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Accueillir les morts

2019, L'Homme

à bord d'un bateau de pêche, accompagné de rescapés et de proches des victimes d'un naufrage d'une embarcation de migrants survenu exactement cinq ans auparavant. À côté de Martello, se tenait un de ces rescapés portant une couronne commémorative destinée à être jetée à la mer, au-dessus de l'épave du bateau, qui repose toujours, ensevelie sous les coraux, au fond de la Méditerranée. Le naufrage en question a eu lieu le 3 octobre 2013. Cet article n'aurait pu voir le jour sans le soutien de plusieurs subventions issues du projet de recherche Eu Border Care (2015-2020) financé par le Cer (Erc-2014-Stg 638259), des bourses de recherche de la Fondation Leverhulme (Rf-2016-602) et du programme Eurias (2017-2018) sur la migration et la régénération rurale en Sicile, ainsi que d'un projet conjoint financé par la Fondation Wenner Gren sur la mort et le deuil des migrants non identifiés en Italie (2018-2020), auquel collabore Naor Ben-Yehoyada. Les arguments présentés s'appuient sur un total de onze mois de travail ethnographique de terrain, mené en Italie à partir de 2016 et en Albanie en 2019. Par souci d'anonymat, nous ne pouvons remercier individuellement la multitude d'acteurs, de survivants et de répondants que nous avons rencontrés au fil des années. Nous sommes par ailleurs extrêmement reconnaissants à Nataša Gregorič Bon, Maja Petrović-Šteger, Juliana Vera et Naor Ben-Yehoyada, pour leurs commentaires et suggestions, et à tous ceux qui ont participé au colloque

L’Homme Revue française d’anthropologie 231-232 | 2019 Cumulus : Hoarding, Hosting, Hospitality Accueillir les morts Pratiques d’identification et d’inhumation des corps de migrants en Italie Hosting the Dead : Forensics, Ritual and the Memorialisation of Migrant Human Remains in Italy Marc Brightman et Vanessa Grotti Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/lhomme/35591 DOI : 10.4000/lhomme.35591 ISSN : 1953-8103 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 21 novembre 2019 Pagination : 227-260 ISBN : 978-2-7132-2794-3 ISSN : 0439-4216 Référence électronique Marc Brightman et Vanessa Grotti, « Accueillir les morts », L’Homme [En ligne], 231-232 | 2019, mis en ligne le 03 janvier 2022, consulté le 23 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/35591 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.35591 © École des hautes études en sciences sociales Accueillir les morts Pratiques d’identification et d’inhumation des corps de migrants en Italie Marc Brightman & Vanessa Grotti Le 3 octobre 2018, le maire de l’île de Lampedusa , Totó Martello, monta 1 à bord d’un bateau de pêche, accompagné de rescapés et de proches des victimes d’un naufrage d’une embarcation de migrants survenu exactement cinq ans auparavant. À côté de Martello, se tenait un de ces rescapés portant une couronne commémorative destinée à être jetée à la mer, au-dessus de l’épave du bateau, qui repose toujours, ensevelie sous les coraux, au fond de la Méditerranée. Le naufrage en question a eu lieu le 3 octobre 2013. 1. Lampedusa est la plus grande des îles Pélages. Ces dernières font partie intégrante de la région autonome de Sicile, mais Lampedusa est géographiquement plus proche de la côte nord-africaine que de la Sicile. Occupée ou colonisée successivement par les Phéniciens, les Arabes, les Britanniques et les Bourbons, sa population actuelle se compose en grande partie de pêcheurs ; l’île reste isolée du continent et délaissée par l’État italien, malgré l’établissement d’une base militaire permanente dans les années 1970 et la création plus récente d’infrastructures d’accueil de migrants (Centro di primo soccorso e accoglienza ou « Centre de premiers secours et d’accueil », Cpsa). Au cours des années 1990, cette communauté de pêcheurs s’est reconvertie dans le tourisme saisonnier, en même temps que l’île devenait une étape importante de l’« archipel migratoire » méditerranéen, accueillant notamment, jusqu’en 2018, une part significative des bateaux transportant des demandeurs d’asile secourus en mer sur leurs embarcations de fortune dans le canal de Sicile. L’ H O M M E 231-232 / 2019, pp. 227 à 260 VARIA Cet article n’aurait pu voir le jour sans le soutien de plusieurs subventions issues du projet de recherche Eu Border Care (2015-2020) financé par le Cer (Erc-2014-Stg 638259), des bourses de recherche de la Fondation Leverhulme (Rf-2016-602) et du programme Eurias (2017-2018) sur la migration et la régénération rurale en Sicile, ainsi que d’un projet conjoint financé par la Fondation Wenner Gren sur la mort et le deuil des migrants non identifiés en Italie (2018-2020), auquel collabore Naor Ben-Yehoyada. Les arguments présentés s’appuient sur un total de onze mois de travail ethnographique de terrain, mené en Italie à partir de 2016 et en Albanie en 2019. Par souci d’anonymat, nous ne pouvons remercier individuellement la multitude d’acteurs, de survivants et de répondants que nous avons rencontrés au fil des années. Nous sommes par ailleurs extrêmement reconnaissants à Nataša Gregorič Bon, Maja Petrović-Šteger, Juliana Vera et Naor Ben-Yehoyada, pour leurs commentaires et suggestions, et à tous ceux qui ont participé au colloque « Ecologies of Remembrance », organisé par Naor Ben-Yehoyada, Bryan Boyd et Zoë Crossland, les 11-12 septembre 2019, à Columbia University (New York), ainsi qu’au séminaire d’anthropologie du 7 novembre 2019, à Manchester. 228 Au matin, un chalutier, parti deux jours auparavant de Misurata (Libye) avec à son bord plus de 500 passagers (pour la plupart originaires d’une ancienne colonie italienne de la Corne de l’Afrique, l’Érythrée), prit feu près d’un îlot au large de Lampedusa, Isola del Coniglio, et chavira lorsque les passagers paniqués se déplacèrent en masse du même côté pour échapper aux flammes. L’embarcation sombra rapidement, créant un tourbillon qui aspira dans les profondeurs ceux qui avaient réussi à se jeter à l’eau. On estime que 366 personnes sont mortes en l’espace de quelques minutes 2. Huit jours plus tard, le 11 octobre 2013, un autre bateau, transportant essentiellement des réfugiés syriens, coula dans les eaux maltaises entre la Libye et Lampedusa, faisant 280 victimes supplémentaires 3. L’ampleur dramatique et la grande visibilité de ces deux événements survenus aux portes de l’Europe, conjointement appelés les « tragédies du 3 octobre », déclenchèrent à l’époque, sur les scènes politiques italienne et européenne, des réactions qui furent vives mais de courte durée. En mars 2016, le Sénat italien publia un décret instituant le 3 octobre « Journée nationale de la mémoire et de l’accueil » (Giornata della memoria e dell’accoglienza), afin de commémorer « toutes les victimes des migrations qui meurent en Méditerranée et dans d’autres régions frontalières internationales dans leur quête de protection et d’un avenir meilleur » 4. Chaque année depuis, plusieurs milliers de visiteurs, dont des rescapés, des chercheurs, des journalistes et des militants, affluent à Lampedusa pour accompagner les familles des défunts et des disparus tout au long des cérémonies et manifestations commémoratives, qui se déroulent pendant près d’une semaine. Les tragédies du 3 octobre font partie d’une série de trois catastrophes migratoires maritimes de grande ampleur survenues depuis les années 1990 dans les eaux italiennes, qui se démarquent en ce qu’elles ont suscité des vagues de réactions sans précédent de la part des médias et des institutions politiques, tant au niveau national qu’international. La première de ces catastrophes, connue sous le nom de « tragédie d’Otrante », est le naufrage du Kateri i Radës 5, un bateau de pêche transportant des familles 2. Les opérations de sauvetage furent menées depuis l’île de Lampedusa, où furent transportés, dans un premier temps, les corps des victimes. 3. La plupart des corps retrouvés après ce naufrage furent transportés à Malte (Cattaneo 2018 : 82-83). 4. Cf. la loi 45/2016 : http://www.interno.gov.it/it/notizie/3-ottobre-e-giornata-nazionale-memoriavittime-dellimmigrazione. Toutes les citations de l’italien ou de l’anglais ont été traduites par nos soins. 5. Le 28 mars 1997, le Kateri i Radës quittait la ville de Vlora au sud de l’Albanie avec 122 civils à son bord, pour traverser le canal d’Otrante vers l’Italie. Éperonnée par la Sibilla, une corvette de la Marine italienne venue l’arraisonner, l’embarcation coula en quelques minutes, causant la mort de plus de 81 personnes, dont une majorité de femmes et d’enfants, et dont 24 ne furent jamais retrouvés (Leogrande 2011 ; Pistrick 2015). La Marine italienne fut condamnée (17 ans plus tard) par la justice italienne, pour avoir percuté volontairement le chalutier dans le cadre d’un blocus naval signé le jour précédant entre l’Italie et l’Albanie. Marc Brightman & Vanessa Grotti 6. Le 18 avril 2015, un chalutier égyptien transportant près de 1000 migrants chavira entre les côtes libyennes et Lampedusa, et coula en eaux profondes après être entré en collision avec un cargo portugais qui répondait à son appel de détresse. Seules 28 personnes ont survécu, ce qui fait de ce naufrage le plus meurtrier jamais vu en Méditerranée. 229 VARIA albanaises fuyant la violence politique dans leur pays, qui se produisit dans le canal d’Otrante le 28 mars 1997. Nous avons choisi de revenir sur cet événement plus ancien parce qu’il nous aidera à comprendre, sur une base comparative, ce qui est en jeu dans les naufrages contemporains en termes de responsabilité de l’État, d’échelles d’interprétation et de procédures d’identification, de rapatriement et d’inhumation. Les deux autres naufrages correspondent à la tragédie du 3 octobre 2013, mais également à une catastrophe encore plus meurtrière qui eut lieu le 18 avril 2015 avec un navire en provenance de Libye 6. Outre que ces trois grands événements jouent un rôle distinctif dans la mémoire collective, tant dans les pays « d’origine » que dans le pays « d’accueil » qu’est l’Italie, ils présentent tous trois des caractéristiques qui leur sont communes : en plus des missions de repêchage des corps, ils ont fait l’objet d’opérations à grande échelle et techniquement innovantes de renflouage d’épaves en eau profonde, en 1997 et 2016 ; pour chacun, des recherches médicolégales ont été menées afin de retrouver l’identité des victimes, qui ont parfois impliqué les mêmes acteurs pour les trois naufrages ; enfin, une attention particulière a, à chaque fois, été accordée aux rituels du deuil et de la commémoration, en lien, à différents niveaux, avec les proches des victimes, les communautés italiennes où sont enterrés les migrants et les institutions de l’État jouant un rôle dans ces opérations. La commémoration de 2018 à Lampedusa fut, comme chaque année, très médiatisée, mais se révéla être également particulièrement tendue et source de polémiques. En effet, pour la première fois depuis 2013, l’année du désastre, aucun membre du gouvernement national n’est venu y représenter officiellement l’État. Qui plus est, le ministère italien de l’Éducation et de la Recherche avait tout juste annulé la décision, prise par la précédente administration de centre-gauche au moment du décret du 3 octobre, de financer un projet permettant à des écoliers européens de participer aux activités éducatives organisées au sein de l’école de Lampedusa sur le thème de la migration et de la mémoire. Dans ce contexte politique très conflictuel, Totó Martello refusa de monter à bord du navire de la garde côtière nationale (guardia costiera), choisissant plutôt de se joindre à des survivants sur un bateau de pêche local pour jeter avec eux une couronne rituelle de fleurs à la mer, en hommage aux victimes. Accueillir les morts 230 Bien qu’élu en 2017 sur un programme d’immigration plus strict que celui de Giusi Nicolini, qui l’avait précédé à la mairie, Martello critiqua le nouveau gouvernement italien 7 et la décision drastique prise par son ministre de l’Intérieur d’extrême droite, Matteo Salvini, de fermer tous les ports italiens aux navires humanitaires engagés dans le sauvetage des migrants : « Nous sommes ici aujourd’hui pour rappeler un événement tragique, de nombreux événements tragiques, et la réponse que nous recevons de l’Italie, mais aussi de l’Europe, est le silence ; c’est la tentative d’effacer même l’histoire récente. Donc, quand on me dit que les projets d’invitation d’écoles européennes [ne sont pas financés], que l’on n’a pas eu le temps, pour moi cela en dit long. Il s’agit d’une tentative d’empêcher la transmission des idées… de l’histoire, du souvenir, de la mémoire […]. C’est leur tentative, en ce qui concerne Lampedusa, d’enfouir le “problème”. Parce que ce n’est pas possible de continuer à répéter en Italie que le “problème” des arrivées de bateaux est réglé, que le “problème” des rapatriements est résolu, que tout est réglé, que plus personne ne meurt en Méditerranée. Quand vous venez à Lampedusa, vous vous rendez compte que le port est ouvert, que les bateaux transportant les migrants viennent directement ici […]. Pourquoi ne disent-ils pas la vérité ? Pourquoi tentent-ils d’effacer le souvenir et la mémoire ? […]. Si cette nation est républicaine et démocratique, comme le stipule la Constitution, la vérité et le respect de la règle démocratique doivent être maintenus […]. La journée de l’accueil et de la mémoire n’est pas un crime, elle a été approuvée et inscrite dans la loi par le Parlement italien, ils veulent en faire un crime, alors je dis pourquoi l’Europe ne peut-elle pas reconnaître le 3 octobre comme journée de commémoration pour le continent tout entier ? Donc, le message qui doit être délivré de Lampedusa aujourd’hui est le suivant : “Oui à la mémoire… mais aussi à la lutte… pour respecter les idées, la démocratie et la liberté pour tous” » (Discours de Totó Martello, Lampedusa, 3 octobre 2018) 8. Lorsqu’il déclare que « le port est ouvert », Martello revendique une posture éthique d’hospitalité propre à Lampedusa, mais en impliquant le reste de l’Italie et de la Méditerranée. Mais au nom de qui ? En critiquant les « pouvoirs politiques » et en refusant pour la première fois de monter à bord d’un bateau appartenant à l’État, en jetant la couronne commémorative depuis un bateau de pêche local et en rappelant l’importance de l’histoire, de la mémoire et de l’éducation, il se présente comme une autorité agissant en dehors de la temporalité et des valeurs de référence du gouvernement central. Dans son discours, le maire de Lampedusa cherche à 7. Les élections générales du 4 mars 2018 en Italie portèrent au pouvoir une coalition composée de deux partis populistes d’extrême droite : la Ligue et le Mouvement 5 Étoiles. Parmi les premières mesures prises par le gouvernement figurent des politiques très restrictives et répressives antiimmigration, visant à fermer les frontières terrestres et maritimes italiennes, et à cibler les migrants déjà présents dans le pays, ainsi que les associations gouvernementales et non gouvernementales les soutenant. Ce gouvernement de coalition est tombé le 20 août 2019, à la suite de disputes internes et de la démission du Premier ministre, Giuseppe Conte. 8. Discours extrait de la vidéo disponible sur le site de l’Agenzia giornalistica Italia (Agi) : https://www.agi.it/video/lampedusa_ricordo_strage_migranti_2013-4442921/video/2018-10-03/. Marc Brightman & Vanessa Grotti 9. Le colonialisme italien en Afrique (1882-1960) et en Albanie (1939-1943) a laissé des traces structurelles et un héritage culturel, social et écologique visible tant en Italie que dans les pays ayant subi son occupation impérialiste souvent brutale et autoritaire. Cette histoire coloniale italienne reste pour l’essentiel ignorée et incomprise par une grande partie de la population italienne, bien que de nombreux sujets coloniaux soient devenus citoyens italiens à partir des années 1970 et que plusieurs milliers d’Italiens soient restés résidents dans les pays colonisés après leur indépendance. Lorsque des Albanais commencèrent à arriver massivement en Italie après la chute du régime communiste en 1991 et la crise économique qui s’ensuivit, peu de commentateurs italiens se rappelèrent les conditions de l’occupation militaire du pays autrefois imposées par le régime de Mussolini. 231 VARIA créer une forme de résonance affective avec une conscience historique plus profonde : portant sa fascia tricolore et donc les couleurs du drapeau italien sur la poitrine, il établit sa légitimité politique tout en inscrivant le paysage social et matériel de cette île au cœur de la Méditerranée et dans la mémoire collective liée à l’instauration de la République italienne de l’après-guerre, à la résistance partisane et à l’antifascisme. Dans le contexte des actes rituels décrits ci-dessus, ses paroles illustrent un processus structurel à long terme qui comprime le temps, l’espace et les relations sociales et qui, comme nous le verrons, repose sur des formes spécifiques de socialité, d’activisme communautaire, d’actes d’hospitalité, d’échange et de mémorialisation, au moyen d’un langage d’intimité et de « technologie(s) de la mémoire » (Wagner 2013 : 633). Ainsi, le choix d’accueillir des personnes qui ont échappé à la mort ranime-t-il le traumatisme national du passé fasciste de l’Italie. Les manifestations et les monuments commémoratifs en hommage aux morts de la Seconde Guerre mondiale, ou (à l’extrême opposé du spectre politique) les actes anti-mémoriaux, tels que le refus de participer ou la profanation de tombes, font écho au traitement des victimes de la migration dans le paysage contesté d’une République italienne dont la constitution est intimement liée à la libération du fascisme. Cet écho tend cependant à éclipser un rappel historique plus profond encore, raccordant la migration méditerranéenne à l’aire fasciste – il s’agit bien sûr du passé colonial de l’Italie 9. Comme les tenants italiens des études postcoloniales l’ont observé, l’héritage colonial et la responsabilité morale de l’Italie envers certains des pays d’origine et de transit des mouvements migratoires contemporains, tels que l’Albanie, l’Érythrée, la Somalie ou la Libye, sont rarement mentionnés dans le discours public et politique des activistes sur l’accueil des migrants (Bianchi & Scego 2014) ; de fait, le colonialisme et ses conséquences ne sont jamais abordés publiquement en Italie (Brioni & Bonsa Gulema 2018). En examinant les modalités d’accueil des victimes de la migration, nous analyserons également ces résonances historiques pour montrer que l’hospitalité offerte à des morts anonymes contribue à développer la conscience d’un héritage du fascisme et du colonialisme italien. Accueillir les morts 232 L’hospitalité est généralement considérée comme étant une pratique qui concerne les êtres vivants ; en effet, un invité ou convive est plutôt supposé être une personne animée autonome, un être sensible. Cependant, les anthropologues ont démontré depuis longtemps que les morts sont souvent loin d’être inertes ; et si cette observation semble plus évidente en ce qui concerne les esprits, les fantômes ou les djinns (Varley & Varma 2018), elle doit également être envisagée à la lumière de nombreuses discussions sur l’agentivité des objets matériels, par exemple dans le cas des « actants » faisant partie de réseaux sociaux aux côtés des êtres vivants, ou dans celui de parties du corps qui survivent à une personne (Tung 2014). Le pouvoir, en termes plus que symboliques, de la matérialité des morts a été largement analysé par les anthropologues, dont l’intérêt s’est toutefois surtout limité aux cas où les défunts sont des membres de la communauté qui pratique le deuil (Bloch & Parry 1982). Cela s’applique également à l’important travail de recherche réalisé sur les fosses communes et les exhumations de masse, qui a permis de mettre en relief de nombreux thèmes pertinents pour nous, tels que le rôle de la médecine légale, tant dans la recherche de preuves matérielles de crimes que dans les efforts visant à recomposer la personne (in)dividuelle, ou encore la place des droits humains transnationaux, de la justice de transition et celle de la mémoire sociale (Ferrándiz & Robben 2015). L’exhumation médico-légale et humanitaire a été reconnue non seulement comme « faisant partie d’une tradition d’enquête judiciaire », mais aussi comme « une étape nécessaire dans l’accomplissement du rituel funéraire » (Crossland 2015 : 242). Or, dans le cas qui nous occupe, la mort de migrants non identifiés et les pratiques mortuaires qui lui sont associées soulèvent des questions particulières, dans la mesure où il s’agit d’actes d’inhumation (et non d’exhumation) de corps étrangers, destinés à les rendre plus visibles plutôt qu’à les oublier ; la communauté d’accueil constituée de personnes et d’un territoire intègre ainsi ces morts au lieu de les rejeter. C’est pour cette raison que nous pouvons parler ici d’« accueillir les morts » et que l’enterrement peut être vu comme un acte d’hospitalité. Le fait que les pratiques mortuaires puissent s’adapter au changement social tout en le reflétant est à la fois bien établi (Geertz 1957 ; revisité par Boret, Long & Kan 2017) et repris dans la plupart des travaux actuels sur la mort dans les communautés migrantes des pays hôtes (Hunter & Ammann 2016). Les récits recueillis auprès des migrants sur leur perception de la mort et du traitement des corps fournissent un aperçu fiable des subjectivités émotionnelles des compagnons et des survivants (Kobelinsky 2019), en livrant de précieux témoignages sur le sentiment d’injustice face à la mort aux frontières. Mais le traitement post mortem des étrangers implique des innovations qui posent des problèmes spécifiques à l’anthropologie. Marc Brightman & Vanessa Grotti En les abordant sous l’angle de l’hospitalité, nous proposerons une réflexion sur les particularités des relations entre les communautés d’accueil et ces étrangers morts. Ce sont, depuis 2017, les visites d’une partie des dizaines de cimetières municipaux de Sicile et de Calabre qui accueillent les dépouilles identifiées et anonymes de migrants décédés lors de la traversée maritime vers les côtes italiennes, qui nous ont permis d’esquisser les traits essentiels de ces particularités 10. Contrairement aux études anthropologiques ayant pour objet les fosses communes et les exhumations, les ethnographes travaillant sur la mort en contexte migratoire ont étonnamment peu accordé d’attention aux aspects matériels, alors qu’ils revêtent une importance capitale dans le cas d’étrangers morts, puisqu’ils peuvent représenter « tout ce qui reste » de la personne (Black 2018). Or, que deviennent les objets personnels retrouvés et qu’implique leur gestion ? Le nombre de plus en plus élevé de naufrages meurtriers en Méditerranée en fait des catastrophes de masse, qui dans toute autre circonstance (conflit armé, tsunami, etc.) auraient occasionné l’élaboration de mesures spécifiques standardisées relatives à l’identification médico-légale et au rapatriement des dépouilles ; mais, comment cela se passe-t-il lorsqu’il n’existe aucun protocole internationalement reconnu et respecté ? Quelles sont les conséquences du traitement médico-légal et de l’inhumation de victimes anonymes quand ils sont réalisés dans le non-respect de leurs traditions rituelles sur fond de désengagement des États ? Pour examiner ces questions, nous nous intéresserons à des opérations maritimes et médico-légales improvisées, ces dernières années en Italie, dans l’intention de localiser, repêcher, identifier et donner une sépulture aux migrants décédés lors de leur tentative de traversée de la Méditerranée centrale. 233 Périr aux frontières méditerranéennes de l’Europe 10. Un compte rendu détaillé des divers types de mobilisation et de tensions entre les communautés locales, les survivants et les proches pour identifier et pleurer les morts (à l’exemple des textes à paraître de Cynthia Malakasis et de Chiara Quagliariello) aurait dépassé le cadre de cet article, tout comme une analyse focalisée sur le contexte plus large de l’hospitalité (et de l’inhospitalité) des survivants (pour cela, cf. les contributions récentes de Kobelinsky 2019 ; Pillant 2019 ; Souiah 2019 ; Zagaria 2019). 11. Cf. le graphique « Recorded Migrant Deaths by Region, 2019 », sur le site du projet Missing Migrants de l’Organisation internationale pour les migrations (https://missingmigrants.iom.int/). VARIA La route méditerranéenne centrale constitue, depuis plusieurs décennies, la frontière internationale la plus meurtrière au monde, tant en chiffres absolus qu’en termes de fréquence et d’ampleur des tragédies : sur près de 32 000 décès de migrants enregistrés dans le monde entre 2014 et 2019, plus de 15 000 ont eu lieu dans ces eaux 11. Ces estimations sont forcément Accueillir les morts 234 sous-estimées, car elles se fondent sur des statistiques gouvernementales incomplètes et sur des rapports partiels fournis par les médias et les Ong ; de plus, elles n’incluent pas ceux qui ne sont jamais retrouvés, ni ceux qui périssent dans des zones où la collecte de données est rendue pratiquement impossible par le manque de moyens (désert du Sahara) ou en raison des conflits armés (Libye). Et pourtant, c’est dans ces régions que les migrants sont le plus susceptibles de perdre la vie : selon le directeur de l’Organisation internationale pour les migrations (Oim), le nombre de décès de migrants dans le Sahara représenterait au moins le double de ceux recensés en Méditerranée 12. Peu de pays dans le monde disposent d’un système centralisé et unifié pour l’enregistrement et l’identification systématiques (couvrant à la fois les registres ante et post mortem) des victimes non identifiées, impliquant l’intégralité des services et juridictions internes, et reliant des organes aussi variés que les hôpitaux, les services de police et les morgues. En Europe, seule l’Italie a créé un bureau pour les personnes disparues, l’Ufficio del commissario straordinario del governo per le persone scomparse (Ucps) 13, rattaché au ministère de l’Intérieur, qui s’appuie sur une base de données unique, appelée Risc (Ricerca Scomparsi), rassemblant toutes les données sur les corps non identifiés recensés sur le territoire, dont les dépouilles de migrants retrouvées lors des opérations de sauvetage en mer. Ajoutons, enfin, que la coordination internationale nécessaire face à la multiplicité d’acteurs gouvernementaux, humanitaires et associatifs est devenue de plus en plus difficile, notamment lorsque les victimes sont des ressortissants d’un pays qui interdit l’émigration ou qui ne possède pas de registres. Le spectacle médiatique répété d’opérations de sauvetage après le naufrage d’une embarcation de fortune en provenance de Libye, de Tunisie ou d’Égypte, et la litanie de chiffres qui annoncent sans cesse le nombre de migrants noyés ou portés disparus ont conduit beaucoup d’observateurs et de commentateurs à comparer la Méditerranée à un « cimetière » marin (Cattaneo 2018) 14 ou à un « tombeau » pour migrants (Casid 2018 ; Sarnelli 2015). Avec chaque nouvelle tragédie, l’usage de ces analogies s’intensifie. 12. Cf. Tom Miles & Stephanie Nebehay, « Migrant Deaths in the Sahara Likely twice Mediterranean Toll : U.N », 12 octobre 2017 sur le site de Reuter (https://www.reuters.com/article/us-europe-migrants-sahara/ migrant-deaths-in-the-sahara-likely-twice-mediterranean-toll-u-n-idUSKBN1CH21Y). 13. Créé en 2007, l’Ucps a, depuis 2012, étendu son action aux victimes des migrations internationales retrouvées en mer. Ce bureau est dirigé par un commissaire nommé par et soumis à l’autorité du ministre de l’Intérieur (http://www.interno.gov.it/it/ministero/ commissario-straordinario-governo-persone-scomparse). 14. Cf. aussi « Testo integrale del dialogo del Papa con giovani e anziani all’Augustinianum (23 ottobre 2018) », sur le site Vatican News (https://www.vaticannews.va/it/papa/news/2018-10/ testo-integrale-dialogo-papa-francesco-giovani-anziani.html). Marc Brightman & Vanessa Grotti 15. Cf. « The Dead, the Missing and the Bereaved at Europe’s International Borders : Proposal for a Statement of the International Legal Obligations of States (2017) », sur le site Last Rights Project (https://www.ohchr.org/Documents/Issues/Migration/36_42/TheLastRightsProject.pdf ). 16. Ibid. Antigone, figure récurrente dans les discussions philosophiques sur la biopolitique, s’est revendiquée « étrangère », en choisissant de se définir comme une « étrangère résidente » (μέτοικος) (Henao Castro 2013). 235 VARIA Mais si la Méditerranée est un cimetière ou un tombeau pour migrants, à qui en revient la charge et comment peut-on y pleurer et honorer les défunts ? Il n’existe pas de réponse claire à cette question, en partie parce que les migrants qui ont perdu la vie en Méditerranée sont les victimes d’une tragédie de masse insuffisamment couverte par le droit humanitaire international – les obligations légales des États en ce qui concerne les corps de personnes décédées dans un contexte migratoire international sont mal définies 15. Selon l’Ong Last Rights Project, le principe de dignité de la personne humaine préconisé par la Déclaration universelle des droits de l’Homme et dans des traités internationaux tels que les conventions de Genève impose aux États l’obligation d’offrir une sépulture décente aux migrants décédés, or il subsiste un vide juridique dans la mesure où ces obligations spécifiques n’ont pas encore été officiellement codifiées. De son côté, l’Italie garantit l’égalité de traitement entre citoyens et non-ressortissants nationaux, y compris dans la mort, en vertu de l’article 10 de sa Constitution (Cattaneo & D’Amico 2016). Mais cet article peut également donner lieu à des interprétations divergentes et est ouvertement ignoré, voire contesté par le gouvernement italien lui-même. Au-delà de l’argument législatif, les auteurs de la proposition de Last Rights rappellent que l’exigence d’un traitement respectueux des morts se retrouve « dans les coutumes, les traditions et la littérature de tous les peuples », citant l’Antigone de Sophocle pour illustrer le fait qu’il s’agit d’« un principe auquel le gouvernement ne peut se soustraire » 16. Ils empruntent un langage universaliste, qui laisse supposer qu’il existe une définition claire de ce qui constitue une inhumation digne et respectueuse. Beaucoup de chercheurs se sont intéressés ces dernières années à la valeur symbolique du nombre très élevé de morts survenues aux frontières, partout dans le monde. Ces auteurs invoquent souvent le concept de « nécropolitique » d’Achille Mbembe et de « thanatopolitique » de Giorgio Agamben, afin de montrer comment la menace d’un danger de mort peut être utilisée comme une arme politique pour contrôler les flux migratoires internationaux (Sarnelli 2015). Les rapports statistiques rendant compte de tous les décès de migrants, établis par des organisations telles que l’Organisation internationale pour les migrations, le Mouvement international de la CroixRouge et du Croissant-Rouge, les autorités navales nationales, les Ong, Accueillir les morts 236 les groupes activistes et les blogs privés 17, ou encore ceux plus informels transmis par les migrants eux-mêmes via les réseaux sociaux, favorisent, chez les candidats à la migration, une prise de conscience des risques qu’ils encourent, censée conditionner leur comportement – la mort est instrumentalisée comme un moyen de dissuasion à la migration. Jason De León a ainsi introduit la notion de « nécroviolence » pour caractériser la manière dont le désert à la frontière américano-mexicaine (le désert de Sonora) a été stratégiquement redéfini en une zone dangereuse et infranchissable, tout en y dirigeant les migrants en marche pour les États-Unis dans l’intention de profiter de cette nature hostile pour effacer les traces de la violence étatique (2015). La mort et la violence envers l’autre sont à leur tour interprétées par certains auteurs comme constitutives de la société d’accueil elle-même : comme l’écrit Maurizio Albahari, « la mort, prérogative de souveraineté, est l’un des instruments par lesquels une société démocratique libérale est prétendument défendue, et sa vie et le bien commun favorisés » (2015 : 114). D’autres encore soulignent, en analysant l’histoire et les modalités du pouvoir souverain, disciplinaire et biopolitique, les origines coloniales des excès nécropolitiques des régimes nazi-fascistes (Mbembe 2003 ; Povinelli 2016). Le traitement des données sur la nécroviolence de l’État américain compilées par Jason De Léon permet de dresser un tableau largement uniforme du régime frontalier américain, dans lequel les agences locales appliquent les politiques nationales avec une efficacité brutale. À l’inverse, les données sur la mort de migrants en Méditerranée renvoient une image plus hétérogène, avec plusieurs types d’agents (humains et non humains, locaux, nationaux ou transnationaux) intervenant de différentes manières, pour contester, subvertir ou atténuer les conséquences des politiques frontalières, qui sont pourtant, à bien des égards, similaires à celles des États-Unis. La « naturalisation » de régions-frontières, telles qu’un désert ou une mer, produit donc un effet de distanciation et de dé-historicisation sur des environnements à l’origine riches d’une histoire et d’une écologie caractérisées par des relations entre les espèces. Ainsi, avant d’être montrée comme une zone sauvage et hostile, la Méditerranée a toujours été vécue comme un lieu d’abondance, d’échanges et d’expansion. De telles régions-frontières sont désormais également perçues comme ayant une valeur intrinsèquement périphérique, situées hors de la modernité et hors du temps (Elhariry & Tamalet Talbayev 2018). Ajoutons que la mort associée à la migration et à l’exil n’est pas seulement le fait des régimes étatiques, car les protagonistes eux-mêmes peuvent lui donner de nombreuses formes et définition ; sur certaines rives de la Méditerranée, la décision de migrer et de 17. Cf., par exemple, le blog du journaliste et écrivain Gabriele Del Grande (http://fortresseurope. blogspot.com/). Marc Brightman & Vanessa Grotti 18. De même, contrairement à d’autres types de catastrophes de masse (telles que les calamités naturelles, les accidents d’avion ou les attentats), la communauté internationale d’experts légistes ne s’est pas précipitée sur les lieux des naufrages des migrants, et seuls des experts italiens volontaires se sont organisés pour accomplir les tâches d’identification nécessaires (Cattaneo & D’Amico 2016). 19. En nous excusant auprès des spécialistes de la culture matérielle, nous utilisons ici la notion de chaîne opératoire comme un dispositif rhétorique, et notre objectif n’est pas de proposer une description systématique de la chaîne opératoire en question (une tâche tout à fait utile qui dépasse le cadre de cet article), mais plutôt d’en esquisser les contours. 20. Dans le cas de l’épave du Kateri i Radës, la troisième étape est remplacée par le retour des corps en Albanie. 237 VARIA quitter les siens est considérée soit comme un retour à la vie après la mort, soit comme le choix de passer de la vie à la mort. En Albanie, par exemple, la migration (kurbet) est appelée la « mort noire », et l’abandon de son foyer et de sa famille doit être rituellement pleuré par les proches (Gregorič Bon 2017). Par ailleurs, si le traitement irrespectueux des corps de migrants ou la nonreconnaissance de leur identité peuvent être utilisés comme un moyen de répression ou de contrôle politique, le recours à la médecine légale et l’inhumation peuvent, dans certains cas, être utilisés comme un acte de résistance, afin de révéler, rendre visible et, par là même, dénoncer la réalité des violences subies aux frontières. En l’absence d’un accord international sur l’attribution de la responsabilité légale des migrants décédés, les autopsies et les mises en terre des corps sont en effet le résultat d’initiatives qui se démarquent du discours nécropolitique dominant pour se fonder sur une approche éthique chargée de références historiques. À la différence de l’élan humanitaire international que suscitent spontanément les catastrophes naturelles (Merli & Buck 2015), les médecins légistes et les juristes italiens œuvrant pour l’identification des victimes anonymes de la migration ont dû justifier leur travail en s’appuyant sur les principes constitutionnels italiens 18. Nous pensons qu’il ne s’agit pas simplement d’une question technique. Leur travail remet en cause le présupposé selon lequel « les langues des nombres, des preuves, des droits, de l’État de droit, de l’exclusion, de la reconnaissance, du traumatisme et autres notions connexes ont une compréhension privilégiée de la réalité par rapport, disons, au langage du rituel » (Rojas-Perez 2017 : 10). De fait, la médecine légale fait partie intégrante du traitement rituel des morts et, avec l’inhumation et les pratiques mortuaires, peut ainsi prendre une véritable dimension politique. Une description simplifiée de la chaîne opératoire (Lemonnier 1976) du traitement des corps de migrants et des restes matériels en Italie distinguerait trois opérations principales 19 : premièrement, le repêchage du corps (et dans certains cas de l’épave) ; deuxièmement, la reconstitution de l’identité de la personne, à partir du processus judiciaire d’identification ; et troisièmement, la recherche d’un lieu pour lui donner une sépulture 20. Dans les sections suivantes, nous décrirons chacune de ces étapes et discuterons de leurs effets. Accueillir les morts Retrouver et rapatrier les corps de migrants 238 Les corps des victimes de naufrage en Méditerranée peuvent être récupérés de différentes manières : par des plongeurs lors d’une mission de sauvetage en mer 21, près du rivage, par des pêcheurs ou des plaisanciers se trouvant à proximité du lieu du naufrage, ou au cours d’une opération navale de renflouage de l’épave. L’Italie est en effet le seul pays en Méditerranée à avoir lancé deux opérations de récupération à grande échelle d’épaves de bateaux de migrants, gisant par plusieurs dizaines voire centaines de mètres de profondeur. La première fut ordonnée par un tribunal italien en 1997, à la suite du naufrage du Kateri i Radës dans le canal d’Otrante. La seconde fut décidée par le Premier ministre italien, Matteo Renzi, après la catastrophe particulièrement meurtrière du 18 avril 2015 ; appelant à une réaction de ses partenaires européens, ce dernier présenta l’opération comme un acte humanitaire et politique de l’Italie. Ces deux opérations de récupération furent largement médiatisées, ce qui suscita, surtout dans le cas du dernier naufrage, de nombreux commentaires, entre autres de la part des responsables des partis politiques de droite (dans l’opposition à l’époque) qui exprimèrent leur consternation. Outre les visées politiques à l’échelle nationale, européenne et régionale, il nous semble intéressant de noter les effets concrets de ces initiatives. En rendant visibles l’épave et les corps des migrants qu’elle transportait, la brutalité des traversées maritimes en Méditerranée fut révélée au grand jour, tout comme la réalité de ces victimes jusque-là passées inaperçues. Comme nous l’avons vu, cela entraîna par la même occasion la mobilisation d’équipes entières de légistes, réunies dans un projet d’identification de masse basé sur le volontariat, mais également la coordination entre universités, agences sanitaires locales, organisations intergouvernementales et organismes de l’État. Mais, dans le cas du naufrage du navire albanais en 1997, l’identification des corps repêchés et leur rapatriement pour être inhumés en Albanie permirent-ils d’apaiser les familles des victimes ? « Maj’ e Llogarasë mbi Vlorë Frynë er’ e mbanë shumë shumë bore, Ditën gë është mbytë anija Çoçë ka pare nuk e tregonë. J’ai flet Llogaraja detit : — “O deti me kaltërsi ! Le sommet de la montagne Llogara qui surplombe Vlora Qui est assailli par des vents [forts] et peut endurer tant de neige, Ce jour-là, le navire a sombré Il a vu quelque chose, mais il n’ose le dire. Llogara parle à la mer : — “Ô mer azure ! 21. Au cours d’opérations de sauvetages (Search and Rescue, Sar), la priorité est accordée aux survivants, les corps des victimes ne sont recherchés que dans un second temps. Marc Brightman & Vanessa Grotti 239 1. Le port d’embarquement du Kateri i Radës à Vlora, devenu le site de la commémoration annuelle de la tragédie d’Otrante Vlora, Albanie, 2019 (cl. Vanessa Grotti) Pourquoi nous as-tu seulement rendu la moitié [des personnes] ? Ca I mban pengje në gji ?” Et gardes-tu les autres en otage en ton sein ?” » (Maje e Llogarasë mbi Vlorë, chant d’exil faisant référence à la « tragédie d’Otrante », interprété par le groupe polyphonique de Gumenica, septembre 2009 ; in Pistrick 2015 : 207-208). Cet extrait de chanson a été enregistré en 2009 par l’ethnomusicologue Eckehard Pistrick à Vlora, ville de la côte adriatique dans le sud de l’Albanie, lors d’une commémoration locale du naufrage du Kateri i Radës, qui a laissé une empreinte indélébile dans la mémoire des Albanais. Dans ce chant, la montagne et la mer, caractéristiques du paysage de Vlora, incarnent les témoins de la disparition brutale de tant d’habitants de cette ville. Eckehard Pistrick analyse la manière dont les perceptions sensorielles du paysage qui s’expriment dans la poésie du chant polyphonique peuvent réveiller une émotion, comme ici en évoquant la tragédie et le deuil associé à la perte. De sorte que le paysage ravive le souvenir des événements dont il a été témoin. Cela vaut autant pour la montagne que pour la mer, à laquelle on reproche de refuser de rendre certains corps de proches disparus. Comme l’a suggéré Yael Navaro-Yashin : les « subjectivités et affects qui persistent […] à la suite d’une guerre ou d’une violence » (2009 : 5) restent imprimés dans le paysage. VARIA Pse gjysmit na i dërgove ? Accueillir les morts Les dernières paroles de cet extrait expriment la douleur des proches des noyés n’ayant jamais été retrouvés, devant faire un deuil malgré l’absence 240 du corps de leur parent défunt, retenu par la mer et donc privé d’inhumation (Perl 2016). Pour autant, même dans le cas des corps identifiés et rendus à leur famille – ce qui ne s’est jamais reproduit pour les autres migrants morts en Méditerranée –, les témoignages de certains des survivants et des parents endeuillés que nous avons rencontrés en Albanie en 2019 montrent que cela ne les a pas non plus aidés à faire ce travail 2. Vue de la partie de deuil. Au contraire, les dépouilles ayant été transdu cimetière de Vlora portées depuis Brindisi jusqu’à Vlora dans des cercueils réservée aux victimes hermétiquement scellés, il subsistait toujours pour eux du naufrage la crainte que le corps et donc l’âme de leur parent aient du Kateri i Radës pu être profanés au cours de leur séjour prolongé au fond Vlora, Albanie, mai 2019 (cl. Vanessa Grotti) de l’eau, de même que le doute de sa présence réelle dans le cercueil. Comme l’indiquent les inscriptions sur certaines pierres tombales, ceux qui sont enterrés dans le cimetière sont encore tourmentés par la mer 22. Enfin, le rapatriement post mortem priva les familles et les amis des rites funéraires exigés par la coutume et nécessaires au départ serein de l’âme du défunt. Ils ne purent, par exemple, faire aucune veillée rituelle des corps, 3. Inscription sur la tombe d’une victime du naufrage du Kateri i Radës “Vous qui passez ici, vous voyez la tombe de notre père / Mais dans la mer il est resté et le sol ne l’altérera jamais / Dans notre cœur tu resteras pour toujours vivant et souriant / Non, nous te t’oublierons pas, avec douleur et nostalgie nous nous souviendrons de toi / Ton épouse et tes enfants”. Cimetière de Vlora, Albanie, mai 2019 (cl. Vanessa Grotti) 22. Que les tombes du cimetière de Vlora ne contiennent pas les corps des parents défunts est un sentiment partagé par certaines familles et membres de la population locale. C’est ce qui a entraîné des erreurs d’interprétation de la part de l’auteur d’un livre d’investigation sur le cas du naufrage du Kateri i Radës, lorsqu’il affirme que certaines tombes du cimetière de Vlora sont vides parce que l’État italien a décidé de rapatrier en Albanie un cercueil pour chaque victime de la tragédie, même pour celles qui n’ont jamais été retrouvées, ce qui est faux (Leogrande 2011). Marc Brightman & Vanessa Grotti acte hautement symbolique qui permet de rendre un dernier hommage à l’être aimé et de l’accompagner dans son passage de la vie à la mort. Les Albanais respectent d’autant plus ces coutumes funéraires qu’ils n’ont pas oublié la période communiste où elles étaient réprimées. Ils demeurent d’ailleurs extrêmement méfiants envers les institutions et le gouvernement central, c’est pourquoi les opérations de récupération et de rapatriement des victimes de la tragédie d’Otrante et de leurs objets personnels ont été perçues comme un moyen pour l’État de dégager sa responsabilité de cette tragédie, plutôt que comme un geste pour apporter du réconfort aux familles, rejoignant en cela les observations qu’avait déjà pu faire Maja Petrović-Šteger dans le contexte de la Serbie et de la Tasmanie de l’après-guerre (2006 : 2). 241 Redonner une identité aux victimes de la migration 23. Cf. http://www.borderdeaths.org VARIA Les études sur la gestion des migrants décédés ou disparus en Méditerranée ont, jusqu’à présent, surtout conduit à élaborer des bases de données et à créer des réseaux connectant des initiatives distinctes dispersées dans la région. Elles ont également mis l’accent sur la souffrance des familles des défunts et des disparus (Robins 2019 ; Stierl 2016). Les chercheuses Amélie Tapella, Giorgia Mirto et Tamara Last (2016), dans le cadre du projet « Human Costs of Border Control » 23, ont rendu compte du traitement bureaucratique réservé aux cadavres de migrants aux frontières de l’Italie en s’appuyant sur les archives des différentes forces de police (guardia costiera, guardia di finanza, carabinieri), et sur les documents relatifs aux opérations de recherche des corps selon les services impliqués. D’après ces auteures, les autopsies ne sont pas systématiquement pratiquées et un examen général du cadavre suffit bien souvent pour qu’un permis d’inhumer soit délivré. Pourtant, même après l’autopsie, les dépouilles restent longtemps dans les morgues en attendant d’être inhumées, car les autorités locales prétendent, la plupart du temps, ne pas savoir comment établir l’acte de décès (atto di morte), condition préalable à l’enterrement. Cette étude, bien que précieuse, risque de donner l’impression erronée que les nations du Sud de l’Europe sont moins bien armées pour gérer les morts anonymes et qu’elles négligent la dimension rituelle du phénomène. D’une certaine façon, ces processus bureaucratiques peuvent être considérés comme des étapes rituelles en soi mettant immédiatement en évidence la nécessité d’inhumer les étrangers décédés, tout autant que le manque de compétence des institutions publiques en la matière. En outre, les auteures n’approfondissent pas les spécificités locales des zones-frontières (leurs configurations matérielles, juridiques et Accueillir les morts 242 culturelles), et omettent également de mentionner certains acteurs clés, comme les chercheurs du Laboratorio di antropologia e odontologia forense (Laboratoire d’anthropologie et d’odontologie judiciaires) ou Labanof de l’Université de Milan. Ceux-ci ont travaillé sans relâche pour retrouver et identifier les vestiges des migrants en Italie ces vingt-cinq dernières années, et ont notamment contribué à l’élaboration de protocoles nationaux et internationaux, ainsi qu’à la création de bases de données pour personnes disparues (Risc). Les pays méditerranéens présentent une grande variété de processus et de traditions d’identification médico-légale, de même que des interfaces institutionnelles très différenciées entre les autorités judiciaires, médicales et maritimes. Cette complexité est soulignée par Cristina Cattaneo, médecin légiste et codirectrice du Labanof, pour qui l’absence de réaction des experts médico-légaux internationaux immédiatement après les tragédies du 3 octobre contraste avec l’effervescence des contacts et échanges qui suit généralement l’annonce d’une catastrophe de masse comme un accident d’avion ou un tsunami : « Bien que je me sois laissée convaincre paresseusement et un peu naïvement qu’il s’agissait d’un autre cas de racisme habituel, j’avais le sentiment que cela ne racontait pas toute l’histoire. Le problème était beaucoup plus grave. Et la vérité réside dans la difficulté non seulement économique mais surtout technique de gérer la plus grande catastrophe humanitaire de ces derniers temps, une énorme tragédie diluée dans le temps et dans l’espace » 24. En d’autres termes, la mortalité des migrants en Méditerranée est une donnée constante depuis les années 1990, et le drame du 3 octobre ne la rend que plus visible. Le fait que le nombre de « tragédies diluées dans le temps et dans l’espace » reste si difficile à évaluer, à vérifier et à enregistrer dans une banque de données internationale unique, fiable et garante des droits individuels des personnes décédées et de leur familles constitue l’essentiel de la tâche à laquelle les médecins légistes comme Cristina Cattaneo ou les équipes du Comité international de la Croix-Rouge en Italie sont confrontés au quotidien. Cristina Cattaneo attire également notre attention sur les aspects émotionnels et affectifs des techniques et pratiques d’identification, indispensables dans le processus judiciaire. Comme dans le cas de l’ex-Yougoslavie et du Guatemala post-conflit, les techniques de prélèvement d’échantillons biologiques (Adn) et les techniques médico-légales ne sont pas seulement destinées à « produire des connaissances, la vérité et la surveillance » au nom 24. Cf. l’entretien de Cristina Cattaneo par Lorenza Ghidini, « Naufraghi senza volto : “È necessario identificare i morti in mare” », Radio popolare, 29 octobre 2018 (https://www.radiopopolare. it/2018/11/e-necessario-identificare-i-morti-in-mare/). Marc Brightman & Vanessa Grotti de l’État (Smith 2013 : 1) : elles restituent aussi les « dimensions affectives et sacrées […] empreintes d’une éthique des soins » (Ibid.). Les méthodes utilisées associent souvent des technologies innovantes et des techniques plus traditionnelles, comme l’odontologie et la reconstruction faciale, car la collecte de données Adn n’est pas toujours possible : 243 « Il s’agit d’un préjugé technique […] on ne peut pas identifier uniquement avec l’Adn. Dans le cas [du 3 octobre], il y a eu ce malentendu, cette illusion qu’il suffisait de prélever de la salive dans la bouche du cadavre sans même avoir à ouvrir le sac de corps [ce qui est inutile sans accès à l’Adn des proches parents] […] nous avons utilisé Facebook pour les corps bien conservés pour identifier les tatouages, marques de beauté, cicatrices ou simplement la forme du visage » 25. Ces procédures permettent aussi de redéfinir les droits humains et de relancer des processus de commémoration des victimes de persécutions de masse (Anstett & Gatti 2018). Les procédures d’identification judiciaire transforment un amas indistinct en des piles séparées d’objets qui, ainsi rassemblés, reconstituent l’existence des victimes, identifiées (ou anonymes), auxquelles un hommage pourra être rendu 26. La classification et la reconstitution redonnent une identité personnelle. Comme le souligne encore Cristina Cattaneo : « [Mon travail est] d’essayer de ne pas oublier, de me rapprocher (émotionnellement) et de parler de ce qui rapproche ces gens de nous, c’est-à-dire trouver dans les poches de ces jeunes les mêmes choses que nous ou nos jeunes gens avons dans nos poches… [C’]est très utile pour se rapprocher et pour permettre de créer une médiation » 27. Ainsi, les médecins légistes décrivent leur travail comme un processus empathique de reconstitution de liens de parenté et d’autres formes de relations. Mémorialisation : le cimetière international des migrants 25. Cf. l’entretien de Cristina Cattaneo par Lorenza Ghidini…, op. cit. (cf. supra, note 24). 26. Maja Petrović-Šteger (2009) a montré comment, en plus de contribuer à détecter et à poursuivre en justice les auteurs de crimes, les experts médico-légaux qui sont intervenus sur le terrain, dans les fosses communes de la Yougoslavie post-conflit, ont redéfini de manière fondamentale la valeur de ces espaces. En tamisant le sol, ils en ont effacé quelques traces tout en en conservant d’autres du passé récent, nettoyant rituellement la terre. Ce « tamisage » des vestiges effectué par les médecins légistes n’est pas sans rappeler certaines pratiques d’inhumation décrites ailleurs (Hertz 1905-1906 ; Bloch & Parry 1982). 27. Cf. l’entretien de Cristina Cattaneo par Lorenza Ghidini…, op. cit. (cf. supra, note 24). VARIA Le travail médico-légal qui consiste à reconstituer l’identité d’une personne à partir de restes matériels épars peut être compris comme un effort pour interpeller les morts et leur permettre de parler, révélant des vérités qu’eux seuls sont capables de livrer. De par sa focalisation sur l’individu et les indices Accueillir les morts 244 matériels de possibles relations de parenté, d’attachement et d’appartenance, il contraste avec les mécanismes de mémorialisation, qui tendent à produire et à reproduire des entités collectives, en l’occurrence la collectivité des morts en mer. Dans le débat public en Italie, la mémorialisation participe à un élan moral en faveur de l’accueil des migrants et s’appuie sur la memoria (« la mémoire »). Cette expression fait référence, dans l’histoire de l’Italie contemporaine, à ceux qui ont résisté à la violence et à la répression du régime fasciste, ainsi qu’aux nombreux crimes du régime comme la promulgation des lois raciales en 1938 et la déportation des juifs dans les camps de concentration et d’extermination (Glynn & Kleist 2012 : 8). Aujourd’hui, cette mémoire est rappelée, ou ignorée, par les différentes factions politiques pour justifier leur position à l’égard des migrants et, dans ce contexte, le régime fasciste est invoqué soit en termes de résistance, soit avec une certaine nostalgie. La couronne de laurier et de fleurs jetée à la mer lors de la commémoration des tragédies du 3 octobre illustre ce phénomène mémoriel. En Italie, les couronnes de laurier et de fleurs sont symboliquement liées à la mémorialisation des Italiens morts pour la patrie, en particulier le 25 avril, journée de la Fête nationale de la Libération, où elles sont déposées dans les cimetières, devant les monuments aux morts, les plaques commémoratives dédiées aux résistants assassinés par les fascistes et les nazis, ou bien encore devant la tombe du Soldat inconnu (milite ignoto) sous l’Autel de la Nation (Altare della Patria) à Rome. Ces couronnes, en tant qu’objets rituels établis par l’État, sont utilisées pour célébrer la mémoire des soldats et résistants morts ou disparus au combat dont le corps n’a pu être ramené, et rappellent les sacrifices de la nation. Ainsi que l’a noté l’anthropologue Naor Ben-Yehoyada, des monuments comme ceux dédiés aux soldats inconnus commémorent une « catégorie entière de personnes » ayant accompli « des sacrifices fraternels […] pour une cause déclarée “nationale” » (2017 : 4). Sur les rives de la Méditerranée, diverses traditions communautaires rendent hommage aux soldats locaux et aux migrants décédés à l’étranger 28 et, comme nous le verrons, de nouvelles pratiques commémoratives sont apparues localement pour accueillir les dépouilles des migrants étrangers qui ont péri lors de leur traversée en direction des côtes italiennes 29. Les cimetières tiennent une place importante dans la configuration sociale et religieuse des paysages de la Sicile et de la Calabre. Délimités par d’imposants murs d’enceinte et remplis de tombes familiales fleuries, les cimetières 28. Cf., par exemple, les monuments dédiés aux soldats tombés en héros et aux migrants décédés loin de chez eux que l’on trouve dans l’ex-Yougoslavie (Pistrick 2015 : 121). 29. Cependant, contrairement aux cimetières de guerre et aux monuments commémoratifs (Prost 2011), ceux destinés aux migrants attirent peu de visiteurs. Marc Brightman & Vanessa Grotti 5. Sépultures de migrants, victimes du naufrage du 3 octobre 2013 Palazzolo Acreide, Italie, juillet 2019 (cl. Marc Brightman) 30. Les confraternités (confraternita) sont des associations de fidèles laïques. VARIA sont situés en bordure de chaque ville ou de village. Ils renferment souvent des joyaux architecturaux que les touristes, plus attirés par les anciennes 245 nécropoles, négligent pourtant de visiter. Le long des allées bien entretenues, les caveaux familiaux se distinguent des tombeaux de confraternités 30, des ossuaires communaux et des tombes sans pierre tombale. Les dépouilles de migrants, dont l’identité est connue ou non, sont en effet généralement enterrées à même le sol, sauf si une famille ou une confraternité sont prêtes à leur offrir une place dans leur caveau et à prendre en charge les dépenses. Pour les cercueils directement mis en terre, les frais sont couverts par la préfecture pour les dix années à venir, alors que pour les sépultures familiales et celles 4. des confraternités, l’accueil pourra se proSépulture familiale contenant longer tant que le caveau disposera d’une la dépouille d’une jeune Nigérienne ayant perdu la vie lors d’un naufrage place libre. L’emplacement des tombes de au large de Sampieri (Sicile), en 2017 migrants est déterminé par la disponibilité Scicli, Italie, juillet 2019 (cl. Marc Brightman) de lieux d’inhumation, devenus rares dans une région où les cimetières sont saturés et où les familles locales doivent parfois attendre plusieurs mois avant de pouvoir inhumer leurs propres défunts. Cette réalité faite de carence de place et de dispersion des victimes Accueillir les morts 246 d’un même naufrage est reconnue par les locaux tels que l’imam de Catane, Kheit Abdelhafid. Peu de municipalités peuvent se permettre de réserver et de maintenir dans leurs cimetières un petit espace pour les victimes de la migration. C’est pourquoi certaines communes se sont distinguées en affirmant leur volonté d’accueillir un nombre conséquent de dépouilles, adressant par la même occasion un message politique aux autorités régionales et nationales critiquées pour leur inaction ou leur indifférence. À cet égard, la Calabre est un exemple intéressant pour les deux sites d’inhumation qui ont été érigés grâce à l’initiative ponctuelle d’acteurs locaux : Armo 31 et Tarsia. C’est sur ce dernier site que nous nous pencherons, car il représente, selon nous, le projet le plus ambitieux encore en cours de réalisation. Le 25 avril 2017, jour de la Fête nationale de la Libération, une cérémonie est organisée dans la petite ville calabraise de Tarsia pour présenter le projet de création d’un cimetière international des migrants, soutenu à l’époque par le ministère italien de l’Intérieur et la région de Calabre. L’idée est d’offrir un lieu de sépulture aux dépouilles non identifiées de migrants repêchées tant dans les eaux italiennes qu’internationales, qui, comme nous venons de le voir, se trouvent éparpillées dans les cimetières municipaux du Sud du pays. Ce projet est censé résoudre le problème pratique d’une inhumation digne et respectueuse de la personne humaine, au terme d’un processus administratif souvent lent et tortueux. Lors de notre rencontre fin 2018, dans un champ entouré d’oliviers centenaires, en contrebas du village où sera aménagé le cimetière dédié aux migrants, le maire de Tarsia, Roberto Ameruso et le président de l’Ong Mouvement pour les droits civiques à l’origine du projet, Franco Corbelli, se sont lancés dans un discours passionné, insistant sur l’argument du respect de la dignité humaine. Corbelli considère que le cimetière « rend leur dignité aux personnes qui ont perdu la vie » et, avec une énergie inébranlable qui tranche avec sa frêle silhouette, il expliqua notamment pourquoi un cimetière représente, selon lui, non seulement un monument pour la paix, mais aussi un contrepoids concret à la politique hostile et répressive du gouvernement de coalition de l’époque. Il nous confia à quel point les tragédies du 3 octobre l’avaient profondément bouleversé et lui avaient donné un regain de détermination pour construire 31. Le village de Armo, situé à la sortie de Reggio Calabria, offre un autre exemple de « cimetière de migrants » en Calabre. À l’initiative du maire et de l’ancien curé de la paroisse, 45 migrants morts en mer y ont été enterrés ensemble, en 2016, dans une extension du cimetière créée à cet effet. L’organisation caritative Caritas souhaite transformer cette parcelle du cimetière en un projet de mémorialisation semblable au cimetière de Tarsia. Quant à l’accueil, l’inhumation et la décoration des tombes, ces différentes étapes s’effectuent comme dans les autres cimetières siciliens et calabrais qui accueillent les dépouilles de migrants : l’inhumation et l’entretien des tombes reposent sur l’action bénévole des gardiens du cimetière, de la fleuriste et des habitants de la petite ville qui déposent spontanément des fleurs. La zone élargie du cimetière où les migrants naufragés sont enterrés accueille également les sépultures des habitants de Armo. Marc Brightman & Vanessa Grotti en Italie un cimetière pour migrants. Cet objectif était devenu une véritable obsession pour lui ; avant de trouver le site de Tarsia en accord avec le maire et le président de la région, il avait même prévu d’utiliser un terrain agricole qu’il possède en Calabre. Lors de cette première rencontre, Corbelli attira également notre attention sur la richesse culturelle et historique du lieu, citant tour à tour l’emplacement pittoresque du site surplombé par la petite ville de Tarsia perchée au sommet de la colline, juste en face du village italo-albanais de Santa Sofia d’Epiro, symbole de l’accueil calabrais des réfugiés albanais ayant fui l’invasion ottomane à la fin du xve siècle, et la vue imprenable sur la plaine inondable en contrebas, une aire écologique protégée dont la gestion est assurée par l’association Friends of the Earth. 247 Le cimetière de Tarsia ne constitute pas uniquement une ultime étape pour les dépouilles des migrants ; ce lieu protégé remplit une double fonction. D’une part, l’inhumation clôt le processus italien de documentation médico-légale, achevant ainsi la reconstitution de l’identité personnelle des victimes dispersées entre les divers sites de récupération, de stockage et d’analyse répartis sur tout le territoire italien. D’autre part, pour Franco Corbelli et Roberto Ameruso, le site donnera la possibilité aux proches de victimes identifiées de réclamer leurs morts pour que ceux-ci puissent être exhumés, rapatriés et enterrés près des leurs si ceux-ci le désirent. Le cimetière offre ainsi un espace de deuil et d’accueil suspendu dans le temps. VARIA 6. Franco Corbelli et le maire de Tarsia, Roberto Ameruso, sur le site du futur cimetière de migrants Tarsia, Italie, octobre 2018 (cl. Marc Brightman) Accueillir les morts 248 En outre, sa réalisation sera une démonstration publique de l’engagement humanitaire de la ville de Tarsia et de la région de Calabre. Il témoigne, de même, de l’éphémère volonté politique du gouvernement de centre-gauche de Matteo Renzi de mettre en avant l’image de l’Italie placée en première ligne dans le secours et l’accueil des migrants au niveau européen. Bien que ces différents discours aillent dans le même sens, ils défendent néanmoins des intérêts distincts. Pour Tarsia et la Calabre, au niveau communal, le projet du cimetière « étend » les actions locales d’un réseau de maires ayant fait le choix d’ouvrir leurs petites villes rurales. Présentées comme des « villes sanctuaires », elles accueillent les migrants en transit et les demandeurs d’asile, dans le cadre d’une stratégie de repeuplement démographique et de régénération des communes rurales pauvres et vieillissantes. Ce choix politique traduit une vocation humanitaire tant laïque que religieuse. Au niveau national, la décision du gouvernement de centre gauche de récupérer l’épave du naufrage du 18 avril 2015 a contribué à promouvoir l’image d’un État italien moralement supérieur aux autres États membres de l’Union européenne, car supportant seul le fardeau de la crise migratoire aux frontières de l’Europe. Dans ce contexte, le cimetière se présente comme un lieu de sépulture ouvert à tous les migrants qui ont péri en Méditerranée, bien au-delà des eaux territoriales italiennes 32. Par ailleurs, l’idée d’un cimetière international érigé à Tarsia trouve une sorte de résonance affective avec une conscience historique plus profonde, car il sera aménagé à proximité immédiate du site de Ferramonti, le plus grand camp de concentration italien de la Seconde Guerre mondiale. Cette proximité est soulignée par tous les acteurs locaux, comme le président de la région de Calabre, Mario Oliverio, lors du dépôt de la traditionnelle couronne de laurier et de fleurs sur la stèle commémorative du camp de Ferramonti au cours des célébrations de la journée de la Libération, le 25 avril 2019 : « Le cimetière des migrants est un symbole lié à celui du 25 avril, et ce n’est pas un hasard s’il a été conçu et réalisé ici. Un symbole qui respecte la dignité humaine et les millions d’hommes et de femmes qui sont contraints de traverser la Méditerranée et qui perdent parfois la vie. Et la dignité doit aussi être respectée pour ceux qui perdent la vie » 33. 32. Il est cependant très probable que ce cimetière ne puisse, en pratique, accueillir que les dépouilles repêchées par les garde-côtes italiens. L’idée d’un transfert sur plusieurs centaines de kilomètres jusqu’à cette localité rurale du centre de la Calabre apparaît déjà suffisamment hasardeuse aux yeux des certains observateurs. 33. Cf. l’article « 25 Aprile a Ferramonti Simbolo di Umanità anche con il Cimitero dei Migranti » paru dans le journal Qui Cosenza, 25 avril 2019 (https://www.quicosenza.it/news/provinciacosenza/289740-25-aprile-a-ferramonti-simbolo-di-umanita-anche-con-il-cimitero-dei-migranti). Marc Brightman & Vanessa Grotti VARIA Ferramonti évoque l’émergence de l’ordre moral et institutionnel de l’après-guerre par le choc des preuves de l’holocauste et la brutalité de 249 l’occupation et de la répression nazi-fasciste contre partisans et civils ; cette évocation affirme sans équivoque que les institutions nationales et internationales chargées de faire respecter cet ordre moral – des gouvernements dont la constitution consacre les droits humains internationalement reconnus – ont comme obligation morale de désigner les victimes de la migration internationale comme étant « leurs propres victimes », dont les nations d’accueil doivent faire le deuil. Tarsia peut être ainsi interprété comme une forme de « contre-monument », qui « ne console ni ne rassure [et] ne guérit pas », mais qui, bien au contraire, « tourmente » ses voisins (James E. Young, cité in Homans 2000 : 22-23), en révélant de manière concrète l’ampleur du désastre humanitaire au seuil de l’Europe. Cependant, le rôle du cimetière de Tarsia est en réalité plus ambivalent. En effet, les célébrations annuelles de la journée de la Libération à Ferramonti le font apparaître bien plus comme un vestige de la lutte contre le fascisme que comme un instrument d’oppression. La raison en est qu’il ne 7. fut ni un camp d’extermination ni un camp de déportation. Le Musée Ferramonti fut construit en 1940 à la demande des Allemands de la mémoire sur le site qui voulaient établir un camp de concentration dans le sud de du camp l’Italie ; le choix s’arrêta sur le centre de la Calabre et en particulier de Ferramonti sur une plaine à l’époque marécageuse et paludéenne. Ferramonti Tarsia, Italie, fut aménagé sur le modèle de Dachau et conçu comme un centre octobre 2018 de détention dont l’objectif ultime était la déportation vers les (cl. Marc Brightman) camps d’extermination nazis. Mais les autorités du camp repoussèrent continuellement les exigences allemandes de déportation des prisonniers vers l’Allemagne et administrèrent le camp de manière bien moins rigide que les autres camps du nord de l’Italie. Ferramonti fut le premier camp de concentration libéré par les forces alliées en 1943 et, contrairement à ceux qu’elles découvriront plus tard en Italie du Nord, le camp calabrais, avec ses synagogues, son infirmerie, son école et sa crèche, ressemblait bien plus à un village qu’à une prison. Une fois le camp libéré, de nombreux détenus décidèrent d’ailleurs d’y rester pour y vivre, et cela Accueillir les morts 250 jusqu’à la fin de la guerre. Entretenant cette image de Ferramonti comme lieu de refuge, le site fut utilisé comme camp de réfugiés temporaire, après la libération. Ferramonti est ainsi porteur, dans la mémoire collective, de références complexes (Stewart 2012) : ancien camp de concentration, il évoque l’horreur de l’Holocauste et du fascisme ; mais pour ceux qui ont eu connaissance de son administration particulièrement humaine, il rappelle les valeurs de la résistance et de la libération, valeurs qui furent institutionnalisées dans la constitution de la République italienne et dans l’émergence, après la guerre, de mécanismes universalistes de protection des droits de l’homme. En Italie aujourd’hui, les maires de villes sanctuaires, les procureurs et les médecins légistes invoquent ces valeurs lorsqu’ils justifient la nécessité juridique et morale de récupérer, d’identifier et d’accueillir les dépouilles de migrants dans les cimetières du Sud du pays. L’anthropologie et la mort des étrangers Pour qu’il puisse y avoir hospitalité, souligne Patrice Ladwig, citant Derrida, Simmel et Van Gennep, « il faut qu’il y ait une porte […] un seuil » (2012 : 93), et quel seuil plus clair – et même ontologique – que le seuil entre la vie et la mort ? Cependant, peu d’auteurs ont fait des comparaisons entre le seuil de la vie et de la mort et le seuil (ou la frontière) franchi par l’hôte étranger au-delà de l’analogie ou de la métaphore. L’observation de Robert Hertz, dans son étude fondatrice sur la mort, selon laquelle « la mort d’un étranger, ou d’un esclave, ou d’un enfant passera presque inaperçue, ne soulèvera aucun émoi, ne donnera lieu à aucun rite » (1905-1906 : 122), est demeurée largement incontestée, l’essentiel des recherches anthropologiques sur la mort s’étant concentré depuis sur les pratiques funéraires des membres de la communauté. La figure de l’étranger mort a le plus souvent pris la forme d’une âme perdue, souffrant d’une « mauvaise mort », ce qui a conduit les anthropologues à documenter l’idée répandue du « danger des morts non incorporés » : les esprits errants « pour qui aucun rite ne fut accompli », pouvant agir comme des « fantômes affamés » qui « aspirent à être réinsérés dans le monde des vivants, et qui, s’ils le peuvent, agissent comme des étrangers ennemis » (Abramovitch 2015 [2001] : 3272). En examinant le cas de ceux qui « sont morts d’une mort grave ou violente loin de chez eux », Patrice Ladwig (2012 : 90) analyse la manière dont les Laotiens prennent soin des « fantômes d’abord anonymes » dans « l’hospitalité et l’établissement d’un lien de parenté », grâce à des actions matérielles – en l’occurrence, une alimentation qui transforme la « radicalité de l’altérité des fantômes » en une « partie intégrante du monde social » (Ibid. : 91). Cette coutume laotienne qui consiste à donner de la nourriture sucrée aux revenants un jour donné Marc Brightman & Vanessa Grotti 34. Cf. l’article non publié de Hannah Malcolm, « How Should We Dispose of the Dead, and How Should We Mourn Them » (https://www.academia.edu/10820927/ How_Should_We_Dispose_of_the_Dead_and_How_Should_We_Mourn_Them). 35. Les basses terres d’Amérique du Sud constituent cependant une exception dans le panorama des différentes pratiques mortuaires, car le meurtre rituel et l’élimination des restes des ennemis y jouaient un rôle fondamental dans la reproduction sociale. Par exemple, chez les Tupinamba, être tué par l’ennemi était considéré comme une « bonne mort » (Viveiros de Castro 1992 : 274 ; Allard & Taylor 2016 : 62). 251 VARIA de l’année, à nourrir des étrangers fantômes pour les transformer en parents, fait écho à la tradition sicilienne qui veut que les membres de la famille décédés reviennent la veille du jour de la Toussaint pour apporter cadeaux et bonbons aux enfants et, selon laquelle, le lendemain, les familles vont visiter leurs tombes pour les remercier et les couvrir de fleurs et de dons (Camilleri 2001). Dans les deux cas, le rituel sert à réintégrer les âmes des morts dans la société ; ou plutôt, selon la définition d’Émile Benveniste (1969) de la communauté comme le produit d’un échange mutuel, le rituel maintient un cycle de transactions qui perpétue la place des morts dans la communauté 34. Les études des pratiques mortuaires ont en commun les thèmes de la parenté et de la (ré)intégration sociale par les membres de la communauté (Bloch & Parry 1982). Tout autre est le traitement des dépouilles des ennemis tués à la guerre 35. Selon Simon Harrison, bien que les conventions de Genève de 1949 aient stipulé que les victimes de guerre doivent être « identifié[e]s et enterré[e]s dans des tombes marquées et bien entretenues afin de permettre leur rapatriement après la fin des hostilités » (2012 : 1), les idéologies de la race continuent de structurer « de manière intuitive les attitudes et comportements envers le corps mort […] ce sont, après tout, ces idéologies qui, présentent les morts comme fondés dans le corps physique et en biologie humaine » (Ibid. : 5). Héritées de la période coloniale, ces idéologies de la race sont souvent profondément ancrées dans les attitudes envers les corps étrangers, et elles continuent d’influencer les réactions de nombreux Italiens envers les migrants en provenance des pays du Sud (Brioni & Bonsa Gulema 2018 ; Bianchi & Scego 2014). Comme nous l’avons évoqué précédemment, les Conventions de Genève ne s’appliquent pas à ceux qui meurent dans un contexte de migration, et il existe donc bien peu de mécanismes juridiques qui puissent lutter contre les préjugés raciaux dans le traitement des dépouilles des migrants. L’importance accordée au lieu et au mode d’inhumation, à la décomposition ou à l’incinération des restes témoigne du fait que la personne humaine est un sujet plus complexe qu’une simple opposition entre le contenant matériel et une identité spirituelle. Pourtant, de nombreux auteurs semblent partager les hypothèses de Robert Hertz sur l’immatérialité de la personne sociale : d’après ce dernier, la mort « détruit l’être social greffé sur l’individu physique Accueillir les morts 252 et auquel la conscience collective a attribué une grande dignité et importance » (1905-1906 : 123). Le rôle de la matérialité de la personne est reconnu par l’enseignement actuel de l’Église catholique, selon lequel « les corps des morts doivent être traités avec respect et charité dans la foi et l’espérance de la résurrection. L’inhumation des morts est une œuvre de miséricorde corporelle ; elle honore les fils de Dieu, temples de l’Esprit Saint » 36, et le Vatican, dans son soutien au projet de cimetière de Tarsia (dont Franco Corbelli est très fier), s’en inspire certainement. Cet enseignement catholique semble contredire l’association établie entre les ontologies occidentales, européennes ou « naturalistes » et la notion d’immatérialité de l’âme que Marilyn Strathern date de l’Angleterre victorienne. Selon cette dernière, Edward B. Tylor avait tort de penser que l’immortalité était nécessairement liée à l’immatérialité (Strathern 2018). Dans de nombreux cas, « le corps n’est pas seulement divisible, mais [il est] aussi partageable, et […] sa fragmentation peut faire partie d’un processus considéré non seulement comme normal, mais aussi comme nécessaire à la continuité et à la régénération de la vie » (Ramos 2010 : 32). La personnalité du défunt persiste ainsi dans les restes matériels après sa mort, même lorsque ceux-ci peuvent être séparés et dispersés, et quand bien même la désintégration du corps de la personne poserait encore de nombreuses questions. Les problèmes liés à la manière d’appréhender et de contrôler les corps ne sont pas des moindres, car les discours entourant les pratiques mortuaires des dépouilles de migrants sont dominés par ceux qui les reçoivent à chaque étape de la chaîne opératoire, de la récupération à l’inhumation, en passant par le traitement médico-légal et administratif. Que les hôtes italiens puissent maîtriser toute la chaîne, que les dépouilles puissent être restituées aux communautés d’origine, comme ce fut le cas pour les victimes du Kateri i Radës, n’empêchent pas les parents endeuillés de se sentir détachés de ceux-ci et de souffrir de n’avoir pas pu accomplir les rituels funéraires nécessaires au repos de leur proche. v À la suite de la catastrophe du 3 octobre 2013, le gouvernement italien de l’époque promit des funérailles nationales en l’honneur des migrants morts en mer, mais il ne parvint qu’à organiser à Agrigente une cérémonie commémorative mal conçue et inappropriée, à laquelle d’ailleurs les rescapés du naufrage ne furent même pas conviés. L’événement fut sévèrement discrédité, notamment par la décision prise par le gouvernement d’inviter des membres de l’ambassade d’Érythrée – orchestrant ainsi une farce cruelle où les victimes du naufrage furent officiellement commémorées par les représentants 36. Cf. le paragraphe 2300 du Catechismo della Chiesa cattolica (http://www.vatican.va/archive/ catechism_it/p3s2c2a5_it.htm). Marc Brightman & Vanessa Grotti 253 VARIA de l’État violent et répressif qu’elles avaient fui au péril de leurs vies (Bianchi & Scego 2014). Le statut de l’Érythrée en tant qu’ancienne colonie italienne et le poids de ce lien colonial dans l’histoire de la communauté érythréenne en Italie font partie d’un passé colonial masqué par des sentiments publics antifascistes et anti-immigrants actuels. L’événement suscita de vives protestations de la part des parents érythréens des disparus et le refus des maires de Lampedusa et d’Agrigente d’y participer, au motif implicite que la mémoire et l’hospitalité sont moralement liées l’une à l’autre. La collusion des États italien et érythréen a ressuscité les fantômes du colonialisme, et rappelé la responsabilité historique des nations européennes dans les trajectoires des sociétés africaines postcoloniales. Pour des raisons similaires, les politiciens albanais furent âprement critiqués par les proches des victimes du Kateri i Radës parce qu’ils avaient fait peu d’efforts pour commémorer la tragédie et en perpétuer la mémoire, laissant cette tâche aux familles ainsi qu’aux autorités religieuses. Les familles ont accusé les gouvernements italien et albanais de ne pas avoir tenu leurs promesses de financer et de construire un monument aux morts à Vlora, et de s’être plutôt concentrés sur la conclusion d’accords commerciaux qui ne profitent qu’aux politiciens, eux-mêmes corrompus. Comme l’a déclaré l’un de nos interlocuteurs : « Les Albanais ont une profonde affection pour le peuple italien, mais ils détestent le gouvernement italien, le gouvernement italien est fasciste ». En outre, ces deux cas soulignent le statut temporaire de l’invité – en invitant des responsables érythréens à participer à la cérémonie à Agrigente, l’État italien a symboliquement rendu les migrants morts à leur pays d’origine, et les corps récupérés sur le Kateri i Radës ont été rapatriés en Albanie. Mais dans les deux cas, l’Italie s’est révélée être un bien mauvais hôte, car le « retour » des invités ne fut ni acceptable ni significatif pour leurs proches. Ces tensions mettent en lumière l’un des problèmes de l’accueil des morts : d’après les lois de l’hospitalité, les relations hôte-invité ne peuvent être que temporaires, or les dépouilles de migrants sont bien probablement destinées à rester indéfiniment enterrés en Italie. La commémoration peut être considérée comme une tentative, qui échoue parfois, de surmonter cette difficulté soit par une hospitalité inconditionnelle, soit par une restitution symbolique. Dans le travail de mémoire, ce sont, par exemple, les familles, les organisations religieuses et communautaires plutôt que les gouvernements qui ont, les premières, donné lecture des noms des victimes lors des célébrations ou qui ont joué un rôle majeur après les atrocités de masse commises par le passé. Telle a été la stratégie des Mères de la place de Mai en Argentine, et Enrico Calamai, qui fut le consul italien à Buenos Aires de 1972 à 1977, pendant la dictature militaire, a récemment décrit comment l’Europe a produit « ses propres desaparecidos [migrants], laissés à la mort et rendus Accueillir les morts 254 invisibles par des politiques d’élimination et d’effacement de la mémoire » 37. L’énonciation rituelle des noms des disparus témoigne de l’injustice de leur absence. Ce « nécronominalisme » (Laqueur 2015), en inscrivant, en lisant ou en prononçant les noms des morts, invoque « les individus indexés par les noms et fixe ces vies dans la mémoire collective » (Hodges 2019). Nommer des étrangers morts entraîne cependant une difficulté, car si les morts anonymes peuvent être accueillis au nom d’une humanité fraternelle, l’étranger nommé est marqué comme un autre, dont la famille est étrangère. L’acte de nommer, en outre, est effectué par l’hôte, qui contrôle aussi bien le traitement de la dépouille que son inhumation. Les experts du Labanof cherchent à reconstruire les identités et les noms pour montrer que les morts étaient des êtres humains, avec des vies interconnectées, des familles, des amis et des projets. Leurs trajectoires personnelles les enracinent dans les histoires enchevêtrées des différentes rives de la Méditerranée. Reste un problème non résolu, celui de l’établissement des règles de l’hospitalité. Comme nous l’avons vu, différents acteurs se présentant comme des hôtes se font concurrence pour décider de la manière dont les dépouilles de migrants doivent être traitées et de la signification qui doit leur être attribuée. L’une des caractéristiques de l’hospitalité est cependant que les relations entre l’hôte et l’invité peuvent devenir particulièrement tendues lorsqu’ils ne s’entendent pas sur les règles de l’accueil (Shryock 2012). La question du devenir des dépouilles de migrants a entraîné, d’une part, l’invention de nouvelles formes d’hospitalité post mortem, avec l’élaboration de protocoles médico-légaux innovants et, d’autre part, l’apparition de nouveaux types de cimetières. À une autre échelle cependant, rien n’indique que les parents endeuillés aient été consultés dans l’établissement de ces règles, laissant libre cours ainsi à un deuil ambigu, pris entre une mémorialisation contestée et des sépultures incertaines. Università di Bologna Department of Cultural Heritage, Dipartimento di Beni Culturali, Bologna (Italia) marcandrew.brightman@unibo.it European University Institute Robert Schuman Centre for Advanced Studies, Firenze (Italia) vanessa.grotti@eui.eu MOTS CLÉS/KEYWORDS : Italie/Italy – mort/death – deuil/mourning – pratiques funéraires/mortuary practices – migration – Méditerranée/Mediterranean – hospitalité/hospitality – médecine légale/ forensics – mémorialisation/memorialisation – colonialisme/colonialism – personne/personhood. 37. Cf. l’intervention de Enrico Calamai, « Genocidio e desaparicion : politiche eliminazioniste ieri e oggi », Universita degli studi di Milan, 6 février 2018 (http://lastatalenews.unimi.it/sites/default/ files/attachments/Prolusione%20di%20Enrico%20Calamai.pdf ). Marc Brightman & Vanessa Grotti RÉFÉRENCES CITÉES Abramovitch, Henry Bloch, Maurice & Jonathan Parry, eds 2015 [2001] « Death, Anthropology of », in James D. 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Zagaria,Valentina 2019 « “Une petite histoire au potentiel symbolique fort” : la fabrique d’un cimetière de migrants inconnus dans le Sud-Est tunisien », Critique internationale 83 : 61-85. RÉSUMÉ/ABSTRACT Marc Brightman & Vanessa Grotti, Accueillir les morts : pratiques d’identification et d’inhumation des corps des migrants en Italie. — Dans cet article, nous examinerons, sous l’angle de l’hospitalité, le traitement post mortem des migrants non identifiés qui périssent en tentant de traverser la Méditerranée, depuis l’Albanie et l’Afrique du Nord jusqu’en Italie. Le nombre croissant de décès de migrants dans le monde, en particulier en Méditerranée, a suscité un grand nombre d’études, qui reposent généralement sur une herméneutique de justice transitionnelle laïque et de transnationalisme fraternel. À l’appui d’une recherche de terrain menée sur le long terme dans plusieurs régions du Sud de l’Italie, nous suivrons une approche alternative, en proposant une interprétation tant des opérations de récupération spontanées et planifiées des dépouilles, que des pratiques mortuaires, y compris des procédures d’identification médico-légales et des inhumations individuelles et collectives. L’accueil des étrangers morts se manifeste à différentes échelles : il prend la forme d’une commémoration à forte connotation politique au niveau de l’État et de la communauté locale, où, grâce à de initiatives ponctuelles, des cimetières leur sont dédiés ; cependant, alors que les pratiques de commémoration des étrangers morts soulignent le statut de ceux-ci en tant que catégorie collective, les technologies médico-légales d’identification sont orientées vers la reconstruction du caractère (in)divisible de la personne. Ces processus rituels et technologiques de mémorialisation et de rattachement réveillent ensemble les fantômes du passé fasciste et colonial de l’Italie. Marc Brightman & Vanessa Grotti, Hosting the Dead : Forensics, Ritual and the Memorialisation of Migrant Human Remains in Italy. — In this article we consider the afterlife of the remains of unidentified migrants who have died while attempting to cross the Mediterranean from Albania and North Africa to Italy. Drawing on insights from long term, multi-sited field research, we outline paths taken by human remains and consider their multiple agencies and distributed personhood through the relational modalities with which they are symbolically and materially engaged at different scales of significance. The rising number of migrant deaths related to international crossings worldwide, especially in the Mediterranean, has stimulated a large body of scholarship, which generally relies upon a hermeneutics of secular transitional justice and fraternal transnationalism. We explore an alternative approach by focusing on the material and ritual afterlife of unidentified human remains at sea, examining the effects they have on their hosting environment. The treatment of dead strangers (across the double threshold constituted by the passage from life to death on the one hand, and the rupture of exile on the other) raises new questions for the anthropology of death. We offer an interpretation of both ad hoc and organised recovery operations and mortuary practices, including forensic identification procedures, and collective and single burials of migrant dead, as acts of hospitality. Hosting the dead operates at different scales : it takes the politically charged form of memorialisation at the levels of the state and the local community ; however, while remembrance practices for dead strangers emphasise the latter’s status as a collective category, forensic technologies of remembrance are directed towards the reconstruction of (in)dividual personhood. These ritual and technological processes of memorialisation and re-attachment together awaken ghosts of Italian fascism and colonialism. 259