Cela fait, il amalgama ces diverses substances, et quand sa macédoine lui parut à point, il en absorba de volumineuses bouchées, se servant indifféremment de ses doigts et d’une cuiller de corne en forme de spatule. La façon dont le révérend en usait nous mit parfaitement à l’aise. Chacun s’affranchissant du droit de l’étiquette, se servit à sa guise, et bientôt toutes les mandibules furent en mouvement.
Pendant le repas, le vénérable amphitryon, malgré l’activité toute juvénile qu’il employait dans la mastication et la déglutition des aliments, trouva moyen d’adresser à chaque convive un mot gracieux ou une remarque flatteuse, dont l’à-propos décelait chez lui certaine finesse d’esprit en même temps qu’une connaissance assez exacte du cœur humain.
Au dessert, et comme le majordome venait de placer devant nous, à titre de pruneaux et de confitures, un peu de mélasse dans une soucoupe, six néophytes mâles firent irruption dans la salle, suivis d’une foule nombreuse qui s’aligna le long des murs afin de laisser libre le centre de la pièce. Une danse de caractère fut exécutée par ces hommes, aux sons du flageolet et du tambour dont jouaient quatre musiciens. La tâche des flûtistes consistait à donner un sol unique et indéfiniment répété, sur lequel les tambours plaquaient un boum caverneux. Involontairement je me rappelai Bilboquet de picaresque mémoire. Les amateurs de cette note devaient être contents.
À la chemise et au pantalon blancs du néophyte, les danseurs avaient ajouté un colback de plumes de perroquet surmonté de trois rectrices d’ara bleu et rouge. Un chapelet à plusieurs fils, formé de capsules de cédrèle et de drupes de styrax, ceignait leur poitrine et leur dos en manière d’écharpe. Leurs jambes, depuis la cheville jusqu’au genou, étaient entourées, comme de cnémides, de rangs de grelots fabriqués par eux[1] et dont le bruissement sec rappelait celui des serpents à sonnettes.
Une longue plume d’ara, ornée à son extrémité d’un duvet d’aigrette et que chaque danseur tenait à la main, lui servait à diriger les musiciens. Selon que la plume fendait l’air de gauche à droite et vice versa, ou que le chorége exécutant l’agitait au-dessus de sa tête, comme un chef d’orchestre fait de son archet, les flûtes précipitaient ou ralentissaient leur sol et le boum des tambours se modelait sur elles.
La danse locale exécutée en notre honneur se composait d’une suite de passes et de voltes, de balancez et de chassez-croisez qui n’offrait absolument rien de neuf ou de pittoresque comme dessin chorégraphique, mais que chaque danseur avait la faculté d’embellir à son gré, par des flic-flac, des déhanchements, des trémoussements et des pirouettes, qui brodaient comme de capricieuses arabesques sur le fond terne et monotone du tableau. Inutile de dire que la troupe des ballerines stimulée par notre présence fit merveille et dansa comme un seul homme.
Bien qu’après quelques minutes d’audition de cette musique chacun de nous sentît déjà ses nerfs prodigieusement agacés, nul n’abandonna la partie, et sourire aux lèvres, subit jusqu’à la fin ce martyre d’un nouveau genre. En quittant la table, le capitaine de frégate m’avoua que les piqûres des moustiques dont il avait tant souffert durant le voyage lui semblaient encore préférables au trio de tambour, de flageolet et de grelots qu’on l’avait forcé d’écouter pendant trois quarts d’heure.
Pour chasser le bourdonnement de l’orchestre local qu’il nous semblait toujours avoir dans les oreilles, nous allâmes pousser une reconnaissance dans le village, réunion de chaumières, capricieusement dispersées et que des touffes d’arbres isolaient entre elles. Des néophytes groupés sur leur seuil nous firent force cajoleries et nous convièrent à vider avec eux quelques coupes de mazato dont leur cellier paraissait assez bien approvisionné. Nous nous laissâmes cajoler, mais nous refusâmes de boire. Nos rameurs conibos, les Cho-
- ↑ Ces grelots sont empruntés au noyau triangulaire du fruit de l’Ahuetia, cerbera (fam. des Apocynées). — À ce noyau, de la grosseur de celui d’un abricot et coupé en deux de façon à figurer une clochette, les indigènes suspendent intérieurement, au moyen d’un fil, un petit battant en os qui se meut au moindre mouvement et fait entendre, en frôlant les parois internes du noyau, un bruissement plutôt qu’un son distinct.