Article
« Les nouvelles d’Elisabeth Vonarburg ou la nouvelle au-delà du recueil »
Ouvrage recensé :
Claude Janelle, « Le roman postmoderne de Vonarburg », Lettres québécoises, n° 74, été
1994, p. 34.
par Sylvie Bérard
XYZ. La revue de la nouvelle, n° 43, 1995, p. 69-84.
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Intertexte
Les nouvelles d'Elisabeth Vonarburg
ou la nouvelle au-delà du recueil
Sylvie Bérard
C'est un arbre étrange, cependant, il ne porte ni
feuilles ni fruits, et il ne pousse pas dans un seul
sens : au bout de ses innombrables ramifications
ce sont peut-être ses racines qu'on rencontrerait,
et il se perpétue ainsi, notre arbre-à-univers, né
de lui-même et refermé sur lui-même.
Elisabeth Vonarburg
« Le nœud »
\ T~\ \ ans Les voyageurs malgré eux (Québec/Amérique, 1994),
\
' Elisabeth Vonarburg déploie sa fiction autour de ce qui
apparaît comme un présent québécois alternatif. Dans l'imaginaire parcellaire de son héroïne, elle insère des visions fugitives — songes, rêves éveillés ou souvenirs confus — de présents
potentiels et de mondes chimériques. Ce faisant, c'est l'occasion
pour l'auteure de glisser des pans significatifs de sa production
antérieure, allant jusqu'à intercaler des segments entiers de nouvelles. Quant aux simples allusions, leur présence semble cruciale, puisque la critique a souligné à plusieurs reprises que
nombre de lecteurs et lectrices néophytes ont pu se perdre dans
le dédale de ces présupposés :
Je n'arrive pas à me défaire de l'impression que Les voyageurs
malgré eux cherche trop à faire la synthèse de tout ce que
l'auteure a publiéjusqu'à ce jour. [...] J'ose à peine imaginer
l'état de confusion du lecteur qui aborderait l'œuvre d'Elisabeth
Vonarburg par l'entremise de ces Voyageurs malgré eux.1.
1. Claude Janelle, «Le roman postmoderne de Vonarburg», Lettres québécoises,
n° 74, été 1994, p. 34.
70
S'il arrive que les auteur-e-s donnent dans l'autocitation, il
est moins fréquent que cette forme d'auto-inter- ou d'intratextualité s'étende sur des portions de texte aussi étendues. Dans
cette optique, la science-fiction (ou SF) apparaît comme un cas
d'espèce, car il ne lui répugne pas de morceler ses histoires dans
des productions distinctes ou de faire référence avec désinvolture
à des univers déjà représentés ailleurs, quand il ne s'agit pas de
s'approprier carrément un imaginaire en une sorte d'hommage
rendu à quelque auteur-e fétiche. Cette pratique n'est pas inédite
chez Vonarburg : son précédent roman, Chronique du pays des
mères (Québec/Amérique, 1992), reprenait déjà une thématique
développée dans une nouvelle parue en 1983 (« Retour au pays
des mères»). Assurément, le procédé ne désarçonnera pas le lectorat fidèle à l'auteure, puisque cette dernière s'emploie, depuis
ses premières nouvelles parues dans les publications québécoises
{Requiem/Solaris et Imagine... en tête) à tisser au cœur de sa production nouvellistique un réseau thématique riche et complexe.
D
En quinze ans, Vonarburg a livré, côté nouvelles, trois
recueils: L'œil de la nuit (Préambule, 1980), Janus (Denoël,
1981) et Ailleurs et au Japon (Québec/Amérique, 1990). Si l'on
ajoute à cette production les textes parus dans différentes publications collectives et périodiques depuis 1977 et si l'on élimine
les chevauchements inévitables (de L'œil de la nuit à Janus ils
sont nombreux, changement d'éditeur et de continent oblige),
on en arrive à une production avoisinant la quarantaine de nouvelles publiées 2 .
2. Les nouvelles d'Elisabeth Vonarburg parues^ au Québec jusqu'en 1985 sont
répertoriées dans Aurélien Boivin, Maurice Émond, Michel Lord, Bibliographie analytique de la science-fiction et du fantastique québécois (1960-1985),
Québec, Nuit blanche éditeur, 1992 (cf. p. 539-547). La liste (qu'on peut
retrouver à la fin de cet article) a été complétée grâce à diverses autres sources et la collaboration de l'auteure.
71
Après lecture de quelques nouvelles d'Elisabeth Vonarburg
— quatre, cinq nouvelles, peut-être plus selon la voie empruntée
pour accéder au corpus —, on finit par se sentir en terrain de
connaissance dans cet univers à la fois morcelé et englobant
qu'elle s'affaire à (dé-)construire depuis plus de quinze ans.
D'allusion en reprise, de version en revirement, se construit, à
travers des nouvelles ponctuelles, une cosmogonie subjective. Les
personnages ou plutôt les noms des personnages (on comprendra
la nuance plus loin), les ressources technologiques, les topoï (unités thématiques minimales et récurrentes, sorte de lieux fictionnels communs dans un corpus donné) font office de liens entre
les fictions brèves et s'interpellent d'une nouvelle à l'autre.
Talitha, Egon, Kathryn et les autres
La nouvelle «Le nœud», parue pour la première fois en 1980,
se présente comme la réflexion d'un personnage, Talitha, poursuivant une quête d'un univers parallèle à l'autre, une quête qui se
révèle bientôt comme une impossible recherche
de soi. Sans avoir pu se rencontrer dans aucun
des univers qu'elle a visités, elle retrouve un
Egon dans un univers qui ressemble à son
monde d'origine, s'accrochant à cette certitude sans aucun moyen de le vérifier puisque, dit la narratrice, les univers parallèles se
ressemblent parfois à s'y méprendre :
Parfois la différence est évidente: sur ma
Terre à moi, il n'y a pas d"Infra-Terrestres, ni d'humanité aquatique. Et parfois c'est impossible à dire: c'est la place
d'un rocher, la vie ou la mort d'un
papillon. («Le nœud»)
Ces deux personnages, qu'on retrouve aussi évoqués dans Les voyageurs malgré eux, ne s'en sont pas tenus à une
72
unique visite dans l'univers de Vonarburg. Ainsi, dans «La
machine lente du temps », un Egon, ayant vu arriver au Centre
une aspirante qui porte le même nom que la Talitha qui avait
emprunté le Pont, jadis, en lui disant qu'il la reverrait, comprend
trop tard que la Voyageuse sauvage et insaisissable qu'il vient de
voir partir était la même Talitha qui, par une curieuse boucle
temporelle propre au Pont, l'avait connu avant lui. De même,
« Le jeu des coquilles de nautilus » raconte le séjour d'une Talitha (elle aussi se souvient d'un Egon) dans un univers dont elle
craint ne plus pouvoir repartir. Ce personnage, qui assume en
partie la narration, finit par comprendre qu'il y a bien un Pont
(ou canal technologique permettant de voyager entre les univers), même si ce dernier est ici intangible, et que le voyage qui
l'y attend est le plus décisif de tous.
Ces nouvelles, on le constate à la lecture des résumés, sont
d'une étroite parenté. Les mêmes figures narratives ou, du
moins, des figures du même nom s'y retrouvent, l'espace romanesque est semblable, et le motif du Pont y est récurrent. Ce
dernier apparaît d'ailleurs comme l'élément central des nouvelles où il est question d'univers parallèles puisqu'on le rencontre dans au moins une autre nouvelle3 d'où les deux personnages précédents sont absents. En effet, dans « Le pont du froid »,
après avoir emprunté le Pont en catastrophe, Kathryn Rhymer
se retrouve mal préparée à l'univers qui l'attend, mais finit par y
croiser une autre version, plus sereine, d'elle-même et par se
réconcilier lentement avec le monde.
Les noms des personnages (Talitha, Egon, Kathryn), les
néologismes de sens (le Pont, le Centre, les Voyageurs, les senseurs), les topoï complexes qui en résultent fondent la communauté d'univers, mais ils ne sont pas les seuls liens entre les
textes. L'effet intertextuel est aussi supporté par un habile réseau
3. Je dis « au moins une autre nouvelle », car dans « Mané, Tékel, Phares »,
publié à l'origine sous le pseudonyme de Sabine Verreault, le Pont cède la
place à une « translation » remplissant les mêmes fonctions.
73
d'allusions qui assurent rapidement, à la lecture successive des
nouvelles, un sentiment de familiarité, de déjà-vu.
Ainsi, dans la nouvelle «Le pont du froid», le personnage
de Kathryn est une Rebelle luttant pour la destruction d'un
Pont qui force l'asservissement de «messagers zombies», «des
êtres arrachés d'eux-mêmes » :
Et aux alentours du seuil, quand le temps s'est arrêté avec le
mouvement, le zombie sort du temps, il sort de l'espace, il
flotte, par-delà l'univers, tel l'Esprit du Seigneur sur les
Bibliques eaux primordiales... Mais il n'a d'esprit que celui
qu'on lui a prêté, sa toute-puissance a un anneau dans le
nez, il est tiré vers la destination qui emplit son cerveau
vidé de toute image; et le zombie se réveille dans une autre
machine. («Le pont du froid»)
Or, dans «Le nœud», ce genre d'univers parcouru par ce type
particulier de Voyageurs, par « ces zombies à jamais privés d'euxmêmes », est évoqué par la narratrice qui, elle, n'en est pas issue :
C'est sans doute pourquoi l'histoire du Pont est si monotone
dans les univers où ce sont des cultures rigides, totalitaires,
qui réussissent à le mettre au point: la seule façon de diriger
le Voyage, c'est de tuer le Voyageur. Tuer son esprit, l'effacer
tout en gardant le corps vivant, et le reprogrammer en y
imprimant l'image de la destination à atteindre. («Lepont
dufroid»)
Le même effet est produit par la présence insistante de certains groupes de personnages et de certains mondes traversés ou
évoqués au passage. C'est le cas de certains toponymes reconnaissables tels que Baïblanca. C'est aussi ainsi qu'on atterrit
dans des mondes aquatiques (ou en voie de le devenir) ou qu'on
rencontre les Marrous (peuplade dont les membres doivent passer par une phase de régression avant d'accéder à l'âge adulte
dans un état humain ou animal selon les individus), vus tantôt
du point de vue de Talitha, tantôt de celui de Kathryn :
On ne les oblige pas à partir, ce n'est pas une période
d'initiation rituelle imposée par la collectivité des adultes,
74
mais une phase normale de l'évolution des Marrous. [...]
Des lambeaux d'interprétations rationnelles flottent dans
ton esprit: «...à la puberté... régression... gènes récessifs. .. » («Le pont du froid»)
Vers l'adolescence, les jeunes Marrous quittent leur famille.
Ce n'est pas une coutume dictée par la société, c'est un appel
qui vient du plus profond d'eux-mêmes, et auquel aucune
société Marrou n'a pu résister victorieusement — en survivant ensuite. («Le nœud»)
Autres clins d'oeil
Je n'ai parlé jusqu'ici que des nouvelles dites, d'après
Vonarburg elle-même dans une note liminaire aux Voyageurs
malgré eux, du «cycle du Pont». Toutefois, parallèlement à ces
textes, on retrouve une série d'autres récits partageant certains
topoï science-fictionnels rapatriés et rebaptisés par Vbnarburg,
tels les « métames » ou mutants ayant la faculté de se métamorphoser à volonté (de changer de sexe, notamment), la «biosculpture», produisant «artefacts» et « hendemados», et les
« yeux » ou êtres ayant la faculté de precognition.
La thématique des «yeux» ne touchant que deux nouvelles
vraiment singulières, « L'œil de la nuit » et « Les yeux ouverts », et
se déroulant dans des univers différents des lieux terrestres ou
paraterrestres où Vonarburg campe habituellement ses récits, il est
tentant de passer vite sur cet élément d'auto-intertextualité.
Cependant, le traitement réservé à ce topos, la façon de décrire le
phénomène, a pour conséquence de le rattacher de manière étroite
aux fictions où il est question de voyages d'un univers à l'autre :
Ce qu'est votre histoire, parmi toutes celles que nous racontent nos visions secrètement libres, je l'ignore. Elles nous
montrent les possibles, elles ne nous aident que très indirectement à les faire exister — seulement si nous y mettons la
main. («Lesyeux ouverts»)
75
Le motif des métames se rencontre également nommément
dans deux nouvelles : « Dans la fosse » et « Bande O h n e ende ».
C e p e n d a n t , dans chacune de ces nouvelles est mentionné le
nom de la ville Baïblanca qui apparaît comme une constante
puisqu'on la retrouve dans des nouvelles comprises dans le cycle
du Pont. Q u a n t à la nouvelle « L'oiseau de cendre », si les métames n'y sont pas représentés de manière précise, la planète
Lagrange où ceux-ci sont conditionnés (dans les deux nouvelles
précédentes) y est évoquée.
La ville de Baïblanca est également traversée dans deux des
quatre nouvelles où il est question de biosculpture, soit « Janus »
et « La maison du bord de la mer ». C e n'est d'ailleurs pas
l'unique élément répété à travers ces nouvelles puisque des topoï
tels que le biosculpteur « Permahlion », les « eschatoï » (ou rebelles), le « Parc aux Colibris », les « Grandes Marées » sont aussi
récurrents.
L e jeu se complique considérablement lorsqu'on constate
que certains de ces éléments apparaissent aussi dans le cycle du
Pont. Par exemple, dans « Le jeu des coquilles de nautilus », la
Voyageuse Talitha est accueillie par une peuplade d'artefacts et
sa quête l'entraîne dans les lieux désormais familiers, plus tôt
décrits en termes semblables :
Ensuite, n'importe quoi, fouiller au hasard dans l'Informathèque, ou se promener dans le triangle encore vivant de
Baïblanca, avec des détours du côté du Bord de Mer ou dans
le Parc aux Colibris. Les colibris qui lui valent son nom sont
de minuscules oiseaux très colorés, des bijoux volants qui
butinent les fleurs dans une grande coupole transparente au
milieu de la pelouse centrale; mais ce ne sont pas les oiseaux
qui fascinent Talitha, ce sont les statues. («Le jeu des
coquilles de nautilus »)
Le Parc aux Colibris. On se demande pourquoi pas "le Parc
aux Statues", la première fois qu'on y va. Evidemment, il y a
le dôme transparent au milieu de la pelouse centrale, enfermant sa jungle miniature et ses colibris qui volètent [sic]
76
partout en vibrant, mais ce qu'on voit surtout, ce sont les
statues. («La maison du bord de la mer»)
En usant habilement du procédé de l'allusion, qui est bien
autre chose que de la vulgaire redite, Vonarburg arrive à créer un
réseau entre ses nouvelles et à tendre (sans jamais l'atteindre,
comme on le verra) vers un tout cohérent.
La fonction englobante des univers parallèles
Évidemment, un certain nombre de nouvelles ne participent
pas de ce tissu topologique, puisque près de la moitié des nouvelles d'Elisabeth Vonarburg n'appartiennent
pas de prime abord au réseau que je viens de
survoler. Pourtant, et c'est là que l'observation
des marques d'auto-intertextualité acquiert un
certain intérêt dans l'étude d'un corpus nouvellistique science-fictionnel, cet effet circulation entre les textes a pour conséquence perverse de forcer l'inclusion des autres textes
pourtant autonomes. Puisqu'il existe une
voie d'accès (je serais tentée de dire «un
Pont») entre des nouvelles en apparence
dissemblables, pourquoi n'y aurait-il pas
un rapport entre toutes les nouvelles, un
lien qui n'attendrait que la fiction propice pour se concrétiser, un récit charnière non encore actualisé mais potentiel ?
Il pourrait résulter de cette opération créatrice une sensation
de répétition, de monotonie, voire d'autophagie discursive.
Pourtant, l'auteure parvient à faire admettre un tel réseau narratif sans donner l'impression d'un univers totalisant (donc réducteur). En effet, dans ce type de récits individuels tissés en un
réseau s'apparentant au romanesque, l'auteure, plutôt que de
livrer l'ensemble d'un imaginaire cohérent et plutôt expansif,
jouit évidemment de toutes les libertés : sélection de l'informa-
77
tion ; varition de la focalisation, du cadre narratif, des personnages ; changement ou réajustement référentiels au cours du processus de construction de l'univers (c'est-à-dire d'une nouvelle à
l'autre) ; etc. Et je n'ai pas parlé du traitement singulier de
chaque texte qui, en même temps que les thématiques pourraient contribuer à les unifier, sont individualisés et circonscrits
par la forme nouvellistique privilégiée. L'auteure livre ses fictions par bribes, de manière aussi imprévisible que l'est, sans
doute, la vie elle-même.
Ce désordre, à la fois proliférant et subjectif, est supportable, car il est cautionné par un élément science-fictionnel vraisemblable et pertinent. Le vaste topos science-fictionnel lié aux
univers parallèles suggère en effet l'inclusion de ces fragments
d'univers dans un ensemble plus grand dont la nature même
exclut toute velléité totalisante (à moins de se prendre pour une
divinité particulièrement douée). Le seul moyen de rendre
compte de 1'« arbre-à-univers » (voir l'épigraphe) est exploité à
souhait dans le corpus : il suffit de le livrer par bribes éparses et
subjectives, espérant qu'elles tendront vers une cohérence relative, quitte à déstabiliser cette cohérence à mesure qu'elle tente
de se fixer.
En créant le doute sur l'identité de ses personnages et de ses
lieux fictionnels, l'auteure assure aussi cette dynamique dans la
signification de ses récits. En effet, il est toujours question d'un
Egon, d'une Talitha, de villes aux appellations fluctuantes.
Dans les autres univers, c'était Péridéra, Neva de Rel, Torremolines. Au village sur la côte, on l'a nommée Aomanukéra. Ici, on l'appelle Baïblanca. («Le jeu des coquilles de
nautilus »)
De cette manière, l'auteure maintient l'ambiguïté. Donne-t-elle
à lire une version de la même histoire ou le récit d'une autre histoire qui lui ressemble à s'y méprendre à quelques détails près ?
Se trouve-t-on en présence d'un récit (le macro-récit incluant
chacun des micro-récits que constituent les nouvelles) à voix
multiples ou d'une succession de petits récits issus de voix
78
singulières ? Cette hésitation entre le point de vue et la version,
entre les récits parallèles et la convergence des récits, est beaucoup plus fructueuse qu'une potentielle tentative cosmogonique
qui guettait une telle entreprise.
Singularité de la nouvelle science-fictionnelle
Les pratiques allusives, en particulier cette libre circulation
des topoï d'un texte à l'autre, sont assez caractéristiques des productions science-fictionnelles. Bien sûr, cette stratégie discursive
et narrative se réalise de manière interne et spectaculaire dans le
corpus de Vbnarburg, mais on peut rencontrer plusieurs variantes dans la production science-fictionnelle moderne 4 . Si l'on
voulait se livrer à l'exercice méticuleux, malheureusement souvent oiseux, de repérage de l'intertexte, on serait sans doute
étonné de le trouver proliférant chez l'auteure elle-même, que
ce soit par le biais des références discursives, des dédicaces ou
simplement des titres (telle sa nouvelle « Ici, des tigres », faisant
clairement référence à « Icy, il doit y avoir des tigres », de Ray
Bradbury 5 ). Les auteur-e-s de science-fiction, en effet, ne cessent de se refiler les éléments science-fictionnels, des plus
simples néologismes (vidphone ou videophone, glisseur, téléporteur) aux topoï plus vastes (possibles identitaires, univers parallèles, réalités virtuelles, manipulations génétiques), certain-e-s
allant même jusqu'à camper leurs récits dans un monde mis en
place par un-e autre auteur-e. D'ailleurs, les auteur-e-s admettent volontiers ce fait : « Nombre de mes anciennes histoires
sont des récits se déroulant dans un contexte d'emprunt esquissé
4. Richard Saint-Gelais (Université Laval) a d'ailleurs amorcé une recherche
sur la constitution d'une encyclopédie parallèle propre au genre de la SF.
5. Ray Bradbury, «Icy, il doit y avoir des tigres», dans Gérard Klein, Jacques
Goimard, Demètre Ioakimidis (dir.), Histoires de mondes étranges, Paris, Le
livre de Poche, coll. « La Grande Anthologie de la science-fiction », p. 135154.
79
en quelques traits [...]», déclare Robert Sheckley6. Le moins
qu'on puisse dire, c'est que les auteur-e-s de SF possèdent un
lexique commun.
Les textes de SF — et les nouvelles ne font pas exception — se présentent souvent sur un arrière-plan familier pour
le lectorat initié aux trous noirs et autres artefacts, comme si
chaque récit était une fenêtre donnant vue sur un univers plus
vaste. Or, la nouvelle, soutient Jean Pierre Girard, est en
quelque sorte « un chèque en blanc pour la prospection d'un
monde où les choses sont à la fois déjà en place et déjà en mouvement, comme découpées dans le réel et à sa merci 7 ». Cependant, dans un contexte science-fictionnel où chaque texte peut
s'apparenter de manière clairement identifiable à un ou plusieurs textes l'ayant précédé, la lecture idéale semble impliquer à
la fois une saisie de la portion textuelle découpée (c'est-à-dire
une nouvelle de SF parmi d'autres) et une connaissance du tissu
science-fictionnel où elle se découpe. Une nouvelle de SF
déborde nécessairement du cadre, ne serait-ce que parce qu'il est
souvent plus économique, puisqu'ils font consensus dans la communauté science-fictionnelle, de puiser dans certains textes des
concepts inexistants dans la réalité et d'emprunter aussi au passage leur appellation contrôlée en SF.
Quant à la segmentation des univers science-fictionnels, elle
fait partie inhérente du genre. La SF, après tout, a pris son essor
dans les pulps anglo-saxons des années 1920-1930. Ne l'oublions
pas, la plupart des romans anglosaxons parus avant les années
cinquante ont d'abord fait l'objet d'une publication préalable ou
de plusieurs publications successives sous forme de feuilleton
dans des magazines. Par le biais de cette pratique, le genre semble
avoir appris à s'accommoder de ce morcellement nécessaire.
Toutefois, si paradoxalement la SF se prête bien à ce processus de dispersion des topoï, elle rend aussi les rapports plus
6. Cité par Lorris Murail, Les maîtres de la science-fiction, Paris, Bordas, coll.
«Les compacts», n° 35,1993, p. 25.
7. Jean Pierre Girard, « Préface », Complicités, Montréal, PAJE, 1990, p. 8.
80
immédiatement perceptibles. Si j'écris quelques nouvelles qui se
déroulent aux abords d'un pont de Montréal, on se contentera
peut-être de souligner la coïncidence ; si ce pont représenté permet, comme chez Vbnarburg, de voyager d'un univers parallèle à
l'autre, on parlera plus volontiers d'un cycle. Or, les nouvelles de
Vbnarburg ne sont pas qu'une façon inédite de revoir le feuilleton. La parenté des univers est souvent une abstraction commode qui permet de développer des problématiques singulières
ou d'observer une situation semblable d'un point de vue neuf.
Et j'en reviens aux particularités de la science-fiction. Cette
reprise, de nouvelle en nouvelle, d'éléments particuliers, d'univers semblables, d'identités précises, si elle
évite de tout réexpliquer chaque fois, fait aussi
de la SF un lieu particulièrement propice
pour une pratique « quasi-roman[esque] » des
formes brèves. Mieux, la nouvelle sciencefictionnelle telle qu'on la voit s'exercer chez
Vonarburg transcende en quelque sorte
cette catégorie d'« ouvrages-limites [...]
qui offrent les principaux traits du recueil
de nouvelles, mais qui sont déjà, en fait,
presque du côté du roman, en tous cas
juste sur la frontière 8 » puisqu'elle se
poursuit au-delà des limites du recueil. La production de l'auteure s'élabore donc de ruptures en retrouvailles
avec les univers déjà visités, sans respecter le vase clos du recueil
ou de la revue qui ne deviennent ici qu'une catégorie éditoriale
découlant de la nécessité de publier périodiquement les créations récentes (et de rentabiliser, même symboliquement, son
temps d'écriture).
La distinction générique entre la nouvelle et le roman
serait-elle moins utile dans un tel corpus, un peu comme le suggèrent certain-e-s chercheur-e-s en admettant considérer la SF
8. François Ricard, « Le recueil », Etudesfrançaises, vol. XII, nos 1-2, p. 131.
81
comme un genre3} La pratique de la nouvelle en SF, même si
cette dernière s'accommode des impératifs des formes brèves (la
nécessité de resserrer le récit et de le boucler), est d'abord et
avant tout une pratique narrative science-fictionnelle. Si,
comme le précise André Carpentier, « [u]ne nouvelle publiée
dans un collectif s'apparente généralement davantage à l'œuvre
de son auteur(e) qu'aux textes de confrères et de consœurs avec
lesquels elle se trouve exceptionnellement mise en contiguïté 10 », une nouvelle science-fictionnelle doit d'abord être rattachée au genre de la SF. Par conséquent, si les années plus creuses dans l'édition des nouvelles de Vonarburg se trouvent
comblées par la parution de ses romans Le silence de la cité
(1981), Chronique du pays des mères (1992) et Les voyageurs malgré eux (1994), il est aussi important de considérer qu'elle fonde
ceux-ci sur les grands thèmes — et les grands postulats, diraisje — privilégiés dans ses nouvelles.
D
La pratique de la nouvelle, chez Vonarburg et chez certaines
de ses contemporaines^ du champ de la SF (Marion Zimmer
Bradley, Ursula Le Guin, Christine Renard), n'est ni contrainte,
ni aléatoire. Bien sûr, la connaissance du contexte sciencefictionnel contribue au plaisir de la lecture, bien sûr sa méconnaissance peut contribuer à son déplaisir (comme le suggère
9. Ainsi, André Carpentier dit céder « temporairement à cette tendance à considérer par exemple la SF, le policier, le roman historique et autres comme
des "genres" littéraires, même si pour nous ce sont plutôt là des genres
seconds, les genres premiers étant la poésie, le théâtre, le roman, etc., et peutêtre la nouvelle». Cf. André Carpentier, «Avant-propos», Dix nouvelles de
science-fiction québécoise, Montréal, Les Quinze, 1985, p. 9.
10. André Carpentier, « Postface », Aimer. 10 nouvelles par 10 auteurs québécois,
Montréal, Les Quinze, 1986, p. 186.
11. Parler de ces auteures comme de contemporaines est évidemment un raccourci
(par exemple, Vonarburg naissait au moment où... Marion Zimmer Bradley
faisait paraître sa première nouvelle). Ce sont plutôt certaines de leurs productions qui sont contemporaines.
82
Claude Janelle cité au début de cet article). Pourtant, somme
toute, on n'assiste à la constitution ni d'un univers en vase clos
ni d'une cosmogonie, mais d'un roman qui n'en sera jamais un,
d'un univers fictionnel à embranchements multiples que le lecteur, la lectrice, ont tout le loisir d'emprunter — que l'auteur,
l'auteure ont tous les droits de leur laisser emprunter ou non.
Des régions, des ramifications, sont plus explorées que d'autres,
certes, mais cela n'exclut pas des fuites soudaines en avant ou de
côté (vers d'autres « branches » méconnues, pour demeurer dans
I'isotopie de 1'« arbre-à-univers ») dans un processus aussi
imprévisible, aussi chaotique que les récits, en constante expansion, qui leur prêtent vie.
Bibliographie des nouvelles et fictions brèves
1976
«Paradise Glossed» (en coll. avec Jean-Joël Vonarburg), Requiem, n° 13, décembre
1976-janvier 1977.
1977
« La femme à rebours », Requiem, n° 14, février-mars 1977.
1978
«Marée haute», Requiem, n° 19, janvier 1978. Trad. angl. dans Maxim Jakobowski, Twenty Houses of the Zodiac, Londres, New English Library, 1979
(édition française : Les vingt maisons du Zodiaque, Paris, Denoël, coll. « Présence du futur, 1979).Trad.jap. dansIskateliSFInternational,Tdkyo, 1981.
«Conte de pierre haute» (en coll. avec Jean-Joël Vonarburg), Requiem, n° 20, mars
1978.
« L'œil de la nuit », Requiem, n° 24, décembre 1978. Reprise dans L'œil de la nuit.
1979
« L'Or, l'Encens et la Myrrhe », La Nouvelle Barre dujour, nos 79-80, juin 1979.
1980
L'œil de la nuit, Longueuil, Le Préambule, coll. «Chroniques du futur», n° 1,
1980.
« Le pont du froid », L'œil de la nuit. Trad. angl. par Jane Brierly (« Cold Bridge »),
Geoff Hancock (dir.), Invisible Fictions. Contemporary Stories from Quebec,
Toronto, Anansi, 1987.
«Janus», L'œil de la nuit. Reprise dans Jan us. Trad. angl. par E. Vonarburg, Tomorrow Speculative Fiction (à paraître).
« Géhenne », L'œil de la nuit. Repris tête-bêche avec la trad. angl. par Jane Brierley
(«Gehenna») dans The Ad Astra Chapbooi,Totonto, 1987.
83
« L e nœud», Lœil de la nuit. Reprise dans Vatra (Roumanie), 1982; dans Clair
d'ozone (France), n° 4, février 1983; dans/an«*; dans Almanah Anticipatia,
Bucarest, 1986.Trad. angl. («The Knot»), Amazing Stories (février 1993).
« Eon », L'œil de la nuit. Reprise dans Janus.
1982
«L'oiseau de cendre», Solaris, n° 43, janvier-février 1982. Reprise dans Norbert
Spehner (dir.), Aurores boréales 1, Longueuil, Le Préambule, coll. « Chroniques du futur », n° 7, 1983 ; dans Janus, Paris, Denoël, coll. « Présence du
futur», n° 388, 1984 ; dans Comment écrire des histoires. Guide de l'explorateur,
Belœil, Éditions la Lignée, 1986.
«Thalassa», dans Roger Gaillard, L'empire du milieu, Ecublens (Suisse), Éditions
Nectar, 1982. Reprise dans Janus.
1983
«Dans la fosse», Solaris, n° 50, mars-avril 1983. Reprise dans Janus. Trad. angl.
par Jane Brierley («In the Pit»), Phyllis Gotlieb et Douglas Barbour (dir.),
Tesseracts 2, Victoria/Toronto, Porcépic Books, 1987 ; reprise dans Tomorrow
Speculative Fiction, vol. II, n° 4, août 1994.
« Retour au pays des Mères », Pour ta belle gueule d'ahuri, n° 6, 1983.
1984
Janus, Paris, Denoël, coll. «Présence du futur», n° 388,1984.
« Oneiros », Imagine..., n° 2 1 , avril 1984.
« Voyage au bout de la nuit ordinaire », Traces. Nouvelles, Jonquière, Éditions
Sagamie/Québec, 1984.
«La Machine lente du temps y, Janus. Reprise dans La frontière éclatée, Paris, Le
livre de poche, n° 7113,1989; dans Wilhelm Heyne Verlag, SFAnthologie (à
paraître en 1995).
«Bande O h n e ende», Janus. Reprise dans Wilhelm Heyne Verlag, SF Anthologie
(à paraître en 1995). Trad. angl. par É. Vonarburg, dans Tomorrow Speculative Fiction, vol. 2, n° 3, juin 1994.
1985
« Le jeu des coquilles de nautilus », dans Daniel Sernine (dir.), Aurores boréales 2,
Longueuil, Le Préambule, coll. «Chroniques du futur», n° 9, 1985, p. 253290. Trad. angl. par Jane Brierley (« Chambered Nautilus »), Lorna Toolis et
Michael Skeet (dir.), Tesseracts 4, Victoria, Beach Holme Publishers, 1992 ;
reprise dans Amazing Stories, décembre 1993, p. 53-63.
«La maison du bord de la mer», André Carpentier (dir.), Dix nouvelles de sciencefiction, Montréal, Quinze, 1985. Trad. angl. par Jane Brierley (« Home by the
Sea»), Judith Merrill (dir.), Tesseracts I, Victoria/Toronto, Press Porcépic,
1985 ; reprise dans Tomorrow Speculative Fiction, vol. V, n° 2, octobre 1994 ;
reprise dans Davind Hartwell et Glenn Grand (dir.), Northern Stars, New
York, Tor Books, 1994.
1986
« Le dormeur dans le cristal » (sous le pseudonyme de Sabine Verreault), Imagine...,
n° 32, février 1986. Reprise dans Michel Lord (dir.), Anthologie de la sciencefiction québécoise contemporaine, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1988.
«Ailleurs et au Japon» (sous le pseudonyme de Sabine Verreault), Imagine...,
n° 34, octobre 1986. Reprise dans Ailleurs et au Japon.
84
« Les yeux ouverts » (première version), Proxima (France), n° 8,1986.
«Mané, Tékel, Phares» (sous le pseudonyme de Sabine Verreault), dans JeanMarc-Gouanvic et Stéphane Nicot (dir.), Espaces imaginaires 4. Nouvelles,
Trois-Rivières, Les Imaginoïdes, 1986.
«La Carte du Tendre », Aimer, Montréal, Les Quinze, 1986. Reprise dans Ailleurs
et au Japon.
1987
«Le matin du magicien», L'année de la science-fiction et du fantastique québécois
1986, Québec, Editions Le passeur, 1987. Reprise dans Ailleurs et au Japon.
« Retour sur Colonie » (en coll. avec Joël Champetier), Solaris, n° 75,1987.
« Histoire de la Princesse et du Dragon », Faërie, n° 2,1987.
1988
«Cogito», Imagine..., n° 46, décembre 1988. Reprise dans Ailleurs et au Japon.
Trad. angl. dans Tesseracts III, Victoria, Press Porcépic, 1991 ; reprise dans
Tomorrow Speculative Fiction (à paraître).
1989
« Mourir, un peu » (en coll. avec Sabine Verreault), dans Claude J. Pelletier (dir.),
Sous des soleils étrangers, Laval, Les Publications Ianus. Reprise dans Ailleurs
et au Japon.
«Transhumance » (sous le pseudonyme de Sabine Verreault), Arcade, n° 18,1989.
« Pupa », XYZ. La revue de la nouvelle, n° 20, novembre-hiver 1989.
1990
« Ici, des tigres », Le Sabord, n° 25, printemps-été 1990.
1991
Ailleurs et au Japon, Montréal, Québec/Amérique, coll. « Littérature d'Amérique »,
1991.
« Les yeux ouverts » (seconde version), Ailleurs et au Japon.
« Celles qui vivent au-dessus des nuages », Mcebius, n° 48,1991. Trad. angl. par K.
S. Robinson («Amber Rain»), Tomorrow Speculative Fiction (à paraître).
« L'Aile », Temps Tôt, n° 9,1991.
«La mer allée... », Solaris, n° 94,1991.
«Le premier accroc ne compte pas», Charles Montpetit (dir.), La première fois,
Montréal, Québec/Amérique, coll. «jeunesse », 1991.
1992
« Suspends ton vol », Solaris, n° 99,1992.
«Initiatiques», Liberté, n° 202, août 1992.
« Chanson pour une sirène » (novella en coll. avec Yves Meynard), Solaris, n° 100,
1992.
1993
« Encore un an », La Presse, 18 décembre 1993.
1994
«L'hiver, c'est mon pays», collectif, Un lac, un fjord, Chicoutimi, éditions JCL,
1994, p. 93-95.
« Paguyn and Kithulai », Prairie Fire, Winnipeg, vol 15, n° 2, été 1994.
1995
« Le langage de la nuit », collectif, La nuit, Montréal, Musée de la civilisation/XYZ éditeur, 1995.