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Le Manuscrit trouvé à Tamanrasset

A partir de l'étude des manuscrits de Charles de Foucauld, cet article retrace le travail de transcription et de traduction que celui-ci a dû effectuer sur les poésies touarègues qu'il a recueillies en 1907. Quelques éléments de cet article ont été intégrés à un essai biographique paru en 2009 chez CNRS Éditions : Charles de Foucauld, moine et savant (voir http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00426237/fr/). L'article peut aussi être obtenu à l'adresse :http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1997_num_67_2_1148

M. Dominique Casajus Le manuscrit trouvé à Tamanrasset In: Journal des africanistes. 1997, tome 67 fascicule 2. pp. 143-158. Citer ce document / Cite this document : Casajus Dominique. Le manuscrit trouvé à Tamanrasset. In: Journal des africanistes. 1997, tome 67 fascicule 2. pp. 143-158. doi : 10.3406/jafr.1997.1148 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1997_num_67_2_1148 Notes et documents Dominique CASAJUS* Le manuscrit trouvé à Tamanrasset Tamanrasset, 28 novembre 1916. La révolte gronde dans tout le Sahara central. Le fort de Djanet est tombé aux mains des Senoussistes le 24 mars. Le lieutenant-colonel Meynicr, qui Га réoccupé le 16 mai, a dû l'évacuer le 23 juillet tant la position est exposée. Au printemps, le soulèvement des Touaregs loullemmeden a été maté dans le sang, et c'est maintenant la majeure partie des Touaregs Kel-Ahaggar, Kel-Ajjer et Kel-Aïr qui est entrée en dissidence. Le chef senoussiste Kaossen marche sur Agadez et va l'atteindre dans quelques jours. Il espère s'emparer du poste français, ce qui lui ouvrirait la route de Zinder et peut-être de Kano. Dans son ermitage de Tamanrasset, Charles de Foucauld est au milieu de la tourmente. Au milieu mais en même temps ailleurs, occupé à d'autres tâches ; sur son diaire, il écrit ce jour-là : « Fini les poésies touarègues. » Trois jours plus tard, l'ermitage est investi par un rezzou venu de l'est. Foucauld est ligoté par les assaillants, qui se disposent probablement à l'emmener en otage, quand, dans la panique provoquée par l'apparition de deux méharistes chaamba, l'adolescent à qui l'on a confié sa garde tire...1 Arrivé à Tamanrasset le 21 décembre, le capitaine de La Roche, commandant le groupe mobile de l'Ahaggar, note dans son rapport (cité par Gorrée 1947 : 337) : «... toute la bibliothèque et tous les papiers avaient été éparpillés dans la pièce qui servait de chapelle et de chambre. Ci-dessous les objets divers retrouvés : - quelques objets de culte : objets de piété, livres de piété - manuscrits personnels du Révérend Père (les 4 volumes du dictionnaire et les 2 volumes de poésie ont pu être reconstitués intégralement)... » * CNRS — URA 221, 27 rue Paul-Bert, 94204 Ivry-sur-Seine Cedex 1 Ce n'est pas ici le lieu de détailler la biographie, même scientifique, de ce Charles de Foucauld que le rejet du monde et le désir d'abaissement conduisirent à finir ses jours en pays touareg. On pourra se reporter aux belles études de M. Serpette et A. Chatelard, ainsi qu'à l'important article de P. Pandolfi dans le présent volume. Pour ses rapports avec les Touaregs, je me permets de renvoyer à Casajus 1997. Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 144 JOURNAL DES AFRICANISTES ÉTAT GENERAL DU MANUSCRIT FINAL La tâche que Charles de Foucauld a achevée trois jours avant sa mort avait été commencée plus de neuf ans plus tôt. De mars à mai 1907, alors qu'il accompagnait une tournée dirigée par le capitaine Dinaux, il avait recueilli près de six mille vers auprès des Touaregs KelAhaggar, Kel-Ajjer et Kel-Adrar. Ce corpus représente l'essentiel de l'ouvrage posthume dont les deux volumes ont paru en 1925 et 1930 sous le titre Poésies touarègues. L'examen des manuscrits de l'auteur a permis à Antoine Chatelard et Maurice Serpette de reconstituer l'élaboration de l'œuvre (Chatelard 1995 ; Serpette 1997). Elle s'est déroulée en trois étapes : la collecte, pour laquelle Foucauld a utilisé trois cahiers que j'appellerai ici les «cahiers de 1907»; une phase intermédiaire, entre 1907 et 1911, qui lui a permis de produire, en collaboration avec l'arabe targophone Ba-Hammou, ce que j'appellerai le «fichier intermédiaire» ou «fichier de 1907-1911 »; la mise au net enfin, dont nous savons par le diaire de Foucauld (publié en 1986 sous le titre Carnets de Tamanrasset) qu'elle a duré du 26 juillet 1915 au 28 novembre 1916, date à laquelle il a achevé ce que j'appellerai le « manuscrit final » ou « manuscrit de 1915-1916 ». Il s'agit du manuscrit dont le capitaine de La Roche a retrouvé dans l'ermitage de Tamanrasset les feuillets éparpillés, avec ceux du Dictionnaire touareg-français. Les cahiers de 1907 et le fichier intermédiaire sont déposés au Centre national des Archives de l'Église de France. Le manuscrit final est conservé dans le fonds Basset de la Bibliothèque interuniversitaire des Langues Orientales ; c'est à partir de ce document qu'André Basset a établi le texte des Poésies touarègues. Ayant eu à le collationner avec le texte publié pour les besoins d'une réédition, j'en ai poursuivi l'examen pour lui-même, pris à un jeu qui me faisait peu à peu le témoin, à quatrevingts ans de distance, du labeur de l'ermite. J'expose ici quelques-unes de mes constatations, en même temps que les résultats des sondages qu'elles m'ont amené à faire dans les écrits antérieurs2. Le manuscrit final s'achève aujourd'hui à la page 341, sur le titre de la poésie 277. Le reste, de la poésie 277 à la poésie 576, a disparu, probablement à une date ancienne (voir tableau 1). Souvenir peut-être de la mise à sac de l'ermitage après le drame du 1er décembre 1916, quelques pages sont légèrement roussies sur leur frange. La présentation du texte 2 Madame Nathalie Rodriguez, conservateur à la Bibliothèque interuniversitaire des Langues Orientales, et le Père Sourisseau, responsable des Archives de l'Église de France, ont mis à ma disposition les documents dont ils ont la garde. Maurice Serpette m'a fait bénéficier de sa familiarité avec les manuscrits de Foucauld. Il s'est offert de rechercher et de photocopier dans le fonds Foucauld des Archives de l'Église de France les pièces dont j'avais besoin et a bien voulu en examiner quelques-unes avec moi. Je leur sais gré à tous trois de leur bienveillance. Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 NOTES ET DOCUMENTS 145 est celle qu'André Basset a conservée pour la publication de 1925-1930. Chaque vers touareg est suivi de deux alinéas. Le premier est une traduction mot à mot. Le second, mis entre parenthèses, est composé de une, deux ou trois rubriques séparées par des tirets : une traduction intermédiaire entre le mot à mot et le français courant ; des commentaires ethnographiques ou historiques ; enfin, d'éventuelles indications sur le décompte des syllabes. En bas de la page, séparée du reste du texte par un trait, est portée la traduction en français courant des vers touaregs de la page. Par exemple, le vers 19.13 et les deux alinéas qui le suivent se présentent ainsi (voir figure 1) : Ti eggâtnîn gaňga foull I-n-èdenden Celles qui frappant le petit tambour plat sur I-n-èdenden (les femmes qui [d'habitude] jouent [gaiement] du petit tambour plat à I-nèdenden. - I-n-èdenden est une place au milieu de Rât, entre les villages qui composent Rât ; les Imenân y campent souvent. - ti eggâtnîn forme ici 3 syllabes : ti eg-gât-nûO La traduction finale, donnée en bas de la page, est : « Celles qui, de coutume, jouent du petit tambour plat à I-n-èdenden » Les cahiers de 1907 font également suivre chaque vers touareg d'une traduction mot à mot, une traduction plus libre, mais encore très proche du mot à mot, étant griffonnée dans les marges ou les interlignes, parfois avec des commentaires. Les feuillets du fichier intermédiaire sont divisés en deux colonnes. Dans la colonne de gauche, chaque vers touareg est suivi d'une traduction mot à mot et de commentaires, tandis qu'une version française plus achevée apparaît dans celle de droite4. -* Le premier nombre est le numéro du poème, et le second le numéro du vers dans le poème. Les passages cités du manuscrit final sont reproduits avec les mêmes particularités d'écriture : ponctuation, abréviations, parenthèses, mises entre crochets, ratures, ont été conservées. Les mots écrits par Foucauld au-dessus de la ligne apparaissent ici en exposant, ceux qu'il a écrits sous la ligne sont en indice. Je fais de même pour les manuscrits antérieurs, sauf lorsque les passages raturés sont illisibles ou sans intérêt pour mon propos. Cependant, je mets les traductions en français courant entre guillemets français (mes guillemets). Pour le diaire et la correspondance de Foucauld, les citations gardent les caractéristiques typographiques de l'édition utilisée. J'ai gardé les notations utilisées par Foucauld pour le touareg, avec quelques adaptations (par exemple, je note par un « è » ce qu'il notait « é bref»). 4 Si la datation du manuscrit final ne fait pas de doute, celle des manuscrits antérieurs est plus problématique. Les indications figurant sur les cahiers de 1907 n'ont pas toutes été portées au moment même de la collecte ; quelques-unes ont été ajoutées un peu plus tard. Quant au fichier intermédiaire, A. Chatelard et M. Serpette divergent sur la date de son élaboration. Pour A. Chatelard, il a été achevé en novembre 1908 (Chatelard 1995 : 161), pour M. Serpette, il a été constitué entre 1909 et 1911 (Serpette 1997: 218). Il semble que la vérité soit un peu des deux côtés. Dans sa correspondance avec René Basset (dont une copie est conservée dans le fonds Basset de la Bibliothèque Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 146 JOURNAL DES AFRICANISTES LE DECOMPTE DES SYLLABES Bien qu'écrit avec soin, le manuscrit final présente des grattages et des ratures, signes de repentirs tardifs. Ça et là, une phrase apparemment ajoutée après coup est écrite entre les lignes. Ainsi, dans la note du vers 19.1, la phrase « ti eggâtnîn forme ici 3 syllabes : ti eg-gât-nîn » déborde dans l'interligne séparant la note du vers suivant. Juste avant « ti eggâtnîn », on discerne les traces d'un grattage ayant fait disparaître une parenthèse. Foucauld avait donc déjà achevé la note et refermé la parenthèse lorsqu'il a décidé d'ajouter cette remarque. Les cas où la notice précisant le décompte des syllabes semble pareillement avoir été ajoutée dans l'interligne sont nombreux5. Au point de suggérer que Foucauld avait déjà commencé la rédaction finale - ce qu'il appelle la mise au net- lorsque, prenant soudain conscience de questions posées par le décompte des syllabes, il a décidé de revenir en arrière et d'ajouter une notice dans tous les cas problématiques6. Quand cela s'est-il produit? Certainement pas avant décembre 1915. Les ajouts systématiques n'ont pu, en effet, être portés avant la rédaction finale de la poésie 277, puisqu'ils sont décelables sur toute la partie conservée du manuscrit. Or, on sait par le diaire de Foucauld que la poésie 277 a été mise au net en novembre 1915 (Foucauld 1986 : 376). Pour une datation plus précise, deux hypothèses sont envisageables. interuniversitaire des Langues Orientales), Foucauld fait état, à partir du début de 1908, de la rédaction d'un manuscrit destiné à la publication (lettres du 26 mai et du 26 septembre 1908). Il dit avoir l'intention, une fois l'ensemble achevé, de classer les poésies par tribus, auteurs et dates (lettre non datée, remontant au printemps 1908). Il ne peut s'agir des cahiers de 1907, brouillons informes qu'aucun imprimeur n'aurait pu utiliser, et où les poésies sont notées au fur et à mesure de la collecte, dans le plus complet désordre. Par contre, ces caractéristiques s'appliquent bien au fichier intermédiaire, composé de feuillets indépendants qu'il était facile de classer une fois la rédaction achevée. Or, dans la lettre à René Basset du 8 décembre 1908, il présente ce travail comme achevé, ce qui donnerait raison à A. Chatelard. Mais, dans ses lettres du 1er avril et du 15 juillet 1910, il parle de « textes en vers » et semble encore y travailler, même s'il paraît surtout occupé par d'autres travaux (dictionnaires, grammaire, textes en prose...). Il est vraisemblable qu'il a achevé, pour l'essentiel, le fichier intermédiaire en 1908, et que, avec sa méticulosité coutumière, il a continué à l'améliorer au cours des deux ou trois années suivantes. 5 II s'agit des vers 19.22, 45.4, 47.14, 53.27, 64.3, 68.5, 72.3, 76.1, 77.41, 97.1, 99.2, 114.5, 121.3, 125.2, 131.3, 133.9, 149.7, 168.1, 175.1, 180.9, 193.1, 199.5,206.3,208.1, 214.3, 216.1, 220.2, 222.6, 226.9, 222.29, 222.50, 239.7, 239.11, 241.5, 245.2, 245.3, 251.8, 252.4, 253.4, 257.2, 263.5, 264.3, 273.8 et 275.10. Les traces du grattage de la parenthèse sont visibles pour les vers 64.3, 99.2, 206.3, 208.1, 251.8, et, de façon moins nette, pour les vers 68.5, 72.3 et 133.9. 6 Là même où la notice ne déborde pas dans l'interligne et où on ne discerne pas de trace évidente de grattage, il faut songer qu'elle se trouve toujours en fin de note, et que Foucauld a pu l'ajouter après coup sans perturber la présentation de son texte. Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 NOTES ET DOCUMENTS 147 La première est que Foucauld a opéré ces ajouts après avoir totalement achevé la rédaction du manuscrit. Un fait milite en sa faveur. Le 16 novembre 1916, Foucauld écrit à René Basset (Foucauld, s.d. : 177) : « Les poésies touarègues et la collection des proverbes sont prêtes [sic] pour l'impression. Je vais me mettre à la correction de l'orthographe des textes en prose de Motylinski. » II a écrit à Laperrine le 31 octobre (Foucauld 1954: 162): «Les Poésies sont entièrement prêtes pour l'impression. Restent à mettre au point les Textes en prose et la Grammaire. » Or, c'est seulement à la date du 28 novembre, on l'a vu, qu'il écrit dans son diaire (Foucauld 1986 : 398) : « Fini les poésies touarègues. » On peut donc imaginer que, alors qu'il s'apprêtait à mettre au net les textes en prose recueillis en 1906 avec Alexandre de Motylinski, il s'est soudain aperçu que les poésies posaient encore un problème et a retouché le manuscrit jusqu'au 28 novembre. Mais on peut aussi supposer que le mois de novembre a été consacré à une simple relecture, comme cela avait été le cas pour le Dictionnaire touareg-français, dont on sait que Foucauld a passé un mois, du 24 juin au 25 juillet 1915, à le relire. Auquel cas il faudrait envisager une autre hypothèse. De fait, à la date du 29 février 1916, le diaire comporte l'indication suivante (Foucauld 1986 : 382) : « Les poésies en sont à la page 535, poésie 453. Elles sont interrompues depuis qlq. jours pour 1 travail de gram, et de révision. » Alors que Foucauld notait à la fin de chaque mois l'état d'avancement du manuscrit, il cesse de le faire pour les deux mois suivants, puis écrit à la date du 7 mai (Foucauld 1986 : 387) : « repris la mise au net des poésies. » Sans être catégorique, M. Serpette rattache cette interruption aux graves événements que vit la région à cette époque (Serpette 1997 : 219). Ils ont certainement joué un rôle mais ils ne suffisent pas, me semble-t-il, pour l'expliquer. Tout d'abord, c'est bien un « travail de gram[maire] et de révision » que Foucauld allègue au moment où il interrompt la mise au net. De plus, le Sahara central reste assez calme jusqu'au 7 et 8 avril, dates où Foucauld apprend coup sur coup la chute de Djanet et le soulèvement des Ioullemmeden. Dans ses lettres à Laperrine du 17 février, 6 mars et 23 mars, il n'apparaît pas particulièrement préoccupé, en tout cas pas plus que les mois précédents. Qu'on en juge : « Dans YAhaggar, calme profond », « Adrar : aucune nouvelle importante », « Ajjer : tout est calme, mais on continue les mesures de prudence et de surveillance, et on a bien raison », « L'Ahaggar garde son grand calme », « L1Adrar est tranquille, mais des bruits de rezzou marocains stationnant dans le Timetrin, circulent », « Ici, calme profond : attitude très bonne de la population » (Foucauld 1954 : 112, 115, 119). Les quelques ombres au tableau, dans l'Adrar et l'Ajjer, sont des faits depuis longtemps endémiques. C'est seulement le 1 0 avril que le ton change {Ibid. : 123) : « Ici, cela va mal. Les nouvelles graves se sont succédé rapidement depuis ma dernière lettre. » Or, à cette date, il y a deux mois que la mise au net est interrompue. De plus, le 23 Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 148 JOURNAL DES AFRICANISTES mars, il a écrit à Laperrine {Ibid. : 122) : « Les poésies touarègues marchent leur train. » Le même jour, il a écrit à René Basset, sans faire allusion à son interruption (Foucauld, s. d. : 163): «Les poésies touarègues seront bientôt prêtes [sic] à être imprimées. » Ce qui laisse supposer que, si la mise au net elle-même est interrompue, il continue à travailler à ses poésies. La rédaction des notices sur le décompte des syllabes, avec toutes les difficultés linguistiques qu'elles soulèvent, pourrait avoir eu lieu durant cette période. Il faudrait disposer de la totalité du manuscrit pour trancher entre ces deux hypothèses, ou éventuellement les rejeter toutes deux. Nous pourrions savoir si ces notices ont été, jusqu'au bout, ajoutées après coup, où s'il cesse d'en être ainsi après la poésie 453. Quoi qu'il en soit, on peut tenir pour acquis que, à un stade avancé de la rédaction finale, Foucauld a été arrêté par des problèmes de prosodie. Disons d'un mot de quoi il s'agit. La langue touarègue n'aimant guère l'hiatus, plusieurs phénomènes peuvent se produire lorsque deux voyelles se succèdent7. L'une des deux peut être tout simplement élidée ; ou bien elle peut être, comme dit Foucauld, « très peu prononcée » de façon à former avec l'autre une diphtongue ; s'il s'agit d'un / ou d'un u, elle peut se transformer en la semi-consonne correspondante, y ou w, ou en une syllabe contenant cette semi-consonne ; dans les parlers méridionaux, le locuteur peut aussi intercaler entre elles l'occlusive palatale gh. Ces faits ne sont pas propres à la poésie, mais ils y prennent une importance particulière car ils affectent le décompte des syllabes ; l'observateur minutieux qu'était Foucauld ne pouvait manquer d'en prendre conscience dès lors qu'il avait perçu que, dans un mètre donné, un vers est composé d'un nombre fixe de syllabes. Il a parfois hésité sur la manière de les présenter. On le voit, par exemple, pour le vers 32.2 : Elrâlem iglà, âderih melloûl. « Elrâlem est parti, sa trace est fraîche. » On lit dans la note qui suit : iglà. âderih compte ici pour 4 syllabes : l'a final est trČ3 peu prononcé : lie. p^ '- ig-11 â-de-rih. Il a donc d'abord donné une indication phonétique puis y a renoncé. On fait la même constatation pour un assez grand nombre de vers8, et on comprend assez bien pourquoi. Les faits phonétiques que je viens de 7 Dans ce qui suit, je m'appuie, outre mes observations, sur Prasse 1989 : 44 sqq. 8 Voir les vers 19.14, 32.1, 32.2, 32.5, 45.4, 56.16, 58.8, 56.23, 76.1, 77.16, 97.1, 131.3, 133.5, 149.7, 168.2, 171.1, 179.1, 180.2, 180.9, 193.1, 194.5, 199.5, 208.1, 223.15, 225.1, 226.8, 228.1, 231.10, 232.5, 235.3, 235.4, 241.1, 252.4 et 252.9. Dans des passages où le texte a été gratté et récrit, il arrive que seul subsiste le fragment de phrase « est très peu prononcée », raturé et non gratté. Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 NOTES ET DOCUMENTS 149 décrire ne correspondent sans doute à aucune réalité phonologique. Un même vers pourra être prononcé de façons différentes par deux locuteurs, ou par un même locuteur selon l'occasion ; une même voyelle sera élidée par l'un et « très peu prononcée » par l'autre. Dans ces conditions, le plus sage était de noter simplement l'effet de la consecution de deux voyelles sur le décompte des syllabes, sans donner plus de détails. Dans les rares cas où Foucauld a maintenu cette indication phonétique, il ne Га pas fait au hasard. Il l'a fait lorsque la voyelle « peu prononcée » est comprise entre deux consonnes. C'est le cas, par exemple, pour le vers 253.4, où figure le mot tâgedit « oiseau »9. On lit dans la note : tàgectit ne compte ici que pour 2 syllabes ; tâge-dit ; l'e muet est très peu prononcé : lie. p. Mais il s'agit là d'un phénomène différent de celui décrit plus haut. Il Га gardée aussi dans des cas où la voyelle « peu prononcée » est la seconde, ou bien lorsqu'il s'agit d'une voyelle située au début d'un vers10. Doit-on penser que partout ailleurs, ou bien la seule voyelle affectée est la première, ou bien l'une des deux voyelles se transforme en semiconsonne ? C'est possible, mais seule une étude systématique de ces phénomènes phonétiques - qui n'est pas le propos du présent article permettrait de l'affirmer. La rédaction de ces notices tardives n'a pas été pour Foucauld une simple affaire de comptage mécanique. Tout d'abord, il a parfois hésité entre deux décomptes possibles. On le voit dans le vers 223.1511 : Idrâg i àkâl a oui anderren ; «... un mauvais petit mariage qui est resté un mystère pour tout le pays ; » La fin de la note se présente ainsi : q-oul forme ici une зси1с syllabe i akâl forme 2 syllabes : i â-kâl. On voit que, après avoir pensé que le vers se prononçait (en notations modernisées) : idrâg ïy àkâl a wl anderren, il s'est arrêté à la prononciation idrâg y àkâl a wul anderren. De la même manière, après le vers 222. 8312, où figure le mot Àoullemmed (nom de tribu), il a écrit : 9 C'est aussi le cas pour les vers 46.8, 53.1, 64.3, 100.10, 158.4, 202.1, 222.50, 222.96, 253.4, 302.2 et 306.5. 10 C'est le cas pour les vers 41.3, 103.2, 176.1, 204.1 (e en début de vers), 222.50 et 250.3. La seule voyelle dont il indique qu'elle est « peu prononcée » alors qu'il s'agit de la première de deux voyelles consécutives est le a final de Ànâba au vers 56.9, et de Mehaoua aux vers 92.1. et 226.4. Peut-être parce qu'il s'agit de noms propres. 11 C'est aussi le cas pour les vers 41.3 et 228.1. 12 83 est le numéro du vers dans le manuscrit final. Pour ce poème, il y a eu des Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 150 JOURNAL DES AFRICANISTES « Áoullemmed forme 4 syllabes : Â-oul-lem-med », ce qui revient à éliminer la prononciation âwllemmed au profit de àullemmed ou âwullemmed. Il est évident que Foucauld est ici embarrassé par le fait que ses notations ne distinguent pas les voyelles / et и des semi-consonnes y et w. Mais les auraient-elles distinguées que son embarras aurait sans doute subsisté car il semble bien que les poètes s'autorisent à les confondre lorsque la métrique l'exige13. De plus, dans un ou deux cas, ce travail de comptage Га conduit à modifier la notation d'un mot. Ainsi, à la fin de la note du vers 177.6, dans lequel figure le mot Àgdal (nom de tribu), il a raturé la phrase suivante : « Àgedal ne compte ici que pour 2 syllabes : Àge-dal ; l'e muet qui suit le g est très peu prononcé : lie. p. » Ce qui laisse supposer que Agdal avait d'abord été écrit Àgedal. De fait, il y a un espace entre le g et le d, et l'examen du manuscrit montre que Foucauld a gratté une lettre puis prolongé la boucle du g pour lui faire atteindre le d14. Des raisons identiques conduisent à penser que, dans le vers 210.8, ëmni (forme à l'état d'annexion de amni « fait de se voir l'un l'autre ») avait d'abord été transcrit ëmeni. Or le Dictionnaire des noms propres, dont la mise au net a été achevée le 8 avril 1914, retenait encore la forme Àgedal. Quant à amni, s'il est déjà écrit sous cette forme dans le Dictionnaire touareg-français, dont la rédaction a été achevée le 24 juin 1915, le manuscrit garde la trace d'une correction : il y a un espace entre le m et le n, et on peut voir là encore que Foucauld a gratté une lettre puis prolongé vers la gauche la première jambe du n pour lui faire atteindre le m15. Il y aurait donc là des mots sur la transcription desquels son fastidieux travail de comptage lui a fait changer d'opinion16. modifications dans l'ordre des vers entre le fichier intermédiaire et le manuscrit final. La même remarque vaut pour le vers 84 cité plus loin. 13 Peut-être le fait que Foucauld n'a pas distingué semi-consonnes et voyelles provientil de ce que, pour l'essentiel, il a établi son dictionnaire à partir de textes poétiques. Notons que, lorsqu'ils utilisent leur alphabet, les Touaregs confondent les semiconsonnes et les voyelles / et u, ce qui montre qu'ils voient une affinité entre les unes et les autres. 14 Le mot (ou son féminin tâgdalt) a aussi été corrigé aux vers 133.4, 222.6 et 222.75. ^ Le manuscrit du Dictionnaire touareg-français est conservé dans le fonds Basset de la Bibliothèque interuniversitaire des Langues Orientales. 16 Foucauld a fait un double de son manuscrit du Dictionnaire des noms propres et Га envoyé à René Basset le 25 avril 1914 (Foucauld 1986 : 289-291). Par contre, il n'a pas fait de double du Dictionnaire touareg-français, et il a gardé avec lui son unique manuscrit. Il l'avait donc sous la main au moment où il a mis ses poésies au net, de sorte qu'on comprend qu'il ait pu y effectuer cette correction. Il a peut-être aussi corrigé l'exemplaire du Dictionnaire des noms propres qu'il avait gardé, auquel cas il faut croire qu'André Basset a établi la version publiée à partir de l'exemplaire, non corrigé, que son père René avait reçu. Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 NOTES ET DOCUMENTS 151 REPENTIRS TARDIFS Indépendamment de ces ajouts, le texte touareg a subi lors de la mise au net diverses modifications17. Certains sont l'indice de réelles difficultés de traduction. Considérons le vers 19.42. Foucauld en a compris au moins approximativement le sens dès 1907, puisque la traduction libre donnée par les cahiers diffère peu de celle du manuscrit final : 1907 : « Sur son méhari qui tordait l'encolure en cherch1 à gagner à la main, il nous devançait tous » 1915-1916 : « c'est son méhari qui tord l'encolure pour s'élancer qui Га mis en tête de tout le monde. » Le problème était de rattacher cette traduction au mot à mot du texte, et sur ce point l'opinion de Foucauld a fluctué : 1907 : Areggan ieqqoumin has ten ikfen. Son méhari ds toute sa force tord1 l'encolure en cherch1 à g. à la main à lui Га donné (la bonté de son méhari a fait qu'il a pu être en tête de son monde) 1907-191 1 : Areggan ieqqoumin a has ten ikfën. [Son] chameau entre 2 âges ayant l'encolure tordue en cherchant à gagner à la main ce qui à lui les ayant donnés (c.-à-d. qui lui a donné ces hommes marchant à sa suite [parce qu'en le voyant en avant tous le suivent]) 1915-1916 : Areggan ieqqoumin a hâs t ikfën. [son] chameau entre deux âges tordant l'encolure ce qui le lui ayant donné. (c'est son chameau qui tord son encolure pour gagner à la main qui lui a donné cela (c.-à-d. qui lui a donné suite, parce qu'en le voyant en avant tou3 le suivent d'être toujours en tête des guerriers)) La principale difficulté semble avoir été de comprendre ce que désigne le complément régime direct de ikfën « ayant donné », noté comme un pluriel ten dans les deux premières versions, puis comme un singulier / dans la dernière, apparemment après avoir été d'abord écrit ten puis gratté. En 1907, Foucauld considère que, quoique au pluriel, ten désigne la situation où se trouve le méhariste, ce qui est effectivement possible. En 1907-1911, ten désigne les guerriers qui suivent le méhariste. En 19151916, Foucauld revient à l'interprétation de 1907 et ne peut d'ailleurs pas faire autrement puisqu'il a retenu une forme au singulier du pronom. Dans le cas qu'on vient de considérer, le texte touareg lui-même était à peu près établi dès 1907. Il est arrivé qu'il varie notablement. Par 17 ht Dictionnaire touareg-français a lui aussi subi des modifications au moment de la rédaction finale (Cravetto 1979). La « mise au net » n'a pas été un simple travail de copie. Journal des Africanistes 67 (2) 1997: 143-182 152 JOURNAL DES AFRICANISTES exemple, dans le fichier intermédiaire (ainsi que dans les cahiers de 1907, à des détails de transcription près), le vers 222. 84 était18 : Têsemt, àhâra, ellerim moûgâr, « Ils y faisaient manger à leurs chameaux le sel pur & la terre mêlée de sel, » Dans le manuscrit final, le mot âhâra « terre mêlée de sel » a disparu et le vers est devenu : Têsemt é tet ellerin moûgâr, « Ils y font manger à leurs chameaux le sel, » Dans certains cas, Foucauld s'est éloigné dans le fichier intermédiaire de la version retenue lors de la collecte puis y est plus ou moins revenu dans le manuscrit final. Le vers 19.25 est un bon exemple : 1907 : et tebroq en Touggourt +Oy+19, m4f ed et oua iha ifea-amizen. Et des doukkali (blancs à extrémités longues) de Touggourt, et ce qu'il y a dedans tapis de hte laine (et ce qu'il y a ds les tentes ce sont des tapis de hte laine, et les tentes s1 pleines de tapis.) « couverture de Touggourt & tapis de hte laine." » 1907-191 1 : "Et těbroq en Touggourt, ed oua ih-èmizen. "et couverture en laine de Touggourt et ce qui est dans [les tcntc3, n'est que] tapis de haute laine celui que est dans (et celui dans lequel est) le tapis de haute laine (c.-à-d. et tente) (c.-à-d. et tentes ds lesquelles est le tapis de haute laine) « "Couvertures de Touggourt, & dans 1сз tcntc3 tentes ds lesquelles st des tapis de haute laine. » 1915-1916 : Et těbroq en Touggourt, mir èmizen." et couverture de laine de Touggourt, celui que est da ou tapis de laine à longue laine." (et couvertures en laine de Touggourt (oasis et Vil. Algérie), et danslesquelles 3ont des tapis à laine longue. - c.-à-d. et couvertures en laine de Touggourt et tente contenant des tapis épais à longue laine. « couvertures en laine de Touggourt, et épais tapis à longue laine." » On voit qu'il a repris dans le texte final la conjonction mir « ou », notée mir puis raturée lors de la collecte. Le mot « tente » n'est présent dans aucune des versions du vers touareg, mais Foucauld, sans doute sur le conseil de ses informateurs, a dû supposer qu'il était sous-entendu par la tournure oua iha èmizen « ce dans quoi il y a un tapis de haute laine » : dans quoi peut-il y avoir des tapis de haute laine sinon dans une tente ? Si l'on en juge par les ratures, une première version du texte touareg de 18 Le texte a également été modifié dans les vers 21.1, 29.5, 31.4, 47.4, 63.3, 77.16, 84.1, 93.3, 103.3, 130.6, 222.6, 222.11 et 222.85. 19 On voit qu'il a noté le mot Touggourt en utilisant l'alphabet touareg. Il Га fait à d'autres reprises dans ces carnets de 1907. Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 NOTES ET DOCUMENTS 153 1915-1916 contenait encore cette tournure. Foucauld y a ensuite renoncé et s'est rapproché de la première rédaction de 1907. On retrouve une évolution semblable pour le distique 222.29-30, qui décrit l'angoisse de l'homme le jour du Jugement dernier. Dans le manuscrit final, le texte touareg, la traduction mot à mot et la traduction libre, à peu près acquis dès le fichier intermédiaire, se présentent ainsi : Sâouâl téressa, imân idrâg as Aoua iemoûsen terérd àounaf. parle l'ossature, l'âme est caché à lui (à l'homme) ce qui étant [en] totalité désir [de connaître]. « tous les membres du corps parleront ; l'âme, l'homme ignorera ce qu'il voudra savoir sur elle, si elle est élue ou damnée. » Dans les manuscrits précédents, le texte du premier vers était : 1907 : Saoual taressa, дата imi idrag as 1907-191 1 : Sâouâl těress, émi imân idrâg as Lors de la collecte, on voit que Foucauld a d'abord écrit iman « l'âme, la personne », puis a remplacé ce mot par émi ou imi « la bouche », censé avoir le même sens puisqu'une note précise : « le mot la bouche est ici d. le s. de la personne.» En 1907-1911, il a raturé émi pour revenir à imân, et on lit dans le texte la note suivante, qu'il a oubliée de raturer bien que cette modification l'ait rendue caduque : « Émi "bouche" est mis ici dans le sens de imân "âme", sens que ce mot n'a jamais : lie. poét. » L'évolution du 167.5 est assez complexe. La traduction libre, à peu près acquise dès 1907, en est : «je suis en été et je n'ai pas d'outre. » Le texte touareg et le mot à mot ont varié comme suit : 1907 : Foull ig éouilen our enli ibiar Sur [moi] il fait été et je n'ai pas d'outre 1907-191 1 : Foull a ig fé âne?"âouîlen our enl ibiar. "^"fr-sur moi fait*1 été fait sest ^ ^ m0* l'été je n'ai pas d'outrés. а1огз que que je suis en été & que je n'ai pas d'outrés. 1915-1916 : Itâgg àouîlen our enl ibiar. se fait апоиз l'été nous n'avons pas d'outrés. On voit que le pronom âner « nous » (mis pour « moi » comme c'est souvent le cas dans la poésie) est considéré comme sous-entendu en 1907, puis introduit dans le texte en 1907-1911 et supprimé dans le manuscrit final. Foull, qui peut être rendu soit par la préposition « sur », soit, s'il est suivi de as ou innîn, par la conjonction « alors que », a suivi une évolution parallèle. En 1907, le mot a été traduit par « sur », ce qui revenait à sous-entendre âner; c'était encore le cas dans une première Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 154 JOURNAL DES AFRICANISTES écriture du fichier intermédiaire ; dans une deuxième écriture, il est devenu la conjonction « alors que », ce qui revenait à sous-entendre as ou innîn ; puis il a été raturé, ce qui a permis l'introduction de âner, jusque-là sous-entendu. Dans le manuscrit final, âner et foull ayant tous deux disparu, le remplacement de la syllabe devenue manquante a été assuré par une modification du scheme verbal de « faire », qui est passé de l'accompli ig à l'inaccompli itâgg. ESSAIS DE DÉBUTANT Avec le vers 102.8, on voit apparaître manuscrit final, il se présente ainsi : autre chose. Dans le A t toulâ Makket ou tt ennéi d es. «je n'ai rien vu qui ressemble à la Mecque. » Dans les cahiers de 1907 (ainsi que dans le fichier intermédiaire avec des variantes de notations), il était transcrit : Ifeqqen en Makket ou ten nnei d es. Le sens général est à peu près le même dans les deux cas, et la transformation du début du vers peut être due à l'intervention d'un informateur estimant détenir la « bonne version ». Mais le fait remarquable est ici la transformation en ou tt ennéi de la séquence ou ten nnei, laquelle semble, si l'on en juge par les grattages, avoir subsisté jusqu'à une première rédaction du manuscrit final. Les deux séquences sont presque indiscernables pour une oreille française. Là encore, on peut penser qu'un informateur interrogé en 1915 a incité Foucauld à modifier le passage, mais on peut envisager une autre possibilité. En 1907, le débutant qu'était Foucauld n'a peut-être pas perçu la tension du /. Douze ans plus tard, beaucoup plus entraîné, il n'a pas manqué de la percevoir et a modifié le vers. Cette constatation m'a incité à faire quelques sondages dans les cahiers de 1907, pour voir comment Foucauld a entendu les textes qu'on lui livrait. Sans avoir la finesse qu'elles vont atteindre dans le manuscrit final (notamment pour les voyelles), ses notations témoignent, dans l'ensemble, d'une maîtrise de la langue fort honorable, supérieure en tout cas à celle de devanciers comme Hanoteau et Masqueray, et même à celle de la plupart de ses successeurs. Il y a cependant quelques cas où l'on devine qu'il n'a pas compris ou qu'il a mal entendu ce qu'on lui disait. Considérons par exemple le vers 21.3, écrit dans le manuscrit final et le fichier intermédiaire : Àkrembi ieqqîm-în dâou tâgêdit ; « Àkrembi est assis là-bas au pied d'une dune ; » Les cahiers de 1907 donnent la leçon : Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 NOTES ET DOCUMENTS 155 Agkrembit ickk imi n ieqqîmeft-în daou tegidit, Pour un Français, la vélaire occlusive q et la palatale occlusive к sont assez proches. En général, Foucauld les distingue sans problème dès 1907, mais comme la séquence iekk imi n « il va vers la bouche de... » a un sens en tamacheq, c'est elle qu'il a cru entendre. Il n'a corrigé que plus tard. En effet, les ratures et les surcharges sont tracées d'une encre violette alors que la première version était écrite à l'encre noire. Or on sait (P. Sourisseau, com. pers.) que Foucauld a d'abord utilisé une encre noire et n'est passé à l'encre violette qu'à la toute fin de la tournée Dinaux. Par ailleurs, Akrembi avait d'abord été écrit Âgrembet, mais il semble que ce mot, surnom d'un poète mort plusieurs décennies auparavant, lui avait bien été donné d'abord sous cette forme erronée car on trouve d'autres occurrences de Agrembet dans le manuscrit. On fait une constatation semblable pour le vers 19.14. Dans le manuscrit final, il est écrit : "Foull Ialla, âgg-oulli hin, midden ma gën ? « "Pour Dieu, mon vassal, dirait-elle, nos hommes, comment vont-ils ? » Le vers est déjà présenté sous cette forme dès 1907, avec la seule différence que le verbe gën y est précédé de l'adverbe hin. Mais ce sont surtout les séquences raturées qui sont intéressantes (voir figure 2) : iaHa "Foull Ialla Mteaggoulli femhim (p0Ur hin) midden ma hin gen ? On voit que Ialla âgg-oulli a d'abord été écrit Ialla goulli, ce qui ne veut rien dire, mais est, pour un auditeur français non entraîné, phonétiquement indiscernable de Ialla âgg-oulli lorsque le a final de Ialla est élidé. L'ensemble du texte, version initiale et corrections, étant écrit à l'encre violette, on ne peut savoir si la correction a été immédiate ou non. Dans le cas du vers 102.5, une réelle difficulté phonétique Га poursuivi jusqu'au bout. En 1915-1916, il est devenu : Ousïr Nezab, nerlëi Redîmes ; « Je suis allée au Mzab, j'ai parcouru Ghadamès, » Si l'on en juge par une phrase raturée dans la note, la fin du vers avait d'abord été écrite : erlèier Redîmes. Dans le fichier intermédiaire, le vers est : Ousïr Nezab, erlěier Dîmes ; Les cahiers de 1907 donnent le même texte, parvenu qu'après plusieurs corrections : mais Foucauld n'y est Ousïr NMezab, erlěier ftëDîmes pr Redîmes \ Là encore, ratures, surcharges et corrections ont été faites à l'encre violette alors que le texte initial avait été écrit à l'encre noire. On voit Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 156 JOURNAL DES AFRICANISTES donc que, en 1907, Foucauld a d'abord cru entendre erlěier Refîmes (ou erlěier Redîmes : il est difficile de déchiffrer ce qu'il y a sous les ratures) ; quelque temps après, il est passé à la version erlěier Dîmes, qu'il a maintenu dans le fichier intermédiaire. Au moment de la mise au net, il a commencé par revenir à erlěier Redîmes. Mais, cette séquence donnant un décompte syllabique incorrect, il a modifié le verbe. Ces hésitations ne sont pas surprenantes, tant ces versions sont phonétiquement proches les unes des autres. On remarque également qu'il avait d'abord noté Mezab pour Nezab, entendant ce mot sous la forme arabe qu'il connaissait déjà20. LE LABEUR DE L'ERMITE Ces erreurs sont finalement assez peu nombreuses, et ce n'est pas par désir de prendre Foucauld en défaut que j'en ai relevé quelques-unes, mais parce que, derrière les feuillets jaunis du manuscrit, elles laissent deviner l'homme, ses hésitations, ses doutes, sa peine. Le débutant tâtonne encore, au tout début d'une entreprise dont il croit encore qu'elle ne lui prendra que quelques mois. On l'imagine posant la question : « goulli ? » L'informateur s'interrompt, reprend en séparant les mots : « Ialla-âgg-oulli. » Viennent ensuite les longues années de travail avec Ba-Hammou, aboutissant à ce fichier intermédiaire dont la publication n'aurait pas fait honte à son auteur. En 1915 enfin, la rédaction de ses dictionnaires l'ayant fait progresser encore dans la compréhension du touareg, il remet son ouvrage sur le métier. L'Europe est en guerre, et lui copie, vers après vers. Le 2 août 1915, il écrit à Laperrine (Foucauld 1954 : 77) : «... cela me paraît étrange, en des heures si graves, de passer une journée à copier des pièces de vers... » En d'autres termes : « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? » Et son humble travail de copiste est une manière de réponse - sa réponse. Et voilà qu'à la fin de 1915 ou peut-être plus tard encore, lui qui pensait n'avoir plus rien à faire qu'à mettre au net, il prend soudain conscience d'un fait de prosodie qui lui avait jusque-là échappé. Et tandis que lui parviennent, de Djanet et du pays ioullemmeden, des nouvelles qui pour lui sont désastreuses, il doit revenir en arrière, retoucher, mettre le texte en question, corriger même ses dictionnaires. Des doutes alors le saisissent. Avais-je bien entendu ? Idrâg ïy àkâl a wl anderren ? Idrâg y àkâl a will anderren ? On ne sait comment il procède alors. BaHammou, son collaborateur privilégié, a été congédié le 5 octobre 1912 (Foucauld 1986 : 130). Profite-t-il de sa venue à Tamanrasset, à la fin de janvier 1916 (ibid: 380) pour lui soumettre les points les plus délicats ? 20 On a également l'impression que Foucauld a d'abord transcrit ce qu'il entendait sans trop comprendre dans les vers 19.12, 19.39, 21.2, 97.1, 147.2, 162.1, 222.16 et 222.84. Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 NOTES ET DOCUMENTS 1 57 Ou bien se sent-il assez sûr de lui pour les régler lui-même ? Quoi qu'il en soit, le texte qu'il livre à la postérité est un texte établi, à tous les sens du mot. À un degré même infime, Foucauld y a mis la main. Les poèmes que nous lisons aujourd'hui ne sont pas - et ne peuvent pas être - ceux qu'il a entendus en 1907, lesquels n'ont pas laissé d'autre trace que ses notes imparfaites et confuses. Les poètes touaregs ont jusqu'à un certain point le sentiment que leurs compositions sont des textes, des objets dont la réalité perdure après qu'ils ont été proférés. K.-G. Prasse cite même le cas d'un poète ayant fixé son œuvre par écrit, à l'aide de caractères arabes (Prasse 1989 : 58). Mais si proche qu'une production orale puisse être de ce que nous appelons un texte, elle ne vient à l'écrit qu'au prix d'une transposition qui la fait changer de nature. On sent de façon presque palpable, à manipuler ce manuscrit à l'écriture appliquée mais parfois illisible à force d'être menue, l'immensité du labeur qu'a représenté pour Foucauld ce travail de transposition. On sent aussi combien c'est la collecte seule qui fait d'une production orale un texte - combien c'est le regard de l'ethnologue qui fait exister l'objet ethnologique comme tel. Bibliographie CASAJUS, D. 1997. « Charles de Foucauld face aux Touaregs. Rencontre et malentendu », Terrain 28 : 29-42. CHATELARD, A. 1995. «Charles de Foucauld linguiste ou le savant malgré lui », Études et Documents berbères 13 : 145-177. CRAVETTO, M.-L. 1979. « Histoire du Dictionnaire français-touareg de Charles de Foucauld », Revue des études islamiques 47 (2) : 225-238. FOUCAULD, Ch de 1954. Lettres inédites au général Laperrine, pacificateur du Sahara, Paris, La Colombe. — 1925-1930. Poésies touarègues (dialecte de VAhaggar), Paris, Leroux, 2 t (publié par André BASSET). — 1940. Dictionnaire abrégé touareg-français des noms propres (dialecte de VAhaggar), Paris, Larose (publié par André BASSET). — 1951-1952. Dictionnaire touareg-français (dialecte de VAhaggar), Paris, Imprimerie nationale, 4 t (publié par André BASSET). — 1986. Carnets de Tamanrasset, Paris, Nouvelle cité. — s. d. « Lettres du Père Charles de Foucauld à Monsieur René Basset Doyen de la Faculté des Lettres d'Alger», copie dactylographiée, Archives Foucauld, Fonds Basset, Paris, Bibliothèque interuniversitaire des Langues Orientales. — avec A. de CALASSANTI-MOTYLINSKI 1922. Textes touaregs en prose (dialecte de VAhaggar), Alger, Carbonnel (publié par René BASSET). Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182 JOURNAL DES AFRICANISTES 158 GORREE, G. 1947. Sur les traces de Charles de Foucauld, Paris, Arthaud. PRASSE, K.-G. 1989. « Phonétique », in Gh. MOHAMED, Poèmes touaregs de l'Ayr, Copenhague, Université de Copenhague : 21-54. — 1989. «Xabidin eg-Sidi-Muxâmmâd », in Gh. MOHAMED, Poèmes touaregs de l'Ayr, Copenhague, Université de Copenhague : 57-59. SERPETTE, M. 1997. Foucauld au désert, Paris, Desclée de Brouwer. Pages disparues 1-3 21 25-26 28-29 54-56 76 164 167 248-249 293-294 Poésies manquantes ou incomplètes début de l'introduction 1 7,8,9 11 (dernier vers), 12, И 36, 37, 38, 39, 40 fin de l'introduction et 10 premiers vers de 56 135 (dernier vers), 136, 137 (titre) 139 217 (dernier vers), 218 (introduction, 5 premiers vers) 235, 236 Tableau 1 : l'état du manuscrit de 1915-1916 1o L 1t Figure 1. Manuscrit final (vers 19.1, page 34). Fonds Basset de la Bibliothèque interuniversitaire des Langues Orientales. Reproduction obtenue par scanner. Illustration non autorisée à la diffusion Figure 2. Cahiers de 1907 (vers 19. 14). Archives de l'Église de France. Cl. M. Serpette. Journal des Africanistes 67 (2) 1997 : 143-182