M. Dominique Casajus
Le manuscrit trouvé à Tamanrasset
In: Journal des africanistes. 1997, tome 67 fascicule 2. pp. 143-158.
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Casajus Dominique. Le manuscrit trouvé à Tamanrasset. In: Journal des africanistes. 1997, tome 67 fascicule 2. pp. 143-158.
doi : 10.3406/jafr.1997.1148
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1997_num_67_2_1148
Notes et documents
Dominique CASAJUS*
Le manuscrit trouvé à Tamanrasset
Tamanrasset, 28 novembre 1916. La révolte gronde dans tout le
Sahara central. Le fort de Djanet est tombé aux mains des Senoussistes le
24 mars. Le lieutenant-colonel Meynicr, qui Га réoccupé le 16 mai, a dû
l'évacuer le 23 juillet tant la position est exposée. Au printemps, le
soulèvement des Touaregs loullemmeden a été maté dans le sang, et c'est
maintenant la majeure partie des Touaregs Kel-Ahaggar, Kel-Ajjer et
Kel-Aïr qui est entrée en dissidence. Le chef senoussiste Kaossen marche
sur Agadez et va l'atteindre dans quelques jours. Il espère s'emparer du
poste français, ce qui lui ouvrirait la route de Zinder et peut-être de
Kano. Dans son ermitage de Tamanrasset, Charles de Foucauld est au
milieu de la tourmente. Au milieu mais en même temps ailleurs, occupé à
d'autres tâches ; sur son diaire, il écrit ce jour-là : « Fini les poésies
touarègues. » Trois jours plus tard, l'ermitage est investi par un rezzou
venu de l'est. Foucauld est ligoté par les assaillants, qui se disposent
probablement à l'emmener en otage, quand, dans la panique provoquée
par l'apparition de deux méharistes chaamba, l'adolescent à qui l'on a
confié sa garde tire...1
Arrivé à Tamanrasset le 21 décembre, le capitaine de La Roche,
commandant le groupe mobile de l'Ahaggar, note dans son rapport (cité
par Gorrée 1947 : 337) :
«... toute la bibliothèque et tous les papiers avaient été éparpillés dans la
pièce qui servait de chapelle et de chambre.
Ci-dessous les objets divers retrouvés :
- quelques objets de culte : objets de piété, livres de piété
- manuscrits personnels du Révérend Père (les 4 volumes du dictionnaire et
les 2 volumes de poésie ont pu être reconstitués intégralement)... »
* CNRS — URA 221, 27 rue Paul-Bert, 94204 Ivry-sur-Seine Cedex
1 Ce n'est pas ici le lieu de détailler la biographie, même scientifique, de ce Charles de
Foucauld que le rejet du monde et le désir d'abaissement conduisirent à finir ses jours en
pays touareg. On pourra se reporter aux belles études de M. Serpette et A. Chatelard,
ainsi qu'à l'important article de P. Pandolfi dans le présent volume. Pour ses rapports
avec les Touaregs, je me permets de renvoyer à Casajus 1997.
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ÉTAT GENERAL DU MANUSCRIT FINAL
La tâche que Charles de Foucauld a achevée trois jours avant sa
mort avait été commencée plus de neuf ans plus tôt. De mars à mai
1907, alors qu'il accompagnait une tournée dirigée par le capitaine
Dinaux, il avait recueilli près de six mille vers auprès des Touaregs KelAhaggar, Kel-Ajjer et Kel-Adrar. Ce corpus représente l'essentiel de
l'ouvrage posthume dont les deux volumes ont paru en 1925 et 1930
sous le titre Poésies touarègues. L'examen des manuscrits de l'auteur a
permis à Antoine Chatelard
et Maurice Serpette de reconstituer
l'élaboration de l'œuvre (Chatelard 1995 ; Serpette 1997). Elle s'est
déroulée en trois étapes : la collecte, pour laquelle Foucauld a utilisé trois
cahiers que j'appellerai ici les «cahiers de 1907»; une phase
intermédiaire, entre 1907 et 1911, qui lui a permis de produire, en
collaboration avec l'arabe targophone Ba-Hammou, ce que j'appellerai le
«fichier intermédiaire» ou «fichier de 1907-1911 »; la mise au net
enfin, dont nous savons par le diaire de Foucauld (publié en 1986 sous le
titre Carnets de Tamanrasset) qu'elle a duré du 26 juillet 1915 au 28
novembre 1916, date à laquelle il a achevé ce que j'appellerai le
« manuscrit final » ou « manuscrit de 1915-1916 ». Il s'agit du manuscrit
dont le capitaine de La Roche a retrouvé dans l'ermitage de Tamanrasset
les feuillets éparpillés, avec ceux du Dictionnaire touareg-français. Les
cahiers de 1907 et le fichier intermédiaire sont déposés au Centre
national des Archives de l'Église de France. Le manuscrit final est
conservé dans le fonds Basset de la Bibliothèque interuniversitaire des
Langues Orientales ; c'est à partir de ce document qu'André Basset a
établi le texte des Poésies touarègues. Ayant eu à le collationner avec le
texte publié pour les besoins d'une réédition, j'en ai poursuivi l'examen
pour lui-même, pris à un jeu qui me faisait peu à peu le témoin, à quatrevingts ans de distance, du labeur de l'ermite. J'expose ici quelques-unes de
mes constatations, en même temps que les résultats des sondages qu'elles
m'ont amené à faire dans les écrits antérieurs2.
Le manuscrit final s'achève aujourd'hui à la page 341, sur le titre de
la poésie 277. Le reste, de la poésie 277 à la poésie 576, a disparu,
probablement à une date ancienne (voir tableau 1). Souvenir peut-être de
la mise à sac de l'ermitage après le drame du 1er décembre 1916, quelques
pages sont légèrement roussies sur leur frange. La présentation du texte
2 Madame Nathalie Rodriguez, conservateur à la Bibliothèque interuniversitaire des
Langues Orientales, et le Père Sourisseau, responsable des Archives de l'Église de
France, ont mis à ma disposition les documents dont ils ont la garde. Maurice Serpette
m'a fait bénéficier de sa familiarité avec les manuscrits de Foucauld. Il s'est offert de
rechercher et de photocopier dans le fonds Foucauld des Archives de l'Église de France
les pièces dont j'avais besoin et a bien voulu en examiner quelques-unes avec moi. Je
leur sais gré à tous trois de leur bienveillance.
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NOTES ET DOCUMENTS
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est celle qu'André Basset a conservée pour la publication de 1925-1930.
Chaque vers touareg est suivi de deux alinéas. Le premier est une
traduction mot à mot. Le second, mis entre parenthèses, est composé de
une, deux ou trois rubriques séparées par des tirets : une traduction
intermédiaire entre le mot à mot et le français courant ; des
commentaires ethnographiques ou historiques ; enfin, d'éventuelles
indications sur le décompte des syllabes. En bas de la page, séparée du
reste du texte par un trait, est portée la traduction en français courant
des vers touaregs de la page. Par exemple, le vers 19.13 et les deux
alinéas qui le suivent se présentent ainsi (voir figure 1) :
Ti eggâtnîn gaňga foull I-n-èdenden
Celles qui frappant le petit tambour plat sur I-n-èdenden
(les femmes qui [d'habitude] jouent [gaiement] du petit tambour plat à I-nèdenden. - I-n-èdenden est une place au milieu de Rât, entre les villages qui
composent Rât ; les Imenân y campent souvent. - ti eggâtnîn forme ici 3
syllabes : ti eg-gât-nûO
La traduction finale, donnée en bas de la page, est :
« Celles qui, de coutume, jouent du petit tambour plat à I-n-èdenden »
Les cahiers de 1907 font également suivre chaque vers touareg d'une
traduction mot à mot, une traduction plus libre, mais encore très proche
du mot à mot, étant griffonnée dans les marges ou les interlignes, parfois
avec des commentaires. Les feuillets du fichier intermédiaire sont divisés
en deux colonnes. Dans la colonne de gauche, chaque vers touareg est
suivi d'une traduction mot à mot et de commentaires, tandis qu'une
version française plus achevée apparaît dans celle de droite4.
-* Le premier nombre est le numéro du poème, et le second le numéro du vers dans le
poème. Les passages cités du manuscrit final sont reproduits avec les mêmes
particularités d'écriture : ponctuation, abréviations, parenthèses, mises entre crochets,
ratures, ont été conservées. Les mots écrits par Foucauld au-dessus de la ligne
apparaissent ici en exposant, ceux qu'il a écrits sous la ligne sont en indice. Je fais de
même pour les manuscrits antérieurs, sauf lorsque les passages raturés sont illisibles ou
sans intérêt pour mon propos. Cependant, je mets les traductions en français courant
entre guillemets français (mes guillemets). Pour le diaire et la correspondance de
Foucauld, les citations gardent les caractéristiques typographiques de l'édition utilisée.
J'ai gardé les notations utilisées par Foucauld pour le touareg, avec quelques
adaptations (par exemple, je note par un « è » ce qu'il notait « é bref»).
4 Si la datation du manuscrit final ne fait pas de doute, celle des manuscrits antérieurs est
plus problématique. Les indications figurant sur les cahiers de 1907 n'ont pas toutes été
portées au moment même de la collecte ; quelques-unes ont été ajoutées un peu plus tard.
Quant au fichier intermédiaire, A. Chatelard et M. Serpette divergent sur la date de son
élaboration. Pour A. Chatelard, il a été achevé en novembre 1908 (Chatelard 1995 :
161), pour M. Serpette, il a été constitué entre 1909 et 1911 (Serpette 1997: 218). Il
semble que la vérité soit un peu des deux côtés. Dans sa correspondance avec René
Basset (dont une copie est conservée dans le fonds Basset de la Bibliothèque
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LE DECOMPTE DES SYLLABES
Bien qu'écrit avec soin, le manuscrit final présente des grattages et
des ratures, signes de repentirs tardifs. Ça et là, une phrase apparemment
ajoutée après coup est écrite entre les lignes. Ainsi, dans la note du vers
19.1, la phrase « ti eggâtnîn forme ici 3 syllabes : ti eg-gât-nîn » déborde
dans l'interligne séparant la note du vers suivant. Juste avant « ti
eggâtnîn », on discerne les traces d'un grattage ayant fait disparaître une
parenthèse. Foucauld avait donc déjà achevé la note et refermé la
parenthèse lorsqu'il a décidé d'ajouter cette remarque.
Les cas où la notice précisant le décompte des syllabes semble
pareillement avoir été ajoutée dans l'interligne sont nombreux5. Au point
de suggérer que Foucauld avait déjà commencé la rédaction finale - ce
qu'il appelle la mise au net- lorsque, prenant soudain conscience de
questions posées par le décompte des syllabes, il a décidé de revenir en
arrière et d'ajouter une notice dans tous les cas problématiques6. Quand
cela s'est-il produit? Certainement pas avant décembre 1915. Les ajouts
systématiques n'ont pu, en effet, être portés avant la rédaction finale de
la poésie 277, puisqu'ils sont décelables sur toute la partie conservée du
manuscrit. Or, on sait par le diaire de Foucauld que la poésie 277 a été
mise au net en novembre 1915 (Foucauld 1986 : 376). Pour une datation
plus précise, deux hypothèses sont envisageables.
interuniversitaire des Langues Orientales), Foucauld fait état, à partir du début de 1908,
de la rédaction d'un manuscrit destiné à la publication (lettres du 26 mai et du 26
septembre 1908). Il dit avoir l'intention, une fois l'ensemble achevé, de classer les
poésies par tribus, auteurs et dates (lettre non datée, remontant au printemps 1908). Il ne
peut s'agir des cahiers de 1907, brouillons informes qu'aucun imprimeur n'aurait pu
utiliser, et où les poésies sont notées au fur et à mesure de la collecte, dans le plus
complet désordre. Par contre, ces caractéristiques s'appliquent bien au fichier
intermédiaire, composé de feuillets indépendants qu'il était facile de classer une fois la
rédaction achevée. Or, dans la lettre à René Basset du 8 décembre 1908, il présente ce
travail comme achevé, ce qui donnerait raison à A. Chatelard. Mais, dans ses lettres du
1er avril et du 15 juillet 1910, il parle de « textes en vers » et semble encore y travailler,
même s'il paraît surtout occupé par d'autres travaux (dictionnaires, grammaire, textes en
prose...). Il est vraisemblable qu'il a achevé, pour l'essentiel, le fichier intermédiaire en
1908, et que, avec sa méticulosité coutumière, il a continué à l'améliorer au cours des
deux ou trois années suivantes.
5 II s'agit des vers 19.22, 45.4, 47.14, 53.27, 64.3, 68.5, 72.3, 76.1, 77.41, 97.1, 99.2,
114.5, 121.3, 125.2, 131.3, 133.9, 149.7, 168.1, 175.1, 180.9, 193.1, 199.5,206.3,208.1,
214.3, 216.1, 220.2, 222.6, 226.9, 222.29, 222.50, 239.7, 239.11, 241.5, 245.2, 245.3,
251.8, 252.4, 253.4, 257.2, 263.5, 264.3, 273.8 et 275.10. Les traces du grattage de la
parenthèse sont visibles pour les vers 64.3, 99.2, 206.3, 208.1, 251.8, et, de façon moins
nette, pour les vers 68.5, 72.3 et 133.9.
6 Là même où la notice ne déborde pas dans l'interligne et où on ne discerne pas de trace
évidente de grattage, il faut songer qu'elle se trouve toujours en fin de note, et que
Foucauld a pu l'ajouter après coup sans perturber la présentation de son texte.
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La première est que Foucauld a opéré ces ajouts après avoir
totalement achevé la rédaction du manuscrit. Un fait milite en sa faveur.
Le 16 novembre 1916, Foucauld écrit à René Basset (Foucauld, s.d. :
177) : « Les poésies touarègues et la collection des proverbes sont prêtes
[sic] pour l'impression. Je vais me mettre
à la correction de
l'orthographe des textes en prose de Motylinski. » II a écrit à Laperrine
le 31 octobre (Foucauld 1954: 162): «Les Poésies sont entièrement
prêtes pour l'impression. Restent à mettre au point les Textes en prose
et la Grammaire. » Or, c'est seulement à la date du 28 novembre, on l'a
vu, qu'il écrit dans son diaire (Foucauld 1986 : 398) : « Fini les poésies
touarègues. » On peut donc imaginer que, alors qu'il s'apprêtait à mettre
au net les textes en prose recueillis en 1906 avec Alexandre de
Motylinski, il s'est soudain aperçu que les poésies posaient encore un
problème et a retouché le manuscrit jusqu'au 28 novembre.
Mais on peut aussi supposer que le mois de novembre a été consacré
à une simple relecture, comme cela avait été le cas pour le Dictionnaire
touareg-français, dont on sait que Foucauld a passé un mois, du 24 juin
au 25 juillet 1915, à le relire. Auquel cas il faudrait envisager une autre
hypothèse. De fait, à la date du 29 février 1916, le diaire comporte
l'indication suivante (Foucauld 1986 : 382) : « Les poésies en sont à la
page 535, poésie 453. Elles sont interrompues depuis qlq. jours pour 1
travail de gram, et de révision. » Alors que Foucauld notait à la fin de
chaque mois l'état d'avancement du manuscrit, il cesse de le faire pour les
deux mois suivants, puis écrit à la date du 7 mai (Foucauld 1986 : 387) :
« repris la mise au net des poésies. » Sans être catégorique, M. Serpette
rattache cette interruption aux graves événements que vit la région à
cette époque (Serpette 1997 : 219). Ils ont certainement joué un rôle
mais ils ne suffisent pas, me semble-t-il, pour l'expliquer. Tout d'abord,
c'est bien un « travail de gram[maire] et de révision » que Foucauld
allègue au moment où il interrompt la mise au net. De plus, le Sahara
central reste assez calme jusqu'au 7 et 8 avril, dates où Foucauld apprend
coup sur coup la chute de Djanet et le soulèvement des Ioullemmeden.
Dans ses lettres à Laperrine du 17 février, 6 mars et 23 mars, il
n'apparaît pas particulièrement préoccupé, en tout cas pas plus que les
mois précédents. Qu'on en juge : « Dans YAhaggar, calme profond »,
« Adrar : aucune nouvelle importante », « Ajjer : tout est calme, mais on
continue les mesures de prudence et de surveillance, et on a bien raison »,
« L'Ahaggar garde son grand calme », « L1Adrar est tranquille, mais des
bruits de rezzou marocains stationnant dans le Timetrin, circulent »,
« Ici, calme profond : attitude très bonne de la population » (Foucauld
1954 : 112, 115, 119). Les quelques ombres au tableau, dans l'Adrar et
l'Ajjer, sont des faits depuis longtemps endémiques. C'est seulement le 1 0
avril que le ton change {Ibid. : 123) : « Ici, cela va mal. Les nouvelles
graves se sont succédé rapidement depuis ma dernière lettre. » Or, à cette
date, il y a deux mois que la mise au net est interrompue. De plus, le 23
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mars, il a écrit à Laperrine {Ibid. : 122) : « Les poésies touarègues
marchent leur train. » Le même jour, il a écrit à René Basset, sans faire
allusion à son interruption (Foucauld, s. d. : 163): «Les poésies
touarègues seront bientôt prêtes [sic] à être imprimées. » Ce qui laisse
supposer que, si la mise au net elle-même est interrompue, il continue à
travailler à ses poésies. La rédaction des notices sur le décompte des
syllabes, avec toutes les difficultés linguistiques qu'elles soulèvent,
pourrait avoir eu lieu durant cette période.
Il faudrait disposer de la totalité du manuscrit pour trancher entre
ces deux hypothèses, ou éventuellement les rejeter toutes deux. Nous
pourrions savoir si ces notices ont été, jusqu'au bout, ajoutées après coup,
où s'il cesse d'en être ainsi après la poésie 453. Quoi qu'il en soit, on peut
tenir pour acquis que, à un stade avancé de la rédaction finale, Foucauld a
été arrêté par des problèmes de prosodie.
Disons d'un mot de quoi il s'agit. La langue touarègue n'aimant guère
l'hiatus, plusieurs phénomènes peuvent se produire lorsque deux voyelles
se succèdent7. L'une des deux peut être tout simplement élidée ; ou bien
elle peut être, comme dit Foucauld, « très peu prononcée » de façon à
former avec l'autre une diphtongue ; s'il s'agit d'un / ou d'un u, elle peut se
transformer en la semi-consonne correspondante, y ou w, ou en une
syllabe contenant cette semi-consonne ; dans les parlers méridionaux, le
locuteur peut aussi intercaler entre elles l'occlusive palatale gh. Ces faits
ne sont pas propres à la poésie, mais ils y prennent une importance
particulière car ils affectent le décompte des syllabes ; l'observateur
minutieux qu'était Foucauld ne pouvait manquer d'en prendre conscience
dès lors qu'il avait perçu que, dans un mètre donné, un vers est composé
d'un nombre fixe de syllabes. Il a parfois hésité sur la manière de les
présenter. On le voit, par exemple, pour le vers 32.2 :
Elrâlem iglà, âderih melloûl.
« Elrâlem est parti, sa trace est fraîche. »
On lit dans la note qui suit :
iglà. âderih compte ici pour 4 syllabes : l'a final est trČ3 peu prononcé : lie.
p^ '- ig-11 â-de-rih.
Il a donc d'abord donné une indication phonétique puis y a renoncé. On
fait la même constatation pour un assez grand nombre de vers8, et on
comprend assez bien pourquoi. Les faits phonétiques que je viens de
7 Dans ce qui suit, je m'appuie, outre mes observations, sur Prasse 1989 : 44 sqq.
8 Voir les vers 19.14, 32.1, 32.2, 32.5, 45.4, 56.16, 58.8, 56.23, 76.1, 77.16, 97.1, 131.3,
133.5, 149.7, 168.2, 171.1, 179.1, 180.2, 180.9, 193.1, 194.5, 199.5, 208.1, 223.15,
225.1, 226.8, 228.1, 231.10, 232.5, 235.3, 235.4, 241.1, 252.4 et 252.9. Dans des
passages où le texte a été gratté et récrit, il arrive que seul subsiste le fragment de phrase
« est très peu prononcée », raturé et non gratté.
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décrire ne correspondent sans doute à aucune réalité phonologique. Un
même vers pourra être prononcé de façons différentes par deux
locuteurs, ou par un même locuteur selon l'occasion ; une même voyelle
sera élidée par l'un et « très peu prononcée » par l'autre. Dans ces
conditions, le plus sage était de noter simplement l'effet de la
consecution de deux voyelles sur le décompte des syllabes, sans donner
plus de détails.
Dans les rares cas où Foucauld a maintenu cette indication
phonétique, il ne Га pas fait au hasard. Il l'a fait lorsque la voyelle « peu
prononcée » est comprise entre deux consonnes. C'est le cas, par
exemple, pour le vers 253.4, où figure le mot tâgedit « oiseau »9. On lit
dans la note :
tàgectit ne compte ici que pour 2 syllabes ; tâge-dit ; l'e muet est très peu
prononcé : lie. p.
Mais il s'agit là d'un phénomène différent de celui décrit plus haut. Il Га
gardée aussi dans des cas où la voyelle « peu prononcée » est la seconde,
ou bien lorsqu'il s'agit d'une voyelle située au début d'un vers10. Doit-on
penser que partout ailleurs, ou bien la seule voyelle affectée est la
première, ou bien l'une des deux voyelles se transforme en semiconsonne ? C'est possible, mais seule une étude systématique de ces
phénomènes phonétiques - qui n'est pas le propos du présent article permettrait de l'affirmer.
La rédaction de ces notices tardives n'a pas été pour Foucauld une
simple affaire de comptage mécanique. Tout d'abord, il a parfois hésité
entre deux décomptes possibles. On le voit dans le vers 223.1511 :
Idrâg i àkâl a oui anderren ;
«... un mauvais petit mariage
qui est resté un mystère pour tout le pays ; »
La fin de la note se présente ainsi :
q-oul forme ici une зси1с syllabe i akâl forme 2 syllabes : i â-kâl.
On voit que, après avoir pensé que le vers se prononçait (en notations
modernisées) : idrâg ïy àkâl a wl anderren, il s'est arrêté à la
prononciation idrâg y àkâl a wul anderren. De la même manière, après
le vers 222. 8312, où figure le mot Àoullemmed (nom de tribu), il a écrit :
9 C'est aussi le cas pour les vers 46.8, 53.1, 64.3, 100.10, 158.4, 202.1, 222.50, 222.96,
253.4, 302.2 et 306.5.
10 C'est le cas pour les vers 41.3, 103.2, 176.1, 204.1 (e en début de vers), 222.50 et
250.3. La seule voyelle dont il indique qu'elle est « peu prononcée » alors qu'il s'agit
de la première de deux voyelles consécutives est le a final de Ànâba au vers 56.9, et de
Mehaoua aux vers 92.1. et 226.4. Peut-être parce qu'il s'agit de noms propres.
11 C'est aussi le cas pour les vers 41.3 et 228.1.
12 83 est le numéro du vers dans le manuscrit final. Pour ce poème, il y a eu des
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« Áoullemmed forme 4 syllabes : Â-oul-lem-med », ce qui revient à
éliminer la prononciation âwllemmed au profit de àullemmed ou
âwullemmed. Il est évident que Foucauld est ici embarrassé par le fait que
ses notations ne distinguent pas les voyelles / et и des semi-consonnes y
et w. Mais les auraient-elles distinguées que son embarras aurait sans
doute subsisté car il semble bien que les poètes s'autorisent à les
confondre lorsque la métrique l'exige13.
De plus, dans un ou deux cas, ce travail de comptage Га conduit à
modifier la notation d'un mot. Ainsi, à la fin de la note du vers 177.6,
dans lequel figure le mot Àgdal (nom de tribu), il a raturé la phrase
suivante : « Àgedal ne compte ici que pour 2 syllabes : Àge-dal ; l'e muet
qui suit le g est très peu prononcé : lie. p. » Ce qui laisse supposer que
Agdal avait d'abord été écrit Àgedal. De fait, il y a un espace entre le g
et le d, et l'examen du manuscrit montre que Foucauld a gratté une lettre
puis prolongé la boucle du g pour lui faire atteindre le d14. Des raisons
identiques conduisent à penser que, dans le vers 210.8, ëmni (forme à
l'état d'annexion de amni « fait de se voir l'un l'autre ») avait d'abord été
transcrit ëmeni. Or le Dictionnaire des noms propres, dont la mise au
net a été achevée le 8 avril 1914, retenait encore la forme Àgedal.
Quant à amni, s'il est déjà écrit sous cette forme dans le Dictionnaire
touareg-français, dont la rédaction a été achevée le 24 juin 1915, le
manuscrit garde la trace d'une correction : il y a un espace entre le m et
le n, et on peut voir là encore que Foucauld a gratté une lettre puis
prolongé vers la gauche la première jambe du n pour lui faire atteindre le
m15. Il y aurait donc là des mots sur la transcription desquels son
fastidieux travail de comptage lui a fait changer d'opinion16.
modifications dans l'ordre des vers entre le fichier intermédiaire et le manuscrit final. La
même remarque vaut pour le vers 84 cité plus loin.
13 Peut-être le fait que Foucauld n'a pas distingué semi-consonnes et voyelles provientil de ce que, pour l'essentiel, il a établi son dictionnaire à partir de textes poétiques.
Notons que, lorsqu'ils utilisent leur alphabet, les Touaregs confondent les semiconsonnes et les voyelles / et u, ce qui montre qu'ils voient une affinité entre les unes et
les autres.
14 Le mot (ou son féminin tâgdalt) a aussi été corrigé aux vers 133.4, 222.6 et 222.75.
^ Le manuscrit du Dictionnaire touareg-français est conservé dans le fonds Basset de
la Bibliothèque interuniversitaire des Langues Orientales.
16 Foucauld a fait un double de son manuscrit du Dictionnaire des noms propres et Га
envoyé à René Basset le 25 avril 1914 (Foucauld 1986 : 289-291). Par contre, il n'a pas
fait de double du Dictionnaire touareg-français, et il a gardé avec lui son unique
manuscrit. Il l'avait donc sous la main au moment où il a mis ses poésies au net, de sorte
qu'on comprend qu'il ait pu y effectuer cette correction. Il a peut-être aussi corrigé
l'exemplaire du Dictionnaire des noms propres qu'il avait gardé, auquel cas il faut
croire qu'André Basset a établi la version publiée à partir de l'exemplaire, non corrigé,
que son père René avait reçu.
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NOTES ET DOCUMENTS
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REPENTIRS TARDIFS
Indépendamment de ces ajouts, le texte touareg a subi lors de la
mise au net diverses modifications17. Certains sont l'indice de réelles
difficultés de traduction. Considérons le vers 19.42. Foucauld en a
compris au moins approximativement le sens dès 1907, puisque la
traduction libre donnée par les cahiers diffère peu de celle du manuscrit
final :
1907 : « Sur son méhari qui tordait l'encolure en cherch1 à gagner à la main,
il nous devançait tous »
1915-1916 : « c'est son méhari qui tord l'encolure pour s'élancer qui Га mis
en tête de tout le monde. »
Le problème était de rattacher cette traduction au mot à mot du texte, et
sur ce point l'opinion de Foucauld a fluctué :
1907 : Areggan ieqqoumin has ten ikfen.
Son méhari ds toute sa force tord1 l'encolure en cherch1 à g. à la main à lui Га
donné (la bonté de son méhari a fait qu'il a pu être en tête de son monde)
1907-191 1 : Areggan ieqqoumin a has ten ikfën.
[Son] chameau entre 2 âges ayant l'encolure tordue en cherchant à gagner à la
main ce qui à lui les ayant donnés (c.-à-d. qui lui a donné ces hommes marchant
à sa suite [parce qu'en le voyant en avant tous le suivent])
1915-1916 : Areggan ieqqoumin a hâs t ikfën.
[son] chameau entre deux âges tordant l'encolure ce qui le lui ayant donné.
(c'est son chameau qui tord son encolure pour gagner à la main qui lui a
donné cela (c.-à-d. qui lui a donné suite, parce qu'en le voyant en avant tou3 le
suivent d'être toujours en tête des guerriers))
La principale difficulté semble avoir été de comprendre ce que désigne le
complément régime direct de ikfën « ayant donné », noté comme un
pluriel ten dans les deux premières versions, puis comme un singulier /
dans la dernière, apparemment après avoir été d'abord écrit ten puis
gratté. En 1907, Foucauld considère que, quoique au pluriel, ten désigne la
situation où se trouve le méhariste, ce qui est effectivement possible. En
1907-1911, ten désigne les guerriers qui suivent le méhariste. En 19151916, Foucauld revient à l'interprétation de 1907 et ne peut d'ailleurs pas
faire autrement puisqu'il a retenu une forme au singulier du pronom.
Dans le cas qu'on vient de considérer, le texte touareg lui-même
était à peu près établi dès 1907. Il est arrivé qu'il varie notablement. Par
17 ht Dictionnaire touareg-français a lui aussi subi des modifications au moment de la
rédaction finale (Cravetto 1979). La « mise au net » n'a pas été un simple travail de
copie.
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exemple, dans le fichier intermédiaire (ainsi que dans les cahiers de 1907,
à des détails de transcription près), le vers 222. 84 était18 :
Têsemt, àhâra, ellerim moûgâr,
« Ils y faisaient manger à leurs chameaux le sel pur & la terre mêlée de sel, »
Dans le manuscrit final, le mot âhâra « terre mêlée de sel » a disparu et
le vers est devenu :
Têsemt é tet ellerin moûgâr,
« Ils y font manger à leurs chameaux le sel, »
Dans certains cas, Foucauld s'est éloigné dans le fichier
intermédiaire de la version retenue lors de la collecte puis y est plus ou
moins revenu dans le manuscrit final. Le vers 19.25 est un bon exemple :
1907 : et tebroq en Touggourt +Oy+19, m4f ed et oua iha ifea-amizen.
Et des doukkali (blancs à extrémités longues) de Touggourt, et ce qu'il y a
dedans tapis de hte laine (et ce qu'il y a ds les tentes ce sont des tapis de hte
laine, et les tentes s1 pleines de tapis.)
« couverture de Touggourt & tapis de hte laine." »
1907-191 1 : "Et těbroq en Touggourt, ed oua ih-èmizen.
"et couverture en laine de Touggourt et ce qui est dans [les tcntc3, n'est que]
tapis de haute laine celui que est dans (et celui dans lequel est) le tapis de haute
laine (c.-à-d. et tente) (c.-à-d. et tentes ds lesquelles est le tapis de haute laine)
« "Couvertures de Touggourt, & dans 1сз tcntc3 tentes ds lesquelles st des
tapis de haute laine. »
1915-1916 : Et těbroq en Touggourt, mir èmizen."
et couverture de laine de Touggourt, celui que est da ou tapis de laine à
longue laine."
(et couvertures en laine de Touggourt (oasis et Vil. Algérie), et danslesquelles 3ont des tapis à laine longue. - c.-à-d. et couvertures en laine de
Touggourt et tente contenant des tapis épais à longue laine.
« couvertures en laine de Touggourt, et épais tapis à longue laine." »
On voit qu'il a repris dans le texte final la conjonction mir « ou », notée
mir puis raturée lors de la collecte. Le mot « tente » n'est présent dans
aucune des versions du vers touareg, mais Foucauld, sans doute sur le
conseil de ses informateurs, a dû supposer qu'il était sous-entendu par la
tournure oua iha èmizen « ce dans quoi il y a un tapis de haute laine » :
dans quoi peut-il y avoir des tapis de haute laine sinon dans une tente ? Si
l'on en juge par les ratures, une première version du texte touareg de
18 Le texte a également été modifié dans les vers 21.1, 29.5, 31.4, 47.4, 63.3, 77.16, 84.1,
93.3, 103.3, 130.6, 222.6, 222.11 et 222.85.
19 On voit qu'il a noté le mot Touggourt en utilisant l'alphabet touareg. Il Га fait à
d'autres reprises dans ces carnets de 1907.
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NOTES ET DOCUMENTS
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1915-1916 contenait encore cette tournure. Foucauld y a ensuite
renoncé et s'est rapproché de la première rédaction de 1907.
On retrouve une évolution semblable pour le distique 222.29-30, qui
décrit l'angoisse de l'homme le jour du Jugement dernier. Dans le
manuscrit final, le texte touareg, la traduction mot à mot et la traduction
libre, à peu près acquis dès le fichier intermédiaire, se présentent ainsi :
Sâouâl téressa, imân idrâg as
Aoua iemoûsen terérd àounaf.
parle l'ossature, l'âme est caché à lui (à l'homme)
ce qui étant [en] totalité désir [de connaître].
« tous les membres du corps parleront ; l'âme, l'homme ignorera
ce qu'il voudra savoir sur elle, si elle est élue ou damnée. »
Dans les manuscrits précédents, le texte du premier vers était :
1907 : Saoual taressa, дата imi idrag as
1907-191 1 : Sâouâl těress, émi imân idrâg as
Lors de la collecte, on voit que Foucauld a d'abord écrit iman « l'âme, la
personne », puis a remplacé ce mot par émi ou imi « la bouche », censé
avoir le même sens puisqu'une note précise : « le mot la bouche est ici d.
le s. de la personne.» En 1907-1911, il a raturé émi pour revenir à
imân, et on lit dans le texte la note suivante, qu'il a oubliée de raturer
bien que cette modification l'ait rendue caduque : « Émi "bouche" est mis
ici dans le sens de imân "âme", sens que ce mot n'a jamais : lie. poét. »
L'évolution du 167.5 est assez complexe. La traduction libre, à peu
près acquise dès 1907, en est : «je suis en été et je n'ai pas d'outre. » Le
texte touareg et le mot à mot ont varié comme suit :
1907 : Foull ig éouilen our enli ibiar
Sur [moi] il fait été et je n'ai pas d'outre
1907-191 1 : Foull a ig fé âne?"âouîlen our enl ibiar.
"^"fr-sur moi fait*1 été fait sest ^ ^ m0* l'été je n'ai pas d'outrés.
а1огз que que je suis en été & que je n'ai pas d'outrés.
1915-1916 : Itâgg àouîlen our enl ibiar.
se fait апоиз l'été nous n'avons pas d'outrés.
On voit que le pronom âner « nous » (mis pour « moi » comme c'est
souvent le cas dans la poésie) est considéré comme sous-entendu en
1907, puis introduit dans le texte en 1907-1911 et supprimé dans le
manuscrit final. Foull, qui peut être rendu soit par la préposition « sur »,
soit, s'il est suivi de as ou innîn, par la conjonction « alors que », a suivi
une évolution parallèle. En 1907, le mot a été traduit par « sur », ce qui
revenait à sous-entendre âner; c'était encore le cas dans une première
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écriture du fichier intermédiaire ; dans une deuxième écriture, il est
devenu la conjonction « alors que », ce qui revenait à sous-entendre as
ou innîn ; puis il a été raturé, ce qui a permis l'introduction de âner,
jusque-là sous-entendu. Dans le manuscrit final, âner et foull ayant tous
deux disparu, le remplacement de la syllabe devenue manquante a été
assuré par une modification du scheme verbal de « faire », qui est passé
de l'accompli ig à l'inaccompli itâgg.
ESSAIS DE DÉBUTANT
Avec le vers 102.8, on voit apparaître
manuscrit final, il se présente ainsi :
autre chose.
Dans
le
A t toulâ Makket ou tt ennéi d es.
«je n'ai rien vu qui ressemble à la Mecque. »
Dans les cahiers de 1907 (ainsi que dans le fichier intermédiaire avec des
variantes de notations), il était transcrit :
Ifeqqen en Makket ou ten nnei d es.
Le sens général est à peu près le même dans les deux cas, et la
transformation du début du vers peut être due à l'intervention d'un
informateur estimant détenir la « bonne version ». Mais le fait
remarquable est ici la transformation en ou tt ennéi de la séquence ou ten
nnei, laquelle semble, si l'on en juge par les grattages, avoir subsisté
jusqu'à une première rédaction du manuscrit final. Les deux séquences
sont presque indiscernables pour une oreille française. Là encore, on peut
penser qu'un informateur interrogé en 1915 a incité Foucauld à modifier
le passage, mais on peut envisager une autre possibilité. En 1907, le
débutant qu'était Foucauld n'a peut-être pas perçu la tension du /. Douze
ans plus tard, beaucoup plus entraîné, il n'a pas manqué de la percevoir et
a modifié le vers.
Cette constatation m'a incité à faire quelques sondages dans les
cahiers de 1907, pour voir comment Foucauld a entendu les textes qu'on
lui livrait. Sans avoir la finesse qu'elles vont atteindre dans le manuscrit
final (notamment pour les voyelles), ses notations témoignent, dans
l'ensemble, d'une maîtrise de la langue fort honorable, supérieure en tout
cas à celle de devanciers comme Hanoteau et Masqueray, et même à celle
de la plupart de ses successeurs. Il y a cependant quelques cas où l'on
devine qu'il n'a pas compris ou qu'il a mal entendu ce qu'on lui disait.
Considérons par exemple le vers 21.3, écrit dans le manuscrit final
et le fichier intermédiaire :
Àkrembi ieqqîm-în dâou tâgêdit ;
« Àkrembi est assis là-bas au pied d'une dune ; »
Les cahiers de 1907 donnent la leçon :
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Agkrembit ickk imi n ieqqîmeft-în daou tegidit,
Pour un Français, la vélaire occlusive q et la palatale occlusive к sont
assez proches. En général, Foucauld les distingue sans problème dès 1907,
mais comme la séquence iekk imi n « il va vers la bouche de... » a un sens
en tamacheq, c'est elle qu'il a cru entendre. Il n'a corrigé que plus tard. En
effet, les ratures et les surcharges sont tracées d'une encre violette alors
que la première version était écrite à l'encre noire. Or on sait
(P. Sourisseau, com. pers.) que Foucauld a d'abord utilisé une encre noire
et n'est passé à l'encre violette qu'à la toute fin de la tournée Dinaux. Par
ailleurs, Akrembi avait d'abord été écrit Âgrembet, mais il semble que ce
mot, surnom d'un poète mort plusieurs décennies auparavant, lui avait
bien été donné d'abord sous cette forme erronée car on trouve d'autres
occurrences de Agrembet dans le manuscrit.
On fait une constatation semblable pour le vers 19.14. Dans le
manuscrit final, il est écrit :
"Foull Ialla, âgg-oulli hin, midden ma gën ?
« "Pour Dieu, mon vassal, dirait-elle, nos hommes, comment vont-ils ? »
Le vers est déjà présenté sous cette forme dès 1907, avec la seule
différence que le verbe gën y est précédé de l'adverbe hin. Mais ce sont
surtout les séquences raturées qui sont intéressantes (voir figure 2) :
iaHa "Foull Ialla Mteaggoulli femhim (p0Ur hin) midden ma hin gen ?
On voit que Ialla âgg-oulli a d'abord été écrit Ialla goulli, ce qui ne veut
rien dire, mais est, pour un auditeur français non entraîné,
phonétiquement indiscernable de Ialla âgg-oulli lorsque le a final de
Ialla est élidé. L'ensemble du texte, version initiale et corrections, étant
écrit à l'encre violette, on ne peut savoir si la correction a été immédiate
ou non.
Dans le cas du vers 102.5, une réelle difficulté phonétique Га
poursuivi jusqu'au bout. En 1915-1916, il est devenu :
Ousïr Nezab, nerlëi Redîmes ;
« Je suis allée au Mzab, j'ai parcouru Ghadamès, »
Si l'on en juge par une phrase raturée dans la note, la fin du vers avait
d'abord été écrite : erlèier Redîmes. Dans le fichier intermédiaire, le vers
est :
Ousïr Nezab, erlěier Dîmes ;
Les cahiers de 1907 donnent le même texte,
parvenu qu'après plusieurs corrections :
mais Foucauld n'y est
Ousïr NMezab, erlěier ftëDîmes pr Redîmes \
Là encore, ratures, surcharges et corrections ont été faites à l'encre
violette alors que le texte initial avait été écrit à l'encre noire. On voit
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donc que, en 1907, Foucauld a d'abord cru entendre erlěier Refîmes (ou
erlěier Redîmes : il est difficile de déchiffrer ce qu'il y a sous les ratures) ;
quelque temps après, il est passé à la version erlěier Dîmes, qu'il a
maintenu dans le fichier intermédiaire. Au moment de la mise au net, il a
commencé par revenir à erlěier Redîmes. Mais, cette séquence donnant
un décompte syllabique incorrect, il a modifié le verbe. Ces hésitations
ne sont pas surprenantes, tant ces versions sont phonétiquement proches
les unes des autres. On remarque également qu'il avait d'abord noté
Mezab pour Nezab, entendant ce mot sous la forme arabe qu'il
connaissait déjà20.
LE LABEUR DE L'ERMITE
Ces erreurs sont finalement assez peu nombreuses, et ce n'est pas
par désir de prendre Foucauld en défaut que j'en ai relevé quelques-unes,
mais parce que, derrière les feuillets jaunis du manuscrit, elles laissent
deviner l'homme, ses hésitations, ses doutes, sa peine. Le débutant
tâtonne encore, au tout début d'une entreprise dont il croit encore qu'elle
ne lui prendra que quelques mois. On l'imagine posant la question :
« goulli ? » L'informateur s'interrompt, reprend en séparant les mots :
« Ialla-âgg-oulli. »
Viennent ensuite les longues années de travail avec Ba-Hammou,
aboutissant à ce fichier intermédiaire dont la publication n'aurait pas fait
honte à son auteur. En 1915 enfin, la rédaction de ses dictionnaires
l'ayant fait progresser encore dans la compréhension du touareg, il remet
son ouvrage sur le métier. L'Europe est en guerre, et lui copie, vers après
vers. Le 2 août 1915, il écrit à Laperrine (Foucauld 1954 : 77) : «... cela
me paraît étrange, en des heures si graves, de passer une journée à copier
des pièces de vers... » En d'autres termes : « Pourquoi des poètes en
temps de détresse ? » Et son humble travail de copiste est une manière de
réponse - sa réponse.
Et voilà qu'à la fin de 1915 ou peut-être plus tard encore, lui qui
pensait n'avoir plus rien à faire qu'à mettre au net, il prend soudain
conscience d'un fait de prosodie qui lui avait jusque-là échappé. Et tandis
que lui parviennent, de Djanet et du pays ioullemmeden, des nouvelles qui
pour lui sont désastreuses, il doit revenir en arrière, retoucher, mettre le
texte en question, corriger même ses dictionnaires. Des doutes alors le
saisissent. Avais-je bien entendu ? Idrâg ïy àkâl a wl anderren ? Idrâg y
àkâl a will anderren ? On ne sait comment il procède alors. BaHammou, son collaborateur privilégié, a été congédié le 5 octobre 1912
(Foucauld 1986 : 130). Profite-t-il de sa venue à Tamanrasset, à la fin de
janvier 1916 (ibid: 380) pour lui soumettre les points les plus délicats ?
20 On a également l'impression que Foucauld a d'abord transcrit ce qu'il entendait sans
trop comprendre dans les vers 19.12, 19.39, 21.2, 97.1, 147.2, 162.1, 222.16 et 222.84.
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NOTES ET DOCUMENTS
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Ou bien se sent-il assez sûr de lui pour les régler lui-même ? Quoi qu'il en
soit, le texte qu'il livre à la postérité est un texte établi, à tous les sens du
mot. À un degré même infime, Foucauld y a mis la main. Les poèmes que
nous lisons aujourd'hui ne sont pas - et ne peuvent pas être - ceux qu'il a
entendus en 1907, lesquels n'ont pas laissé d'autre trace que ses notes
imparfaites et confuses.
Les poètes touaregs ont jusqu'à un certain point le sentiment que
leurs compositions sont des textes, des objets dont la réalité perdure
après qu'ils ont été proférés. K.-G. Prasse cite même le cas d'un poète
ayant fixé son œuvre par écrit, à l'aide de caractères arabes (Prasse
1989 : 58). Mais si proche qu'une production orale puisse être de ce que
nous appelons un texte, elle ne vient à l'écrit qu'au prix d'une
transposition qui la fait changer de nature. On sent de façon presque
palpable, à manipuler ce manuscrit à l'écriture appliquée mais parfois
illisible à force d'être menue, l'immensité du labeur qu'a représenté pour
Foucauld ce travail de transposition. On sent aussi combien c'est la
collecte seule qui fait d'une production orale un texte - combien c'est le
regard de l'ethnologue qui fait exister l'objet ethnologique comme tel.
Bibliographie
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et malentendu », Terrain 28 : 29-42.
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— 1986. Carnets de Tamanrasset, Paris, Nouvelle cité.
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Doyen de la Faculté des Lettres d'Alger», copie dactylographiée,
Archives
Foucauld,
Fonds
Basset,
Paris,
Bibliothèque
interuniversitaire des Langues Orientales.
— avec A. de CALASSANTI-MOTYLINSKI 1922. Textes touaregs en
prose (dialecte de VAhaggar), Alger, Carbonnel (publié par René
BASSET).
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PRASSE, K.-G. 1989. « Phonétique », in Gh. MOHAMED, Poèmes
touaregs de l'Ayr, Copenhague, Université de Copenhague : 21-54.
— 1989. «Xabidin eg-Sidi-Muxâmmâd », in Gh. MOHAMED, Poèmes
touaregs de l'Ayr, Copenhague, Université de Copenhague : 57-59.
SERPETTE, M. 1997. Foucauld au désert, Paris, Desclée de Brouwer.
Pages disparues
1-3
21
25-26
28-29
54-56
76
164
167
248-249
293-294
Poésies manquantes ou incomplètes
début de l'introduction
1
7,8,9
11 (dernier vers), 12, И
36, 37, 38, 39, 40
fin de l'introduction et 10 premiers vers de 56
135 (dernier vers), 136, 137 (titre)
139
217 (dernier vers), 218 (introduction, 5 premiers vers)
235, 236
Tableau 1 : l'état du manuscrit de 1915-1916
1o L
1t
Figure 1. Manuscrit final (vers 19.1, page 34). Fonds Basset de la Bibliothèque
interuniversitaire des Langues Orientales. Reproduction obtenue par scanner.
Illustration non autorisée à la diffusion
Figure 2. Cahiers de 1907 (vers 19. 14). Archives de l'Église de France. Cl. M. Serpette.
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