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La trahison des images

2017, La revue lacanienne

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La trahison des images Ce que c’est qu’une pipe. René Magritte Alice Massat Dans La revue lacanienne 2017/1 (N° 18), 18) pages 294 à 296 Éditions Érès © Érès | Téléchargé le 06/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 44.209.135.156) Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-la-revue-lacanienne-2017-1-page-294.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. Distribution électronique Cairn.info pour Érès. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Érès | Téléchargé le 06/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 44.209.135.156) ISSN 1967-2055 DOI 10.3917/lrl.171.0294 2. Dans une lettre à Suzi Gablik, citée par Bernard Noël, dans Magritte, Paris, pol, 1998. La Revue Lacanienne – n° 18 294 Ce que c’est qu’une pipe René Magritte par Alice Massat Psychanalyste La trahison des images, c’est le titre de l’exposition de René Magritte qui vient de se tenir avec un grand succès au centre Georges-Pompidou. C’est aussi le titre d’un de ses tableaux les plus célèbres, qui date de 1929 et porte la mention inscrite à même la toile : « ceci n’est pas une pipe ». Comme tout le monde s’en souvient, cette phrase est dessinée à la manière d’une écriture de tableau noir, manuscrite, appliquée, soucieuse d’être lisible, juste en dessous d’une représentation fidèle et grandeur nature d’une pipe en bois. Nous connaissons ce tableau, peut-être moins son titre, et c’est une autre qualité de cette exposition de l’avoir mis en exergue. Aussi, comme s’il convenait pour la plupart des tableaux de Magritte, des « images » de Magritte (tant il est vrai que ses représentations et sa technique ont quelque chose de constant dans leur manière appliquée à produire des « images », ce que l’on a pu vérifier du début à la fin de ce parcours rétrospectif), comme s’il convenait pour chacune de ces œuvres d’intégrer en elles-mêmes quelque chose qui les nie, les dénonce, des mots peints, ou bien des évidences paradoxales renforcées par un titre pour dire : « ce n’est pas ça, ce n’est pas ce que tu vois, ce n’est pas ce que tu crois : ceci n’est pas l’image ». Sa technique picturale ne sera donc jamais remise en question au fil de son parcours, des années 1920 jusqu’à sa mort, en 1967. Elle convient du début à la fin de sa pratique, sans jamais se modifier. Si son style change ou évolue, ce ne sera pas celui de sa manière de peindre, mais celui de présenter ces paradoxes, ces dénégations, manières de dire non, de dénoncer l’illusion. Ce style aura donc chez Magritte plusieurs périodes, il se déclinera selon diverses stratégies : « Il faut que la peinture serve à autre chose qu’à la peinture » a-t-il écrit, et « La pensée, c’est la seule lumière ». Alors dans cette obstination à « peindre des idées », sorte d’acharnement à vouloir rendre plastique ce qui © Érès | Téléchargé le 06/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 44.209.135.156) Jeunesse en scène Cabinet de lecture © Érès | Téléchargé le 06/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 44.209.135.156) 1. G.W.F. Hegel, Esthétique, Paris, Puf, 1998. La trahison des images se conçoit, on retrouve distinctement le souci initiateur et moteur de sa détermination : parvenir à une peinture purement mentale, comme en écho à la cosa mentale de Léonard, ou bien revendiquer la possibilité d’une égalité entre peinture et poésie, tout contre les surréalistes pour qui l’écrit, la poésie étaient radicalement prééminents. Et Magritte leur oppose : « La poésie est une pipe », « La peinture n’est pas du pipeau ». © Érès | Téléchargé le 06/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 44.209.135.156) Si l’on retrouve à toutes les époques de l’art occidental ces rivalités entre les différents arts, cet acharnement à les distinguer, à les isoler les uns des autres, puis à chercher à les hiérarchiser, l’Esthétique1 de Hegel, qui annonce la mort de l’art et à laquelle succède la philosophie, en constitue la cime philosophique. Et lorsque Magritte intitule un de ses tableaux Les vacances de Hegel (1958), on voit sur cette image un verre d’eau sur un parapluie. Il en aurait écrit : « Les vacances de Hegel sont la solution exacte à la question initiale : comment peindre un verre d’eau avec génie2 ? » Cette solution présente aussi une grande manière de lier ensemble question philosophique, question picturale et matière poétique, pour les faire fusionner à la façon d’une solution chimique. Ou alors se dissoudre sans effervescence, puisque c’est bien de l’eau plate que contient ce verre à moitié plein, à moitié vide. Une solution, donc, à une question picturale (« peindre avec génie »), par le biais d’une allusion philosophique (le philosophe de l’Esthétique et de la dialectique est cité pour être congédié), toutes deux provoquées par la juxtaposition en une seule image d’objets hétéroclites, mais tous deux concernés par leur rapport à l’eau, l’un pour la contenir avant une incorporation, l’autre pour en protéger le corps, ou bien la tête. Cela pourrait sembler peu éloigné de la manière surréaliste, pour qui la « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » d’Isidore Ducasse venait comme un princeps, insistant sur le caractère aléatoire des associations poétiques, des mots ou des objets. Sauf qu’ici Magritte exhibe et revendique le caractère métonymique de leur juxtaposition par une association rationnelle, volontaire et consciente — pour ne pas dire « raisonnable ». C’est bien à cette raison, forcément plus sensée que la cosa mentale de Léonard, et bien moins audacieuse que celle de dada ou des surréalistes, que Magritte semble accroché du début à la fin de sa pratique. Et d’une telle réflexion, d’un contrôle tellement appliqué, s’expose alors et comme à son insu la grande et vraie folie de Magritte, celle qui a surtout stimulé les générations suivantes, du pop art à l’art conceptuel américain en passant par les lettristes français : le mot peint sur la toile, sérigraphié ou dessiné (ou même encore représenté par des pierres, pour former le mot « rêve », comme dans L’art de la conversation de 1950). En dehors de la signature, on ne trouvera ni mot ni lettre dans Les vacances de Hegel, non plus dans plusieurs autres œuvres de Magritte. Pourtant, même sans un mot, ses associations d’images demeurent organisées par des rapports qui provoquent des effets de dénégation tout à fait comparables, et sans recours à l’alphabet pour inscrire que ce n’est pas ça. Ses juxtapositions d’images viennent ainsi constamment dénoncer ce qui devrait aller de soi ou bien faire métaphore. Très souvent, ses tableaux, en effet, juxtaposent les images dans ce rapport métonymique exemplaire des Vacances de Hegel. Rapport métonymique qui vient dynamiter ce que l’on a La Revue Lacanienne 295 © Érès | Téléchargé le 06/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 44.209.135.156) La trahison des images Cabinet de lecture Jeunesse en scène trop souvent voulu faire d’une peinture réaliste, où l’image devrait faire comme la réalité : image métaphorique. Autre aperçu avec La durée poignardée de 1938, où une locomotive surgit d’une cheminée sur laquelle trône une horloge. L’image d’une fumée grise vient justifier l’association du train à vapeur et de l’âtre (à la manière de l’eau des Vacances de Hegel, celle du parapluie et du verre). Et sur ce motif flou repose la logique qui les met en rapport. Pas de fumée sans désir, pourrait-on dire en face de l’évocation visuelle sexuelle du tableau… Mais pas du tout, ce n’est pas cela, son titre renvoie à l’horloge posée sur la cheminée : ceci n’est sûrement pas une métaphore sexuelle. © Érès | Téléchargé le 06/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 44.209.135.156) C’est peut-être du fait d’avoir utilisé les images comme si elles étaient des mots, pour les avoir mises en rapport à la manière de notre langage, pour avoir joué sur l’équivoque ou la métonymie, que les peintures de Magritte s’inscrivent autrement. Ce qu’elles dénoncent en somme concerne d’abord le caractère métaphorique et galvaudé d’une peinture réaliste, celle qui dit par exemple que « ceci est une pipe », ou celle de « la justice poursuivant le crime » ou autre allégorie. Et c’est très amusant de constater qu’en fin de compte, pour dénoncer le mensonge de la métaphore picturale ou mimétique, et tout en gardant un procédé caractéristique de l’image ou de la représentation la plus naïve, une autre structure langagière s’impose, et provoque l’affichage en toutes lettres, à même la toile, de ce qui s’écrit. Ces jeux nous invitent bien sûr à saisir d’une manière autre les liens entre réel, imaginaire et symbolique, et surtout, par rapport à l’histoire picturale ou psychanalytique, à considérer ce moment, concomitant, où l’écriture d’une petite lettre sur un tableau ne sera pas sans effets. La Revue Lacanienne – n° 18 296 © Érès | Téléchargé le 06/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 44.209.135.156) Comment ces articulations toujours dénonciatrices de ce qui est attendu, de ce qui entendu, imposent-elles alors un rapport à la lettre, aux mots, au point de les voir carrément peints dans les tableaux ? Seraient-ce bel et bien les images qui trahissent, qui ne sont pas ce qu’elles font croire, qui nous leurrent, nous trompent l’œil, ou autre chose encore ? Cette « trahison des images » peut en effet s’entendre dans le sens où ce sont les images qui sont trahies (génitif objectif), et qui sont dénoncées, accusées par les mots. Non seulement par leurs titres, mais davantage encore par des mots peints comme elles, des mots comme des images.