sions de route données par le prieur y étaient entassées ; elles se composaient de poisson sec et de bananes vertes, le strict nécessaire. Les deux Cholos chargés de la manœuvre de l’embarcation parurent bientôt, poussant devant eux le petit Impétiniri dont les bras étaient liés par une ficelle. Comme je m’indignais de leur façon de traiter cet enfant, le Cholo Antonio qui s’était constitué son gardien et le dressait à des tours de caniche, me dit que c’était par mesure de précaution qu’il en agissait de la sorte, les néophytes ayant tenté de voler l’Infieltlo, pour le garder avec eux à Sarayacu. Le capitaine débarrassa l’enfant de ses ficelles et l’envoya coucher comme un jeune chien sous le pamacari de sa pirogue. Charmé de la sollicitude qu’il témoignait à son protégé, je lui demandai ce qu’il comptait en faire en arrivant à Lima. Il me répondit qu’à défaut de cartes, d’herbiers, de documents scientifiques qu’il pût offrir au Président, il mettrait sous les yeux de Son Excellence le petit Chuncho, comme un échantillon vivant des richesses zoologiques, que possédait la République. Après sa présentation officielle au chef de l’État, l’infidèle serait régénéré dans les eaux du baptême, puis re vêtu d’une livrée de fantaisie, et sous le nom de Jean, Pierre ou Joseph, il brosserait les habits et cirerait les bottes de son propriétaire. Si l’avenir promis à l’Impétirini n’avait rien de brillant il était du moins clairement tracé, et sauf les rebuffades et les coups de canne attachés à sa condition et qu’il lui faudrait subir comme autant d’épreuves, son bonheur en ce monde me parut assuré.
Cependant les Cholos avaient pris place à l’avant de la pirogue et n’attendaient que le signal de pousser au large. Le moment de la séparation était venu ; le capitaine de frégate me serra vigoureusement la main, et quand l’Alferez eut accompli à mon égard la même formalité, il voulut que son singe roux me donnât la patte, ce que l’animal fit sans hésiter. Alors les deux hommes entrèrent dans l’embarcation qui au cri de Vamos Hijos — allons enfants — proféré par le capitaine, tourna sa proue à l’est et gagna le fil du courant. Tant que nous restâmes en vue, j’agitai mon mouchoir en réponse aux hourras des Cholos et aux cris d’adieu de nos compagnons. Lorsqu’ils eurent disparu, je regardai autour de moi. La rive était déserte, pas un curieux ne se montrait sur le talus ; l’embarquement des voyageurs n’avait eu d’autres témoins que Dieu et moi. Involontairement. je comparai ce départ furtif du chef de la Commission péruvienne à sa sortie pompeuse de Chahuaris, au bruit de la mousqueterie, aux vivat et aux encouragements de l’assistance.
Que d’événements, que de désillusions, que de souffrances morales et physiques signalaient le temps écoulé entre ces deux départs et jalonnaient la distance qui sépare Chahuaris de Sarayacu.
En rentrant dans la cellule que nos compagnons avaient abandonnée avec la joie de prisonniers qui voient tomber leurs fers, je trouvai le majordome occupé à la balayer. Depuis notre arrivée à Sarayacu, c’était la première fois qu’il se livrait à de pareils soins, et j’en fis tout haut la remarque. Loin de se formaliser de mon observation ou plutôt du ton aigre-doux dont je la lui fis, il me répondit gracieusement qu’il en serait de même chaque jour, maintenant que j’étais seul à l’habiter. Ces paroles, jointes à une tasse de café que l’individu me servit peu de temps après, en m’engageant à ne pas le laisser refroidir, signifiaient clairement que la réprobation dont le chef de la commission péruvienne et son lieutenant avaient été l’objet de la part des moines, ne s’étendaient pas jusqu’à moi.
Au reste, je l’avais déjà reconnu à d’imperceptibles nuances dans le ton et dans les manières de ces derniers, et si je n’en avais rien dit à mes camarades de chambre, c’était par pure humanité et pour ne pas retourner le couteau dans leurs plaies.
Cette indifférence ou cette mansuétude des religieux à mon égard, après m’avoir paru étrange, avait fini par piquer ma curiosité. Vingt fois je m’étais demandé d’où me provenait l’avantage d’être exempté des coups d’épingle dont ils criblaient à tout propos le capitaine et l’Alferez. Était-ce que le comte de la Blanche-Épine en faisant de nous au prieur des portraits à la manière noire, avait jugé convenable à sa politique ultérieure