LECTURES
Belin | L’Espace géographique
2008/1 - Tome 37
pages 89 à 95
ISSN 0046-2497
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L’Espace géographique, 2008/1 Tome 37, p. 89-95.
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Lectures
2008-1
p. 89-96
Les études andines
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Ce livre est paru peu de temps avant la disparition d’Olivier Dollfus (1931-2005) et en cela ses
auteurs ont eu de la chance: celle que ce témoignage d’amitié et d’estime, cet hommage au parcours
scientifique et à l’humanité chaleureuse de l’ami et collègue puisse être connu de son destinataire,
qu’une maladie douloureuse affectait depuis des années. Pour autant, ce n’est pas un ouvrage de
circonstance, tant l’influence d’Olivier Dollfus a pu être marquante. Il s’agit en effet, d’un homme
dont la trajectoire scientifique s’étend d’une aire culturelle au monde. Il fut à la fois le spécialiste
des Andes qu’il n’a cessé d’arpenter depuis ses années de thèse, où son investissement à la
direction de l’Institut français d’études andines de Lima (IFEA) s’est traduit par la création d’une
« école », et un spécialiste du monde, théorisé en « système » dans les années 1990. C’est au géographe qui savait interroger les formes du relief comme celles de la société que ce livre rend hommage. Son titre reprend ainsi les mots-clés des ouvrages les plus diffusés d’O. Dollfus, petits livres
accessibles et denses : El reto del espacio andino (1981) [titre jouant sur le mot reto, signifiant à la
fois filet et défi], Territorios andinos : reto y memoria (1991), la Mondialisation (1997), auxquels il faut
certainement ajouter la co-signature du premier tome de la Géographie Universelle dirigée par
Roger Brunet qui mit en orbite la notion complexe de système Monde (1990). Dans sa forme même ce
nouvel ouvrage rend compte des engagements personnels d’Olivier Dollfus: il est édité par l’IFEA, en
espagnol par choix, celui d’écrire dans la langue de l’aire culturelle travaillée et de rendre possible la
lecture des études rassemblées aux chercheurs et amis latino-américains.
Los Andes y el reto del espacio mundo rend explicite par son titre ce lien entre la cordillère
sud-américaine et le processus de mondialisation, fondamental et structurel dans la trajectoire
intellectuelle d’Olivier Dollfus. Celui qui avait commencé sa carrière par une thèse de géomorphologie, Les Andes centrales du Pérou et leurs piémonts, entre Lima et le Péréné (1965), était un fin
connaisseur des modes de vie andins, dont les anthropologues avaient mis en évidence le fonctionnement en archipel1. Cette métaphore, celle d’îles reliées, qui ne fonctionnent pas nécessairement en
isolats semblait la mieux à même de rendre compte de la réalité territoriale des communautés montagnardes de cette partie du monde. Les parcelles d’une même communauté, voire d’une famille, y
sont traditionnellement dispersées à différents étages écologiques et les assolements gérés de
façon collective en fonction des contraintes d’altitude et de climat, au sein d’un système qui
permet la gestion de territoires communautaires discontinus. Les anthropologues ont insisté sur
la notion corrélée de contrôle vertical de la production liée à ces modes d’habiter, permettant aux
populations andines de diversifier leur accès aux ressources, sur les pentes d’une part, et
jusqu’à la côte Pacifique ou la forêt amazonienne d’autre part, grâce à des circuits d’échanges
réguliers. La traduction territoriale de cette organisation sociale originale est unique et très
spécifique. Il revient à Olivier Dollfus d’avoir perçu la fertilité de la notion d’archipel dans
l’émergence d’un monde en réseau, passerelle sémantique vers la compréhension du processus
de mondialisation dont il vit les prémisses dès les années 1980 et qui lui permit de mettre en exergue
le fonctionnement réticulaire de l’espace.
@ EG
2008-1
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1. • MURRA J.V. (1975). Formaciones economicas y políticas
del mundo andino. Lima : IEP.
• MURRA J.V. (1985). El Archipiélago Vertical revisite. In
MASUDA, SHIMADA, MORRIS (dir.),
Andean Ecology and Civilization. An interdisciplinary
Perspective on Andean
Ecological Complementary.
Tokyo : University of Tokyo
Press.
• MURRA J.V. (1992). « Le
contrôle vertical d’un nombre
maximum d’étages écologiques et le modèle en
archipel et quinze ans après,
un bilan de la notion
d’archipel ». In MORLON P. (dir.),
Comprendre l’agriculture
paysanne dans les Andes
centrales. Pérou-Bolivie.
Paris : INRA, p.124-140.
• TROLL C. (1931). «Die geographische Grundlagen der
Andinen Kulturen und des
Inkareiches». Ibero-Amerikanisches Archiv, 5, p. 258-294.
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DELER J.-P., MESCLIER É. (2004). Los Andes y el reto del espacio mundo : homenaje a Olivier Dollfus.
Lima : Institut français d’études andines (IFEA), Instituto de estudios peruanos (IEP), Embajada
de Francia en Lima, 419 p.
L’ambition de Singapour
DE KONINCK R. (2006). Singapour, la cité-État ambitieuse. Paris : Éditions Belin, coll. « Asie
plurielle », 176 p.
Ce livre, qui porte sur un pays d’un peu plus de 4 millions d’habitants vivant sur 700 km2,
donne une analyse géographique de l’espace d’une des rares cités-États au rayonnement mondial.
C’est là sa principale originalité par rapport aux autres ouvrages existant sur Singapour. Après avoir
rappelé l’enracinement historique dans le monde des sultanats malais de cette ville-port que l’on
fait généralement remonter à sa fondation par Stamford Raffles en 1819, Rodolphe De Koninck
montre sa situation d’emblée dans la mondialisation et son caractère cosmopolite au sein de
l’Empire britannique. Elle ne prit son véritable essor et ne conquit sa place exceptionnelle dans le
monde qu’à partir de son indépendance en 1965, sous la férule de son dirigeant tutélaire
Lee Kuan Yew et de son parti dominant le People’s Action Party (PAP). L’auteur montre combien sa
réussite est liée à « cette démocratie dite contrôlée mais en réalité autoritaire », voire autocratique,
qui a planifié jusque dans le moindre détail le développement urbanistique de cet espace insulaire
entièrement urbanisé. L’appel initial aux investissements des multinationales, la politique
volontaire d’excellence dans l’éducation et l’introduction privilégiée des nouvelles technologies
par un État entrepreneur ont orienté de façon décisive l’essor de cette cité-État prospère, désignée
symboliquement par l’expression « Singapour incorporée ».
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Le contenu de l’ouvrage est inégal, sans doute pour laisser la place à l’amitié tout autant
qu’à l’exigence scientifique, selon la volonté de ses coordinateurs scientifiques Évelyne Mesclier et
Jean-Paul Deler, respectivement anciens élèves et collègues. On en parcourra les chapitres avec une
attention inégale, comme souvent dans les mélanges offerts à une personnalité scientifique. Le
recueil réussit cependant à lier les souvenirs personnels au travail sur la mémoire, thème filé de façon
parfois inédite par les contributeurs. Ainsi Bernard Francou, spécialiste des variations glaciaires et de
l’impact des changements climatiques sur les glaciers tropicaux, s’aventure vers l’analyse des récits
de voyage, du XVIie au XXe siècle: il y explore les discours anciens portés sur les paysages englacés des
Andes pour compléter de façon originale les méthodes de datation qu’il travaille plus communément.
Le souci de relier les hommes des Andes à leur environnement est également présent dans de
nombreux chapitres du livre, notamment dans celui de Xavier Bellenger consacré aux sanctuaires
des îles du lac Tititaca, compris dans une perspective de géo-anthropologie historique : il étudie
ces monuments marqueurs d’un quotidien qui intègre le sacré pour mettre en évidence l’« art de
déplacer les montagnes ».
De nombreux chapitres participent par ailleurs du développement récent d’une révision critique
des catégories fondatrices de la compréhension de l’univers andin, celle de communauté (cf. le texte
de Isabelle Lausent-Herrera) et surtout celle d’«archipel andin» (textes d’Yves Poinsot sur l’accessibilité
en montagne et d’Évelyne Mesclier sur la mobilité des paysans péruviens répondant aux sollicitations
des marchés mondiaux) ou plus généralement celle de mobilité (cf. le texte de Pierre Gondard sur les
voies de communication dans les pays andins). De façon exemplaire, le chapitre de J.-P. Deler sur les
villes andines et leur insertion dans l’archipel mégalopolitain mondial fait le lien entre les étapes de
la carrière intellectuelle d’Olivier Dollfus et l’évolution de l’univers qu’il connaissait si bien, constituant une excellente mise au point sur ce thème, abondamment illustrée de cartes inédites.
Les thématiques couvertes au fil des chapitres sont diverses et permettent d’aborder de nombreux enjeux des réalités andines contemporaines, de l’élevage au tourisme. D’une façon peu surprenante pour qui connaissait l’œuvre d’Olivier Dollfus, le tribut rendu à l’analyse morphologique et
naturaliste est faible au regard de cette diversité du regard social, et de l’insistance de tous les
contributeurs sur leur respect du regard humaniste transmis par Olivier Dollfus. Le spécialiste enfin
sera sensible à l’effort de réflexion épistémologique développé au fil des contributions, permettant
de brosser le panorama de près d’un demi-siècle de recherches andines et de soulever des questions méthodologiques d’une grande actualité.— Anne-Laure Amilhat-Szary, université de Grenoble
L’expulsion ethnique, une question géographique
ROSIÈRE S. (2006). Le Nettoyage ethnique, terreur et peuplement. Paris : Ellipses, 300 p.
Cet ouvrage se place dans la continuité du précédent Géographie politique et géopolitique,
une grammaire de l’espace politique (2003), qui vient d’être réédité dans une version sensiblement
augmentée, à savoir une actualisation résolue et claire de la géopolitique sur les bases de la
géographie. Il est tout aussi excellent.
Abordant une question d’actualité, et difficile, il n’hésite pas à conceptualiser une expression –
celle de nettoyage ethnique – utilisée par ceux qui la prônent, notamment en ex-Yougoslavie où ce
terme serait apparu pour la première fois en 1986, même si le phénomène existait auparavant, sous
le nom d’expulsion ou de déportation de population. Il fait appel aux travaux des historiens, des
politologues et, dans une moindre mesure, des géographes. Ceux-ci sont peu nombreux à avoir
travaillé sur le sujet, bien que celui-ci soit fortement géographique puisqu’il considère le déplacement
de populations dans l’espace.
L’auteur insiste sur le caractère « réfléchi », planifié et programmé, du nettoyage ethnique,
qui empêche d’assimiler celui-ci à des dérapages ou à des extrêmes plus ou moins voulus. Il le
considère donc en tant que « phénomène politique » à part entière, d’autant plus qu’il est très
fréquent, et qu’il concerne souvent un très grand nombre de personnes.
En définissant le nettoyage ethnique, Stéphane Rosière se garde, à juste titre, de le
confondre avec le génocide, même s’il peut y avoir un rapport entre les deux. Il passe en revue les
différents drames du XXe siècle, seulement, ce qui pose quand même (l’éternelle) question de la
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Une série de cartes originales, de grande qualité montre d’une part, l’insertion mondiale de
l’économie et des relations internationales de Singapour, et d’autre part, l’expansion et le
remaniement permanent du territoire de l’île aux dépens de la mer. Ces cartes montrent également
la redistribution de la population entre 1957 et 2000 dans l’espace insulaire, l’aménagement de
villes nouvelles et le remaniement du centre, les principales infrastructures de communication en
2003. L’analyse de la domestication de la nature tropicale, de l’omniprésence d’espaces verts et
aquatiques, qui permettent d’atténuer les traumatismes que pourrait occasionner la « révolution
permanente du territoire », est tout à fait originale et bienvenue avec une carte montrant l’eau et la
forêt dans la ville. Le grand rôle joué par le tourisme, surtout asiatique, dans la prospérité de la
cité-État est favorisé par la multiplication des parcs de loisir en ville et dans les espaces insulaires
voisins. L’articulation par rapport aux territoires voisins de Johore en Malaysia et des îles Riau en
Indonésie, au sein du triangle de croissance de SIJORI, montre combien la cité-État dépend de
ceux-ci pour ses approvisionnements en eau, en terre (pour remblayer ses polders conquis sur
l’espace maritime), en main-d’œuvre et en professionnels (environ 800 000 travailleurs étrangers)
pour ses activités internes, qui relèvent des services, du bâtiment et des travaux publics. Elle doit y
délocaliser ses industries polluantes ou de main-d’œuvre. Ces « débordements territoriaux », les
pollutions qu’ils occasionnent, l’exploitation des travailleurs indonésiens de la zone franche de
Batam soumis à des conditions de vie particulièrement difficiles, sont le prix que la cité-État prospère
et harmonieuse à l’intérieur fait payer à ses périphéries immédiates.
On peut regretter que l’auteur n’ait pas suffisamment développé un point de vue critique sur
le caractère prédateur de cette croissance et de cette expansion pour les espaces et populations
voisins de Malaysia comme d’Indonésie. Il ne l’a véritablement abordé que dans la conclusion.
Cependant, cet ouvrage apporte un éclairage tout à fait intéressant sur le « modèle singapourien »,
en démonte bien les mécanismes essentiels, la façon dont ce petit État s’est donné les moyens de
ses ambitions mondiales grâce à un contrôle social et politique très coercitif, accepté comme la
contrepartie d’une progression constante du niveau de vie et de consommation de ses citoyens.
Sa thèse originale de la révolution permanente du territoire comme condition essentielle de sa
réussite exceptionnelle en est incontestablement le point fort.— Michel Bruneau, CNRS Bordeaux
coupure spatio-temporelle. La typologie du nettoyage ethnique, avec une carte qui l’illustre
(p. 276), constitue une innovation forte, mais suscite du coup des critiques. S. Rosière distingue
en effet trois catégories et trois macro-régions : « le ‘‘nettoyage’’de modelage territorial, ou Core
‘‘cleansing’’ » (l’Europe occidentale, le bassin euro-méditerranéen, le Moyen-Orient, l’Asie méridionale, une partie de l’Asie orientale); «le ‘‘nettoyage’’ de front pionnier» (les Amériques, la Sibérie,
l’Insulinde, l’Océanie); «le ‘‘nettoyage’’ de prédation» (Afrique subsaharienne).
L’idée est celle d’une extension-différenciation typologique (politique, sociale, culturelle) du
nettoyage ethnique à partir du centre ancien vers les périphéries, processus qui se place fatalement
dans un temps très long alors que l’auteur a fondé ses descriptions mais aussi ses définitions sur la
période contemporaine. Ce qui crée un décalage, notamment par rapport à la question de l’esclavage,
des traites et des colonisations. Ce qui repose aussi la question de l’identification du Centre. Quant
aux États-Unis, les territoires ont généralement été tracés d’abord, et ensuite peuplés, y compris par le
biais de nettoyages ethniques.
Il manque paradoxalement des éléments de réflexion sur la question du « peuplement » proprement dit, c’est-à-dire « l’action de peupler », dans une dimension plus positive dont on a bien
compris qu’elle n’était pas inséparable d’une action cruelle et dramatique de « dépeuplement »,
et donc de nettoyage ethnique.
Ces questionnements ne témoignent que de la richesse et de l’importance de cet ouvrage
qui devrait, grâce à son intensité, ses informations, ses index et sa bibliographie, devenir
incontournable. Si ce n’était pas le cas, cela voudrait dire que les géographes auraient déserté
une question brûlante, exigeante et essentielle.— Philippe PELLETIER, université de Lyon 2
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ROBIC M.-C. (coord.), MENDIBIL D., GOSME C., ORAIN O., TISSIER J.-L. (2006). Couvrir le monde, un grand
xxe siècle de géographie française. Paris : ADPF-ministère des Affaires étrangères, 232 p.
Ce livre accompagne une exposition de douze affiches (rappelées dans un livret iconographique,
p. 169-184) sur la géographie française, destinée à l’exportation. Cet objectif de vulgarisation a suscité
une illustration parfois drôle et souvent percutante, mais aussi une écriture claire par ces
cinq auteurs, dont le travail a été rigoureusement coordonné par Marie-Claire Robic. Pour ce «grand
XXe siècle» de géographie française, quatre thématiques qui, bien sûr, s’entrecroisent:
• la formation de la discipline est présentée en un condensé sobre, qui montre à la fois comment
la géographie des universitaires s’est imposée (par rapport aux possibles géographies pratiques
qui auraient été commerciales, diplomatiques, coloniales) et comment elle est restée longtemps
unitaire, même quand la pensée marxiste ou la New Geography menaçaient cette unité, avant de
se disperser ;
• les pratiques canoniques (photographie, carte, excursion, plus que le croquis régional, qui mériterait sa propre histoire) sont exposées en rapport avec les publics et les finalités visés ; c’est
alors que l’on observe dans quelle mesure les visées pédagogiques propres au milieu scolaire
cohabitent avec les préoccupations aménagistes ; il resterait à explorer plus à fond l’identité de
ces praticiens de la géographie et les relations qu’ils ont entretenues avec ceux d’autres disciplines
et métiers proches ;
• l’étude des outillages mentaux et des modalités de la construction de la connaissance savante,
du paradigme classique au pluralisme contemporain, ouvre des pistes pour une comparaison de
l’épistémologie de la géographie avec celle des disciplines proches, ou d’autres corporations
nationales de géographes (quand elles existent) ;
• la partie consacrée aux « terrains » traités permet de voir comment les géographes français ont
labouré leur propre pays, comment ils se sont aussi investis dans la mission de rendre compte
des différents morceaux de la planète, avant de concevoir celle-ci comme un objet global.
Les bibliographies classées et critiques sont plus que commodes, sans oublier les sites web.
On ne saurait en particulier trouver ailleurs le corpus de plus de 800 thèses d’État, production
canonique et rite de passage de la corporation jusqu’au début des années 1990.
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La géographie du xxe siècle
Toutefois, il faut souligner que cet ouvrage, comme d’autres consacrés à l’histoire de la
géographie durant les vingt dernières années, conserve un point aveugle dans les thématiques
et les pratiques de la discipline retenues : la géomorphologie. Or cette sous-discipline, organisée
de façon cohérente autour des leaders fondamentaux, a été un élément canonique fondamental
de la formation des étudiants, tout comme le secteur prestigieux de la recherche permettant
d’accéder aux pouvoirs universitaires jusqu’au début des années 1970 au moins. Des transfuges
de cette sous-discipline ont mis en place en France la géographie urbaine et l’aménagement.
Certains de ceux-ci mais aussi des rebelles ont transformé la géographie française en science
sociale. Un cadavre dans le placard corporatif de nos ancêtres ?— Claude BATAILLON, CNRS Toulouse
Histoire de géographies
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Depuis quelques temps déjà, une génération d’auteurs francophones, tantôt géographes,
tantôt historiens, échappant aux points de passage obligés de la spécialité, a pris l’habitude
d’explorer des terrains mal connus de l’histoire de la géographie. Issue de cette curiosité renouvelée,
une série de quatre ouvrages publiés ces deux dernières années nous permettent de découvrir la
géographie en des temps ou des lieux qui avaient jusqu’à présent fait l’objet de peu de publications.
Un premier ouvrage, le plus englobant de tous, brosse un tableau à la fois général et très
problématisé de la géographie des années 1750-1850 (*). La question qui traverse ce livre collectif
dirigé par Hélène Blais et Isabelle Laboulais est de savoir si l’on a affaire, avec ce que l’on appelle
« géographie » alors, à une discipline ou à un champ de connaissances encore très peu structuré.
La réponse tient en partie à la structure même de cet ouvrage : chapitre après chapitre, on prend
la mesure de la pluralité des formes prises par la géographie, la variabilité des noms que l’on
donne à ce savoir et à ses branches diverses, la diversité des projets, des références et des pratiques
savantes. En attestent notamment les hésitations manifestes dont témoignent les auteurs d’alors
quand ils s’efforcent de positionner la géographie dans les classifications des sciences et les arbres
encyclopédiques des connaissances (Isabelle Laboulais). En atteste aussi la variété des projets qu’on
lui associe – tantôt métathéorique, la géographie dessinant la possibilité de faire de l’espace un principe d’intelligibilité, tantôt «ancillaire» et dispersée quand elle consiste seulement en un apport de
connaissances ponctuelles qu’il revient à d’autres disciplines de mettre en ordre. En atteste enfin la
diversité des contextes de production et d’utilisation de cette forme de connaissance au sein d’un
même État – l’armée, l’administration, l’entreprise coloniale ayant chacune leurs propres pratiques
professionnelles (V. Pansini, Dominique Margairaz, Daniel Nordman) – et d’un État ou d’une aire
culturelle à l’autre : la géographie allemande se singularisant par le vif débat sur les rapports
entre la géographie physique et la statistique d’État (Guillaume Garner) ; la géographie anglaise
combinant une très forte activité éditoriale et une curiosité durable pour les analyses empreintes
de théologie naturelle (Charles W.J. Withers) ; les sociétés de géographie à Paris, Londres et Berlin
adoptant des attitudes différentes en matière d’incitation aux voyages d’exploration et d’activité
éditoriale (Isabelle Surun).
Cette hétérogénéité des formes, des projets et des contextes aurait pu sans doute être
compensée, au moins pour partie, par l’existence d’une référence ou d’une institution indiscutablement structurante dans le domaine. Or l’Encyclopédie qui aurait pu jouer ce rôle atteste
elle aussi de la très grande diversité des façons de faire référence à la géographie et aucune
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(*) BLAIS H., LABOULAIS I. (2006). Géographies plurielles. Les sciences géographiques au moment de
l’émergence des sciences humaines (1750-1850). Paris : L’Harmattan, coll. « Histoire des
sciences humaines », 349 p.
(**) BLAIS H. (2005). Voyages au Grand Océan. Géographies du Pacifique et colonisation (18151845). Paris : CTHS, 351 p.
(***) FROLOVA M. (2006). Les Paysages du Caucase. Invention d’une montagne. Paris : CTHS, 206 p.
(****) FORÊT Ph. (2004). La Véritable histoire d’une montagne plus grande que l’Himalaya. Paris :
Bréal, 287 p.
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institution avant les premières sociétés de géographie des années 1820-1830 ne prend en charge
durablement une reconnaissance et une organisation de ce champ de la connaissance
(Hélène Blais, Isabelle Surun). Dès lors l’espace est disponible pour l’expression de projets personnels originaux : Bernardin de Saint-Pierre (Gabriel-Robert Thibault), Humboldt (Serge Briffaud)
et Reynaud (Marie-Claire Robic) font chacun l’objet d’un texte dans cet ouvrage, à chaque fois
excellent d’ailleurs, moins pour proposer une synthèse de leur pensée géographique que pour
illustrer les conditions de possibilité de leur pensée et les lieux qu’elle investit dans ce panorama
complexe et hétérogène des références à la géographie en leur temps.
Dans un autre livre qui reprend l’essentiel de sa thèse de doctorat, Hélène Blais nous rend
témoins des Voyages au Grand Océan de la première moitié du XIXe siècle, autrement dit des
explorations de l’Océan Pacifique au temps des Freycinet, Laplace et autres Dumont-D’Urville (**).
Ces marins sont les principaux acteurs de la seconde vague de voyages dans le Pacifique qui
intervient entre le premier et le second Empire. Ils se veulent héritiers de la génération précédente
– celle des Bougainville, Cook et Baudin – dont ils ont assimilé les apports. Mais un demi-siècle
plus tard, ces expéditions sont affaire de marins et non plus de savants ; elles sont financées par
le ministère de la Marine et des Colonies et orientent progressivement l’exploration du Pacifique
vers des objectifs de colonisation : en 1842, l’amiral Abel Dupetit-Thouars prend possession au
nom de la France de Tahiti et des Marquises. Ces marins de la première moitié du XIXe siècle appartiennent donc déjà à un autre monde que celui de James Cook et Louis Antoine de Bougainville.
Toutefois, ils restent soucieux de recueillir quantité d’informations sur la terre et sur les mers, de
produire des cartes de plus en plus exhaustives de la région, et attestent en cela d’une curiosité
tout azimut et d’une maîtrise des méthodes d’observation.
L’intérêt principal du travail d’Hélène Blais réside d’ailleurs dans cette capacité à montrer
ces officiers de marine à l’œuvre. Essentiellement soucieuse de comprendre comment se construit
le savoir géographique sur cette région, elle souligne l’évolution des connaissances relatives à la
distribution des îles et des archipels, à la topographie terrestre et sous-marine et à la végétation
insulaire. Elle montre aussi comment des ouvrages plusieurs fois réédités à cette période, notamment
le Précis de Géographie Universelle de Conrad Malte-Brun, rendent comptent de l’évolution de ces
connaissances et des façons de les ordonner dans une représentation globale de ce que l’on convient
progressivement d’appeler l’Océanie. Cet ouvrage nous montre donc une méthode géographique à
l’œuvre, nourrie des apports de Humboldt et de la statistique départementale, et in fine une
connaissance régionale en train de se structurer.
Une autre thèse publiée par le même éditeur nous entraîne sous d’autres latitudes, dans le
Caucase, au travers d’une gamme de textes beaucoup plus vaste (***). Marina Frolova parcourt
l’ensemble de la littérature savante qui s’est intéressée à cette région de l’époque moderne à
aujourd’hui, qu’elle fut le fait de voyageurs, de scientifiques patentés, de militaires ou d’administrateurs. Le corpus est donc considérable et l’analyse des contextes et des écrits forcément
moins approfondie que dans l’ouvrage précédent. Mais s’agissant d’un corpus composé de
textes majoritairement rédigés en langue russe et jamais traduits, le travail de M. Frolova nous
permet d’accéder, même sous forme de courts extraits et de commentaires, à des descriptions et
interprétations peu connues. Par ailleurs, le travail de M. Frolova présente un triple intérêt pour
l’histoire de la géographie et des approches scientifiques de la montagne. Tout d’abord il porte
sur une région du monde dont les représentations mythiques sont parmi les plus anciennes,
remontant aux textes bibliques et aux évocations du Déluge. M. Frolova rappelle comment ces
représentations ont progressivement conduit à chercher à localiser le mont Ararat et à construire
des interprétations savantes de cette région comme foyer originel de diffusion des plantes, des
animaux et des hommes. Par ailleurs, M. Frolova fait bien ressortir le rôle des considérations
stratégiques et coloniales de la Russie tsariste, du XVIIIe siècle dans l’exploration scientifique du
Caucase, la méthode adoptée pour construire cette connaissance naturaliste et ethnographique
étant explicitement inspirée des Lumières et de l’Encyclopédie. Enfin, elle montre bien comment, à la fin du XIXe siècle, les scientifiques qui s’intéressent au Caucase tendent à s’émanciper du
modèle alpin, pour fonder une conception du paysage montagnard qui se veut autonome de toute
référence exogène.
95 Lectures
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Un quatrième ouvrage, u peu moins récent, nous transpose au Tibet au début du XXe siècle
(****). Philippe Forêt propose une étonnante analyse de la controverse du « Transhimalaya » qui a
défrayé la chronique géographique et passionné la presse de son temps. Il ressuscite la figure de
Sven Hedin, géographe suédois spécialiste de la Chine occidentale et des hauts plateaux asiatiques.
Celui-ci, après trois années d’exploration des chaînes et plateaux situés au nord de l’Himalaya (19061908), propose de baptiser «Transhimalaya» une succession de sommets qui forment ensemble la
ligne de partage des eaux entre le Brahmapoutre et la région des lacs tibétains. Cette proposition et la
description qui l’accompagne – il suggère notamment que cette chaîne présente la plus haute altitude
moyenne au monde – suscitent l’attention des magazines de l’époque, la reconnaissance de
plusieurs géographes de renom et de quelques académies et universités, mais aussi et surtout
l’irritation et le dénigrement de la Royal Geographical Society. Cette dernière prend ombrage des
méthodes du géographe, de son attirance pour les médias et les honneurs et lui intente un véritable
procès en mettant en doute tantôt l’exactitude, tantôt la nouveauté de ses affirmations.
Philippe Forêt expose avec moult précisions, extraits d’ouvrages et de correspondance, les termes
de la controverse avec un style qui confère à son ouvrage la force et l’agrément d’une véritable
enquête.
L’idée est excellente et le résultat plutôt séduisant. En effet, Philippe Forêt parvient à construire
à partir d’une série d’événements qui auraient pu n’être traités que comme des anecdotes, une
véritable réflexion sur les critères de légitimité et de reconnaissance du travail du géographe dans
un contexte où les institutions nationales, notamment les sociétés de géographie, s’octroient des
pouvoirs symboliques considérables. Il en conclut que l’affaire du Transhimalaya signe la disparition
du géographe-explorateur héritier de Humboldt et le triomphe d’institutions soucieuses de faire
prévaloir des procédures collectives d’authentification. Certes l’argumentation ne convainc pas
toujours : les archives de la Royal Geographycal Society ne sont pas utilisées ; le rapprochement
entre Hedin et Humboldt est aussi rapide que discutable ; la controverse n’est pas analysée du
point de vue des conceptions et les critères que les uns et les autres avaient adoptés pour décider
de ce qu’est une « chaîne de montagnes». Certes l’écriture peut parfois irriter: les sociétés de géographie sont souvent présentées comme étant dogmatiques et sectaires ; une brève et vibrante apologie de la géographie post-coloniale apparaît hors propos ; et l’auteur a recours a des citations
délibérément décalées (Virginia Woolf et Guy Debord, par exemple). On y verra toutefois une
tentative intéressante de questionner le fonctionnement du monde des géographes du début
du XXe siècle à l’aide d’une série de micro-événements, d’échanges de courriers et du maniement de la contradiction autour d’une chaîne de montagnes dont la discipline a convenu
qu’elle n’existait pas.
Quatre ouvrages plus tard, on est convaincu que l’histoire de la géographie se renouvelle profondément et on se réjouit de la voir prendre des formes aussi diverses que les savoirs géographiques
dont elle retrace les projets et les formes éditoriales.— Bernard DEBARBIEUX, université de Genève