d’eau des bâtiments du Lloyd, sont, à certaines époques de l’année, une entrave, sinon un obstacle à la navigation ? Les ingénieurs modernes ont exécuté et exécutent chaque jour, sur le parcours des voies ferrées, des travaux d’art bien autrement compliqués. D’ailleurs, si l’on ne pouvait venir à bout de l’obstacle, on pouvait le tourner en creusant un canal de quatre kilomètres au plus de longueur, qui eût permis aux bâtiments d’éviter cet incommode passage. Les deux projets avaient été proposés par le comte Szechenyi. L’Autriche repoussa le premier comme impraticable, la Turquie ne voulut point du second ; je ne sais pour quel motif. Mais on le laissa libre de construire sa chaussée, que l’Autriche peut interdire à volonté ; si bien qu’en dépit du proverbe, ces fameuses portes, dont elle tient un battant, ne sont ni ouvertes ni fermées.
À part ses écueils et ses rapides, le défilé des Portes de Fer me parut moins beau, moins grandiose que celui de Cazan. Au bout d’une heure il s’élargit, ses rocs ferrugineux se séparent et s’affaissent pour faire place, vers Turnu-Severinu, à des rives argileuses, arrondies, hautes à peine de quarante mètres et beaucoup plus basses du côté de la Serbie.
Turnu-Severinu, malgré son nom antique, est une ville d’origine et de construction toutes modernes. Ses premières maisons commençaient à peine à sortir de terre en 1840. Elle renferme aujourd’hui plus de trois mille habitants, et est le centre d’un commerce assez considérable, ce dont j’ai pu m’assurer par moi-même pendant le séjour que j’y ai fait en revenant de Bucharest en France. Tout ce qu’il m’a été donné d’en voir à ce premier arrêt de quelques minutes, c’est une tour en ruines cachée sous les arbres d’un jardin public qui descend jusqu’auprès du débarcadère, et sur le galet une foule nombreuse entourant quatre hommes qui portaient à grand-peine sur leurs épaules un gigantesque poisson blanc et brun, ayant un faux air de requin. Il mesurait au moins trois mètres, et ses derniers tressaillements avaient une telle énergie qu’ils faisaient chanceler les pêcheurs. « Oah ! » s’exclama tout à coup mon compagnon anglais qui avait à peine desserré les dents depuis notre départ d’Orsova, et s’était montré indifférent à tout, « je connais ! un esturgeon ! La chair en est bonne comme celle d’un jeune veau. On le mange frais ou salé, mariné, fumé et séché. De sa laite et de ses œufs on fait le caviar ; sa graisse, excellente, se conserve et s’emploie comme le beurre. Le grand esturgeon atteint douze à quinze pieds de longueur, et pèse mille à douze cents livres, souvent beaucoup plus.
— Peste ! m’écriai-je à mon tour, voilà un mirifique poisson ! Mais ne pourriez-vous pas, ajoutai-je, continuant de m’adresser à mon interlocuteur, vous qui savez tant de choses, me dire quelle est cette tour en ruines que nous apercevons un peu sur notre droite, à travers les arbres ?
— Peuh ! fit-il, un monument romain ; on en trouve partout ; mais les esturgeons deviennent rares. Savez-vous que ce poisson était en grande estime chez les Romains, à ce point qu’il faisait son entrée dans la salle du banquet au son de la flûte, porté par des serviteurs couronnés, comme un ancien triomphateur ?