La violence faite aux images
Conférence de Jean BAUDRILLARD à l'ENS Paris (19 mai 2004)
On peut distinguer plusieurs sortes de violence. On peut distinguer une forme primaire de violence,
celle de l'agression, de l'oppression, du viol, du rapport de force, de l'humiliation, de la spoliation.
C'est la violence unilatérale du plus fort à laquelle il peut être répondu par une violence
contradictoire, une violence historique, une violence critique, une violence négative. Violence de
rupture, de transgression, à laquelle on peut joindre la violence de l'analyse elle-même, la violence
de l'interprétation, la violence du sens. Ce sont là des formes de violence déterminée, qui a une
origine et une fin, dont on peut repérer les causes et les effets, et qui correspond à une
transcendance, que ce soit celle du pouvoir, de l'Histoire ou du Sens.
A cela s'oppose une forme sans doute proprement contemporaine de violence. Plus subtile que celle
de l'agression, c'est une violence de dissuasion, de pacification, de neutralisation, de contrôle.
Violence d'extermination en douceur en quelque sorte. Violence thérapeutique, génétique,
communicationnelle, c'est la violence du consensus et de la convivialité forcée qui est comme une
chirurgie esthétique du social. Violence préventive, qui tend à abolir, à force de drogues, de
prophylaxie, de régulation psychique et médiatique, les racines-même du mal et donc toute
radicalité. C'est la violence d'un système qui traque toute forme de négativité, de singularité, y
compris cette forme ultime de singularité qui est la mort elle-même. Violence d'une société où nous
sommes tous virtuellement interdits de violence, interdits de conflits, interdits de mort. Violence qui
met fin en quelque sorte à la violence elle-même et à laquelle il ne peut plus être répondu par une
violence égale, sinon par la haine. Donc fin de la violence primaire, fin de la violence secondaire,
négative et une sorte de violence de troisième type, que j'appellerais le degré Xerox de la violence.
C'est celle par excellence de l'information, des médias, des images, du spectaculaire. Violence liée à
la transparence, à la visibilité totale, à la disparition de tout secret. Violence qui peut être aussi bien
d'ordre neuronal, biologique, génétique ; on découvrira peut-être bientôt le gêne de la révolte, peutêtre même le gène de la révolte contre la manipulation génétique. Donc une véritable prise d'otage
biologique au terme de laquelle il ne restera que des recyclés et des zombies tous lobotomisés un
peu comme dans le film « Orange Mécanique ».
Cette violence prend aujourd'hui la forme du virtuel, c'est à dire y travaille à mettre en place un
monde affranchi de tout ordre naturel, que ce soit celui du corps, du sexe, de la naissance ou de la
mort. Plus que de violence, il faudrait d'ailleurs parler de virulence. Cette violence est virale, non
pas au sens où elle opère frontalement mais par contiguïté, par contagion, par réaction en chaîne, et
où elle vise d'abord la perte de toutes nos immunités ; au sens où, contrairement à la violence
négative, la violence classique du négatif, celle-ci opère par excès de positivité, à l'image des
cellules cancéreuses, par une prolifération sans fin, d'excroissance et de métastases. Entre la
virtualité et la viralité, il y a une complicité profonde. Ce qui nous intéresse ici, c'est cette virulence
des images et de l'information, c'est à dire non pas seulement la violence réelle, matérielle, mais
celle du médium qui se superpose à la violence réelle et d'ailleurs parfois la neutralise. Quand le
médium devient message, selon la célèbre formule de McLuhan, alors la violence porte son propre
message et elle devient messagère d'elle-même. Ainsi la violence du contenu des images est sans
commune mesure avec celle du medium en tant que tel, du medium devenu message ; la violence
issue de la fusion et de la confusion, du medium et du message.
C'est celle même des virus.On dirait en biologie que le virus lui aussi est une information, mais une
information bien spéciale, qui est à la fois medium et message, d'où sa prolifération incontrôlable,
d'où sa virulence. En fait, toute cette problématique primaire de la violence est terminée en
substance puisque la virulence a remplacé la violence. Celle-ci, celle de l'aliénation, de la
contradiction, des rapports de force, n'a pas été résolue, elle existe toujours, elle n'a pas été
dépassée, elle a ce pendant disparu pour laisser place à quelque chose plus violent que la violence :
la viralité ou la virulence. Et alors qu'il y avait un sujet de la violence, individuelle ou collective, il
n'y a plus de sujet de la virulence , de la contamination et de la réaction en chaîne. La violence
classique faisait encore apparaître le mal, de temps en temps elle le faisait même disparaître, notre
violence à nous, la virulence, ne le fait plus que transparaître.
Elle est de l'ordre de la transparence et sa logique est celle de la transparence – la transparence du
Mal-. La violence de l'image, et plus généralement celle de l'information, ou du virtuel, c'est qu'elle
fait disparaître le Réel. Tout doit être vu, tout doit être visible, l'image est par excellence le lieu de
cette visibilité. Tout le Réel doit devenir image, mais la plupart du temps c'est au prix de sa
disparition. C'est d'ailleurs ce qui fait la séduction et la fascination de l'image, c'est que quelque
chose en elle a disparu. Mais c'est ce qui en fait aussi l’ambiguïté, en particulier, si on considère
l'image-reportage, l'image-message, l'image-témoignage. En faisant apparaître la réalité, même la
plus violente, à l'imagination, elle en fait disparaître la substance réelle.
C'est un peu comme dans le mythe d'Eurydice, quand Orphée se retourne pour voir Eurydice, elle
disparaît et retombe aux enfers. Ainsi le trafic des images, l'immense commerce des images,
développe-t-il une immense indifférence au monde réel. A la limite, le monde réel devient une
fonction inutile, un ensemble de formes et d'événements fantômes. Nous ne sommes pas loin des
silhouettes sur les murs de la Caverne de Platon. Un bel exemple de cette visibilité forcée où tout
est donné à voir en principe, c'est le cas de toutes les émissions de type Big Brother, les realityshows,etc.C'est là, quand tout est donné à voir, que l'on s'aperçoit qu'il n'y a plus rien à voir. C'est le
miroir de la platitude et du degré zéro. C'est là où s'invente une socialité de synthèse, une socialité
virtuelle où il est fait la preuve, contrairement aux intentions bien entendu, de la disparition de
l'Autre. Et même peut-être du fait que l'Homme, l'être humain n'est fondamentalement pas un être
social.
A quoi s'ajoute le fait que le mythe de Big Brother, celui de la visibilité policière totale, vous
connaissez le roman 1984, est devenue le fait du public lui-même, mobilisé comme voyeur et
comme juge. C'est le public qui est devenu Big Brother. On est au-delà du panoptique de Bentham,
commenté par Foucault, avec la visibilité comme source de pouvoir et de contrôle. Désormais, il ne
s'agit plus de rendre les choses visibles à un œil extérieur, il s'agit de les rendre transparentes à
elles-même, donc effacer les traces du contrôle et rendre l'opérateur lui-même invisible. La
puissance de contrôle est comme internalisée, et les hommes n'ont plus à être victimes des images,
ils se transforment inexorablement eux-mêmes en images. Cela veut dire qu'ils sont lisibles à tout
instant, surexposés aux lumières de l'information, et sollicités partout de se produire, de s'exprimer.
C'est l'expression de soi comme forme ultime de l'aveu peut-être dont parlait Foucault. Se faire
image, c'est exposer toute sa vie quotidienne, tous ses malheurs, tous ses désirs, toutes ses
possibilités. C'est ne garder aucun secret. Parler, parler, communiquer inlassablement. Telle est la
violence la plus profonde de l'image. Une violence faite à la profondeur, à l'être singulier, à son
secret et en même temps c'est une violence faite au langage car à partir de là, il perd lui aussi son
originalité. Il n'est plus co-opérateur de visibilité, il n'est plus que medium, il perd sa dimension,
disons ironique, de jeu et de distance, sa dimension symbolique, autonome, c'est à dire là où le
langage est plus que ce dont il parle. L'image elle aussi est plus importante que ce dont elle parle.
C'est ce que l'on oublie et c'est là aussi, en même temps que de la violence de l'image, la source de
la violence faite à l'image. Tout ce qui est visualisé là dans une opération comme « Loft Story »,
c'est une réalité virtuelle, une image de synthèse de la réalité. Transposition de « everyday life »,
elle-même déjà traitée selon des modèles dominants. Est-ce qu'il s'agit d'une sorte de voyeurisme
pornographique, non. Ce dont les gens veulent profondément, ce n'est pas du sexe, c'est du spectacle
de la banalité qui est aujourd'hui le véritable porno, la véritable obscénité. Celle de la platitude, de
l'insignifiance et de la nullité, qui est comme une parodie de l'extrême inverse qui aurait été le
théâtre de la cruauté d'Antonin Artaud. Mais peut-être il y-a-t-il là pourtant une forme particulière
de cruauté, du moins virtuelle. A l'heure où la télévision est de plus en plus incapable de livrer une
image des événements du monde, elle en vient à dés-occulter la vie quotidienne de la banalité
existentielle comme l'événement le plus meurtrier, comme l'actualité la plus violente, comme le lieu
même du crime parfait. Et elle l'est en effet. Et les gens sont fascinés, terrifiés et fascinés par
l'indifférence de ce rien à voir, rien à dire par l'indifférence du Même de leur existence-même.
Ce n'est donc plus une métaphysique du crime et du sexe, c'est une sorte de pataphysique du crime
parfait, assomption de la banalité comme destin, comme le nouveau visage de la fatalité. Contretransfert illustré par le fait qu'ils sont devenus Big Brother, sorte de perfusion du surmoi dans la
masse. La contemplation de ce crime parfait -la perpétration de la banalité- est devenue une
véritable discipline olympique, le dernier avatar des sports de l'extrême. Au fond, tout cela
correspond au droit et au désir imprescriptible de n'être rien et d'être regardé en tant que tel. Il y a
deux façons de disparaître : ou bien on exige de ne pas être vu (c'est toute la problématique actuelle
du droit à l'image) ou bien l'on verse dans l'exhibitionnisme délirant de sa nullité ; on se fait nul
pour être vu et regardé comme nul, c'est l'ultime protection contre la nécessité d'exister et
l'obligation d'être soi.
D'où l'exigence contradictoire et simultanée de ne pas être vu et d'être perpétuellement visible. Tout
le monde joue sur les deux tableaux à la fois et aucune éthique ni législation ne peut venir à bout de
ce dilemme -c'est à dire celui du droit inconditionnel de voir et celui tout aussi inconditionnel de ne
pas être vu. L'information maximale fait partie des Droits de l'Homme donc aussi la visibilité
forcée, la surexposition aux lumières de l'information.
Le pire dans ce jeu télévisuel « interactif », c'est le partage forcé, cette complicité automatique du
spectateur, de nous tous téléspectateurs, qui est en quelque sorte l'effet d'un véritable chantage et
c'est là l'objectif le plus clair de l'opération : une sorte de servilité volontaire, celle des victimes
jouisseuses du mal qu'on leur fait, de la honte qu'on leur impose. Le partage par toute une société de
son mécanisme fondamental qui est l'abjection interactive consensuelle (voir les dernières images
des prisons de Bagdad). Ainsi, tout finit dans la visibilité qui est comme la chaleur dans la théorie
de l'énergie, la forme la plus dégradée de l'existence. Mais ce qui est nouveau dans toute cette
histoire, c'est de réussir à faire de cette perte de tout espace symbolique, cette forme extrême de
désenchantement de la vie, un objet de contemplation, de sidération et de désir pervers. Comme
disait Benyamin, l'humanité qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation pour les dieux
olympiens, l'est maintenant devenue pour elle-même.
Son aliénation d'elle-même par elle-même a atteint ce degré qui lui fait vivre sa propre destruction
comme une sensation esthétique de premier ordre. L’expérimental prend ainsi partout la place du
Réel et de l'Imaginaire. Partout, ce sont les protocoles de la Science et de la Vérification qui nous
sont inoculés et nous sommes en train de disséquer, en vivisection en quelque sorte, sous le scalpel
de la caméra, la dimension relationnelle et sociale hors de tout langage et contexte symbolique.
Donc tout ce qui est de l'ordre du secret doit tomber dans le domaine du visible, du forcément
visible.
Il y a eu jadis un film qui s'appelait « Livin' Las Vegas » où l'on voyait une jeune femme blonde
pisser tranquillement en train de parler, indifférente à ce qu'elle dit et à ce qu'elle fait. Scène
parfaitement inutile mais qui signifie ostensiblement que rien ne doit échapper au fondu enchainé de
la réalité et de la fiction, que tout est justiciable d'un donné à voir, d'un prêt à voir, d'un prêt à jouir,
et c'est cela la transparence. C'est forcer tout le Réel dans l'orbite du visuel, qui n'est plus
exactement de la représentation. Obscène est tout ce qui inutilement visible sans nécessité, sans
désir et sans effet, ce qui usurpe l'espace rare et si précieux des apparences. Le Loft par exemple,
condensé de camp de concentration et de parc d'attraction, de huis clos et d'ange exterminateur. La
différence, c'est que ce n'est ni de la fiction ni de la réalité, c'est expérimental, c'est le laboratoire
d'une convivialité expérimentale, d'une socialité « télégénétiquement » modifiée. En cela, le Loft est
semblable à Disneyland qui est un microcosme artificiel qui donne l'illusion d'un monde extérieur
réel alors que les deux sont exactement à l'image l'un de l'autre. Si on prend Disneyland par
exemple, tous les Etats-Unis sont Disneyland et pas seulement eux, nous sommes tous dans le Loft.
Pas besoin d'entrer dans ce double virtuel de la réalité, nous y sommes déjà et il n'y a plus de
distinction, ni de discrimination. L'art non plus ne fait plus exception, il est en quelque sorte
aujourd'hui en immersion ou en submersion. Interactive, interface, même s'il mime la différence et
se donne en spectacle. Cela veut dire que nous sommes tous d'ores et déjà, jusque dans la vie la plus
quotidienne, dans une situation de réalité expérimentale, nous sommes d'ores et déjà des images de
synthèse socio-génétiquement modifiées. C'est un double meurtre symbolique en quelque sorte.
Aujourd'hui, d'une part, tout prend forme d'image, le Réel disparaît sous la profusion des images, ça
on le dit partout, mais on oublie que l'image elle aussi disparaît sous le coup de la réalité. L'image
est la plupart du temps dépossédée de son originalité, de son existence propre en tant qu'image et
vouée à une complicité honteuse avec le Réel. La violence qu'exerce l'image est largement
compensée par la violence qui est faite à l'image. Son exploitation, afin de documentation, de
témoignage, de message, y compris les messages de misère et de violence, son exploitation à des
fins morales, pédagogiques, politiques, publicitaires.
Là prend fin le destin de l'image, à la fois comme illusion fatale, à la fois comme illusion vitale. Les
iconoclastes de Byzance dans la fameuse polémique, voulaient détruire les images pour en détruire
la signification. Aujourd'hui, sous l'apparence du contraire, nous sommes toujours des iconoclastes.
Nous détruisons les images mais d'une autre façon, en les accablant de significations. Nous tuons
les images par le sens. Il y a dans Borges une fable qu'il intitule « Le peuple des miroirs », l'idée que
derrière chaque ressemblance ou représentation, il y a un ennemi vaincu, une singularité défaite, un
objet mort.
Et les iconoclastes l'avaient bien vu, qui pressentaient dans les icônes une manière de faire
disparaître Dieu, mais peut-être Dieu lui-même avait choisi de disparaître derrière les images.
Aujourd'hui de toute façon ce n'est plus Dieu c'est nous qui disparaissons derrière nos images. Plus
de danger qu'on nous vole notre image, qu'on force notre secret, car nous n'en avons plus. Nous
n'avons plus rien à cacher. C'est là à la fois le signe de notre ultime moralité et de notre totale
obscénité. La plupart des images médiatiques ou photographiques actuelles ne reflètent plus que la
misère ou la violence de la condition humaine. Hors, cette misère et cette violence nous touchent
d'autant moins qu'elles sont sur-signifiées. Nous sommes indifférents à ça et il y a là un contresens
total. Pour que le contenu d'une image nous affecte, il faut que l'image existe par elle-même , qu'elle
nous impose sa langue originale, encore une fois plus importante que ce dont elle parle.
Pour qu'il y ait transfert sur le Réel, c'est à dire sensibilisation au Réel à travers l'image, il faut le
contre-transfert de l'image et qu'il soit résolu. Aujourd'hui on voit la violence et la misère partout
devenir, à travers les images, un leitmotiv publicitaire. Même Toscani réintègre dans la Mode, le
Sida, le sexe, la guerre, la mort. Pourquoi pas d'ailleurs, la publicité faite au malheur n'est pas moins
obscène ni plus que celle faite au bonheur mais à une condition : ce serait celle de montrer la
violence de la publicité elle-même, la violence de la mode, la violence du medium, ce dont les
publicitaires sont bien incapables. Or la mode et la mondanité sont elles-même en quelque sorte un
spectacle de mort. La misère du monde est tout aussi visible dans la ligne ou le visage d'un
mannequin que dans le corps squelettique d'un africain. La même cruauté se lit partout si on sait la
voir. Cette image, dite réaliste, ne capte d'ailleurs pas ce qui est mais ce qui ne devrait pas être, c'est
à dire la mort, la misère ; ce qui ne devrait pas exister du point de vue moral et humanitaire. En
même temps, elles en font un usage esthétique et commercial parfaitement immoral. Ces images
témoignent au fond, derrière leur prétendue objectivité, d'un désaveu profond du réel en même
temps que d'un désaveu de l'image, assignée à représenter ce qui ne veut pas l'être, assignée au viol
du Réel par effraction.
Enfin, la dernière violence faite à l'image, c'est peut-être pas la dernière d'ailleurs, enfin, elle semble
définitive, c'est celle de l'image de synthèse et de toutes les nouvelles technologies médiatiques du
visuel. Là on a une image surgie ex-nihilo du calcul numérique et de l'ordinateur, des photos ou des
reportages retravaillés en laboratoire, inventés de toutes pièces. Alors là c'en est fini de
l'imagination de l'image. C'en est fini de son illusion fondamentale puisque dans l'opération de
synthèse, le référent n'existe plus et le Réel n'a même plus le temps d'avoir lieu étant
immédiatement produit comme réalité virtuelle. C'en est fini en quelque sorte de cette prise d'image,
c'est à dire de la présence immédiate à un objet réel dans un instant irrévocable qui faisait l'illusion
magique par exemple de la photo et de l'image en général comme « acting », comme événement
singulier. Une sorte de dernière lueur de réalité dans un monde voué à l'hyper-réel. Dans l'image
virtuelle, il n'y a plus rien de cette exactitude ponctuelle, de ce punctum dans le temps (pour
reprendre l'expression de Roland Barthes à propos de la photographie) ; de ce punctum qui est celui
de l'image analogique.
La photo témoignait, sous cette forme analogique, c'est à dire avec la distance du négatif,
témoignait que quelque chose avait été là et ne l'était plus ; donc d'une absence définitive chargée de
nostalgie. Aujourd'hui, la photo serait plutôt chargée d'une nostalgie de la présence en ce sens que
cette présence nous échappe, la réalité nous échappe et qu'elle serait l'ultime témoignage d'une
présence en direct du sujet à l'objet. Un défi quelque part à cette déferlante numérique des images
de synthèse qui nous attend, qui est d'ailleurs là déjà bien sûr. La relation à l'image, de l'image à son
référent, à la réalité, posait déjà bien des problèmes, tous les problèmes de la représentation bien
entendu mais, lorsque le référent a totalement disparu, parce qu'il n'y a donc à proprement parler
plus de représentation, lorsque l'objet réel s'est évanoui dans la programmation technique de
l'image, lorsque l'image, pur artefact, ne reflète plus rien ni personne, et ne passe même plus par le
stade du négatif, est-ce qu'on peut encore parler d'une image ? Nos images bientôt n'en seront plus
et la consommation elle-même, en sera devenue virtuelle.
Si l'image, comme dit Platon, est au confluent de la lumière venue de l'objet et de celle venue du
regard, alors il n'y aura bientôt plus ni objet ni regard et donc plus d'image. C'est là en quelque sorte
une sorte de revanche ironique du Réel sur l'image. L'image était le lieu de la disparition du Réel
mais elle sombre à son tour sous le coup du Marché de l'image, de la spéculation, de la mode, sous
le coup du principe économique et même, sous le coup du principe esthétique de l'image. Alors, une
fois fait ce constat ni pessimiste, ni optimiste, il est ce qu'il est, les choses sont ce qu'elles sont ; on
peut se demander s'il y a encore des images alternatives qui auraient la chance d'échapper à ce
double meurtre symbolique, à cette double violence ; la violence qu'exerce les images elles-même et
celle qu'elles subissent. Est-ce que les images pourraient retrouver leur puissance propre ? Des
images qui résisteraient à la violence de l'information, et de la communication, pour retrouver, au-
delà de la signification forcée et du détournement esthétique, retrouver en quelque sorte l'événement
pur de l'image.
Retrouver l'image comme originelle, avec sa magie propre, c'est à dire autre chose que la réalité.
Retrouver la monnaie vivante de l'image je dirais. Ça, ce serait pour moi l'enjeu aujourd'hui de la
photographie. Il y aurait là une possibilité , dans cette sorte d'image, de résister au bruit, à la parole,
à la rumeur, par le silence de la photographie. Résister au mouvement, aux flux, à l’accélération par
l'immobilité de la photographie. Résister au déchaînement de l'information par le secret de la
photographie. Résister à l'impératif moral, du sens, de la signification par le silence de la
signification. Résister par dessus tout au déferlement automatique des images et à leur succession
perpétuelle à laquelle on a à faire. Retrouver ces détails poignants de l'objet, punctum (c'est ça que
cela signifie, poignant) et aussi le moment de la photo immédiatement révolu et de ce fait toujours
nostalgique. C'est à dire tout le contraire du flux d'images qui est produit aujourd'hui en temps réel
et qui s'évanouissent en temps réel. D'ailleurs là ce sont à la fois les images de la télévision, et bien
d'autres encore, et la plupart des images photographiques elles-même.
Là, ce que je recherche à travers la photographie, c'est une forme bien spécifique et qui n'est pas
véritablement monnaie courante. Donc, le contraire de ce flux d'images, qui est indifférent lui à
cette troisième dimension de l'image qui est celle du temps. Le flux visuel que nous connaissons ne
connaît que le changement. Non pas le devenir, le devenir n'est pas le changement, ce n'est pas la
même chose ; et l'image n'a même plus le temps de devenir image. Pour que l'objet surgisse, le Réel,
encore faut-il qu'il soit mis en suspens, en suspens du sens, en suspens de l'opération tumultueuse
du monde. Qu'il soit saisi dans le seul moment fantastique qui est celui du premier contact, quand
les choses ne se sont pas aperçues, en quelque sorte, que nous étions là. Quand elles ne se sont pas
encore rangées par ordre d'analyse, quand notre notre absence ne s'est pas encore dissipée ; il y a là
tout un jeu. Mais cet instant est éphémère et il est immédiatement révolu. A la limite, il faudrait
n'être pas là pour le voir. C'est ce que fait en un sens le photographe. Il est caché derrière son
objectif, il a disparu, lui aussi. C'est le prix de l'apparition de l'objet, à savoir la disparition du sujet.
Une phénoménologie de l'absence, habituellement impossible, parce que l'objet, le Réel, est occulté
par le sujet comme par une source lumineuse trop intense qui lui impose du sens, de la signification.
La fonction littérale de l'image est occultée alors par l'idéologie, l'esthétique, le politique ou la
référence aux autres images. La plupart des images, ainsi, parlent, parlent, elles sont intarissables et
elles coupent court à la signification silencieuse de leur objet. Il faut donc, mais c'est peut-être une
utopie, dés-occulter, balayer tout ce qui s'interpose et qui masque cette scène primitive de l'image.
La photo peut-être (certaines photos) permet cette dés-occultation par filtrage du sujet permettant à
l'objet d'exercer sa magie, blanche ou noire. Donc il y a là tout une discipline, une sorte d'ascèse, de
technique du regard à travers l'objectif photographique qui protège l'objet d'une transfiguration
esthétique et de l'emprise de l'art ? Il faut une certaine désinvolture de l'objectif, qui est assurée en
quelque sorte par la technique, pour dégager sans forcer le profil d'apparition des choses.
Le regard photographique n'est pas là pour analyser une réalité, pour lui donner du sens, il est là
pour se poser littéralement sur la surface des choses et illustrer leur apparition sous forme de
fragments et pour un laps de temps très bref auquel succède immédiatement celui de leur
disparition. Enfin, quelque soit le dispositif, une seule chose est toujours présente, mais on l'oublie
souvent, c'est la lumière. La photographie n'est après tout que, littéralement, l'écriture de la
lumière.C'est la lumière qui fait le vide et c'est l'objet qui fait tout le travail, au moins la moitié. Il
faut prendre exemple donc sur l'objet lui-même pour opérer une sorte de déplacement de
l'hégémonie du sujet sur la présence de l'objet.
L'objet photographique vous regarde sans vous voir, sans vous déchiffrer, sans vous donner un sens.
Il vous regarde en silence et le silence de la photo est fait aussi du regard silencieux de l'objet. Il
vous regarde, c'est à dire qu'il vous pense et l'image, un objet elle-même (objet tout à fait spécial
certes) l'image vous pense elle aussi du fond de son silence ; le silence étant une métaphore du
secret ou de toute autre forme d'étrangeté, l'allégorie d'un autre monde. Nous croyons voir dans la
photo le reflet de notre monde mais la photo bien au contraire (une certaine photo) exorcise notre
monde par la fiction instantanée de sa représentation. Et non pas par sa représentation elle-même
qui elle, fait toujours partie de la réalité.
Le problème de la photo est donc en effet de taire quelque chose, de faire silence mais de le faire en
image. Ce silence là est aussi celui du texte, le texte qui laisse parler la langue comme la photo qui
laisse parler l'image avant toute chose est environnée du même silence. Ce silence est une sorte de
diagonale qui traverse les apparences et qui pourrait peut-être même trouver son écho dans l'univers
historique et politique. Il y a un silence d'intensité qui se fait autour de certains événements même si
les nôtres, nos événements, font surtout beaucoup de bruit. Certains événements font silence et
imposent le silence. Pour concevoir une image à l'état pur, c'est à dire hors de cette double violenceci, il faut en revenir à une évidence radicale, c'est qu'elle est un univers à deux dimensions. Qui a
son entière perfection en lui-même et n'est subordonné en rien à une troisième dimension éventuelle
qui est celle du Réel et de la représentation dont l'image, parce qu'elle n'a que deux dimensions,
serait la phase inachevée. Non, l'image est un univers parallèle, une autre scène sans profondeur et
c'est cette dimension de moins qui fait son charme et son génie propre.
Tout ce qui ajoute à l'image une troisième dimension, que ce soit celle du relief, celle du temps et de
l'histoire, celle du son ou du mouvement, celle de l'idée ou de la signification, tout ce qui s'ajoute à
l'image pour la rapprocher du Réel et de la représentation, c'est une violence faite à l'image et qui la
détruit comme univers parallèle avec sa magie propre. L'image photographique est la plus pure, je
pense, parce qu'elle ne simule ni le temps, ni le mouvement et elle s'en tient à l'irréalité la plus
rigoureuse. Toutes les autres formes d'images (ceci n'est pas péjoratif du tout) celles du cinéma, de
la vidéo ou même celles de l'image de synthèse, existent, elles sont là, mais ne sont en quelque sorte
que des formes détournées, dérivées de l'image pure et de sa rupture avec le Réel. Donc l'intensité
de l'image est à la mesure de sa dénégation du Réel et de l'invention d'une autre scène. Faire d'un
objet une image, c'est lui retirer toutes ses dimensions une à une. Le poids, le relief, le parfum, la
profondeur, le temps, la continuité et bien sûr, le sens. C'est au prix de cette désincarnation que
l'image prend cette puissance de fascination et qu'elle devient le medium de l'objectalité pure,
qu'elle devient transparente à une forme de séduction plus subtile. Donc, encore une fois, rajouter
toutes ces dimensions une à une, le relief, le mouvement, le message, le désir, comme on le voit
faire partout aujourd'hui, y compris l'interaction, l'interface, pour faire mieux, pour faire plus réel,
c'est à dire en réalité mieux simuler, c'est un contre-sens total en terme d'image. Et la technique et
l'esthétique y sont prises à leur propre piège.
Contre cette ouverture dans toutes les directions, celle du sens, celle du réel, celle de l'art, la
véritable singularité c'est celle d'un objet ou d'une image ou d'un fragment ou d'une pensée qui,
selon cette belle expression du peintre Roscoe, s'ouvre et se referme simultanément dans toutes les
directions. Une autre citation, elle de Lichtenberg qui me plaît bien, sur cette espèce de diffraction,
il parle de quelqu'un qui pouvait réfracter une pensée que chacun tenait pour simple en sept autres
(comme le prisme avec la lumière du soleil) toutes plus belles les unes que les autres puis, en
rassembler une foule d'autres pour recréer la lumière blanche du soleil, là où les autres ne voyaient
que désordre et confusion. De toute façon, le photographe (j'en parle mais je ne suis pas
véritablement photographe, mais on peut au moins l'imaginer) cherche à disparaître en même temps
qu'il fait évanouir son objet et cela fait partie de l'illusion magique de la photo.
D'ailleurs, c'est une allégorie que j'avais trouvée quelque part, avez-vous remarqué que Dieu est
absent de toutes les photos et pourquoi donc est-il absent de la photo ? Mais parce que c'est lui le
photographe. Ainsi réussit-il à s'évanouir et à laisser le monde exister sans lui comme une fable
poétique. Ainsi nous avons à faire à une sorte de métamorphose, ou plutôt d'anamorphose de la
pensée dans l'image par où elle échappe à tous les types de discours et touche au royaume de la
fable peut-être. C'est à dire la fable, quelque chose qui n'est ni vrai ni réel, quelque chose qui se
raconte littéralement, qui n'existe que par le récit, par la parole, par le mythe littéral et pour moi,
l'image photographique, dans sa forme la plus pure, est une des variantes de la fable. Une manière
au sens fort de sauver les apparences, c'est à dire à travers l'image comme fable, à travers l'image
photo comme instantané fabuleux, de laisser entrevoir que ce monde, qu'on appelle réel, risque à
tout instant de perdre son sens et sa réalité mais que nous ne le supportons pas. Pas plus que nous ne
supportons qu'il n'y ait rien plutôt que quelque chose. Sinon, grâce à ces quelques images, à ces
quelques fables qui se laissent traverser par le vide, qui sont le lieu vivant d'une désintégration des
concepts et qui s'affranchissent des fonctions même de la pensée ; mais qui retracent cette fin
comme le mythe qui s'exalte de cette disparition, comme le mythe exalte et retrace les origines et le
meurtre originel de la réalité.
Ce jeu de l'absence et de la transparition est donc la règle secrète de l'image. C'est par la forme, et
au coeur de la forme que s'opère cette anamorphose, cet évanouissement de l'objet, du contenu, du
sens. En principe, l'opérateur n'y est pour rien. Et le rêve serait que les images se fassent toutes
seules selon une machinalité à la Warhol, qui est la machinalité du rêve lui-même. Dans certains
rêves d'ailleurs, on a devant la beauté de certaines images du rêve un réflexe de photographe qui est
d'avoir oublié son appareil photo. Dans la perspective de ce jeu de disparition et de transparition,
comme règle secrète du jeu de l'image, celle-ci a bien un rapport avec la théorie. L'image serait la
consécration silencieuse de ce qui a force d'être dit et de s'épuiser dans le discours doit se
métamorphoser dans autre chose. Et l'image est la plus belle des métamorphoses du discours ; elle
n'a rien à voir avec lui mais c'est comme si elle l'avait précédé dans une vie intérieure.
De toute façon, la théorie elle-même, une fois allée à sa limite extrême, n'a plus de visage, elle
devient son propre masque. Elle garde toutes les apparences de l'analyse mais, subtilement, elle est
passée de l'autre côté, du côté des phénomènes, du côté de ce dont il n'y a plus rien à dire. C'est
alors qu'apparaît l'image et sa puissance phénoménale. L'image photo, née de cette intuition
phénoménale du monde, succédant à l'intuition analytique, non pas comme transcription, mais
comme transmutation de la théorie. La photographie est donc autre chose que l'art ou l'activité
créatrice, c'est proprement le devenir image de l'objet, le devenir image de la pensée, une espèce de
terminal symbolique du processus de pensée. Et puis en même temps, sa résolution parfaite dans un
objet qui existe pour lui-même, un objet ni réel ni objectif ; dès qu'il est photographié, l'objet cesse
de faire problème. Il est la solution immédiate à tout ce qui est parfaitement insoluble du seul point
de vue de l'analyse. Donc, mutation, métamorphose, anamorphose peut-être, transfert poétique de la
situation analytique. Et à ce moment-là, le punctum, qui est au cœur de l'image, devient le cuntrapunctum généré, le contre-point de la théorie.
Exposé de Jean Baudrillard de 2' à 42'35
puis questions du public