Le mal : Dieu responsable et innocent
Réflexions inspirées par A. Gesché
Michel Salamolard
Dans Nouvelle revue théologique 2005/3 (Tome 127),
127) pages 373 à 388
Éditions Nouvelle revue théologique ASBL
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ISSN 0029-4845
DOI 10.3917/nrt.273.0373
NRT 127 (2005) 373-388
M. SALAMOLARD
Le mal: Dieu responsable et innocent
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L’année même de la mort du regretté Adolphe Gesché paraissait son livre Le mal et la lumière (Cerf, 2003), premier volume
d’une série intitulée «Pensées pour penser», qui elle-même faisait suite à la célèbre série antérieure du même auteur «Dieu
pour penser». Dans ces deux séries, Gesché commence par
affronter le mystère du mal, comme s’il s’agissait d’une étape
indispensable sur le chemin d’une réflexion philosophique et
théologique.
La différence entre les deux lignées de publications n’est pas dans
les thèmes, mais dans la façon de les traiter. La réflexion est argumentée, charpentée dans la série «Dieu pour penser». Voici comment Gesché situe le propos de l’autre série.
Non plus des livres où la pensée s’expose tout au long et graduellement en un essai qui vise à une certaine synthèse et qui suppose
une attention soutenue d’un bout à l’autre de sa progression… Mais
livres à l’espace plus dégagé, où le lecteur peut circuler plus libre —
c’est mon vœu — dans sa propre réflexion, parce qu’il s’agira d’un
recueil de courtes pensées, réflexions et citations, qui permettent,
par leur visitation souvent impromptue, de reconstruire soi-même
ce que l’on cherche à penser1.
Les lignes qui suivent se veulent à la fois un hommage à Gesché, dont la pensée m’a souvent inspiré, et un exaucement de son
vœu, à travers quelques réflexions en marge de ses «pensées pour
penser», en vue d’une annonce crédible de la bonne nouvelle aux
hommes d’aujourd’hui2.
1. GESCHÉ A., Pensées pour penser. I. Le mal et la lumière, Paris, Cerf, 2003,
p. 7 (cité désormais ML).
2. Depuis plus de trente ans, mon ministère de prêtre se déroule essentiellement sur le terrain où la théologie a rendez-vous avec les questions de nos
contemporains de tout âge: catéchèse, accompagnement spirituel (notamment
de jeunes en difficulté), écriture et communication. Ma visée est donc pastorale
et non académique. Dans le présent article, je m’efforcerai de suggérer quelques
hypothèses que d’autres, plus compétents que moi, voudront bien, je l’espère,
prendre en considération et discuter.
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RÉFLEXIONS INSPIRÉES PAR A. GESCHÉ
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M. SALAMOLARD
Parmi les points abordés par Gesché3, j’en retiens trois, qui me
semblent particulièrement décisifs en rapport avec une «nouvelle
évangélisation»4: tout d’abord, le mal peut-il être objet d’explication?; ensuite, Dieu a-t-il été surpris par le mal?; enfin, comment
comprendre aujourd’hui la doctrine du péché originel?
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Dans son premier livre sur le mal, Gesché commence par évoquer ce problème: «La question du mal est une telle question
qu’elle semble être non seulement rebelle aux réponses, mais se
dérober finalement au questionnement lui-même» (LM p. 15).
Mais il ajoute: «Au risque d’un mal plus grand encore, l’homme
que nous sommes peut-il cesser de frapper à la porte?… Nous
sommes des êtres qui, à tout le moins, ne peuvent cesser d’interroger» (LM p. 15). Et tout son livre tente de répondre à la question, en situant le mal dans un univers de sens chrétien.
En revanche, la position de l’auteur semble avoir évolué dans
son dernier ouvrage5 sur le mal. Voici quelques-unes de ses pensées: «Le mal expliqué ou justifié est un mal pire encore. S’y
ajoute ce vice que le mal pourrait donc avoir une raison ou une
excuse. Mieux vaut le mal dans son irrationnel… Si le mal sert au
bien, comme on dit parfois, alors le mal est un bien. Ce qui ne se
peut… Si Dieu assume la souffrance, c’est bien qu’elle n’est pas
explicable (sinon il l’expliquerait), ni justifiable (sinon il la justifierait), ni éludable (sinon il l’éluderait par un décret divin), ni
même (pour l’instant) totalement supprimable (sinon il le ferait).
C’est qu’elle ne peut être qu’assumée et combattue» (ML p. 33 et
37).
La part de vérité de ces propos est évidente: il est des façons
perverses de rendre compte du mal. Ainsi font les mauvaises
théodicées, celles des amis de Job et de leurs épigones.
3. Aussi bien dans ML que dans Dieu pour penser. I. Le mal, Paris, Cerf,
1993 (cité désormais LM).
4. À propos de cette notion, je me permets de renvoyer à un ouvrage, que j’ai
eu l’honneur de traduire, de Mgr K. KOCH, Chrétiens en Europe. Nouvelle
évangélisation et transmission des valeurs, Saint-Maurice, Saint-Augustin, 2004.
L’auteur, ancien professeur de théologie, est évêque du plus grand diocèse de
Suisse (Bâle), constitué de dix cantons helvétiques. [Voir aussi dans ce numéro
l’article de J. RIGAL aux p. 436-454.]
5. La prudence est de mise, à cause du genre littéraire de l’ouvrage. Il est parfois difficile d’y repérer les affirmations qui l’emportent aux yeux de l’auteur.
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I. – Le mal peut-il être objet d’explication?
LE MAL: DIEU RESPONSABLE ET INNOCENT
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Pour autant, il importe de réagir contre une tendance, assez
«tendance», à rejeter le mal hors de toute compréhension, comme
si la plongée dans l’absurde était la seule manière d’honorer
l’énigme du mal.
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Le mal nous gifle de questions. «Pourquoi? Pourquoi moi?»
Ces interrogations atteignent une intensité paroxystique dès que
l’on croit en un Dieu unique, infiniment sage, bon et tout-puissant. Impossible alors de ne pas lui demander raison du mal et de
lui confier, ou crier, nos «Pourquoi?». S’il est unique, sa responsabilité est engagée. S’il est sage, il ne peut nous renvoyer à l’absurde. S’il est bon, il ne peut «permettre» le mal. S’il est toutpuissant, il doit le vaincre.
Job cherche désespérément sens à son malheur. La réponse de
Dieu ne l’enferme pas dans la nuit d’une énigme irrationnelle et
obscure, mais fait lever pour lui une aube de sens: le mal existe, il
n’est pas omnipotent, Dieu lui a fixé des limites, au sein d’un
projet englobant de création, de vie, dont le secret n’est pas
encore dévoilé. Il ne le sera que sur la Croix, contemplée au clair
de la Résurrection.
Le passage du «pourquoi» (warum?) au «pour quoi» (wozu?)
pourrait bien indiquer le chemin à suivre. C’est en tout cas ce que
Jésus suggère à propos de l’aveugle-né (Jn 9): il n’y a rien, ou pas
grand-chose, à chercher derrière le mal (un péché), mais quelque
chose peut être attendu devant le mal (l’accomplissement d’une
œuvre de Dieu). Pour autant, le «pourquoi» (unde malum?) ne
saurait être éludé.
De fait, les grandes traditions philosophiques ou religieuses
proposent une explication du mal et de la souffrance, ainsi qu’une
voie pour ne pas en être écrasé. L’existence même de théories que
nous jugeons insuffisantes témoigne du besoin irrépressible qui
nous pousse à intégrer le mal dans l’univers du sens. Mieux vaut,
semble-t-il, une explication perverse que pas d’explication du
tout. Ce besoin explique en partie le succès de la doctrine augustinienne du péché originel en sa forme «pure et dure». Comme le
disait Pascal, «sans ce mystère [du péché originel], le plus incompréhensible de tous [je souligne], nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes»6. Nous avons tellement besoin de nous
comprendre, que même «l’incompréhensible» peut y aider!
6. PASCAL Bl., Pensées, éd. LAFUMA 131, éd. BRUNSCHVICG 434.
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Le pourquoi du mal en appelle à Dieu.
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M. SALAMOLARD
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II. – Dieu a-t-il été surpris par le mal?
Pour «innocenter» Dieu du mal, Gesché semble trouver consolation dans l’idée que Dieu aurait été surpris par le mal. «Il n’y a
qu’une manière de défendre Dieu à propos du mal, c’est de dire
qu’il a été surpris. Et qu’il n’est pas tout-puissant à la manière
que nous croyons… Un Dieu surpris par le mal est peut-être un
Dieu naïf, mais au moins il n’est pas ce Dieu inqualifiable qui
permet le mal… Dieu surpris par le mal. Cette idée, qui me fait
aimer Dieu, me le rend proche. Seule manière de ne pas être
athée7. L’Écriture veut tellement dire que le mal est scandaleux,
qu’elle dit que Dieu en a été surpris. La théologie et la philosophie parlent de la permission du mal. La Bible ne formule pas
cette hypothèse scandaleuse… Dieu a la prescience, objectera-ton. Est-ce si sûr? En tout cas, nous ne savons pas ce qu’est sa
prescience» (ML p. 49-53).
Sur ce point, Gesché n’a pas varié d’un livre à l’autre. Dans son
ouvrage systématique, il consacre un paragraphe à la «surprise»
de Dieu devant le mal (cf. LM p. 47-62). On voit bien ce que
cette position a de commode: si Dieu n’a pas prévu le mal, s’il en
7. Remarquons ici que l’auteur parle en «je», il semble prendre l’affirmation
à son compte.
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Ce même besoin explique aussi des faits psychologiques troublants: des enfants violés, violentés ou abandonnés se sentent
coupables plutôt que victimes. Si le mal qu’ils ont subi est
«mérité», s’il est un «châtiment», un «rachat» est peut-être possible.
Dans la Bible, de fait, les explications du mal sont variées: mal
châtiment, mal épreuve, mal limité et provisoire, mal vaincu, mal
à vaincre… S’il fallait tracer un axe reliant et articulant ces différentes théologies, il aurait son point d’origine dans une création
«bonne, très bonne» (Gn 1) et son terme dans un «ciel nouveau,
une terre nouvelle», où Dieu effacera toute trace de mal, de tristesse et de malheur (Ap 21). Dans l’entre-deux, le mal existe,
mais, précisément, saisi dans cet entre-deux, il est arraché aux
brumes de l’absurde. Il est «orienté», tourné — malgré lui — vers
un orient.
Aujourd’hui, nous avons un besoin urgent de revenir aux
sources bibliques pour rendre compte de l’existence du mal dans
le projet de salut qui nous a été révélé.
LE MAL: DIEU RESPONSABLE ET INNOCENT
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a été surpris, comment l’accuser de l’avoir permis? Autant de
gagné! Mais cette «ignorance» de Dieu est-elle si sûre? Pour
répondre à cette question, on me permettra d’adopter la méthode
de Gesché, celle d’une théologie narrative, qui suit pas à pas le
récit biblique.
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Il est vrai que dans les récits de Gn 1–6, le mal survient, sans
avoir été prévu ni prédit. Apparemment du moins. Dieu fait une
création bonne, puis un mystérieux serpent8 intervient, qui
brouille les cartes. Adam et Ève succombent à la tentation, sont
expulsés de l’Éden. Le péché prolifère, au point que Dieu «se
repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et s’affligea dans son
cœur… Je vais effacer de la surface du sol les hommes que j’ai
créés» (Gn 6,6-7). La surprise et la déception de Dieu semblent
totales.
Pourtant, à y regarder de plus près, les choses se présentent différemment. Examinons la suite du texte. Dieu n’efface pas toute
l’humanité. Noé et sa famille trouvent grâce à ses yeux. Étaientils parfaits? La suite de l’histoire — l’ivresse de Noé, le comportement de Cham — permet d’en douter. L’humanité «nouvelle»
née de Noé n’est pas plus juste que les générations précédentes.
Dieu n’a pas remplacé une œuvre ratée par un chef-d’œuvre
réussi. Rien n’a changé, l’homme reste pécheur. L’épisode de
Babel (Gn 11) est-il autre chose qu’une réitération collective du
péché d’Adam? Mais comme le potier de Jr 18, Dieu façonnera
cette pâte humaine et rebelle, jusqu’à ce qu’elle corresponde à son
«rêve».
Si le récit du déluge ne raconte pas le remplacement d’une
humanité mauvaise par une autre meilleure, quelle est donc sa
fonction dans l’intrigue des premiers chapitres de la Genèse? Il
nous montre que Dieu fait alliance pour toujours avec une humanité imparfaite, pécheresse, reconnue par lui comme telle: «Jamais
plus je ne maudirai la terre à cause de l’homme, parce que les desseins du cœur de l’homme sont mauvais dès son enfance» (Gn
8,21).
Dieu a perdu toute illusion sur l’homme, et pourtant il fait
alliance avec lui! Mais en avait-il vraiment, des illusions9? Un
8. Il y aurait à réfléchir sur ce serpent, en dialogue avec Gesché, mais les
limites de cet article m’obligent à laisser ce point de côté.
9. Le texte veut plutôt nous ôter les nôtres!
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1. Le mal prévu par Dieu
M. SALAMOLARD
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examen plus fin de Gn 1–3 permet d’en douter. L’indice le plus
fort de la lucidité de Dieu est le fameux interdit de manger de
l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Gn 2,16-17). Pourquoi proscrire un acte, sinon parce qu’on sait qu’il pourrait être
commis? Qu’il sera même tentant!
La scène avec le serpent (Gn 3), où Dieu est étrangement absent
— comme pour laisser tout le champ à la liberté humaine —,
nous montre non des héros surhumains en butte aux assauts
d’une tentation extraordinaire, mais l’homme et la femme aux
prises avec des questions qui nous travaillent toujours. Comment
devenir semblable à Dieu? Avec lui? Sans lui? Contre lui? Quel
est le vrai visage de ce Dieu, plus ou moins deviné dans le miroir
de notre très étrange condition humaine?
Après la transgression, Dieu ne semble pas étonné. La seule
hypothèse qui lui vient à l’esprit10 est que ce qu’il avait interdit
s’est produit: «Tu as donc mangé de l’arbre dont je t’avais
défendu de manger?» (Gn 3,11). Ce Dieu de la Genèse ressemble
étrangement à celui des paraboles, qui fait briller son soleil sur les
méchants et sur les bons (Mt 5,45), sait que l’ivraie pousse avec le
bon grain (Mt 13,29) et laisse le fils prodigue s’aventurer sur les
chemins d’une liberté risquée (Lc 15).
Dieu a prévu le mal et le péché, il les a intégrés d’avance dans
son dessein de salut. L’hymne de la Lettre aux Éphésiens (1,3-14)
nous pousse clairement dans ce sens, avec ses «d’avance» qui
scandent la louange: le projet de Dieu, y compris la rémission des
fautes, est établi «dès avant la fondation du monde».
Mais, dans ce cas, la question rebondit. De quel «droit» Dieu at-il conçu un tel projet, si risqué pour nous? Est-il «excusable» de
cela? Le pardon, le salut final sont-ils des motifs suffisants ou,
tout au plus, des circonstances atténuantes?
2. Dieu première victime
Pouvons-nous faire nôtre la conviction de Paul: «Les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui
doit se révéler en nous» (Rm 8,18)? Oui, mais à une condition.
Comme ce fut le cas pour Saul sur le chemin de Damas, notre
adhésion au projet de Dieu, assumant le mal et le péché, dépend
d’une révélation inouïe, que nous pouvons accueillir ou non. «Je
suis11 Jésus que tu persécutes» (Ac 9,5 et //). Qu’est-ce que le
10. Je conserve le langage anthropomorphique de Gn 1–3.
11. Le grec egô eimi suggère une identification avec Dieu (cf. Ex 3,14).
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pharisien Saul comprend à ce moment? Ceci: Dieu est touché
immédiatement par ce qui arrive aux humains, blessé par ce qui
les blesse. Dans une fulgurance, le mystère pascal de la Croix
éblouit Saul et lui donne la clé de compréhension de ces Écritures
qu’il croyait si bien connaître: Dieu identifié à l’homme souffrant
et Dieu solidaire du pécheur.
Dieu est la première «victime» du projet fou — folie d’amour
— dont il assume la responsabilité. Infiniment vulnérable dans sa
tendresse et son innocence infinies, il souffre de ce qui meurtrit,
avilit ou abîme l’homme. Il souffre avec les victimes du péché,
plus encore qu’elles, parce qu’il les aime plus qu’elles ne s’aiment
elles-mêmes. Il souffre avec les auteurs du péché: il les aime, eux
aussi, plus qu’ils ne s’aiment eux-mêmes.
Mais la souffrance de Dieu n’amoindrit pas sa puissance d’aimer. Au contraire. Transpercé par nos péchés, le cœur du Christ
s’ouvre et laisse jaillir pour nous l’eau et le sang, la vie et l’amour.
Telle est la signification bouleversante du coup de lance (Jn
19,31-37).
Aimer rend vulnérable; Dieu Amour est vulnérable, sans faiblesse néanmoins; ses blessures ne contredisent pas la toute-puissance de son amour, mais la révèlent au plus haut point: «par ses
plaies, nous sommes guéris» (Is 53,5). L’amour faible n’admet
guère d’être blessé, le pur amour «supporte tout, excuse tout»
(1 Co 13,7). L’amour de Dieu porte et enlève le péché du monde
(cf. Jn 1,29). L’«agneau comme égorgé» se tient debout, vainqueur
de la mort et du péché (cf. Ap 5,6-14), comme le Ressuscité blessé
devant Thomas (Jn 20,24-28).
Oui, Dieu, dans le Christ, avait le «droit» de concevoir un projet de salut dont il paierait lui-même le prix fort. D’avance, il a
prévu le mal qu’il subirait de plein fouet et l’amour par lequel il
le surmonterait. Si quelqu’un devait être surpris, ce n’est pas Dieu
par le mal, mais nous par l’amour de Dieu. Et par la vocation
inimaginable qu’il nous offre: devenir comme lui, partager sa
divinité, son bonheur et son immortalité!
Non seulement Dieu a connaissance du péché de toute éternité, mais lui seul en possède l’intelligence totale. L’ignorance
existe chez nous, elle en appelle au pardon de Dieu. «Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font» (Lc 23,34)12. Seule la
12. Voir aussi ce thème de l’ignorance du pécheur dans Ac (p. ex. 3,17) et
chez Paul (1 Co 2,8), ainsi que déjà en 2 Sm 7: il faut la parabole de Nathan, et
son interprétation par le prophète — «Cet homme, c’est toi» — pour que David
reconnaisse son péché.
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LE MAL: DIEU RESPONSABLE ET INNOCENT
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M. SALAMOLARD
découverte de l’amour de Dieu dissipe notre ignorance et nous
fait voir la nature exacte du péché: cette prise de conscience nous
écraserait si, précisément, elle n’était enveloppée de la certitude
que Dieu est amour (1 Jn 4,8.16), plus grand que notre cœur
(1 Jn 3,20).
Quant aux souffrances que nous subissons du fait du péché
d’autrui, je ne peux que renvoyer à quelques pages magnifiques
de Gesché (cf. ML p. 143-149 – Finale). Je n’y ajouterai qu’une
chose. Si le Christ assume la souffrance dans sa Passion, ce n’est
pas seulement parce que la souffrance «est là», mais parce qu’elle
est «en lui et pour lui» de toute éternité13. J’ai bien conscience
combien pareille affirmation peut paraître choquante à qui pense
au Dieu des philosophes. Et pourtant…
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Toute réflexion chrétienne sur le mal tire sa lumière du projet
de Dieu, tel qu’il nous est révélé dans la Bible14. Quel est ce
projet? Rien de moins que d’appeler des êtres à devenir comme
lui! Autrement dit, Dieu veut des êtres capables d’entrer dans
la communion trinitaire, celle du libre et pur amour. Dans
une telle alliance, on n’entre ni par force ni par automatisme.
Le libre acquiescement de l’homme à l’offre libre de Dieu est
indispensable: pas d’amour sans liberté, nous le savons d’expérience.
Dieu aurait pu créer des «animaux supérieurs», dotés de compétences assez semblables aux nôtres. Il aurait pu, dans cette
hypothèse, les programmer pour qu’ils agissent infailliblement
selon un plan de sagesse inscrit dans leur être. De tels humanoïdes, pourvus d’un instinct aussi sûr que celui des animaux,
mais privés de liberté, n’auraient pas eu à se poser de question
sur le bien et le mal, ils n’auraient pas commis les atrocités dont
nous sommes capables, ils n’auraient pas eu à chercher les voies
de leur humanisation. Mais jamais non plus ils ne seraient devenus ces «divinisables» que Dieu voulait. L’humanité eût été une
super-termitière, parfaitement organisée. Mais cantonnée à
13. Sur la souffrance de Dieu, je me permets de renvoyer à mon livre La Présence et le Pain. Redécouvrir l’Eucharistie, Saint-Maurice, Saint-Augustin, 2004,
p. 60-78.
14. Je me suis expliqué davantage sur ces questions dans mon livre Dieu est
amour. Croire est possible, Saint-Maurice, Saint-Augustin, 1999, ainsi que, de
façon plus succincte, dans ma Balade au pays de la foi, par les sentiers du Credo,
Strasbourg, éd. du Signe, 2004.
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3. Quand Dieu veut «faire des dieux»
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jamais dans une perfection sans commune mesure avec celle de
Dieu. Gouvernée par un instinct sans liberté, cette «humanité»
n’aurait jamais accédé à la divinisation.
Dieu crée des «divinisables», à son image, comme sa ressemblance (Gn 1,26-27). Il les appelle à devenir saints comme lui
(Lv 19,2), parfaits comme lui (Mt 5,48), miséricordieux comme
lui (Lc 6,36). Il veut leur donner la vie éternelle (Jn 17,2-3), dans
la «demeure du Père» (Jn 14,2-3).
Parce que l’homme est capax Dei, il est créé inachevé. Son
accomplissement en Dieu, dans une relation d’amour, exige sa
libre collaboration. Dieu crée l’homme «en deux temps»15.
D’abord en condition provisoire d’imperfection et de tension
vers l’infini, vers Dieu. Durant cette étape — notre vie terrestre
—, une synergie mystérieuse et permanente est à l’œuvre entre
Dieu et le cœur de chacun, afin que le projet réussisse. L’Esprit
de Dieu se joint à notre esprit (Rm 8,16) pour nous éclairer,
nous transformer. À cette action secrète s’ajoute une implication
de Dieu toujours plus «visible»: par l’alliance avec Israël, l’Incarnation et le mystère pascal, le lien originel qui nous unit à lui
(cf. Col 1,15-20) s’inscrit dans notre histoire et l’illumine à
jamais.
Toute cette aventure est appelée à s’achever dans un second
temps, définitif celui-là, quand Dieu sera «tout en tous» (1 Co
15,28). L’image, en somme, est donnée, mais comme «en creux».
La ressemblance se parfait à travers le processus de déification,
cher à la théologie orthodoxe. Elle est à la fois (d’abord) don libre
de Dieu et libre réponse humaine.
Le décalage immense entre notre situation de départ — inachèvement — et notre vocation à devenir comme Dieu creuse un
espace où le péché est non seulement possible, mais probable16.
C’est identiquement l’espace où, tandis que le péché prolifère, la
grâce surabonde (Rm 5,20).
Situé ainsi dans la perspective du projet de Dieu, le mal que
nous commettons, le mal moral, n’est nullement justifié, mais il
15. Comme il lui arrive de parler en deux temps, cf. BEAUCHAMP P., Parler
d’Écritures saintes, Paris, Seuil, 1987, p. 54s.
16. Ceci recoupe une réflexion de Paul Ricœur: «L’idée de fragilité suggère
une vulnérabilité intrinsèque de l’ordre lui-même… la possibilité du mal paraît
inscrite dans la structure éthique de la création… Ainsi la résistance à l’ordre
n’est pas réduite dès le départ à l’idée d’une rébellion secondaire extrinsèque et
finalement réductible à la méchanceté humaine du péché. Cette résistance…
apparaît au contraire inhérente à une création par essence vulnérable et fragile»
(RICŒUR P. et LACOCQUE A., Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, p. 90-91).
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LE MAL: DIEU RESPONSABLE ET INNOCENT
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M. SALAMOLARD
semble bien expliqué, en ce sens que nous pouvons en rendre
compte de façon crédible, à partir de notre foi. Nous ne
sommes plus devant une énigme absurde et sombre, nous
entrons dans une compréhension du réel illuminée par la Révélation.
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Que dire, après cela, du malheur qui vient non de nous, mais de
la nature? Les séismes, inondations et cyclones; les handicaps de
naissance, les accidents génétiques, les maladies liées au vieillissement (Alzheimer, démence)…17.
Ce mal-là s’explique également dans l’horizon du projet de
Dieu. Le monde est lui aussi inachevé, en ce sens qu’il ne fonctionne pas automatiquement en notre faveur. Il nous est confié,
afin que nous le transformions en une demeure toujours plus
sûre: en apprenant à connaître la nature, à la maîtriser, à prévenir
les dangers, à soigner les maladies. Ce faisant, nous investissons
nos énergies dans un combat qui non seulement construit le
monde, mais nous construit nous-mêmes. Il s’agit d’un effort collectif, à travers lequel l’humanité avance — cahin-caha! — vers
son accomplissement.
Un tel combat pour humaniser le monde va de pair avec notre
lutte contre le péché. Nous ne réussirons qu’ensemble, ce qui
suppose que nous surmontions notre égoïsme et notre orgueil18,
afin de tisser entre nous, à l’échelle de la planète, des liens de solidarité, de justice et de charité.
17. Dans le domaine du mal physique, il faudrait opérer une distinction
importante, que les limites de cet article m’obligent à enjamber. Il y a, d’abord,
des phénomènes naturels (séismes, raz de marée, avalanches, etc.), qui ne sont
nullement mauvais en soi, mais dont les conséquences peuvent être néfastes,
voire mortelles pour nous. Il y a, d’autre part, les «ratés» de la nature qui nous
affectent directement, les défauts génétiques notamment. La perspective que je
propose permet, me semble-t-il, d’éclairer les deux cas de figure.
18. A priori, je n’y vois pas des tares. Ce sont deux éléments d’un échafaudage provisoire — notre ego — à l’abri duquel notre vrai moi se construit. Ils
sont destinés à disparaître, ou plutôt à être transfigurés, à mesure que nous
nous personnalisons, jusqu’à ressembler à Dieu, en qui les Personnes sont
sans ego: structurés d’abord dans un égoïsme centré sur nous-mêmes, nous
apprenons progressivement à nous recevoir de Dieu, quittant notre «moi»
pour découvrir notre «je» face au «Tu» divin; d’un orgueil replié sur luimême, nous allons vers l’humble et reconnaissante fierté des enfants de Dieu:
«nous mettons notre orgueil en Dieu par notre Seigneur Jésus Christ» (Rm
5,11).
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4. Le mal venant de la nature
LE MAL: DIEU RESPONSABLE ET INNOCENT
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III. – Comment comprendre aujourd’hui
la doctrine du péché originel?
«Toutes les anthropologies sans péché originel sont mensonges
sur l’homme» (ML p. 83). Que penser de cette opinion de Gesché? Poser cette question revient à s’interroger sur la doctrine du
péché originel19. Les différentes manières d’exposer ou d’interpréter cette doctrine peuvent se regrouper en trois grandes catégories.
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Elle est assez connue pour qu’il soit inutile de la décrire en
détail ici. Si l’on voulait ordonner sur un axe toutes les théories
du péché originel, celle-là se trouverait à l’une des extrémités: elle
constitue en effet l’élaboration extrême et sans concession d’un
péché héréditaire qui, à partir d’un Adam historique, se transmet,
par la génération, à tous les humains, les vouant à la damnation,
indépendamment de leurs péchés personnels (cas des petits
enfants), à moins que la grâce du Christ, conférée par le baptême,
ne leur évite ce sort funeste.
2. Les réinterprétations profondes de la doctrine augustinienne
Ce processus a commencé du vivant d’Augustin (cf. infra) mais
n’a cessé de s’amplifier jusqu’à dissoudre totalement le contenu de
la théorie augustinienne. C’est la tendance qui prévaut aujourd’hui,
chez les théologiens comme dans les catéchismes. À la limite, il ne
reste rien du péché originel. Plus de «proto-parents historiques»,
plus de «chute aux conséquences dramatiques pour l’humanité»,
plus de «propagation» d’un péché ni d’une «nature déchue». Il ne
subsiste que des données évidentes: tous les humains sont pécheurs
et imparfaits, tentés par le mal; il existe une solidarité naturelle et
culturelle, dans le bien comme dans le mal, qui relie tous les
humains à travers le temps et l’espace; le premier homme a sans
doute commis la première faute, mais ce péché initial n’est que le
19. La bibliographie sur le sujet est immense. On trouvera une liste des principaux ouvrages dans le Dictionnaire critique de théologie, éd. J.-Y. LACOSTE,
Paris, PUF, 1998, p. 877. Il convient d’y ajouter l’importante contribution de St.
LYONNET, Les étapes du salut selon l’épître aux Romains, Paris, Cerf, 1969, ainsi
que les ouvrages suivants: L’homme et son salut. Histoire des dogmes, éd. B.
SESBOÜÉ, Paris, Desclée, vol. 2, 1995; BAUDRY G.-H., Le péché dit originel,
Paris, Beauchesne, 2000; MINOIS G., Les origines du mal. Une histoire du péché
originel, Paris, Fayard, 2002.
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1. La doctrine de saint Augustin lui-même
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M. SALAMOLARD
premier d’une série, il n’a rien de causal ni d’«originel»; l’aventure
humaine, avec son poids de péché, s’inscrit dans un projet englobant de salut, où la grâce de Dieu surabonde quand le péché prolifère (Rm 5,20). Les tenants de ces réinterprétations plus ou moins
radicales relèvent de deux courants. Les uns conservent la notion
de «péché originel», mais celle-ci n’est plus qu’une coquille vide.
Gesché appartient, me semble-t-il, à cette mouvance20. Pour
d’autres, il conviendrait de pousser la logique jusqu’au bout et
d’abandonner l’expression «péché originel», trop chargée d’ambiguïtés, de connotations désastreuses, culpabilisantes pour l’homme
et injurieuses pour Dieu.
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Elle se situe quelque part entre les deux types de doctrine qui
viennent d’être évoqués. Du deuxième type, elle recueille tout ce
qu’elle peut des efforts de réinterprétation. Mais du premier type,
elle conserve des éléments essentiels. En suivant le Catéchisme de
l’Église catholique (CEC) (§ 385-421), on peut la résumer comme
suit. Le premier homme, Adam, par sa désobéissance, a perdu «la
grâce de la sainteté originelle» (§ 399) dans laquelle Dieu l’avait créé.
Il s’agit d’un «événement primordial, un fait qui a eu lieu au commencement de l’histoire de l’homme» (§ 390). Ce péché personnel
d’Adam et Ève «affecte la nature humaine qu’ils vont transmettre
dans un état déchu. C’est un péché qui sera transmis par propagation à toute l’humanité, c’est-à-dire par la transmission d’une nature
humaine privée de la sainteté et de la justice originelles» (§ 404). Il
s’agit manifestement d’une position de compromis.
4. Réflexions critiques
On me permettra quelques brèves remarques critiques sur les
doctrines (trop) sommairement résumées à l’instant, et donc sans
doute un peu trahies, pas trop je l’espère.
20. C’est du moins ce qui apparaît à la lecture du chapitre III de LM p. 101118. La doctrine du péché originel de l’auteur peut se résumer ainsi: le mal est une
«réalité irrécusable»; le monde n’est pas «comme on voudrait qu’il soit»; l’homme
est «fait pour le bien et pour le bonheur»; la création n’est pas «ontologiquement
mauvaise»; l’homme n’est pas l’unique responsable du mal; il le trouve toujours
«déjà-là»; la responsabilité de l’homme est toutefois engagée dans son combat
contre le mal; il s’agit d’une «responsabilité de liberté»; tout ceci est intégré dans
une perspective de salut, avec la «surabondance de la grâce». Si telle est la doctrine
catholique du péché originel, Gesché a évidemment raison d’affirmer: «Toutes les
anthropologies sans péché originel sont mensonges sur l’homme».
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3. La doctrine officielle du péché originel
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Je ne m’attarderai pas sur la doctrine de saint Augustin luimême, qui n’a jamais été reçue telle quelle dans l’Église, mais fut
assortie de correctifs, dès le début. Ceux-ci n’ont cessé de
prendre de l’ampleur, si bien que la doctrine du péché originel se
confond finalement avec l’histoire de ses réinterprétations successives. Les grandes étapes en sont le concile de Carthage (418),
celui d’Orange (529) et celui de Trente, en sa cinquième session
(1546), puis l’époque contemporaine évoquée plus haut, avec ses
réinterprétations fondamentales. Que penser de ces dernières?
Leur valeur semble évidente, notamment dans la pastorale et
l’évangélisation. La question qu’elles posent, en revanche, est
redoutable: sont-elles fidèles à la doctrine officielle, telle que le
Catéchisme de l’Église catholique, par exemple, l’expose? Sans
vouloir porter un jugement sur un auteur particulier, il semble
bien exister un vrai hiatus entre ces doctrines et la position officielle. D’où le malaise ressenti aujourd’hui notamment dans la
catéchèse, la prédication et l’annonce de la foi: autour du péché
originel règne un silence gêné.
La doctrine officielle n’est pas, il faut le dire, sans poser problème. Elle conserve d’Augustin l’idée d’un «événement»21 primordial, d’un «fait»22 qui aurait entraîné la «déchéance de notre
nature» et la «propagation» de cette «nature déchue, privée de la
grâce originelle». Autrement dit, la nature humaine que nous
connaissons ne serait pas celle que Dieu avait créée à l’origine. La
fragilité de cette position n’apparaît jamais aussi bien que chez les
théologiens qui, conscients de la difficulté qu’elle présente, s’efforcent néanmoins de la «sauver», en posant une discontinuité
entre notre historicité et celle d’Adam (G. Fessard) ou bien entre
l’univers actuel et un «univers préternaturel» où Adam aurait
vécu avant la «chute» (A. Léonard). La conclusion est paradoxale:
notre solidarité avec un Adam concret reposerait sur une coupure
radicale entre sa situation et la nôtre!
Adam nous aurait «transmis un péché dont nous naissons tous
affectés et qui est ‘mort de l’âme’» (CEC § 403). On voit mal
comment concilier pareille affirmation avec cette autre: «L’Église
enseigne que chaque âme spirituelle est immédiatement créée par
Dieu — elle n’est pas ‘produite’ par les parents» (CEC § 366).
21. Dans cette phrase, les citations sont tirées du CEC.
22. Ce fait, cet événement semble bien postuler qu’Adam et Ève sont des
individus concrets. Le langage du CEC parle clairement en ce sens. «S. Paul
nous apprend que deux hommes sont à l’origine du genre humain, Adam et le
Christ…» (§ 359). «Adam et Ève commettent un péché personnel» (§ 404).
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LE MAL: DIEU RESPONSABLE ET INNOCENT
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M. SALAMOLARD
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Y a-t-il une issue à tant d’embarras théologique? Il me semble
que la clé de l’énigme apparaît lorsqu’on cherche le point commun entre les différentes doctrines du péché originel. Elles reposent toutes, me semble-t-il, sur le présupposé suivant: le péché est
une anomalie de la condition humaine; il en est l’élément surprenant, scandaleux. Il y a sans doute du vrai dans cette affirmation,
mais elle ne prend son sens chrétien qu’en fonction d’une réalité
bien plus étonnante, renversante même, mais que les doctrines du
péché originel négligent: l’homme est capax Dei, appelé à la divinisation! N’est-ce pas cela qui devrait d’abord susciter notre ahurissement, et non le péché? La perfection de l’homme consiste à
devenir comme Dieu, à consentir librement à cette vocation proprement inouïe. Que le péché fasse partie du parcours terrestre
de tout être humain, apprenti tâtonnant de l’amour, n’a vraiment
rien de surprenant24. Nul besoin d’un péché originel pour expliquer cela. Telle est la perspective esquissée dans ma deuxième
partie.
Cette perspective ne se confond pas avec les doctrines pour lesquelles le péché originel n’est qu’un autre nom de la finitude
humaine, de l’imperfection inhérente à l’état de créature. La
caractéristique de notre condition humaine n’est pas la finitude:
les animaux l’ont aussi en partage, mais n’en souffrent pas.
L’étrangeté de notre condition est la cohabitation en nous d’un
désir infini avec la conscience de nos limites, à commencer par la
mort. Inachevés, imparfaits — et conscients de cela —, nous
23. GROSSI V. et SESBOÜÉ B., «Péché originel et péché des origines: de saint
Augustin à la fin du Moyen-âge», dans L’homme et son salut (cité supra n. 19),
p. 267. On retrouve l’argument invoqué par Gesché, qui a fait l’objet de ma première partie.
24. Surtout si nous considérons la discrétion de Dieu et son respect de notre
liberté.
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Un autre point faible de la doctrine officielle est son incapacité
avouée de fournir une explication rationnelle de l’existence du
mal et, notamment, de la transmission d’un péché originel. Le
CEC le dit clairement: «la transmission du péché originel est un
mystère que nous ne pouvons comprendre pleinement» (§ 404).
De même, selon deux excellents historiens du dogme, «le péché
est un mystère opaque qui défie toute rationalisation: rationaliser
le péché originel, ce serait en quelque sorte le justifier»23. On
peut s’interroger sur une «révélation» qui nous conduirait à l’incompréhensible et à l’opaque, au lieu d’éclairer les zones
d’ombre, que notre raison peine à explorer.
LE MAL: DIEU RESPONSABLE ET INNOCENT
387
sommes porteurs d’un élan tendu vers Dieu. C’est notre grandeur, mais aussi notre tourment. «Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne demeure en
toi»25.
Finalement, une «anthropologie sans péché originel» n’est-elle
pas possible, inspirée elle aussi par la Révélation? Que deviendrait, dans ce cas, le dogme du péché originel?
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Les déclarations du magistère ont besoin d’être non seulement
répétées mot à mot, mais interprétées, voire révisées26. Le travail
d’interprétation, qui nous permet d’entrer toujours plus profondément dans l’intelligence des Écritures, en fonction des évolutions de nos cultures et de nos questionnements, s’impose a fortiori quand il s’agit des énoncés dogmatiques. On n’a cessé de le
redire après Jean XXIII: autre chose est la vérité révélée, autre
chose les formulations que l’Église en propose. L’orthodoxie
n’est pas l’«ortholalie», même si cette dernière (la bonne formule)
n’est pas sans lien avec la première (l’intelligence du mystère).
Actus credentis non terminatur ad enuntiabile sed ad rem27: la foi
ne s’arrête pas à des énoncés, mais vise le mystère que ceux-ci
expriment, de façon forcément imparfaite, conditionnée par une
culture, des connaissances et une langue, qui évoluent28: d’où la
nécessité de reprendre les énoncés, de les scruter à nouveau, de
les interpréter.
Claude Geffré a balisé les voies d’une telle démarche et propose
quatre critères pour une herméneutique fidèle et créatrice29. L’au-
25. AUGUSTIN D’HIPPONE, Confessions I, 1.
26. En Église, cela va sans dire, et sous la direction du magistère.
27. THOMAS D’AQUIN, S. Th. IIa IIae, q. 1, a. 2, ad 2.
28. C’est ainsi que le concile d’Orange a corrigé Augustin, lui épargnant «le
sort d’Origène» (PELIKAN J., La tradition chrétienne. I. L’émergence de la tradition catholique, Paris, PUF, 1994, p. 366). Augustin lui-même avait estimé que
«des conciles pléniers, réunis au nom de tout le monde chrétien… sont souvent
corrigés par ceux qui suivent quand… quelque chose est découvert qui n’était
pas su auparavant» (cité par PELIKAN J., La tradition chrétienne. IV. La réforme
de l’Église et du dogme, Paris, PUF, 1994, p. 101). Plus près de nous, on peut
comparer la Déclaration de Vatican II sur La Liberté religieuse (1965) avec l’encyclique Mirari vos (1832) de Grégoire XVI.
29. GEFFRÉ Cl., Croire et interpréter. Le tournant herméneutique de la théologie, Paris, Cerf, 2001, chap. 1 et 2, ici p. 42 à 50.
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Nécessaire réinterprétation du dogme
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M. SALAMOLARD
teur approuve cependant la prudence du magistère qui répugne à
ces reformulations. Cela n’empêche pas qu’elles puissent devenir
possibles, voire nécessaires.
Il me semble qu’il vaudrait la peine de s’appliquer à revisiter la
doctrine officielle du péché originel. Puisse ce vœu être exaucé un
jour30! Un signe prometteur semble donné par le «Guide de lecture»31 qui accompagne l’édition définitive du CEC (1998). Ce
Guide n’utilise pas l’expression «péché originel», là où on s’y
attendrait pourtant (chap. 3 — «Dieu responsable du mal?»)32.
En revanche, il résume la doctrine chrétienne dans un paragraphe
intitulé «Une création inachevée». La perspective est fort semblable à celle évoquée plus haut dans ma deuxième partie.
Reste évidemment à savoir quelle est la signification, l’intention
et la portée de ce message. L’avenir le dira.
Michel SALAMOLARD
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Sommaire. — L’année même de son décès, le regretté Adolphe Gesché publiait le premier ouvrage d’une nouvelle série intitulée «Pensées
pour penser». Comme dans sa célèbre série antérieure «Dieu pour penser», l’auteur commence par affronter le mystère du mal. Il invite à «circuler plus libre» dans ses réflexions. Le présent article se veut un hommage critique à Gesché, honorant ainsi son vœu de «reconstruire
soi-même ce que l’on cherche à penser». Trois questions sont abordées:
1. Le mal peut-il être l’objet d’explication? 2. Dieu a-t-il été surpris par
l’idée du mal? 3. Comment comprendre aujourd’hui la doctrine du
péché originel?
Summary. — In the year of his death, Adolphe Geshé published the
first work of a new series intitled Pensées pour penser. As in his previous series Dieu pour penser, Gesché starts with the problem of evil. He
invites the reader himself to reconstruct what he intends to think. It is
precisely what the present article means to do, in raising three questions: 1. Can evil be an object of explanation? 2. Has God been surprised by the idea of evil? 3. How are we today to understand the doctrine of original sin?
30. Tel est aussi le souhait de Baudry, dans son livre signalé à la note 19.
31. Ce Guide semble jouir d’une certaine autorité: il est précédé d’un avantpropos de Mgr Honoré et d’une «Invitation» de Mgr Billé, président de la
Conférence des évêques de France.
32. CEC (1998) p. 763-765.
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