en dépit de sa fougue naturelle, loin
que de se battre à l’aveuglette, gratifiait-elle volontiers ses adversaires de
rencontre de qualités qu’ils n’avaient pas toujours.
Il n’en était toutefois pas de même pour Paka. Elle connaissait de longue
date et ses ruses et ses ripostes. Il lui fut partant facile de se garer de ses
griffes et de ses crocs, quand celui-ci crut pouvoir bondir sur elle à
l’improviste.
Paka fit d’ailleurs incontinent un grand saut de côté et poussa un
groulement de rage. Youmba profita de l’imprudence ainsi commise, pour
s’emparer du morceau de viande laissé en suspens et se mettre en devoir de
l’envoyer rejoindre les serpents et les œufs qu’elle avait eu le plaisir
d’avaler depuis que ses pairs l’avaient élevée à l’éminente dignité de
mangouste adulte.
— Ce morceau de viande, pensa-t-elle, ou je me trompe fort, a été en
contact avec l’homme. Et cela récemment. Impossible d’en douter. Il est, je
le sens, tout imprégné – par endroits – de son odeur spécifique. Résumons.
Un homme est venu par ici. Où est-il ? Je voudrais bien le voir.
Cependant, elle ne quittait pas du regard mon Paka, qui feulait
sourdement en faisant le gros dos et en retroussant les babines. Ce dernier,
tout à coup, n’y tint plus. Youmba, les yeux rouges de colère, le laissa
ramper jusqu’à elle. Comme la première fois, un rauquement de fureur
étonnée salua la seconde tentative de Paka. Youmba, pour la deuxième fois,
venait de mordre cruellement son rival aux pattes.
Par trois fois Paka renouvela son assaut. Youmba sortit chaque fois
indemne de la lutte, en portant chaque fois à Paka des coups imparables.
S’obstiner davantage eût été perdre son temps pour rien. C’est faire
preuve d’intelligence que de rompre devant plus fort que soi. Paka en avait
trop pour ne pas le comprendre. Le mieux était de se faire oublier. Il finit
par s’y résoudre et s’en alla, boitant bas.
La retraite de Paka permit à Youmba d’expédier en un clin d’œil le reste
du morceau de viande qu’elle lui avait volé. Un doute tenaillait cependant
son esprit. Où était passé l’homme qui avait perdu l’objet de son larcin ?
L’idée lui vint de partir à sa recherche. La voilà donc fouinant de-ci de-là.
Par bonheur, elle tomba au bout d’un instant sur les traces qu’elle désirait
découvrir. Elles la menèrent aux plantations du village de Djouma. Un
quidam y avait déterré tout un lot de racines de manioc.
En dépit de sa curiosité, Youmba ne crut pas devoir pousser plus loin ses
investigations, ce jour-là. Un homme était venu. Le même était parti. Elle
ne pouvait rien pour. Elle ne pouvait rien contre. On naît, on meurt, on
vient, on part. Telle est la vie de tous les jours. Au fond, l’homme en
question, peut-être n’était-il parti que pour avoir l’occasion de revenir. Sait-
on jamais, avec les hommes ! Pour le moment, une seule chose importait :
c’est qu’ayant mangé à sa faim, elle avait sommeil.
Des jours et des jours passèrent encore. Les tornades allaient se raréfiant.
Youmba s’éveilla certaine nuit fort tard. Elle se sentait depuis quelques
jours assez mal à l’aise. Malade ? Il n’y paraissait guère. Pas en train,
plutôt. C’était, en somme, comme si elle avait du vague à l’âme, pour ne
pas dire à ses instincts. La brousse ne lui inspirait plus de dégoût. Elle avait
à la fois envie de se battre et de dormir, de mordre et de se faire caresser.
Pourquoi ? Elle eût bien voulu le savoir. Mais comment faire pour y
parvenir ? Peut-être en courant l’aventure. Aussitôt pensé, aussitôt fait.
Cheminer par la brousse est d’ailleurs excellent exercice. Le temps, d’autre
part, est humide et beau. Les herbes chantent, les feuilles chantent, chantent
aussi les eaux de la Ouahmbélé. Çà et là rôdent des chenilles
processionnaires, des fourmis-cadavres, des fourmis rouges. Quelques
étoiles, lucioles du ciel, tremblent au cœur des ténèbres. La tranquillité de la
nuit pénètre peu à peu Youmba d’indolence. Elle s’étire, bâille et se roule
sur le sol. Une secrète langueur parcourt son échine et chauffe son sang.
Qu’a-t-elle donc à frissonner ainsi de plaisir et de désir ? Les roniers en
fleurs saturent l’air de leur odeur douceâtre. La vie qu’elle mène lui pèse de
jour en jour davantage. La venue d’une compagne suffirait à l’embellir.
Mais ces émanations ? Ces bruits ? Des voix, à présent ! De la fumée ! Et
du feu ! Oui, du feu, là, tout près, juste à l’emplacement où le chef du
village de Djouma tenait autrefois ses palabres ! Ha ! Sa présence signifie
que… Inutile de réfléchir plus avant, puisque Youmba file déjà sur la bête
rouge qui protège d’ordinaire le sommeil des hommes.
Elle connaît bien le feu, ses qualités et ses défauts. C’est lui qui rôtit ou
fait bouillir les mets dont l’homme se repaît. C’est lui qui fait chanter la
sève qui fuse des bûches où elle se cache. Immobile, il réchauffe qui a froid
et l’enlace de rêves. Par malheur, la saison sèche a le don de le transformer
du tout au tout. Il se rue alors d’une herbe à l’autre avec la rapidité de la
foudre, pour emprisonner de flammes et immobiliser dans la mort les proies
dont il pourvoit ses maîtres.
— Iche ! s’exclame-t-on quand Youmba surgit de la brousse, iche ! cette
mangouste-là, ma parole, mais c’est Youmba en chair et en os !
Bissi’ngalé – car c’était lui – n’avait pas encore fini de parler, que
Youmba avait déjà trouvé le moyen de se jucher sur les épaules de son
ancien ami.
Elle en descendit immédiatement pour le visiter des pieds à la racine des
cheveux. Ce fut, en effet, une reconnaissance en règle. Elle le huma sur
toutes ses faces, fourra son museau dans ses besaces en peau de cabri, dans
ses carquois bondés de sagettes, dans ses filets de chasse, dans les paniers,
hottes et corbillons où il avait entassé à le va-comme-je-te-pousse, ses
ustensiles ménagers et ses objets familiers. Elle procéda de même, ensuite,
avec la femme et l’enfant de Bissi’ngalé. C’est ainsi qu’elle renoua
commerce d’amitié avec ceux dont le logis avait si longtemps été le sien. Et
Bissi’ngalé, pour célébrer l’événement, improvisa sur un air connu la
chanson suivante :
Bissi’ngalé fit une pause, caressa Youmba qui n’en pouvait mais,
marmonna des mots qui ne signifiaient pas grand’chose et, reprenant le
cours de son récit :
— Konon, l’hippopotame – tu m’entends, n’est-ce pas, Youmba de mon
cœur ? – Bassaragba, le rhinocéros, Bamara, le lion, Mourou, la panthère,
Gogoua, le bœuf sauvage, bref la plupart des grands animaux de la brousse
dansèrent, chacun à son tour, tout ce qu’ils savaient. Et cela d’autant mieux,
qu’il ne leur eût pas déplu de réussir où M’Bala avait échoué et de gagner,
par ainsi, les récompenses qu’il avait promises.
C’est alors que M’Bélé, la petite antilope tout de gris vêtue, s’approchant
de M’Bala, lui murmura dans un souffle :
— Ô Maître de la force, toi que nous respectons tous, parce que tu
n’emploies ta force qu’à de justes causes, prépare-toi à me payer ta dette.
Car c’est moi qui ferai jaillir de terre l’eau qui nous est nécessaire.
Ce fut aussitôt un beau concert d’hilarité.
— Iche ! s’exclamèrent non seulement le lion et le bœuf sauvage, mais
encore ces professionnels de la raillerie que sont les toucans et les corbeaux,
ho ! M’Bélé, que brames-tu là ?
Et panthères, et chacals, et hyènes, et chiens sauvages de se vautrer dans
l’herbe, les côtes plissées de joie, en poussant des glapissements et des
grognements inarticulés. Quant à Bokorro, le serpent python, il se tordait
comme jamais, de l’avis unanime, on n’avait vu se tordre un serpent
python.
— Ah ! ça, M’Bélé, lui jetèrent les singes à gueule de chien, comment
peux-tu prétendre un instant – hon !… hon !… – toi qui n’as pour pattes que
des brindilles d’os, que tu parviendras à arracher l’eau de son sommeil
souterrain, rien qu’en martelant la brousse de tes sabots ?
Pour toute réponse, M’Bélé, la doyenne des animaux, se mit à danser,
toute menue et tout émue, comme seules excellent à danser les antilopes de
son espèce.
Miracle ! L’eau sourd de partout, bouillonne, se répand, se cherche, se
confond, se transforme en marécages, en marigots, en rivières, en fleuves
hantés de chutes et de rapides.
Injures et quolibets cessent en même temps de pleuvoir. On contemple
M’Bélé d’un air hagard. Après quoi, chacun ne songe qu’à étancher sa soif.
Puis on s’éclipse, qui sous un prétexte, qui sous un autre.
Il ne reste bientôt plus en présence que M’Bélé et M’Bala. L’infiniment
grand, selon sa promesse, s’empresse d’unir sa fille à l’infiniment petit par
les liens du mariage, et de donner des fêtes en leur honneur.
Et voilà pour ce qui est de M’Bélé et de son mariage avec la fille de
M’Bala.
Mais il n’est si bon temps qui ne finisse. Le moment vint où M’Bélé fut
obligée de rallier son pâquis. Elle prit donc le chemin du retour. Elle avait
déjà franchi trois marigots, quand elle rencontra Gogoua, le bœuf sauvage,
qui l’interpella tout à trac :
— Ho, M’Bélé. Enfin, te voici. Il m’a fallu t’attendre bien longtemps.
— Et pourquoi m’attendais-tu, Gogoua ?
— Parce que je tiens à avoir une explication avec toi.
— Une explication ?
— Oui. Voici d’ailleurs de quoi il s’agit. Est-il vrai que la fille de
M’Bala soit devenue ta femme ?
— Rien de plus vrai, répondit M’Bélé, se rengorgeant. Veux-tu que je te
la présente ? En ce cas, ne bouge pas d’ici. Elle me suit, chargée de nos
bagages et des présents que ses parents nous ont faits avant de nous laisser
partir.
— Dène-dzam ! jura Gogoua, martelant et creusant le sol d’un de ses
sabots antérieurs. Votre mariage est mésalliance qui ne se peut admettre et
que je n’admets pas. Immoral au premier chef, il est, de plus, contraire aux
lois de la brousse.
Moi, je suis pour tout ce qui est régulier. En conséquence, parlons raison.
Voyons, M’Bélé, est-il possible que toi, qui n’es que gracilité et faiblesse, tu
puisses remplir convenablement tes devoirs conjugaux envers la fille de
M’Bala ? Non, non, non et non ! Cela ne s’est jamais vu et dépasse
l’entendement ! C’est un défi à la nature ! Il importe d’y remédier tout de
suite. Comment ? Voici. Nous allons, toi et moi, nous battre en combat
singulier. Enjeu ? La fille de M’Bala. Celui de nous deux qui réduira l’autre
à merci sera son mari.
— Mais je ne veux pas me battre, moi ! se récria M’Bélé. Pourquoi me
battrais-je ? Le bon droit est de mon côté. Je ne tiens à divorcer sous aucun
prétexte d’avec la fille de M’Bala. Le succès a couronné mon mérite. N’est-
ce pas moi qui…
— Silence ! meugla Gogoua dont les yeux ful-guraient de fureur. Le
moment n’est plus des plaisanteries. Je viens de te dire, et te le répète pour
la dernière fois, qu’il est inadmissible qu’on puisse tolérer que la fille de
M’Bala soit ton épouse.
C’est un outrage aux bonnes mœurs, un attentat contre les lois qui nous
régissent. Je me charge de redresser tout cela. Autre chose encore. La fille
de M’Bala me plaît. Je veux la couvrir de ma race. Dans ces conditions, il
faut qu’elle soit mienne. Elle le sera.
Ayant dit, Gogoua souffla des buées par ses naseaux, renâcla tout son
saoul, bava de rage, puis, se jetant sur M’Bélé, la rua à terre sans autre
forme de procès, la piétina, la frappa à coups redoublés, l’écorna, lui prit sa
femme et s’en fut, décochant force ruades dans le vide.
M’Bélé ne recouvra ses sens qu’à la tombée du jour. Elle lamenta bien
son infortune aux crapauds des environs, mais s’en tint là. Toute révolte de
sa part eût d’ailleurs été inutile. La force prime toujours le droit et la
brutalité la faiblesse.
N’étant, pour l’instant, en humeur de raconter rien d’autre, Bissi’ngalé
caressa Youmba derechef, lui rendit sa liberté, empoigna, sans plus
s’occuper d’elle, deux houes, une vieille besace, un panier mi-mangé des
termites, une sagaie, trois couteaux de jet, se coiffa d’une moitié de
calebasse vidée de son contenu et prit, ainsi accoutré, la direction des
anciennes plantations de manioc du village de Djouma, en fredonnant d’une
voix sans timbre l’un des innombrables couplets de la chanson de M’Bala.
Youmba se demanda un moment s’il ne serait pas sage de sa part
d’accompagner son ami. Réflexion faite, elle préféra tirer de son côté.
Les affaires de l’homme ne sont pas affaires de mangouste. Gibier de
mangouste n’est pas gibier d’homme.
Il brouillassait un peu. Des fourmis rouges, des fourmis-cadavres
sillonnaient les pistes que les allées et venues des habitants de Djouma
avaient autrefois tracées, Youmba évitait ce menu peuple irritable. Elle
trottinait au petit bonheur. Sa marche était guidée par les odeurs spécifiques
que lui traduisait son odorat. Manger pour vivre est une des plus belles
satisfactions de ce monde. Vivre pour manger en est une autre. Mais quand
donc lui serait-il donné de trouver la mangouste femelle qu’elle réclamait
de tous ses vœux ? Tel était le tour de ses pensées quand elle aborda le
plateau de latérite où naguère elle avait été obligée de faire entendre raison
à Paka, le chat sauvage.
Elle sursauta de surprise. Ce plateau était vraiment prédestiné. On y
faisait toutes sortes de rencontres surprenantes ou cocasses. Il n’en restait
pas moins que Longo, la vipère cornue, avait eu tort de venir s’y chauffer au
soleil.
Certes, pour une imprudence, c’en était une ! Oser la narguer ainsi, elle,
Youmba ! Depuis quand les arbres bordant le cours de la Ouahmbélé ne
servaient-ils plus à rien ? Depuis quand n’y avait-il plus, pour Longo,
d’autre brousse que la brousse de Djouma ?
Ses yeux rutilèrent de rage et sa queue, se tuméfiant, s’éploya en
panache.
D’ordinaire, quand elle chassait, on ne l’entendait pas venir. D’ailleurs,
quand on chasse, la première des conditions à remplir, c’est de ne faire
aucun bruit, d’aucune sorte, afin de ne pas alerter la proie qu’on convoite.
Seulement, cette fois, c’était plus qu’elle ne pouvait supporter. C’est
pourquoi, perdant toute prudence, elle poussa trois cris, rien que trois petits
petits cris de son répertoire, mais qui eurent pour résultat immédiat de tirer
Longo de sa somnolence et de ces beaux rêves venimeux qui font frissonner
de plaisir les vipères cornues tout le long de leur corps écailleux.
Personne n’a jamais su, personne ne saura jamais pourquoi, depuis que le
monde est monde et qu’il existe au monde des serpents et des mangoustes,
celles-ci poursuivent de père en fils, quelque vive que soit la résistance que
leur opposent ceux-là, une politique d’association qui présente la singularité
de ne pouvoir aboutir à l’assimilation totale que dans la mesure où elle
sacrifie aux sévères beautés de l’extermination.
Toujours est-il que Longo, la vipère noire, était déjà prête à la bataille.
Impossible d’ailleurs de songer à rien d’autre. Youmba ne lui permettrait
pas de regagner son trou sans combat. Elle eût agi de même à sa place. Il lui
fallait donc vaincre ou mourir.
Youmba dévorait Longo du regard. Longo fixa sur Youmba ses petits
yeux glacés. Que ne pouvait-elle l’hypnotiser, comme elle hypnotisait les
oiseaux, et en profiter pour lui inoculer la mort ! Youmba échappait, hélas !
au pouvoir qu’irradiaient ses yeux. Elle le savait. Elle savait aussi que, toute
vipère cornue qu’elle fût, il n’était rien moins que sûr qu’elle se tirât à son
entière satisfaction de la rencontre que Youmba venait de lui imposer.
La jubilation des corbeaux de l’endroit ne connut bientôt plus de borne.
— Kraa !… kraa !… kraa !… croassait l’un, battant des ailes. Kraa !…
kraa !… kraa !… Longo, la terreur des oisillons, a trouvé son maître.
Kraa !… kraa !… kraa !… Ce n’est pas trop tôt ! Quelle délivrance !
Bisque, bisque, rage, Longo, méchant ver de terre trop long ! C’est bien fait
pour toi ! Personne ne te regrettera, ô toi qui t’étires comme fil d’araignée,
ô toi qui grimpes aux arbres – kraa !… kraa !… kraa !… – où tu te changes
en liane, au grand dam des oiseaux mangeurs de grains et de chenilles.
Kraa !… kraà !… kraa !… Oui, c’est bien fait pour toi, ô douée de
mauvais œil, jeteuse de sorts aux crochets vénénifères, abrégé de sentier de
brousse et mobile contrefaçon de liane !
— Gloire à Youmba ! craillait un autre. Youmba est la plus belle et la
plus vaillante des mangoustes. Kraa !… kraa !… kraa !… Voyez, oiseaux
mange-miel et mange-mil, voyez comme Longo, la vipère cornue, tremble
devant elle.
— Ce soir, vaticina de façon sibylline un troisième, la brousse de
Djouma comptera un malfaiteur de moins.
Un silence de mort écrasa soudain le champ de bataille que Doppelé, le
charognard au cou pelé, survolait depuis un instant déjà. Longo, arc bandé
qui se détend tout à coup, projetant avec force une sagette, venait d’émettre
le cri de guerre des serpents de sa caste et de porter en même temps à
Youmba un coup droit, que celle-ci n’évita que de justesse.
— Kikiki ! Kikikikirikikikii ! grogna Youmba, exaspérée par tant de
traîtrise. Aha ! c’est comme ça qu’on reçoit à présent les amis chez les
serpents de ton espèce, sale ver de terre poussé trop vite. Et juste au
moment où il me souvient, Longo de mon cœur, que vous avez, mes parents
et toi, de vieilles, de très vieilles affaires en suspens !
Souffre que je représente ici mes parents, tout en long. Et ne me tiens pas
rigueur de te demander de bien vouloir me fournir à ce sujet toutes
explications utiles ni de défendre de mon mieux leurs intérêts, qui sont les
miens.
Longo, serrant les lèvres, se jeta sur Youmba derechef. Mais Youmba se
tenait sur ses gardes. Attaque prévue, attaque parée. Un saut la mit hors
d’atteinte. Elle ne pouvait toutefois en rester là. Temporiser agir ne vaut. Il
lui fallait prendre l’offensive. Il y allait de son renom. La passivité n’était
pas au demeurant de ses qualités dominantes. Versée comme elle l’était
dans son métier de mangouste, elle fit donc sur-le-champ ce qu’elle avait à
faire, et commença par harceler Longo, qui bientôt ne sut où donner de la
tête, de charges plus ou moins poussées qui ne constituaient que des feintes.
L’expérience lui avait en effet appris que le meilleur moyen d’humilier
l’orgueil des serpents consistait, chaque fois qu’on avait maille à partir avec
eux, à les obliger à se dépenser en pure perte. Mille exemples concordants
prouvaient que ces vers de terre grandis trop vite s’exténuaient de même.
Pouvait qui voulait les avoir à l’épuisement. Un rien de patience suffisait.
Mais l’expérience ne s’acquiert qu’avec l’âge. Elle s’y prenait autrefois
autrement et ne sortait jamais que mal en point de ces tournois où – alors –
elle cherchait moins à épuiser les forces de son venimeux ennemi, avant de
lui porter le coup de grâce, qu’à lui rompre, d’entrée de jeu, les vertèbres.
— Kraa !… kraa !… kraa !… croassèrent les corbeaux au bout d’un
instant. Kraa !… kraa !… kraa !… Longo faiblit. Longo perd toute vivacité.
Longo commence à ne pouvoir se mouvoir qu’avec peine. Kraa !…
kraa !… kraa !… Longo n’a plus longtemps à vivre. Vie et victoire à
Youmba ! Gloire à Youmba, la mangouste des mangoustes, qui a tant de
courage en son derrière musqué ! Honneur à Youmba et à ses prouesses !
Louée soit Youmba, qui purge la brousse des serpents qui l’infestent !
Les corbeaux disaient vrai. Les réflexes de Longo mollissaient à vue
d’œil. Elle avait joué son va-tout et perdu. Elle allait payer de sa vie sa
défaite. Youmba, forte des lois de la brousse, n’avait plus qu’à l’achever.
Mais Youmba hésitait à croire à son triomphe. Elle estimait que Longo
avait passé trop vite de la fougue à la prostration pour ne pas lui réserver
une de ces ruses en usage chez les serpents. La belle malice, en vérité, si
malice il y avait ! Youmba n’était tout de même pas née de la veille. Il y
avait beau temps qu’on ne la prenait plus sans vert.
Elle tourna d’abord autour de son ennemie, en prenant soin de garder ses
distances. Cette manœuvre prouvait son extrême circonspection. Puis elle la
flaira de loin, longuement.
Longo ne bougeait toujours pas. Elle avait l’air de faire la morte.
— Que Youmba fasse bien attention ! laissa brusquement tomber du haut
du ciel Doppelé, le charognard au cou pelé. Longo signifie fourberie. Et
Longo vit encore.
À ces mots, Youmba fit un bond en arrière. Elle revint un instant après
sur ses pas, décidée à en finir. Deux ou trois coups de pattes de sa part ne
provoquèrent que de vagues réactions de Longo. Youmba comprit, à ce
signe, que c’était le moment ou jamais, et, sautant sur Longo anéantie, lui
broya d’un coup de dents les vertèbres.
Les corbeaux, à cette vue, pleins de joie, s’envolèrent. Youmba, absorbée
qu’elle était par ses occupations alimentaires, n’accorda qu’une oreille
distraite à leurs jacassements. Depuis que la brousse est brousse, et qu’il y a
des serpents et des mangoustes par la brousse, chair de serpent est
nourriture de mangouste.
Youmba le savait. Longo l’avait su. Et c’est pourquoi Longo, la vipère
cornue, ayant été vaincue, dans un règlement de comptes à la loyale, par
Youmba, la mangouste, celle-ci, comme de juste, ne pensait qu’à dévorer
Longo à belles dents, sous les regards pleins d’envie des corbeaux présents,
et de Doppelé, le charognard au cou pelé, le ventre des mangoustes
constituant, de notoriété publique, la seule honorable sépulture que puisse
souhaiter un serpent traditionaliste.
*
Bissi’ngalé vivait maintenant une vie inquiétante. Youmba le voyait
dépérir d’un jour à l’autre. Il ne s’alimentait que du bout des dents. Il lui
arrivait de passer des journées entières sans bouger de sa case. Il y geignait
d’interminables chansons ou y tenait des discours incohérents.
Peut-être eût-il mieux valu qu’il employât son temps d’autre manière. La
brousse de Djouma regorgeait de lapins aux longues oreilles. Ce n’est pas
en palabrant dans le vide, à longueur de journée, qu’on risque de les prendre
aux collets.
Youmba avait tort de se tourmenter au sujet de Bissi’ngalé. Il le lui
prouva certain soir. Et Youmba le comprit fort bien, mais seulement à
l’instant où Bissi’ngalé, la prenant dans ses bras, comme il avait accoutumé
de le faire chaque fois qu’il voulait jouer avec elle, lui trancha la gorge d’un
coup de poignard.
Les lois de la brousse sont terribles en leur simplicité. Le ver mange les
racines des herbes et des arbres ; le crapaud les vers, les larves et les
mouches ; le serpent les crapauds ; la mangouste les serpents ; et l’homme,
pour peu qu’il ait faim, n’hésite pas à tuer son meilleur ami pour s’en
repaître.
Tuer pour ne pas être tué : telle est la grande loi de la vie et de la
brousse. Toutes les autres lui donnent raison et la justifient. C’est pourquoi
la faiblesse est le pire des crimes.
FIN