DE PARIS À BUCHAREST,
CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES[1]
SUITE DE BASIACH À ORSOVA.
Devant les masses de granit à travers lesquelles m’emportent les flots désordonnés du Danube, une pensée d’admiration est due au génie de l’homme qui a vaincu la force de résistance inerte et la force folle de la nature. N’est-ce pas une chose merveilleuse aussi que cette voie, qui court tout le long de la rive gauche, conquise en partie sur le roc, en partie sur l’eau, tantôt suspendue aux flancs mêmes de la montagne, tantôt étagée sur des blocs détachés de la masse et rejetés dans le lit du fleuve ? C’est la fameuse route de Drenkova à Orsova, construite par le comte Szechenyi, et grâce à laquelle le service de la Compagnie du Danube n’est jamais interrompu, même à l’époque des plus basses eaux, lorsque le Danube cesse d’être accessible non seulement aux steamers ordinaires, mais même aux simples barques conduites par des rameurs. Les voyageurs en sont quittes pour quitter le bateau à Drenkova et monter dans des diligences qui les transportent eux et leurs bagages à Orsova, où ils se rembarquent de nouveau. C’est en 1857 qu’a été achevée cette route, qui peut rivaliser avec les grandes créations des Romains.
Mais Nicolo, mon matelot italien, n’est pas de cet avis. Aucune œuvre moderne, à son avis, ne saurait surpasser, ni même égaler les travaux gigantesques du peuple-roi.
« Eh ! signor, me crie-t-il, avec une sorte d’impatience, en détournant encore une fois mon attention de la rive gauche pour me montrer sur le bord opposé le chemin de halage tracé par les soldats de Trajan, ceux qui ont creusé ce chemin sans points d’appui, n’avaient pas la vapeur pour les transporter ou pour forer la pierre, ni la poudre pour fendre les lourdes assises du roc, et les précipiter dans le fleuve. Ils ne savaient pas se faire obéir de la force aveugle, la contenir et la diriger ; mais ils étaient eux-mêmes une force intelligente. Réfléchissez un peu à ce qu’ont fait et nous ont laissé les anciens, comparez la faiblesse de leurs moyens et la grandeur de leurs œuvres. Pour moi à force d’y songer, chaque fois qu’il m’arrive de passer devant ce chemin, il me semble que j’y ai vu travailler comme j’ai vu travailler à la route nouvelle. D’abord il a fallu prendre pied sur cette muraille, qui, à certains endroits, descend aussi profondément au-dessous du niveau du fleuve qu’elle s’élève au-dessus, et pour cela on a dû établir un échafaudage qui permît au hardi travailleur d’attaquer le roc sans se préoccuper de son point d’appui. J’ai entendu souvent à bord des savants raisonner là-dessus. Ils prétendaient que les entailles encore visibles et régulièrement espacées dans une largeur considérable avaient servi à soutenir les culées d’un pont : erreur ! Jamais pont n’eut une telle largeur. C’étaient tout simplement les mortaises où venaient s’engager les poutres destinées à supporter le plancher provisoire. Le courant eût balayé comme brins de paille les lourdes barques qu’il eût fallu amonceler pour porter les premiers tra-
- ↑ Suite. — Voy. t. III, p. 337, 353, 369 ; t. V, p. 193, 209 ; t. VI, p. 177, 193 ; t. VII, p. 145, 161, 177, t. XI, p. 33, 49 et 65.