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Enseigner les langues étrangères en mode plurilingue

2023 Extraits d'un article des Langues Modernes (APLV) 1/2023 p. 78-90 L'éducation plurilingue, comprise comme utilisation des ressources des apprenants pour s'approprier de nouvelles langues, est assez bien reçue pour les élèves allophones nouveaux arrivants qui doivent apprendre la langue de scolarisation de leur nouveau contexte. Mais elle ne s'étend guère au delà, dans les cours de langues « classiques ». Car mettre en convergence ceux-ci suppose des décisions de politique linguistique éducative coûteuses à mettre en place. On s'interroge sur la nature, dans l'enseignement d'une langue donnée, d'activités plurilingues venant des enseignants qui permettent d'ouvrir la fenêtre à d'autres langues et de contribuer ainsi à l'apprentissage de la langue en question.

Enseigner les langues étrangères en mode plurilingue. Jean-Claude Beacco Université Sorbonne nouvelle Résumé L’éducation plurilingue, comprise comme utilisation des ressources des apprenants pour s’approprier de nouvelles langues, est assez bien reçue pour les élèves allophones nouveaux arrivants qui doivent apprendre la langue de scolarisation de leur nouveau contexte. Mais elle ne s’étend guère au delà, dans les cours de langues « classiques ». Car mettre en convergence ceux-ci suppose des décisions de politique linguistique éducative coûteuses à mettre en place. On s’interroge sur la nature, dans l’enseignement d’une langue donnée, d’activités plurilingues venant des enseignants qui permettent d’ouvrir la fenêtre à d’autres langues et de contribuer ainsi à l’apprentissage de la langue en question. L’éducation plurilingue est un projet éducatif reposant sur la prise de conscience, variable selon les contextes, du caractère encore plus visiblement pluriculturel et plurilingue des sociétés européennes d’aujourd’hui. Cette prise en compte des dimensions plurilingues peine à s’installer dans les systèmes éducatifs (1), en particulier parce qu’elle comporte des dimensions différentes. Certaines relèvent avant tout de décisions de politique éducative : elles concernent les finalités, les objectifs et les programmes et elles ne peuvent pas ignorer l’opinion publique. On propose dans ce texte des voies pour chercher à installer l’éducation plurilingue « par le bas », par des activités de classe, qui dépendent assez directement des enseignants, ce qui nous amènera à privilégier les cours « classiques » de langue étrangère (par ex. enseignement de l’anglais, de l’allemand, de l’espagnol… en France ou de l’anglais, de l’allemand, du français… en Italie). Car dans la réflexion didactique, ces enseignements ne semblent pas assez souvent considérés comme des points d’entrée possibles du plurilinguisme dans les systèmes éducatifs (2). On proposera quelques activités plurilingues pour les cours de langue étrangère, en veillant à ce que ces ouvertures vers d’autres langues ne dénaturent pas le cours de son objet, qui est bien d’enseigner une langue donnée (3). 1 Les difficultés d’acceptation du projet d’éducation plurilingue. L’avancée du plurilinguisme en éducation est lente et les phénomènes qui en entravent la diffusion sont multiples. […] 1.1 Les différentes dimensions de l’éducation plurilingue Pour mieux appréhender ces difficultés de réalisation de l’éducation plurilingue, il importe de revenir brièvement sur sa nature, car celles-ci ne sont pas identiques selon ses composantes. Le principe fondateur de l’éducation plurilingue est que tout locuteur, étant génétiquement en mesure d’acquérir plus d’une langue tout au long de sa vie, les connaissances acquises dans ces langues constituent, conjointement et séparément, des ressources pour la communication sociale et pour l’acquisition de nouvelles langues. On peut donc assigner à l’éducation plurilingue la responsabilité : de faire prendre conscience à chaque apprenant/locuteur de la nature de son répertoire linguistique, à travers des instruments comme les Portfolios de langues (issus du CECR), et de lui faire découvrir la nature du langage à travers la diversité des langues du monde ; de développer les répertoires linguistiques individuels par l’acquisition de nouvelles langues, de nouvelles compétences dans les langues connues et de niveaux de maîtrise plus élevés dans les compétences déjà acquises ; de créer des opportunités pédagogiques de valorisation et d’utilisation de ces langues, en particulier de celles minorées ; de développer le recours à ces ressources pour la communication sociale (dans des échanges verbaux, qui peuvent être eux-mêmes plurilingues, par ex.), en particulier, de sensibiliser à la gestion intentionnelle des langues disponibles d’utiliser les ressources communicatives/linguistiques existantes des apprenants pour les faire contribuer à de nouveaux apprentissages et de développer une sensibilité métalinguistique ; de doter chaque apprenant de stratégies pour développer celles-ci par lui-même. On voit aisément que la mise en œuvre de ces finalités relève de centres de décision et d’acteurs éducatifs différents et qu’elle s’inscrit dans des espaces de réalisation eux-mêmes distincts : certaines sont d’ordre structural (organisation globale des enseignements) et d’autres de nature pédagogique/méthodologique, destinées à donner forme aux activités d’enseignement. On partira du principe que ces deux niveaux de réalisation sont relativement indépendants l’un de l’autre, en particulier parce que des activités plurilingues pour la classe peuvent être conçues et utilisées même si l’architecture de l’enseignement des langues n’a pas encore été redessinée en fonction de l’éducation plurilingue. 1.2 De haut en bas : les difficultés liées à la diversification et à la mise en convergence Une partie de formes de réalisation de l’éducation plurilingue décrites plus haut relève de la diversification de l’offre en langues étrangères à l’Ecole. […] Ces décisions relatives au curriculum doivent être prises, le plus souvent, au niveau politique le plus élevé et elles butent donc sur les idéologies monolingues que les responsables partagent ou ne peuvent ignorer. L’éducation plurilingue se réalise aussi par la mise en convergence des enseignements. […] Mais utiliser des instruments de référence communs relève là encore de décisions de politique linguistique éducative.[…] Autant d’éléments qui rendent complexe la mise en convergence des programmes d’enseignement de chaque langue. […] 3 Des activités plurilingues pour l’apprentissage des langues étrangères. L’objectif primordial demeure bien de faire acquérir une langue en fonction des indications des programmes et des manières établies de l’enseigner. Mais, pour cela, on utilise « en plus » la connaissance que les apprenants possèdent ou sont en train d’acquérir des autres langues. L’on a choisi de se situer au niveau nano/le plus concret de l’enseignement : celui des activités que les apprenants ont à réaliser. Former les enseignants à enseigner « leur » langue en mode plurilingue passe par une forme de conversion qui les amène à rechercher des ressources hors de leur pré carré. Et pour cela, il ne suffit pas, de notre point de vue, de les familiariser avec le Cadre européen commun de référence pour les langues ou avec d’autres cadres, guides et référentiels qui, ensuite, ont été produits en nombre. Il importe aussi de leur donner les ressources nécessaires pour créer et utiliser des activités plurilingues à intégrer à leur enseignement. En somme, faire descendre l’éducation plurilingue du haut de l’empyrée dans les classes de langue étrangère, puisque c’est l’espace éducatif que nous privilégions ici. […] 3.2 Entrées plurilingues pour les cours de langue étrangère Cela invite à penser ces activités plurilingues en fonction des catégories ordinaires utilisées par les enseignants pour décrire leur activité : faire lire, parler, écrire…, faire de la phonétique, de l’orthographe, de la grammaire, du vocabulaire…, soit des stratégies pour l’enseignement des compétences de communication et des démarches pour des connaissances linguistiques associées à des compétences métalinguistiques. 3.2.1 Faire converger les stratégies Pour les compétences, l’on vise à faciliter l’apprentissage des apprenants en utilisant des démarches d’enseignement transférables d’une langue à l’autre et donc partiellement identiques. Cette mise en convergence concerne, tout spécialement, les activités relatives à l’enseignement de la lecture, de la production d’écrits, de la conversation/l’interaction orale (parler), de l’écoute, de la médiation… Ces mises en relation méthodologiques sont très explicitement soulignées dans le CECR, puisque ce dernier décrit une seule stratégie (comme « agencement organisé, finalisé et réglé d’opérations choisies », CECR 2.1) pour chaque activité de communication. Cela signifie bien que ces stratégies sont indépendantes des langues enseignées, tout comme l’ensemble des descripteurs du CECR. Par exemple ; la stratégie de compréhension de l’écrit proposée par le CECR (4.4.2.4) est la suivante : production (choisir un cadre cognitif, mettre en œuvre un schéma, créer des attentes), exécution (identifier des indices, en tirer une déduction), évaluation (vérifier des hypothèses : apparier les indices et le schéma), remédiation (réviser les hypothèses s’il y a lieu). Ces stratégies sont généreusement attribuées aux locuteurs (4.4). En effet, pour ces derniers, comme pour les apprenants, les stratégies effectives mises spontanément en œuvre (en fonction de leurs habitudes d’apprentissage ou de caractéristiques des cultures éducatives de leur contexte) ne coïncident pas nécessairement avec les stratégies décrites par le CECR, car celles-ci sont visiblement d’origine didactique. De ce fait, elles peuvent légitimement être considérées comme des stratégies d’enseignement. Les utiliser, avec les adaptations et les spécifications nécessaires, pour organiser l’enseignement des compétences de communication des langues proposées par les programmes scolaires vise à créer une forme d’ « économie méthodologique » pour les apprenants. Comme ces compétences concernent la production ou la réception de textes oraux ou écrits (monologaux ou non), il est assez clair que la mise en regard des textes d’une langue à l’autre/d’autres aura aussi pour but de mettre en évidence les différences relatives aux formes textuelles, c’est-à-dire les différences entre les genres discursifs impliqués, à la fois en ce qui concerne leur structure et la réalisation des fonctions communicatives, tout particulièrement les locutions et les « phrases toutes faites » (les phrasèmes de Mel’čuk, 2013) : ça ne fait rien, je tombe de haut… ou encore : à vos souhaits à côté de bless you (anglais), salute (italien), dii omen avertant (latin)… Mais ce n’est pas ici le lieu de souligner, davantage (et à nouveau), l’intérêt d’une telle analyse de discours comparative/contrastive (voir par ex. Connor 1996) pour l’enseignement/apprentissage de la communication sociale. 3.2.2 Mettre en relation les connaissances linguistiques de manière réflexive L’acquisition des connaissances linguistiques, quelles qu’elles soient, peut bénéficier d’une approche de nature comparative : la mise en relation de caractéristiques de la langue cible au moyen d’un « détour » avec d’autres langues étrangères ou avec la langue de scolarisation crée les conditions d’une approche réflexive de ceux-ci par le repérage de différences (de fonctionnement, de moyens utilisés…). Ces mises en relation ne vont pas de soi et impliquent souvent de faire prendre conscience aux apprenants de la nature plurielle de leurs ressources langagières (Bangou & Omer 2008). Quoi qu’il ensoi ces différences d’une langue à l’autre requièrent des descriptions et ou des « explications » qui sont avant tout à faire produire par les apprenants. L’approche plurielle du lexique d’une langue donnée constitue une ressource relativement proximale. Elle est de plus en plus souvent utilisée dans les manuels récents de FLE où, à côté d’un mot français, on fait figurer des équivalents dans d’autres langues (bonjour, chocolat, maman…). Mais cela ne va pas souvent au-delà de cette coprésence, aux allures de décor plurilingue. Rares sont les démarches pédagogiques structurées, justifiées du point de vue théorique et expérimentées, comme celles que décrivent Forlot et Beauchamp (2008) pour l’anglais (enseigné en France) : pour l’enseignement en cycle primaire, elles s’appuient sur les mots apparentés (dits mots congénères) pour faire accéder au sens ; on y fait appel aux champs sémantiques, aux proximités orales et écrites des mots... « Une démarche néo-contrastive n’est pas une pédagogie en elle-même mais la réappropriation par le professeur et par ses élèves du rapport historique qui unit le L1 (le français) et la L2 (l’anglais) ». (Forlot et Beauchamp, ouv. cit. p. 89). De telles mises en regard réflexives sont envisageables pour d’autres couples de langues (L2 et L1) ou pour des appariements avec plusieurs langues enseignées (ou connues), à partir d’entrées comme la forme des mots, des analyses sémiques, le recours à l’étymologie, aux emprunts réciproques, aux terminologies scientifiques, technologiques et professionnelles, voire aux intraduisibles… […] Ces entrées plurilingues dans le lexique sont indépendantes des langues, mais leurs contenus doivent bien évidemment être sélectionnés ad hoc, en fonction de la langue étrangère enseignée et des autres langues sollicitées. Les activités plurilingues peuvent aussi prendre la forme de réflexions sur la grammaire, domaine pédagogique bien identifié dans l’enseignement de la plupart des langues étrangères (mais dans une moindre mesure pour l’anglais). Les comparaisons avec la langue maternelle (et éventuellement avec d’autres langues) s’inscrivent dans une longue tradition didactique, un peu oubliée : une forme de perspective plurilingue comparative, dite contrastive, d’inspiration structuraliste, a été introduite en didactique des langues par R. Lado (1957) puis, en France, par F. Debyser (1970 et 1971). Celle-ci est venue confluer avec la tradition, bien établie historiquement, des grammaires des langues étrangères qui adoptent, comme spontanément, cette perspective pour l’enseignement. L’intérêt de ces mises en relation de la langue cible et de la langue première ou d’autres langues, comme facteur de facilitation (escomptée) pour l’apprentissage, a régressé avec l’approche notionnelle-fonctionnelle (dite communicative), à laquelle l’on a attribué, de manière assez sommaire, un refus des activités grammaticales. Il a refait surface dans le discours didactique avec l’approche par intercompréhension des textes de langues apparentées et, plus largement, avec la perspective de l’éducation plurilingue, où les mises en relation ne sont a priori ni limitées à deux langues ni aux langues voisines, mais concernent les langues (connues ou en cours d’apprentissage) du répertoire individuel. De telles démarches contrastives ont surtout été activées pour l’enseignement de la langue de scolarisation aux apprenants allophones issus de la migration (Auger 2008). Mais elles ont largement cessé d’être théorisées et préconisées pour l’enseignement du FLE, alors que, dans ces classes, des activités grammaticales suscitées par les fautes attribuées à des « interférences », n’ont probablement jamais cessé d’être utilisées. Il importe donc de donner une nouvelle légitimité méthodologique à celles-ci, en tant que concrétisation d’une approche plurilingue, pour susciter la créativité grammaticale des enseignants et des apprenants, conçue comme capacité à décrire la langue cible en fonction de la description d’autres langues connues (dite contextualisation ; voir Beacco, Kalmbach & Suso Lopez (2014) et le site GreC : https://grec.methodal.net/) Un certain nombre grammaires contrastives pour l’enseignement du FLE ont été coordonnées par Beacco J.-C. : allemand, anglais, brésilien/portugais, espagnol, italien (CLE International, Paris), arabe (Hachette Antoine, Beyrouth), grec (Trait d’union, Athènes), chinois (Presses de l’Université des langues et cultures étrangère BFSU, Pékin, sous presse).. Ces mises en relations au niveau linguistique (morphologie, syntaxe) pourront toujours s’effectuer entre langue-cible et la langue première/de scolarisation (par ex. pour l’enseignement du français en Italie : emplois du partitif et de l’article zéro). Mais on peut aussi faire intervenir d’autres langues enseignées, par ex. pour l’enseignement du français en Grèce : formes et valeurs du déterminant possessif en français, en grec et en anglais. Il est possible partir de formes apparentées (pour en français et por en espagnol), de la nature et des fonctions des mots (par ex. présence ou absence d’un « pronom » devant les verbes aux personnes 1, 2, 4 et 5 pour l’enseignement de l’italien en France : italien, français, anglais), de catégories syntaxiques (par ex. ordre des mots, pour le sujet, les adjectifs…) ou de catégories notionnelles-énonciatives (formes de la modalité appréciative, de la quantification indéfinie…). C’est la typologie de telles entrées qu’il importera de définir de manière plus précise et plus exhaustive, pour qu’elle permette de concevoir des activités métalinguistiques plurilingues reproductibles, c’est-à-dire indépendantes des faits de langues particuliers considérés et des langues mises en relation. Outre ces deux domaines, bien d’autres activités plurilingues sont à imaginer. Conclusion C’est pour la forme « classique » donnée à l’enseignement des langues étrangères (en dehors donc des projets de classe ou d’établissement) que nous estimons que des activités, ponctuelles et intégrées aux activités ordinaires, sont en mesure de créer une dimension plurilingue pour l’enseignement de ces langues. Il est probable que certaines de celles-ci (relatives au lexique ou à la grammaire, par exemple) sont présentes dans les cours de langue étrangère, où elles ne constituent pas des nouveautés absolues ni des corps étrangers, mais elles le sont probablement de manière occasionnelle et elles ne font pas système. C’est à partir de ce recours spontané à des activités métalinguistiques de mise en regard qu’il semblerait concevable de construire une profondeur plurilingue permanente, comme ouverture à d’autres langues destinée à contribuer à l’apprentissage d’une langue donnée, au développement d’une compétence plurilingue ainsi qu’à une légitimation de l’apprentissage de toutes les langues. Une utilisation accrue de ces activités permettrait un saut didactique quantitatif. Il n’est pas interdit de considérer les présentes propositions comme étant d’une certaine banalité. Mais ce serait, sans doute, leur rendre davantage justice que de les tenir pour un appel à développer une telle perspective, ce qui implique de recenser, de valoriser ou de créer des ressources directement utilisables pour les enseignants de langue. Cela suppose de mener des recherches sur : les manières effectives d’enseigner les langues étrangères, qui sont variables en fonction des langues et des cultures éducatives nationales ; les activités plurilingues concrètes déjà esquissées ou décrites dans les documents de cadrage relatifs à l’éducation plurilingue ou dans d’autres études ; les cadres théoriques et les entrées nécessaires pour créer des relations didactiques transversales entre les descriptions des langues, sur le plan linguistique, discursif et communicatif ; des activités plurilingues acceptables du point de vue méthodologique et idéologique pour toutes les langues enseignées et, en particulier, pour l’enseignement de l’anglais qui est susceptible d’être modélisant. On répète, à l’envi et à juste titre, que l’éducation plurilingue entrera dans les systèmes éducatifs par la formation initiale ou continue des enseignants de langues (étrangères et premières). Concevoir celle-ci sous la forme de bas en haut esquissée ici, qui ne nécessite aucune révolution didactique, nous semble constituer, à cette fin, une forme fondée de realdidaktik.