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En synthèse ::les prémices d'un projet interdisciplinaire

2020

En 1972, Claude Béguin (botaniste neuchâtelois) publie une carte précise de la végétation des crêtes du Jura. Ce faisant, il était loin de se douter qu’il créerait les conditions d’émergence d’un projet interdisciplinaire 40 ans plus tard : le projet « Reculet » ou Etude Reculet - Crêt de la Neige. Coordonné par hepia, co-financé par la Communauté de communes du Pays de Gex, le département de l’Ain, hepia et le Laboratoire d’écologie alpine du CNRS de Grenoble, ce projet a réuni 50 personnes de 8 structures de recherche et de gestion de Romandie, Rhône-Alpes et Franche Comté depuis 2010. L’historique du projet est ici présenté et contextualisé dans le « changement global » que connait notre planète. En effet, au milieu des années 2000, les interrogations face au réchauffement climatique du gestionnaire de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura s’affirment. La carte de 1972 est renouvelée pour identifier les éventuelles conséquences de l’évolution du climat sur les...

Les cahiers de la Réserve naturelle | N°1 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? 1 2 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Cet ouvrage constitue le premier volume des cahiers de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura. Il est également le recueil des actes du colloque scientifique international qui s’est tenu les 10 et 11 mars 2016 dans les locaux de la Communauté de communes du Pays de Gex. 1 Préambule La Communauté de communes du Pays de Gex (CCPG) porte et mène à travers son pôle «environnement » différentes actions en faveur des espaces naturels, forestiers et agricoles. Depuis 2003, accompagnée par l’état, la CCPG est gestionnaire de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura. Avec ses 11 000 ha, cette Réserve naturelle nationale (RNN) est une des plus grandes réserves nationales de France. Ainsi la CCPG affirme sa volonté d’assumer les missions de la RNN qui sont : « Gérer les sites, protéger les milieux naturels, informer et sensibiliser le public» L’étude interdisciplinaire « Reculet Crêt de la Neige » remplie totalement ses missions. Financée par la CCPG et le CD01, cette étude a pour objectif d’apprécier les changements intervenus sur la Haute Chaîne du Jura dans les écosystèmes d’altitude durant les 40 dernières années. Les résultats permettront, d’une part de développer et de mener les actions de gestion les plus appropriées de la RNN et, d’autre part de répondre aux questions sur la genèse et la caractérisation de l’état actuel des écosystèmes et sur la tendance évolutive. Les axes de recherche sont nombreux : végétation, pastoralisme, faune sauvage, flore. Durant 3 ans, l’étude a mobilisé sur le terrain, un partenariat d’acteurs locaux et transfrontaliers : chasseurs, alpagistes, naturalistes, élus, université Joseph Fourier de Grenoble, laboratoire d’écologie alpine, haute école du paysage d’ingénierie et d’architecture de Genève. Si le rendu scientifique présente un enjeu nécessaire, l’information auprès de la population revêt un caractère essentiel : le volet scientifique (colloque) est complété par diverses manifestations (conférences, ateliers, animations et expositions) à destination du grand public et surtout des enfants. L’information à la population et le développement du volet pédagogique permettent de mieux comprendre la gestion de la RNN et ses enjeux. Enfin, cette étude permet de comprendre une part de notre histoire à travers l’évolution des pratiques pastorales et des activités humaines sur la Haute Chaîne. Cette étude est notre patrimoine. Se soucier de notre patrimoine naturel pour les générations futures est l’affaire de tous. Je souhaite remercier M. le préfet et M. le sous-préfet, les services de l’état, les équipes de la RNN, les membres du comité consultatif et du conseil scientifique de la RNN mais aussi tous les acteurs, tous les partenaires de ce projet pour le remarquable travail effectué, nécessaire à notre territoire. Enfin, je vous laisse découvrir ce livret qui a lui aussi toute son importance dans le rendu de cette étude. Muriel Bénier Vice-présidente en charge de l’environnement, du développement durable et de la Réserve naturelle Maire de Thoiry 2 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? 3 Préambule C ’est en présence de M. Stéphane Donnot, sous-préfet de Gex, de Mme Véronique Baude, vice-présidente du Conseil Départemental, de Mme Muriel Benier, vice-présidente de la Communauté de communes du Pays de Gex en charge de la Réserve Naturelle et d’un nombreux public que s’est ouvert le colloque international dont les actes sont publiés aujourd’hui. « Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? » Quel titre ambitieux pour ce colloque, mais quelles promesses de découvertes et de surprises durant ces deux jours ! Vous n‘imaginez pas quel fut mon soulagement le 10 mars 2016, à l’ouverture du colloque qui représentait l’aboutissement de quelques longues années de patience et de persévérance. En effet, ce projet a vu le jour au sein du Conseil Scientifique de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura, il y a près de 6 ans. Cette idée a jailli comme une évidence, après que Patrice Prunier, éminent enseignant chercheur à HEPIA (Haute Ecole du Paysage de l‘Ingénierie et de l’Architecture) ait réalisé en 2008 avec Florian Mombrial, actuellement collaborateur scientifique aux Conservatoire et Jardin Botaniques de la ville de Genève, une cartographie actualisée de la zone du Reculet et Crêt de la Neige. Or, nous disposions d’un remarquable document élaboré à la fin des années 1960 et publié en 1972 par M. Claude Béguin, à savoir, une cartographie au 1:5000 ème des groupements végétaux de la même zone. Cette superbe carte m’a servi, comme à beaucoup d’autres naturalistes, de guide pour l’exploration de ce territoire mythique, cœur de la Réserve naturelle. Nul doute que la comparaison des 2 cartographies allait nous permettre d’appréhender les changements susceptibles de s’opérer sur la montagne. Mais, observer des évolutions progressives ou régressives, ce n’était pas une finalité en soi. Par contre, essayer de comprendre les facteurs à l’origine de ces modifications est apparu comme un objectif majeur. Avec le Conseil Scientifique, autour de Patrice, nous avons lancé des hypothèses dont la vérification nécessitait de s’entourer de spécialistes pas toujours disponibles localement. En effet, pour tenter de comprendre le mécanisme de ces évolutions nous avons été amenés à interroger le passé, en explorant les archives historiques avec Alexandre Malgouverné (historien local), ou encore les archives environnementales stockées dans les humus sous forme de grains de pollen avec Pascale Ruffaldi (Université de Besançon). Parmi les constatations faites sur le terrain, certaines concernait le pin à crochets qui orne les sommets et les pentes fraiches du Crêt de la Neige. Sa croissance et sa régénération soulevait des questions auxquelles Daniel Béguin (HEPIA) a tenté de trouver des réponses. Bien sûr, on ne pouvait pas ignorer l’impact des grands herbivores sur le tapis végétal que ceux-ci soient domestiques (ovins ou bovins) ou sauvages (sangliers et chamois). Le pastoralisme qui remonte au moyen-âge a façonné les espaces ouverts d’altitude. Jean-Bruno Wettstein (Bureau d’Agronomie), Camille Doline (SEMA) et Alexandre Malgouverné se sont attelés à ce problème avec la collaboration de quelques alpagistes. Quant aux sangliers, Claude Fisher (HEPIA) s’est entouré de la collaboration des chasseurs locaux du pays de Gex et de la Valserine, des agents de l’ONF et 4 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? de l’ONCFS pour étudier leur occupation du territoire grâce à des captures, des marquages et des suivis télémétriques. Le Chamois nouveau venu sur la chaîne (après la dernière guerre selon Robert Hainard et le Dr. Burnier : Creux de Branvaux 1946) ; son régime alimentaire a fait l’objet d’investigations poussées par une équipe de l’Université de Savoie dont Anne Loison. Cette étude a été aussi l’opportunité d’étudier les éventuels évolutions de plantes mythiques de notre Haute Chaîne, qui à elles seules justifieraient le classement en Réserve naturelle. Ce sont entre autres, le chardon bleu, la grassette de Reuter, l’orobanche du séséli et tout un cortège de plantes qualifiées d’arctico-alpines en raison de leur double et originale répartition, des sommets alpins aux toundras arctiques. Irène Till, Jean Christophe Clément du LECA (Laboratoire d’Ecologie Alpine), Véronique Bonnet du CBNA (Conservatoire Botanique National Alpin), et Patrice Prunier et Fanny Greulich (HEPIA) se sont attaqués avec brio à ce problème. L’équipe qui a réalisé cette étude n’a pas hésité à utiliser des techniques modernes d’investigation, analyses génétiques, radio télémétrie. Un drone a permis d’obtenir de belles images du tapis végétal et des anciennes traces d’occupation humaine. Nos chercheurs se sont même entourés de la collaboration d’auxiliaires minuscules, les mouches Syrphides, dont la présence ou l’absence permet de juger de l’état de conservation d’un milieu. Bref, ce travail a nécessité, comme nous pouvons le constater, une collaboration exemplaire entre chercheurs et diverses institutions et ce n’est pas le moindre de ses mérites. Mais, pour réaliser cet ambitieux programme, il a fallu trouver des financements et ce ne fut pas le moindre de nos soucis. Je voudrais remercier Jean-Paul Roux qui n’a pas ménagé sa peine et grâce auquel nous avons pu obtenir un soutien financier majeur du Conseil départemental et de la Communauté de communes du Pays de Gex. Cette étude devint si familière (mais non routinière) qu’on ne la désigna bientôt plus que par son acronyme ERCN (Etude Reculet Crêt de la Neige). Le colloque qui a dépassé le cadre local pour évoquer des problématiques identiques en Suisse, en Italie ou en Autriche, est une première manière de « rendre » ce qui nous a été prêté. Mais, outre cette manifestation ambitieuse à destination d’un public averti, une exposition accompagnée d’ateliers de démonstration, et des conférences ont été organisées à Gex, puis à Thoiry. Les actes du colloque, ainsi publiés, constituent le n°1 des Cahiers de la Réserve Naturelle, projet de publication déjà ancien, mais que nous n’avions pu réaliser jusqu’à présent. Pour en terminer, il convient de remercier tous ceux, et ils sont nombreux, qui se sont mobilisés durant ces 5 ans et jusqu’à aujourd’hui. Les citer tous serait fastidieux et je craindrais d’en oublier trop. Mais je ferai une mention spéciale d’une part à l’équipe d’HEPIA : Jane, Fanny, Joanne, Patrice, Claude, Daniel et tous les autres qui ont très largement œuvré pour cette étude et ce colloque et d’autre part à l’équipe (actuelle et passée) de la Réserve Naturelle et de la CCPG. Ils ont été sur le terrain aux côté des chercheurs et ils se sont dépensés sans compter pour mener à bien la préparation de cette manifestation. Ce colloque fut une réussite et les présents actes en témoignent. Jacques Bordon Président du Conseil scientifique de 2010 à juin 2016 5 Sommaire 6 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Préambule 2 Introduction 9 Mutations écosystémiques en Haute Chaîne : les prémices d’un projet interdisciplinaire Chapitre I : Végétation Evolution floristique du tapis végétal en Haute Chaîne Le pin à crochet sur les crêtes de la Haute Chaîne : hâte-toi lentement – dynamique de croissance d’une espèce emblématique Paysages et forêts de la Haute Chaîne jurassienne : 900 ans d’histoire pollinique enregistrée dans les humus d’altitude. Premiers constats Quelques données microclimatiques inédites sur les crêtes jurassiennes Chapitre II : Flore Conservation des espèces menacées dans la Haute Chaîne du Jura Les grassettes à grandes fleurs du bassin lémanique Conservation de l’orobanche de Bartling (Orobanche bartlingii) : suivi des populations Conservation de l’orobanche de Bartling (Orobanche bartlingii) : diversité et structure génétique La flore arctico-alpine de la Haute Chaîne à l’aube du XXI ème siècle : vers une disparition inéluctable ? Chapitre III : Faune sauvage Evolution spatiale et numérique des ongulés sauvages dans le massif du Jura français Les saisons du sanglier : utilisation de l’espace par une population vivant entre plaine et montagne Impacts du sanglier sur le tapis herbacé en Haute Chaîne du Jura Régime alimentaire du chamois au Reculet-Crêt de la Neige Chapitre IV : Pastoralisme Les alpages du Reculet – Crêt de la Neige, du moyen âge au milieu des années 1970 La Chenaillette, un espace naturel sensible départemental à la croisée des enjeux pastoraux, paysagers, environnementaux et touristiques. Mise en œuvre et apports d’une démarche de plan de gestion intégrée Influences des pratiques pastorales sur l’évolution de la végétation dans le Haut Jura En synthèse 11 15 17 29 39 49 59 61 67 77 83 91 99 101 111 119 127 137 139 147 155 166 7 8 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? INTRODUCTION 9 10 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Mutations écosystémiques en Haute Chaîne : les prémices d’un projet interdisciplinaire P. Prunier Mail : patrice.prunier@hesge.ch En 1972, Claude Béguin (botaniste neuchâtelois) publie une carte précise de la végétation des crêtes du Jura. Ce faisant, il était loin de se douter qu’il créerait les conditions d’émergence d’un projet interdisciplinaire 40 ans plus tard : le projet « Reculet » ou Etude Reculet - Crêt de la Neige. Coordonné par hepia, co-financé par la Communauté de communes du Pays de Gex, le département de l’Ain, hepia et le Laboratoire d’écologie alpine du CNRS de Grenoble, ce projet a réuni 50 personnes de 8 structures de recherche et de gestion de Romandie, Rhône-Alpes et Franche Comté depuis 2010. L’historique du projet est ici présenté et contextualisé dans le « changement global » que connait notre planète. En effet, au milieu des années 2000, les interrogations face au réchauffement climatique du gestionnaire de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura s’affirment. La carte de 1972 est renouvelée pour identifier les éventuelles conséquences de l’évolution du climat sur les écosystèmes d’une montagne culminant à 1720 m. Contrairement aux attentes, les résultats montrent une stabilité des végétations des lieux secs et froids, tandis que la surface des végétations des pâturages fertiles augmente au détriment des pâturages maigres au cœur des alpages. Ainsi, l’évolution du couvert végétal serait davantage liée aux modes de pâturage qu’au réchauffement climatique. Ce constat est le point de départ du présent projet. Le contexte mondial Personne ne le conteste plus guère, le climat se réchauffe. À l’échelle du globe l’élévation moyenne de la température atteint 1°C en 150 ans pour les zones terrestres et 0,8°C pour les zones océaniques. Certaines zones continentales, notamment le centre du continent eurasiatique, sont même marquées par des élévations atteignant 2,5°C (Hartmann et al., 2013). Les causes de ce réchauffement sont bien connues et résident dans l’utilisation massive d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz, ...) depuis l’avènement de la révolution industrielle. De fait, les équilibres biogéochimiques sont modifiés et l’effet de serre s’accroit (Sutton, 2011). La teneur en gaz carbonique augmente ainsi de manière régulière de 1 à 3 ppm par an depuis 1960, passant de 315 ppm (en 1960) à 390 ppm (en 2013) (Hartmann et al., 2013). En conséquence, les glaciers, banquises et inlandsis fondent. La surface estivale de la banquise arctique a ainsi diminué de plus de moitié en 100 ans. Atteignant 10 à 11 millions de kilomètres carrés lors des étés 1900 à 1910 (GIEC, 2013), elle n’occupe plus que 5 millions de kilomètres carrés en moyenne durant les périodes estivales 2009-2012 (GIEC, 2013; Vaughan et al., 2013). Conséquemment, le niveau moyen des eaux s’élève, d’environ 20 cm depuis 1900, et la fréquence des événements météorologiques extraordinaires augmentent (GIEC, 2013). Cette inflexion du climat et ses conséquences sont régulièrement évoquées dans l’actualité et largement connues. Mais régionalement sur les sommets jurassiens, point de glacier, ni de mer… Qu’en est-il de l’évolution des températures et de ses conséquences ? Le contexte régional Le jura gessien ne comporte pas de station météorologique sommitale 1 . Néanmoins la Dôle, toute proche, comporte une station météorologique de référence pour les crêtes jurassiennes. L’analyse de l’évolution des températures moyennes annuelles récentes à partir des données de MétéoSuisse (Gonzalez, 2013) montre que la température moyenne annuelle a augmenté de 1,3°C depuis 1970. Un seuil de rupture significatif est identifié en 1988. A titre comparatif, le suivi effectué à l’échelle alpine à partir des données de MétéoFrance (Données histalp MétéoFrance - http:// www.mdp73.fr), nous enseigne que la température moyenne annuelle des Alpes du Nord a augmenté de 2,05°C depuis 1900. La zone d’inflexion se situe également à la fin des années 1980. Le climat des Alpes du Nord et des crêtes jurassiennes se réchauffe donc plus fortement qu’à l’échelle mondiale. Ainsi, au milieu des années 2000, conscient de l’ampleur 1. récemment depuis l’automne 2015, 5 stations ont été installées – http://romma.fr/ Introduction 11 du réchauffement climatique global et local, le conseil scientifique de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura s’interroge à propos des conséquences d’une telle évolution sur les espèces et écosystèmes sensibles des crêtes jurassiennes. Géographiquement contraints, dans la mesure où aucune migration altitudinale n’est possible sur des sommets culminants à 1720 m, comment les écosystèmes herbacés sommitaux réagissent-ils ? Certains ont-ils régressés, disparus ou « mutés » ? D’autres se sont-ils développés ? De ces interrogations est né un premier projet circonscrit à une approche botanique. Son but : ré-effectuer la cartographie des associations végétales au 1:5000 ème des zones de crêtes situées entre la Grotte à la Marie du Jura, au sud du Reculet, et le Grand Crêt au nord (Prunier et al., 2009). Réalisée par Claude Béguin à la fin des années 1960 lors de son travail de doctorat, cette carte a été publiée en 1972 dans les Matériaux pour le levé géobotanique de la Suisse (Béguin, 1972). Outre la présence de ce document cartographique de référence, le contexte est favorable puisque des liens entre l’auteur initial et les auteurs récents sont rapidement noués. Ils permettent au travers d’échanges et de visites sur site de reproduire une carte s’appuyant sur des objets (groupements végétaux) et un degré de précision similaires. Les premiers constats Contrairement aux attentes, les résultats de ce travail montrent une stabilité des végétations des lieux secs et longuement enneigés. Les superficies des pelouses sèches calcicoles et longuement enneigées sont similaires. Les écarts constatés de + 8 % pour la première catégorie (cas de l’Alchemillo-Seslerietum) et de - 6 % pour la seconde (cas du Pulsatillo-Anemonetum) sont minimes et relèvent des fluctuations d’échantillonnage. Durant ce même intervalle de temps, les végétations des pâturages les plus fertiles augmentent au cœur des alpages (augmentation de 50 % de la surface du Polygono-Trisetion) en lieu et place des pâturages maigres qui régressent selon leur type de 25 % (cas du Plantagini-Caricetum) à 75 % (cas du CampanuloNardetum). L’apparition de zones à hautes herbes dans les périphéries des alpages est également constatée tout comme l’extension des zones forestières et saulaies à saule appendiculé, notamment à Narderan. L’évolution de ces groupements ligneux est nettement perceptible lors de la comparaison des photos aériennes actuelles et anciennes. Ainsi, le couvert végétal a évolué. Et cette évolution ne se singularise pas par une extension forte des communautés xérophiles et une régression des pelouses longuement enneigées. Progressivement, à l’observation du comportement du bétail séjournant dans les parties centrales des alpages (là où les pâturages maigres ont fortement régressés), l’hypothèse que les principaux changements du couvert végétal observés seraient davantage liés aux modes de pâturage qu’au 12 réchauffement climatique s’affermit. De ces premiers constats et de cette hypothèse est né un projet interdisciplinaire d’étude de l’évolution des écosystèmes de la Haute Chaîne du Jura ou projet « Reculet », autrement nommé, « Etude Reculet-Cret de la Neige ou ERCN ». À quelles questions a-t-il tenté de répondre ? Les questions posées à l’origine du projet sont de quatre ordres qui ont constitués autant de volets du projet. Elles découlent des constats initiaux et ont trait à l’évolution globale du couvert végétal, l’évolution des espèces remarquables, le comportement de la faune sauvage, l’évolution du pastoralisme. Le couvert végétal ou végétation Certaines communautés végétales sont stables d’autres régressent ou progressent, mais qu’en est-il de leur composition floristique précise ? A-t-elle notablement évoluée ? Les ligneux, notamment le pin à crochet et l’épicéa, se développent sur les crêtes à la périphérie des alpages, mais quelle est leur vitesse de croissance ? Fluctue-t-elle beaucoup en fonction des zones ? Les peuplements actuels sont-ils anciens ? Enfin, que nous enseigne l’étude des pollens piégés dans les humus du versant nord du Crêt de la Neige sur l’évolution récente des paysages ? La flore patrimoniale Si la végétation change, qu’en est-il des espèces végétales d’intérêt patrimonial fondant l’existence de la Réserve naturelle, qu’elles soient d’enjeu national ou international comme le chardon bleu (Eryngium alpinum), les grassettes à grandes fleurs (Pinguicula grandiflora), l’orobanche du séséli (Orobanche bartlingii) ou régional, comme les espèces arctico-alpines, les plus sensibles au réchauffement climatique ? L’alimentation du chamois, dont les effectifs ont augmenté sur le secteur durant les dernières décennies, a-t-il une incidence sur ces espèces ? Quel est son spectre alimentaire ? La faune sauvage Depuis une dizaine d’années, les sangliers réalisent de nombreux boutis dans les alpages : quels sont les principaux groupements végétaux affectés ? Quel est le territoire des compagnies ? Comment utilisent-elles les prairies d’altitude ? Les réserves de chasse jouent-elles un rôle dans leur présence ? Le pastoralisme Le pastoralisme semble être le principal facteur d’évolution des communautés végétales, mais quelle est « l’image » actuelle du pastoralisme en Haute Chaîne ? Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Que nous enseignent les archives et les anciens bergers sur les pratiques passées ? Quelle a été la nature de cette évolution ? Est-il possible de caractériser précisément le comportement du bétail sur les alpages ? L’ensemble des questions à traiter est vaste et nécessite des compétences spécialisées et variées. Aussi, une institution seule ne peut relever le défi. C ’est donc un consortium de structures qui se constitue progressivement. Coordonné par hepia, il comprend le Laboratoire d’Ecologie Alpine (LECA) du CNRS (regroupant des chercheurs des universités de Grenoble et Chambéry), le laboratoire chrono-environnement de l’université de Besançon, la chambre d’Agriculture de l’Ain, le Conservatoire Botanique National Alpin, le bureau d’étude Montanum de Ste-Croix et un historien local. Au cours du projet, s’associeront ultérieurement le laboratoire dendrochronologique de Moudon et l’université de Lausanne. Présenté au conseil départemental de l’Ain et à la Communauté de communes du Pays de Gex, le projet est discuté par rapport à son ampleur et à sa finalité. Il est accepté, puis finalisé en mars 2010. Il sera co-financé par la Communauté de communes du Pays de Gex, le département de l’Ain, hepia et le Laboratoire d’Ecologie Alpine, et réunira une cinquantaine de personnes des 8 structures de recherche et de gestion précédemment citées. Il débute officiellement au printemps 2010. Conclusion Ainsi, en 1972 Claude Béguin était-il loin de se douter qu’il créerait 40 ans plus tard les conditions d’émergence d’un projet interdisciplinaire dont la genèse s’est élaboré progressivement en près de 5 ans et le déroulement s’est réalisé sur un laps de temps similaire de 6 ans. Les articles présentés dans cet ouvrage en concentrent de manière synthétique les apports. Structurés scientifiquement, ils ont été allégé dans leurs contenus et formulations au regard des publications scientifiques classiques de manière à toucher un plus large public. Introduction BIBLIOGRAPHIE Béguin, C., 1972. Contribution à l’étude écologique et phytosociologique du Haut Jura. Beitr Geobot Landesaufn Schweiz 54, 1–190. GIEC, 2013. Changements climatiques 2013: Les éléments scientifiques. Résumé à l’intention des décideurs. Contribution du Groupe de travail I au cinquième Rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, [sous la direction de Stocker, T.F., D. Qin, G.-K. Plattner, M. Tignor, S. K. Allen, J. Boschung, A. Nauels, Y. Xia, V. Bex et P.M. Midgley]. Cambridge University Press, Cambridge, Royaume-Uni et New York (État de New York), États-Unis d’Amérique. Gonzalez, C., 2013. Ecologie et vitalité de la grassette de Reuter (Pinguicula reuteri P.A. Genty). (Bachelor HES-SO en Gestion de la Nature). hepia. Hartmann, D.L., Klein Tank, A.M.G., Rusticucci, M., Alexander, L.V., Brönnimann, S., Charabi, Y., Dentener, F.J., Dlugokencky, E.., Easterling, D.R., Kaplan, A., Soden, B.J., Thorne, P.W., Wild, M., Zhai, P.M., 2013. Observations: Atmosphere and Surface, in: Climate Change 2013: The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change. Stocker, T.F., D. Qin, G.-K. Plattner, M. Tignor, S.K. Allen, J. Boschung, A. Nauels, Y. Xia, V. Bex and P.M. Midgley, Cambridge University Press, Cambridge, United Kingdom and New York, NY, USA. Prunier, P., Mombrial, F., Cottu, P.-Y., Travaglini, O., 2009. Réactualisation de la carte phytosociologique du secteur Reculet – Crêt de la Neige. HEPIA, Genève. Sutton, M.A. (Ed.), 2011. The European nitrogen assessment: sources, effects, and policy perspectives. Cambridge University Press, Cambridge, UK ; New York. Vaughan, D.G., Comiso, J.C., Allison, I., Carrasco, J., Kaser, G., Kwok, R., Mote, P., Murray, T., Paul, F., Ren, J., Rignot, E., Solomina, O., Steffen, K., Zhang, T., 2013. Observations: Cryosphere, in: Climate Change 2013: The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change. Stocker, T.F., D. Qin, G.-K. Plattner, M. Tignor, S.K. Allen, J. Boschung, A. Nauels, Y. Xia, V. Bex and P.M. Midgley, Cambridge University Press, Cambridge, United Kingdom and New York, NY, USA. 13 14 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? CHAPITRE I : VÉGÉTATION 15 16 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Evolution floristique du tapis végétal en Haute Chaîne P. Prunier, C. Béguin, F. Greulich, E. Di Maio, M. Matteodo et P. Vittoz Mail : patrice.prunier@hesge.ch Si la cartographie comparée des associations végétales de la Haute Chaîne du Jura a montré une évolution surfacique de certaines unités de végétation, comme les pâturages gras (qui progressent) ou les pâturages maigres mésophiles (qui régressent), qu’en est-il de leur composition floristique ? Au-delà des espèces caractéristiques et dominantes toujours présentes, certaines espèces disparaissent-elles ? Ou de nouvelles espèces sont-elles observées ? Pour répondre à ces questions, une centaine de relevés de végétation ont été réalisés au sein de neuf associations végétales différentes entre 2011-2015, puis comparés aux relevés effectués dans les mêmes unités décrites par Claude Béguin entre 1965 et 1970. Les résultats obtenus confirment les tendances observées dans le cas des évolutions surfaciques. Les unités de pâturages aux sols profonds et eutrophes (VeratroCirsietum, Scillo-Poetum, Alchemillo-Deschampsietum) ou oligotrophes (Plantagini-Caricetum) s’enrichissent en espèces nitrophiles, comme Chenopodium bonushenricus, Poa supina ou Taraxacum officinale et s’appauvrissent en espèces oligotrophiles, comme Agrostis capillaris, Anthoxanthum odoratum, Galium anisophyllon, Potentilla aurea ou Veronica officinalis. Les espèces de lisières montrent une évolution contrastée, avec un recul dans les pâturages gras (augmentation de la pression de pâture) et une progression dans les pelouses calcicoles sèches (diminution de la pression de pâture). Jusqu’à lors, les changements climatiques et la fertilisation azotée liée à la pollution atmosphérique n’influencent pas de manière visible la composition des pâturages de la Haute Chaîne. Elle est par contre fortement influencée par les changements de gestion intervenus (passage d’un pâturage ovin à un pâturage bovin) intervenu dans les années 1970. Introduction Le climat se réchauffe, ce que montrent nombre de mesures, tant au niveau mondial que local, comme présenté dans l’introduction de ce volume (Prunier, 2017). Ce réchauffement a déjà de nombreuses conséquences observables sur la faune et la flore en Europe centrale (Vittoz et al., 2013). De manière générale, on observe au niveau floristique d’importants Chapitre I : Végétation changements sur les sommets alpins élevés (Walther et al., 2005; Wipf et al., 2013), alors que les pelouses alpines et les pâturages subalpins semblent beaucoup plus stables (Matteodo et al., 2016; Vittoz et al., 2009). Pourtant, sur la Haute Chaîne du Jura français, entre la fin des années 1960 (Béguin, 1972) et actuellement, la surface des communautés végétales liées aux lieux secs ou longuement enneigés n’a pas changé, alors qu’on pourrait s’attendre à une augmentation des premières et une réduction des secondes sous l’influence des changements climatiques. Par contre, les pâturages les plus fertiles ont significativement augmenté au cœur des alpages et des formations à hautes herbes, arbustives et forestières se sont développées en périphérie (Prunier et al., 2009). Cette évolution semble être liée avant tout au changement des pratiques agricoles observées sur la Haute Chaîne, avec le remplacement des moutons gardés par des génisses non gardées et l’abandon de certaines surfaces entre 1973 et 1976 (Wettstein et al., 2017). Ainsi, compte tenu de cette évolution physionomique, comment la composition floristique des groupements végétaux évolue-t-elle ? L’enrichissement trophique du sol est-il le facteur contribuant le plus à cette évolution ? Le cas échéant, peut-on identifier des espèces révélatrices de cet enrichissement ? Par ailleurs, au-delà de leur stabilité surfacique, les communautés de pelouses sèches ou longuement enneigées, moins ou non soumises au changement des pratiques, sontelles marquées par le réchauffement climatique ? Le cas échéant des espèces en sont-elles le témoin ? Bien qu’elle ait attiré de nombreux botanistes depuis près de 500 ans, la Haute Chaîne ne dispose pas de placettes de référence permettant un suivi précis de la composition floristique. En revanche, sur la base des descriptions précises des communautés végétales effectuées par C. Béguin (1972), il est possible de rechercher une réponse globale par type de végétation. C ’est cette approche qui a été conduite. Ce travail a donc pour but de comparer, par association végétale, la composition spécifique des communautés herbacées subalpines à 40 ans d’intervalle, afin de détecter indirectement d’éventuels changements dans les conditions écologiques. 17 Méthodes Inventaires floristiques Neuf associations végétales herbacées représentatives des trois principaux contextes écologiques de l’étage subalpin jurassien ont été sélectionnées. Les unités échantillonnées sont présentées dans le tableau 1. Elles couvrent la quasi-totalité de la surface des crêtes jurassiennes du secteur. Les relevés récents ont été réalisés entre 2011 et 2015 sur des surfaces homogènes de 25 m 2 , fragmentées le cas échéant en deux parties. Etant donné qu’aucune information n’était disponible pour relocaliser les relevés historiques, à part des indications de lieux-dits dans les tableaux, les nouveaux relevés ont été choisis sur la base des cartes de la végétation produites vers 1970 (Béguin, 1972) et en 2008 (Prunier et al., 2009), en retenant des surfaces considérées dans les deux cartes comme appartenant à l’association désirée. Chaque association a fait l’objet d’une dizaine de relevés récents (tab. 1), répartis sur l’ensemble de la Haute Chaîne. Les relevés ont été réalisés selon la méthode phytosociologique classique (Braun-Blanquet, 1964). Les relevés historiques ont été réalisés entre 1965 et 1970 sur des surfaces homogènes de superficie variable. Tableau 1 : associations végétales étudiées et nombre de relevés récents et anciens (Béguin, 1972) réalisés. Dans le reste du texte, les noms des associations sont limités aux deux genres (par ex. Scillo-Poetum pour Scillo bifoliaePoetum alpinae Béguin 1972 typicum). Formation Pâturages gras Pelouses calcicoles fraîches Pelouses calcicoles sèches 18 Association : nom français Association : nom latin Nombre de relevés récents Nombre de relevés anciens Pâturage gras à scille à deux feuilles et pâturin des Alpes Scillo bifoliae-Poetum alpinae Béguin 1972 typicum 11 9 Pâturage gras à alchémille et canche cespiteuse Alchemillo-Deschampsietum caespitosae Dietl 1972 10 10 Pâturage gras à vératre et cirse laineux Veratro lobelianae-Cirsietum eriophori Béguin 1972 11 4 Pelouse à laîche ferrugineuse Caricetum ferrugineae Lüdi 1921 10 7 Pelouse à pulsatille des Alpes et anémone à fleurs de narcisse Pulsatillo alpinae-Anemonetum narcissiflorae Béguin 1972 10 10 Groupement des combes à neige à véronique des Alpes et cresson des chamois Veronico alpinae-Hutchinsietum alpinae Béguin 1972 11 6 Pelouse à plantain noirâtre et laîche toujours verte Plantagini atratae-Caricetum sempervirentis Béguin 1972 11 15 Pelouse à alchémille à folioles soudés et seslérie bleuâtre Alchemillo conjunctaeSeslerietum caeruleae Luquet et Aubert 1930 11 18 Pelouse à seslérie bleuâtre et laser siler Seslerio-Laserpitietum sileris Moor 1957 nom. inv. Krähenbühl 1968 11 24 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Analyses statistiques Toutes les analyses statistiques ont été réalisées avec le logiciel R (https://www.r-project.org/). Dans un premier temps, le recouvrement des espèces (r ; + ; 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5) a été converti en dominance numérique (0,1 ; 0,5 ; 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5). Les relevés ont ensuite été traités de trois manières différentes. La composition floristique des relevés anciens et récents a été comparée à l’aide d’une analyse en composantes principales (ACP) pour chaque association considérée, après avoir appliqué une transformation de Hellinger aux relevés, rendant compatible des données de communautés (nombreux 0 pour les absences) à ce genre d’analyses (Legendre et Gallagher, 2001). L’ACP regroupe graphiquement les relevés avec des compositions spécifiques proches. Les espèces expliquant les éventuelles séparations entre relevés anciens et récents (espèces changeant significativement de fréquence ou de recouvrement) ont été mises en évidence en recherchant les espèces différentielles des deux périodes d’inventaires (Dufrêne et Legendre, 1997). La procédure calcule pour chaque espèce sa valeur discriminante, entre 0 et 1, pour distinguer les relevés anciens des relevés récents. Une valeur de 1 correspond à une présence exclusive dans un des groupes, 0 étant une répartition égale entre les deux groupes. L’espèce est considérée comme différentielle du groupe lorsque cette valeur est considérée significative à l’aide d’un test basé sur des permutations aléatoires entre groupes. L’optimum écologique de chaque relevé a été estimé par le calcul d’une moyenne pondérée par le recouvrement des indices écologiques (Landolt et al., 2010) de chaque espèce présente pour les valeurs de température (T), humidité (F), richesse en nutriments (N), pH du sol (R) et lumière (L). Les valeurs des relevés historiques et récents ont été comparées à l’aide d’un test de Wilcoxon-Mann-Whitney. Résultats Pâturages gras Les trois ACP des relevés de pâturages sur sol fertile montrent une partition temporelle nette entre les relevés historiques et les relevés récents selon l’axe 1, indiquant des compositions floristiques très différentes entre années d’inventaires (fig. 1 pour l’AlchemilloDeschampsietum). Les espèces présentant les plus fortes augmentations de fréquence entre les deux périodes sont avant tout des espèces d’herbages eutrophes à tendance rudérale, comme Poa supina, Taraxacum officinale aggr., Ranunculus acris subsp. friesianus, Rumex alpestris ou Cerastium fontanum subsp. vulgare (tab. 2). Inversement, les espèces présentant les plus fortes diminutions de fréquence sont des espèces de prairies et pâturages mésotrophiles ou oligotrophiles, comme Agrostis capillaris, Galium anisophyllon, Homogyne alpina ou Euphorbia cyparissias (tab. 2), ou Chapitre I : Végétation Figure 1 : analyse en composantes principales de l’Alchemillo-Deschampsietum. L’axe 1 (PC1) représente 9,2 % et l’axe 2 (PC2) 4,2 % de la variance. Les relevés historiques sont représentés par des ronds noirs et les relevés récents par des triangles rouges. La nette séparation entre les relevés historiques et récents selon l’axe principal montre une évolution importante de la composition floristique. des espèces à long cycle biologique ayant leur optimum en situation de lisières ou de pâturages extensifs comme Daphne mezereum, Veratrum lobelianum s.l. ou Vicia sepium (tab. 2). La forte diminution des fréquences de Scilla bifolia et Crocus albiflorus est due à des différences de phénologie lors des relevés, les relevés ayant été effectués à des périodes différentes de l’année. Les valeurs indicatrices moyennes, selon Landolt et al. (2010), donnent des résultats hétérogènes entre associations, avec une augmentation des espèces nitrophiles dans toutes les associations, mais significative seulement pour l’Alchemillo-Deschampsietum (tab. 3 et fig. 2), une augmentation des espèces héliophiles dans le Scillo-Poetum, une flore en moyenne plus acidophile dans le Scillo-Poetum et l’Alchemillo-Deschampsietum (tab. 3 et fig. 3). Seul le Scillo-Poetum montre un changement pour la température, mais avec une diminution de la valeur moyenne (tab. 3). Malgré la séparation complète entre relevés historiques et récents du Veratro-Cirsietum, aucun changement significatif des valeurs indicatrices n’a été relevé. Néanmoins, le faible nombre de relevés historiques (4) diminue le pouvoir statistique de telles comparaisons. 19 Tableau 2 : évolution de la fréquence (en %) et valeur discriminante des 10 espèces présentant la plus forte augmentation et des 10 espèces avec la plus forte diminution moyenne dans les pâturages gras. La dernière colonne donne la moyenne de l’évolution pour les trois associations. Les valeurs discriminantes en orange sont significatives à p < 0,05. Scillo-Poetum Espèce AlchemilloDeschampsietum Veratro-Cirsietum Evolution [%] Val. discr. Moyenne Evolution [%] Val. discr. Evolution [%] Val. discr. évolution Poa supina 73 0,73 30 0,30 Taraxacum officinale aggr. 60 0,74 30 0,46 36 0,36 42 Chenopodium bonus-henricus 9 0,09 70 0,70 36 0,36 38 Ranunculus acris subsp. friesianus 44 0,89 80 0,90 -11 0,35 38 Gnaphalium sylvaticum 46 0,46 27 0,27 37 Veronica serpyllifolia subsp. humifusa 55 0,55 10 0,10 33 Daucus carota 69 0,87 -10 0,10 30 Rumex alpestris -8 0,24 -20 0,47 82 0,82 18 Cerastium fontanum subsp. vulgare 51 0,66 -10 0,23 9 0,09 17 Lotus corniculatus 33 0,82 -40 0,31 36 0,36 10 Euphorbia cyparissias -67 0,67 -40 0,22 -30 0,34 -46 52 Vicia sepium -91 0,88 -30 0,39 -18 0,49 -46 Veratrum lobelianum -67 0,67 -70 0,70 -9 0,52 -49 -50 0,50 -71 0,61 -40 0,37 -55 0,65 -55 -73 0,65 -57 Homogyne alpina Trisetum flavescens Galium anisophyllon -40 0,47 Daphne mezereum -60 0,40 -50 -60 Agrostis capillaris -37 0,42 -70 0,71 -91 0,73 -66 Crocus albiflorus -82 0,93 -100 1,00 -100 1,00 -94 Scilla bifolia -100 1,00 -100 1,00 Pelouses calcicoles fraiches Les ACP des relevés du Veronico-Hutchinsietum et du Pulsatillo-Anemonetum montrent une partition temporelle entre les relevés historiques et les relevés récents selon l’axe 1, similaire à celle montrée dans la figure 1. En revanche, ce n’est pas le cas pour l’ACP du Caricetum ferrugineae qui présente une structuration liée aux conditions écologiques (gradients de nutriments disponibles et d’humidité du sol; fig. 4). L’écologie des espèces avec une augmentation ou une diminution de fréquence entre les relevés historiques et récents est hétérogène (tab. 4). Toutefois, parmi les espèces en progression, on trouve des espèces 20 -100 oligotrophiles liées aux sites frais et longuement enneigés (Salix retusa, Bartsia alpina, Pinguicula grandiflora), aux lisières (Knautia dipsacifolia) ou aux landes (Rhododendron ferrugineum). Les espèces en diminution sont globalement davantage liées à des sols riches en nutriments. Elles présentent leur optimum dans les mégaphorbiaies (Adenostyles alliariae, Centaurea montana, Primula elatior), les prairies et pâturages gras (Campanula rhomboidalis, Myosotis alpestris) ou les landes (Homogyne alpina). Du point de vue des types biologiques, deux chaméphytes sont en augmentation (Rhododendron ferrugineum, Salix retusa). Les espèces en régression sont plutôt des végétaux à rosette (Hieracium murorum aggr., Homogyna alpina, Primula elatior, Veronica alpina). Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Tableau 3 : significativité (valeurs de p) des différences entre les valeurs écologiques de Landolt et al. (2010) des relevés historiques (Béguin, 1972) et récents selon un test de Wilcoxon-Mann-Whitney non apparié. Les différences significatives (p < 0,05) sont en couleur, le fond bleu indiquant une diminution de la valeur moyenne et le fond rouge une augmentation. Formation Pâturages gras Pelouses calcicoles fraîches Pelouses calcicoles sèches T N F L R Scillo-Poetum Association 0,0159 0,1119 0,0562 <0.0001 <0.0001 AlchemilloDeschampsietum 0,5376 0,0003 0,1655 0,0524 0,0113 Veratro-Cirsietum 0,0557 0,3429 0,1040 0,1040 0,0777 Caricetum ferrugineae 0,0155 0,0220 0,1915 0,7034 0,5458 Pulsatillo-Anemonetum 0,7394 0,6305 0,9118 0,1618 0,7959 Veronico-Hutchinsietum 0,6605 0,0782 0,0006 0,0202 0,0002 Plantagini-Caricetum 0,8355 0,0362 0,0362 0,0108 0,0020 Alchemillo-Seslerietum 0,0922 0,1056 0,0006 0,0183 <0.0001 Seslerio-Laserpitietum 0,0770 0,0230 0,0187 0,7719 0,2283 Figure 2 : distribution des valeurs indicatrices de Landolt et al. (2010) pour la teneur en éléments nutritifs (surtout azote) dans le sol. Les pâturages gras sont en vert, les pelouses calcicoles fraîches en bleu et les pelouses calcicoles sèches en orange. Pour chaque association, les relevés historiques sont à gauche (tons clairs) et les relevés récents à droite (tons foncés). La ligne noire donne la médiane et le rectangle est limité par les 1 er et 3 ème quartiles. La largeur des rectangles est proportionnelle au nombre de relevés inclus dans l’analyse. Chapitre I : Végétation 21 Figure 3 : distribution des valeurs indicatrices de Landolt et al. (2010) pour le pH du sol. Les associations avec des valeurs élevées possèdent une flore plus basophile. Mêmes symboles que dans la figure 2. Le Caricetum ferrugineae montre une diminution des valeurs indicatrices pour la température (plus grande tolérance au froid) et pour les nutriments (plus oligotrophe ; tab. 3 et fig. 2). Le Veronico-Hutchinsietum possède dans les relevés récents une flore correspondant à des conditions plus sèches, plus lumineuses et avec un pH du sol plus élevé (tab. 3 et fig. 3). Aucun changement significatif n’est observé pour le Pulsatillo-Anemonetum. Pelouses calcicoles sèches Figure 4 : analyse en composantes principales du Caricetum ferrugineae. L’axe 1 (PC1) représente 15,4 % et l’axe 2 (PC2) 7,2 % de la variance. Les relevés historiques sont représentés par des ronds noirs et les relevés récents par des triangles rouges. Relevés historiques et récents montrent ici des compositions très proches, à l’exception d’un groupe de relevés historiques caractérisés par l’importance de Crepis pyrenaica, Heracleum sphondylium, Trisetum flavescens, Campanula rhomboidalis. L’axe 1 montre un gradient de température et de nutriments dans le sol (relevés les plus thermophiles et les plus riches à droite) alors que l’axe 2 montre un gradient d’humidité (relevés les plus xérophiles en bas). 22 L’ACP des relevés du Plantagini-Caricetum montre une partition temporelle nette entre les relevés historiques et récents selon l’axe 1. Concernant l’AlchemilloSeslerietum, une structuration temporelle se dégage selon l’axe 2, mais la partition est avant tout écologique. Enfin, pour ce qui est du Seslerio-Laserpitietum, la séparation temporelle est peu marquée. Tant les espèces en progression (par ex. Phyteuma orbiculare, Carex caryophyllea, Ranunculus carinthiacus ; tab. 5) que les espèces en régression (par ex. Agrostis capillaris, Campanula rotundifolia, Arabis ciliata, Nigritella rhellicani) appartiennent majoritairement aux prairies et pâturages oligo- à mésotrophiles. Néanmoins, parmi les taxons en progression on peut noter l’importance des espèces ayant leur optimum en situation de lisières ou de pâturages extensifs (Laserpitium latifolium, Pimpinella saxifraga, Seseli libanotis, Gentiana lutea, Rhinanthus alectorolophus, Sideritis hyssopifolia, Trifolium montanum). Parmi, les taxons en régression on note l’importance des espèces acidophiles au sein du Plantagini-Caricetum (Agrostis capillaris, Anthoxanthum odoratum, Potentilla aurea, Veronica officinalis). Au-delà de ces tendances, on remarque de grandes différences entre associations des pelouses calcicoles sèches, avec plusieurs espèces montrant une réaction très contrastée. C ’est le cas Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Tableau 4 : évolution de la fréquence (en %) et valeur discriminante de toutes les espèces en augmentation et des 10 espèces avec la plus forte diminution moyenne dans les pelouses calcicoles fraîches. La dernière colonne donne la moyenne de l’évolution pour les trois associations. Les valeurs discriminantes en orange sont significatives à p < 0,05. Caricetum ferrugineae Espèce Pulsatillo-Anemonetum Veronico-Hutchinsietum Moyenne Evolution [%] Val. discr. Evolution [%] Val. discr. Evolution [%] Val. discr. évolution Salix retusa 30 0,30 10 0,15 82 0,82 41 Bartsia alpina 37 0,59 -10 0,57 91 0,91 39 Knautia dipsacifolia 1 0,50 70 0,74 36 Pinguicula grandiflora 43 0,46 10 0,10 27 Rhododendron ferrugineum 40 0,40 10 0,23 25 Carex sempervirens -19 0,37 0 0,52 64 0,64 15 Hieracium murorum aggr. -57 0,57 20 0,46 -50 0,50 -29 Primula elatior -3 0,25 -60 0,60 -32 Campanula rhomboidalis -59 0,71 -10 0,11 -35 Phyteuma orbiculare -19 0,15 -50 0,50 Homogyne alpina -30 0,28 -50 0,75 Myosotis alpestris -26 0,28 -50 0,55 -38 Centaurea montana -26 0,27 -60 0,64 -43 Adenostyles alliariae -14 0,32 -50 0,51 Linum alpinum -29 0,29 -60 0,67 Veronica alpina de Trifolium montanum et Potentilla aurea (tab. 5), mais aussi de plusieurs espèces non retenues dans le tableau 5, comme Euphorbia cyparissias (-25 % dans le Plantagini-Caricetum, +23 % dans l’AlchemilloSeslerietum, +24 % dans le Seslerio-Laserpitietum), Silene nutans (-44 % dans le Plantagini-Caricetum, -36 % dans l’Alchemillo-Seslerietum, +50 % dans le Seslerio-Laserpitietum) ou Cerastium arvense subsp. strictum (-59 % dans le Plantagini-Caricetum, +29 % dans l’Alchemillo-Seslerietum, -6 % dans le SeslerioLaserpitietum). Le Plantagini-Caricetum et le Seslerio-Laserpitietum montrent une augmentation significative des espèces liées aux sols riches en nutriments depuis les années 1970 (tab. 3 et fig. 2). De même, les espèces héliophiles et préférant un sol basique (fig. 3) sont significativement plus nombreuses dans le Plantagini-Caricetum et Chapitre I : Végétation -35 -24 -67 0,31 0,67 -35 -44 -45 -100 1,00 -100 l’Alchemillo-Seslerietum. Par contre, ces deux dernières associations divergent quant à l’humidité du sol, avec, en moyenne, des espèces plus xérophiles dans l’AlchemilloSeslerietum et moins xérophiles dans le PlantaginiCaricetum (tab. 3). Discussion Evolution de la teneur en nutriments du sol et causes possibles L’évolution de la composition floristique constatée montre un fort lien avec le niveau trophique du sol. Néanmoins, tandis que la composition des pâturages gras et des pelouses calcicoles sèches, notamment 23 Tableau 5 : évolution de la fréquence (en %) et valeur discriminante des 13 espèces avec la plus forte augmentation et des 13 espèces avec la plus forte diminution moyenne dans les pelouses calcicoles sèches. La dernière colonne donne la moyenne de l’évolution pour les trois associations. Les valeurs discriminantes en rouge sont significatives à p < 0,05. Espèce Plantagini-Caricetum Alchemillo-Seslerietum Seslerio-Laserpitietum Moyenne Evolution [%] Evolution [%] Evolution [%] évolution Val. discr. Val. discr. Val. discr. Rhinanthus alectorolophus 64 0,48 37 0,47 34 0,54 45 Phyteuma orbiculare 43 0,49 10 0,55 48 0,53 34 Carex caryophyllea 45 0,46 18 0,18 32 Ranunculus carinthiacus 37 0,51 45 0,46 9 0,09 30 Laserpitium latifolium 36 0,21 18 0,34 24 0,66 26 Seseli libanotis 25 0,23 32 0,56 21 0,29 26 Pimpinella saxifraga 40 0,45 7 0,32 23 0,27 23 Sideritis hyssopifolia 9 0,06 27 0,27 34 0,42 23 Botrychium lunaria 28 0,40 9 0,09 19 Koeleria pyramidata 20 0,43 -5 0,43 34 0,40 16 Linum ockendonii 45 0,32 -5 0,25 9 0,09 16 Trifolium montanum 41 0,35 -20 0,39 25 0,31 15 Gentiana lutea 11 0,39 4 0,48 29 0,61 15 Potentilla aurea -65 0,65 31 0,31 Anthoxanthum odoratum -26 0,22 -52 0,54 18 0,18 18 0,18 -59 0,57 -41 0,57 -10 0,14 -50 0,50 -2 0,07 -65 0,65 Polygonatum odoratum Veronica officinalis Campanula glomerata Galium mollugo aggr. -17 -20 -21 -26 -26 9 0,06 -28 0,28 Narcissus pseudonarcissus -14 0,18 -43 0,51 -29 Nigritella rhellicani -14 0,16 -58 0,57 -36 Arabis ciliata -76 0,77 -1 0,18 -39 Crocus albiflorus -41 0,54 -39 0,39 -40 Ajuga reptans -44 0,59 -44 0,44 -44 Campanula rotundifolia -20 0,19 -72 0,72 -46 Agrostis capillaris -64 0,94 -78 0,78 -71 le Plantagini-Caricetum (seule unité végétale des pelouses calcicoles sèches au sol profond), révèle un sol plus riche en nutriments, la composition de deux des pelouses calcicoles fraîches révèle inversement un appauvrissement de la teneur en nutriments. De ce fait, la possibilité d’une influence prépondérante de la fertilisation azotée spontanée par les eaux de pluies (Bobbink et al., 2010; Roth et al., 2013) semble à écarter. Les eaux de pluie des alpages en Suisse présentent une très faible concentration en ammoniac (ce niveau est inférieur à 0,5 µg.m -3 de 2004 à 2012, alors qu’il est de l’ordre de 7 µg.m -3 dans les zones d’élevage intensif sur la même période; OFEV 2014). Enfin, leur charge globale en azote (ensemble des polluants atmosphériques azotés) 24 -28 se situe entre 10 et 15 kg∙ha -1 ∙an -1 pour la périphérie du bassin genevois, alors qu’elle dépasse localement 40 kg∙ha -1 ∙an -1 dans certaines zones orientales du Plateau suisse (Météotest 2013 in OFEV, 2014). Loin de grands centres d’élevage et d’une grande métropole, l’influence des précipitations azotées de toute nature n’apparait donc pas comme un facteur majeur d’eutrophisation des alpages jurassiens. En revanche, le remplacement des moutons comme bétail estivant, jusqu’en 1973, par des bovins non laitiers à partir de 1976, ainsi que les modalités de déplacement de ces bovins observées récemment sur les alpages de Curson et Thoiry Devant par suivi GPS (Wettstein et al., Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? 2017) apparaissent comme les facteurs déterminants de cette évolution. Contrairement aux moutons qui étaient conduits pour une utilisation complète de l’alpage, les bovins demeurent en libre parcours et consacrent une grande part de leur temps dans la partie centrale des alpages et à proximité des points d’eau, sur les secteurs les moins escarpés. Leur chargement sur le VeratroCirsietum est près de deux fois supérieur à celui sur le Plantagini-Caricetum et 20 fois supérieur à celui sur le Seslerio-Arctostaphyletum (Wettstein et al., 2017). Les bovins sont aussi moins aptes à trier les éléments de bonne qualité fourragère que les ovins au mode de préhension labial (Ginane dans Wettstein et al., 2017). Il en résulte une fertilisation indirecte, liées à l’accumulation des déjections, et une pression de sélection accrues sur le tapis végétal. Les espèces eutrophiles, à court cycle de développement et tolérant le piétinement sont ainsi favorisées par le changement des modalités de pâturage sur le secteur. Ce changement de nature du bétail estivant s’est aussi accompagné d’un abandon ou a minima d’une très faible fréquentation des secteurs sommitaux ombragés du Crêt de la Neige où se développent préférentiellement les communautés de pelouses longuement enneigées et où la régénération du pin à crochet est marquée (Béguin, 2017). L’arrêt du pâturage ovin, contribuant au prélèvement de biomasse et à la fertilisation indirecte de ce secteur, expliquerait la régression des espèces herbacées nitrophiles, qui bénéficiaient ponctuellement des déjections, et des petites espèces à rosettes. Ces dernières sont concurrencées par des espèces de plus grande taille (Vittoz et al. 2009) au sein de communautés comme le Caricetum ferrugineae (association dont la richesse en espèces nitrophiles régresse significativement) principalement située sur ce secteur. Influence des changements climatiques Aucune des associations ne montre une augmentation des espèces thermophiles, pouvant correspondre à des conditions climatiques devenues plus chaudes. Le contraire s’observe même dans deux associations, le Scillo-Poetum et le Caricetum ferrugineae. Une autre influence du réchauffement climatique pourrait être un assèchement du sol, les températures plus élevées augmentant l’évapotranspiration. Mais là aussi, aucune tendance globale n’est observable dans les résultats. L’augmentation des températures ne semble donc pas avoir encore d’influence observable sur la composition des communautés végétales de la Haute Chaîne. Cette stabilité correspond aux observations précédentes effectuées à l’étage subalpin dans les Alpes ou aux USA (Matteodo et al., 2016; Price et Waser, 2000; Vittoz et al., 2009). Elle s’explique probablement par un tapis végétal dense, avec une forte compétition interspécifique qui limite l’installation de nouvelles espèces et par la longévité importante des espèces de prairies et pâturages (la plupart ont une demi-vie supérieure à 15 ans, voire une longévité bien supérieure en raison de leur reproduction clonale (Ozinga et al., 2007). Néanmoins, des changements lents ne sont pas à exclure dans le futur. Chapitre I : Végétation Evolutions spécifiques Le changement dans la nature du bétail, soit la substitution d’un pâturage ovin, comprenant de petits animaux légers et mobiles, par un pâturage bovin, constitué de ruminants plus lourds occupant davantage les parties centrales des alpages, a une influence majeure sur l’évolution de la composition de deux groupes de végétaux : les espèces sensibles à la teneur du sol en nutriments et les espèces à long cycle biologique des lisières. Comme présenté dans les résultats, les espèces nitrophiles rudérales, comme Cerastium fontanum subsp. vulgare, Chenopodium bonus-henricus, Poa supina, Rumex alpestris, Taraxacum officinale ou Veronica serpyllifolia subsp. humifusa, sont favorisées dans la partie centrale des alpages au sein des pâturages fertiles. Ponctuellement des espèces monocarpiques (espèces mourant après la fructification) sont apparues au sein des écorchures du Veratro-Cirsietum, telles Capsella bursa-pastoris, Galeopsis tetrahit, Geum urbanum ou Lamium maculatum. Leur fréquence est faible, et l’augmentation n’est pas significative, mais aucune de ces espèces monocarpiques ne figurait au sein des relevés historiques. Inversement, l’arrêt de la pâture par les moutons en 1973 (Wettstein et al., 2017) au sein des pelouses fraiches difficiles d’accès et éloignées des points d’eau (comme le Caricetum ferrugineae sur l’envers du Crêt de la Neige) se traduit dans une moindre ampleur par la disparition ou la très forte régression des espèces nitrophiles rudérales, telles qu’Achillea millefolium, Alchemilla vulgaris aggr. (le plus souvent A. monticola), Poa supina (espèces faiblement représentées il y a 40 ans et non présentées dans les tableaux), ainsi que de certains taxons xérophiles comme Centaurea alpestris, Koeleria pyramidata ou Linum ockendonii, qui devaient bénéficier de microniches sur des zones ouvertes rocailleuses. L’augmentation de la pression pastorale se traduit également par la régression de taxons oligotrophiles des pelouses maigres acidophiles, comme Agrostis capillaris, Dactylorhiza sambucina, Geum montanum, Potentilla aurea ou Viola canina, propres au NardoAgrostion, ou de taxons calcicoles, comme Alchemilla conjuncta aggr., Arabis ciliata, Dianthus hyssopifolius, Galium anisophyllon, Gentiana lutea ou Scabiosa lucida, propres à l’Agrostio-Seslerion, voire à plus large amplitude tels qu’Avenula pubescens, Cerastium arvense subsp. strictum, Cirsium acaule, Euphorbia cyparissias, Euphrasia rostkoviana au sein des pâturages gras comme au sein du Plantagini-Caricetum. Inversement, les taxons oligotrophiles, comme Bartsia alpina ou Salix retusa, sont favorisés dans les pelouses fraiches. Le second groupe d’espèces montrant une évolution significative depuis 40 ans est celui des espèces de lisières. En effet, les modifications du bétail estivant et des pratiques se traduisent par une augmentation de la pression pastorale sur les parties centrales d’alpage, ce qui induit la raréfaction d’espèces telles que Digitalis grandiflora, Hypericum maculatum, Lathyrus pratensis, Veratrum lobelianum, Valeriana officinalis aggr. ou Vicia 25 sepium, qui sont entravées dans l’accomplissement de leur cycle du fait de l’augmentation de l’abroutissement et du piétinement. Inversement, ce même groupe d’espèces bénéficie de la plus faible pression pastorale sur les parties périphériques ou dans les pelouses calcicoles sèches, et des espèces comme Gentiana lutea, Laserpitium latifolium, Pimpinella saxifraga, Seseli libanotis, Sideritis hyssopifolia ou Trifolium montanum sont favorisées. La situation est analogue pour les pelouses longuement enneigées qui sont marquées par un enrichissement en chaméphytes, notamment Rhododendron ferrugineum et Salix retusa, la première profitant certainement aussi d’un entretien moindre des alpages par les bergers. Limites de l’étude Idéalement, une telle étude devrait reposer sur des carrés permanents, marqués sur le terrain et assurant des répétitions d’inventaires localisés toujours au même endroit, comme réalisé dans le projet GLORIA (Gottfried et al., 2012) ou les études effectuées sur les sommets alpins (par ex. Wipf et al., 2013). Une alternative consiste à relocaliser aussi précisément que possible les anciens inventaires sur la base de descriptions ou de coordonnées (par ex. Gillet et al., 2016; Matteodo et al., 2016). Dans notre cas, aucune donnée historique ne le permettant, une approche moins précise, basée sur une comparaison statistique de données anciennes et récentes a dû être utilisée. Cette approche est donc susceptible d’induire des biais dans les résultats. Par exemple, le groupe isolé de relevés historiques observé dans le Caricetum ferrugineae, sans relevé récent proche, peut être dû à une zone particulière qui n’a, par hasard, pas été revisitée. Cependant, la séparation régulière des relevés historiques et récents dans les ACP (fig. 1), ce qui est le cas de six associations sur les neuf considérées, crédibilisent les constats réalisés ; les relevés étant répartis sur l’ensemble des crêtes considérées pour les deux périodes et intégrant la diversité des types de végétation et des situations. De même, la cohérence des résultats entre l’évolution qualitative des compositions spécifiques observées (progressions et régressions) et l’évolution quantitative des surfaces constatées pour ces mêmes associations, permettent de dire qu’un changement a réellement eu lieu dans la nature de la végétation de ces alpages. Néanmoins, des suivis avec une localisation plus précise des relevés s’imposent à l’avenir. nutriments du sol, ainsi que les pressions de piétinement et d’abroutissement. Des espèces eutrophiles rudérales ont été favorisées, tandis que les espèces oligotrophiles acidophiles, calcicoles et de lisières à long cycle ont régressé. Inversement, une légère tendance au développement des espèces de lisières dans les pelouses calcicoles sèches traduit une déprise agricole sur ces surfaces. Cette approche qualitative vient confirmer les résultats obtenus précédemment avec une approche quantitative surfacique et les premières observations de C. Béguin (1996) : « C ’est avant tout le changement de mode d’exploitation (ovins ou bovins) qui modifie le cadre végétal (…). Actuellement, le tapis végétal paraît subir une certaine mutation ». Aucune tendance globale significative ne se dégage pour l’heure quant à une éventuelle influence sur la composition floristique de l’élévation marquée des températures moyennes annuelles depuis 40 ans. Remerciements à François Gillet pour ses remarques constructives lors de la relecture du manuscrit. Conclusion Les modifications de la composition floristique observées suite à la comparaison à 40 ans d’intervalle de deux états du tapis végétal attestent de l’influence prépondérante du changement des pratiques pastorales. Le passage d’un pâturage ovin, propre au début et à la première moitié du XX e siècle en Haute Chaîne, à un pâturage bovin en 1976 a engendré une augmentation de la pression pastorale au cœur des alpages, augmentant la teneur en 26 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? BIBLIOGRAPHIE Béguin, C., 1996. Associations végétales et paysages d’alpage du Reculet-Crêt de la Neige. Le Jura : connaître – gérer – protéger, dans: Actes Des Premières Rencontres Jurassiennes. Gex, 15-16 oct. Béguin, C., 1972. Contribution à l’étude écologique et phytosociologique du Haut Jura. Beitr Geobot Landesaufn Schweiz 54, 1–190. Béguin, D., 2017. Le pin à crochet sur les crêtes de la Haute Chaîne: hâte-toi lentement – dynamique de croissance d’une espèce emblématique. Cah. Réserve Nat. 1, 29–37. 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Béguin Mail : daniel.beguin@hesge.ch Espèce emblématique des crêtes de la Haute Chaîne du Jura, et du Crêt de la Neige en particulier, le pin à crochet (Pinus mugo ssp. uncinata (DC.) Domin.) a suscité de nombreuses interrogations quant à son origine historico-géographique, à son développement au cours des périodes récentes et à son expansion en lien éventuel avec des modifications du milieu, qu’elles soient de nature climatique ou d’usage sylvo-pastoral. Pour mettre en évidence la contribution stationnelle sur la dynamique de croissance de pins à crochet, nous avons inventorié et mesuré tous les ligneux (y compris les plantules) dans trois placettes de 100 m 2 choisies en fonction de l’exposition et de la position par rapport à la crête. Six pins entre 1 m et 1,80 m de haut ont été coupés au collet et découpés pour compter et mesurer les cernes d’accroissement à différentes hauteurs. En complément, cinq pins au port dominant ont été carottés à une hauteur de 1,30 m. Enfin, dans la situation la plus favorable au pin et dans laquelle la présence simultanée d’épicéas a été constatée, ces derniers ont fait l’objet des mêmes mesures que les pins de petite taille (sans coupe). Dans les trois placettes, les températures ont été relevées à l’aide de capteurs thermiques disposés au niveau du sol. L’existence dans la placette la plus favorable (exposition Sud-Est) d’une cohorte de pins âgés de 15 à 22 ans, très homogènes en taille et à forte croissance annuelle laisse à penser à une modification récente des usages pastoraux. Dans les zones les plus froides en versant Nord, la croissance est plus lente et la structure du peuplement traduit une certaine stabilité du milieu à l’époque récente (XIX e et XX e siècles). Les deux pins les plus âgés, observés en versant Nord, sont issus de germinations datant des années 1650-70. Dans la zone du canyon du Crêt de la Neige, lieu des pins les plus emblématiques en situation de crête, l’individu le plus âgé semble issu d’une germination aux environs de 1760. La présence d’épicéas a été observée de façon sporadique en zone de crête, avec une croissance plus faible que celle du pin à crochet. La concurrence entre ces deux espèces est donc faible pour le moment. En dépit de son apparence emblématique, le pin à crochet n’est ainsi pas forcément Chapitre I : Végétation une espèce relictuelle en situation sommitale dans le secteur du Crêt de la Neige, et présente aujourd’hui une forte dynamique sur les versants exposés les plus favorables, à la suite probablement de modifications dans les usages pastoraux (réduction de la pression pastorale en situation de crête). Introduction Les environnements extrêmes fascinent par les stratégies adaptatives auxquelles ils contraignent les espèces qui tentent de s’y établir. Le pin à crochet (Pinus mugo ssp. uncinata (DC.) Domin.) figure parmi ces espèces capables de se développer dans des conditions où peu d’autres ligneux parviennent à le concurrencer, que ce soit en situation exposée de crête rocheuse d’altitude au sol superficiel et sec ou dans les hauts-marais tourbeux où la présence d’une nappe d’eau presque affleurante le laisse également quasi seul à constituer les formations forestières ou pré-forestières des pinèdes sur tourbe. Dans les deux cas, lorsque les conditions édaphiques ou climatiques sont un peu plus favorables, c’est l’épicéa (Picea abies (L.) H. Karst.) qui s’y établit en peuplements susceptibles de concurrencer le pin, soit dans une succession évolutive du milieu, soit en se côtoyant de manière stable par une zonation visible, par exemple en couronne de haut-marais particulièrement boisés (Freléchoux et al., 2004). Sur les crêtes rocheuses de l’arc jurassien, le pin à crochet offre ses plus beaux peuplements dans la Haute Chaîne, au voisinage des sommets jurassiens les plus élevés, où il en est devenu une espèce emblématique. L’origine biogéographique de cette espèce et son développement dans certains milieux de l’arc jurassien au cours des périodes récentes ont suscité de nombreuses interrogations ; sa présence étant souvent assimilée à un haut degré de naturalité du fait de la valeur attribuée aux milieux qu’il colonise et à son aspect vénérable (Bégeot et Richard, 1996; Reille, 1991). Malgré cela, l’importance de ses peuplements semble avoir passablement fluctué au cours de l’histoire récente, avec 29 une augmentation observée dans certaines tourbières jurassiennes notamment (André et André, 2008). La récolte de bois, la création d’ouvertures dans le couvert forestier, entre autres par le feu, et l’interaction avec le bétail semblent participer, à des degrés divers et selon les contextes, à une dynamique favorable à cette espèce dans l’arc jurassien (André et André, 2008). Toujours estil que le pin à crochet a sans doute trouvé en situation de crête une forme de refuge postglaciaire donnant à ces stations d’altitude un caractère bien particulier ; cette situation lui vaut d’être potentiellement exposé à d’éventuels changements de végétation déterminés par des modifications climatiques qui impliqueraient une remontée progressive des étages de végétation. Les peuplements qu’il forme dans les environnements froids où il constitue avec Huperzia selago les pinèdes à lycopodes (Huperzio-Pinetum) (Richard, 1961) en font également un élément sensible à toute forme de réchauffement du milieu. Par cet ensemble de caractéristiques, le pin à crochet est une espèce particulièrement intéressante à étudier en lien avec des changements d’ordre climatique ou avec l’évolution des pratiques pastorales en région de montagne. Partant du constat de son abondance, voire de sa recrudescence dans certains secteurs de montagne, les questions suivantes au sujet du pin à crochet ont été posées dans le cadre du projet Reculet (2011-2016) : • qu’en est-il de la dynamique de régénération du pin à crochet dans le secteur du Crêt de la Neige ? Estil possible d’effectuer un lien entre celle-ci et une modification des pratiques sylvo-pastorales ? • que peut-on dire de l’âge des pins du Crêt de la Neige ? • qu’en est-il des différences de croissance du pin en fonction de sa situation sur les versants de part et d’autre de la crête ? • l’épicéa est-il un candidat sérieux pour supplanter le pin en situation de crête ? Méthodes Site d’étude Effectuée dans le cadre du projet Reculet (Prunier, 2017), cette étude s’est focalisée sur les peuplements de pins à crochet du secteur du Crêt de la Neige (alt. 1717 m, F-01), constituant avec le Reculet les deux plus hauts sommets du Jura franco-suisse, dans sa partie sud-ouest dominant le Bassin genevois et le Pays de Gex (F-01). Barrière orographique pour les courants atlantiques, ces crêtes bénéficient de précipitations abondantes (~ 2 000 mm/an). Les conditions hivernales y sont particulièrement rigoureuses par l’exposition aux vents en situation de crête et par l’accumulation d’un important manteau neigeux en particulier dans les creux et les revers. Dominés par une géologie calcaire, les sols y sont souvent très superficiels, excepté certaines zones d’éboulis froids, lieux d’accumulation d’humus tourbeux, ou sur les replats du versant Sud-Est ; secteurs où se concentre l’activité pastorale (estivage de vaches principalement) et où les sols peuvent être relativement épais et décarbonatés à la faveur de marnes ou de loess accumulés. Cette partie de la Haute Chaîne constitue par ailleurs depuis 1993 le cœur de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura dont le caractère subalpin abrite une flore et une faune particulièrement remarquables. Dispositif d’observation Pour mettre en évidence la contribution des conditions stationnelles à la dynamique de croissance des pins à crochet, trois placettes d’étude de 100 m 2 ont été choisies en fonction de l’exposition et de leur position par rapport à la crête, la première en versant Nord sur éboulis froids (T°C moy. annuelle: 5,7°C*, durée période de végétation: 119 jours*, couverture neigeuse prolongée d’un mois par rapport à la crête* – Huperzio-Pinetum), la seconde en versant Nord à proximité de la crête (T°C moy. annuelle: 9,0°C*, durée période de végétation: 159 jours*, couverture neigeuse “normale”* – PulsatilloAnemonetum), et la troisième en versant Sud-Est (T°C moy. annuelle: 10,0°C*, durée période de végétation: 149 jours*, couverture neigeuse prolongée de 10 jours par rapport à la crête* – Seslerio-Arctostaphyletum (*: données hepia, Prunier et O’Rourke 2017) (fig. 1). À compter du stade de plantule, tous les ligneux y ont été inventoriés et mesurés au cours du printemps 2013 : hauteur, diamètre à la base (deux mesures perpendiculaires), excentricité de la cime par rapport au point d’enracinement central, et derniers accroissements apicaux annuels lorsque ce fut possible. Les germinations de l’année n’ont pas été prises en compte. Sur la base de cet inventaire, six pins issus du recrû d’une hauteur de 1,00 m à 1,80 m ont été sélectionnés aléatoirement dans chacune des placettes, puis coupés au collet et découpés en tronçons de 10 cm sur lesquels les cernes d’accroissement furent comptés et mesurés ; le but est de reconstituer une courbe de croissance en hauteur par la détermination des âges respectifs auxquels se trouvaient chacun d’eux aux différentes hauteurs auxquelles les coupes ont été effectuées. En complément pour chaque placette, cinq pins au port dominant (adultes) ont été carottés à l’aide d’une tarière dendrologique à une hauteur d’un mètre, également au printemps 2013. Les cernes extraits ont été comptés et mesurés au vingtième de millimètre sur une table de mesures couplant observation à la binoculaire et enregistrement des positions de ceux-ci. Les courbes de 1 30 données hepia , Prunier et O’Rourke 2017 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 1 : placettes d’étude adoptées pour l’étude de la régénération du pin à crochet, en situation d’éboulis froids en versant Nord – végétation du type Huperzio-Pinetum (à gauche), en versant Nord à proximité de la crête du Crêt de la Neige – végétation du type Pulsatillo-Anemonetum (au milieu) et en versant Sud-Est – végétation du type Seslerio-Arctostaphyletum (à droite) (photo de gauche : P. Prunier, photos du milieu et de droite : D. Béguin). croissance ainsi obtenues furent synchronisées au cas par cas lorsque les années caractéristiques n’apparaissaient pas de façon synchrone. Pour compléter la vision dans la zone sommitale, cinq pins dominants supplémentaires ont été carottés en bordure Nord du Canyon du Crêt de la Neige, sur des sols superficiels. Dans la situation la plus favorable au pin, dans laquelle la présence simultanée d’épicéas a été constatée, en versant Sud-Est, trois individus (h = 1,00-1,20 m) de chacune des deux espèces ont fait l’objet d’une analyse de la croissance apicale inférée par la détermination de l’âge des branches au niveau de chacun des verticilles observés le long du tronc. A chaque arrêt annuel de croissance du bourgeon apical, ces deux espèces vont développer l’année suivante un nouveau verticille de branches. En mesurant la hauteur de chacun de ces verticilles, il est ainsi possible d’établir une courbe de croissance en évitant la destruction des individus observés, un critère déterminant dans cette situation très particulière. L’âge des branches a donc été déterminé par une section prise au niveau de l’insertion dans le tronc, avant l’établissement de courbes moyennes pour comparaison entre ces deux espèces. La validité des âges obtenus par cette méthode originale a par ailleurs été vérifiée en appliquant cette dernière sur plusieurs pins prélevés dans les autres parcelles. Dans les trois placettes, les températures ont été relevées à l’aide de capteurs thermiques disposés au niveau du sol, l’interprétation de ces courbes permettant également de déduire la durée des périodes sans neige à partir de l’amplitude des variations journalières observées. Chapitre I : Végétation Résultats Dans les trois parcelles de 100 m 2 , 93 pins à crochet ont été inventoriés en versant Nord (creux froid), 29 en versant Nord (crête), accompagnés à cet endroit par trois épicéas, et 38 en versant Sud-Est. La structure des peuplements de pins illustrée par la distribution des hauteurs réparties par classes de 50 cm laisse apparaître en versant Nord, sur éboulis froids (creux Nord) une majorité d’individus de taille inférieure à 50 cm, alors que ceux-ci sont majoritairement proches de 1 m de haut à proximité de la crête, voire entre 1 m et 1,50 m en versant Sud-Est (fig. 2). Dans cette dernière situation, on note par ailleurs l’absence d’individus supérieurs à 2,50 m, contrairement aux deux parcelles en versant Nord. La distribution des accroissements apicaux mesurés au sommet des pins, correspondant à l’accroissement annuel de l’année précédant le relevé (2012) illustre d’importantes différences en fonction des parcelles : cet accroissement est en moyenne de 1,1 cm en versant Nord froid, de 10,8 cm en versant Nord à proximité de la crête, et de 8,7 cm en versant Sud-Est (fig. 2, tab. 1). L’âge des six individus prélevés sur chacune des parcelles montre une relativement grande hétérogénéité en versant Nord froid, avec des individus âgés de 56 à 102 ans ; en revanche, en versant Nord à proximité de la crête et plus encore en versant Sud-Est, les âges sont très rapprochés puisqu’ils varient entre 19 et 31 ans dans le premier cas, entre 15 et 22 ans dans le second. Rapportant la hauteur totale des arbres à l’âge observé au collet, il est possible d’évaluer grossièrement une vitesse annuelle de croissance pour les pins entre 1,00 m et 1,80 m. Celle-ci avoisine 1,5 cm/an dans les situations les plus draconiennes et 5 cm/an dans les conditions les plus favorables (tab. 1). L’accroissement radial moyen observé au collet varie entre 0,26 mm/ an en versant Nord sur éboulis froids et 1 mm/an en versant Nord en crête. 31 Distribution des (cm) NF - classes de hauteurs hauteur 50 versant Sud-Est 50 100 150 200 250 300 30 Frequency 10 0 10 0 0 0 20 30 Frequency 20 10 20 30 40 40 crête Nord 40 éboulis Nord Frequency SE - classes de hauteur 50 50 NH - classes de hauteur 0 50 100 treeNF.dat$hauteur 150 200 250 300 0 300 40 30 Frequency 10 20 40 30 Frequency 20 0 10 20 250 versant Sud-Est 0 15 200 50 50 50 30 Frequency 20 10 0 10 150 SE - classes d'accroissement crête Nord 40 éboulis Nord 5 100 treeSE.dat$hauteur Distribution des accroissements annuels (cm)NH - classes d'accroissement NF - classes d'accroissement 0 50 treeNH.dat$hauteur 0 5 treeNF.dat$accroisMOY 10 15 20 treeNH.dat$accroisMOY 0 5 10 15 20 treeSE.dat$accroisMOY Figure 2 : distribution des hauteurs (en cm, par classes de 50 cm) et des derniers accroissements apicaux annuels (en cm) pour les pins à crochet inventoriés sur les trois parcelles de 100 m 2 , respectivement en versant Nord dans la zone d’éboulis froids (éboulis Nord) et à proximité de la crête (crête Nord), ainsi qu’en versant Sud-Est. Tableau 1 : âge établi à une hauteur h = 1,00 m et croissance radiale annuelle moyenne pour les pins dominants carottés au voisinage des parcelles étudiées (n= 3 x 5, incluant deux rayons), complété des âges et des accroissements radiaux/apicaux annuels moyens obtenus par comptage des cernes au collet pour les pins du recrû échantillonnés dans chacune des parcelles en versant Nord dans la zone d’éboulis froids et à proximité de la crête, ainsi qu’en versant Sud-Est (n= 3 x 6). Adultes (port dominant) Recrû (h = 1 à 1,8 m) âge (ans, min./ max.) àh=1m croissance radiale (mm/an) âge (ans, min./ max.) au collet croissance en hauteur (cm/an) croissance radiale (mm/an) versant Nord (éboulis froid) 117 - 249 0,60 56 - 102 1,6 cm/an 2012 : 1,1 cm 0,2 versant Nord crête 48 - 227 0,73 19 - 31 5,2 cm/an 2012 : 10,8 cm 1,0 78 - 218 1,04 15 - 22 4,7 cm/an 2012 : 8,7 cm 0,9 versant Sud-Est 32 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 3 : croissance apicale moyenne du recrû établie par comptage des cernes sur des sections de troncs prélevés tous les 10 cm, dans les parcelles en situation d’éboulis froids en versant Nord (NF, n=6), en versant Nord à proximité de la crête (NC, n=6) et en versant Sud-Est (EST; n=6). Observée sur la base des successions obtenues par comptage des cernes sur les sections de tronc prélevées tous les 10 cm, la croissance annuelle en hauteur du recrû varie fortement en fonction des conditions stationnelles, la situation sur éboulis froids se démarquant par une croissance particulièrement ralentie (fig. 3). Pour atteindre une hauteur de 1,00 m, un pin à crochet mettra ainsi près de 65 ans dans ces conditions particulièrement exigeantes, alors que cette même hauteur sera atteinte après 20 ans dans les situations plus favorables observées en versant Sud-Est, voire même un peu moins à proximité de la crête. L’estimation des âges à h = 1,00 m des pins carottés dans les conditions d’éboulis froids en versant Nord s’échelonne de 117 à 249 ans (n=5), en versant Nord à proximité de la crête de 48 à 227 ans (n=5) et de 78 à 218 ans en versant Sud-Est, toujours à hauteur du prélèvement (n=4). La croissance radiale annuelle moyenne s’élève à 0,60 mm/ an (min. 0,37, max. 0,82 mm/an) sur éboulis froids du versant Nord, à 0,73 mm/an (min. 0,42, max. 1,72 mm/an) en versant Nord à proximité de la crête, et à 1,04 mm/an (min. 0,70, max. 1,64 mm/an) en versant Sud-Est (tab. 1). Dans la zone de crête à proximité du Canyon, en situation exposée sur des sols particulièrement superficiels, la croissance radiale annuelle moyenne observée est la plus faible, soit 0,56 mm/an (min. 0,48, max. 0,76 mm/an) (tab. 1). Le dernier cerne complet mesuré est pour tous les arbres prélevés celui de 2012. Chapitre I : Végétation Les courbes de croissance établies sur la base des moyennes par année des accroissements de tous les pins d’une même placette permettent d’illustrer les variations de croissance comparée entre les trois placettes sur la période 1887 – 2012, alors que l’individu le plus âgé échantillonné sur éboulis froids en versant Nord permet d’obtenir une courbe de croissance sur la période 1764 – 2012 dans ces conditions si particulières, et sur la période 1786 – 2012 sur ce même versant à proximité de la crête (fig. 4). Les pins prélevés en situation de crête à proximité du canyon montrent une croissance particulièrement faible, liée à des sols très superficiels (fig. 4 – courbe violette). La période 1810 – 1870 montre une croissance ralentie dans toutes les stations, traduisant les répercussions d’un refroidissement climatique lié au petit âge glaciaire. Par ailleurs, on constate un certain ralentissement dans la croissance des pins en versant Sud-Est, une fois qu’ils ont atteint à h = 1,00 m un âge observé de 25-30 ans. Dans la situation de coexistence du pin à crochet et de l’épicéa observée à mi-pente sur le versant Sud-Est, l’établissement des courbes de croissance comparées pour ces deux espèces indique une croissance initiale légèrement plus rapide pour l’épicéa jusqu’à une hauteur de 60-70 cm. Au-delà, le pin montre sur l’intervalle considéré une croissance plus rapide en s’illustrant par des accroissements apicaux annuels une fois et demi à deux fois supérieurs à l’épicéa (fig. 5). 33 Figure 4 : croissance radiale moyenne mesurée à h = 1,00 m pour les pins dominants carottés en versant Nord sur éboulis froids (noir), en versant Nord à proximité de la crête (rouge) et en versant Sud-Est (vert). Les points inférieurs à l’axe horizontal indiquent une croissance inférieure à 1 mm/an (échelle logarithmique). La courbe violette correspond aux pins carottés sur la crête à proximité du canyon. Figure 5 : croissances apicales comparées de l’épicéa et du pin à crochet observées en situation de coexistence en versant Sud-Est sur des individus de 1,20 m de hauteur (n = 3 pour chaque espèce). 34 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Discussion Versant nord La situation observée dans la pinède à lycopodes (creux froid du versant nord) illustre un peuplement de pins à crochet présents sur le site depuis près de 350 ans pour les individus les plus âgés, ceci en postulant que la croissance du recrû jusqu’à une hauteur d’un mètre, hauteur à laquelle jusqu’à 250 cernes furent comptés, fut similaire jadis à la croissance observée aujourd’hui sur les pins de cette taille (1 à 1,6 cm/an) dans les mêmes stations. La structure du peuplement ne semble en outre pas traduire de rupture importante dans la dynamique de régénération, une forme de relative stabilité à l’échelle des XIX ème et XX ème siècles sur ce secteur. Toutefois, cette régénération demeure actuellement marquée puisque de nombreux individus de petite taille y ont été observés. Si la croissance s’avère effectivement être particulièrement lente – mais régulière – dans ces conditions extrêmes (Duret et Knutti, 2008; Richard, 1961), la fermeture progressive semble toutefois se poursuivre, lentement mais sûrement. Il est ainsi possible que l’installation d’un couvert forestier du type que nous observons actuellement trouve son origine quelque part au cours du XVII ème siècle, sous la forme d’une formation secondaire suite à d’importants déboisements (Ruffaldi et al., 2017). Crête et versant sud-est Quant au recrû observé en situation de crête, et plus encore sur le versant Sud-Est, il illustre une dynamique de colonisation presque synchrone, contrairement à la situation en versant Nord sur éboulis froids, situation dans laquelle toutes les classes de taille sont représentées. Il est d’ailleurs étonnant de constater le peu de jeunes recrûs dans la situation la plus favorable (Sud-Est), alors même que cette station a vu l’installation de nombreux pins constituant aujourd’hui une strate relativement dense d’individus entre 1 et 2 m de haut, à forte croissance et d’un âge très proche, en l’absence d’arbres de taille supérieure. Ceci laisse à penser que leur installation en nombre dans les années 1980-90 a pu se faire à la faveur d’une modification des pratiques pastorales, qui auraient pu intervenir quelques années plus tôt (Wettstein et al., 2017) avec un abandon des secteurs peu accessibles au bétail et/ou un intervalle sans pâture qui permit au recrû de s’installer. Il est même possible que la densification relative de la strate herbacée provoquée par cet arrêt de pâture ait ensuite freiné l’établissement de nouvelles plantules, par un effet de concurrence accrue au niveau des espaces disponibles au sol. Une fois atteint une hauteur de 2 à 3 mètres (25-30 ans après avoir atteint 1 m), la pression des contraintes édaphiques semble devenir plus forte, du fait du peu de sol à disposition en rapport avec les besoins de croissance d’un individu de cette taille. Ceci expliquerait ainsi un certain ralentissement de la croissance observé à partir d’une certaine hauteur chez les individus Chapitre I : Végétation en situation ce crête, bien qu’ils y aient bénéficié de conditions relativement favorables à leur installation et à leur croissance au cours des premières décennies. Cette croissance lente est d’ailleurs particulièrement marquée sur les arbres adultes dans la zone du canyon, à proximité immédiate de la crête et là où les sols sont les plus superficiels. Un couvert neigeux d’épaisseur moindre en situation de crête, du fait de son exposition aux vents, permet un certain allongement de la période de végétation, en particulier un démarrage printanier plus précoce, malgré des risques accrus de gels tardifs au sol. En outre, une disparition rapide des amas de neige au voisinage des branches de pin vient sans doute limiter également l’intensité des attaques de champignons filamenteux du genre Herpotrichia couvrant les aiguilles d’un feutrage qui peut sérieusement affecter la croissance, voire la survie des pins et des épicéas ; observation régulièrement faite dans les zones d’accumulations neigeuses importantes de l’arc alpin également (Nierhaus-Wunderland, 1996). Autre forme d’adaptation qui semble conférer au pin à crochet un avantage en situation de pente à fort enneigement, celle de son port en crosse. Le pin peut ainsi ployer dans le sens de la pente, poussé par le mouvement lent du manteau neigeux, voir même s’en trouver en partie déraciné ou cassé, conduisant à une forte excentricité de certains individus, particulièrement dans les situations les plus pentues (jusqu’à 2 m dans les pentes du versant Nord). Plus généralement, la souplesse de ses rameaux, son port groupé et la position de son bourgeon terminal protégé par de longues aiguilles en extrémité de rameau semblent conférer au pin une meilleure adaptation à la pression exercée la neige. De plus, il présente probablement avec cette configuration un attrait moindre pour le bétail susceptible de l’abroutir, ceci en comparaison de l’épicéa dont les bourgeons en extrémité de rameaux sont davantage exposés. Ainsi, probablement que dans les premiers stades de croissance, la compétition au sein du couvert herbacé, l’éventuelle pression de pâture ou d’abroutissement, et l’importance du couvert neigeux constituent les facteurs déterminants les plus importants. Puis, à partir d’une hauteur de 2 à 3 mètres, ce sont probablement les facteurs édaphiques qui viennent à se montrer les plus limitants pour la croissance du pin. Leur combinaison au cours du temps et selon les situations in situ va conditionner la régénération et la croissance du pin. Pin et épicéa L’épicéa, par son caractère dominant dans les principales formations forestières en deçà des situations de crête, est un concurrent tout désigné du pin à crochet, en plus d’être à même de recoloniser les secteurs pâturés à partir de leur limite altitudinale inférieure avec la forêt. S’il est observé au stade de recrû de façon sporadique en zone de crête, l’épicéa s’est montré plus présent dans des secteurs moins exposés du versant Sud-Est. Néanmoins, d’après les observations effectuées dans 35 ces zones de coexistence, la concurrence entre ces deux espèces n’y est que faible pour le moment. Certes l’épicéa semble légèrement à son avantage en termes de croissance lorsqu’il présente une taille inférieure à 60-70 cm mais, une fois cette taille atteinte, le pin à crochet le rattrape et montre une croissance nettement meilleure. Cette hauteur peut également être mise en relation avec une certaine pression d’abroutissement, obligeant l’épicéa à freiner son développement aérien, du moins temporairement (Béguin, 2007). Il se peut par ailleurs que l’inertie plus grande observée dans la croissance de l’épicéa dans des conditions climatiques changeantes puisse continuer à jouer en faveur du pin à crochet, tel qu’observé dans le Vercors (Rolland et al., 1995). Ainsi donc, dans les conditions climatiques récentes ou actuelles, le pin ne semble guère souffrir de concurrence avec l’épicéa, dans ses bastions du Crêt de la Neige et du Reculet. Il sera toutefois intéressant d’observer si le passage, à un moment donné, d’un seuil en matière d’extrêmes climatiques (durée d’enneigement plus courte, température moyenne plus élevée en période de végétation, sécheresses estivales accrues), favorise l’épicéa. De tels points de rupture marquant un changement soudain se manifestent en effet régulièrement dans l’évolution de systèmes fortement contraints. plus rapide que le pin, il semble ensuite ralenti par des limites climatiques qui en font, dans ces situations sommitales, un concurrent modeste pour le pin. Mais jusqu’à quand ? Remerciements Cette étude n’aurait pu être réalisée sans le financement concédé par la Communauté de communes du Pays de Gex ainsi que le conseil départemental de l’Ain et sans le soutien d’hepia, et en particulier de son Institut TerreNature-Environnement, dans le cadre du projet Reculet coordonné par Patrice Prunier (hepia). Quant au travail de terrain, il a bénéficié des autorisations et du soutien logistique apporté par la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura, et fut réalisé en particulier grâce aux contributions de Charles Tercier, Daniel Velhinho et Patrice Prunier. Qu’ils en soient ici remerciés. Le Laboratoire romand de dendrochronologie (Moudon, Suisse) a par ailleurs mis à disposition ses équipements et son expertise pour l’observation et la mesure des cernes de croissance. Merci également à Jean-Michel Gobat pour sa relecture attentive du manuscrit. En dépit de son apparence emblématique pour cette région de l’arc jurassien, le pin à crochet n’est pas forcément à considérer comme une espèce relictuelle en situation sommitale dans le secteur du Crêt de la Neige. Les recherches historiques seront mieux à même de répondre à cette interrogation (Ruffaldi et al., 2017). Toutefois, la dynamique observée actuellement sur les versants exposés les plus favorables illustre une évolution qui peut être mise en relation avec des modifications dans les usages pastoraux allant dans le sens d’une pression de pâture moindre en situation de crête. Conclusion La régénération du pin à crochet est active dans le secteur du Crêt de la Neige. Une modification même temporaire des pratiques pastorales allant dans le sens d’un abandon de certains secteurs sur le versant SudEst en particulier, peut être à l’origine d’une installation synchrone importante de pins qui y trouvent alors des conditions de croissance relativement favorables. Les pins les plus âgés ont été observés dans les milieux les plus stables et les plus extrêmes dans les éboulis froids du versant nord. Le pin peut y atteindre 350 ans sans pour autant atteindre une grande taille. Si son installation peut raisonnablement être mise en lien, au moins partiellement, avec des modifications de pratiques pastorales facilitant son installation, les conditions climatiques extrêmes en situation de crête sont un facteur limitant important pour sa croissance, à partir d’une certaine hauteur. Quant à l’épicéa, même s’il présente dans ses premiers stades une croissance 36 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? BIBLIOGRAPHIE André, M., André, G., 2008. Le Pin à crochets (Pinus uncinata Ramond ex DC. var. rotundata [Link] Antoine) des tourbières : preuves historiques de son indigénat dans le massif jurassien et dynamique des peuplements suite aux actions anthropozoogènes. Nouv. Arch. Flore Jurassienne 6, 57–109. Bégeot, C., Richard, H., 1996. L’origine récente des peuplements de Pin à crochets (Pinus uncinata Miller ex Mirbel) sur la tourbière de Frasne et exploitation de la tourbe dans le Jura. Acta Bot. Gallica 143, 47–53. Béguin, D., 2007. Tree regeneration and growth in wood pastures: patterns and processes (Thèse de Doctorat). Laboratoire Sol et Végétation, Université de Neuchâtel, Neuchâtel, Suisse. Duret, S., Knutti, J., 2008. Etude fine de la végétation des enclaves boréo-alpines sur éboulis froids de basse altitude (Jura, Préalpes suisses, Dévoluy et Chartreuse) (Travail de Master). Laboratoire Sol et Végétation, Université de Neuchâtel, Neuchâtel, Suisse. Freléchoux, F., Buttler, A., Schweingruber, F.H., Gobat, J.-M., 2004. Spatio-temporal pattern of bog pine (Pinus uncinata var. rotundata) at the interface with the Norway spruce (Picea abies) belt on the edge of a raised bog in the Jura Mountains, Switzerland. Ann. For. Sci. 61, 309–318. Nierhaus-Wunderland, D., 1996. Maladies fongiques en haute altitude. Biologie et symptômes. La Forêt 9, 8–14. Prunier, P., 2017. Mutations écosystémiques en Haute Chaîne : les prémices d’un projet interdisciplinaire. Cah. Réserve Nat. 1, 11–13. Prunier, P., O’Rourke, J., 2017. Quelques données microclimatiques inédites sur les crêtes jurassiennes. Cah. Réserve Nat. 1, 49–57. Reille, M., 1991. L’origine de la station de pin à crochets de la tourbière de Pinet (Aude) et de quelques stations isolées de cet arbre dans les Vosges et le Jura. Bull. Société Bot. Fr. Lett. Bot. 138, 123–148. doi:10.1080/01811797.1991.10824915 Richard, J.-L., 1961. 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Girardclos et P. Prunier Mail : pascale.ruffaldi@univ-fcomte.fr L’analyse des pollens conservés dans des couches d’humus acides forestiers peut être utilisée pour apporter des informations sur la dynamique de la végétation. Ces petits enregistreurs paléoenvironnementaux permettent de restituer l’image de la pluie pollinique à une échelle très locale. Dans la Haute Chaîne jurassienne, sur le versant nord-ouest du Crêt de la Neige, une première étude pollinique a été effectuée sur des accumulations très épaisses d’humus acides dans des pinèdes à lycopodes (Huperzio-Pinetum) et des pessières à sphaignes (Sphagno-Piceetum) et nous révèle mille ans d’histoire du couvert forestier en altitude. Elle a permis d’identifier une installation du peuplement forestier actuel de pinède à lycopodes dès la fin du XVI e siècle, à la fin d’une grande phase d’activités pastorales reconnue par les historiens. Introduction Les analyses paléoenvironnementales montrent que le couvert forestier s’est lentement transformé au cours des dix derniers millénaires (Beaulieu de et al., 1994). Elles sont, de ce fait, indispensables pour comprendre l’évolution de la dynamique de la végétation, car elles offrent une vision temporelle continue de ces changements et de leurs impacts sur la biodiversité. Au cours de l’Holocène, différents peuplements se sont succédés dans le Jura et dans l’Europe de l’Ouest. Des pinèdes aux forêts de feuillus, de la chênaie mixte aux hêtraies-sapinières mêlées d’épicéa en altitude, le climat a initialement conditionné la composition et l’évolution de la végétation. Au V e et VI e millénaire avant notre ère, les premières communautés néolithiques se sont implantées dans cet environnement forestier, mais c’est surtout au cours des trois derniers millénaires que l’emprise de l’homme sur la végétation s’est accentuée. La rareté des données archéologiques et des sources textuelles antérieures à la période médiévale classique postulait une installation tardive des populations dans le Jura. Les analyses polliniques ont toutefois démontré l’ancienneté des impacts anthropiques dans cette Chapitre I : Végétation région et l’existence de communautés agro-pastorales plus anciennes (Richard, 2000, 1995). Le massif du Jura est réputé pour receler un nombre important de lacs, tourbières et marais, autant de zones privilégiées pour la conservation des grains de pollen et des spores. De très nombreux sites ont fait l’objet d’analyses polliniques retraçant les changements affectant les paysages depuis la dernière glaciation sous l’influence de facteurs naturels et/ou anthropiques (Bégeot, 2000; Bourgeois, 1990; Gauthier, 2004; Magny et al., 2006; Richard, 1983; Richard et Ruffaldi, 2004; Ruffaldi, 1993; Schoellammer, 1997). Dans ce présent travail, nous nous intéresserons aux évolutions récentes de la dynamique forestière dans le secteur Reculet-Crêt de la Neige, correspondant au point culminant (1720 m) du massif du Jura. Des travaux précurseurs de Wegmüller (1966) ont été réalisés dans ce secteur avec l’étude pollinique d’une séquence sédimentaire de 2 m couvrant environ 3500 ans prélevée dans un remplissage humide à la Maréchaude. Pour apporter des compléments à ces travaux et déterminer les changements locaux de la composition et de l’implantation des zones forestières dans ce secteur, il était nécessaire de trouver à ces altitudes des capteurs sédimentaires de faible diamètre afin de limiter la zone de captation pollinique (Wegmüller, 1966). En effet, ces petits enregistreurs paléo-environnementaux permettent de retranscrire les évolutions du couvert végétal à une échelle très locale (Calcote, 1998 ; Sugita, 1994). Toutefois, les remplissages sédimentaires enregistrant et conservant la pluie pollinique ancienne sont très rares dans ces zones d’altitude. Nous nous sommes donc intéressés à des accumulations très épaisses (de 30 à 65 cm) d’humus acides de pinèdes à lycopodes (Huperzio-Pinetum) et de pessières à sphaignes (Sphagno-Piceetum) du Crêt de la Neige, afin de tester leur potentiel en tant qu’enregistreur pertinent pour des analyses palynologiques et afin de reconstituer la dynamique forestière locale. 39 Figure 1 : localisation des quatre sites étudiés. Méthode Quatre horizons d’accumulation d’humus acides ont fait l’objet de prélèvements pour l’analyse palynologique sur les sites des Brulats, du Niaizet, du versant nord et du Canyon du Crêt de la Neige (fig. 1). Les prélèvements pour les analyses palynologiques ont été réalisés à l’aide d’une sonde russe manuelle (type GYK, 50 cm ou 1 m de longueur et 5 cm de diamètre) permettant de prélever des demi-cylindres de matériaux en conservant la stratigraphie, sans pollution, ni compression. Les carottes prélevées ont été conservées en chambre froide afin de limiter la dessiccation de l’humus, la dégradation du matériel sporo-pollinique et le développement de champignons. Des échantillons de quelques centimètres cubes ont été prélevés le long de la carotte tous les 2 ou 4 cm. Ils ont été traités chimiquement selon la méthode de Faegri and Iversen (1989), qui consiste en une succession d’attaques acides/bases afin d’éliminer la gangue minérale et organique emprisonnant les grains de pollen et les spores. De 300 à 800 grains de pollens sont comptabilisés par échantillon suivant la richesse en matériel sporo-pollinique et la dominance d’un taxon. L’identification des pollens et des spores est basée sur 40 une clé de détermination (Beug, 2004), des livres de photographies (Moore et al., 1991; Reille, 1992-1998) et par comparaison avec la collection de référence du laboratoire Chrono-environnement de Besançon. Les épaisseurs d’humus prélevés étaient de 55 cm aux Brulats, de 65 cm sur l’envers du Crêt de la Neige, de 30 cm dans le canyon et de 55 cm au Niaizet. Seuls les humus des Brulats, de l’envers du Crêt de la Neige et du Niaizet ont présenté une conservation et une diversité taxonomique du matériel sporo-pollinique d’une qualité suffisante pour permettre une analyse pollinique. Pour le prélèvement dans l’humus du Canyon, les grains de pollens se sont révélés être corrodés et très mal conservés, rendant l’identification impossible. Ces humus très acides de sol litho-calcique sont de type tangel, une variante (rare) de mor qui se développe sur bloc calcaire en altitude (Jeffery et al., 2010; Mathieu et Lozet, 2011). Ils présentent une première couche de sphaignes non décomposées (L), suivie d’une couche de sphaignes peu décomposées en mélange avec de l’humus brun noir (F) et se terminent par un horizon fibreux brun noir (H), devenant presque noir à la limite inférieure. Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Les datations radiocarbone AMS ont été réalisées sur du sédiment total par les laboratoires de datation Poznan Radiocarbon Laboratory et Beta Analytic Inc. Les résultats des datations ont été calibrés à l’aide du logiciel Calib 6.0.2, à un intervalle de confiance de 2σ, à l’aide de la courbe de calibration de l’Intcal09 (Reimer et al., 2009) (tab. 1). Pour le site du Crêt de la Neige où 2 datations radiocarbones AMS ont été effectuées, nous avons pu réaliser un modèle âge-profondeur afin de proposer, pour chaque profondeur non datée, un âge probable oscillant dans l’intervalle d’incertitude de ce modèle (fig. 2). Ce modèle a été construit à l’aide de la routine Clam (Blaauw, 2010), en sélectionnant de façon empirique un modèle de type spline (smooth, facteur de 0,2). Résultats de l’analyse pollinique Les résultats des identifications et des comptages polliniques sont représentés en fréquences relatives, sous la forme d’un diagramme pollinique simplifié avec une échelle de profondeur (en cm) pour les sites des Brulats et du Niaizet (fig. 3) et en âge (cal. BP) pour le site de Crêt de la Neige (fig. 4). Nous avons réalisé une zonation des diagrammes (LPAZ : Local Pollen Assemblage Zones) reflétant les variations des taux de pollens ou l’apparition de taxons indicateurs dans la pluie pollinique locale. La présence de pollens de Carpinus, Juglans, Castanea et Cerealia-type, taxons polliniques correspondant à des végétaux plutôt cantonnés à des altitudes plus basses, suggère des apports polliniques par les vents ascendants. En effet, l’enregistrement pollinique à haute altitude est très diversifié, l’apport pollinique régional y mélangeant tous les étages de végétation (Brugiapaglia et al., 1998). Tableau 1 : datations radiocarbones réalisées sur les humus des Brulats, de l’envers du Crêt de la Neige et du Niaizet. Les datations en BP (Before Present) sont calibrés à l’aide du logiciel Calib 6.0.2 et de la courbe de calibration IntCal09 (Reimer et al., 2009). Code laboratoire Localisation Profondeur (en cm) Matériel Age radiocarbone (14C en BP) Age calibré à 2s (cal. BP) Age calibré à 2s (cal. AD) Poz-55461 Brulat 50 sédiment total 115 ± 25 BP [13 (70%) 147] [1803 (70%) 1937] Poz-55456 Crêt 35 sédiment total 285 ± 30 BP [286 ; 456] [1494 ; 1664] Beta 345129 Crêt 65 sédiment total 970 ± 30 BP [796 ; 933] [1017 ; 1154] Poz-70759 Niaizet 52 sédiment total 355 ± 30 BP [315 ; 496] [1454 ; 1635] Figure 2 : modèle âge-profondeur de l’humus de l’envers du Crêt de la Neige basé sur 2 datations radiocarbones AMS (sur 53 cm d’humus). Le modèle est construit à l’aide du logiciel Clam (Blaauw, 2010) suivant un modèle, choisi empiriquement, de type spline (smooth, facteur de 0,2). Chapitre I : Végétation 41 Le site des Brulats Le site du Niaizet Dans l’humus des Brulats, les grains de pollen étaient relativement mal conservés, mais ont pu être identifiés. L’enregistrement de la pluie pollinique est récent (une centaine d’années) et représente selon les résultats de la datation radiocarbone une centaine d’années d’enregistrement sans variations très marquées (fig. 3). On peut cependant individualiser 2 phases : - une première phase (BRU1) avec un taux de pollens arboréens de 50 % en moyenne, correspondant à un milieu semi-ouvert marqué par la dominance de Picea dans les taxons arboréens, des Poaceae, de Melampyrum et des Rubiaceae dans les taxons herbacées ; - une deuxième phase (BRU2) avec un taux de pollens arboréens qui augmentent vers 70 % correspondant à un milieu fermé. Le milieu se ferme (Melampyrum disparaît) et la pinède s’installe de façon plus conséquente. L’enregistrement de la pluie pollinique est plus ancien et représente environ 350 ans, pouvant être distingués en 4 zones (fig. 3) : • la première zone (NZ1) présente un enregistrement dans un contexte forestier ; le rapport AP/T (pollen d’arbres et d’arbustes / total des pollens) varie entre 70 et 80% avec tout un ensemble d’arbres, en particulier des résineux (Picea, Abies et Pinus), mais également Fagus, Corylus, Quercus, Alnus et Betula. Le cortège des herbacés est peu varié avec une dominance des Ericaceae. C ’est dans cette zone que l’on observe la présence des Cerealia-type. • cette zone (NZ2) montre une légère chute du rapport AP/T marqué essentiellement par la baisse de Betula et Picea. On note ici l’apparition et le développement des sphaignes. apport pollinique régional ER IC AN ACE T A BR HE E AS MI RU SIC DAE BI AC A E PO CEA AE AC E EA E CY P Ar ERA t e CE m CH i A si E Pl ENO a an P Pl tag OD an o IA Ru tag lanc CEA m o e E CI ex m a olat jo a CH r/m AP OR ed IA IO ia RA CE IDE NU AE AE RO N SA CU CA CE LA R A CE FA YOP E AE B H Sa AC YL ng EA LA E CE Qu uiso AE er rb cu a Ca s m in or rp Co inu ry s Ju lus gl a Ca ns s Ce tane re a al ia -ty pe sh er Sa ba lix cé Al es nu Fr s ax in Pi us ce a Fa g Ab us i M es ela Sp mp or yr es um M on ol èt Pi es nu s te an Pl Ar Pr br of es on et de ur ar bu s (e n te s cm ) BRULATS LPAZ 10 15 20 BRU2 25 30 35 40 45 BRU1 50 115 ± 25 BP 55 20 40 60 80 100% 10% 20% 20 (nbre) 40% 10% 20% 20% NIAIZET aval 2 s IC ER Pin u AC Ca EA E l Ly lun co a po AN diu m BR THE A RU SS MID I E CABIA CAC AE M C E He PAEAE AE l N PO iant UL AC he AC E m E CY AE um AE P Ar ERA te C m CH i EA E si E Pla NO a P Plantag OD n o IA Ru tag lan CE m o ce AE UR ex ma ol T jo ata AP ICA r/m I C ed Sa ACE EA ia ng A E CA ui E RY sor CI O ba CH P m RA O HY i n N RI LL o Qu UN OID AC r e C E E Ca rcu UL AE AE rp s AC in EA E Co us ry lu Ju s gl a Ca ns s Ce tan r ea Se eali ca ale- typ ty e pe es s Ab ie Ro s M sace ela a Sp m e o p Sp res yrum ha M gn on um ol èt Fa gu sh tu erb la ac ée Sa s lix Al nu Fr s a Pic xinu ea s Be te Pl Pr Ar b an re of on se de ta ur rb (e us n te s cm ) apport pollinique régional LPAZ 0 5 NZ4 10 15 20 NZ3 25 30 NZ2 35 40 NZ1 45 50 55 355 ± 30 BP 20 40 60 80 100% 20% 20% 10% sphaignes non décomposées (L) 40% 20 2000 (nbre) 6000 10000 (nbre) 40% 20% 400 (nbre) 10% 20% sphaignes peu décomposées en mélange avec de l’humus brun noir (F) 10% 20% horizon fibreux brun noir (H) Figure 3 : diagrammes polliniques simplifiés des humus des Brulats et du Niaizet exprimés en pourcentage des différents taxons polliniques identifiés et selon une échelle de profondeur (cm). LPAZ correspond aux différentes Local Pollen Assemblage Zones. Les courbes d’exagération correspondent à un facteur multiplicateur de 5. 42 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? • la dernière zone (NZ4) montre des valeurs élevées du rapport AP/T (> 80%) avec un taux de pollens de Pinus en augmentation. Elle est également marquée par l’apparition et le développement de Lycopodium sp. Le site du Crêt de la Neige (dit Crêt) Sur ce site, les enregistrements sont beaucoup plus anciens et débutent au XI e siècle ap. J.-C., représentant ainsi environ 1000 ans d’enregistrements polliniques dans l’humus (fig. 4). Nous avons mis en évidence 4 zones polliniques : AC s nu Pi IC a us ies ce ag Pi F Ab ER s nu Al M el a Sp mp or yru es m M on o ba er sh lix Sa Ca EA l lu E na Hu pe rz ia lèt es es cé st bu an br te es ca s( e Ag ) AD Ar c s( e Ag -50 r l. y ar P) rB y al. es CRET2 : le milieu se ferme ; cette zone est caractérisée par une augmentation de Picea et d’Abies essentiellement. On note également Pl • CRET1 : cette première zone correspond à un enregistrement dans un contexte forestier ; le rapport AP/T est supérieur à 65 %, voire 75 %, avec des valeurs supérieures à 10 % pour les pollens de Salix et tout un ensemble d’autres arbres, en particulier des résineux (Picea, Abies et Pinus) mais également Fagus, Corylus, Quercus et Alnus. On observe également de fortes valeurs de Melampyrum. La fin de la zone est marquée par la chute de Salix et d’Alnus annonçant une fermeture de la forêt. et • toujours la présence de Melampyrum, les Ericaceae commencent à augmenter. • CRET3 : cette zone est marquée d’une part par la chute des taux de Picea, Abies, Fagus et Melampyrum, et d’autre part par l’apparition et le développement dans un premier temps de Lycopodium sp. suivi d’Huperzia. Les pourcentages de pollens d’Ericaceae et de Pinus augmentent également. • CRET4 : dans cette dernière zone, le rapport AP/T augmente à nouveau. Alors que toutes les valeurs des arbres sont assez basses (< 10 %), ce sont les pollens de Pinus qui constituent la majorité des apports. Les valeurs d’Huperzia et des Ericaceae diminuent et on n’observe plus de spores de Lycopodium. Discussion Ces premiers résultats obtenus par l’analyse pollinique d’humus acides développés en contexte forestier en altitude démontrent l’intérêt de ces enregistreurs paléoenvironnementaux “atypiques” pour apporter des informations sur la dynamique forestière locale. La faible dimension de ce type de capteurs, nous permet de restituer l’image de la pluie pollinique des milles dernières années du versant nord-ouest du Crêt de la Neige, en limite supérieure de la forêt. apport pollinique régional Ce r Se eali c a al e ty -ty pe pe la zone NZ3 est marquée par une chute des valeurs des sphaignes et une augmentation des taxons arboréens avec un cortège semblable à la zone 1. Ly co p Dr odiu y AN as m T BR HE A M RU SS ID IC A CABIA AC E M C E He PAEAE AE l ia N SA nt UL X he AC PO IFRA mu EA AC GA m E CY EA CE P E AE Ar ER te AC CH mi EA si Pl ENO a E an P Pl tag OD an o IA Ru ta l a C m g n E AP ex o m ceo AE RAIAC ajor lata /m N EA ed CA UN E ia C FA RYO UL A Sa BAC PHY CE ng EA L AE ui E LA CE so rb a m AE in or • s s s ea cu inu us n n er rp ryl gla sta Qu Ca Co Ju Ca LPAZ 0 1950 50 1900 CRET4 100 1850 150 1800 200 1750 250 1700 CRET3 300 1650 350 1600 400 1550 450 1500 CRET2 500 1450 550 1400 600 1350 650 1300 700 1250 CRET1 750 1200 800 1150 850 1100 900 1050 20 40 60 80 100% 20% 20% sphaignes non décomposées (L) 20% 20 (nbre) 40% 20% 20 40 60 (nbre) 40 (nbre) 20% 20% sphaignes peu décomposées en mélange avec de l’humus brun noir (F) 20% 20% horizon fibreux brun noir (H) Figure 4 : diagramme pollinique simplifié de l’humus de l’envers du Crêt de la Neige, exprimé en pourcentage des différents taxons polliniques identifiés et selon une échelle temporelle (âges cal. BP et âges cal. AD). Les pourcentages des spores sont exclus des calculs des pourcentages des polliniques. LPAZ correspond aux différentes Local Pollen Assemblage Zones. Les courbes d’exagération correspondent à un facteur multiplicateur de 5. Chapitre I : Végétation 43 Entre 1550 m et 1600 m d’altitude, pendant 500 ans (d’environ 1050 à 1550 cal. AD), le milieu était plutôt fermé avec deux phases plus marquée au XI e -XII e siècle et XV e siècle. Les spectres polliniques nous donnent une image d’un couvert forestier assez varié, avec un mélange de résineux (Pinus, Picea et Abies) et de feuillus (Fagus, Quercus, Corylus, Alnus et Salix) pendant 350 ans, et une augmentation du taux de résineux à partir de 1400 cal. AD. L’apparition et le développement des Lycopodiaceae (Huperzia et Lycopodium) se manifestent au début du XVII e siècle, avec l’augmentation également des valeurs des Ericaceae et de Pinus. A cette même époque, plus bas sur le versant (site du Niaizet, 950 m d’altitude), c’est une pessière à sphaignes qui est développée avec, plus tardivement, l’installation de Lycopodium. Pour ces mêmes périodes, sur le site de la Maréchaude, pour un bassin de collecte plus vaste des pollens, Wegmüller (1966) décrit un milieu complètement ouvert (AP/T entre 10 et 20%) et donne l’image de prairies avec des taux très élevés de Poaceae, accompagnés d’un cortège de plantes prairiales (Anthemideae, Cichorioideae, Apiaceae, Ranunculaceae, Plantago lanceolata, Geranium, Polygonum bistorta). La pinède à lycopodes se constitue en fin de période dans les couloirs orientés au nord-ouest du Crêt de la Neige, sous microclimat local très froid où la neige s’accumule et persiste tard au printemps. Le déneigement a lieu fin mai, début juin (Prunier et O’Rourke, 2017). C ’est un groupement composé de pins à crochets de petite taille et très pauvre en plantes herbacées (Homogyne alpina), mais riche en chaméphytes (Empetrum hermaphroditum, Vaccinium vitis-idaea, Vaccinium uliginosum s.str, Vaccinium myrtillus et Rhododendron ferrugineum), en mousses et lichens. Pour Richard (1961), le facteur conditionnant l’installation de ces pinèdes à lycopodes est plus spécifiquement le froid du sol dont la température moyenne journalière oscille entre 5 et 6°C durant les mois de juillet et aout, alors qu’elle varie de 11 à 12°C pour les pinèdes de crêtes (Prunier et O’Rourke, 2017). L’humus de ces stations est très acide avec un pH de l’ordre de 3,8 au niveau de la couche de sphaignes non décomposées et de l’ordre de 4,8 à 50 cm de profondeur (Richard, 1961). D’un point de vue dynamique, la pinède à lycopodes apparait ainsi comme le terme « final » des successions observées. Hormis pour le site des Brulats retraçant une période trop brève, les peuplements clairièrés initiaux comportent des résineux (Pinus, Abies et Picea) et des feuillus pionniers au bois tendre (Salix vraisemblablement Salix appendiculata, Betula, Corylus et Alnus - Alnus viridis (?), actuellement absent). L’humus est vraisemblablement peu épais, mais déjà acide. Il ne comporte ni sphaignes, ni lycopodes, mais Melampyrum (vraisemblablement M. sylvaticum révélant un contexte ombragé) est déjà bien implanté. La fermeture du milieu par les conifères (Picea, Abies) conduit à une forte régression des feuillus aux bois tendres (Betula, Corylus et Alnus). L’accumulation d’une litière 44 acidifiante dans des contextes ombragés froids limitant l’évapotranspiration, permet l’apparition des sphaignes. Melampyrum se maintient. Ces milieux s’apparentent vraisemblablement aux actuelles pessières-sapinières sur blocs (Asplenio-Piceetum) ou déjà aux pessières à sphaignes (Sphagno-Piceetum) dans les secteurs les plus froids. La régression de Picea et Abies, comme celle de Melampyrum et dans une certaine mesure de celle des sphaignes, est concomitante du développement des lycopodes et des éricacées. Les forêts résineuses régressent. Le milieu s’ouvre occasionnant la disparition d’espèces sciaphiles tel que Melampyrum. Puis, les pins à crochet colonisent progressivement le secteur. La pinède à lycopodes se constitue ainsi progressivement sur un humus s’épaississant et accueillant des taxons humicoles tel Empetrum hermaphroditum. Les seuls facteurs écologiques naturels ne peuvent suffire à expliquer cette genèse complexe des pinèdes à lycopodes, car pessière à sphaignes et pinède à lycopodes sont deux formations de climat local froid et humide caractérisées par un humus acide avec une couverture de mousses et de sphaignes. On peut alors chercher une explication liée aux facteurs anthropiques. L’étude des sources historiques fait état de trois grandes phases d’activités pastorales sur le secteur (A. Malgouverné, comm. pers.) : une première phase aux XIII e et XIV e siècles, une seconde au milieu du XVI e siècle et une dernière au milieu du XVIII e siècle. La seconde phase d’activités pastorales (Malgouverné, 2017) correspond dans les enregistrements polliniques à la fin de la zone CRET2, caractérisée par le début de la chute des taux de Picea, Abies, Fagus et Melampyrum suivi au début de CRET3 par l’apparition et le développement de Lycopodium et d’Huperzia. Des défrichements probablement importants font place aux cultures et pâtures et ont pu engendrer, sur le versant, la régression de l’épicéa, du sapin et du hêtre. Le paysage s’ouvre vraisemblablement largement permettant à des petites essences des sols maigres et acides telles que les Lycopodiaceae et les Ericaceae de se développer. De même, la chute des valeurs d’Huperzia et des Ericaceae coïncidant avec l’augmentation des valeurs de Pinus sur le site de Crêt (CRET4) est contemporaine de la troisième phase d’activités humaines au milieu du XVIII e siècle ; elle peut correspondre sur les deux autres sites à la chute des taxons arboréens (NZ3 et milieu BRU1), à confirmer avec de nouvelles datations. Conclusion Cette étude démontre que les analyses polliniques effectuées dans des humus bruts acides en contexte forestier peuvent être utilisées pour apporter des informations sur la dynamique locale de la végétation. Elles permettent une recomposition de l’image de la pluie pollinique à l’échelle du peuplement environnant. Cette première étude pollinique effectuée sur le versant nordouest du Crêt de la Neige a ainsi permis de reconstituer mille ans d’enregistrement de la végétation dans un Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? secteur où les enregistreurs paléo-environnementaux sont très rares. Elle a permis d’identifier le phasage complexe de la mise en place de l’actuel peuplement forestier, une pinède à lycopodes, notamment dès la fin du XVI e siècle, à la fin d’une grande phase d’activités pastorales. Remerciements Nous remercions vivement Simon Pauvert et Jonas Duvoisin pour leur aide sur le terrain lors des carottages, Julien Didier pour les préparations chimiques des échantillons et Eric Lucot pour ses conseils en pédologie. 45 46 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? 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Sur le Haut Jura, compte tenu de l’implantation récente de 5 stations météorologiques, notre objectif s’est résolument orienté vers la caractérisation des conditions microclimatiques extrêmes afin de déceler d’éventuelles anomalies thermiques ou des conditions limitantes pour la croissance de l’arbre. Dix capteurs ont ainsi été positionnés dans l’air à 0,5 m de hauteur et dans le sol (h = - 0,1 m). L’enregistrement des températures a été réalisé toutes les demi-heures du 20 novembre 2012 au 11 novembre 2015. L’isolement du site, les contraintes nivologiques, les perturbations par la faune sauvage et domestiques, et enfin le vol de capteurs, n’ont permis d’obtenir que 6 séquences exploitables. Ces séquences montrent de fortes fluctuations spatiale et temporelle et permettent d’identifier indirectement la variabilité des dates de déneigement et des périodes de végétation pour les écosystèmes concernés. Elles permettent également de détecter deux zones d’anomalies thermiques, dont la température du sol n’est pas corrélée, voire anti-corrélée (selon la station), à celle de l’air lors des jours d’été les plus chauds. Ces anomalies sont moins nettement perceptibles lors d’étés froids. La présence de glace dans le sol, fortement suspectée, ne peut néanmoins être attestée. L’une de ces zones froides à la température moyenne journalière du sol inférieure à 5°C s’avère limitante pour la croissance des arbres. Correspondant à une température moyenne équivalente à une altitude de 2600 m, elle contribue au maintien des communautés arctico-alpines de dicotylédones et de bryophytes chionophiles. Introduction La connaissance des températures est souvent l’un des premiers objets de connaissance d’un territoire. A la suite du gravissement du mont Blanc, H. Benedict De Saussure n’a-t-il pas initié dès 1788 de nombreuses mesures climatiques sur cette montagne ? (Freshfield, 1989). Pourtant, sur la Haute Chaîne du Jura français, le cours historique de la science n’a pas conduit à l’installation de stations météorologiques avant l’automne 2015 (www.rnn-hautechainedujura.fr). Dans ce contexte, il est apparu fondamental d’obtenir les premiers éléments de mesures sur les températures du sommet du Crêt de la Neige. Compte tenu de la présence de la station de la Dôle (CH-Vaud), et du projet en cours Chapitre I : Végétation d’installation de 5 stations de références, notre objectif s’est résolument orienté vers la caractérisation des conditions microclimatiques extrêmes. Il s’est agi plus précisément de mesurer la température de l’air et du sol au sein : • d’écosystèmes herbacés ou de dépressions soumis à de fortes contraintes thermiques afin d’évaluer la variabilité des contrastes qu’ils endurent ; • de placettes de jeunes forêts de pins à crochets afin d’identifier les conditions de croissance de cet arbre dans des situations contrastées (Béguin, 2017). Sous-jacentes à ces objectifs climatologiques, demeuraient les questions écologiques récurrentes suivantes : • existe-t-il des zones d’éboulis froids présentant des anomalies thermiques au sein des combes et dolines de la Haute Chaîne ? • existe-t-il des conditions microclimatiques limitantes pour la croissance de l’arbre ? En novembre 2012, les premiers enregistreurs thermiques étaient positionnés en 10 points du Crêt de la Neige. Méthodologie Afin d’atteindre les objectifs fixés, dix capteurs thermiques ont été positionnés dans l’air à 0,5 m de hauteur et dans le sol (h = - 0,1 m) (Temperature Sensor HOBO U22-001 ; Onset®). L’enregistrement des températures a été réalisé toutes les demi-heures (la fréquence retenue assurant une autonomie de un an dans la prise de mesure) du 20 novembre 2012 au 11 novembre 2015, soit durant 1088 jours. Ces capteurs ont été protégés dans un boitier blanc à l’air libre (afin d’éviter l’échauffement par l’insolation directe) et noir dans le sol. Pour des raisons indépendantes de notre volonté (coulées de neige, glissement du sol, déplacement par le bétail et les sangliers, vol), nous n’avons obtenu que des suivis partiels sur seulement six des dix stations suivies (tab. 1). Par ailleurs, compte tenu de la sensibilité des capteurs à l’échauffement, notamment en période estivale, les températures 49 Tableau 1 : description des stations – système de coordonnées kilométriques. Secteur Milieu Association Code station Latitude Longitude Altitude (m) Grand Crêt Combe à neige VeronicoHutchinsietum 1 726 846 5 129 192 1653 Canyon nord Pelouse fraîche Caricetum ferrugineae 2 726 714 5 128 417 1681 Canyon nord Lande sèche SeslerioArctostaphyletum 5 726 700 5 128 414 1686 Crêt de la Neige Pelouse fraîche PulsatilloAnemonetum 6 726 599 5 128 416 1695 Crêt de la Neige Pinède à lycopodes Huperzio-Pinetum 7 726 453 5 128 527 1591 Crêt de la Neige Pelouse sèche AlchemilloSeslerietum 9 726 213 5 127 685 1646 maximales de l’air ne sont pas exploitables, et donc non présentées dans cette étude. Il semble que l’insolation directe, suite à un déficit d’étanchéité protecteur ayant engendré une accumulation d’eau au contact de certains capteurs, a conduit à des échauffements importants dépassant parfois 35°C. Face à la quantité de données collectées, aux éventuels biais portant sur certains maximas aérologiques et à l’importance de la température moyenne journalière comme indicateur de l’activité physiologique des végétaux, le choix a été opéré de présenter cet indicateur pour un nombre réduit de stations aux situations les plus contrastées, en insistant sur les variations des températures édaphiques. La période de végétation a été estimée comme la période favorable à l’activité végétale postérieure au déneigement printanier (ou estival) où la température moyenne journalière de l’air dépasse 5°C (Chen et Pan, 2002). Dans le cas où la date du déneigement a été postérieure à celle de la température moyenne de l’air supérieure à 5°C, c’est la date du déneigement (révélée par le dépassement de l’isotherme 0°C de la température du sol) qui a été prise comme référence (cas des écosystèmes longuement enneigés). Pour les écosystèmes à déneigement précoce comme les pelouses sèches, les journées printanières considérées comme physiologiquement favorables sont celles consécutives à la dernière période de froid printanier (comprenant des journées à température moyenne journalière de l’air négative). La relation air-sol a enfin été plus spécifiquement analysée durant la période de végétation postérieure au 50 déneigement le plus tardif, soit de juillet à octobre, afin de mieux mettre en évidence une éventuelle anomalie thermique et les contrastes spatiaux et temporels présents sur les stations. Résultats Comparaison des températures moyennes annuelles et journalières Les mesures réalisées et les moyennes calculées sont présentées ci-dessous pour deux grandes catégories d’écosystèmes subissant des contrastes thermiques extrêmes : les combes et pelouses longuement enneigées soit les stations 1 et 2 (Veronico-Hutchinsietum, Caricetum ferrugineae), les pelouses et landes sèches soit les stations 9 et 5 (Alchemillo-Seslerietum, SeslerioArctostaphyletum). Les résultats de la station 7, pinède à lycopodes, et de la station 6, une pelouse fraiche (Pulsatillo-Anemonetum) en voie de colonisation par les pins à crochets, sont présentés ici à titre comparatif. Combes et pelouses (stations 1 et 2) longuement enneigées Les températures extrêmes des moyennes journalières de l’air enregistrées dans les combes à neiges ont varié de -19,20°C (hors période d’enneigement important – citons un minima absolu à -23,7°C) à 21,93°C (tab. 2). Les extrémums des températures moyennes journalières du sol sont de -8,40°C et 10,16°C. Dans la pelouse fraiche, les températures extrêmes des moyennes journalières de l’air sont de -12,24°C (hors période d’enneigement Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? en 2013 (fig. 3). Sur un site non suivi du canyon nord, un déneigement plus tardif a été noté au 1er aout 2013 (résultat non présenté). Celles de la pelouse fraîche se sont échelonnées du 16 mai en 2015 au 4 juillet en 2013. La variabilité interannuelle de la date de déneigement est donc d’environ 50 jours sur ce second milieu. important) à 22,84°C. Les extrémums des températures moyennes journalières du sol sont de -0,98°C et 17,58°C. La température moyenne journalière de l’air durant la période de végétation s’échelonne de 8,10°C à 11,26°C (moyenne à 9,91°C) en situation de combe (fig. 1). Sur la pelouse fraiche, elle varie de 9,63°C à 11,81°C (moyenne à 10,55°C). La période végétation varie selon les lieux et les années de 96 à 139 jours (fig. 4). La durée la plus faible a été recensée en 2013 dans la combe à neige (moyenne à 118 jours). La durée la plus élevée est atteinte en 2015 dans la pelouse fraiche (moyenne à 125 jours). Le début de cette période s’échelonne du 16 mai pour la pelouse au 9 juillet pour la combe. La fin de la période de végétation est en revanche quasi-synchrone et marquée par un épisode froid intervenant entre le 12 et le 22 octobre pour les 3 années enregistrées. La durée totale présente une forte variabilité interannuelle d’environ 35 jours. La température moyenne journalière du sol durant la période de végétation varie de 4,17°C à 5,46°C (moyenne à 4,73°C) en situation de combe (fig. 2). Dans la pelouse, elle varie de 9,52°C à 10,04°C (moyenne à 9,73°C). La température moyenne du sol sur les 3 années est de 0,00°C (+/- 3,08°C) en situation de combe. Dans la pelouse, elle est de 3,81°C (+/- 4,76°C) (tab. 2). Les dates de déneigement de la station de combe à neige se sont échelonnées du 7 juin en 2015 au 9 juillet Tableau 2 : températures moyennes et extremums journaliers de l’air et du sol dans chacun des 6 milieux étudiés. Milieu Association Code station Nb jours mesurés Temp. moy. sol Moy. Combe à neige VeronicoHutchinsietum 1 Pelouse fraîche Caricetum ferrugineae 2 Lande sèche SeslerioArctostaphyletum 5 Pelouse fraîche PulsatilloAnemonetum 6 Pinède à lycopodes HuperzioPinetum 7 Pelouse sèche AlchemilloSeslerietum 9 Chapitre I : Végétation Temp. moy. jour. (extrémums) E-type 2013 2014 2015 min max min max min max sol 0.00 3.08 -8.40 10.16 -4.88 10.14 -4.94 9.61 air - - -19.20 16.72 -15.52 16.61 -14.20 21.93 sol 3.81 4.76 0 14.45 -0.98 13.14 -0.10 17.58 air - - -12.24 16.33 -6.79 17.01 -4.13 22.84 sol 6.47 4.54 - - -0.79 15.2 - - air - - - - -9.10 20.5 - - sol 5.03 4.36 0.26 15.14 0.58 13.60 - - air - - -11.31 20.28 -8.22 20.22 - - sol 2.06 2.94 -2.36 8.45 -1.39 8.31 - - air - - -13.83 20.16 -9.37 20.62 - - sol 5.77 5.13 -0.36 15.98 -0.50 15.32 0.24 18.93 air - - -10.28 20.18 -9.32 20.74 -5.74 24.35 1088 1088 395 743 743 1088 51 Figure 1 : températures moyennes journalières de l’air durant la période de végétation pour les combes et pelouses longuement enneigées (Veronico-Hutchinsietum et Caricetum ferrugineae) et pelouses et landes sèches (AlchemilloSeslerietum et Seslerio-Arctostaphyletum). Figure 2 : températures moyennes journalières du sol durant la période de végétation pour les combes et pelouses longuement enneigées (Veronico-Hutchinsietum et Caricetum ferrugineae) et pelouses et landes sèches (AlchemilloSeslerietum et Seslerio-Arctostaphyletum). 52 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 3 : dates de déneigement recensées en 2013, 2014 et 2015 sur 4 milieux différents. Figure 4 : durée des périodes de végétation (en nombre de jours) pour les écosystèmes les combes et pelouses longuement enneigées (Veronico-Hutchinsietum, Caricetum ferrugineae) et pelouses et landes sèches (AlchemilloSeslerietum et Seslerio-Arctostaphyletum). Pelouses et landes sèches (stations 9 et 5) Les températures extrêmes des moyennes journalières de l’air enregistrées sur la pelouse varient de -10,28°C à 24,35°C ; celles du sol de -0,50°C à 18,93°C durant les 3 années de suivi. Sur la lande, les températures moyennes journalières de l’air ont varié en 2014 de - 9,10°C à 20,5°C. Celles du sol de -0,79°C à 15,24°C (tab. 2). La température moyenne journalière de l’air durant la période de végétation a varié de 10,48°C à 12,85°C (moyenne à 11,66°C) en situation de pelouse sèche (fig. 1) et de 10,61°C à 12,11°C (moyenne à 11,28°C) sur la lande sèche. Chapitre I : Végétation La température moyenne journalière du sol durant la période de végétation a varié de 10,81°C à 12,19°C (moyenne à 11,39°C) pour la pelouse sèche (fig. 2). Une seule valeur de 11°C a été obtenue pour la lande sèche en 2014. La température moyenne du sol sur les 3 années est de 5,77°C (+/- 5,13°C) pour la pelouse sèche. Elle est de 6,47°C (+/- 4,54°C) pour la lande sèche en 2014 (tab. 2). Les dates de déneigement de la pelouse sèche se sont échelonnées du 16 avril 2015 au 14 mai 2013. Celles de la station de lande sèche sont datées du 7 mars 2015 et du 8 mars 2014 (fig. 3). La durée moyenne de la période de végétation varie de 53 128 à 158 jours (moyenne à 142 jours) en situation de pelouse sèche et de 129 à 158 jours (moyenne à 144 jours) pour la lande, soit une amplitude de 30 jours (fig. 4). Pinède à lycopodes et pelouse fraiche en voie de colonisation (stations 7 et 6) Les températures extrêmes des moyennes journalières de l’air enregistrées sur la pelouse fraiche colonisée par les pins à crochets ont varié de -11,31°C à 20,28°C ; celles du sol de 0,26°C à 15,14°C sur les années 2013 et 2014. Pour la pinède, les températures moyennes journalières de l’air ont varié de -13,83°C à 20,62°C. Celles du sol de -2,36°C à 8,45°C (tab. 2). La température moyenne journalière de l’air durant la période de végétation a varié de 9,98°C à 11,50°C (moyenne à 10,66°C) en situation de pelouse fraiche et de 10,54°C à 11,14°C (moyenne à 10,82°C) pour la pinède. La température moyenne journalière du sol durant la période de végétation a varié de 9,65°C à 10,51°C (moyenne à 10,04°C) pour la pelouse fraiche. Pour la pinède, elle a varié de 5,27°C à 5,72°C (moyenne à 5,48°C). La température moyenne du sol sur la durée du suivi est de 5,03°C (+/- 4,36°C) pour la pelouse fraiche. Elle est de 2,06°C (+/- 2,97°C) pour la pinède à lycopodes (tab. 2). Relations air-sol en situations contrastées La comparaison de l’évolution de la relation entre les températures de l’air et du sol de juillet à octobre pour deux stations aux situations très contrastées (une au sein d’une combe à neige et une en pelouse sèche) est riche d’enseignement (fig. 5). Juillet (fig. 5a) Concernant la situation en combe, l’évolution de la température du sol en fonction de l’air au mois de juillet (fig. 5a, points bleus) est en effet variable selon les années. En 2013, année la plus froide à enneigement tardif, la température du sol est faiblement corrélée à celle de l’air (coeff. pente = 0,38 ; r 2 = 37 %). Plus la température de l’air est élevée, plus celle du sol est élevée. Une exception est néanmoins perceptible en début de mois ; période durant laquelle un enneigement rémanent se traduit par une température moyenne journalière du sol de 0°C, alors que la température moyenne journalière de l’air varie de 0°C à 16,5°C. La température moyenne mensuelle du sol est de 2,5°C. La situation est différente en juillet 2014 où le rôle tampon du sol est nettement marqué. Tandis que la température de l’air varie de 4,2°C à 16,6°C, celle du sol varie seulement de 3,3°C à 6,8°C (une seule valeur exceptionnelle de 8,8 °C est observée). Cette situation est marquée par une absence de corrélation entre les deux courbes (coeff. pente = 0,12 ; r 2 = 9 %). Quel que soit la température de l’air, la température du sol varie de plus ou moins 1°C. La température moyenne mensuelle est de 4,9°C. 54 En 2015, année la plus chaude à déneigement précoce, la température moyenne mensuelle du sol est de 3,5°C. La température moyenne journalière est faiblement anti-corrélée à celle de l’air (coeff. pente = - 0,13 ; r2 = 30,5 %). Plus la température de l’air est élevée, plus celle du sol diminue avec un contraste saisissant le 7 juillet : 21,9°C enregistré pour la température de l’air (température moyenne journalière enregistrée la plus élevée du suivi triennal correspondant à la date du record historique de 39,7°C à Genève) alors que la moyenne journalière dans le sol est de… 2,6°C (à une exception, il s’agit de la température moyenne journalière enregistrée la plus basse pour le mois en cours). Cette variation de la courbe des températures révèle une situation d’anomalie thermique. En situation de crête, la température estivale du sol durant le mois de juillet est fortement corrélée à celle de l’air, quel que soit l’année (r22013 = 77 % ; r22014 = 91 % ; r22014 = 89 %); avec des valeurs moyennes variables selon les années reflétant les valeurs du climat régional : plus faible en 2014 (T. moy = 11,9°C), moyenne en 2013 (T. moy. = 13,1°C) et plus élevée en 2015 (T. moy = 16,1°C) (fig. 5 a, triangles violets). L’écart entre les températures moyennes mensuelles du sol des deux stations est de 10,6°C en 2013, 7,1°C en 2014 et 12,5°C en 2015. Août (fig. 5b) La situation du mois d’août est analogue à celle du mois de juillet. Les tendances sont similaires année par année dans les deux situations. Le rôle tampon en 2014 et l’anti-corrélation ou inversion thermique sont confirmés en août 2015 dans la combe. L’écart entre les températures moyennes mensuelles du sol des deux stations est de 7,4°C en 2013, 5,7°C en 2014 et 8,0°C en 2015. Septembre (fig. 5c) La situation du mois de septembre est marquée par l’amorce d’un changement de régime thermique. L’inversion thermique n’est plus présente dans la combe et l’ensemble des températures du sol sont corrélées avec celles de l’air. L’écart entre les températures moyennes du sol entre les deux stations se réduit. Il est de 4,9°C en 2013, 4,6°C en 2014 et 4,3°C en 2015. Octobre (fig. 5d) Au mois d’octobre, le changement de régime s’affirme. L’écart entre les températures moyennes du sol et de l’air s’annule lors des journées chaudes de 2013 ; il persiste mais s’atténue très fortement pour les années 2014 et 2015. Il est de 2,1°C en 2013, 3,0°C en 2014 et 4,7°C en 2015. La pente de la courbe se redresse fortement pour la station 1 révélant de très fortes fluctuations journalières liées à l’apparition des premières journées froides. Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 5 : mise en relation de la température moyenne journalière de l’air et du sol des mois de juillet à octobre lors des trois années de suivi pour un site en combe (station 1 - Veronico-Hutchinsietum - points bleu) et un site de crête (station 9 - Alchemillo-Seslerietum - triangles violet) - 5a : juillet ; 5b : août ; 5c : septembre ; 5d : octobre. Les signatures thermiques air-sol des stations 6 (1691 m) et 7 (1595 m), situées sur le versant ouest du Crêt de la Neige ne sont pas présentées ici. Néanmoins, elles présentent un contraste de réactions similaire aux résultats détaillés ci-dessus. Tandis que la pelouse fraiche colonisée par les pins (station 6) montre un profil thermique conforme, avec une température moyenne du sol de 5,03°C sur les années 2013-2014, la pinède à lycopodes (station 7), située 100 m plus en aval dans un creux froid sur matériaux rocheux, présente une température moyenne du sol de seulement 2,06°C dans ce même laps de temps ; la température moyenne de l’air durant la période de végétation est analogue : 10,66°C pour la pelouse et 10,82°C pour la pinède. Discussion Le suivi des températures des crêtes du Crêt de la Neige montre une forte variabilité spatiale et temporelle. Cette variabilité est conforme à celle observée sur d’autres sites d’études alpins (Gubler et al., 2011) ou nordiques (Isaksen et al., 2008). Chapitre I : Végétation Concernant thermique la présence d’anomalie Le suivi de l’évolution des températures du sol en fonction de la température de l’air permet de détecter la présence de deux zones d’anomalies thermiques caractéristiques des substratums gelés. Néanmoins, les moyens mis en œuvre dans le cadre de ce projet ne permettent pas d’attester la présence de glace en profondeur en période estivale. Avec 2,06°C, la température moyenne annuelle du sol mesurée dans la station froide de pin à crochet de l’envers du Crêt de la Neige est conforme à celles observées au Creux du Van (T° moyenne variant de 0,5°C à 2°C annuellement lors des années 1998-2001 - Delaloye et al., 2003). Avec 0,00°C, la température moyenne du sol mesurée sur les 3 années dans la combe du Grand Crêt est inférieure à celle observée au Creux du Van. Cette température correspond à celle recensée à une altitude moyenne de 2600-2800 m dans les Alpes internes orientales, avec une durée de la période d’enneigement correspondant à celle d’un adret, mais une variation de la température du sol correspondant à celle d’un ubac (Gubler et al., 2011). Cette anomalie thermique présente une température 55 inférieure de 3°C aux températures du sol des pelouses longuement enneigées et de 6°C aux sols des pelouses de crêtes, ce qui est également conforme à la situation neuchâteloise (Delaloye et al op. cit.). Considérant un gradient de température de 0,56°C par 100 m (Rolland, 2003), cet écart de température correspond à une altitude plus élevée d’environ 1 000 m. La durée de la période de végétation recensée est analogue à celle recensée à l’étage alpin de la chaine alpine (Carlson et al., 2015; Jolly et al., 2005). Présente lors des chaudes journées estivales, l’inversion thermique localisée enregistrée sur ces zones « tamponne » le réchauffement estival et contribue ainsi au maintien d’une niche microclimatique favorable pour les espèces arcticoalpines chionophiles 1 comme Sibbaldia procumbens, dont on peut ainsi mieux expliquer le maintien sur la chaine (Figeat et al., 2017). Atténuant les effets du réchauffement climatique, ces zones rocailleuses constituent ainsi autant de « réfrigérateurs » naturels climatisant le centre des combes et hébergeant des micro-écosystèmes au fonctionnement analogues à celui de l’étage alpin. Conditionnés par d’importantes accumulations nivales hivernales, pendant combien de temps fonctionneront-ils encore ? Concernant la croissance des ligneux ou le problème des pelouses naturelles des crêtes jurassiennes Alvarez-Uria et Körner (2007) ont recherché les seuils de températures limitants la croissance des ligneux dans les environnements froids. S’appuyant sur une abondante littérature et des données expérimentales, ils observent un très fort ralentissement de la croissance racinaire à 6°C. Inhibant l’initiation de racines et l’allongement des plantules, ce seuil est proche de la température moyenne de la limite climatique de l’arbre. Le seuil de 5°C apparait comme strict pour la croissance de nombreuses espèces de conifères et de feuillus, comme le pin cembro et l’aulne glutineux. Les racines de l’épicéa, du pin sylvestre et l’aulne vert arrêtant leur croissance à des températures légèrement inférieures situées entre 4 et 5°C ; seul le bouleau verruqueux présentant une croissance racinaire à une température de 3°C. Compte tenu de ces éléments, la température moyenne du sol en période de végétation se situant à 4,73°C sur une période moyenne de 118 jours, la croissance de l’épicéa et du pin à crochet n’apparait pas possible dans les combes longuement enneigées des crêtes jurassiennes. Les stations ombragées de pins du versant ouest du Crêt de la Neige constituent ainsi une situation extrême de croissance pour cet arbre avec une élongation moyenne de 1,6 cm/an (Béguin, 2017) sur un sol dont la température moyenne journalière a été de 5,48°C durant deux périodes de végétation et de 2,06°C (+/- 2,94°C) sur les deux années de suivi. Figure 6 : communauté bryophytique située au centre d’une dépression sur éboulis froid au Crêt de la Neige. Néanmoins, cette situation thermique n’atteste pas du caractère « naturel » des pelouses alpines, mais plutôt de la pérennité de communautés arctico-alpines localisées de dicotylédones et de mousses chionophiles 1 (fig. 6) se développant à même la roche et en constituant le climax stationnel. Conclusion Le suivi triennal des températures des crêtes jurassiennes montre de fortes variabilités spatiale et temporelle, comme celles des dates de déneigement et des périodes de végétation. Il permet également de détecter deux zones d’anomalies thermiques, dont la température du sol n’est pas corrélée, voire anti-corrélée, avec celle de l’air durant les jours d’été les plus chauds ; cette anomalie étant 1 56 Des secteurs longuement enneigés Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? BIBLIOGRAPHIE moins perceptible lors des étés froids. La présence de glace dans le sol, fortement suspectée, ne peut néanmoins être attestée. L’une de ces zones froides à la température moyenne journalière du sol inférieure à 5°C s’avère limitante pour la croissance des arbres, en l’occurrence de l’épicéa et du pin à crochet. Correspondant à une température moyenne équivalente à une altitude de 2 600 m, elle contribue au maintien des communautés arctico-alpines de dicotylédones et de bryophytes chionophiles qui en constitue le climax stationnel. Alvarez-Uria, P., Körner, C., 2007. Low temperature limits of root growth in deciduous and evergreen temperate tree species. Funct. Ecol. 21, 211–218. doi:10.1111/j.1365-2435.2007.01231.x Béguin, D., 2017. Le pin à crochet sur les crêtes de la Haute Chaîne: hâte-toi lentement – dynamique de croissance d’une espèce emblématique. Cah. Réserve Nat. 1, 29–37. Carlson, B.Z., Choler, P., Renaud, J., Dedieu, J.-P., Thuiller, W., 2015. Modelling snow cover duration improves predictions of functional and taxonomic diversity for alpine plant communities. Ann. Bot. 116, 1023–1034. doi:10.1093/aob/mcv041 Chen, X., Pan, W., 2002. Relationships among phenological growing season, time-integrated normalized difference vegetation index and climate forcing in the temperate region of eastern China. Int. J. Climatol. 22, 1781–1792. doi:10.1002/joc.823 Delaloye, R., Reynard, E., Lambiel, C., Marescot, L., Monnet, R., 2003. Thermal anomaly in a cold scree slope (Creux du Van, Switzerland), dans : Proceedings of the 8th International Conference on Permafrost. Balkema: Zurich, pp. 175–180. Figeat, L., Greulich, F., Prunier, P., 2017. La flore arctico-alpine de la Haute Chaîne à l’aube du XXIe siècle : vers une disparition inéluctable ? Cah. Réserve Nat. 1, 91–97. Freshfield, D.W., 1989. Horace-Bénédict de Saussure, Slatkine. ed. Genève. Gubler, S., Fiddes, J., Keller, M., Gruber, S., 2011. Scale-dependent measurement and analysis of ground surface temperature variability in alpine terrain. The Cryosphere 5, 431–443. doi:10.5194/tc5-431-2011 Isaksen, K., Farbrot, H., Blikra, L.H., Johansen, B., Sollid, J.L., Eiken, T., 2008. Five year ground surface temperature measurements in Finnmark, Northern Norway, dans : Proceedings. pp. 789–794. Jolly, W.M., Dobbertin, M., Zimmermann, N.E., Reichstein, M., 2005. Divergent vegetation growth responses to the 2003 heat wave in the Swiss Alps. Geophys. Res. Lett. 32, n/a-n/a. doi:10.1029/2005GL023252 Rolland, C., 2003. Spatial and Seasonal Variations of Air Temperature Lapse Rates in Alpine Regions. J. Clim. 16, 1032–1046. doi:10.1175/15200442(2003)016<1032:SASVOA>2.0.CO;2 Remerciements Equipe de la Réserve naturelle et en particulier Jérémie Cholet pour son appui dans la mise en place des capteurs. Chapitre I : Végétation 57 58 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? CHAPITRE II : FLORE 59 60 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Conservation des espèces menacées dans la Haute Chaîne du Jura I. Till-Bottraud et P. Prunier Mail : irene.till@univ-bpclermont.fr L’importante perte récente de biodiversité, due principalement aux activités humaines, nécessite d’entreprendre des actions de conservation des espèces menacées afin de préserver le fonctionnement des écosystèmes et leurs services écologiques. Les causes de disparition des espèces sont multiples et relèvent de processus anthropiques ou naturels (prélèvement important d’individus par pêche, chasse ou cueillette ; dégradation, réduction, fragmentation ou disparition de l’habitat ; diminution de la taille des populations). De même, les connaissances à mobiliser pour mettre en place un plan de sauvegarde sont très variées : écologie, biogéographie, génétique, étude de la reproduction, démographie, ethnologie, histoire, sociologie, économie... La biologie de la conservation est une nouvelle discipline dans laquelle les chercheurs combinent ces connaissances et proposent des méthodes d’étude afin d’évaluer la nature et le degré de menace pesant sur ces espèces : étude de l’écologie et de la distribution, analyse génétique, suivi de populations, etc. Ces études sont à conduire en liaison étroite avec les gestionnaires responsables de la mise en place de plans de gestion des espèces et des espaces. Les enjeux et les responsabilités des gestionnaires dépendent de plusieurs facteurs tels que la distribution de l’espèce, sa rareté (globale et locale), son niveau de menace ou vulnérabilité (liste rouge) et les priorités de conservation européennes, nationales et régionales. Les plans de gestion doivent ainsi être élaborés en combinant les connaissances acquises et les priorités à différents niveaux. Des exemples d’études sont présentés dans les articles connexes de cet ouvrage. Chapitre II : Flore La biologie de la conservation combine des connaissances de plusieurs disciplines pour comprendre les processus menaçant les espèces (ci-dessous). Ces informations sont ensuite utiles aux gestionnaires pour élaborer des plans de gestion. Introduction Les préoccupations concernant la conservation des espèces menacées sont issues de deux constats. D’une part, les espèces ne sont pas réparties également sur la surface du globe et montrent des préférences pour certains milieux ou environnements. D’autre part, de nombreuses espèces sont en train de disparaître du fait des activités humaines. Plusieurs auteurs parlent d’une 6 e crise d’extinction (voir Ceballos et al., 2015 pour les mammifères) car le taux de disparition des espèces est exceptionnellement élevé depuis le début de l’ère industrielle et couplé à un taux important de perte ou de réduction de taille de populations de nombreuses espèces communes (Millennium Ecosystem Assessment (Program), 2005). Cette disparition des populations et des espèces est principalement liée à des modifications des écosystèmes causées par les activités humaines (Barbault, 2006). En juin 1992, le sommet planétaire de Rio de Janeiro marque l’entrée en force sur la scène internationale de préoccupations vis-à-vis de la diversité du monde vivant, en reconnaissant la protection de la biodiversité comme « préoccupation commune à l’humanité ». 61 Le terme « Biodiversité » est défini dans l’article 2 de la convention sur la diversité biologique comme la « variabilité des organismes vivants de toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces, ainsi que celle des écosystèmes ». Il y a donc trois niveaux de biodiversité : la diversité des écosystèmes, la diversité des espèces et la diversité des individus au sein des espèces (diversité génétique), auxquels il faut ajouter la diversité au niveau fonctionnel (interactions, processus, etc.). Les préoccupations sont liées au constat que les ressources naturelles ne sont pas infinies et qu’il faut les préserver et les utiliser de manière raisonnée. C ’est un des enjeux essentiels du développement durable. La biodiversité en tant que ressource est intimement liée au fonctionnement des sociétés humaines. Elle est source de nombreux services écosystémiques, définis comme les bénéfices que les humains retirent des écosystèmes sans avoir à agir pour les obtenir (Millennium Ecosystem Assessment (Program), 2005) : • la nourriture (domestication, chasse ou collecte de plantes et d’animaux), les médicaments, les fibres pour les vêtements, l’énergie (bois), etc. ; • la stabilité des écosystèmes et des populations : la diversité spécifique influe sur la productivité des prairies (Tilman, 2001) et sur la stabilité des sols de montagne (Körner, 2001) ; • la résistance aux maladies (Zhu et al., 2000) et la meilleure persistance des populations liées une diversité génétique plus importante (Saccheri et al., 1998) ; • les intérêts esthétiques, culturels et éthiques. La biologie de la conservation C ’est à peu près à la même période qu’émerge une nouvelle branche de la biologie consacrée à l’évaluation des impacts de l’homme sur les espèces et les écosystèmes : la biologie de la conservation. Cette discipline vise à apporter des solutions face aux menaces que subissent les espèces et les écosystèmes, et à proposer des actions de conservation (Barbault, 1997). Une des particularités de cette « nouvelle » science est sa très large pluridisciplinarité. En effet, les menaces sont très diverses : processus naturels tels que les modifications de l’habitat ; processus anthropiques tels que la réduction et la fragmentation de l’habitat ou les prélèvements (chasse, pêche, cueillette) ; tous deux entrainant une diminution de la taille des populations ou des problèmes génétiques (consanguinité) (voir figure). Il est donc nécessaire de comprendre l’impact des modifications du milieu, comme les changements climatiques, l’introduction d’espèces invasives ou les changements d’utilisation des terres et les conflits qui y sont associés. La compréhension du fonctionnement 62 de ces évolutions nécessite la mobilisation de concepts et de connaissances d’une large gamme de disciplines : écologie, biogéographie, génétique, étude de la reproduction, démographie, ethnologie, histoire, sociologie, économie, etc. La biologie de la conservation s’inscrit dans une contradiction maitresse qui rend sa mise en œuvre difficile. En effet, elle implique par essence la mise en œuvre à la fois d’une recherche fondamentale, réalisée avec une méthodologie souvent lourde et sur des temps généralement longs, et d’une gestion pratique nécessitant des prises de décisions rapides. La construction des projets doit donc se faire conjointement entre chercheurs et gestionnaires, et le dialogue doit être permanent pour définir l’objet des travaux (espèce ou unité de conservation correspondant à une sousespèce ou variété), les méthodologies d’estimation de la vulnérabilité ou les modalités de mise en œuvre des actions de la conservation (Plaige and Till-Bottraud, 2014) Les enjeux et les responsabilités pour une Réserve naturelle se déclinent à plusieurs niveaux. Pour les espèces menacées, ils sont liés aux priorités de conservation, déclinées à travers les listes rouges et prioritaires mondiales, européennes, nationales et régionales. Les listes rouges sont élaborées selon les critères de l’UICN (Union Internationale de Conservation de la Nature). Ceux-ci sont basés sur l’effectif des populations et leurs variations récentes, l’aire de distribution et son degré de fragmentation, les menaces connues, ainsi que plusieurs caractéristiques biologiques (cycle de vie, mode de reproduction, etc.). Ils permettent de classer chaque espèce ou sous-espèce en neuf catégories : Eteinte (EX), Eteinte à l’état sauvage (EW), En danger critique (CR), En danger (EN), Vulnérable (VU), Quasi menacée (NT), Préoccupation mineure (LC), Données insuffisantes (DD), Non évaluée (NE). Ces catégories permettent de répondre à des questions comme : dans quelle mesure telle espèce est-elle menacée ? Par quoi est-elle spécialement menacée ? Combien y a-t-il d’espèces menacées dans une région donnée ? Les listes d’espèces prioritaires complètent les listes rouges. Elles identifient les priorités de conservation pour un pays ou une région sur la base du degré de menace d’un taxon (liste rouge) et de la responsabilité internationale. Elles permettent ainsi de cibler précisément les enjeux et une gestion efficiente des ressources mises à disposition à un échelon administratif donné. La liste prioritaire suisse comprend 4 niveaux de priorité (OFEV, 2011). Une des phrases clé de la biologie de la conservation est « mieux connaitre pour mieux protéger ». Ainsi, la gestion d’un espace protégé nécessite un diagnostic précis des connaissances qui permet d’élaborer un plan de gestion, puis un suivi pour valider les actions mises en place. Le diagnostic initial comprend des inventaires d’espèces et de milieux, mais aussi des menaces, et des études plus ciblées sur certaines espèces ou certains milieux pour lesquels l’enjeu pour le territoire est le plus fort. Une grande difficulté des Réserves Naturelles est de hiérarchiser les enjeux et priorités afférents aux Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? différentes appartenances territoriales (local, régional, national, international). Pour la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura, les cartographies de la végétation sont anciennes : celle du massif (Gillet et al., 1984) comme celle des crêtes du secteur sommital (Béguin, 1972). L’inventaire des espèces végétales vasculaires est plus récent (Prunier, 2001). Depuis, les principales menaces liées au changement climatique, à l’apparition d’espèces invasives ou au changement d’utilisation des terres se sont affirmées. Le renouvellement de la cartographie des crêtes sommitales a mis en évidence l’évolution de la végétation au cours de ces quatre dernières décennies (Prunier et al., 2009), notamment les effets à long terme des modes d’exploitation, plus importants que ceux de l’évolution du climat (Prunier et al., 2017). Concernant les espèces, un besoin de connaissance du degré de spéciation est apparu pour un taxon endémique emblématique de la Haute Chaîne du Jura : la grassette de Reuter (Pinguicula reuteri), découvert par G.F. Reuter au début du XIX e siècle au nord du col de la Faucille (Genty, 1891). En effet, deux autres taxons très proches sont présents dans le bassin lémanique. L’un sur la Haute Chaîne également : la grassette à grandes fleurs (P. grandiflora), et l’autre dans les Préalpes savoyardes : la grassette à fleurs roses (P. rosea). La question se pose ainsi de savoir si d’un point de vue systématique Pinguicula reuteri est une entité bien distincte. Le cas échéant, quel est son rang taxonomique (espèce, sousespèce ou variété) ? Cet exemple sera développé par Prunier et al., 2017). Classées au livre rouge national, deux autres espèces présentent un enjeu fort de conservation pour la réserve : le chardon bleu (Eryngium alpinum) et l’orobanche du séséli (Orobanche bartlingii). Si les populations de chardon bleu ont déjà fait l’objet d’investigations approfondies (Andrello et al., 2012; Gaudeul et al., 2000; Gaudeul et Till-Bottraud, 2004), ce n’est pas le cas de celles de l’orobanche du séséli, espèce monocarpique 1 dont les effectifs locaux et la diversité génétique n’ont pas bénéficié d’un diagnostic précis (Bonnet et al., 2017). Les effets du changement climatique sont potentiellement létaux pour les espèces des secteurs froids liées aux plus hautes altitudes de la Haute Chaîne, comme les espèces arctico-alpines qui représentent un des enjeux de conservation régional de la Réserve naturelle. En effet, un réchauffement de quelques degrés pourrait pousser l’enveloppe de leur niche au-delà des plus hautes altitudes du Jura (limité à 1720 m). Dès lors se pose la question de l’évolution récente de leurs populations (Figeat et al., 2017). Qu’en est-il précisément durant la première décennie du XXI ème siècle ? Enfin, peu d’espèces invasives ont été rencontrées lors de l’inventaire de 2001 : 4 % de néophytes et adventices, correspondant à des espèces annuelles nitrophiles et rudérales, sont recensées en réserve (Prunier, 2001). Actuellement, seuls les zones de bords de route, les zones de remblais, les zones récemment perturbées ou les reposoirs et bords d’abreuvoirs sont ponctuellement impactés. La menace de dénaturation des écosystèmes locaux par des espèces invasives est donc limitée aux zones de forte intensification des pratiques agricoles très réduite en Haute Chaîne. Ainsi, les trois niveaux de priorité de conservation : mondiale, nationale et régionale sont traités dans le cadre du présent projet interdisciplinaire. Méthodes d’étude Comme exposé plus haut, la biologie de la conservation est caractérisée par la diversité des disciplines mises en jeu. Les principaux aspects à aborder pour la conservation d’une espèce concernent l’étude de son écologie, de sa biologie de reproduction, de sa diversité génétique et de sa démographie. Un point important est l’utilisation de protocoles communs entre toutes les structures de gestion concernées par l’espèce, pour pouvoir comparer les données. L’étude de l’écologie et de la distribution d’un taxon, par prospections et identification des exigences écologiques, permet de déterminer l’habitat à préserver (ou à restaurer). L’étude de la biologie de la reproduction, estimant les taux de pollinisation en situation naturelle, le succès reproducteur ou le mode de reproduction, permet d’apporter des informations sur la persistance à long terme des populations (voir par exemple l’étude sur le chardon bleu par Gaudeul et Till-Bottraud 2004). L’analyse de la diversité génétique des populations et de leur structuration génétique donne des informations sur le nombre et la taille des unités à conserver prioritairement. Ce point sera développé pour les grassettes (Prunier et al., 2017) et l’orobanche du séséli (Till-Bottraud et al., 2017). Enfin, les études démographiques, par suivi de stations ou suivi d’individus, indiquent le potentiel de persistance des populations à moyen et long terme. La puissance de ces méthodes dépend très fortement de l’effectif suivi, tant en nombre de sites que d’individus. Il est donc indispensable de mettre en place une méthodologie commune sur l’ensemble du périmètre d’étude. Ce type de méthodologie est présenté pour l’orobanche du séséli (Bonnet et al., 2017) et la flore arctico-alpine (Figeat et al., 2017), et plus généralement dans le cadre d’autres études comme les programmes de suivi d’Infoflora (C.Bornand) et le projet « Alpages sentinelles » (Dobremez et al., 2014). 1 Chapitre II : Flore Monocarpique : fructifiant une seule fois au cours de sa vie. 63 Conclusion Les réserves naturelles ont un rôle crucial à jouer dans la préservation de la biodiversité. Placées dans des zones à haute valeur environnementale, elles permettent de préserver des milieux et des espèces sensibles, remarquables et patrimoniaux, mais aussi de préserver la biodiversité « ordinaire », c’est-à-dire plus généralement toute la « nature » qui nous entoure. Ce concept de biodiversité « ordinaire » permet d’élargir la notion de biodiversité, au-delà de la catégorie trop réductrice des espèces ou des milieux menacés ou remarquables, aux espèces plus communes dont les populations et les effectifs sont eux aussi affectés par les activités humaines. Le caractère intrinsèquement « mouvant » de la biodiversité, tant dans l’espace que dans le temps (déplacement d’individus, migration des graines, évolution dans le temps), implique nécessairement de « penser » les réserves naturelles dans un environnement plus large, c’est-à-dire au sein d’un territoire administratif (la commune ou la communauté de communes, le département, etc.) ou biogéographique (bassin versant, massif, etc.) via d’autres échelons et structures de protection (Espaces Naturels Sensibles, Parcs régionaux et nationaux, sites Natura 2000, etc.), par exemple dans le cadre de la Trame Verte et Bleue. Il est aussi indispensable de travailler en réseaux permettant l’échange d’informations et le partage de méthodologies et de protocoles: réseaux officiels comme le réseau des Réserves Naturelles de France (RNF) ou Parcs Nationaux de France, mais aussi réseaux plus « spontanés » comme le Réseau Alpes-Ain de Conservation de la Flore, animé par le Conservatoire Botanique National Alpin, qui regroupe des acteurs de la conservation de la flore sur les régions Provence-Alpes-Côte d’Azur et Rhône-Alpes. Enfin, les liens avec la recherche sont indispensables mais complexes. La recherche permet d’apporter des informations essentielles à la gestion d’un territoire ou d’une espèce, mais les relations doivent être « à double sens », le questionnement de terrain alimentant les questions de recherche et la recherche guidant les actions de conservation. 64 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? BIBLIOGRAPHIE Andrello, M., Bizoux, J.-P., Barbet-Massin, M., Gaudeul, M., Nicolè, F., Till-Bottraud, I., 2012. Effects of management regimes and extreme climatic events on plant population viability in Eryngium alpinum. Biol. Conserv. 147, 99–106. doi:10.1016/j.biocon.2011.12.012 Barbault, R., 2006. Un éléphant dans un jeu de quilles. L’homme dans la biodiversité. Seuil, Paris. Barbault, R., 1997. Biodiversité: introduction à la biologie de la conservation. Hachette. Béguin, C., 1972. Contribution à l’étude écologique et phytosociologique du Haut Jura. Beitr Geobot Landesaufn Schweiz 54, 1–190. Bonnet, V., Dubois, J., Till-Bottraud, I., Fort, N., 2017. Conservation de l’orobanche de Bartling (Orobanche bartlingii) : (1) suivi des populations. Cah. Réserve Nat. 1, 77–81. Ceballos, G., Ehrlich, P.R., Barnosky, A.D., Garcia, A., Pringle, R.M., Palmer, T.M., 2015. Accelerated modern human-induced species losses: Entering the sixth mass extinction. Sci. 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Till-Bottraud Mail : patrice.prunier@hesge.ch Dans le bassin lémanique, le groupe des grassettes à grandes fleurs, comprenant la grassette à grandes fleurs sensu stricto, la grassette de Reuter et la grassette rose, constitue un cas rare et remarquable de spéciation. Dans la mesure où l’ensemble des localités actuellement connues étaient situées sur des zones englacées lors du pléistocène, on peut parler de néotaxons. En dépit de leur fort enjeu patrimonial, peu d’éléments quantifiés existent en termes de morphologie et d’écologie quantitative sur ces entités et aucune étude de la génétique de ces populations n’a encore été réalisée. Douze descripteurs floraux ont ainsi été considérés sur 381 individus et 77 marqueurs moléculaires sur 132 individus. Au-delà de leur couleur à l’anthèse et d’une taille plus importante, les individus de grassette de Reuter présentent des proportions florales similaires et se confondent génétiquement avec les individus de grassette à grandes fleurs. En revanche, les individus de grassette rose se distinguent sur le plan de leur structure florale et génétique. Ainsi, si la grassette de Reuter peut être considérée comme une variété de la grassette à grandes fleurs (Pinguicula grandiflora var. reuteri (Gaudin) Reuter) en raison de ses faibles variabilités morphologiques et génétiques, la grassette rose apparait comme une espèce distincte (Pinguicula rosea (Mutel) comb. nov.) bien différenciée génétiquement, morphologiquement et biogéographiquement. Introduction Comptant 85 espèces, les grassettes sont regroupées en un seul genre (genre Pinguicula) qui constitue le second genre le plus diversifié de la famille des lentibulariacées (Legendre, 2000). Hormis, Pinguicula alpina, l’ensemble des grassettes des montagnes eurasiatiques appartient à une même subdivision : la section Pinguicula (Cieslak et al., 2005). Les subdivisions du genre reflètent les radiations dans différentes régions géographiques (Müller et al., 2006). La grassette à grandes fleurs (Pinguicula grandiflora) est une espèce ouest européenne ponctuellement présente au sein des massifs montagneux (Casper, 1966). Elle est connue en France de longue date dans le Vercors (Lamarck, 1779), le Rouergue, les Pyrénées occidentales (Lamarck et De Candolle, 1805) et le Haut Jura (Herbier De Candolle – G-DC 1 – Leg. Thomas 1818). Dans le bassin lémanique, deux taxons morphologiquement très proches sont présents : la grassette de Reuter et la grassette rose. Un taxon affine existe aussi dans les Alpes du sud, dans le Guillestrois, le Queyras et les zones limitrophes du versant italien : la grassette d’Arvet-Touvet (Chas et al., 2006). La grassette de Reuter est endémique du Haut Jura où elle est uniquement recensée dans les départements de l’Ain et du Jura (Ferrez et al., 2001). Citant Haller, Gaudin (1828) évoque déjà sa présence sur le « mont Thoiry », en tant que variété blanchâtre de Pinguicula longifolia sans spécifiquement lui attribuer de nom. La diffusion de la connaissance de ce taxon ne s’effectue ensuite qu’à compter son observation au début du XIX e siècle par G.F. Reuter à la Vattay, qui relaie cette information dans son catalogue des environs de Genève (Babey, 1845; Genty, 1891; Reuter, 1832, 1861) 2 . La grassette de Reuter est un taxon emblématique de la Haute Chaîne dont les principales populations connues sont situées au sein de la Réserve naturelle (Prunier, 2001). Un important noyau de populations est également présent dans le département du Jura sur les communes des Moussières, Molunes et Bouchoux (Brugel 2012). Elle représente ainsi le plus haut degré de responsabilité pour son gestionnaire. Sur le plan taxonomique, elle a fait l’objet de considérations diverses. Initialement décrite comme une variété (Pinguicula grandiflora var. pallida - Reuter, 1861), elle a été considérée comme une forme (Pinguicula grandiflora f. pallida - Casper, 1962), une sous-espèce (Pinguicula grandiflora subsp. reuteri Schinz and Keller, 1909) ou une espèce Pinguicula reuteri (Genty, 1891). Le rang variétal est retenu dans les flores nationales récentes (Aeschimann et Burdet, 2008; Tison et De Foucault, 2014). 1 G-DC : abréviation officielle pour les collections des herbiers de Genève : collections De Candolle. Comme dans le cas de Gaudin (1828), la date précise de la première observation de G.F. Reuter à la Vattay n’est pas précisément connue. L’herbier Boissier à Genève contient deux récoltes de G.F. Reuter datées de juillet 1833 à « La Vatey » et de juillet 1853 au « bois de la Faucille ». Néanmoins, G.F. Reuter fait déjà référence à une « variété à très grandes fleurs d’un violet pâle » dans son premier catalogue de 1832 ce qui suppose une observation antérieure. Babey (1846) reprend Gaudin et propose une variété pallida de P. longifolia Ramond ap. Reuter (1861) intègre la variété pallida décrite par Gaudin dans P. grandiflora Lam. 2 Chapitre II : Flore 67 Figure 1 : illustration des trois taxons en présence. a. grassette à grandes fleurs (P. grandiflora) ; b. grassette de Reuter (P. reuteri) ; c. grassette à fleurs roses (P. rosea) – Photos : L. Bonin. La grassette rose apparait comme un taxon vicariant des Préalpes nord occidentales françaises (Aeschimann et al., 2004), dont la distribution est confinée aux massifs des Bornes, du Chablais, de la Chartreuse et des collines bordières de Belledonne, dans les départements et de la Haute-Savoie (Jordan, 2015), de la Savoie (Delahaye et Prunier, 2006) et de l’Isère (Armand et al., 2008). Les localités des Bornes ont longtemps été rattachées à la grassette de Reuter (nombreuses récoltes étiquetées comme telles à G) suite à la publication de G.F. Reuter. La grassette rose a fait l’objet de considérations taxonomiques moins variées. Depuis sa description au début du XIX e siècle par A. Mutel (1834-1838), elle est appréhendée comme une variété (Pinguicula grandiflora var. rosea - Mutel, 1835) ou une sous-espèce (Pinguicula grandiflora subsp. rosea - Casper, 1962). Le rang subspécifique est retenu dans les flores nationales récentes (Aeschimann et Burdet, 2008; Tison et De Foucault, 2014). Localement, le groupe des grassettes à grandes fleurs constitue ainsi un cas rare et remarquable de différenciation au sein des massifs alpins et jurassiens récemment soumis aux fluctuations glaciaires quaternaires ayant provoqué un état « 0 » de la végétation européenne (Reille, 1990). Dans la mesure où l’ensemble des localités actuellement connues étaient situées sur des zones englacées lors du pléistocène (Coutterand, 2010), on peut parler de néotaxons. La question se pose ainsi de savoir si d’un point de vue systématique ces trois grassettes sont des entités 3 68 distinctes aux morphologies différenciées entre lesquelles les flux génétiques sont limités, ou si, inversement, une séparation récente ou des échanges réguliers en font de proche parents ? Le cas échéant, quel rang taxonomique adopter (espèce, sous-espèce ou variété) pour chacune de ces entités ? Si la distribution globale de ces taxons est bien connue, peu d’éléments quantifiés existent en termes de morphologie et d’écologie quantitative et aucune étude de la génétique de ces populations n’a encore été réalisée. Au vu de l’enjeu patrimonial qu’ils représentent un complément de connaissance était nécessaire. Une illustration de ces taxons est fournie en figure 1. Méthodes Approche morphologique L’échantillonnage morphologique a été réalisé lors de l’été 2013 sur six populations, soit deux populations pour chacun des taxons. Les populations sont situées dans les noyaux importants de populations connues : au Crêt de la Neige (Thoiry ; F-01) et à Notre-Dame des Neige (Gex ; F-01) pour P. reuteri 3 , à Thoiry devant et au Crêt de la Neige (Thoiry ; F-01) pour P. grandiflora, au torrent du Flan (Thorens-Glières ; F-74) et aux Nants (Bellevaux ; F-74) pour P. rosea (tab. 1). Pour des raisons de commodité nomenclaturale et afin de conserver une neutralité dans l’analyse des données, les différents taxons seront nommés conventionnellement par leur épithète spécifique dans la suite de cet ar ticle. Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Tableau 1 : sites de prélèvements des échantillons mesurés pour l’étude morphologique. Espèce Site Lieu-dit Commune Département N E Nb d’échantillons analysés P. rosea OrC Torrent du Flan - Mont Piton ThorensGlières F-74 46.015420 6.326640 75 P. rosea BeA Les Nants Bellevaux F-74 46.248351 6.561443 99 Gex F-01 46.375855 6.036306 100 P. reuteri ND13 Notre Dame des Neiges P. reuteri CNA Crêt de la Neige Thoiry F-01 46.271385 5.942288 12 P. grandiflora Thy Thoiry devant Thoiry F-01 46.256265 5.934529 95 P. grandiflora CNB Crêt de la Neige Thoiry F-01 46.272327 5.939644 15 Afin de quantifier les différences morphologiques entre les 3 taxons, 9 descripteurs élémentaires ont été pris en compte. Il s’agit de la hauteur de la plante à la floraison, des largeur, longueur, hauteur et couleur des fleurs, de la largeur du lobe floral central, de la longueur de l’éperon, de la largeur et de la longueur des feuilles (fig. 2.), ainsi que 3 descripteurs des proportions florales (largeur fleur / longueur fleur ; longueur éperon / longueur fleur ; largeur du lobe central / largeur de la fleur). Les prises de mesures ont été réalisées sur le terrain sur des individus en pleine floraison à l’aide d’un pied à coulisse à lecture digitale de la marque OTMT (mesures effectuées à 0,1 mm). Une analyse de variance (ANOVA), suivi d’un test de Tukey, a été réalisée pour tester la significativité de la différence entre les espèces pour chacun de ces descripteurs. La couleur de la fleur a été considérée selon la méthode de la RHS (Royal Horticultural Society) : palette de couleurs codées permettant d’effectuer des comparaisons entre les taxons. a b Figure 2 : a. Schéma des mesures prises sur la plante entière et les feuilles avec : hauteur de la plante (H.p.), longueur de la feuille (L.fe.) et largeur de la feuille (l.fe.) et de la hauteur de la fleur (H.fl.) et b. Schéma des mesures prises sur la fleur avec : largeur (l.fl.) et longueur (L.fl.) de la fleur entière, ainsi que largeur du lobe central (l.lc.) et longueur de l’éperon (L.ép.) Chapitre II : Flore 69 Approche génétique L’échantillonnage a été réalisé lors de l’été 2012. Quatorze populations ont été échantillonnées (tab. 2) avec entre 5 et 15 échantillons par population (tab. 2). Pour chacun des échantillons, un morceau de feuille jeune a été récolté, puis stocké dans du silica-gel à température ambiante. Trois stations (OrC, CNA et CNB), soit une station par taxon, sont communes avec l’approche morphologique. L’ADN de 132 échantillons a été extrait (entre 5 et 15 individus par population ; tab. 2) avec le kit « Dneasy Plant Mini Kit » (Qiagen). Nous avons utilisé la technique AFLP (Amplified Fragment Length Polymorphism) ou polymorphisme de longueurs des fragments amplifiés (Vos et al., 1995). Cette technique permet d’obtenir de nombreux marqueurs rapidement avec une grande répétabilité sans avoir besoin d’une importante quantité d’ADN et de connaissances sur le génome de la plante étudiée. Le protocole modifié d’après Vos et al. (1995) a été utilisé avec deux couples d’amorces : EAAC-MCAA et EAGC-MCAG. Un témoin négatif a été inclus et quinze individus ont été répliqués à partir de l’extraction, afin de vérifier la reproductibilité des données. Le choix des marqueurs retenus a été réalisé manuellement à l’aide du logiciel GeneMapper v3.7 (Applied Biosystems) pour ne conserver que les marqueurs bien séparés. La qualité des marqueurs a ensuite été testée automatiquement à l’aide d’un script R (Herrmann et al., 2010). Avec 2 paires d’amorces, nous avons obtenu 77 marqueurs répétables avec un taux d’erreur total de 3 %. Ces marqueurs moléculaires nous permettent d’estimer la diversité génétique globale et dans les différentes populations, ainsi que sa répartition entre les deux. La diversité génétique a été estimée par le pourcentage de loci polymorphes (proportion de loci qui sont variables dans chaque population) et l’hétérozygotie attendue (une mesure de diversité intégrant les fréquences des allèles). La répartition de cette diversité génétique dans et entre les taxons a été estimée par une AMOVA (Analyse Moléculaire de la Variance, qui est un test probabiliste estimant la part de diversité totale trouvée à l’intérieur des populations et entre populations ; nous avons réalisé 999 permutations pour obtenir une bonne estimation de ces différentes diversités) et visualisée par une analyse en Coordonnées Principales (ACP). Toutes ces analyses ont été réalisées à l’aide du logiciel GenAlex v6.5 (Peakall and Smouse, 2012). Tableau 2 : sites de prélèvements des échantillons analysés pour l’étude génétique - %P : proportion de loci polymorphes ; He : hétérozygotie attendue. Espèce Site Lieu-dit Commune Département N E Nb d’échantillons analysés %P He P. rosea OrA Dessous la montagne de Cou St Laurent F-74 46.029950 6.341270 7 0,27 0,067 P. rosea OrB Dessous la montagne de Cou St Laurent F-74 46.029810 6.341120 6 0,25 0,093 P. rosea OrC Torrent du Flan - Mont Piton ThorensGlières F-74 46.015420 6.326640 6 0,18 0,065 P. reuteri CNA Crêt de la Neige Thoiry F-01 46.271385 5.942288 14 0,53 0,127 P. reuteri GC5 Grand Crêt Lélex F-01 46.280460 5.951189 15 0,58 0,116 P. reuteri ND3 Notre Dame des Neiges Gex F-01 46.373870 6.032540 14 0,48 0,109 P. reuteri ND4 Notre Dame des Neiges Gex F-01 46.374850 6.034880 15 0,56 0,100 P. grandiflora ND6 Notre Dame des Neiges Gex F-01 46.375855 6.036306 10 0,58 0,134 P. grandiflora GC1 Grand Crêt Lélex F-01 46.282810 5.953250 5 0,19 0,062 P. grandiflora NarA Narderan Thoiry F-01 46.246264 5.935030 9 0,19 0,056 P. grandiflora CNB Crêt de la Neige Thoiry F-01 46.272327 5.939644 7 0,22 0,069 P. grandiflora GC7 Grand Crêt Lélex F-01 46.278210 5.946010 5 0,32 0,148 P. grandiflora DoA La Rippe La Dôle CH-VD 46.423720 6.101120 8 0,33 0,085 70 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Résultats Discussion Analyse morphologique Morphologie Huit descripteurs montrent une différence significative entre taxons (tab. 3). Parmi ceux-ci : la hauteur de la plante, la largeur de la fleur, la longueur de la fleur, la largeur du lobe central, la longueur de l’éperon, les rapports largeur / longueur de la fleur, longueur de l’éperon / longueur de fleur et largeur du lobe central / largeur de fleur sont différents entre les 3 taxons (tab. 3 ; fig. 3). La figure 4 exprime la relation de la largeur de la fleur en fonction de sa longueur. La couleur de la fleur n’a pas été testée statistiquement. Au-delà de la couleur des fleurs, bien tranchée entre les trois taxons, les résultats des mensurations sont conformes aux données qualitatives de la littérature pour ce qui est de la longueur de la fleur et de l’éperon (Aeschimann et Burdet, 2008; Casper, 1966; Jordan, 2015; Jovet et de Vilmorin, 1987), mais non de la largeur de la fleur et de ses proportions. Analyse génétique La diversité génétique est globalement assez faible (tab. 2). L’hétérozygotie varie entre 0,06 et 0,15 selon les populations (elle varie dans les mêmes valeurs chez l’orobanche du séséli (Till-Bottraud et al., 2017) et entre 0,17 et 0,63 pour les populations de chardon bleu génotypées avec les mêmes marqueurs (Gaudeul et al., 2000). Une différenciation significative est observée entre taxons et entre populations (fig. 5), mais seule P. rosea se distingue des deux autres taxons (fig. 6). En effet, si la longueur de l’éperon (critère discriminant souvent mis en avant) est plus courte pour P. rosea que pour P. grandiflora et P. reuteri (tab. 3), les fleurs de P. rosea ne sont pas réduites dans toutes leurs parties (Jovet et de Vilmorin, 1987), puisqu’elles sont plus larges que chez les deux autres taxons (tab. 3) et que l’éperon n’est aussi proportionnellement pas plus petit que chez P. grandiflora, alors qu’il est proportionnellement le plus grand chez P. reuteri. Au-delà des valeurs brutes susceptibles de biais phénologiques, écologiques (richesses trophique et hydrique du sol favorisant un accroissement des organes dans toutes leurs parties) ou de variations inter-annuelles, la conformation de la fleur (rapport largeur / longueur Tableau 3 : résultats des analyses statistiques pour les 12 descripteurs morphologiques des 3 taxons : * significativité au seuil de 1%. Descripteur Moyennes (écart-type) en mm sauf codes couleurs RHS ANOVA P. rosea P. reuteri P. grandiflora F p Hauteur plante 95,75 (16,16) 87,80 (16,89) 75,75 (20,43) 41,52 < 0,001* Largeur fleur 19,09 (2,43) 18,80 (2,65) 18,05 (2,95) 5,12 0,006* Longueur fleur 25,38 (3,30) 31,11 (3,05) 28,37 (3,69) 97,51 < 0,001* Hauteur fleur 16,35 (2,33) 16,27 (2,17) 15,80 (2,47) 2,03 0,133 Largeur lobe central 9,79 (1,23) 9,11 (1,30) 8,34 (1,46) 39,83 < 0,001* Longueur éperon 9,36 (1,20) 12,86 (2,12) 10,83 (1,73) 144,39 < 0,001* Longueur feuille 27,90 (6,25) 27,24 (5,35) 26,06 (7,39) 2,64 0,073 Largeur feuille 12,61 (3,40) 12,61 (7,39) 12,78 (3,49) 0,05 0,953 Largeur/ longueur fleur 0,76 (0,11) 0,64 (0,07) 0,61 (0,06) 115,88 < 0,001* Longueur éperon/longueur fleur 0,37 (0,06) 0,41 (0,04) 0,38 (0,04) 16,97 < 0,001* Largeur lobe central/largeur fleur 0,52 (0,05) 0,49 (0,06) 0,46 (0,04) 35,37 < 0,001* Couleur fleur 69B à 69D 85A à 85D 85C Non testé Non testé Chapitre II : Flore 71 Figure 3 : morphométrie comparative pour les longueurs de la fleur et de l’éperon, les largeurs de la fleur et du lobe médian et la hauteur des plantes étudiées – les mensurations sont exprimées en millimètres ; la lettre différente en position supérieure indique une différence significative pour ces trois taxons (test de Tukey - 95 %). 72 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 4 : relation de la largeur et la longueur de la fleur pour les populations des 3 taxons considérés. Les dimensions sont exprimées en millimètres. Among Regions 9% Among Pops 10% Within Pops 81% totale), apparait comme significativement différente entre P. rosea (tab. 3) et les deux autres taxons présentant des fleurs plus effilées avec des valeurs très proches. Ce dernier critère, qui à notre connaissance n’a pas été mis en avant dans les flores et monographies, nous apparait comme un bon révélateur des différences entre les taxons car reposant sur un « plan d’organisation » floral différent possiblement lié à une coévolution avec un pollinisateur différent (étude à conduire). Si les deux autres rapports (largeur lobe central / largeur fleur ; longueur éperon / longueur fleur) apparaissent comme statistiquement discriminants, leurs valeurs différant de quelques centièmes seulement invitent à la prudence quant à une éventuelle signification de ces rapports. Génétique L’étude génétique montre une claire différenciation entre les individus de P. rosea et les autres échantillons, ce qui n’est pas le cas des individus de P. reuteri qui se confondent génétiquement avec les individus de P. grandiflora. On peut donc en conclure que seul P. rosea Chapitre II : Flore Figure 5 : analyse de variance moléculaire. Environ 9 % de la variance totale correspond à des différences entre taxons («Among regions»), 10 % à des différences entre populations («Among pops») et 81 % à des différences entre individus dans les populations («within pops»). représente un taxon clairement individualisé. L’étude génétique réalisée est une analyse de marqueurs neutres, c’est-à-dire de portions du génome a priori non soumis à la sélection naturelle. Ces marqueurs donnent une indication sur l’histoire ancienne des populations étudiées. Des mutations (des divergences) apparaissent spontanément et aléatoirement dans les populations au cours du temps. Si deux groupes d’individus sont complètement isolés (n’échangent pas de gènes), des divergences vont s’accumuler au fil du temps. Ainsi entre 2 espèces, la différenciation sera d’autant plus grande que les espèces ont divergé depuis longtemps. On peut donc proposer que P. reuteri, taxon morphologiquement différenciable de P. rosea et de P. grandiflora est un taxon qui a divergé très récemment, pour lequel la divergence par dérive génétique n’a pas eu le temps de créer une différenciation globale des génomes. Une hypothèse alternative (et nonexclusive) est que P. reuteri échange des gènes de manière peu fréquente, mais récurrente avec P. grandiflora, homogénéisant ainsi le fond génétique 73 Figure 6 : analyse en composante principale de la diversité génétique des 3 taxons analysés : P. rosea (en rose), P. grandiflora (en vert), P. reuteri (en jaune) – L’axe 1 représente 30 % de la variance, l’axe 2, 20 %. Les différentes localités ont des symboles différents, leur nom complet est précisé dans le tableau 2. des deux taxons et masquant toute différenciation. Notre étude génétique n’a concerné que 77 marqueurs, soit 77 régions génomiques restreintes, déterminés aléatoirement et ne couvre de loin pas la totalité du génome. Il est fort probable que les régions génomiques précises contrôlant la morphologie florale (ou tout autre caractère discriminant les 3 taxons) n’aient pas été incluses dans cette analyse. Conclusion Au-delà de leur couleur à l’anthèse et d’une taille plus importante, les individus de P. reuteri présentent des proportions florales similaires et se confondent génétiquement avec les individus de P. grandiflora. En revanche, les individus analysés de P. rosea se distinguent sur le plan de leur structure florale, par une fleur moins longue et plus large, et génétique. pallida (Gaudin) Reuter 1861 et Pinguicula rosea (Mutel) comb. nov. Remerciements Remerciements à Ludovic Bonin, Fanny Greulich, Denis Jordan, Auréliane Téton, Delphine Rioux et Cécilia Gonzalez pour leurs appuis dans la recherche, la collecte et l’analyse des données, à Nicolas Fumeaux pour les recherches à l’Herbier de Genève, aux services de l’État et de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura pour les autorisations de prélèvements, ainsi qu’à Olivier Billant et Yamama Naciri pour leur relecture constructive du manuscrit. Ainsi, si P. reuteri peut être considérée comme une variété de P. grandiflora en raison de ses faibles variabilités morphologiques et génétiques, P. rosea apparait comme un taxon autonome bien différencié génétiquement, morphologiquement et biogéographiquement. D’un point de vue nomenclatural, les combinaisons idoines sont donc respectivement Pinguicula grandiflora var. 74 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? BIBLIOGRAPHIE Aeschimann, D., Burdet, H.M., 2012. 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Un suivi des populations de la Haute Chaîne du Jura a été mis en place en 2009, basé sur le protocole commun de suivi du Réseau Alpes-Ain de Conservation de la Flore. Les protocoles pour l’orobanche de Bartling ont été mis au point sur la station de Narderan. Le suivi montre une très forte fluctuation interannuelle des effectifs. Il est donc nécessaire de réaliser les suivis sur plusieurs années consécutives, à l’échelle de la station et avec un protocole fixe (même méthodologie, même effort de prospection) pour estimer la taille des populations de manière fiable. Nous recommandons donc de réaliser le suivi à l’aide de placettes de 4 m², réparties le long d’une vingtaine de transects de 50 placettes ou d’une quinzaine de transects de 60 placettes en fonction des contraintes du terrain. Un tel suivi permettrait de mettre en évidence des fluctuations assez fines des populations dans le temps, et ainsi d’alerter rapidement d’éventuelles régressions de populations. Introduction L’orobanche de Bartling (fig. 1) est une espèce parasite mal connue, figurant au Livre rouge de la flore menacée de France (Roux et al., 1995). Elle pousse dans les pelouses calcicoles sèches et rocailleuses (Prunier, 2001) correspondant aux associations phytosociologiques du Seslerio-Laserpitietum Moor 1957 et du SeslerioCaricetum Br.-Bl. 1926 (Prunier et al., 2009), surtout en terrain ouvert pierreux ou rocailleux, des pentes thermophiles calcaires, ainsi que dans les fourrés alcalins ouverts (lisières), sur sol terreux ou sur loess (Kreutz 1995). Son seul hôte connu est le séséli libanotis (Seseli libanotis (L.) W.D.J.Koch s. str. = Libanotis pyrenaica (L.) O. Schwarz) (Foley, 1998). Son aire de distribution s’étend de l’Europe centrale jusqu’à la Chine, avec un centre de distribution situé dans les régions baltiques, la Russie et la Sibérie Chapitre II : Flore Figure 1 : l’orobanche de Bartling et son hôte, le séséli libanotis (Photo Véronique Bonnet). (Piwowarczyk et al., 2009). Actuellement, l’espèce n’a été recensée en France que dans huit départements de l’est de la France : Meurthe et Moselle, Côte d’Or, Doubs, Jura, Ain, Savoie, Isère et Hautes-Pyrénées (www.tela-botanica.org, 2009). Sa présence dans le département des Hautes-Pyrénées (Carlon, 2008) n’a cependant pas été confirmée par les prospections récentes (B. Durand, communication personnelle). Ces stations correspondent à la limite occidentale de l’aire de distribution, mais l’espèce est rare sur l’ensemble de l’aire (Kreutz, 1995). Les populations de Franche-Comté 77 et de Bourgogne semblent souffrir de la fermeture du milieu, ce qui a été identifiée comme une menace pour l’espèce (Piwowarczyk et al., 2009). Celles du HautJura et de Chartreuse semblent moins soumises à ce phénomène de par l’instabilité de leur biotope. Les populations du Jura et de Chartreuse sont les seules en France présentes dans des espaces protégés ; elles sont intégrées aux priorités de conservation dans le plan de gestion des Réserves naturelles nationales de la Haute Chaîne du Jura et des Hauts de Chartreuse. Un programme de conservation est mené depuis 2009 par le Conservatoire Botanique National Alpin (CBNA), le CBN du Bassin Parisien (pour la Bourgogne) et le CBN de Franche Comté. L’objectif est de mieux comprendre la répartition et l’écologie de cette espèce, d’étudier sa relation au séséli libanotis et de proposer des protocoles de suivi adaptés aux populations. Un suivi a été mis en place en 2009, basé sur le protocole commun de suivi du Réseau Alpes-Ain de Conservation de la Flore (Bonnet et al., 2015). Les premiers résultats confirment la grande fluctuation interannuelle du nombre de plantes fleuries (le caractère « à éclipses » de l’espèce). Des expériences d’ensemencement menées en rhizotrons au jardin conservatoire du CBNA montrent que la banque de graines reste viable dans le sol plusieurs années et que les orobanches peuvent former des nodules souterrains avant de s’exprimer à l’air libre. L’espèce persiste donc très certainement in situ sous forme de banque de graines ou de plantules parasites souterraines, indétectables par prospection. Il est donc impossible de déterminer la taille réelle d’une population ou sa viabilité de manière ponctuelle. Un suivi sur plusieurs années est nécessaire pour détecter des tendances démographiques des populations. De plus, l’espèce est très peu couvrante et les méthodes habituelles d’évaluation de la population par transects et point-contacts doivent être adaptées. Dans le cadre du projet « Reculet », le but de l’étude d’O. bartlingii était de mieux comprendre la dynamique de l’espèce et sa diversité génétique. Cet article présente les résultats du suivi des populations naturelles mis en place en 2009 et des adaptations de la méthode, en particulier sur les stations de la combe de Narderan. Matériel et méthodes Populations suivies L’orobanche a été découverte dans la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura en 2001 par Patrice Prunier (Prunier, 2001). Elle est présente dans deux secteurs de la Haute Chaîne, dans la Combe de Narderan et à la Marie du Jura (Commune de Thoiry). La Combe de Narderan se trouve sur le versant Est du Jura, à quelques centaines de mètres au Sud du Reculet. Une avancée rocheuse sépare Narderan nord de Narderan sud. Les stations étudiées se trouvent sur les versants exposés sud à sud-est de la combe et sont 78 surplombées par des falaises. On se trouve à la limite entre l’étage montagnard et l’étage subalpin, entre 1350 et 1600 m. La pente est assez forte (30 à 45°). Le site de la Marie du Jura est localisé sur les crêtes à 1 km au sud de Narderan. A cet endroit, les couches géologiques sont inclinées ; le versant est, parallèle aux couches, présente une pente assez douce alors que le versant ouest, perpendiculaire aux couches géologiques, est très abrupt. Il est constitué d’une suite de falaises et de vires. La station est située sur la première vire audessous de la falaise de crête. Les vires inférieures n’ont pas pu être prospectées. L’étagement du site de la Marie du Jura est réduit, de 1565 à 1620 m. La pente est forte : 30 à 45°. Le site est orienté à l’ouest. Méthodologie de suivi Des premiers suivis ont été testés en 2009 sur les stations d’orobanche en suivant le protocole de suivi « territoire » du Réseau Alpes-Ain de conservation de la flore (Bonnet et al. 2015). Le but du protocole est d’évaluer, sur un territoire donné, une évolution des populations au cours du temps. Sa principale caractéristique est de prendre en compte la non-détection ou l’absence de l’espèce en un point donné à un temps donné, afin de pouvoir suivre l’extension ou la régression de la population sur le site. La première étape du suivi consiste à délimiter la « zone de prospection » (ZP). Celle-ci doit correspondre autant que possible à l’habitat potentiel de l’espèce ; elle est fixe dans le temps. Au sein de cette ZP, on définit ensuite l’aire ou les aires de présence (AP) de l’espèce à partir des pointages réalisés sur le terrain. La zone de prospection correspond donc à la somme des AP et de l’aire d’absence de l’espèce. La taille des populations est ensuite estimée par une fréquence d’occurrence obtenue par la méthode des points (ou placettes)-contact le long de transects traversant l’aire de présence. Pour pouvoir détecter une régression et/ou une progression de l’espèce, la fréquence d’occurrence mesurée doit éviter les valeurs extrêmes (proches de 0 % ou proches de 100 %). Il faut donc ajuster la taille des placettes pour avoir un individu dans 10 à 90 % des placettes. Cette fréquence est ensuite rapportée à la surface des placettes pour estimer les effectifs sur la station. L’orobanche présente une faible détectabilité (individus peu couvrants) et une grande variabilité de taille de population entre années. Nous avons donc réalisé plusieurs tests de protocoles entre 2009 et 2013 sur les stations de Narderan. Chaque année entre 2009 et 2013, nous avons délimité l’aire de présence et avons compté tous les individus présents sur les sites de Narderan nord, Narderan sud et Marie du Jura. En 2013, sur la station de Narderan nord, nous avons mis en place trente transects sur lesquels nous avons testé différentes méthodes de mesure de fréquence (points-contact, placettes-contact de 0,5, 1, 1,5 et 2 m²), avec une centaine de placettes par transect. A partir de ce jeu de données, nous avons réalisé des tests de puissance de détection de diminution ou d’augmentation de la fréquence d’occurrence afin de déterminer le nombre de transects (testé pour 10 à 30 transects de 50 placettes de 2 m²) optimal pour détecter un certain effet (positif ou négatif). Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Résultats Discussion Les effectifs et les surfaces mesurés varient très fortement entre années pour les 3 stations d’orobanche (tab. 1). Par exemple pour Narderan sud, nous notons une variation d’un facteur 8 (de 18 à 151 individus). Les surfaces d’aire de présence cumulées ont beaucoup augmenté sur la période 2012-2013 par rapport à la période 2009-2011 (fig. 2) sur la station de Narderan nord, mais cette augmentation est en partie liée à une pression de prospection bien supérieure aux années précédentes. Les populations d’orobanche de Bartling de la Haute Chaîne du Jura sont géographiquement très restreintes. Le nombre d’individus visibles et la surface fluctuent fortement d’une année à l’autre du fait de l’importance de la banque de graines et de la phase souterraine de croissance de la plante. Il est donc nécessaire de réaliser les suivis sur plusieurs années consécutives, à l’échelle de la station et avec un protocole fixe (même méthodologie, même effort de prospection) pour estimer la taille des populations de manière fiable. L’augmentation de la surface des populations entre les périodes 2009-2011 et 2012-2013 semble en effet essentiellement liée à un effort de prospection accru pendant la durée du programme. L’observation de placettes de 2 m² donne une fréquence moyenne de 4,7%. Cette valeur est très faible et ne laisse pas beaucoup de marge pour détecter des diminutions. Un dispositif permettant de capter une fréquence moyenne plus importante, de l’ordre de 10 %, serait à privilégier. Des placettes de 4 m² permettraient probablement d’obtenir de telles fréquences. Des régressions même assez faibles des populations seraient alors détectables en utilisant une vingtaine de transects de 50 placettes ou une quinzaine de transects de 60 placettes. La fréquence d’occurrence moyenne de l’orobanche augmente avec la taille des placettes utilisées (tab. 2). Elle est de 4,7% dans des placettes de 2 m², alors qu’elle est toujours inférieure à 1% lorsqu’elle est mesurée en point-contact. Quel que soit le nombre de transects, il est très difficile de détecter une diminution de la fréquence d’occurrence (fig. 3) du fait des faibles valeurs de fréquence initiales mesurées (moyenne 4,7 %). Une augmentation de 5,5% de fréquence peut être détectée avec 10 transects de 50 placettes et cette valeur passe à 3,2% avec 20 transects. C ’est en fait le nombre de placettes total observées qui est le paramètre crucial (fig. 4). Les nombres de transects et de placettes par transect peuvent ainsi être ajustés en fonction des contraintes du terrain. Tableau 1 : comptages exhaustifs de l’Orobanche de Bartling et aires de présence (AP, en m²) de 2009 à 2013 au sein de la Réserve Naturelle. Du fait de la forte variabilité interannuelle, dans le but de « lisser » cette variation sur des périodes arbitraires de 2 ou 3 ans, les tailles de population sont estimées par l’effectif de l’année où l’espèce a été la plus abondante ; l’aire de présence (AP) correspond à la zone qui englobe tous les individus observés pendant ces périodes. Narderan nord Année Narderan sud Marie du Jura Total Effectifs Surface Effectifs Surface Effectifs Surface Effectifs Surface 2009 101 15414 151 5486 7 256 259 21156 2010 36 15386 61 5484 4 32 101 20902 2011 52 10389 18 7324 0 0 70 12685 Bilan 2009-2011 101 22000 151 16400 7 280 2012 166 27323 132 6458 11 287 309 34068 2013 118 29853 57 36157 --- --- --- 91191 Bilan 2012-2013 166 39426 132 36437 11 287 Chapitre II : Flore 79 Figure 2 : aires de présence (AP) de l’Orobanche de Bartling en 2012-2013 (vert) et en 2009-2011 (orange) sur les secteurs de Narderan nord (en haut à droite de l’image) et sud (en bas à gauche de l’image) ; la zone de prospection (ZP) est dessinée en rouge. Figure 3 : probabilité de détection d’une diminution ou d’une augmentation de la fréquence d’occurrence d’Orobanche bartlingii calculée à partir d’un jeu de 10 transects (à gauche) ou de 20 transects (à droite) de 50 placettes de 2 m². Sur l’axe horizontal (« effet »), 0.00 représente une stabilité de la fréquence. Les valeurs négatives représentent une diminution (en valeur) de la fréquence et les valeurs positives une augmentation. Le seuil de détection est fixé à 0,8. 80 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? BIBLIOGRAPHIE Figure 4 : intervalle de non-détection d’une diminution ou d’une augmentation de la fréquence d’occurrence d’Orobanche bartlingii en fonction du nombre total de placettes de 2 m². Les cercles pleins ont été obtenus en faisant varier le nombre de transects de 50 placettes ; les cercles vides ont été obtenus en faisant varier le nombre de placettes par transect pour 15 transects. Tableau 2 : fréquences d’occurrence pour différentes tailles des placettes-contact (moyennes sur 100 placettes). Taille de la placette Fréquence moyenne Narderan nord Point <1% 0,5 m² 1% 1 m² 1,50% 1,5 m² 2,70% 2 m² 4,70% Bonnet, V., Fort, N., Dentant, C., Bonet, R., Salomez, P., Till-Bottraud, I., 2015. Méthodologie de suivi des espèces végétales rares mise en place par un réseau d’acteurs de la conservation. Acta Bot. Gallica 162, 27–36. doi:10.1080/12538078.20 14.981289 Carlon, L., 2008. Más, a propósito de algunas “Phelipanche” Pomel, “Boulardia” F. W. Schultz y “Orobanche” L. (’Orobanchaceae’) del oeste del Paleártico. Jardín Botánico Atlántico, Gijón. Foley, M.J.Y., 1998. Taxonomic problems in european members of the genus Orobanche L. University of Lancaster, Lancaster. Kreutz, C.A.J., 1995. Orobanche, The european broomrape species. Stichting Natuurpublicaties Limburg, Maastricht. Piwowarczyk, R., Nobis, M., Przemyski, A., 2009. Orobanche bartlingii Griseb. (Orobanchaceae) dans Poland: taxonomical position, distribution and habitat requirements. Biodivers. Res. Conserv. 13, 3-8. doi:10.2478/v10119-009-0001-7 Prunier, P., 2001. Inventaire des espèces végétales rares de la Haute-Chaîne du Jura. Conservatoire Botanique National Alpin & Réserve naturelle de la Haute-Chaîne du Jura. Prunier, P., Mombrial, F., Cottu, P.-Y., Travaglini, O., 2009. Réactualisation de la carte phytosociologique du secteur Reculet – Crêt de la Neige. hepia, Genève. Roux, J.-P., Olivier, L., Galland, J.-P., Maurin, H., 1995. Livre rouge de la flore menacée de France. Tome I : espèces prioritaires. Museum National d’Histoire Naturelle, Conservatoire Botanique de Porquerolles, Ministère de l’Environnement, Direction de la Nature et du paysage, Paris. Conclusion Cette étude confirme le caractère fluctuant des populations d’orobanche de Bartling et leur faible effectif. Un suivi annuel sur plusieurs années est donc nécessaire pour détecter des tendances globales. Nous recommandons d’utiliser des placettes de 4 m², réparties le long d’une vingtaine de transects de 50 placettes ou d’une quinzaine de transects de 60 placettes en fonction des contraintes du terrain. Un tel suivi permettrait de mettre en évidence des fluctuations assez fines des populations dans le temps, et ainsi d’alerter rapidement d’éventuelles régressions de populations. Chapitre II : Flore 81 82 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Conservation de l’orobanche de Bartling (Orobanche bartlingii) : diversité et structure génétique I. Till-Bottraud, L. Contamin, N. Fort et V. Bonnet Mail : irene.till@univ-bpclermont.fr L’orobanche de Bartling est une espèce parasite menacée des pelouses calcicoles sèches et rocailleuses. Son seul hôte connu est le séséli libanotis (Seseli libanotis (L.) W.D.J.Koch s. str. = Libanotis pyrenaica (L.) O. Schwarz). Son aire de distribution s’étend de l’Europe centrale jusqu’à la Chine. Les stations de l’Est de la France correspondent à la limite occidentale de l’aire de distribution, mais l’espèce est rare dans toute son aire. Une étude génétique a été réalisée sur des populations du Jura, de Chartreuse et de Franche-Comté. La diversité génétique est globalement faible. Ceci est cohérent avec le faible nombre de populations connues et leur taille réduite. L’espèce est donc potentiellement vulnérable à des changements environnementaux importants. Les populations du Jura sont moins diversifiées que celle de Chartreuse et elles s’en distinguent partiellement. Cette différenciation entre massifs pourrait correspondre à une adaptation locale à des conditions climatiques différentes ou pourrait être due à une histoire biogéographique différente (refuges glaciaires différents). occidentale de l’aire de distribution, mais l’espèce est rare sur l’ensemble de l’aire (Kreutz, 1995). Les populations de Franche-Comté et de Bourgogne semblent souffrir de la fermeture du milieu, ce qui a été identifiée comme une menace pour l’espèce (Piwowarczyk et al., 2009). Celles du Haut-Jura et de Chartreuse semblent moins soumises à ce phénomène de par l’instabilité de leur biotope. Les populations du Jura et de Chartreuse sont les seules en France présentes dans des espaces protégés ; elles sont intégrées aux priorités de conservation dans le plan de gestion des Réserves naturelles de la Haute Chaîne du Jura et des Hauts de Chartreuse. L’orobanche de Bartling est une espèce parasite mal connue, figurant au Livre rouge de la flore menacée de France (Roux et al., 1995). Elle pousse dans les pelouses calcicoles sèches et rocailleuses (Prunier, 2001) correspondant aux associations phytosociologiques du Seslerio-Laserpitietum Moor 1957 et du SeslerioCaricetum Br.-Bl. 1926 (Prunier et al., 2009), surtout en terrain ouvert pierreux ou rocailleux, des pentes thermophiles calcaires, ainsi que dans les fourrés alcalins ouverts (lisières), sur sol terreux ou sur loess (Kreutz, 1995). Son seul hôte connu est le séséli libanotis (Seseli libanotis (L.) W.D.J.Koch s. str. = Libanotis pyrenaica (L.) O. Schwarz) (Foley, 1998). Aucune étude génétique n’a été menée sur Orobanche bartlingii. La variabilité génétique d’une population (ou d’une espèce) représente son potentiel évolutif, c’est-à-dire sa capacité à s’adapter dans le futur. Face à un environnement en perpétuel changement, celleci est donc nécessaire au maintien des populations. Les mesures de diversité permettent par conséquent d’estimer le degré de vulnérabilité génétique d’une espèce. Par ailleurs, les flux de gènes, c’est-à-dire l’échange d’information génétique (via le pollen ou grâce à la migration des graines), permettent aux populations de préserver leur potentiel évolutif. Sans flux de gènes les populations s’isolent et se différencient. Dans une perspective de conservation, connaître les populations qui sont plus ou moins variables et plus ou moins semblables permet d’établir des priorités : si les populations sont très similaires, on pourra concentrer les efforts de conservation sur quelques-unes d’entre elles seulement (les plus variables et les plus différenciées), tandis que si la différenciation est importante, il apparaîtra nécessaire de mettre en place des unités de conservation aussi nombreuses que possible. De plus, si des réintroductions sont envisagées, il est préférable de ne pas réunir des individus trop dissemblables afin d’éviter des appariements de gènes défavorables. Actuellement, l’espèce n’a été recensée en France que dans huit départements de l’est de la France : Meurthe et Moselle, Côte d’Or, Doubs, Jura, Ain, Savoie, Isère et Hautes-Pyrénées (www.tela-botanica.org, 2009). Sa présence dans le département des Hautes-Pyrénées (Carlon, 2008) n’a cependant pas été confirmée par les prospections récentes (B. Durand communication personnelle). Ces stations correspondent à la limite Des études ont été menées principalement sur les orobanches parasites des cultures (O. ramosa, parasite de houblon, tabac et colza (Brault et al., 2007; Le Corre et al., 2014) ; O. cumana, parasite de tournesol (Molinero-Ruiz et al., 2014) ; O. minor, parasite à très large spectre (Thorogood et al., 2009) et O. crenata et O. foetida parasites de légumineuses cultivées et sauvages (Román et al., 2003, 2001; Vaz Patto et al., 2008). Introduction Chapitre II : Flore 83 Les résultats de ces études montrent une très forte différenciation selon les espèces d’hôte ainsi qu’une structuration géographique. La diversité génétique des populations est parfois faible (O. ramosa, avec un fort taux de consanguinité) ; parfois élevée (O. crenata et O. foetida). Il est donc difficile de prévoir quel peut être le niveau de diversité génétique des populations naturelles d’O. bartlingii et leur structuration. Dans le cadre du projet « Reculet », le but de l’étude d’O. bartlingii était de mieux comprendre la dynamique de l’espèce et sa diversité génétique. Nous avons donc réalisé une étude génétique sur les populations du Jura, de Franche-Comté et de Chartreuse pour décrire la diversité génétique et sa structuration, en particulier pour identifier si les populations du Jura présentent un enjeu particulier. Matériel et méthodes Echantillonnage L’échantillonnage a été réalisé dans le Jura durant les étés 2012 et 2013 et en Rhône-Alpes, Bourgogne et Franche-Comté durant l’été 2014 (tab. 1). Neuf populations ont été échantillonnées ce qui a permis d’obtenir 80 individus au total (avec entre 1 et 20 individus par population ; tab. 1). Pour chacun des échantillons, le sommet de l’inflorescence a été récolté, puis stocké dans du silica-gel à température ambiante. Extraction de l’ADN et protocole AFLP L’ADN des 80 échantillons a été extrait avec le kit « Dneasy Plant Mini Kit » (Qiagen). Nous avons utilisé la technique AFLP (Amplification Fragment Length Polymorphism) ou polymorphisme de longueurs des fragments amplifiés (Vos et al., 1995) qui a déjà été utilisée avec efficacité sur d’autres espèces d’orobanches (Gagne et al., 2000). Cette technique permet d’obtenir de nombreux marqueurs rapidement avec une grande répétabilité sans avoir besoin d’une importante quantité d’ADN et de connaissances sur le génome de la plante étudiée. Le protocole modifié d’après Vos et al. (1995) a été utilisé avec trois couples d’amorces : E-ACA/M-CAA, E-ACT/ M-CAC et E-ACT/M-CAG. Un témoin négatif et quinze individus ont été répliqués à partir de l’extraction, afin de vérifier la reproductibilité des données. Le choix des marqueurs retenus a été fait manuellement à l’aide du logiciel GeneMapper v3.7 (Applied Biosystems) pour ne conserver que les marqueurs bien séparés. La qualité de ces marqueurs a ensuite été testée automatiquement à l’aide d’un script R (Herrmann et al., 2010). Cinq individus et un réplicat ont été supprimés de l’étude du fait d’une mauvaise qualité de l’ADN extrait. Avec 3 paires d’amorces, nous avons obtenu 126 marqueurs répétables avec un taux d’erreur total de 3 %. Tableau 1 : analyse de la diversité génétique des populations échantillonnées d’Orobanche bartlingii. Code, nom des populations, région d’appartenance, localisation géographique (coordonnées en degré décimal) et nombre d’individus échantillonnés (N). Nb loci : nombre de loci ; Nb privés : nombre d’allèles privés ; %P : pourcentage de loci polymorphes ; I : indice de diversité de Shannon ; He : hétérozygotie attendue non biaisée ; SE : erreur standard. Echantillonnage : populations 1-3 = hepia ; 4, 8, 9 : CBNFC ; 5-6 : CBNA ; 7 : CBNBP. Code Population Région Localité Coordonnées N Nb loci Nb privés %P I (SE) He (SE) 1 NN Jura Narderan Nord 5.929549 46.250135 20 50 0 34,56% 0,098 (0,017) 0,062 (0,012) 2 NC Jura Narderan Château 5.929549 46.250135 4 35 0 22,79% 3 NS Jura Narderan Sud 5.929549 46.250135 20 63 1 45,59% 0,131 (0,018) 0,081 (0,013) 4 SM Jura Septmoncel 5.915511 46.383677 3 18 0 1,47% 5 C3 Chartreuse Pas de Rocheplane 5.873316 45.328685 15 96 14 70,59% 0,218 (0,018) 0,133 (0,013) 6 C2 Chartreuse Col du Frêt 5.822565 45.386741 10 90 6 66,18% 0,242 (0,019) 0,156 (0,014) 7 BO Bourgogne Francheville 4.890278 47.104893 1 34 1 0,00% 8 QU FrancheComté Quingey 5.973749 47.104893 4 29 0 16,18% 9 CH FrancheComté Château de Chaudanne 6.021810 47.226611 3 28 0 16,18% 84 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Analyse des données Ces marqueurs moléculaires nous permettent d’estimer la diversité génétique globale et dans les différentes populations, ainsi que sa répartition entre les 2, les différences (ou les ressemblances) entre populations et la structuration géographique de la variabilité génétique. La diversité génétique a été estimée pour les populations de plus de 5 échantillons avec le logiciel GenAlex v6.5 (Peakall and Smouse, 2012) (pourcentage de loci polymorphes : proportion de loci qui sont variables dans chaque population ; indice de Shannon et hétérozygotie attendue : deux mesures de diversité intégrant les fréquences des allèles). La répartition de cette diversité génétique dans et entre les populations a été estimée par une AMOVA (Analyse Moléculaire de la Variance, qui estime la part de diversité totale trouvée à l’intérieur des populations et entre populations ; c’est un test probabiliste et nous avons réalisé 999 permutations pour obtenir une bonne estimation de ces différentes diversités). Les différences entre paires de populations ont été estimées en calculant d’une part le nombre de marqueurs privés (présents dans une seule population) et d’autre part l’indice de différenciation θ PT (basé sur les différences de fréquence des allèles entre populations). Nous avons visualisé cette différenciation par une Analyse en Coordonnées Principales (PCoA ; R v3.4, package « ade4 »). La structuration géographique à l’intérieur des populations n’a pu être réalisée que pour les populations de Chartreuse (seules populations pour lesquelles tous les échantillons ont été géoréférencés). Nous avons effectué une analyse d’autocorrélation spatiale à l’aide du logiciel SPAGeDI v1.3 (Hardy et Vekemans, 2002). Dans un premier temps, la distance géographique a été calculée entre chaque paire d’individus de la population. Ces valeurs de distance ont ensuite été rassemblées en un nombre optimal de classes (caractérisées par une distance moyenne, minimum et maximum entre paire d’individus). Dans un second temps, la distance génétique entre les paires d’individus ainsi classés a permis de calculer leur coefficient d’apparentement (rij) ainsi qu’un intervalle de confiance (20000 permutations). L’utilisation de marqueurs dominants comme les AFLPs ne permet d’estimer que des valeurs relatives de coefficient d’apparentement par rapport à la moyenne de la population (qui est fixée à 0). Des valeurs négatives peuvent donc être obtenues pour les classes de paires d’individus moins apparentés que la moyenne de la population. L’autocorrélation spatiale représente la variation du coefficient d’apparentement en fonction du logarithme de la distance spatiale moyenne des classes. Pour la structuration globale, nous avons testé L’hypothèse d’isolement par la distance (plus les populations sont éloignées géographiquement, plus elles sont différentes génétiquement) sur l’échantillonnage complet a été testée par un test de Mantel (R, package « adegenet »). Finalement, afin de tester si les populations échantillonnées correspondent bien à Chapitre II : Flore des entités génétiquement homogènes et différentes entre elles, nous avons estimé la structuration globale, sans identification a priori des populations, à l’aide du logiciel STRUCTURE V.2.3 (Hubisz et al., 2009) . C ’est une analyse probabiliste (Monte Carlo Markov Chain ; MCMC) qui nécessite plusieurs séries de répétitions pour être fiable. Nous avons utilisé une période de stabilisation (« burn-in ») de 5000 répétitions et 7500 répétitions de la MCMC, le tout répété 20 fois pour chaque valeur de K (nombre le plus vraisemblable de groupes génétiquement homogènes, variant ici de 1 à 9), avec le modèle supposant que les populations pouvaient échanger des migrants (Admixture model). Ceci a permis d’obtenir la vraisemblance de chaque valeur de K (lnP(K)) et un paramètre (Δ(K) ; Evanno et al., 2005 pour estimer le nombre le plus probable de groupes homogènes. Résultats Structure génétique des populations La diversité génétique est globalement assez faible (indice de Shannon = 0,182 ; hétérozygotie attendue = 0,110). A taille d’échantillon comparable, les populations du Jura sont moins variables que les populations de Chartreuse (pourcentage de loci polymorphes, indice de Shannon et hétérozygotie attendue moins élevés ; Figure 1 : PCoA (Analyse en Coordonnées Principales) basée sur les distances génétiques entre les 75 individus d’Orobanche bartlingii. Seules les populations de Chartreuse (bleu) et du Jura (rouge) ont été utilisées pour cette analyse. Les populations de Bourgogne et de FrancheComté (représentées en noir) ont été ajoutées a posteriori. Les axes expliquent respectivement 13 % (axe 1) et 11 % (axe 2) de la variance totale, ce qui dénote un faible pouvoir explicatif. 85 Tableau 2 : matrice des distances génétiques inter-population (θPT) entre les huit populations d’Orobanche bartlingii. Matrice diagonale inférieure : valeurs de θPT ; matrice diagonale supérieure : p-valeurs. Les valeurs significatives sont en orange. NN NC NS SM C3 C2 QU CH NN 0 0,058 0,4 0,349 0,004 0,003 0,103 0,104 NC 0,123 0 0,021 0,109 0 0 0 0 0,314 NS 0 0,245 0 0,318 0,018 0,014 0,291 SM 0 0,222 0 0 0 0 0,115 0,111 C3 0,082 0,406 0,046 0,398 0 0,32 0,394 0,328 C2 0,143 0,381 0,082 0,445 0,007 0 0,393 0,449 QU 0,094 0,279 0,01 0,205 0,003 0 0 0,355 CH 0,102 0,366 0 0,114 0 0 0 0 tab. 1). Elles sont en revanche plus variables que les populations de Franche-Comté, ce qui est fort probablement dû à un effet de taille d’échantillon plus faible pour ces dernières. Sur l’ensemble des 80 individus échantillonnés, la différenciation entre populations est non significative et nous n’observons aucun isolement par la distance (test de Mantel non significatif, p = 0,42). Pour les 4 populations ayant plus de 5 échantillons, la différenciation entre populations est significative, mais globalement très faible et ne représente que 5 % de la variance totale (pour 95 % à l’intérieur des populations). L’analyse des indices de différenciation (θ PT ) indique que seuls les θ PT entre les populations de Chartreuse et les deux grandes populations du Jura sont significatifs (tab. 2). De même, l’Analyse en Coordonnées Principales (fig. 1) indique une séparation faible entre les populations du Jura et de Chartreuse. Nous observons par ailleurs que les populations de Chartreuse (en bleu) semblent avoir une grande variance par rapport aux autres populations et présentent un grand nombre d’allèles privés (tab. 1). Le test d’autocorrélation intra-population des populations de Chartreuse montre que les individus géographiquement proches sont aussi génétiquement proches (p-valeur = 0,0034 ; fig. 2) ce qui indique une faible dispersion du pollen ou des graines autour de la plante mère. L’ensemble de l’échantillon se structure globalement en 3 groupes homogènes (Δ(K) maximum pour K = 3). Ces trois groupes ne correspondent pas aux trois régions géographiques de notre échantillon (fig. 3). Discussion Les populations d’orobanche de Bartling de l’Est de la France (et de la Haute Chaîne du Jura) sont géographiquement très restreintes. La diversité génétique est globalement faible. Ceci est cohérent avec le faible nombre de populations connues et leur taille réduite. La comparaison avec les études menées sur d’autres espèces d’orobanches est délicate car ces études ont été réalisées avec d’autres marqueurs moléculaires (RAPD ou microsatellites) et souvent dans le but de Figure 2 : autocorrélation génétique intra-population des populations de Chartreuse. Le coefficient d’apparentement est donné pour différentes classes de distance. L’intervalle de confiance à 95% est représenté par les lignes en bleu. (20 000 permutations, p-valeur de la régression entre le coefficient d’apparentement et le logarithme de la distance =0,0035). 86 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 3 : structuration génétique des populations d’Orobanche bartlingii pour K=3 groupes. Chaque barre verticale correspond à un échantillon. Les échantillons sont rangés par régions : 1, 2, 3, 4 : Jura ; 5, 6 : Chartreuse ; 7 : Bourgogne ; 8, 9 : Franche-Comté. Chaque groupe est représenté par une couleur et la longueur du segment d’une couleur particulière correspond à la probabilité qu’un échantillon appartienne à ce groupe. différencier des lignées selon les hôtes parasités. Chez O. crenata, parasite non spécifique, la diversité est plus élevée que chez O. bartlingii (I moyen = 0,533 ; RAPD ; Román et al., 2001), alors qu’elle est plus faible chez O. ramosa (hétérozygotie attendue moyenne = 0,04 ; microsatellites ; Le Corre et al., 2014). Seule O. foetida a été étudiée à l’aide de marqueurs AFLPs (Vaz Patto et al., 2008). Ces auteurs ont trouvé une très forte variabilité génétique (I varie de 0,44 à 0,62, % P varie de 55 à 80 %), peu d’allèles privés et une forte différenciation entre populations (86 % de la variance est entre populations) sans toutefois identifier un isolement par la distance. D’autres plantes parasites d’espèces non cultivées ont été étudiées avec des marqueurs AFLPs. Chez le gui (Viscum album ; Stanton et al., 2009), espèce dioïque, donc nécessairement allofécondée, la variabilité génétique est élevée (H varie de 0,15 à 0,25, % P varie de 38 à 69 %) les populations sont fortement différenciées et ce d’autant plus que la distance est grande. Chez trois espèces de gui américains (Arceuthobium spp. ; Reif et al., 2015), la variabilité génétique est aussi élevée (I varie de 0,20 à 0,30, H varie de 0,10 à 0,15 et % P varie de 32 à 60 %) mais la différenciation entre populations est moins forte (seulement 17 % de la variance se trouve entre les populations) et 2 des 3 espèces présentent de l’isolement par la distance. Une pédiculaire (P. sceptrum-carolinum ; Wróblewska, 2013), espèce parasite à distribution fragmentée et à petites populations présente de même une forte diversité génétique (I varie de 0,22 à 0,24 et % P varie de 47 à 55 %), une faible différenciation entre populations (15 % de variance entre les populations) et pas d’isolement par la distance. Par comparaison, une étude sur les chardons bleus (Eryngium alpinum espèce longévive non parasite et à distribution fragmentée) réalisée avec les mêmes marqueurs montre une diversité nettement plus élevée (I moyen = 0,283 ; He moyen = 0,198 ; Gaudeul et al., 2000) une différenciation forte entre populations (44 % de la variance entre populations) et un isolement par la distance significatif pour des distances relativement courtes, mais qui disparait sur des longues distances. Sans connaissance sur la diversité passée, ni sur l’histoire des populations d’O. bartlingii, il est difficile d’avoir une idée globale sur les risques génétiques encourus, cependant la faible diversité que nous avons trouvée incite à la prudence quant à son potentiel d’adaptation face à des changements environnementaux importants. Notre étude ne comporte que 4 populations avec plus L’orobanche de Bar tling (Photo Véronique Bonnet) Chapitre II : Flore 87 de 5 individus échantillonnés (2 dans le Jura et 2 en Chartreuse). Il n’est donc possible d’étudier finement et de comparer que ces 4 populations. Les populations du Jura sont moins diversifiées que celle de Chartreuse et elles s’en distinguent partiellement. La différenciation entre Jura et Chartreuse est significative mais faible : la différenciation entre populations varie entre 0,05 et 0,14 (Θpt). Cette différenciation est très comparable à la différenciation entre populations de O. crenata (variation entre 0 et 0,14 ; Román et al., 2001), mais nettement moins élevée qu’entre les populations de chardon bleu (variation entre 0,17 et 0,63 ; Gaudeul et al., 2000). Cette différenciation entre massifs pourrait être due à une limitation des échanges génétiques du fait de conditions climatiques différentes (qui serait alors liée à de l’adaptation locale) ou une histoire biogéographique différente. Lors de la glaciation du Würm, la Chartreuse était une zone refuge possible, contrairement à la zone du crêt de la Neige (Jura) qui était sous la calotte glaciaire (Coutterand et al., 2009). Cette hypothèse est en concordance avec les travaux de Favarger sur la camarine hermaphrodite (Favarger et al., 1959). Les populations du Jura peuvent donc avoir pour origine soit la zone refuge de la Chartreuse et auraient été constituées à partir d’un faible nombre d’individus, ce qui expliquerait à la fois la plus faible diversité et la faible différenciation, soit à partir d’une autre zone refuge. Dans ce cas, la faible différenciation indique l’existence de flux de gènes à longue distance : bien que l’essentiel des graines reste très près de la plante mère et que le pollen ne semble pas transporté sur de grandes distances, un transport à longue distance des graines (très petites et légères) par le vent est possible, permettant un brassage, certes limité, entre populations. Conclusion Cette étude montre une diversité génétique globalement faible, en particulier pour les populations du Jura, et une différenciation entre Jura et Chartreuse. Cette différenciation entre massifs pourrait correspondre à une adaptation locale à des conditions climatiques différentes ou pourrait être due à une histoire biogéographique différente (refuges glaciaires différents). Remerciements Les auteurs remercient Delphine Rioux pour son appui pour l’étude AFLP en laboratoire, et Ludovic Bonin, Éric Brugel du CBNFC et Olivier Bardet du CBNBP pour l’échantillonnage, et Bruno Durand du CBNMP pour avoir recherché l’espèce dans les Pyrénées. Nous remercions les services de l’État et de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura pour les autorisations de prélèvements. 88 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? BIBLIOGRAPHIE Brault, M., Betsou, F., Jeune, B., Tuquet, C., Sallé, G., 2007. Variability of Orobanche ramosa populations in France as revealed by cross infestations and molecular markers. Environ. Exp. Bot. 61, 272–280. doi:10.1016/j.envexpbot.2007.06.009 Carlon, L., 2008. Más, a propósito de algunas “Phelipanche” Pomel, “Boulardia” F. W. Schultz y “Orobanche” L. (’Orobanchaceae’) del oeste del Paleártico. Jardín Botánico Atlántico, Gijón. Coutterand, S., Schoeneich, P., Nicoud, G., 2009. 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Prunier Mail : patrice.prunier@hesge.ch Culminant à 1720 m, la Haute Chaîne du Jura recense un nombre limité d’espèces arctico-alpines 1 et chionophiles 2 . Révélant des microclimats froids localisés (combes à neige, crêtes ventées), ces dernières présentent une valeur patrimoniale régionale élevée et sont potentiellement menacées par le réchauffement climatique. Afin d’évaluer leur degré de résistance, l’évolution récente de leur distribution a été quantifiée. Les localités d’une sélection d’espèces ont été recensées lors de trois saisons estivales de 2011 à 2013. Leurs distributions altitudinale et spatiale ont ensuite été comparées (analyse par maille) à la cartographie des espèces de la réserve réalisée en 2001. Les résultats globaux, ne montrent pas de différence significative dans la distribution altitudinale (alt. moy. = 1626 +/- 47 m en 2001 vs 1632 +/- 44 m en 2011-13) et surfacique (111 mailles de 200x200 m en 2001 vs 119 mailles de 200x200 m en 2011-13). Seule Luzula spicata, une espèce oligotrophile liée aux nardaies de crêtes (Campanulo-Nardetum), présente une nette régression. Ainsi, l’augmentation de la température moyenne annuelle n’a, pour le moment, pas eu d’incidence marquée sur la distribution des espèces végétales arctico-alpines durant les dix premières années du XXI ème siècle. habitat disparaître au profit d’espèces plus thermophiles étendant leur distribution ? La question de la réaction de la végétation sommitale face aux changements climatiques, fait l’objet d’un très grand nombre de suivis et d’étude à toutes les échelles spatiales. Au niveau mondial, le projet GLORIA (Global Observation Research Initiative in Alpine environments) a pour but de suivre l’évolution des températures et de la végétation dans les différentes zones « alpines » de la planète (Pauli et al., 2012). Au niveau européen, le projet ALPNET (Alpine Biodiversity Network) a recensé et synthétisé toutes les données disponibles sur la biodiversité alpine entre 1998 et 2000 (Nagy et al., 2003). Au niveau Suisse, le projet permanent plot, a pour objectif de recenser tous les carrés permanents anciens et récents existants sur le territoire et de mettre les données floristiques à disposition des a b c d e Introduction Face aux changements climatiques à l’échelle mondiale, tels que l’augmentation de la température moyenne de 0,05°C au cours des quinze dernières années ou les perturbations des systèmes hydrologiques (GIEC, 2014), la question de la réaction des écosystèmes fragiles de montagne se pose. Ainsi, les communautés végétales voient leurs conditions environnementales évoluer inexorablement. Les espèces qui les peuplent serontelles capables de s’adapter à ces nouvelles conditions et rester compétitives ? Ou au contraire verront-elles leur 1 Espèces cryophiles présentes dans les régions arctiques et les chaînes de montagne médio-européennes. On parle de reliques glaciaires. 2 Espèces tolérant des conditions d’enneigement prolongées. Chapitre II : Flore f g h Figure 1 : espèces arctico-alpines ; a. Aster alpinus, b. Bartsia alpina, c. Dryas octopetala, d. Carex rupestris, e. Empetrum hermaphroditum, f. Sibbaldia alpina, g. Pinguicula alpina, h. Saxifraga oppositifolia ; carte de répartition des observations. 91 scientifiques (Vittoz, 2012). La méthode des carrés permanents est une méthode très utilisée pour les suivis de la végétation. En effet, elle permet d’obtenir une idée précise de l’évolution de la composition floristique sur des sites précis pour de courtes périodes comme sur plusieurs dizaines d’années (Bakker et al., 1996). Cependant, au niveau régional, aucun dispositif permanent de suivi de la flore n’existe au sein de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura. Néanmoins, l’étude comparative préliminaire de la végétation des crêtes a montré des changements dans la nature du tapis végétal depuis 40 ans (Prunier et al., 2009). Il a également été montré que cette évolution est fortement liée à l’évolution des pratiques locales (Prunier et al., 2017). Tableau 1 : liste des taxons et résultats des analyses. Les différences significatives sont en couleur (augmentation en rouge et diminution en bleu). Nom français Nom latin Raisin des ours des Alpes Arctostaphylos alpina (L.) Spreng.* Aster des Alpes Aster alpinus L.* Bartsie des Alpes Bartsia alpina L.* Laîche des rochers Carex rupestris All.* Dryade à 8 pétales Dryas octopetala L.* Dans ce contexte, face à une modification des paramètres environnementaux (changements climatiques) et une modification globale du système pastoral local, les espèces arctico-alpines sont-elles menacées ? Quelle a été l’évolution récente de leurs populations, alors que l’habitat à leur disposition sur la Haute Chaîne est très restreint ? Camarine hermaphrodite Empetrum hermaphroditum Hagerup Cette étude vise à identifier l’évolution des distributions géographique et altitudinale des espèces arctico-alpines et chionophiles de la Haute Chaîne du Jura, durant la première décennie du XXI ème siècle. Renouée vivipare Polygonum viviparum L.* Sagine de Linné Sagina saginoides (L.) H. Karst.* Saule à feuilles émoussées Salix retusa L. Saxifrage à feuilles opposées Saxifraga oppositifolia L. s.str.* Sibbaldie couchée Sibbaldia procumbens L.* Elles apparaissent ainsi comme des indicateurs pertinents de l’évolution de l’état de conservation d’écosystèmes sommitaux, à fortes contraintes écologiques, qui fondent pour partie l’existence de la Réserve naturelle. Méthode Il s’agit ici de réaliser une approche comparative de deux états des populations dans la mesure où il n’existe pas de dispositif de suivi floristique à long terme. Cartographie Deux campagnes de prospection distinctes ont été menées, en 2001, puis de 2011 à 2013 (ci-après désigné par 2013). Lors de la première campagne, la localisation de chaque observation a été reportée à vue sur une carte tandis que pour la seconde, un GPS de randonnée a été utilisé. La campagne de 2001, coordonnée par le Conservatoire Botanique National Alpin, visait à recenser les espèces végétales rares sur l’ensemble de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura. Elle s’inscrivait dans le cadre de l’élaboration du plan de gestion 2000-2004 de la Réserve naturelle (Prunier, 2001). Au cours de cette campagne, la totalité des espèces végétales vasculaires a été recensée. La flore arctico-alpine représentait donc une part relativement faible d’un inventaire systématique qui n’était pas spécifiquement dirigé sur ce groupe floristique. 92 Gentiane des neiges Gentiana nivalis L.* Luzule en épi Luzula spicata (L.) DC. s.str.* Grassette des Alpes Pinguicula alpina L.* Véronique alpine Veronica alpina L.* Violette à deux fleurs Viola biflora L.* La campagne de 2013 a été menée dans le cadre du projet « Reculet » et était spécifiquement axée sur une liste de 16 taxons (14 espèces arctico-alpines et 2 espèces chionophiles) (tab. 1). Pour les espèces les plus fréquentes comme Aster alpinus, Dryas octopetala ou Polygonum viviparum, la prospection a été réalisée aléatoirement sur le secteur considéré (sud du Reculet (grotte à la Marie du Jura) jusqu’au Grand Crêt). Pour les espèces à distribution plus ponctuelle, comme Sibbaldia procumbens ou Carex rupestris, les stations connues ont été ciblées afin de valider leur pérennité. Analyse Dans le but de répondre aux questions posées, l’évolution des répartitions altitudinale et spatiale de chacune des espèces retenues a été évaluée. Les analyses spatiales présentées ci-dessous ont été effectuées avec le logiciel ArcGIS 10.2.2. Les analyses statistiques pour l’évolution altitudinale (tests de t et de Wilcoxon) ont quant à elles été effectuées avec le logiciel R. Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Nb de localités Nombre de mailles 200x200 m. Altitude moyenne Nombre de mailles 1x1 km 2001 20112013 2001 20112013 Différence 2001 20112013 Différence 2001 20112013 Différence 8 9 1637 1619 -18 7 5 -2 3 1 -2 92 336 1596 1594 -2 50 86 36 10 11 1 109 379 1622 1642 20 52 73 21 11 11 0 4 5 1669 1661 -8 2 3 1 2 2 0 148 325 1617 1640 23 74 82 8 11 11 0 13 14 1633 1656 23 11 5 -6 4 2 -2 1 0 20 8 1637 1605 -32 8 2 -6 4 2 -2 8 6 1647 1666 19 4 5 1 3 2 -1 72 277 1615 1630 15 43 75 32 10 11 1 15 19 1650 1657 7 8 11 3 5 8 3 63 99 1663 1658 -5 30 32 2 5 5 0 23 5 1573 1652 79 13 3 -10 5 2 -3 2 6 1642 1645 3 2 3 1 2 2 0 21 27 1664 1659 -5 12 15 3 3 4 1 35 105 1659 1669 10 22 28 6 7 5 -2 * espèces arctico-alpines (Aeschimann et Burdet, 2008) Evolution altitudinale Afin de déceler, une éventuelle migration vers les zones les plus froides du groupe ciblé, l’altitude de l’ensemble des taxons recensés, puis de chaque taxon, a été comparée pour les deux campagnes de terrain. Les données altitudinales initiales n’étant pas très précises, l’altitude de chaque observation a été calculée à posteriori avec l’aide du modèle numérique de terrain provenant de la BD ALTI® fourni par l’Institut national de l’information géographique et forestière (http://professionnels.ign.fr/bdalti). Evolution spatiale Dans un deuxième temps, l’évolution de la répartition spatiale globale, puis de chacun des taxons, a été évaluée par comparaison des positions des populations enregistrées lors des deux campagnes de terrain. Afin de limiter les biais, liés à l’observateur et surtout à l’effort de prospection, les observations ont été comparées par maille. Des cartes de répartition pour chacun des taxons pour les deux campagnes de terrain ont donc été créées en agrégeant les observations dans les cellules Chapitre II : Flore d’un maillage (présence-absence des espèces dans chaque cellule). Dans le but d’obtenir des résultats plus robustes, deux tailles de mailles différentes (200 x 200 m et 1 x 1 km) ont été considérées. Résultats Cartographie Le tableau 1 présente, pour les deux campagnes de terrain, le nombre de localités recensées pour chaque taxon. Au total 1620 localités ont été relevées entre 2011 et 2013 contre seulement 634 en 2001. Tous les taxons ont été retrouvés lors de la seconde campagne sauf Gentiana nivalis, dont le cycle annuel ne facilite pas le repérage. Evolution altitudinale Si l’on compare l’altitude moyenne de l’ensemble des observations effectuées, il n’apparait pas de différence 93 campagnes de 2001 et de 2013. Il s’agit de Bartsia alpina (+ 20 mètres, p-value = 0,03), Dryas octopetala (+ 23 mètres, p-value < 0,005) et de Saxifraga oppositifolia (+ 79 mètres, p-value = 0,02). Evolution surfacique Si l’on compare la répartition géographique globale des observations entre les deux campagnes de terrain (fig. 3), on ne constate pas de forte différence, que ce soit avec les mailles de 200x200 m (111 mailles pour 2001 et 119 pour 2013) ou avec les mailles de 1x1 km (11 mailles pour 2001 et 12 mailles pour 2013). Figure 2 : répartition altitudinale de l’ensemble des localités recensées en 2001, puis en 2011-2013. significative entre les deux campagnes de terrain. Pour 2001, l’altitude moyenne des observations est de 1626 +/- 47 mètres, tandis que pour 2013 elle est de 1632 +/- 44 mètres (fig. 2), soit moins de dix mètres d’écart. Si l’on observe maintenant plus précisément les données obtenues pour chacun des taxons étudiés, on remarque que trois d’entre eux présentent une augmentation significative de leur altitude moyenne entre les La comparaison de la répartition de chaque taxon en 2001 et 2013 a permis d’identifier quatre catégories de réaction. Les espèces très localisées, comme Carex rupestris ou Sibbaldia procumbens, se maintiennent dans leurs localités. Celles confinées à un secteur, notamment sur le flanc ouest ou la crête du Crêt de la Neige, comme Pinguicula alpina, Salix retusa ou Veronica alpina, présentent en 2013 une répartition en termes de nombre de mailles similaire à celle de 2001. Les espèces à large distribution, comme Dryas octopetala et Barstia alpina, semblent montrer une expansion qui pourrait s’expliquer par le fort biais dans l’effort d’échantillonnage existant entre les deux campagnes de terrain. Finalement, les espèces présentant une diminution dans le nombre de mailles occupées sont Arctostaphylos alpina (- 2 mailles de 200x200 m et de 1x1 km), Empetrum hermaphroditum (- 6 mailles de Figure 3 : localisation des observations des espèces arctico-alpines retenues lors deux campagnes de terrain 2001 et 2011-2013. 94 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? 200x200 m et - 2 mailles de 1x1 km), Luzula spicata (- 6 mailles de 200x200 m et - 2 mailles de 1x1 km) et Saxifraga oppositifolia (- 10 mailles de 200x200 m et - 3 mailles de 1x1 km) (tab. 1). Discussion Malgré le fait que les deux jeux de données utilisés pour ces analyses n’ont pas été récoltés dans les mêmes conditions, ni avec les mêmes objectifs, certaines tendances semblent se dessiner lorsque l’on compare les résultats obtenus pour l’évolution des répartitions altitudinale et spatiale. Les espèces les plus rares et localisées (Carex rupestris, Sibbaldia procumbens et Pinguicula alpina) sont restées stables tant au niveau altitudinal que spatial. Elles ne semblent pour l’instant pas menacées à court terme par l’augmentation de la température. Ce maintien pourrait en partie venir du fait que ces espèces sont situées dans des combes à neige sur éboulis froids, sorte de réfrigérateurs naturels, qui piègent d’importantes quantités de neige en hiver et restituent de l’air froid bien après le déneigement (Zacharda et al., 2007). Ce phénomène semble s’accentue même avec une température estivale de l’air plus elevée, comme l’a montré le suivi thermique. Lors de la canicule de l’été 2015, la température de l’air au fond d’une combe a été moins élevée qu’en 2014 (Prunier et O’Rourke, 2017). Les deux espèces à larges distribution (Bartsia alpina et Dryas octopetala), qui remontent légèrement en altitude ces dix dernières années, n’ont pas régressé spatialement. La différence observée dans leur répartition altitudinale pourrait être expliquée par le biais existant dans l’effort de prospection entre les deux campagnes de terrain qui est particulièrement marqué pour ces deux espèces. Quatre espèces ont montré une régression dans la distribution spatiale. Pour Arctostaphylos alpina et Empetrum hermaphroditum, il semblerait que cette évaluation soit liée à un déficit de prospection dans certaines zones difficiles d’accès. La question est plus complexe pour Saxifraga oppositifolia. En effet, d’après les comparaisons altitudinales, cette espèce semble présenter une remontée assez forte (+ 79 mètres), et selon la comparaison surfacique elle semble avoir également régressé (- 10 mailles). Cette espèce estelle en danger ? Pour répondre à cette question, de nouvelles investigations de terrain semblent nécessaires car au vu de son écologie (espèce de falaises) et de sa phénologie (floraison précoce avril-mai), elle peut être difficile à observer. Avec les données dont nous disposons actuellement, nous ne sommes pas en mesure de privilégier l’une ou l’autre des hypothèses suivantes : un artefact dû aux différences d’échantillonnage entre les deux campagnes de terrain ou une réelle régression de cette espèce. Chapitre II : Flore Enfin, seule Luzula spicata, espèce oligotrophile liée aux nardaies de crêtes (Campanulo-Nardetum), présente une régression claire (8 mailles de 200x200 m en 2001 / 2 en 2013). Cette espèce étant caractéristique des pâturages maigres, cette évolution est convergente avec les observations effectuées sur la végétation des crêtes, à savoir, une régression des pâturages maigres dans les parties centrales d’alpages, liée à une évolution des pratiques pastorales (Prunier et al., 2017). Les très faibles changements observés dans la composition des espèces au sommet de la Haute Chaîne ont également été constatés dans les Alpes à une altitude similaire (étage subalpin). Lors d’une étude utilisant des inventaires floristiques non permanents, mais précisément géoréférencés dans les Alpes suisses, Vittoz et al. (2009) sont arrivés à une conclusion analogue. La plupart des changements observés étaient dus aux modifications des pratiques pastorales telles que l’arrêt de la pâture. Il a également été démontré à l’échelle de la Suisse que la richesse spécifique des sommets aux étages alpin et nival avait augmenté, ce qui montre bien que des espèces plus thermophiles ont tendance à coloniser des zones de plus haute altitude. Néanmoins, pour l’instant, il n’a pas été constaté de fort déclin des espèces arcticoalpines et chionophiles (Vittoz et al., 2013). En cela également, les observations du Haut-Jura concordent avec celles des Alpes. Conclusion Cette étude a permis de mettre en évidence que l’augmentation de la température moyenne observée au sommet de la Haute Chaîne du Jura n’a, pour le moment, pas eu d’incidence marquée sur la distribution des espèces végétales arctico-alpines et chionophiles lors des dix premières années du XXI e siècle, en dépit d’étés aux températures élevées comme lors de la canicule de 2003. Actuellement, la plus forte menace pesant sur ces milieux d’altitude n’est donc pas le réchauffement climatique, mais plutôt l’eutrophisation des pâturages maigres, comme le montre la régression de Luzula spicata. Ainsi, la gestion des écosystèmes de montagnes nécessite d’être abordée selon deux angles, en prenant en compte d’une part les changements liés aux pratiques, et d’autre part ceux liés aux changements climatiques qui sont parfois plus difficiles à constater à court terme. A l’avenir, afin de mieux pouvoir observer et quantifier les changements au niveau des espèces végétales présentes en Haute Chaîne, la mise en œuvre d’un protocole de suivi à long terme en utilisant, par exemple, des carrés permanents apparait nécessaire. 95 96 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? BIBLIOGRAPHIE Aeschimann, D., Burdet, H.M., 2012. Flore de la Suisse et des territoires limitrophes - Le nouveau Binz, 4th ed. Haupt, Berne; Stuttgart; Vienne. Bakker, J.P., Olff, H., Willems, J.., Zobel, M., 1996. Why do we need permanent plots in the study of longterm vegetation dynamics? J. Veg. Sci. 7, 147–156. doi:10.2307/3236314 GIEC, 2014. Changements climatiques 2014: rapport de synthèse : contribution des Groupes de travail I, II et III au cinquième Rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, [sous la direction de l’équipe de rédaction principale, R.K. Pachauri et L.A. Meyer]. GIEC, Genève (Suisse). 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Un accroissement important des aires de répartition, mais également des effectifs de chacune de ces espèces a été constaté à partir des années 1980 jusque dans les années 2000. Depuis, si le cerf continue sa progression, celle du sanglier reste à confirmer et une diminution du nombre de chamois et de chevreuils tués à la chasse a été constatée avec une certaine stabilisation ces cinq dernières années. Introduction Dans le cadre de ses missions de préservation de la biodiversité et de gestion de la faune sauvage, l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage (ONCFS) assure depuis plus d’une trentaine d’années, à travers un réseau d’observation, le suivi des populations d’ongulés sauvages en France. Ce réseau, tout d’abord appelé « réseau des correspondants Cervidés-sanglier », est devenu en 2003 un réseau commun à l’ONCFS et aux Fédérations départementales, régionales et nationale des chasseurs. Une convention en fixe les principes généraux de fonctionnement. Pour qu’une enquête puisse être réalisée, il faut au préalable qu’une validation technique et scientifique soit accordée par le comité directeur des réseaux. Le réseau fonctionne grâce à deux interlocuteurs techniques par département : un de la Fédération départementale des chasseurs et un du service départemental de l’ONCFS (soit environ 180 personnes). Il a pour mission le suivi patrimonial du grand gibier en France à l’échelle communale, départementale, régionale et nationale. Il contribue à la connaissance des types de milieux occupés, des modes de gestion Chapitre III : Faune sauvage pratiqués et des problèmes rencontrés (impact sur le milieu agricole ou forestier, fragmentation de l’espace, collisions routières, etc.). Différentes enquêtes ont été mises en place au cours du temps pour suivre spatialement et numériquement l’évolution des ongulés en plein développement sur le territoire national, aussi bien au niveau des aires occupées que des effectifs (http://www.oncfs.gouv. fr/IMG/file/mammiferes/ongules/ongules_sauvages/ ongules_sauvages_liste_enquetes.pdf). Une enquête annuelle permet de recenser les tableaux de chasse départementaux de tous les ongulés présents en France, ainsi que les tableaux de chasse communaux du sanglier. Les enquêtes concernant les tableaux de chasse communaux du chevreuil et la répartition géographique du cerf élaphe et des ongulés de montagne sont faites tous les 5 ans. Sans exclure des facteurs extérieurs tels que la pression de chasse, les épizooties ou les volontés politiques qui influencent directement les niveaux des prélèvements du grand gibier, nous pouvons considérer que, sur le moyen et le long terme, les tendances d’évolution de ces tableaux de chasse permettent de suivre efficacement les tendances d’évolution des populations d’ongulés sauvages (Milner et al., 2006). Pour le versant français du massif du Jura, qui s’étend sur environ 9 000 km2 sur les départements de l’Ain, du Doubs, du Jura et du Territoire de Belfort, des données sur les ongulées ont été récoltées depuis le début des années 1970. Le chevreuil (Capreolus capreolus) A la fin du XIX ème siècle, le chevreuil ne subsistait plus que dans les grands massifs forestiers du Haut-Jura (Ogérien frère, 1863), mais aujourd’hui c’est une espèce très bien représentée sur l’ensemble du territoire jurassien. En 2012, le chevreuil a été prélevé sur la quasi-totalité des communes des quatre départements du massif (fig. 1). Afin de suivre au mieux les tendances d’évolution spatiale et numérique de cette espèce, six enquêtes « tableau de chasse communal chevreuil » ont été réalisées par le réseau Ongulés sauvages entre 1985 et 2012. Ces enquêtes ont permis de compiler l’ensemble 101 Figure 1 : carte des prélèvements cynégétiques par commune de chevreuil au cours de la saison 2007/2008. des données sur les attributions et réalisations du plan de chasse pour chacune des communes. D’après la figure 2, on observe une augmentation très importante des prélèvements cynégétiques à la fin des années 1980 allant jusqu’à des prélèvements de l’ordre de 20 000 chevreuils par saison au début des années 2000. A partir de 2004, les prélèvements ont diminué et semblent aujourd’hui se stabiliser aux alentours de 14 000 prélèvements par an. Plusieurs facteurs sont sans doute responsables de cette baisse des prélèvements. Il est probable que des phénomènes de densité dépendance ont commencé à apparaître dans les populations de chevreuil avec pour conséquence un fonctionnement démographique moins productif (Delorme et al., 2008). Il a également été montré récemment l’effet du réchauffement climatique qui réduirait la démographie du chevreuil en milieu forestier (Klein et al., 2014). Il faut encore signaler la présence actuelle d’une centaine de lynx sur le massif jurassien français qui peuvent avoir impact non négligeable sur les effectifs de chevreuils (Gatti et al., 2014; Molinari-Jobin et al., 2002). 102 Figure 2 : évolution du tableau de chasse du chevreuil entre 1973 et 2014. Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 3 : carte des prélèvements cynégétiques de sanglier par commune au cours de la saison 2014/2015. Le sanglier (Sus scrofa) Tout comme le chevreuil, le sanglier était devenu une espèce très rare dans le massif à la fin du XIX ème siècle. Ce n’est qu’à partir de 1990 que la population a connu un véritable accroissement. Actuellement, le sanglier occupe tous les types d’habitats présents sur le massif et l’espèce y est prélevée quasiment partout (fig. 3). La figure 4 souligne très nettement l’augmentation des prélèvements de sangliers à partir du début des années 1990. Ils ont été néanmoins très variables d’une année à l’autre, avec des pics pouvant atteindre 15 400 sangliers au cours de la saison 2010/2011 ou 16 068 sangliers en 2012/2013. De façon générale, bien que les deux dernières saisons aient été très nettement à la baisse, la tendance est à l’augmentation du nombre de sangliers tués au sein du massif. Figure 4 : évolution du tableau de chasse du sanglier entre 1973 et 2014. Chapitre III : Faune sauvage 103 Figure 5 : évolution de l’aire de répartition du cerf élaphe sur la chaine du Jura entre 1988 et 2015. Le cerf élaphe (Cervus elaphus) Évolution de l’aire de distribution Au cours du XIX ème siècle, les témoignages attestant de la présence du cerf élaphe dans le massif étaient rares. On estime que l’espèce avait totalement disparu des forêts jurassiennes. Cependant, A. Goy (1983) estime que le cerf était toujours présent, en très faible densité, notamment dans la forêt de Chaux (Doubs et Jura). Cependant, au milieu du XX ème siècle aucune population ne semblait vouloir véritablement émerger et des programmes de réintroduction ont été organisés à partir des années 1950. A l’initiative des associations de chasse, dans le pays de Gex dans l’Ain, et du Conservatoire des Eaux et des Forêts, dans le département du Jura où une quarantaine d’animaux en provenance de Chambord (Loir-et-Cher), de La PetitePierre (Bas-Rhin) et d’Allemagne a été lâchée entre 1955 et 1958 puis en 1970 et 1971 dans la forêt de Chaux (Klein, 1990). Progressivement ces réintroductions ont permis le retour du cerf sur l’ensemble du massif. 104 Depuis 1985, le réseau Ongulés sauvages suit régulièrement l’évolution de la répartition du cerf par l’intermédiaire d’enquêtes quinquennales (fig. 5). Le premier recensement de 1985 faisait référence aux populations les plus anciennes qui se situaient à proximité de la forêt de Fort l’Ecluse dans l’Ain et dans la forêt de Chaux entre le Jura et le Doubs. L’espèce était présente sur 672 km 2 . Ensuite, les surfaces occupées se sont progressivement étendues dans le nord et de nouvelles zones sont apparues dans le sud du massif. En 2015, l’extension du cerf se poursuit toujours (fig. 5). On recense actuellement dix huit zones de présence sur l’ensemble de la chaîne, couvrant 3 280 km 2 . Composition de l’aire occupée Actuellement, l’aire de distribution du cerf élaphe dans la chaîne du Jura est composée majoritairement de forêts. Elles représentent près de 61 % de la surface Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 6 : types de milieux occupés par le cerf élaphe en 2015 (nomenclature Corine Land Cover). occupée (35,6 % de forêt de feuillus, 17,6 % de forêt de conifères et 7,7 % de forêts mixtes). Viennent ensuite les territoires agricoles (terres arables et prairies permanentes : 32,2 %) et les milieux à végétation arbustive et/ou herbacée (3,3 % ; fig. 6). Dans les années 1980, l’espèce a d’abord colonisé majoritairement les forêts, puis s’est ensuite étendue sur les territoires agricoles gagnant progressivement les zones de cultures dans la plaine et les zones des hauts chaumes en altitude (Pfaff et al., 2008; Saint-Andrieux et al., 2004). Effectifs et densités Actuellement, d’après les estimations données par les interlocuteurs du réseau lors des enquêtes le peuplement de la chaîne du Jura compte certainement entre 3000 et 4000 cerfs élaphes répartis au sein de 21 populations sur les quatre départements du massif. Hormis les populations du Chamois (Doubs), de la forêt de Chaux et de Serre (Jura) et des collines jurassiennes du Territoire de Belfort qui forment encore des populations isolées, les autres populations forment un ensemble continu d’environ 135 km de long (du sommet du Morond au Nord jusqu’aux portes de Brégnier Cordon au Sud). Au cours de la saison 2014/2015, les prélèvements cynégétiques étaient de 475 animaux dont plus de la moitié (55 %) a été effectuée dans la forêt de Chaux (fig. 7). De nombreuses populations telles que celles de la chaîne du Colombier, du bas Bugey ou du plateau du Retord dans le département de l’Ain, ne font pas l’objet de prélèvement. La densité de prélèvements est donc comprise entre 0 et 0,9 individu par 100 ha, et la moyenne se situe aux alentours de 0,14 animal aux 100 ha, densités calculées sur la superficie totale des zones occupées par l’espèce sur le massif du Jura français. Figure 7 : évolution du tableau de chasse du cerf élaphe entre 1985 et 2015. Chapitre III : Faune sauvage 105 Figure 8 : évolution de l’aire de répartition du chamois sur la chaine du Jura entre 1988 et 2010. Le chamois des Alpes (Rupicapra rupicapra) Évolution de l’aire de distribution La présence du chamois dans ce massif est récente. Si elle y est attestée jusqu’au néolithique, on n’en trouve plus aucune trace ensuite. Les premières observations contemporaines connues datent de 1897 en France. Les animaux proviendraient des Alpes suisses, mais certains auteurs n’excluent pas une origine autochtone (Michelat et al., 2005). En 1950, la colonie du Mont d’Or, qui comptait alors une vingtaine de têtes, constituait la seule population du Jura français. Depuis, le statut du chamois dans le Jura français a pu être précisé à cinq reprises, grâce aux enquêtes réalisées par l’ONCFS en 1978, 1988, 1995, 2005 et 2010 (fig. 8). En 1978, la majeure partie de la Haute Chaîne était peuplée par l’espèce, tandis que des individus isolés ou des petits groupes étaient signalés sur tout son pourtour. 106 En 1988, l’aire de répartition du chamois sur la chaîne du Jura couvrait 1 102 km 2 et se composait de 52 zones de présence réparties dans les départements du Doubs, du Jura et de l’Ain. En 2005, le chamois est apparu à l’extrémité nord-est de la chaîne dans le Territoire de Belfort à l’est de Montbéliard. L’aire de présence a atteint 1 853 km 2 répartis sur les quatre départements sur 70 zones de présence. Ensuite, l’aire de répartition a peu évolué puisque l’espèce n’a colonisé que 24 km 2 au cours des cinq dernières années. Milieux occupés Actuellement, l’aire de distribution du chamois dans la chaîne du Jura est essentiellement composée de forêts. Ces dernières représentent 78 % de la surface occupée, suivies par les territoires agricoles (17,2 %) et les milieux à végétation arbustive et/ou herbacée (4 %) (fig. 9). Comme pour le cerf élaphe, la dernière enquête du réseau de 2010, nous a permis de constater que, bien que l’espace colonisé par l’espèce depuis 1988 soit constitué à 72 % de forêts, leur proportion a légèrement diminué au profit des territoires agricoles. Mais surtout, alors que les forêts mixtes se maintiennent au niveau de Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 9 : types de milieux occupés par le chamois en 2010 (nomenclature Corine Land Cover). 16 à 17 % de l’ensemble des forêts comprises dans l’aire de présence du chamois, la part des forêts de feuillus est passée de 36 à 49 % et celle des forêts de conifères de 47 à 36 %, l’espèce colonisant davantage les zones de basses et moyennes altitudes (Corti, 2011). Effectifs et densités de 961 chamois tirés au cours de la saison 2003/2004 (fig. 10). Depuis, les prélèvements sont à la baisse avec une stabilisation des réalisations ces dernières années aux alentours de 450 chamois tués par an. Il est probable que des prélèvements trop importants ont pu provoquer une baisse significative des effectifs chez cette espèce. Le chamois est également une proie potentielle du lynx (Molinari-Jobin et al., 2002). Selon les estimations des interlocuteurs techniques du réseau le peuplement de la Haute Chaîne du Jura compte actuellement entre 3 500 et 4 000 chamois (soit 3,6 % de l’effectif national). Le département du Doubs en rassemble près de la moitié (45 %). L’effectif minimal des colonies jurassiennes est de 60 individus en moyenne et varie de quelques unités à près de 400 têtes pour la plus importante (Corti, 2011). En 1980, 13 chamois ont été tués sur le massif jurassien. A partir des années 1990, les prélèvements ont connu une croissance exponentielle pour atteindre un total Figure 10 : évolution du tableau de chasse du chamois entre 1980 et 2014 sur les 4 départements jurassiens. Chapitre III : Faune sauvage 107 Conclusion Caractérisé par une forte diversité de paysages et une mosaïque d’habitats variés et fortement interconnectés, le massif jurassien français abrite 4 espèces d’ongulés sauvages pour lesquelles un accroissement important des aires de répartition, mais également des effectifs et des densités a été constaté à partir des années 1990. Progressivement on a assisté à la généralisation de situations de cohabitation entre différentes espèces sur un même territoire. Plus récemment, depuis le début des années 2000, si le cerf et le sanglier ont continué leur progression, une diminution du nombre de chamois et de chevreuils a été constatée. 108 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? BIBLIOGRAPHIE Corti, R., 2011. Inventaire des populations d’ongulés de montagne. Mise à jour 2011. Réseau Ongulés sauvages, ONCFS. Delorme, D., Bédarida, G., Van Laerer, G., 2008. 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Félix Mail : claude.fischer@hesge.ch L’augmentation et l’expansion des populations de sangliers que l’on observe depuis deux décennies à l’Ouest du massif du Jura a, peu à peu, touché les zones d’altitude. Cette présence récente des sangliers pourrait représenter l’un des facteurs impliqués dans le changement de cortège floristique observé au niveau des prairies d’altitude de la Haute Chaîne du Jura. Afin d’évaluer cet impact potentiel, des sangliers ont été capturés et équipés de colliers GPS pour permettre de déterminer et décrire leur utilisation de l’espace. Les suivis ont montrés une grande fidélité des animaux aux flancs de vallée de la Haute Chaîne sur lequel ils ont été capturés, à l’exception de quelques cas de dispersion. De plus, un glissement spatial des domaines vitaux saisonniers a été mis en évidence sur le flanc NordOuest de l’anticlinal que constitue la Haute Chaîne. Les pâturages d’altitude sont plus utilisés par les individus occupant ce même flanc, avec un pic d’utilisation durant les mois d’été. Finalement, nous n’avons pas décelé de phénomène d’attraction particulier qui serait exercé par les zones de quiétude pour la faune ou les réserves de chasse durant la saison de chasse. Introduction Depuis le début des années 1990 les populations de sangliers (Sus scrofa) sont en forte augmentation dans les secteurs de plaine situés à l’Ouest du massif du Jura, une tendance qui est observée dans la majeure partie de l’Europe de l’Ouest (Keuling et al., 2008; Massei et al., 2015). Au fil du temps, les populations ont peu à peu gagné en altitude et les indices de présence de sangliers sur les crêtes du Jura sont devenus de plus en plus régulier. Les zones de crêtes semblent principalement utilisées pour le gagnage, les forêts situées sur les coteaux servant de zones de remise. En effet, dans leurs activités de gagnage les sangliers pratiquent des boutis dans les pâturages d’altitude, perturbations qui sont susceptibles d’avoir un impact sur l’évolution de ces associations végétales, autant au niveau de leur cortège d’espèces que de leur valeur pastorale (Bueno et al., 2010). Dans le contexte de l’évolution du tapis végétal de la zone Reculet-Crêt de la Neige, l’impact potentiel du sanglier doit ainsi être évalué. De plus, sa présence dans les zones de forêts pourrait aussi avoir un impact potentiel sur une Chapitre III : Faune sauvage autre espèce, le grand tétras (Tetrao urogallus), à fort enjeu de conservation pour la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura. Des zones de quiétude ont été délimitées afin de préserver des secteurs refuges favorables au grand tétras. La chasse étant interdite dans ces zones de quiétude, le sanglier pourrait les utiliser comme zones refuges - phénomène connu sous le nom d’« effet réserve » (Tolon et al., 2009; Tolon et Baubet, 2010). Une présence permanente et massive pourrait ainsi provoquer un dérangement voir une nuisance pour le grand tétras, et notamment au moment de la période de nidification de ce dernier. Les objectifs principaux de ce volet du projet Reculet-Crêt de la Neige ont été de déterminer : • l’intensité de l’utilisation des pâturages d’altitude, afin d’évaluer le rôle que pourrait jouer le sanglier sur l’évolution des cortèges floristiques de ces milieux ; • d’apprécier l’existence ou non d’une saisonnalité dans l’utilisation des zones de quiétude et des réserves de chasse, afin d’évaluer si l’existence de zones sans activités anthropiques (chasse ou autres) pourrait avoir un impact négatif sur des espèces forestières à fort enjeu de conservation. Méthodes Le terrain d’étude correspond à l’ensemble de l’anticlinal allant du Col de la Faucille au Nord à la ville de Bellegarde au Sud. Cet anticlinal est bordé par le bassin genevois au Sud-Est et par la Vallée de la Valserine au Nord-Ouest, un synclinal disposé en parallèle. La Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura est centrée sur cet anticlinal. La méthode la plus appropriée pour déterminer le comportement spatial d’une espèce animale correspond aux suivis par télémétrie, qui dans notre étude ont été réalisés grâce à des colliers GPS. Nous avons choisi d’équiper prioritairement des femelles adultes car leurs déplacements reflètent ceux des compagnies entières et ces dernières sont de fait, plus à même que les mâles solitaires, de provoquer des dégâts ou des dérangements compte tenu de l’importance du nombre d’individus impliqués. Tous les individus capturés et suffisamment 111 Tableau 1 : détails des données obtenues durant le suivi télémétrique (état : fin novembre 2015). Les cases vides correspondent à des saisons pour lesquelles il n’y a pas de localisation ou un nombre insuffisant de localisations (<50). Les localisations de l’individu 11983 sont réparties entre été et automne et il n’y en a pas suffisamment pour calculer de domaines vitaux saisonniers. MCP = Minimal Convexe Polygone. N° collier Lieu capture Date capture Durée suivi [jours] Domaine vital (MCP) [km 2 ] Nombre de points 100%/95%/50% 11980 Chézery 12/06/2013 365 100%/95% total printemps été automne hiver 841 17.1 / 15.3 / 3.3 13.4/10.3 8.3/6.7 12/05/2012 4.5/3.8 11973 Chézery 15/08/2013 656 3174 22.9 / 13 / 3.7 10.3/10.2 9.3/7.4 19/09/2001 12.5/8.7 11975 Chézery 13/08/2014 339 1636 16.6 /15 / 5.2 11/10.6 8.1/6.4 12.8/9.2 10.8/8.7 11978 Thoiry nord 18/06/2013 22 160 1.2 /1.1 /1 1.2/1.1 11974 Thoiry nord 22/08/2013 14 60 9.1 / 9 / 2.1 09/01/2009 11983 Thoiry nord 28/05/2014 11 63 8.5 / 8.1 / 0.7 11981 Thoiry sud 13/05/2014 504 3125 47.4 / 12 / 1.9 47/45.7 32.7/5.3 11976 Thoiry sud 27/05/2014 124 677 5.5 / 4.4 / 1.1 grands (marcassins de plus de 5 kg, subadultes et laies adultes) ont en plus été équipés de marques auriculaires numérotées. Ce marquage permet de déterminer les distances minimales parcourues entre les sites de capture et les sites de mort observés (animaux tirés lors de la chasse, percutés sur la route ou autre). 6.9/5/ 9.7/7.4 5.5/4.4 différents éléments comme la superficie des domaines vitaux, les zones utilisées comme remises diurnes, les périodes principales d’activité dans les pâturages d’altitude. Les superficies des domaines vitaux ont été calculées selon la méthode des Polygones Convexes Minimaux (=MCP). Pour réduire l’effet des excursions ponctuelles et des éventuelles erreurs de localisation nous avons également considéré le 95 % des localisations. D’autre part, les centres d’activités ont été déterminés en calculant les MCP à 50 %. Les données individuelles sont considérées dans leur ensemble et, lorsque le nombre de localisations est suffisant (> 50 localisations), en distinguant des saisons. Nous avons défini deux types de saisonnalité : a) les saisons biologiques, c’est-à-dire le printemps : mars-mai ; l’été : juin-août ; l’automne : septembre-novembre ; et l’hiver : décembre-février ; b) les saisons cynégétiques : celle de chasse (mi-septembre à fin février) – et celle hors chasse (reste de l’année). Les sites de capture ont été sélectionnés en partenariat avec les sociétés de chasse locales, en tenant compte de leur accessibilité, de leur proximité aux pâturages d’altitude, ainsi que leur répartition sur le terrain d’étude. Les captures ont ensuite été réalisées à l’aide de cagepièges ou de corrals de capture. Les sessions de captures ont eu lieu entre la fin mai (après la fonte de la neige en altitude) et la fin août (début de la saison de chasse). Les pièges, appâtés avec du maïs, étaient tendus le soir puis contrôlés deux fois durant la nuit ou étaient munis de systèmes automatiques d’avertissement. Les animaux capturés ont été manipulés directement sur les lieux de capture sans anesthésie. Une fois marqués, ils étaient relâchés immédiatement au même endroit. Résultats Les colliers GPS étaient programmés pour relever six localisations entre 18 h et 4 h (durant la phase supposée de plus fortes activités des animaux) et deux localisations entre 7 h et 18 h (période de moindre activité). Ils étaient munis d’un système de « drop-off » pour qu’ils s’ouvrent automatiquement après une durée préalablement déterminée (correspondant à la durée de vie attendue de la batterie du GPS). Les données GPS étaient ensuite régulièrement téléchargées à distance. A partir des localisations GPS nous avons déterminé Nos échanges avec les sociétés de chasse des communes de Thoiry (Pays de Gex) et de Chézery (Valserine) nous ont permis de déterminer 5 sites de capture en fonction des paramètres de sélection présentés dans le chapitre précédent. Quatre de ces sites étaient situés à une altitude supérieure à 1000 m, le cinquième aux environs de 800 m. Nous avons réalisé 18 nuits de capture durant la saison 2013 et 18 durant la saison 2014, en tendant 2 pièges simultanément chaque nuit, ce qui correspond 112 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 1 : domaines vitaux saisonniers d’une laie capturée sur la commune de Thoiry. Chapitre III : Faune sauvage 113 Figure 2 : domaines vitaux saisonniers : exemple de l’une des laies capturées sur la commune de Chézery. 114 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? à un effort de capture de 36 nuits/pièges pour chaque saison. En 2013, le succès global de capture a été faible. Nous en avons réalisé seulement sur 4 nuits et avons marqué 17 individus (sex-ratio = 1 : 1,13), dont 4 laies qui ont pu être équipées de colliers GPS. Le succès de capture a été nettement supérieur durant la saison 2014, avec 9 nuits fructueuses ayant conduit à 77 captures de 53 individus différents (sex-ratio = 1 : 1,37 ; 24 recaptures), dont 43 ont été munis de marques auriculaires et 5 de colliers GPS. Dix marcassins ont été relâchés sans être marqués, car ils étaient trop petits. Ainsi, sur les deux saisons, 8 individus ont été équipés de colliers GPS (tab. 1). Une grande variabilité au niveau de la durée des suivis et du nombre de localisations obtenues selon les individus peut être constatée. La brièveté du suivi de la plupart des individus capturés du côté du Pays de Gex (flanc Sud-Est) ne permet pas de calculer des domaines vitaux saisonniers. En effet, un seul individu capturé sur ce flanc de la zone d’étude a été suivi sur plus d’une saison. Les autres ont soit perdu leur collier prématurément ou ont été prélevés à la chasse. Le sanglier suivi sur une année complète a de plus réalisé deux brèves excursions, qui ont pour conséquence de donner un domaine vital global (MCP 100 %) important, alors que ces secteurs ont en fait été très peu utilisés. Le calcul du domaine vital à 95 % permet d’atténuer l’influence de ces excursions. Du côté de la vallée de la Valserine (flanc Nord-Ouest) tous les individus équipés de GPS ont par contre pu être suivi sur 4 saisons biologiques ou plus. La moyenne de leurs domaines vitaux annuels (MCP à 95 %) est de 14,4 km 2 (± 1,1). En considérant les données saisonnières (saisons biologiques), il semble se dessiner une différence dans la stabilité des domaines vitaux. En effet, les domaines vitaux côté Valserine se décalent partiellement des zones d’altitude vers le fond de la vallée lorsque l’on passe de l’été à l’hiver, alors qu’ils sont plus stables pour l’individu côté gessien (fig. 1 et 2). Ceci se traduit d’ailleurs également par des centres d’activité (MCP 50 %) plus vastes côté Nord-Ouest (4,1 km 2 (± 0,9) contre 1,9 km 2). Dans le cas du sanglier suivi côté gessien, abstraction faite des deux excursions observées, les localisations sont distribuées de façon relativement homogènes des pâturages d’altitude au niveau des crêtes jusqu’à la zone agricole du bassin genevois en plaine. De plus, les animaux du flanc Nord-Ouest utilisent les pâturages d’altitude plus souvent et sur de plus grandes surfaces (30,9 % des localisations contre 5,7 %). L’utilisation de ces milieux a lieu entre mai et octobre, avec un fort pic durant les mois d’été et dans une moindre mesure à l’automne (NordOuest : printemps 19,5 % des localisations, été 60,1 %, automne 37,0 %, hiver 0,4 % ; Sud-Est : printemps 5,9 %, été 35,5 %, automne 13,4 %, hiver 0,8 %). Le domaine vital de l’individu du côté gessien ne s’approche que marginalement des zones de quiétude Chapitre III : Faune sauvage forestières. Pour les animaux situés du côté de la Valserine, les domaines vitaux recoupent les zones de quiétude et les réserves de chasse situées sur les communes de Chézery et Lélex, mais l’utilisation de ces zones a lieu, plus souvent, hors de la saison de chasse (40,6 % des localisations) que durant cette dernière (15,6 %). Sur les 58 sangliers munis de marques auriculaires 24 (41,4 %) ont été récupérés (20 par la chasse, 2 collisions sur route, 1 tué par chien, 1 par régulation par des gardes genevois ; fig. 3). La distance moyenne parcourue entre le site de capture et le site de mort est de 4,9 km (± 4,3 km (valeurs extrêmes 0,2 km à 15,4 km)). En considérant les différences entre sexes on obtient 3,6 km (± 4,3) pour les femelles (10 individus) et 5,8 km (± 4.2) pour les mâles (14 individus). La majorité des déplacements et les trajets les plus longs ont eu lieu dans l’axe du massif, autant pour les femelles que pour les mâles. Toutefois, il est à noter quelques déplacements en direction de la plaine du bassin genevois, qui ont tous été réalisés par des mâles. Discussion Les captures en moyenne montagne, ainsi que l’obtention de données GPS validées (c’est-à-dire des localisations réalisées grâce à 5 satellites ou plus), ont représenté un réel défi. En effet, en raison du terrain souvent très escarpé (en particulier du côté de la Valserine) nous n’avons pas obtenu autant de localisations qu’attendu. De plus, sur les 9 individus équipés, deux sont parvenus à enlever leur collier et deux ont été tirés quelques semaines seulement après leur capture. Les résultats obtenus permettent néanmoins de mieux appréhender les comportements spatiaux des sangliers occupant ce secteur de moyenne montagne ; des informations qui n’ont jusqu’ici généralement jamais été présentées dans la littérature. Le premier élément intéressant réside dans le fait que les animaux équipés de GPS ne passent que rarement la ligne de crête. Lorsqu’ils le font, ils ne vont pas audelà de la zone supérieure de la forêt. Ils occupent ainsi préférentiellement l’un des coteaux et lorsqu’il y a un léger chevauchement des domaines vitaux c’est uniquement au niveau des pâturages d’altitude. Ce comportement semble également se retrouver lorsque l’on considère les animaux prélevés à la chasse (fig. 3) : cinq l’ont été sur le flanc opposé au lieu de capture, mais seuls un mâle et une femelle, des subadultes, sont réellement descendus dans les zones basses de la forêt. Il semble ainsi y avoir une séparation entre une population de la Valserine et une population du Pays de Gex. Du côté de la Valserine, les trois individus suivis ne traversent également que rarement la rivière et ceci uniquement durant la période hivernale. Il se pourrait également qu’il y ait une séparation entre une population en rive gauche de la Valserine et une population en rive droite de celle-ci. Une utilisation de l’espace similaire, avec des domaines vitaux qui s’organisent selon les lignes de crêtes et les vallées a déjà été décrite par Gerhard et al. (1992). 115 Figure 3 : localisation des cas de mortalité observés de sangliers marqués. Les lignes de couleur représentent la distance minimale entre site de capture et site de mort. Pour les animaux capturés ensemble, à une même date, les lignes ont la même couleur. Une autre différence observée entre les laies capturées sur les différents flancs est que, celles situées dans la vallée de la Valserine, pratiquent un décalage des domaines vitaux saisonniers, probablement en relation avec le niveau d’enneigement, alors que les laies du Pays de Gex semblent utiliser un domaine vital beaucoup plus stable d’une saison à l’autre. Dans le premier cas, le domaine vital estival est concentré sur les secteurs d’altitude, alors qu’en hiver ce sont les zones les plus basses qui sont occupées. Au printemps, ainsi qu’à l’automne, la gamme d’altitude utilisée est très variable. Dans le deuxième cas, l’effet de l’enneigement est également perceptible (centre de gravité des domaines vitaux mensuels qui descend en altitude, fig. 1) mais globalement les domaines vitaux saisonniers changent très peu. Il est à noter que côté Valserine, le fond de vallée se situe à environ 700 mètres et les milieux ouverts sont dominés par des herbages, alors que côté Pays de Gex, les sangliers suivis descendent jusqu’à des altitudes 116 de 500 mètres environ, dans des secteurs dominés par les grandes cultures. Ce coteau orienté au SudEst est plus thermophile et couvre une plus grande amplitude altitudinale. La disponibilité alimentaire y est ainsi probablement supérieure, plus régulière, et le déneigement plus rapide. En comparaison aux chiffres disponibles dans la littérature, les domaines vitaux mesurés du côté de la Valserine sont similaires à ceux mentionnés par Baubet (1998) dans les Alpes françaises (domaines saisonniers de 11 à 12 km 2), alors que les domaines vitaux saisonniers que nous avons mesuré du côté du Pays de Gex correspondent plus aux dimensions observées dans des zones de plaine (Keuling et al., 2008), mais restent supérieurs aux domaines vitaux mesurés dans le canton de Genève qui sont parmi les plus réduits d’Europe (Fischer et al., 2004), dans un secteur très voisin géographiquement de celui étudié ici. Quelques excursions ponctuelles ont été relevées, en particulier celles réalisées par l’individu suivi sur Thoiry pendant plusieurs saisons (fig. 1). Ces deux excursions de Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? grande ampleur, pourraient être le résultat d’une menée lors d’une action de chasse. BIBLIOGRAPHIE Finalement, les distances moyennes parcourues entre site de capture et site de récupération des marques (suite à la mort des sangliers) sont supérieures à ce qui avait été observé dans les zones de plaines du bassin genevois (5 km contre 2-4 km respectivement) (Fischer et al., 2004). La fragmentation, plus faible, pourrait en être la cause. Ces déplacements ont majoritairement eu lieu dans l’axe de la montagne, mais du côté du Pays de Gex des tentatives de dispersion en direction du bassin genevois ont été observées. A noter le passage de la 2x2voies d’un mâle subadulte qui a été prélevé dans le vallon de l’Allondon dans le canton de Genève. Baubet, E., 1998. Biologie du sanglier en montagne (Thèse de Doctorat). Université Claude Bernard, Lyon. Bueno, C.G., Barrio, I.C., García-González, R., Alados, C.L., Gómez-García, D., 2010. Does wild boar rooting affect livestock grazing areas in alpine grasslands? Eur. J. Wildl. 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Concernant l’utilisation des zones de quiétude de la faune sauvage ou des réserves de chasse, nous n’avons pu mettre en évidence aucun déplacement d’activité dans ces secteurs protégés durant la saison de chasse. Il n’y a ainsi apparemment pas d’ « effet réserve » lié à la chasse au niveau de ces surfaces. Conclusion En conclusion, il ressort des données obtenues que parmi les sangliers présents dans la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura il y a une séparation apparente entre ceux occupant le flanc Nord-Ouest et ceux occupant le flanc Sud-Est; il y a un pic estival d’utilisation des pâturages d’altitude par les sangliers de la Valserine; les zones de quiétude ne sont pas plus utilisées durant la saison de chasse. Remerciements Les captures n’auraient pas pu être réalisées sans l’aide précieuse des sociétés de chasse de Thoiry et Chézery, ainsi que des agents de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura que nous tenons à remercier vivement (en particulier François Corcelle, Gontran Bénier, Hervé Ducret et Johann Rosset). Nous remercions également le service de la Conservation de la Faune du canton de Vaud et Eric Baubet de l’ONCFS pour le prêt de matériel de capture, ainsi que François Corcelle pour la construction de deux corrals. Nous remercions finalement tous les bénévoles qui ont participé aux captures. Chapitre III : Faune sauvage 117 118 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Impacts du sanglier sur le tapis herbacé en Haute Chaîne du Jura C. Heimo, C. Fischer et P. Prunier Mail : celine_heimo@hotmail.com Du fait de l’importante croissance des populations de sanglier en montagne, la question des pertes fourragères en alpage se pose de plus en plus. Dans ce contexte, la présente étude s’intéresse à qualifier les impacts du sanglier sur un alpage de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura, en France, par l’appréhension croisée de plusieurs aspects : l’inventaire des surfaces impactées, la détermination des types de végétation affectés par des boutis 1 , l’implication en terme pastoral et la nature des types biologiques en présence. La localisation des boutis indique que certaines communautés végétales sont plus affectées que d’autres. En effet, les pâturages gras représentent le type d’habitat fréquenté le plus activement par le sanglier. Les pelouses calcicoles sont peu impactées. Les pelouses acidophiles sont modérément affectées. Les groupements nitrophiles, les mégaphorbiaies et les pelouses sèches sont très peu touchés. Il existe donc une variabilité dans la répartition des boutis, et cette dernière n’est pas le fruit du hasard. Par l’estimation des pertes fourragères, il peut être affirmé que les retournements constatés sur l’alpage à l’été 2010 ne revêtent pas de trait de gravité et ne remettent pas en cause la disponibilité de la ressource. Dans l’état actuel, aucun pool d’espèces caractéristiques n’a pu être défini pour qualifier la végétation recolonisant les boutis. Mais, de manière générale, le pourcentage de espèces monocarpiques 2 et vivaces 3 pionnières semble être légèrement plus important sur les surfaces retournées. Introduction Ces dernières années, une augmentation des populations de sanglier en milieux de montagne est observée dans différents pays d’Europe (Loucougaray et al., 2007). Cette arrivée du sanglier en montagne peut être synonyme de fortes modifications dans le milieu colonisé (Kotanen, 1994). Il est donc important d’étudier et de comprendre ce phénomène. Or, peu d’informations existent sur la biologie du sanglier en montagne (Baubet, 1998) et peu d’études ont été entreprises pour quantifier l’impact du sanglier sur les communautés végétales et animales (Massei et Genov, 2004). De plus, bien souvent, les dégâts de sanglier sont étudiés dans des contextes de plaine ou forestiers (Welander, 2000). Toutefois, ces dernières portent dans la majorité des cas sur un suivi de l’évolution de la végétation après perturbations. Dans ce contexte, la présente étude s’intéresse à qualifier les impacts du sanglier sur un alpage de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura, en France, en termes notamment de types de végétation affectés. L’étude vise à appréhender les influences du sanglier sur les communautés végétales herbacées en altitude et permet ainsi de faire écho aux enjeux d’exploitation de la ressource, de conservation des habitats et de gestion des populations de sanglier. Les objectifs de cette étude sont : • d’inventorier les surfaces affectées par le sanglier (quantification et localisation) ; • de mettre en évidence une éventuelle relation entre zones perturbées et types de végétation présents en identifiant les associations végétales 4 affectées par des boutis ; • de qualifier les perturbations selon leurs influences sur les pratiques pastorales (en termes de perte de fourrage) ; 1 Retournement de terre causé par le sanglier, lorsque ce dernier cherche à se nourrir de parties végétales souterraines et d’invertébrés (Baubet, 1998; Gatel et al., 2010; Schley et Roper, 2003). 2 Adjectif qualifiant une plante qui ne fleurit qu’une seule fois et qui meurt ensuite. Ces plantes survivent aux saisons défavorables sous forme de graines résistantes. Les espèces monocarpiques regroupent les annuelles (ou thérophytes), les bisannuelles et certaines pluriannuelles (Marouf et Reynaud, 2007). 3 Adjectif qualifiant les végétaux dont le développement peut s’étendre sur plusieurs années (en opposition aux plantes monocarpiques). Il peut s’agir d’espèces ligneuses ou herbacées, à bulbes, rhizomes, tiges tuberculeuses ou à racines tuberculeuses (Marouf et Reynaud, 2007). 4 Unité phytosociologique fondamentale, qui est représentée par des « individus » d’associations (Braun-Blanquet et Pavillard, 1928). Ces derniers, sans être identiques, possèdent un certain nombre de caractères communs (floristiques, écologiques, génétiques, chorologiques), qui permettent de les considérer comme faisant partie du même groupement (Braun-Blanquet et Pavillard, 1928). Chapitre III : Faune sauvage 119 • d’identifier (à titre indicatif) les types de végétaux (types biologiques) et un éventuel pool d’espèces propres aux zones perturbées. Matériels et méthodes Site d’étude Le site d’étude correspond à l’alpage de Thoiry (Thoiry Devant, sur le versant Sud-Est, et Thoiry Derrière, sur le versant nord-ouest). Il couvre une surface de 213,6 ha et s’étend de 1280 m à 1718 m (sommet du Reculet). Sa topographie est caractérisée par une alternance de fortes pentes et de plateaux, où la production fourragère est plus élevée (Wettstein, 2007). Le contexte pastoral est défini par la pâture de bovins, estivant de fin mai à début octobre. L’alpage regroupe six unités de végétation : les pelouses calcicoles (Seslerietea albicantis), les prairies et pâturage gras (Molinio-Arrhenatheretea), les pelouses acidophiles (Caricetea curvulae), les groupements rudéraux nitrophiles (Artemisietea vulgaris), les mégaphorbiaies (Betulo-Adenostyletea) et les pelouses sèches (Festuco valesiacae-Brometea erecti). Ces différentes classes regroupent plusieurs associations, niveau auquel la détermination des types de végétation impactés par le sanglier s’est réalisée. Les Seslerietea albicantis comprennent les pelouses basophiles-neutrophiles et les pelouses fraîches de l’étage subalpin : le Seslerio-Arctostaphyletum typicum, le Seslerio-Laserpitietum, le Plantagini atratae-Caricetum, le Seslerio-Caricetum jurassicum, le Campanulo-Laserpitietum, le LaserpitioCalamagrostietum et le Pulsatillo-Anomonetum (Prunier et al., 2009). Les Molinio-Arrhenatheretea, classe correspondante aux végétations prairiales mésotrophes et eutrophes, regroupent les prairies et pâturages frais nitrophiles de l’étage subalpin et les pelouses à longue durée d’enneigement : Trisetetum flavescentis, Luzulo-Koelerietum, Veratro-Cirsietum, et Scillo-Poetum (ibid.). Pour sa part, le CampanuloNardetum (= Nardetum jurassicum) est compris dans les Caricetea curvulae (ibid.). Quant aux Artemisietea vulgaris, ils rassemblent les groupements des reposoirs, à savoir le Chenopodietum subalpinum (ibid.). En ce qui concerne les Betulo-Adenostyletea, ils comprennent les mégaphorbiaies mésophiles à graminées et notamment le Centaureo-Calamagrostietum (ibid.). Finalement, les Figure 1 : localisation des secteurs retournés par les sangliers et types de végétation affectés. 120 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 2 : résultat du test du Khi2, représentant les surfaces retournées par association (valeur observée) en comparaison d’une répartition aléatoire des boutis, soit proportionnel à la disponibilité de l’unité dans l’aire d’étude (valeur théorique). Catégories : MLKPC= mosaïque entre le Luzulo-Koelerietum et le Plantagini-Caricetum ; SPd = Alchemillo-Deschampsietum ; MPCVC = mosaïque entre le Plantagini-Caricetum et le Veratro-Cirsietum ; SP = Alchemillo-Deschampsietum ; Nj = Nardetum jurassicum ; VC = Veratro-Cirsietum ; PC = Plantagini-Caricetum ; Lk = Luzulo-Koelerietum ; Pas = Pulsatillo-Anemonetum senecionetosum ; MPCSA= mosaïque entre le PlantaginiCaricetum et le Seslerio-Arctostaphyletum ; SCj = Seslerio-Caricetum jurassicum ; Par = Pulsatillo-Anemonetum rhododendretosum ; MLKSC = mosaïque entre le Luzulo-Koelerietum et le Seslerio-Caricetum ; SAt = SeslerioArctostaphyletum typicum ; Cs = Chenopodietum subalpinum ; CC = Centaureo-Calamagrostietum ; AC = AdenostyloCicerbitetum ; CL = Campanulo-Laserpitietum ; GB = Gentiano-Brometosum ; LC = Laserpitio-Calamagrostietum ; SL = Seslerio-Laserpitietum ; Tf = Trisetetum flavescentis ; VR = Valeriano-Rhamnetum. Festuco valesiacae-Brometea erecti comprennent les pelouses subatlantiques semi-arides, dont le Gentiano vernae-Brometum erecti fait partie (ibid.). Localisation des zones perturbées par le sanglier La localisation des boutis a été réalisée sur le terrain, début juin 2010, par prospection de l’ensemble du site d’étude et avec l’aide d’un GPS et d’orthophotos (à l’échelle 2500 : 1). Les informations obtenues durant la phase de terrain ont ensuite été reportées sur ArcGIS (Esri SA ®), afin de calculer la surface totale retournée. Chapitre III : Faune sauvage Détermination des types de végétation impactés La détermination des communautés végétales affectées par des boutis de sanglier a été réalisée en superposant les boutis à la carte de végétation, établie par Prunier et al. (2009), précisée et réactualisée lors de la phase de terrain. Pour tester l’hypothèse selon laquelle les sangliers sélectionnent certains milieux pour y chercher des bulbes, des racines ou des invertébrés, le test du Khi-2 a été effectué. Concrètement, la surface de boutis par association (observation) a été comparée à la surface de chaque association dans le périmètre d’étude (effectifs théoriques). 121 Quantification des pertes consécutives aux boutis fourragères La perte fourragère, ou autrement dit la perte de matière végétale comestible, est calculée sur la base du pourcentage de surface dénudée et du potentiel fourrager. Le potentiel fourrager correspond à une valeur théorique de matière sèche par hectare (tMS/ ha) et est calculé sur la base de la valeur pastorale (Wettstein, 2007). Dans chaque zone de perturbation 5 , un relevé linéaire a été effectué, fin juin 2010, afin d’estimer le pourcentage de sol nu intra-boutis : le long d’un transect, matérialisé par un décamètre, une baguette fine est plantée dans le sol à intervalle régulier ; le type de couverture (végétation, sol nu ou pierre) à l’intérieur des boutis est recensé. Le nombre de contacts par surface impactée varie de 50 à 400. L’intervalle entre les points a été fixé à 5 cm. Pour convertir la surface de sol nu en perte fourragère, il a fallu la coupler aux valeurs fourragères. Pour ce faire, la cartographie du potentiel fourrager de l’alpage de Thoiry, élaborée par Wettstein (2007), a été utilisée. Ainsi, les surfaces dénudées (m²) ont été multipliées par les valeurs fourragères correspondantes (kgMS/m²) et, ensuite, additionnées. et les pelouses acidophiles) : le Plantagini atrataeCaricetum, l’Alchemillo-Deschampsietum et le Nardetum jurassicum. Au total, 12 placettes, de 2 m x 2 m, ont été implantées sur le terrain, courant juillet 2010 : deux placettes ouvertes (donc non clôturées) sur boutis et deux placettes témoins hors boutis ouvertes dans les trois associations appréhendées. Pour mettre en place le protocole, deux méthodes ont été combinées. Concrètement, il s’agissait, d’une part, de recenser la composition floristique des quadrats (approche qualitative) et, d’autre part, d’effectuer des relevés linéaires à l’intérieur des placettes (approche quantitative). Les relevés linéaires ont été effectués le long de deux diagonales, à l’intérieur des placettes. La distance entre les points de relevé a été fixée à 5 cm. Au total 100 points de relevé ont été réalisés par placette. Résultats Surfaces impactées La surface totale retournée par les sangliers est de 4,13 ha (fig. 1), ce qui représente 2,11 % de la surface herbacée totale du secteur d’étude ou 3,83 % des zones prairiales. Milieux affectés Types biologiques Le diagnostic des types biologiques a été réalisé sur trois associations représentatives des trois grands types d’unités de végétation présentes sur le site (les pelouses calcicoles, les prairies grasses Les résultats du test du Khi-2 indiquent très clairement que le sanglier à tendance à retourner certains types de végétation au détriment d’autres (fig. 2) ; la répartition des dégâts est très hautement significative (p < 0,001). Figure 3 : proportion du nombre d’individus d’espèces vivaces compétitives, vivaces pionnières et monocarpiques dans les placettes témoins et sur boutis, au sein du Plantagini-Caricetum. 5 122 Regroupe les boutis isolés et les ensembles de boutis. Ce concept est employé pour caractériser les zones impactées par le sanglier. Cela peut correspondre à une zone retournée en totalité ou en par tie. Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? placettes sur boutis placettes sur boutis 1% 27% 27% vivace compétitive vivace compétitive vivace pionnière vivace pionnière monocarpique 72% 73% Figure 4 : proportion du nombre d’individus d’espèces vivaces compétitives, vivaces pionnières et monocarpiques dans les placettes témoins et sur boutis, au sein de l’Alchemillo-Deschampsietum. Figure 5 : proportion du nombre d’individus d’espèces vivaces compétitives, vivaces pionnières et monocarpiques dans les placettes témoins et sur boutis, au sein du Nardetum jurassicum. Une différence très nette est constatée entre les valeurs observées et théoriques des communautés végétales suivantes : mosaïque entre le Luzulo-Koelerietum et le Plantagini-Caricetum, Seslerio-Arctostaphyletum typicum, Seslerio-Caricetum jurassicum, AlchemilloDeschampsietum, et la mosaïque entre le PlantaginiCaricetum et le Veratro-Cirsietum. Le sanglier tend ainsi à sélectionner préférentiellement certaines unités pour y chercher des bulbes et des racines. Le milieu le plus impacté par des boutis est représenté par une mosaïque entre le Luzulo-Koelerietum et le Plantagini atratae-Caricetum. Au sein de l’alpage, plus de 10 % de sa surface est retournée par les sangliers (fig. 1). L’Alchemillo-Deschampsietum, la mosaïque entre le Plantagini atratae-Caricetum et le Veratro-Cirsietum, le Scillo-Poetum et le Nardetum jurassicum sont également affectés par des boutis ; en moyenne, 5 % de leur surface est atteinte. Quant aux Veratro-Cirsietum, Plantagini atratae-Caricetum, Luzulo-Koelerietum et Pulsatillo-Anemonetum senecionetosum, 2 % environ de leur surface est soumis à des perturbations. boutis. Les pelouses calcicoles, quant à elles, sont peu impactées, hormis le Plantagini-Caricetum (en raison certainement de sa position syntaxonomique hybride : rattachement au Seslerion, pelouse calcicole, autant qu’au Cynosurion, pâturage gras). Quant aux pelouses acidophiles, elles n’ont pas été retournées de manière significative. Les groupements nitrophiles, les mégaphorbiaies et les pelouses sèches sont, pour leur part, très peu touchés. De manière générale, les prairies et pâturages gras représentent le type de milieu le plus affecté par des 6 Chapitre III : Faune sauvage Pertes fourragères Sur les 4,13 ha de boutis constatés sur le site, 2,59 ha correspondent réellement à des surfaces dénudées. Aussi, un peu moins de 40 % des zones retournées sont végétalisées par des plantes épargnées lors des retournements ou par des espèces colonisatrices des ouvertures du tapis herbacé. La surface de sol nu équivaut à une perte fourragère de 4,82 tonnes de matière sèche, pour l’ensemble de l’alpage de Thoiry, ce qui représente un déficit de 1,8 %. En termes de chargement animal (nombre d’UGB 6 qui ne pourra bénéficier de la ressource pendant les 120 jours d’estive), la perte est équivalente à 2,7 UGB. Abréviation d’Unité Gros Bétail. Un UGB est équivalent à une vache laitière de 600 kg (Gibaud, 2006). 123 Types biologiques • En comparant les placettes témoins et les placettes sur boutis, dans les trois associations appréhendées, un pourcentage légèrement plus important d’espèces monocarpiques et vivaces pionnières dans les zones retournées en comparaison des surfaces témoins est observé (fig. 3, 4 et 5). Les écarts étant toutefois faibles, la distinction entre zones témoins et boutis, en terme de pourcentage des types biologiques, ne peut être considérée comme notoire (statistiquement significative). Il peut donc être supposé que la répartition des boutis est déterminée par un ensemble de facteurs étroitement liés. Il est toutefois complexe de déterminer la part que joue chacun de ces paramètres dans le choix des secteurs impactés. Des recherches supplémentaires seraient nécessaires pour déterminer l’importance des différents facteurs dans la variabilité des types de végétation affectés par des boutis. Au niveau spécifique, bien que certaines espèces aient été observées uniquement dans les placettes témoins ou sur boutis (dépendamment de l’association végétale), un pool d’espèces caractéristiques des zones perturbées n’a pas pu être dégagé. Les espèces caractéristiques ou dominantes des zones perturbées ne sont pas semblables entre les trois associations appréhendées. Seuls Alchemilla vulgaris aggr. et Festuca rubra se retrouvent dans la quasi-totalité des placettes sur boutis. Toutefois, ces espèces se retrouvent également fréquemment dans les placettes témoins (ces espèces sont rattachées aux associations appréhendées et non pas aux surfaces perturbées). Discussion De nombreuses études s’accordent à dire qu’il existe des variations dans le type de végétation subissant des retournements, sans que cela ait toutefois été appuyé par un test statistiquement fondé (Baubet, 1998; Gatel et al., 2010; Kotanen, 1994; Loucougaray et al., 2007; Schley et al., 2008; Welander, 2000). Il a été montré statistiquement que la répartition des zones retournées ne suit pas un modèle aléatoire. Ce constat ne permet cependant pas d’affirmer avec certitude que le sanglier préfère certains types de végétation. En effet, d’autres critères rentrent en ligne de compte, pour expliquer la variabilité de répartition des boutis : • la saison (Gallo Orsi et al., 1995) ; • la végétation (Gatel et al., 2010) ; • le degré d’humidité du sol (Kotanen, 1994; Welander, 2000); • le type de sol (Welander, 2000); • la profondeur du sol (Gatel et al., 2010) ; • la distance par rapport au couvert forestier (Gallo Orsi et al., 1995) ; • la présence d’espèce comme le vérâtre (réseau important de rhizomes) (Gatel et al., 2010) ; • le niveau d’enneigement (Baubet, 1998) ; 6 124 le nombre de jour où il y a présence d’une couverture neigeuse ou, lorsqu’il fait moins de 0°C (Gallo Orsi et al., 1995). En 2010, les pertes fourragères (1,8 % de déficit, équivalent à 2,7 UGB) sont relativement faibles. Cette appréciation est appuyée par le fait que le chargement en bétail effectif sur l’alpage de Thoiry est inférieur au chargement théorique optimal. Autrement dit, la perte fourragère occasionnée par les boutis n’a pas d’incidence sur les pratiques, puisqu’elle ne remet pas en cause le chargement réel. Comme soutenu par Welander (1995), la composition de la végétation change après perturbation. Ainsi, le cortège floristique recensé sur boutis diffère de celui des associations de référence. Cela dit, beaucoup d’espèces sont retrouvées à la fois dans les placettes sur boutis et dans les témoins et aucun pool d’espèces caractéristiques des boutis n’a pu être mis en évidence. La variabilité de répartition des espèces vivaces pionnières, vivaces compétitives et monocarpiques entre surface témoin et zone retournée n’est pas manifeste. Une des hypothèses implicites de cette étude était que les boutis abritent une proportion plus importante d’espèces monocarpiques et vivaces pionnières (donc d’espèces plutôt rudérales 7 ) au contraire des placettes témoins (ces dernières regroupant préférentiellement des espèces vivaces compétitives). Cette hypothèse, qui est d’ailleurs appuyée par plusieurs auteurs (Kotanen, 1994 ; Welander, 1995 ; Gatel, 2010) n’a toutefois pas été confirmée de manière claire. Plusieurs raisons peuvent contribuer à expliquer cela, notamment : • les placettes témoins étaient également soumises à des perturbations (impacts du bétail ou du campagnol ou même du sanglier dans un passé relativement proche) ; • le temps écoulé entre la perturbation et les relevés de végétation n’était pas suffisant pour permettre l’observation d’une tendance distincte ; • le nombre restreint de placettes. Adjectif qualifiant les espèces qui s’installent spontanément dans des sites fortement transformés (Marouf et Reynaud, 2007). Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Conclusion BIBLIOGRAPHIE En conclusion, cette étude n’a pas montré un impact conséquent des boutis de sanglier sur l’exploitation agricole dans la zone d’étude. Baubet, E., 1998. Biologie du sanglier en montagne : biodémographie, occupation de l’espace et régime alimentaire (Thèse de Doctorat). Université Claude Bernard - Lyon 1, Lyon. Braun-Blanquet, J., Pavillard, J., 1928. Vocabulaire de sociologie végétale. Roumégous & Déhan, Montpellier. Bueno, C.G., Barrio, I.C., García-González, R., Alados, C.L., Gómez-García, D., 2010. Does wild boar rooting affect livestock grazing areas in alpine grasslands? Eur. J. Wildl. Res. 56, 765–770. doi:10.1007/s10344-010-0372-2 Gallo Orsi, U., Sicuro, B., Durio, P., Canalis, L., Mazzoni, G., Serzotti, E., Chiariglione, D., 1995. Where and when: the ecological parameters affecting Wild boars choice while rooting in grasslands in an Alpine valley. J. Mt. Ecol. 3, 160-164. Gatel, J.F., Loucougaray, G., Véron, F., 2010. L’impact des dégâts de sanglier sur la végétation en alpage. Gibaud, F., 2006. Application d’un modèle type de plan de gestion intégrée sur le pâturage boisé du pré de Mollens (VD) (Travail de diplôme). EIL, Lullier. Kotanen, P., 1994. Effects of feral pigs on grasslands. Fremontia 22, 13–17. Loucougaray, G., Toupet, A.L., Véron, F., 2007. Analyse de l’impact des dégâts de sangliers (Sus scrofa) sur la végétation d’alpage (Alpage de la Molière, commune d’Engins). Marouf, A., Reynaud, J., 2007. La botanique de A à Z. 1662 définitions. Dunod. Massei, G., Genov, P.V., 2004. The environmental impact of wild boar. Galemys Bol. Inf. Soc. Esp. Para Conserv. Estud. Los Mamíferos 16, 135–145. Prunier, P., Mombrial, F., Cottu, P.-Y., Travaglini, O., 2009. Réactualisation de la carte phytosociologique du secteur Reculet – Crêt de la Neige. hepia, Genève. Schley, L., Dufrêne, M., Krier, A., Frantz, A.C., 2008. Patterns of crop damage by wild boar (Sus scrofa) in Luxembourg over a 10-year period. Eur. J. Wildl. Res. 54, 589–599. doi:10.1007/s10344-0080183-x Schley, L., Roper, T.J., 2003. Diet of wild boar Sus scrofa in Western Europe, with particular reference to consumption of agricultural crops. Mammal Rev. 33, 43–56. doi:10.1046/j.1365-2907.2003.00010.x Welander, J., 2000. Spatial and temporal dynamics of wild boar (Sus scrofa) rooting in a mosaic landscape. J. Zool. 252, 263–271. doi:10.1111/j.1469-7998.2000. tb00621.x Welander, J., 1995. Are wild boars a future threat to the Swedish flora? IBEX J. Mt. Ecol. 3, 165-167. Wettstein, J.-B., 2007. Diagnostic éco-pastoral: alpage de Thoiry Devant et Derrière. Bureau d’agronomie Wettstein, Sainte-Croix. Remerciements Cette étude n’aurait pu se réaliser sans la participation et la volonté de nombreuses personnes. Aussi, je tiens à remercier : M. Patrice Prunier, tout particulièrement, pour sa disponibilité, ses conseils avisés, son regard critique et son intérêt pour ce travail ; M. Claude Fischer, pour les informations qu’il m’a volontiers communiquées sur le sanglier et pour les lectures qu’il m’a conseillées ; M. Olivier Travaglini, pour sa disponibilité et son aide précieuse quant à l’utilisation du programme ArcGIS ; M. Yves Hausser, pour m’avoir permis de mener à bien ma recherche bibliographique; M. Ralph Thielen, pour m’avoir fait partager certaines de ses connaissances sur les traitements statistiques ; M. Alain Bloc et M. Frédéric Sassard, pour les précieuses informations qu’ils m’ont fournies sur la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura et la gestion du sanglier ; M. Jean-François Girard, alpagiste de Thoiry Devant et Derrière, pour m’avoir permis de mettre en place un protocole de suivi et pour l’intérêt porté à ce travail ; M. Jean-Bruno Wettstein, pour les cartographies qu’il m’a volontiers fournies ; L’Association des Amis de Narderan, pour m’avoir chaleureusement offert le gîte et le couvert, lors de mes semaines de terrain ; Aux assistants HES, Fanny Greulich, Anne-Sophie Reymond, David Leclerc et Romain Tagand, pour leur aide dans la détermination des espèces et dans l’utilisation de ArcGIS et, pour m’avoir mis à disposition du matériels indispensables à ma phase de terrain ; Aux stagiaires, Charlotte Pedretti et Fabrice Jeanneret, pour leur aide sur le terrain et leur participation dans la phase de rentrée des données ; M. Nicolas Balverde, pour son aide sur le terrain, ses conseils et son soutien ; M. Arnaud Rodier, pour ses conseils quant à l’utilisation du programme ArcGIS ; Mme Cindy Heimo, pour la réalisation de dessins sur Photoshop, la relecture de ce présent rapport et ses attentions; Mme Noëllie Heimo, pour la relecture du travail, pour sa présence et son soutien ; M. Clair Johnson, pour la relecture du rapport et pour sa prévenance. Chapitre III : Faune sauvage 125 126 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Régime alimentaire du chamois au Reculet-Crêt de la Neige C. Fischer, L. Gielly, F. Greulich, S. Froidevaux, P. Prunier et A. Loison Mail : anne.loison@univ-savoie.fr Le cirque de Narderan situé au sud-est de la pointe du Reculet est un « hot-spot » floristique de la montagne jurassienne. La diversité du tapis végétal et la topographie du secteur favorise également depuis les années 1980 la présence régulière d’une population de chamois importante. La présence d’un alpage dans le creux du cirque pourrait refouler les chamois sur des secteurs plus escarpés inaccessibles aux bovins, donc augmenter la pression de consommation sur des associations végétales riches en espèces patrimoniales. Afin de vérifier l’impact éventuel de cet herbivore sur la végétation, une analyse de son comportement alimentaire a été menée à travers 3 approches complémentaires : des observations éthologiques directes, un suivi de l’abroutissement et des analyses génétiques des ADN végétaux contenus dans les fèces. Au cours des observations directes de juillet 2010, les chamois se sont essentiellement nourris sur les communautés à lasers du Campanulo-Laserpitietum et à Seslerio-Laserpitietum, en dehors de l’enclos délimitant pâturage. Chamois et génisses n’ont donc partagé, ni le même espace, ni le même comportement alimentaire. D’après le suivi de l’abroutissement mené en été 2013 sur la première de ces associations végétales, le dactyle aggloméré et le laser à large feuilles représentaient ensemble près de 40 % des plantes abrouties dans les placettes. Les analyses génétiques de 114 crottes de chamois récoltées entre début août et début octobre 2014 révèlent toutefois un régime alimentaire plus varié et un peu différent. Les taxons dont l’ADN est présent de manière fréquente dans les crottes appartiennent aux familles des cistacées, puis des fabacées. L’appétence élevée des poacées et des fabacées est reconnue. En revanche, l’occurrence élevée des cistacées est probablement à mettre en lien avec la consommation de l’hélianthème, espèce lignifiée peu digeste. Introduction L’abroutissement et le piétinement sont considérés comme les impacts les plus importants des grands herbivores pour la survie et le développement des communautés végétales (Hester et al., 2006). L’abroutissement entraîne la perte de tissus importants pour la photosynthèse (feuillage), la croissance (méristèmes) ou la reproduction (fleurs et graines). Ces impacts sont d’autant plus importants que les Chapitre III : Faune sauvage plantes sont petites (herbacées annuelles) ou à un stade précoce de leur développement. Les communautés herbacées d’altitude des crêtes de la Haute Chaîne du Jura, sont ainsi potentiellement vulnérables face à ce type de détérioration. Cette vulnérabilité peut également être dépendante de la situation des sites considérés et de la densité des animaux. En effet, des effets positifs sur la productivité et la biodiversité des associations abrouties, par exemple en contribuant à l’ouverture des milieux et à l’étagement des lisières, sont parfois aussi observées. Le secteur Reculet – Crêt de la Neige est régulièrement occupé par une population de chamois dont les effectifs ont augmenté entre les années 1980 et le début des années 2000. La présence de cette population et l’évolution de ses effectifs pourraient avoir eu une incidence sur l’évolution du tapis végétal observée au niveau de ce secteur durant ces 4 dernières décennies. Le chamois partage les pâturages d’altitude avec le bétail. Outre un effet de piétinement, la présence du bétail pourrait de surcroit influencer l’utilisation de l’espace par les chamois en les repoussant dans des terrains peu utilisés par les bovins. Ceci pourrait entraîner des concentrations de chamois sur des associations végétales spécialisées et ainsi provoquer, à terme, une modification de ces dernières. Le rôle potentiel du chamois sur l’évolution des prairies d’altitude a été évalué par une analyse de ces comportements alimentaires. Celle-ci a consisté en une analyse croisée du régime alimentaire, ainsi que par des observations des types d’associations végétales utilisées en phase d’alimentation. Dans ce deuxième volet, la position réciproque des chamois et du bétail a également été considérée. Méthodes Le suivi de l’utilisation des pâturages d’altitude a été réalisé selon 3 méthodes : • l’observation directe des chamois afin de déterminer quelles associations et espèces végétales sont sélectionnées lorsqu’ils se nourrissent ; • le suivi de l’abroutissement des espèces herbacées, afin d’obtenir une vision plus fine des espèces consommées ; • l’analyse génétique de crottes récupérées sur le terrain afin de déterminer le régime alimentaire complet. 127 quadrat, les espèces consommées, ainsi que le nombre d’individus consommés ont été relevés. Les observations directes de chamois et le suivi d’abroutissement ont été réalisés au niveau du Cirque de Narderan (fig. 2). Ce choix a été dicté par la présence régulière d’un grand nombre de chamois, une visibilité optimale offrant un grand champ de vision à travers le cirque, la diversité des associations végétales présentes et la présence d’un chalet d’alpage accessible à proximité procurant un avantage logistique important. Analyses génétiques Les analyses génétiques ont été réalisées par le LECA (Laboratoire d’Ecologie Alpine) de Grenoble qui a une longue expérience avec cette approche. Des échantillons de crottes ont été collectés sur le terrain à trois périodes de la saison d’estivage entre début août et début octobre 2014. Les analyses génétiques ont été réalisées selon un protocole mis au point par le laboratoire (Rayé et al., 2010; Taberlet et al., 2007). Figure 1 : méthode d’inventaire des espèces consommées par le chamois. Observations directes Durant l’été 2010, les observations directes de chamois ont été réalisées à distance à l’aide d’une longue vue, durant des journées garantissant une bonne visibilité. Tous les individus ou groupes visibles depuis le point d’observation étaient notés et localisés. Des données telles que l’association végétale et la topographie ont alors été relevées. Dans les cas où les chamois quittaient le site, l’observateur se rendait sur place pour tenter d’identifier les espèces consommées. Indices d’abroutissements Le suivi de l’abroutissement permet de réaliser des déterminations plus précises, jusqu’au niveau de l’espèce. Trois « placettes test » de 16 m 2 ont été mises en place durant l’été 2013, dans les deux types de végétation les plus fréquentés d’après les observations directes : une pelouse à laser à larges feuilles (Campanulo-Laserpitietum) et une pelouse à laser siler (Seslerio-Laserpitietum). Le premier type de végétation est un groupement mésohygrophile des pieds de versants plus ou moins stabilisés au sol frais, dominé par les grandes ombellifères comme Astrantia major, Heracleum sphondylium ssp. montanum, Laserpitium latifolium, Pimpinella major. Le second est un groupement dominé par Laserpitium siler et dans une moindre mesure par Sesleria caerulea, présent sur les affleurements rocheux calcaires stabilisés (dalles, éboulis fixés et vires) ensoleillés, au sol superficiel (Prunier et al., 2014). L’inventaire des espèces consommées sur chaque placette s’est effectué grâce à un quadrat de 1 m 2 déplacé régulièrement, jusqu’à couvrir l’ensemble de la surface (fig. 1). Dans chaque 128 L’avantage des analyses de crottes réside dans le fait que leur contenu ne traduit pas que l’image de la consommation à l’échelle d’une association végétale, mais qu’il reflète les restes de repas sur une durée plus longue (jusqu’à 24 heures) et ainsi sur une partie plus importantes des milieux exploités. Les analyses génétiques ne permettent cependant pas dans tous les cas une identification jusqu’au niveau de l’espèce des végétaux consommés, et certains résultats ne sont présentés qu’à un rang supérieur de la classification végétale. On parle de « taxons » de niveaux différents. De plus, seuls les taxons présents dans plus de 5 % des échantillons ont été retenus, afin d’éliminer des contaminations potentielles ou des plantes consommées marginalement (voire accidentellement). L’attribution d’un rang plus précis, si possible spécifique, a été réalisé à dire d’expert d’après l’inventaire floristique de la réserve (Prunier, 2001). Résultats Observations directes Les observations directes ont eu lieu durant le mois de juillet 2010. Les associations végétales où le chamois a été le plus souvent observé en activité de nourrissage sont le Campanulo-Laserpitietum (46,7 % des cas) et le Seslerio-Laserpitietum (40 % des cas). Pour les génisses, il s’agit du Veratro-Cirsietum (86 % des cas) (fig. 3). Indices d’abroutissements En considérant les suivis des placettes tests, 48 espèces abrouties ont été identifiées durant la période d’observation ; principalement des graminées (= Poaceae) et des ombellifères (= Apiaceae). Les espèces les plus consommées (n > 10 pieds abroutis) Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 2 : vue générale sur l’Alpage de Narderan avec, de gauche à droite, la Combe sud, le « Château » et la Combe nord (source : www.static.panoramio.com). sont présentées dans la figure 4. Le dactyle (Dactylis glomerata) et le laser à large feuilles (Laserpitium latifolium) représentent ensemble près de 40 % des plantes abrouties dans la combe sud de Narderan au sein du Campanulo-Laserpitietum (fig. 5). A l’échelle des associations considérées dans les zones utilisées par le chamois c’est dans le Veratro-Cirsietum et dans le Seslerio-Caricetum que l’on observe la plus grande proportion de pieds abroutis (38,9 % et 9,3 % respectivement). Analyses génétiques Les analyses génétiques ont été réalisées sur 114 crottes et ont permis d’identifier les génomes de 68 taxons (dont 15 (22 %) ont pu être déterminés à l’espèce, 46 (67 %) au genre (pour 43 genres différents) et 65 (97 %) à la famille (avec 31 familles différentes)). Le détail des taxons identifiés, avec la fréquence d’occurrence (= la proportion de crottes où ils ont été identifiés) est donné en annexe 1. La figure 6 représente de manière plus synthétique les fréquences d’occurrence selon les familles. On constate que 21 familles végétales montrent une occurrence moyenne supérieure à 0,5, c’est-à-dire que l’on va les Chapitre III : Faune sauvage trouver dans plus d’une crotte sur deux. Le nombre moyen de taxons par crotte est de 37,2 (± 10,7 ; fig. 7). Parmi les plantes les plus consommées on retrouve essentiellement des familles de dicotylédonées, dont les légumineuses (= Fabaceae), les astéracés, les rosacées, et les cistacées (représenté par le seul Helianthemum nummularium). Les poacées sont présentes dans environ 80 % des fèces récoltés. Discussion La diversité des plantes consommées par les chamois sur la Haute Chaîne du Jura est importante, comme cela a également été mis en évidence dans d’autres études (Ducommun, 1992 au Chasseral; Jullien, 2012 dans les Bauges). Cependant, quelques familles dominent très nettement le régime alimentaire, ce qui indique que le chamois exerce une sélection notable des plantes consommées. Les deux méthodes d’analyses alimentaires donnent des résultats similaires sur l’importance des graminées et des ombellifères. En comparaison des analyses génétiques, les analyses d’abroutissement, ont cependant sous- 129 Figure 3 : distribution des sites utilisés pour le nourrissage par les chamois (points bleus) et le bétail (triangles jaunes ; Froidevaux, 2010). estimé la consommation d’autres familles (légumineuses, cistacées, hypericacées, rosacées…) probablement en raison d’un échantillonnage très localisé. Dans de nombreux cas, la méthode génétique ne permet en revanche pas, pour l’instant, de déterminations au niveau de l’espèce. Ceci n’a été possible que pour 20 % des séquences d’ADN identifiées. Il faut ainsi en plus de cette identification génétique une bonne connaissance de la flore locale pour pouvoir cerner plus précisément les taxons concernés (annexe) et lever certaines erreurs. De plus, les fréquences élevées d’hélianthèmes pourraient être liées au fait qu’il s’agit des plantes ligneuses susceptibles de rester plus longtemps dans l’estomac et ainsi d’être présentes dans plus de laissés. Ce type d’espèce serait ainsi surestimé par les analyses génétiques. Les méthodes utilisées donnent ainsi des résultats complémentaires, mais il conviendrait de réaliser les analyses d’abroutissement sur plus d’associations végétales et sur un plus grand nombre de placettes. L’impact réel des chamois sur le tapis végétal des pâturages d’altitude de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura est difficile à évaluer à partir de Figure 4 : effectifs bruts des espèces les plus consommées par le chamois sur les quadrats de référence (plus de 10 abroutissements). 130 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? des formations à gazon ou à prairies maigres, ce qui représente un effet positif pour le maintien de ces habitats. Selon Richard (1972) ce sont les éboulis qui sont plus menacés et il mentionne également que les ombellifères, en général, sont souvent et fortement abrouties par les chamois. A noter que la vulnérabilité d’une espèce à l’abroutissement n’est pas uniquement liée à la sélection alimentaire des ongulés, mais également à leur abondance sur le terrain. Figure 5 : proportions des espèces consommées par le chamois dans la combe sud de Narderan (selon fig. 4). ces seuls résultats. Le niveau de précision taxonomique des diagnostics effectués (floristique et génétique) n’a pas relevé d’espèces menacées à l’échelon national ou local ; il faudrait pouvoir identifier une plus grande proportion de séquences au niveau de l’espèce pour certifier cet état de fait. Selon Ducommun (1992) ce sont surtout les secteurs de dalles et de falaises qui seraient vulnérables, mais aucune placette de suivi n’était située sur ce type d’association dans notre étude. Pour les autres habitats utilisés par les chamois cet auteur mentionne une pression supportable et surtout un rôle important du chamois pour freiner l’embroussaillement Concernant la cohabitation entre chamois et bovins, la brève étude réalisée durant le mois de juillet 2010 semble indiquer une ségrégation relativement importante des deux espèces. Cependant, Ducommun (op cit.) mentionne que sur le Chasseral, les gazons secs et les prairies maigres restaient les formations les plus utilisées par les chamois, même lorsque des près de fauche et pâturages gras étaient disponibles à proximité et en absence de bétail. Cet auteur mentionne d’ailleurs que le bétail a un impact nettement supérieur au chamois, ce qui est probablement également le cas pour le secteur Reculet - Crêt de la Neige lorsque l’on considère la figure 8. Finalement, outre la cohabitation entre le chamois et le bétail, il faudrait également considérer la cohabitation entre le chamois et le public. Dans les Bauges, Tablado et al. (2016) ont démontré que la fréquentation touristique influençait les déplacements des chamois avec une augmentation en intensité et en vitesse. La distribution spatiale des chamois dans le Haut Jura pourrait ainsi également être influencée par la présence parfois intensive de promeneurs, en particulier dans le secteur de Narderan. Figure 6 : pourcentage d’occurrence de chaque famille végétale identifiée dans les crottes à partir des analyses génétiques. Chapitre III : Faune sauvage 131 Conclusion Figure 7 : distribution et diversité du nombre de taxons végétaux consommés par crotte. Avec 68 génomes recensés et 48 espèces identifiées, le régime alimentaire du chamois est diversifié. Cette particularité a également été mise en évidence dans d’autres études, comme par exemple dans les Bauges (Bison, 2015; Jullien, 2012). A priori, aucune espèce d’intérêt patrimonial n’a été identifiée de façon formelle dans notre étude. Cependant, les zones décrites dans la littérature comme les plus sensibles n’ont pas forcément été échantillonnées dans cette étude avec la méthode de suivi de l’abroutissement. Les deux méthodes d’analyses alimentaires utilisées apportent des résultats similaires sur l’importance des graminées et des ombellifères. Néanmoins, si les analyses d’abroutissement tendent à sous-estimer la consommation du nombre de taxons, notamment ici des légumineuses, cistacées, hypericacées, rosacées, la méthode génétique ne permet d’identifier à l’espèce que 20 % des séquences d’ADN reconnues. Ainsi, les deux méthodes apparaissent comme complémentaires et sont à conduire en parallèle dans ce type de recherche. Il apparaît cependant que pour statuer sur un quelconque effet des populations de chamois sur les communautés végétales de la Haute Chaîne du Jura des analyses complémentaires soient nécessaires. Figure 8 : illustration de l’impact du pâturage par les bovins : à gauche, prairie inaccessible ; à droite, prairie pâturée (pâturage de Lachat). 132 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Annexe Annexe : liste commentée des taxons consommés d’après les analyses génétiques. Les espèces pourvues d’une astérisque sont américaines, mais ont probablement un équivalent, proche génétiquement, dans nos régions. Taxon Remarque Famille Occurrence Helianthemum nummularium Probablement H. n. ssp. grandiflorum ; abondant sur les sites ; H. canum aussi fréquent sur les dalles des crêtes Cistaceae 0,99 Lotus Lotus corniculatus seul présent sur les sites Fabaceae 0,98 Hypericum Probablement H. tetrapterum ; abondant dans le CampanuloLaserpitietum. Hypericaceae 0,98 Poeae Poaceae 0,97 Lathyrus pratensis Fabaceae 0,96 Poaceae Poaceae 0,91 Asterales Asterales 0,9 Caprifoliaceae Caprifoliaceae 0,87 Fabaceae 0,82 Trifolium Nombreuses possibilités ; probablement T. montanum ou T. pratense les plus fréquents sur site. Alchemilla Nombreuses possibilités Rosaceae 0,81 Geranium Probablement G. sylvaticum régulier au sein du Campanulo-Laserpitietum. Geraniaceae 0,74 Apiaceae 0,73 G. cordifolia seule présente au sein du Seslerio-Laserpitietum Plantaginaceae 0,72 Fabaceae 0,71 apioid superclade Globularia Coronilla vaginalis Asteraceae Galium Probablement G. album ou G. anisophyllon ; les plus fréquents sur les sites. Apiaceae Euphorbia sect. helioscopia Probablement E. verrucosa ou E. cyparissias ; les plus fréquents sur les sites. Plantago Probablement P. atrata ou P. media ; les plus fréquents sur les sites. Asteroideae Gentiana Probablement G. lutea ; la plus abondante des gentianes sur les sites. Campanulaceae Asteraceae 0,7 Rubiaceae 0,68 Apiaceae 0,67 Euphorbiaceae 0,61 Plantaginaceae 0,6 Asteraceae 0,55 Gentianaceae 0,53 Campanulaceae 0,51 Anthyllis vulneraria Anthyllis vulneraria ssp. alpestris seule sous-espèce présente en Haute Chaîne au-dessus de 1200 m. Fabaceae 0,51 Valeriana Probablement V. montana ; abondante dans les éboulis de la Haute Chaîne. Caprifoliaceae 0,44 Leontodon Nombreuses possibilités ; probablement L. hispidus s.str. ou L. hyoseroides les plus fréquents sur les sites ; evt L. autumnalis mais en zones anthropisées peu fréquentées par les chamois. Asteraceae 0,42 Rosaceae 0,41 Potentilla Probablement P. aurea ou P. crantzii ; seules espèces présentes sur les sites. Rosaceae 0,4 Anthoxanthum A. odoratum ; A. alpinum très rare en Haute Chaîne. Poaceae 0,39 Helictotrichon Helictotrichon pubescens (inclus ssp. laevigata) ; seule espèce du genre présente en Haute Chaîne. Poaceae 0,38 Cupressaceae Juniperus alpina ; seule espèce présente au-dessus de 1200 m en Haute Chaîne Cupressaceae 0,36 Veronica Nombreuses possibilités. Plantaginaceae 0,35 Maleae Chapitre III : Faune sauvage 133 Taxon Remarque Famille Occurrence Euphorbia spathulata* Absent du territoire. Euphorbiaceae 0,34 Ericaceae 0,32 Caprifoliaceae 0,31 Arctostaphylos uva-ursi Knautia K. dipsacifolia ; seule espèce du genre présente au-dessus de 1200 m en Haute Chaîne Silene Probablement S. vulgaris ; la plus abondante des silènes sur les sites. Caryophyllaceae 0,29 Dactylis glomerata Poaceae 0,29 Rosoideae Rosaceae 0,29 Achillea Achillea millefolium ; seule espèce du genre présente sur la réserve Asteraceae 0,27 Viola Nombreuses possibilités. Violaceae 0,27 Rosaceae 0,26 Rubus idaeus Mentheae Rumex Probablement R. alpestris ; espèce la plus fréquente dans le CampanuloLaserpitietum. Hieraciinae Lamiaceae 0,24 Polygonaceae 0,23 Asteraceae 0,22 Polygonoideae Polygonaceae 0,2 Ranunculaceae Ranunculaceae 0,19 Bupleurum falcatum Apiaceae 0,18 Aceraceae 0,16 Acer Probablement A. pseudoplatanus; espèce la plus abondante au-dessus de 1200 m Astereae Asteraceae 0,16 Lonicera alpigena Caprifoliaceae 0,16 Gentianaceae 0,16 Sanguisorbinae Gentianeae Sanguisorba minor s.str. ; seul taxon présent sur site. Rosaceae 0,16 Euphrasia E. officinalis ou E. salisburgensis ; seules présentes sur sites. Orobanchaceae 0,15 Soldanella Soldanella alpina ; seule présente en Haute Chaîne Primulaceae 0,14 Onagraceae Genre Epilobium ; seul présent sur site. Onagraceae 0,13 Poa apiculata* Absent du territoire. Absent du territoire 0,13 Astrantia Astrantia major ; seule présente en Haute Chaîne Apiaceae 0,12 Polygonaceae 0,12 Probablement S. appendiculata ou S. retusa ; les plus fréquents sur les sites. Salicaceae 0,12 Ranunculaceae 0,09 Fagus Fagus sylvatica Fagaceae 0,08 Bromus Probablement Bromus erectus – seule espèce du genre dans le SeslerioLaserpitietum. Poaceae 0,08 Viola tricolor Viola tricolor ssp. subalpina ; seule sous-espèce présente sur la réserve. Rumex scutatus Saliceae Ranunculus Thesium alpinum Ribes Probablement Ribes alpinum ; espèce la plus fréquente sur la réserve. Linum L. ockendonii ou L. catharticum ; seuls présents sur sites. Bartsia alpina Violaceae 0,08 Thesiaceae 0,07 Grossulariaceae 0,06 Linaceae 0,06 Orobanchaceae 0,06 Primulaceae Probablement Primula elatior ; espèce la plus fréquente sur la réserve. Primulaceae 0,06 Rosa Probablement Rosa alpina ; espèce la plus fréquente sur la réserve. Rosaceae 0,06 134 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? BIBLIOGRAPHIE Bison, M., 2015. 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Des fromages à pâte cuite sont produits dans des fruitières. Aux environs de 1650, et jusqu’à la fin du XIX ème siècle, le système de l’admodiation domine. C’est une gestion privée de l’alpage. Les chalets se transforment pour accueillir des troupeaux plus importants et permettre la fabrication de fromage de Gruyère, puis de Bleu de Gex. A partir des années 1875 et pendant un siècle environ, la transhumance de troupeaux de moutons, élevés pour leur viande, succède à l’estive des vaches laitières. Seul l’alpage de Narderan, resté propriété communale, continue à accueillir des génisses. Les alpages du Reculet et du Crêt de la Neige, pour une grande partie d’entre eux, sont situés sur le territoire de la commune de Thoiry. La richesse des archives communales, mais aussi des archives de la Côte-d’Or à Dijon ou de l’Ain à Bourg-en-Bresse, permet de retracer l’évolution de l’utilisation de ces alpages depuis le milieu du XIV ème siècle. Ce qui n’est malheureusement pas le cas du revers occidental qui appartient à l’abbaye de Chézery. La pratique et la conduite de l’alpage au moyen âge Au moyen âge, la constitution des paroisses, des seigneuries et des communautés regroupe les populations jusqu’alors dispersées, en villages structurés autour des églises et des châteaux. La propriété du sol se partage, dès le IX ème siècle, entre des familles éminentes : les Malval, les Thoiry, les Allemogne, les Sergy, les abbayes qui détiennent parfois les droits sur les paroisses (prieuré de Saint-Victor et de Satigny, abbaye cistercienne de Chézery) et les comtes de Genève et leurs héritiers, les seigneurs de Gex. La propriété du sol, en montagne comme en plaine, est partagée entre 1 ces différents acteurs. Par contre, les droits d’usage (l’utilisation des bois, des pâturages et des prés de fauche) restent, moyennant redevances, entre les mains des familles paysannes et de communautés de fait, organisées autour de leur gestion : Allemogne et Baizenas, Thoiry et Fenières. En 1327 (1), Jeanne de Savoie, dame de Gex, règle un différend avec les habitants du village de Fenières et leur concède, contre une somme de cent sous genevois, un pré au sommet du Jura, limité par la balme dite « dou Pral des Jues » et par le pré de Saint-Jean-de-Gonville. A cette occasion, des bornes sont plantées. Ce territoire correspond aujourd’hui à l’alpage de La Chaz. En 1333 (2), le sire de Malval, à la demande de l’abbé de Chézery, intervient auprès des habitants de Thoiry pour les empêcher de faire pâturer leurs bestiaux sur les crêtes qui appartiennent à l’abbaye. Dans la première moitié du XIV ème siècle, les habitants de Thoiry possèdent déjà une fruitière dans la combe située entre le Crêt de la Neige et le Reculet, elle est mentionnée en octobre 1394 comme la « Maison neuve ou du Désert ». Ce terme indique la construction d’une nouvelle maison à la place d’une plus ancienne, abandonnée, désertée lors de la peste de 1347. A la fin du XIV ème siècle et au début du XV ème siècle, plusieurs concessions et accords lient les communautés du pied du Jura avec le comte de Savoie, seigneur de Gex, et la famille de Viry, seigneur d’Allemogne. Le 3 juin (3) et le 4 octobre 1394 (4), le comte Amédée de Savoie alberge aux habitants de Fenières l’alpage de Narderan et aux habitants de Thoiry les alpages de ThoiryDevant et Thoiry-Derrière. En 1421 (5), il renouvèle la concession du pré cédé en 1327. Enfin, en 1438 (6), un accord entre les habitants d’Allemogne et de Baizenas et le seigneur d’Allemogne modifie l’usage de l’alpage de Curson. Ces quatre documents nous permettent de décrire la pratique et la conduite de l’alpage. La propriété du sol appartient bien aux seigneurs. Lorsque le comte alloue une partie de la montagne, les communiers 1 lui versent un introge, une somme d’argent assez importante – soixante florins d’or pour la Les communiers représentent les familles qui possèdent les droits d’usage sur les terres communes : forêts, alpages, marais. Chapitre IV : Pastoralisme 139 Figure 1 : la part du seigneur de Gex dans la perception du droit d’arpage à Narderan (1394-1448). communauté de Thoiry en 1394 par exemple – puis un service annuel, une somme d’argent plus modique – 15 sous de service annuel à la Saint Michel pour les habitants de Fenières en 1421 – ou une prestation en nature – quatre livres de cire d’abeille à la Saint André apôtre pour la communauté de Thoiry en 1394. C ’est aussi en tant que détenteur du droit de propriété, que le seigneur perçoit l’arpage, une certaine quantité de fromages correspondant à un jour par mois de la production de lait, dès la quinzaine de la Saint-Jean-Baptiste jusqu’à la quinzaine de la Saint Michel, périodes de la montée et de la descente des troupeaux. L’arpage est tantôt levé sur les vaches étrangères à la communauté, prises en commande (Thoiry dès 1394, Allemogne avant 1438), tantôt sur l’ensemble du troupeau (Fenières dès 1394, Allemogne après 1438). A l’origine, le droit d’arpage compensait le prêt de la chaudière par le seigneur pour cuire le lait et fabriquer les casei (fromages à pâte dure et salée) et les seracei (ou séracs, fromages maigres fabriqués avec le petit-lait). L’accord passé entre le comte de Savoie et la communauté de Fenières pour l’exploitation du Plan d’Arderan prévoit de partager en deux le droit d’arpage (fig. 1) : une moitié revient au comte, l’autre moitié à la communauté de Fenières. Les comptes de la châtellenie de Gex (7) nous permettent de repérer le nombre de fromages et de séracs prélevés entre 1394 et 1448 sur la fruitière 140 par le comte 8,5 fromages fromages et 8 4 fromages et de Savoie. La moyenne annuelle est de et 3,5 séracs avec un maximum de 16 séracs en 1407 et 1409 et un minimum de 2 séracs en 1404 et 1405. Les trois communautés gèrent et entretiennent les bâtiments d’alpage, elles sont autorisées à les déplacer selon leur convenance. Les communiers d’Allemogne peuvent construire des étables à proximité de la Figure 2 : le hameau d’alpage de Thoiry-Derrière. Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? fruitière. Ceux de Thoiry entretiennent deux creux ou lanvuyssels 2 pour retenir l’eau nécessaire à abreuver les animaux. L’archéologie nous permet de situer ces hameaux d’alpage (fruitière et étables). Le hameau de Narderan est implanté à proximité d’une source pérenne et du névé, les fonds de cabanes sont creusés dans la moraine frontale d’un ancien glacier jurassien. Les deux hameaux de Thoiry ont été implantés entre le Reculet et le Crêt de la Neige. Le plus important, situé au pied du Crêt de la Neige à 1670 mètres d’altitude, comprend dixhuit granges qui occupent le bord d’une vaste dépression circulaire (fig. 2). Leur porte s’ouvre sur le fond de la dépression qui contient un édifice plus important de trois pièces (116 m²). Deux édifices sont carrés, les autres rectangulaires ; la plupart n’ont qu’une pièce ; le plus petit a une surface de 40 m². Enfin, plusieurs fonds de cabanes subsistent autour du chalet actuel de Curson indiquant le quatrième hameau d’alpage, celui de la communauté d’Allemogne. Les reconnaissances de fief attestent l’utilisation de ces hameaux d’altitude jusqu’au milieu du XVI ème siècle. En 1550 (8), un impôt levé par les Bernois, maîtres du bailliage de Gex, permet d’avoir une idée du cheptel de la paroisse de Thoiry (fig. 3) : 159 reconnaissants déclarent 1279 animaux. Leur valeur représente 11,5 % de la fortune brute de la paroisse. Parmi ces animaux, les bovins arrivent largement en tête (754 bovins) et représentent presque 60 % de l’ensemble. Les vaches laitières sont au nombre de 487 réparties entre 106 propriétaires. 53 reconnaissants ne possèdent aucune vache. Quelques gros propriétaires détiennent des troupeaux importants : Claude Vanier, d’Allemogne, possède 32 vaches, Antoine de Choudens, notaire à Thoiry, 28 vaches. Cependant 66 reconnaissants (42 %) ont un troupeau de une, deux ou trois vaches. Cette répartition explique la nécessité de regrouper le troupeau en commun pour avoir assez de lait pour fabriquer des fromages à pâte cuite. L’admodiation, une exploitation privée de l’alpage (fin XVIIème à fin XIXème) Le milieu du XVI ème siècle correspond à un monde plein, un maximum de population et par conséquence, une exploitation maximale de la montagne, côté Pays de Gex, mais aussi côté Valserine. Le versant nord-ouest du Crêt de la Neige est défriché par des familles de la vallée à la recherche de pâturages – le lieu-dit « les Brûlats » en témoigne et l’étude des pollens menée sur la tourbière du Crêt de la Neige le corrobore (Ruffaldi et al., 2017). La fin du siècle est marquée par des guerres de religions qui font disparaître entre un tiers et la moitié 2 Figure 3 : les alpages au-dessus de Thoiry à la fin du XVI ème siècle. Détail de la carte du bailliage de Gex en 1591. de la population gessienne. Dans la première moitié du XVII ème siècle, les communautés doivent s’endetter pour fournir le logement à des gens de guerre. Ces deux facteurs : guerres et endettement des communautés vont contraindre ces dernières à vendre une partie de leurs biens – la communauté de Fenières vend l’alpage de La Chaz en 1652 au seigneur d’Allemogne – ou à abandonner la gestion en commun des alpages pour les louer et ainsi obtenir un revenu régulier. Ce système, né dans la première moitié du XVII ème siècle, perdure jusqu’à la fin du XIX ème siècle, l’essentiel de la production fromagère se faisant en alpage. En 1671 (9), la rente annuelle de la montagne de Curson est d’environ 300 florins (environ 90 livres), « cela fait seulement 8 ans en arrière que les habitants (d’Allemogne) ont admodié la montagne à cause de dettes ou d’emprunts à rembourser ». Celle d’Arderan rapporte 390 florins à la communauté de Fenières (environ 100 livres), mais chaque année l’entretien du bâtiment leur coûte 30 livres, celui des abbreuvages, 25 livres, et la communauté doit acquitter l’arpage au seigneur : 80 livres de fromage valant 13 livres et trois séracs valant 2 livres. La communauté de Thoiry loue ses deux montagnes 445 livres. La location ou admodiation des alpages entraîne une privatisation du système d’exploitation. Celui qui loue la montagne, l’admodieur, doit constituer un troupeau suffisant en complétant son propre troupeau avec des vaches prises en commande, doit salarier les bergers et le fromager, entretenir la grange d’alpage et, à la fin de chaque année, vendre les fromages à des marchands spécialisés. Une bonne saison d’alpage lui assure un bénéfice d’au moins 5 %. Les propriétaires des alpages les communautés mais aussi le seigneur d’Allemogne (La Chaz et Curson), la commune de Thoiry dès 1790 puis Le mot lanvuyssel, lanvoucé ou lanvousset ou zanchet désigne les mares d’eau artificielles construites sur les sommets du Jura. Il est cousin des lavognes du Causse. Aujourd’hui, le terme est remplacé par goya. Chapitre IV : Pastoralisme 141 sans mortier, les toitures sont recouvertes d’ancelles (bardeau de bois). En 1786, le charpentier Jean-Pierre Cons le reconstruit. Le chalet sur un plan carré de 14,50 mètres de côté continue à être partagé en trois parties : étable, fromagerie et grenier. Une petite écurie pour les cochons est accolée à l’étable. L’étable est plus longue que la fromagerie et le grenier, formant un « L » (fig. 4). Les murs sont crépis au mortier de chaux et la toiture continue à être recouverte en ancelles. L’étable est placée au nord, la façade à l’est, au soleil levant. En 1825, la commune de Thoiry, restée propriétaire de l’alpage, entreprend la reconstruction du chalet (fig. 5). De plan rectangulaire, long de 21,50 mètres et large de 7 mètres, il comprend quatre pièces : une longue étable ouverte au sud, une cuisine centrale, un grenier et un laitier au nord. La toiture à deux pans est recouverte de tavaillons. L’évolution principale dans l’architecture du chalet est bien le laitier qui permet de stocker le lait de la traite du soir pour l’ajouter à celle du matin et ainsi confectionner des meules de fromage plus grosses. Cette évolution constatée et datée à Narderan se repère sur l’ensemble des chalets d’alpage : la Capitaine et la Polvette au-dessus de Saint-Jean-de-Gonville, La Chaz, Thoiry-Devant, Thoiry-Derrière et Curson au dessus de Thoiry et le Planet au dessus de Sergy. Figure 4 : le plan du chalet de Narderan en 1786. les nouveaux acquéreurs des alpages en 1814 - assurent l’entretien ou la construction des granges d’alpages et des goyas. Jusqu’au XX ème siècle, aucune clôture ne sépare les alpages entre eux. Des murs en pierre sèche délimitent les communes entre elles et le périmètre de l’espace forestier soumis. Des mares d’eau artificielles, les goyas, assurent l’alimentation du bétail. Elles parsèment l’alpage, sont de taille très diverse et sont entourées d’un mur en pierres sèches pour protéger l’eau du piétinement du bétail. Une pompe à balancier permet de transvaser l’eau dans des bachats ou des auges en bois. Les premières citernes ne sont attestées qu’au début du XX ème siècle, en 1929 une grande citerne est construite à Narderan. Les chalets ou granges d’alpage subissent d’importantes modifications entre le XVIII ème siècle et le XIX ème siècle. L’évolution architecturale du chalet de Narderan est, en ce sens, représentative (10). Entre 1753 et 1786, le chalet se compose de deux parties distinctes ayant chacune sa toiture : une étable planchée pour les vaches (longueur 11,80 m et hauteur au faîte du toit 2,12 m) et une fromagerie avec un grenier (longueur 8,50 m et hauteur au faîte 2,45 m) pour fabriquer et stocker les fromages. Les murs sont en pierre crue, élevés 3 142 Au début du XIX ème siècle, un état statistique (11) nous indique pour chaque alpage le nom du propriétaire, le nom de l’exploitant, le nombre de vaches en estive et la quantité de fromage produite en quintaux – en 1817, un quintal correspond à 48,951 kg. L’alpage le plus étendu, celui de Thoiry, d’une surface d’un peu plus de 219 hectares, accueille 100 vaches et produit 60 quintaux 3 de fromage de gruyère (2937 kg). La quantité de fromage produite par vache est évaluée à 29,3 kg par saison (environ 120 jours d’alpage), ce qui représente une production moyenne de 2,5 litres de lait par jour. La pression de pâturage varie d’un alpage à l’autre : 0,3 Figure 5 : le plan du chalet de Narderan en 1825. Au XIX ème siècle, le quintal valait 100 livres anciennes, donc environ 48,951 kilogrammes. Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? vache/ha pour Curson, 0,4 vache/ha pour Narderan, 0,45 vache/ha pour Sur Thoiry et environ 1 vache/ha pour La Chaz. Les alpages de Sur Thoiry et La Chaz produisent du fromage de gruyère, Curson et Narderan du Bleu de Gex. La production de fromage est restée sensiblement la même à la fin du siècle. En 1872 (12), on produit 3000 kg de gruyère Sur Thoiry, 1500 kg de Bleu de Gex à La Chaz, 1400 kg à Curson et 1200 kg à Narderan. Ces chiffres montrent une certaine stabilité tout au long du siècle : les alpages de Thoiry pouvant accueillir 270 vaches laitières (en 1814, la commune de Thoiry compte 375 vaches laitières et en 1907, 300) et produire un peu plus de sept tonnes de fromage, environ la moitié de la production puisqu’en 1872, les trois fruitières de Thoiry, Allemogne et Fenières produisent 8 tonnes de gruyère. La transformation de l’alpage dès la fin du XIXème siècle En 1872, quatre montagnes au-dessus de Crozet accueillent des génisses. C ’est l’amorce d’un changement profond dans l’utilisation des alpages sur la Haute Chaîne du Jura. L’agriculture se transforme, les surfaces en herbe augmentent, la culture des fourrages artificiels s’amplifie et les petits propriétaires peuvent ainsi garder leurs vaches laitières en plaine toute l’année et fromager dans les fruitières de village. Peu à peu, l’alpage des vaches laitières disparait au profit de l’alpage des génisses ou des moutons. Une carte postale du troupeau de la Calame, antérieure à 1914, montre un troupeau de génisses. En 1877, la famille Zucchone (13), originaire du Piémont, reprend en société la ferme de Varembé dans la banlieue de Genève. Elle achète au printemps de jeunes moutons en Italie et les engraisse sur les alpages du Jura ou de Flaine en Haute-Savoie pour les vendre autour de Noël sur les bords du Léman. C ’est à peu prêt à ce moment qu’à Thoiry sont enregistrés des bergers migrants, italiens pour la plupart, qui tiennent les alpages du Reculet et parfois celui de Narderan (14). Entre 1894 et 1918, vingt-cinq bergers, dont une femme, passent l’été avec leur troupeau sur la Haute Chaîne, travaillant en grande partie pour la famille Zucchone. Certains restent plusieurs années : Auguste Faulimelli (de 1894 à 1897), Luigi Zanga (de 1897 à 1900) et Elie Bréda (de 1914 à 1918). On retrouve leurs noms inscrits sur le mur du chalet de Curson. Les moutons élevés pour leur viande pâturent l’alpage dans sa totalité, y compris les endroits les plus reculés ou abrupts, sous la garde des bergers et de leurs chiens (fig. 6). Un ancien berger de la famille Zucchone, Christophe Vecchio fonde, à la fin du XIX ème siècle, une boucherie à la Jonction. Il installe de grands élevages de moutons dans la banlieue de Genève et en 1923 acquiert plusieurs propriétés dans le Pays de Gex, notamment à Thoiry où il achète l’ensemble des alpages à l’exception de Chapitre IV : Pastoralisme Figure 6 : un troupeau de moutons au Crêt de la Neige avant 1914. Narderan et le domaine de Beule, mais aussi la Calame au-dessus de Sergy. Chaque année, deux mille moutons transhument vers les alpages, environ cinq cents par montagne (Thoiry-Devant, Thoiry-Derrière, Curson et la Calame). En 1952 (15), mille moutons pâturent sur Thoiry (441 ha) et quatre cents sur Sergy (167 ha). La pression de pâturage varie de 2,3 moutons à l’hectare à 3,3. La société Vecchio transhume des moutons jusqu’au milieu des années 1970. Cette nouvelle utilisation des alpages au profit de l’élevage ovin occasionna une transformation radicale des chalets d’alpage. L’étable n’étant plus utile, le propriétaire laissa s’effondrer une partie des chalets de La Chaz, Thoiry-Devant, ThoiryDerrière et du Planet pour ne conserver que ceux de Curson et de la Calame. Cette disparition des étables apparait déjà sur la première photographie aérienne de l’IGN en 1937. L’alpage de Narderan, resté propriété communale, continue à être loué (16). De 1874 à 1924, des baux de neuf puis de six ans sont conclus aux enchères. Le prix accepté par les locataires baisse de 605 francs en 1884 à 420 francs à la veille de la Première Guerre mondiale. De 1900 à 1905, Jules Dubouloz, marchand de bestiaux à Genève loue la montagne. Pendant la Première Guerre mondiale, en 1915, un Suisse Paul Desbaillet monte 60 génisses et 12 moutons. A partir de 1925, l’alpage de Narderan est loué au syndicat d’élevage de Thoiry (17) puis à partir de 1957 à Germain Dumolard représentant un groupement d’éleveurs de la commune. Le syndicat paie un berger jusqu’en 1954. A partir de là, les génisses ne sont plus gardées, des clôtures sont posées et en 1957, un abreuvoir automatique est mis en place. Le nombre de génisses oscille entre 34 dont 6 veaux en 1954 et 63 en 1962 pour retomber à 46 en 1988 et 33 en 1989. A partir de 1975, la commune reprend le chalet qui ne sert plus de logement au berger et décide sa réfection et sa transformation en refuge. Les travaux sont réalisés à l’automne 1977. 143 Conclusion La pratique de l’alpage au pied du Reculet et du Crêt-dela-Neige s’est profondément transformée depuis le XIII ème siècle passant d’une exploitation communautaire des herbages et des troupeaux au système de l’admodiation, de la location de l’alpage à des entrepreneurs privés. Longtemps communale, la propriété des alpages s’est privatisée après le Premier Empire. Les propriétaires ont investi tout au long du XIX ème siècle dans un élevage de rente où la fabrication des fromages de gruyère ou du Bleu de Gex rapportait. La concurrence des fruitières de plaine dès la fin du XIX ème siècle explique l’arrivée des moutons, élevés pour leur viande ou des génisses qui montent en estive les premières années de leur existence, avec des changements profonds survenus dans la conduite des troupeaux. 144 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? SOURCES 1. Archives départementales de la Côte d’Or (A.D.C.O.), B. 1097. 2. Archives départementales de la HauteSavoie, 1 G 333, Inventaire Chézery n° 651. 3. A.D.C.O., B. 1097, f° 48v°. 4. A.D.C.O., B. 1200, f° 727v°-731. 5. A.D.C.O., B. 1101, f° 79. 6. Archives départementales de l’Ain (A.D.A.), 107 J 2, Curson 1438. 7. A.D.C.O., B. 7870 – B. 7931, 1394-1448 : Comptes de la châtellenie de Gex. 8. A.D.C.O., B. 11598, f° 280-290v° (Allemogne) ; 303v°-320v° (Thoiry) ; 320v°-332 (Fenières). 9. A.D.C.O., C. 2872. 10. Archives communales de Thoiry (A.C.T.), DD1, Travaux (1703-1788), 1786 : Travaux à la maison de la montagne appelée Arderan. A.D.A. 3 E 30335, Notaire Rendu, f° 162-165. A.D.A. Série O, Thoiry, bâtiments communaux, édifices. 1825 1er août : Procès-verbal de réception des travaux de construction du chalet de Narderan. 11. Archives privées. 1817 : Statistiques de la production laitière des alpages du Pays de Gex. 12. A.D.A. 7 M 137. Fruitières. Industrie fromagère, statistiques 1872. 13. PRODON, Anne-Marie, 1985. Au royaume des bergers. La vie pastorale dans le HautJura. Gex : Amicale pour l’animation. Maison de retraite, p. 186-193. 14. A.C.T., I 4-7, étrangers. 15. Fédération Française d’Économie Alpestre, Bulletin n° 3, 1952, p. 128 « Relevé des alpages du Pays de Gex appartenant à des étrangers (Suisses) ». 16. A.C.T., N, An VI – 1975 : Baux des pâturages et du chalet de Narderan 17. A.C.T., S3, 1925-1990 : Registre des délibérations et de la comptabilité de la Société d’alpage de Narderan. Chapitre IV : Pastoralisme 145 146 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? La Chenaillette, un espace naturel sensible départemental à la croisée des enjeux pastoraux, paysagers, environnementaux et touristiques. Mise en œuvre et apports d’une démarche de plan de gestion intégrée C. Venot Mail : claire.venot@ain.fr Depuis 2014, le Département de l’Ain est propriétaire d’un domaine, composé d’un alpage, de pré-bois et d’une forêt, situé au cœur de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura, Labélisé « espace naturel sensible », les enjeux du site de la Chenaillette sont liés au pastoralisme, à l’activité sylvicole, au tourisme et à l’environnement (habitats remarquables et espèces protégées). Afin d’assurer une gestion cohérente du site, le Département de l’Ain a mis en place une gouvernance spécifique associant les acteurs locaux dans leurs compétences institutionnelles, techniques et économiques et s’est engagé dans l’élaboration d’un plan de gestion intégré : outil spécifique dédié à la gestion multi-enjeux des alpages et des prés-bois. Le travail de concertation et l’apport de l’expertise scientifique s’imbriquent au fur et à mesure de la définition d’un projet de gestion de l’alpage dédié à l’ensemble des enjeux du site. Introduction Face à l’ensemble de ces enjeux, comment le Département de l’Ain, propriétaire et gestionnaire du site, pouvait-il mettre en place une gestion cohérente du site ? Quel pourrait être le point d’équilibre entre les intérêts environnementaux du site, le retour des activités pastorales et sa valorisation auprès du public ? En amont de toute réalisation, le Département a souhaité s’engager dans une démarche de gestion concertée, associant les acteurs locaux à la gestion du site. Nous verrons comment cette démarche a pu s’organiser en mobilisant un outil spécifique : le plan de gestion intégré. Initiée fin 2014, la réalisation du plan de gestion intégré est en cours de finalisation. A ce stade du projet, nous verrons quels ont été les premiers apports de cette méthode et quelles peuvent être les perspectives pour la gestion future du site. Labellisation du site ENS de la Chenaillette et gouvernance Présentation du site de la Chenaillette L’alpage de la Chenaillette est un espace naturel sensible (ENS) départemental, situé au cœur de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura. La présence de l’emblématique Grand Tétras engage d’emblée la gestion de ce site dans une dimension environnementale affirmée. Cet espace naturel fait également partie des alpages de la Haute Chaîne très convoités pour le développement de l’activité pastorale. Enfin, l’existence de sentiers de randonnée et la présence de bâti traditionnel ajoutent une dimension patrimoniale et touristique à ce lieu. Chapitre IV : Pastoralisme En juin 2014, dans le cadre d’un partenariat avec la SAFER (Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural), le Département de l’Ain a fait l’acquisition d’un domaine de 155 ha, situé sur les communes de Mijoux et d’Echenevex, au cœur de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura. Le site est également compris dans le périmètre du Parc naturel régional du Haut-Jura. Inclus dans la zone Natura 2000 « Crêts du Jura », le site de la Chenaillette est composé de deux secteurs de superficie équivalente : 147 • une forêt (environ 85 ha) ; • un pâturage dont d’altitude varie de 1270 m à 1605 m (environ 70 ha) (fig.1). La limite diffuse entre les deux secteurs est constituée d’une zone de pré-bois dont la dynamique est forte et conduit progressivement à la fermeture de ces milieux intermédiaires. Le domaine comprend également un chalet d’alpage traditionnel. Labellisation ENS Suite à l’acquisition du site, l’objectif du Département de l’Ain est d’intégrer ce domaine au réseau d’espaces naturels sensibles départementaux. La labellisation ENS reconnait un site pour son importance écologique, géologique et/ou paysagère à l’échelle départementale et implique l’élaboration et la mise en œuvre du plan de gestion et d’interprétation des sites. Les enjeux environnementaux liés aux espaces ouverts et forestiers au sein d’une réserve naturelle nationale et à la présence d’espèces d’oiseaux protégées et emblématiques (ex. Grand Tétras, Gélinotte, Pic tridactyle) ont fortement motivé la labellisation ENS du site. La labellisation donne également une large place à la vocation pastorale de cet espace, qui n’est pas exploité depuis plusieurs années. La Chenaillette est labélisée ENS depuis le 7 juillet 2014. Une gestion concertée Le Département a souhaité mettre en place une gestion concertée du site avec les acteurs locaux dans le cadre d’un Comité de site. La composition du Comité de site permet de réunir des acteurs locaux, institutionnels, environnementaux, techniques et économiques. Les orientations concernant la gestion du site sont proposées et validées par un Comité de site composé des partenaires suivants : • communes d’Echenevex et de Mijoux ; • Communauté de communes du Pays de Gex ; • Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura (RNNHCJ) ; • Parc Naturel Régional du Haut Jura (PNR Haut-Jura) ; Figure 1 : localisation de l’alpage de la Chenaillette au sein de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura (auteur : L. Figeat-hepia). 148 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? • Conservatoire d’Espaces Naturels Rhône-Alpes – antenne de l’Ain (CEN RA) ; • Association des amis de la Réserve ; • Fédération Rhône-Alpes de Protection de la Nature Ain (FRAPNA Ain) ; • Groupe Tétras Jura (GTJ) ; • Direction Régionale de l’Environnement, l’Aménagement et du Logement (DREAL) ; • Office national des forêts (ONF) ; Les enjeux pastoraux • Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural (SAFER) ; • Société d’économie montagnarde de l’Ain (SEMA) ; Du fait de la richesse de ces pâturages d’alpages et d’un accès relativement facile, la Chenaillette est un alpage convoité. Or, ce potentiel fourrager n’est pas valorisé et l’alpage de la Chenaillette n’a pas été pâturé depuis 2011. • Chambre d’agriculture de l’Ain ; • Association des alpagistes de la Haute Chaîne ; • Fédération Départementale des Chasseurs de l’Ain (FDC 01). de La gestion et le suivi de ce site sont coordonnés par le Conseil départemental de l’Ain. Le premier comité de site réuni en octobre 2014 a opté pour l’élaboration d’un plan de gestion intégrée dont la première mission est de définir plus précisément les enjeux du site et les liens possibles entre les différents enjeux. Enjeux du site, un paysage emblématique de la Haute Chaîne Le maintien des paysages caractéristiques de la Haute Chaîne du Jura est un enjeu fort du site. L’approche paysagère se décline ici par une analyse des milieux naturels qui structurent le site et des activités humaines, notamment les composantes pastorales et forestières qui ont fortement influencé l’évolution de ces espaces naturels. Les enjeux environnementaux Les habitats présents sur le site sont d’une grande qualité environnementale, qu’il s’agisse d’habitats ouverts (pelouses et pâturages), de zones semi ouvertes (prés-bois) ou d’habitats forestiers. Parmi les habitats présents sur l’alpage, on peut noter la présence de pelouses sur les sols les plus superficiels. Sur les parties sommitales et les lignes de crêtes de l’alpage, on retrouve des pelouses sèches à très sèches. Dans les combes et les petites dépressions où le sol est plus profond, on trouve une végétation correspondant à des prairies de montagnes plus ou moins riches. L’enjeu faunistique majeur sur le site de la Chenaillette est la présence du Grand Tétras (Tetrao urogallus), présent dans les zones de lisière et pré-bois. Ces milieux peuvent également abriter le Pic tridactyle, la Chevêchette d’Europe, la Chouette de Tengmalm, le Pic noir et la Gélinotte des bois. Chapitre IV : Pastoralisme La présence du Grand Tétras nécessite une gestion et un suivi adaptés de ces secteurs de l’alpage : réouverture d’une partie du couvert forestier, traitement en futaie irrégulière, maintien de la lisère et des zones de prébois, présence favorisée du sapin blanc (Abies alba), etc. Un certain nombre d’espèces végétales à enjeu patrimonial local ou bénéficiant d’un statut de protection national ou régional sont présentes sur le site de la Chenaillette. On peut notamment citer la grassette à grandes fleurs (Pinguicula grandiflora Lam.). Plusieurs observations montrent des signes de souspâturage antérieurs à l’arrêt de l’exploitation : • la composition botanique traduit cet abandon, notamment l’installation d’espèces de friches maigres et de friches nitrophiles et l’accumulation de litière ; • un fort recul des zones de pré-bois au profit des forêts suite à leur fermeture ; • des équipements pastoraux non-fonctionnels (dispositif d’abreuvement insuffisants et non fonctionnels, absence de clôtures…). On voit ainsi que la réhabilitation du pâturage favorise les enjeux environnementaux liés aux pelouses d’altitude et aux zones de pré-bois. La remise en pâturage de cet alpage contribue également au maintien du pastoralisme à l’échelle de la Haute Chaîne du Jura, enjeu mis en avant dans le cadre du plan de gestion de la RNN pour 2009-2018. Les enjeux patrimoniaux et touristiques Le site, situé sur un chemin de grande randonnée, est un itinéraire très fréquenté par les marcheurs. En effet, l’alpage est à proximité de l’itinéraire de balade menant du Col de la Faucille au Colomby de Gex et le chemin d’accès au chalet est souvent emprunté par les promeneurs. De plus, les constructions traditionnelles présentes sur le site incitent souvent les promeneurs à traverser l’alpage. On trouve un chalet carré de 13 m de côté (chalet de la Chenaillette), couvert d’une toiture à 4 pans. Bien que la date de construction du chalet ne soit pas précisément connue, les écrits historiques témoignent des activités pastorales et du chalet sur l’alpage de la Chenaillette dès le XIV ème siècle. Le chalet constitue un patrimoine bâti traditionnel typique de la Haute Chaîne du Jura. On note également la présence de réserves d’eau, de murets d’alpages et de ruines de chalets anciens. L’état de conservation du chalet en fait un témoignage 149 précieux de la vie pastorale passée et le chalet mérite ainsi d’être préservé et restauré. De plus, le chalet remplit la fonction importante de collecte d’eau, indispensable à l’abreuvement du bétail. Compte-tenu de l’état actuel de la toiture et des chenaux, la collecte d’eau n’est plus possible. Stratégie de gestion : un exemple de mise en œuvre d’un plan de gestion intégré Après la définition des principaux enjeux du site, la démarche de Plan de gestion intégrée (PGI) est pleinement mise en œuvre. Le choix de cet outil se justifie par son approche transversale et pluridisciplinaire, déclinée spécifiquement pour la gestion des espaces de pâturages et de pré-bois. Le PGI est une méthode reconnue dans l’arc jurassien franco-suisse, qui a été élaborée dans le cadre d’un projet de recherche et développement transfrontalier (Interreg III 2005-2008). Elle propose une méthodologie de diagnostic des espaces de pâturages boisés (typologie, fiches de relevé) et des conseils de gestion de ces espaces intégrant les différentes dimensions liées à l’activité agricole, à l’exploitation forestière, au maintien des paysages et à l’environnement. Afin de mettre en application cette méthode pour l’ENS de la Chenaillette un groupe de travail technique a été constitué, réunissant les partenaires du Département (RNN HCJ, PNR, GTJ et ONF). L’expertise du Bureau d’agronomie de J-B. Wettstein et de la SEMA a accompagné et guidé techniquement notre travail. Le PGI définit les modalités de gestion du site, prévoit les investissements à réaliser et articule les activités développées sur le site telles que le pastoralisme, la gestion de la forêt, la fréquentation du public avec les enjeux environnementaux. Diagnostic préliminaire à l’établissement du plan de gestion En complément et avant l’approfondissement des enjeux du site, le PGI vise à la réalisation d’un diagnostic de l’état initial et a donc conduit à la réalisation des études suivantes : • état initial du site : analyse des couverts végétaux, réalisation d’une cartographie, état des lieux des équipements pastoraux ; • inventaire forestier, réalisé en parallèle avec l’ONF ; • enjeu Tétras, réalisé en parallèle avec le GTJ. La typologie des pâturages et leur valeur pastorale ont été des données clés pour connaître le potentiel fourrager de l’alpage et ainsi le nombre d’animaux que l’alpage pourrait accueillir. Les besoins d’équipements pour l’abreuvement du bétail ont été dimensionnés selon ces données. 150 Le secteur forestier du site est soumis au régime forestier et fera l’objet d’un aménagement forestier réalisé par l’ONF en concertation avec l’ensemble des acteurs dans le cadre du PGI. L’aménagement forestier précise l’état des lieux des peuplements forestiers et décline les orientations définies dans le cadre du PGI concernant les secteurs forestiers. Un suivi environnemental et scientifique du site Les travaux conduits dans le cadre du plan de gestion intégré prévoient d’établir des indicateurs environnementaux pour suivre l’évolution du site, notamment par : • des relevés botaniques et phytosociologiques afin d’obtenir une cartographie de l’évolution des associations végétales (état de référence réalisé en 2015), • du suivi des populations de syrphes via un protocole de piégeage des syrphes et d’évaluation de la qualité des écosytèmes (Utilisation de la base de données : Syrph The Net - StN). Cette étude entomologique doit permettre de qualifier l’état de conservation des habitats et la biodiversité qu’ils accueillent (état de référence réalisé en 2015). Aussi, le site de la Chenaillette est un secteur privilégié pour la mise en place des actions d’innovation et de suivi de la préservation des populations de Grand tétras développées dans le cadre du Plan départemental en faveur du Grand tétras et de la Gélinotte des bois (comptage, suivi génétique, observation…). Dans le cadre de l’aménagement forestier, un inventaire des espaces boisés, combiné avec une approche spécifique « Tétras », a également été mise en œuvre. Définition des objectifs de gestion Le travail préliminaire de diagnostic, conduit dans le cadre du PGI, a permis d’affiner les objectifs définis par le Département pour la gestion de ce site et de proposer des scénarios de gestion au comité de site. Ainsi la finalité de la démarche développée sur le site de la Chenaillette est de piloter un lieu d’excellence pour la gestion agro-sylvo-environnementale des espaces naturels, conciliant la production agricole et forestière et la conservation des milieux remarquables et des espèces protégées. Cette finalité peut se décliner sous la forme de quatre objectifs opérationnels : • Objectif opérationnel 1 (agricole) : permettre le retour du pastoralisme sur le site. Résultats attendus : maintien des activités agricoles au sein de la RNN HCJ. Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? • Objectif opérationnel favoriser la biodiversité. 2 (environnemental) : Résultats attendus : maintien des espaces ouverts : paysages, espaces pastoraux, habitats Tétras. • Objectif opérationnel 3 (sylvicole) : mettre en place une gestion forestière multi-enjeux. Résultats attendus: gestion durable des milieux forestiers, création d’habitats favorables au Grand Tétras. • Objectif opérationnel 4 (patrimonial) : conserver le bâti patrimonial de la Haute Chaîne Résultats attendus: maintien du chalet en état, local disponible pour le berger/éleveur. gestion et de conservation identifiés dans le cadre de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura, du périmètre Natura 2000 et du site ENS, avec une attention particulière sur les préconisations relatives au Grand Tétras et aux habitats qui lui sont liés ainsi qu’aux pelouses d’altitude. L’ensemble des études et diagnostics établis dans le cadre d’un PGI ont permis aux projets de travaux de recevoir des avis favorables de la part des instances de la Réserve naturelle nationale et de l’Etat délivrant des autorisations de travaux. Enfin, la réalisation de ces travaux a pour objectif de réhabiliter une gestion environnementale du site par des pratiques pastorales extensives. L’impact attendu est d’enrayer la fermeture des espaces de pré-bois affectionnés par le Grand tétras et de contribuer au maintien des milieux ouverts d’intérêt (pelouses d’altitude). Vers une gestion pastorale à finalité Les préconisations de gestion environnementale pastorale Un programme de travaux répondant aux objectifs environnementaux et agricoles A l’issue du positionnement du comité de site ENS, un programme de travaux a été réalisé et les connaissances sur l’état des lieux environnemental du site ont été complétées au cours de l’année 2015. Le projet de réhabilitation de l’alpage de la Chenaillette prévoit la réfection d’ouvrages existants et la création d’infrastructures nouvelles nécessaires pour la gestion éco-pastorale de cet alpage. Il regroupe les opérations suivantes : • • l’intégration des résultats du diagnostic pastoral et des données existantes sur les milieux pour le pilotage du pâturage ; • une maîtrise de la pression de pâturage avec des installations (clôtures, abreuvoirs) permettant un pâturage différencié en fonction des enjeux, des secteurs et des années ; • des préconisations de gestion fines, établies à l’issue du recrutement de l’éleveur et de la configuration du troupeau ; • une évaluation de l’effet du pâturage sur les milieux et les espèces par le suivi scientifique et environnemental du site. Travaux pour l’approvisionnement en eau - restaurer trois citernes existantes : assurer l’étanchéité des citernes et assurer la sécurité autour de ces ouvrages ; - créer deux réserves d’eau végétalisées ; - installer des abreuvoirs. • Le pilotage du pâturage est prévu dans le cadre d’un plan de gestion intégrée. Il est établi en coordination avec le futur exploitant (éleveur/berger/alpagiste) et l’ensemble des partenaires techniques du PGI. Des pratiques pastorales favorables aux milieux naturels remarquables (pâturages et pelouses d’altitude) et aux espèces protégées (faune & flore) seront mises en place, notamment par : Travaux d’aménagement de l’espace pastoral - mettre en place une clôture électrique pour le périmètre pâturé et fractionner l’espace pâturable ; - remettre en état les secteurs dégradés de la piste d’accès au chalet de la Chenaillette. • Sur ce site, le pastoralisme est un outil de gestion au service des objectifs de conservation des milieux. Le but est d’être en mesure d’accueillir un troupeau à partir de 2017. Travaux de réhabilitation du chalet d’alpage - restaurer la toiture et les chéneaux du chalet : préserver le bâti patrimonial et collecter l’eau de pluie ; - réhabiliter l’extérieur et l’intérieur du chalet : avoir un logement fonctionnel sur l’alpage pour le berger. Les travaux envisagés sur le site de la Chenaillette ont été conçus de manière à prendre en compte l’ensemble des enjeux environnementaux et des objectifs de Chapitre IV : Pastoralisme La gestion différenciée des secteurs de l’alpage, grâce au fractionnement de l’alpage en plusieurs parcs (installation des clôtures et des points d’abreuvement) permet d’ajuster la pression de pâturage en fonction de la sensibilité des milieux et des enjeux environnementaux. Par exemple, il est prévu de pouvoir retarder l’accès des animaux aux secteurs affectionnés par le Grand 151 tétras par la mise en place d’une clôture mobile à l’intérieur du parc. Au contraire, certains secteurs soumis à l’embroussaillement ou à la colonisation par les ligneux pourront faire l’objet, pendant des périodes déterminées, d’une pression de pâturage accentuée. Enfin, la configuration des installations pastorales (eau, clôtures internes) permettra de mettre en défens les secteurs sensibles et de prévenir l’accumulation de matière organique sur les zones sur-fréquentées. Démarche de recrutement de l’éleveur Le PGI prévoit également une démarche spécifique pour le recrutement de l’éleveur ou de l’alpagiste, qui fera pâturer ses animaux sur l’alpage de la Chenaillette. Cette démarche est en cours ; elle vise à croiser l’ensemble des attentes afin de dessiner le profil idéal du troupeau et de l’éleveur. Ce préalable permet de définir précisément dans quel cadre l’activité d’élevage sera pratiquée et d’informer les candidats potentiels des dispositions spécifiques à prendre en compte pour la conduite du troupeau. Perspectives L’ensemble de la démarche instaurée par le PGI vise à permettre prochainement l’installation d’un troupeau en estive sur le site de la Chenaillette en définissant les conditions de gestion et de pâturage spécifiques afin d’aboutir à une amélioration du potentiel fourrager de l’alpage, une réouverture des prés-bois et une maitrise de la dynamique du hêtre en forêt. A terme, et grâce aux outils de suivi mis en œuvre, il est attendu que l’on puisse mesurer l’effet positif des activités pastorales dans la gestion d’un site naturel. In fine, le PGI doit permettre d’accompagner l’ambition dessinée pour le site ENS de la Chenaillette comme lieu d’expérimentation et d’excellence pour la gestion agro-sylvo-environnementale des espaces : concilier production agricole et forestière et conservation des espèces protégées (Grand Tétras) et renforcer les activités pastorales sur la Haute Chaîne du Jura. 152 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? 153 154 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Influences des pratiques pastorales sur l’évolution de la végétation dans le Haut Jura J.-B. Wettstein, C. Doline , C. Fischer et P. Prunier Mail : jbw@montanum.ch Les alpages inclus dans le projet Reculet - Crêt de la Neige ont connu des changements de pratiques pastorales importants au cours des 40 dernières années. Pâturés par des ovins jusqu’en 1972, puis par des bovins jusqu’en 2015, leur végétation a évolué en fonction du comportement des deux espèces animales et de la conduite des troupeaux. Le calcul du potentiel fourrager de chaque alpage à partir de la carte de végétation établie en 2008 a donné des résultats comparables à ceux obtenus à partir des diagnostics pastoraux réalisés en 2006. Ce résultat montre qu’il est possible d’utiliser des relevés phytosociologiques pour planifier la gestion des domaines pastoraux. Par ailleurs, il est apparu que des infrastructures essentielles à une conduite des troupeaux, tels les clôtures et les points d’eau, étaient insuffisantes ou en mauvais état d’entretien. Introduction Dans le cadre du projet Reculet, un volet « pastoralisme » avait pour but de mettre en évidence les relations entre la végétation pâturée et les pratiques pastorales. Les quatre alpages retenus, soit La Chaz, Narderan, Thoiry et Curson (fig. 1), recouvrent la carte de végétation établie par Cl. Béguin en 1972. Trois des quatre alpages appartiennent à domiciliée en Suisse et font une hoirie 1 partie de l’association foncière pastorale 2 (AFP) du Reculet, soit La Chaz, Thoiry et Curson, alors que Narderan appartient à la commune de Thoiry. Ils sont loués à quatre exploitants différents. De par l’existence de deux cartes de végétation (établies respectivement en 1972 et 2008) et d’informations détaillées sur la gestion pastorale (2012), ce projet représentait une opportunité unique d’évaluer l’effet des pratiques de gestion sur la végétation. En outre, 2 deux troupeaux de bovins ont fait l’objet d’un suivi particulier qui a permis de mettre en évidence les patrons d’occupation de l’espace et, indirectement, d’évaluer l’effet des infrastructures sur le comportement animal (et donc la végétation). Méthodes L’objectif principal de ce volet « Pastoralisme » était d’établir des liens entre pratiques pastorales et végétation. Les pratiques pastorales sont constituées d’un ensemble d’éléments caractéristiques du fonctionnement de l’alpage. Parmi ces éléments on peut citer : le type d’espèce animale et la production qui y est associée, le chargement, le mode de conduite du troupeau au pâturage, les soins apportés aux herbages et aux boisés, la durée de pâture totale et par secteur. Les infrastructures (par exemple les accès, les bâtiments et les ouvrages destinés à l’approvisionnement en eau) ont aussi été prises en compte dans l’étude car elles jouent un rôle important pour la conduite des alpages et de leur évolution. Comportement du bétail Concernant les pratiques pastorales actuelles, des balises GPS ont été posées sur 4 vaches allaitantes à Curson de manière à suivre les déplacements du bétail et à estimer la pression de pâture sur chacune des associations végétales (une géolocalisation toutes les 6 h). La pose et le fonctionnement des GPS sur les colliers des vaches allaitantes n’ont pas toujours été satisfaisants, et plusieurs balises ont été perdues alors que d’autres ont cessé de fonctionner prématurément. De ce fait, une analyse statistique fine des résultats n’a pas été possible, mais un nombre d‘heures de présence par association a néanmoins pu être calculé pour 4 vaches allaitantes. Le chargement global par association végétale (UGB par ha) a ensuite été obtenu pour les 55 vaches présentes sur l’alpage en utilisant la formule suivante : 1 héritage indivis ; ensemble des héritiers qui sont dans l’indivision. Structure privée regroupant des propriétaires d’alpages qui peuvent louer leur propriété à un ou plusieurs agriculteurs. Chapitre IV : Pastoralisme 155 Figure 1 : localisation des 4 alpages étudiés. Chargement global = 55 x (nombre d’heures de présence par association / nombre d’heures totales pour la période considérée) / nombre d’hectares par association. Ce chargement en bétail permet de mettre en évidence « l’attractivité » des différentes associations pendant la durée de fonctionnement des GPS uniquement. Evolution des pratiques Concernant les pratiques pastorales anciennes (40 dernières années), nous avons consulté la base de données de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura, les statistiques de la SEMA (Société d’économie montagnarde de l’Ain), les diagnostics pastoraux réalisés en 2000 et 2007 et conduit un entretien avec M. Imberti, ancien berger employé par la famille propriétaire des alpages étudiés. De plus, M. Paul Tissot, représentant de l’hoirie, nous a fourni un résumé des données retrouvées dans ses archives. Potentialités fourragères La connaissance des groupements végétaux et leur cartographie permet notamment d’estimer le potentiel 156 fourrager d’un alpage et d’en déduire le chargement optimal. En effet, il existe une relation entre la composition botanique d’un herbage et son rendement fourrager exprimé en tonne de matière sèche par hectare (tMS/ha) (Jouglet et al., 1999). Dans le cadre des alpages étudiés, deux typologies différentes ont été utilisées pour l’inventaire et la cartographie de la végétation. Dans le cadre des diagnostics pastoraux réalisés en 2006, nous avons utilisé la typologie Interreg (Barbezat et Boquet, 2008). Elle permet d’attribuer à chaque type de végétation un rendement fourrager. Cl. Béguin en 1972 et P. Prunier et al. (hepia) en 2009 ont établi des cartes de végétation avec la typologie de Braun-Blanquet (1964). La question était de savoir si, à partir des estimations d’abondance-dominance des espèces observées, il était possible de calculer un rendement fourrager pour les différents polygones cartographiés. En utilisant une table permettant de convertir les codes d’abondancedominance en recouvrement moyen (Gillet, 2002, communication personnelle), il a été possible de calculer une valeur pastorale pour chaque relevé, puis son rendement fourrager correspondant. La connaissance Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 2 : localisation des vaches allaitantes à Curson entre le 8 juillet et le 4 août 2013. des valeurs pastorales des associations végétales nous a permis de calculer les potentiels fourragers pour chaque polygone et pour l’ensemble de l’alpage. De plus, nous avons réalisé des relevés linéaires de la végétation à l’intérieur de groupements végétaux les plus répandus. Infrastructures Les infrastructures locales (accès, points d’eau, chalets) ont été recensées pour chacun des alpages et leur fonctionnalité évaluée à dire d’expert. Pour cela, nous avons parcouru les alpages de Thoiry Devant, Thoiry Derrière et Curson avec les exploitants, alors que pour La Chaz et Narderan nous avons dû nous contenter de contacts téléphoniques. La mise en relation de l’évolution des pratiques et de la végétation permet enfin de proposer des recommandations pour la gestion des unités pastorales de la Haute Chaîne. Résultats et discussion préliminaire Comportement actuel du bétail Comme le montre la figure 2, le troupeau de vaches allaitantes à Curson occupe principalement la partie centrale de l’alpage durant la semaine 28 (du 8 au 14 juillet), secteur où se trouvent les goyas 3, le chalet et la plupart des pâturages eutrophes (Veratro-Cirsietum) à haute valeur fourragère dont le chargement dépasse 3 UGB / ha (fig. 2 ; tab. 1). La partie centrale où stationne le bétail est même marquée par la présence ponctuelle de reposoirs (Chenopodietum subalpinum) – non cartographiés. Les parties inférieures et supérieures sont beaucoup moins parcourues, notamment les pelouses fraiches (Pulsatillo-Anemonetum), landes (SeslerioArctostaphyletum) et forêts (Asplenio-Piceetum et Huperzio-Pinetum) au chargement inférieur à 1 UGB / ha. L’absence de points d’eau, la nature de la végétation et les distances expliquent en partie ces comportements. 3 Chapitre IV : Pastoralisme Mares, étangs en patois local 157 Tableau 1 : charges pastorales calculées d’après 1776 heures de présence mesurées entre le 8 juillet et le 4 août 2013. * somme des heures de présence mesurées sur chaque association pour 4 vaches (4 UGB) dotées d’un collier GPS ; ** moyenne pondérée. Association Points GPS (nb) Heures de présence* (nb) Nb UGB totaux Surface (ha) Chargement global (UGB/ha) Plantagini-Caricetum 61 366 11.33 6.5 1.75 Pulsatillo-Anemonetum 1 6 0.19 0.2 0.84 Scillo-Poetum 1 6 0.19 0.1 2.32 Alchemillo-Seslerietum 11 66 2.04 0.9 2.17 Seslerio-Arctostaphyletum 126 756 23.41 150 0.16 Veratro-Cirsietum 71 426 13.19 4.1 3.26 Huperzio-Pinetum 1 6 0.19 49.8 0.00 Asplenio-Piceetum 24 144 4.46 12.2 0.36 Total 296 1 776 55.00 223.7 0.25** Ce sous-pâturage localisé peut favoriser la densification du boisé et l’augmentation des sous-arbrisseaux (chaméphytes). Enfin, les pâturages mésotrophes comme le pâturage à laiche toujours verte (PlantaginiCaricetum), ou à pâturin alpin (Scillo-Poetum) présentent un chargement « moyen » de 2 UGB / ha, comme les pelouses sèches (Alchemillo-Seslerietum). Pour cette dernière unité, ce chiffre peut apparaitre élevé en regard de ressources trophiques moindres. Néanmoins, nous avons déjà pu observer ce phénomène en 2012 sur ce même alpage. Ceci pourrait correspondre à ce que Ginane et al. (2008) définit comme une valorisation des reports d’herbe sur pied. En effet, la partie du pâturage en amont du chalet, dominée par les pelouses à seslérie, avait déjà été bien pâturée par les vaches allaitantes en 2012, ce qui n’était pas le cas auparavant lorsque le chargement était plus faible ; ce dernier ayant passé de 26,0 à 55,0 UGB entre 2008 et 2014, soit 13 UGB de plus que le potentiel calculé dans le cadre du diagnostic pastoral de 2007. Notons toutefois que le troupeau a franchi certaines clôtures et pâturé des secteurs non compris dans le périmètre pris en compte lors du diagnostic de 2007 (150,0 ha). Cette première image globale de l’occupation de l’espace par le bétail reflète le libre parcours (absence de subdivision du pâturage) et la concentration des points d’eau à Curson. Evolution des pratiques Les alpages étudiés, soit Narderan, La Chaz, Thoiry et Curson couvrent 441,0 ha et sont tous situés sur la commune de Thoiry (tab. 2). Entre 1935 et 1972 chaque alpage permettait d’estiver 500 ovins conduits à l’aide de chiens. La conversion des 500 ovins en UGB (Unité Gros Bétail) n’est pas aisée puisque nous ne connaissons pas la structure du troupeau (nombre de brebis, âge et poids des agneaux, etc.), mais en admettant un coefficient moyen de 0,1 UGB par ovin, nous obtenons un chargement de 50 UGB par alpage, soit 200 UGB au total (fig. 3). L’estivage des ovins a cessé en 1972, année de la réalisation de la carte de végétation par Claude Béguin (Prunier et al., 2009). Cette dernière reflète par conséquent l’impact d’un système pastoral ovin avec gardiennage traditionnel. Tableau 2 : caractéristiques foncières et superficie des 4 alpages étudiés. GFA = groupement foncier agricole. Alpage Propriétaire Surface pâturée ha Narderan Thoiry Commune de Thoiry 42 La Chaz Thoiry GFA Les Sauvage 94 Thoiry Devant et Derrière Thoiry GFA Les Sauvage 197 Curson Thoiry GFA Les Sauvage 150 Total 158 Commune territoriale 441 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Figure 3 : évolution des chargements sur les 4 alpages étudiés. Entre 1973 et 1975 les alpages ont été peu ou pas exploités, et en 1976 seul Curson est à nouveau pâturé par des bovins et des chèvres. En 1982, les 4 alpages accueillent 175 bovins, et leur nombre augmente progressivement jusqu’en 2011 pour atteindre 294. Exprimé en UGB, le chargement de 2011 est comparable à celui de 1972 (fig. 3). La carte de végétation réalisée en 2008 par hepia (Prunier et al., 2009) fait apparaître des évolutions (augmentation de la surface des pâturages gras en partie centrale, augmentation des zones ligneuses en périphérie) qui pourraient être typiques du comportement observé des bovins sur des pâturages non fractionnés (cf. ci-dessus), comme observé à Curson. En effet, toujours selon Ginane (2008), les bovins qui utilisent leur langue et possèdent une arcade incisive large sont défavorisés sur les couverts végétaux ras et ceux de moindre qualité : ils y sont moins aptes à trier les éléments de bonne qualité que les ovins au mode de préhension labial et qui possèdent une arcade incisive étroite. Ainsi, bien que globalement les herbivores cherchent à maintenir la qualité de leur régime au cours de la saison de pâturage, des études ont montré que les bovins acceptent de se reporter plus volontiers que les ovins sur des zones d’herbe épiée (Dumont et al., 1995 a et b) ou des espèces peu appétentes comme Chapitre IV : Pastoralisme le nard (Grant et al., 1996) lorsque la disponibilité des repousses végétatives de bonne valeur nutritive diminue. Les bovins valoriseront ainsi mieux les reports d’herbe sur pied en situation de sous-chargement, et pourront être utilisés pour limiter l’expansion d’espèces dominantes de faible valeur nutritive. A titre d’exemple, la proportion de la surface couverte par le nard (Nardus stricta) dans une lande écossaise a été réduite de 55 à 30 % après cinq années de pâturage bovin alors que dans le même temps elle augmentait jusqu’à 86 % en pâturage ovin (Grant et al. 1996). La régression locale des nardaies, comme l’extension des pâturages eutrophes (Prunier et al., 2009), ainsi que les principaux changements observés plus récemment dans la nature de la composition floristique depuis 40 ans (Prunier et al. 2017a) sont ainsi liés aux différences de comportement alimentaire et de mode de conduite du bétail. L’alpage de Thoiry, notamment le secteur de Thoiry Derrière, illustre l’importance de la répartition des points d’eau sur le comportement des bovins en libre parcours. Les zones proches des bassins d’abreuvement sont souvent surpâturées et fertilisées par une concentration importante de déjections, alors que les zones éloignées sont systématiquement sous-pâturées. Ce phénomène s’est encore amplifié au cours des deux dernières années par manque de bétail (fig. 4) (dans la 159 Figure 4 : évolution des chargements sur l’alpage de Thoiry de 2002 à 2014. mesure où les vaches ont moins besoin de s’éloigner pour trouver des sources de nourriture) et un début de pâture trop tardif. Dans les systèmes de pâture avec des ovins conduits par un berger, l’ensemble du territoire est parcouru en fonction non seulement des points d’abreuvement, mais également de l’avancement de la végétation selon de l’altitude et de l’exposition. Potentiel fourrager Les résultats obtenus pour le calcul du potentiel fourrager sont présentés dans le tableau 3. On peut ainsi comparer les résultats obtenus à partir des deux typologies retenues. Les rendements obtenus sont issus de deux campagnes de relevés effectués par deux équipes différentes avec deux méthodes différentes. Toutefois, les résultats sont relativement semblables et confirment les charges en bétail préconisées dans les diagnostics pastoraux effectués en 2007. La différence la plus significative est observée pour l’alpage de Thoiry où les rendements fourragers sont plus importants à partir de la cartographie hepia. Relevons que les chargements préconisés en 2007 étaient calculés à partir d’une consommation de 80 % du 160 fourrage produit, alors qu’aujourd’hui nous admettons que seul 70 % de l’herbage sur pied peut être consommé. La comparaison des deux cartographies de la figure 5 montre une zonation plus détaillée sur la carte hepia et, pour les sols moyennement profonds à profonds, un rendement fourrager souvent inférieur, ce qui tendrait à démontrer que pour ce type de milieu, le recouvrement des graminées de bonne qualité fourragère a tendance à être sous-estimé. Toutefois, en admettant que la grande hétérogénéité du milieu peut engendrer des différences d’appréciation de la végétation selon l’observateur, les chargements calculés à partir des relevés de 2006 et 2008 sont suffisamment proches de la réalité pour déboucher sur des conseils de gestion pertinents. Infrastructures La végétation pâturée constitue la ressource principale de l’alpage, mais sa mise en valeur par des herbivores domestiques implique de disposer des infrastructures essentielles au fonctionnement de l’exploitation pastorale. Il s’agit prioritairement de l’accès, de clôtures pour le cas où les animaux ne sont pas conduits par un berger, des ouvrages destinés à l’approvisionnement en eau et à la contention des animaux, voire d’un chalet. L’accès à La Chaz et à Narderan n’est pas possible avec Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? un véhicule motorisé, alors qu’une piste, très raide et par endroits dégradée, permet de se rendre à Thoiry Devant et à Curson (fig. 6 a). Les périmètres des quatre alpages sont clôturés au moyen de fils barbelés ou électrifiés d’une longueur totale de 13850 m. Certains secteurs, comme à Narderan, sont limités par des barrières naturelles infranchissables pour le bétail. D’une manière générale, l’état de ces clôtures est jugé comme moyen (fig. 6 b). L’approvisionnement en eau pour le bétail est assuré essentiellement par des goyas imperméables grâce à l’argile contenu dans le sol ou imperméabilisé au moyen d’une bâche plastifiée (fig. 7 a, b). Des citernes récoltent également l’eau de pluie ruisselant sur les toits des chalets ou provenant d’une source. Si le volume d’eau disponible est en général suffisant, les points d’eau sont la plupart du temps mal répartis Tableau 3 : rendements fourragers et chargements correspondants sur les 4 alpages étudiés. Rdt : rendements fourragers potentiels ; UGB : Unité Gros Bétail (1 vache) ; tMS : tonne de matière sèche. cartographie méthode Interreg 2007 Alpage catographie végétation hepia 2008 Rdt brut [dtMS] Rdt net [tMS] UGB* 100 jours “Différence Interreg/ hepia” Rdt brut [tMS] Rdt net [tMS] UGB * 100 jours Curson 96 67 45 89 62 42 3 La Chaz 121 84 56 107 75 50 6 Narderan 69 48 32 73 51 34 -2 Thoiry 193 135 90 222 156 104 -14 229 -6 223 Figure 5 : comparaison du potentiel fourrager de l’alpage de Thoiry selon deux méthodes. Chapitre IV : Pastoralisme 161 a b Figure 6 : a. piste pastorale gravelée et b. clôture barbelée en mauvais état. a b Figure 7 : a. goya imperméabilisé avec de l’argile et b. goya bâché. sur l’alpage, ce qui oblige les animaux à de longs déplacements. De plus, dans le cas du libre parcours (absence de rotation de la pâture), la pression de pâturage est forte à proximité des points d’eau et insuffisante dans les secteurs éloignés. Discussion générale et propositions Le fait que la grande majorité des exploitations d’estivage soient des propriétés privées peut avoir une influence sur la dynamique d’entretien et d’investissements réguliers qu’il s’agirait de consentir. Pour les propriétaires, des aides publiques et des fermages trop bas n’incitent pas forcément à investir. Toutefois, la possibilité, pour les exploitants locataires de créer des groupements pastoraux donne la possibilité d’accéder aux aides 162 publiques et de disposer de plus de main d’œuvre pour les travaux d’entretien et de gardiennage. Bien que l’estivage soit indispensable pour plus de 70 % des agriculteurs, force est de constater que les chargements ont tendance à diminuer. Si cette évolution devait se poursuivre, il faut s’attendre à l’abandon des alpages les plus difficiles à exploiter, ce qui, du point de vue de la biodiversité, engendrera à long terme une évolution négative. Toutefois, dans les conditions pédologiques et climatiques de la partie supérieure de la Haute Chaîne du Jura, l’évolution de la végétation vers des groupements dominés par les ligneux est lente (Béguin, 2017), et les herbages pâturés réagissent favorablement aux variations des systèmes pastoraux. La connaissance de la végétation et de son potentiel fourrager reste la pierre angulaire d’une bonne gestion Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? des milieux pâturés. Grâce à l’évolution des méthodes d’analyse, la botanique n’est plus une discipline réservée exclusivement à quelques spécialistes. Le projet a démontré qu’il est possible, à partir de relevés simplifiés (méthode Interreg), d’obtenir des résultats satisfaisants et proches de ceux obtenus avec des approches complexes (méthode phytosociologique). Ces dernières ne doivent cependant pas être abandonnées, car elles contribuent à mieux connaître la dynamique des espaces pastoraux. La prise en compte du comportement des animaux grâce aux nouvelles technologies de télédétection dans l’analyse du fonctionnement de l’alpage n’a pas pu être développée à souhait, mais elles ouvrent des perspectives prometteuses au niveau de la recherche appliquée. La télédétection ne supprime pas le travail de terrain, mais le complète en mettant en évidence l’occupation réelle du pâturage par les animaux durant la saison d’estivage. Pour l’alpage de Thoiry, l’analyse du chargement sur chaque association n’a pu être réalisée comme à Curson. Toutefois, une approche visuelle de la répartition des points GPS fait apparaître des tendances utiles. La pâture commence début juin à Thoiry Devant et les génisses restent 1 mois dans ce parc. Durant la première semaine de juillet, elles pâturent prioritairement le haut du parc (herbe plus jeune), mais doivent redescendre au niveau du chalet pour s’abreuver. Durant la semaine 28 le troupeau passe à Thoiry Derrière (deuxième parc) et se concentre sur la crête et autour du goya proche du chalet (fig. 8). Les observations réalisées à Thoiry confirment l’attractivité des points d’eau et mettent en évidence une forte présence du bétail sur les parties sommitales dès la fin juin. Pour cette dernière constatation, on peut supposer que le stade de développement de l’herbe et/ ou la présence de courants d’air en périodes chaudes ont été des facteurs déterminants pour le comportement des génisses. L’état d’entretien parfois insuffisant des infrastructures ou leur absence reste le point le plus préoccupant pour l’avenir de plusieurs alpages de la Haute Chaîne. En effet, une meilleure valorisation de l’herbe pâturée nécessite une meilleure rotation de la pâture. Cette technique est possible si l’alpage est subdivisé en 3 à 4 parcs, chacun d’eux disposant d’un point d’eau. Ces améliorations garantiront un meilleur accroissement des génisses et des veaux à l’engrais et, par conséquent, un meilleur résultat économique. Figure 8 : génisses s’abreuvant dans un goya à l’alpage de Thoiry. Chapitre IV : Pastoralisme 163 L’absence de subdivision du pâturage peut être en partie compensée par une meilleure répartition des points d’eau, le bétail explorant alors mieux les surfaces à sa disposition. A cette condition la pérennité du potentiel fourrager peut être garantie. plus, il est souhaitable que les instituts de recherche et les chambres d’agriculture mettent sur pied des essais de démonstration et des suivis d’alpages afin d’obtenir un réseau de référence pour les praticiens. Néanmoins, l’avenir des alpages de la Haute Chaîne du Jura dépend d’abord des besoins en surfaces fourragères des exploitations dont le siège se trouve en périphérie, ou du moins, à une distance n’engendrant pas des frais de transport du bétail trop importants. La tendance à l’abandon n’est pas très marquée, mais les variations des chargements d’une année à l’autre laissent penser qu’il est toujours plus difficile de trouver suffisamment d’animaux. La pression des marchés sur les prix des denrées alimentaires et les politiques agricoles actuelles ne sont pas favorables à l’utilisation d’estivages en situation marginale. Conclusion Le projet a démontré que les herbages permanents du site étudié réagissent favorablement aux changements de pratiques du point de vue agronomique. Longtemps pâturés par des ovins, puis, après une période de semiabandon par des bovins, les groupements végétaux ont évolué tout en gardant un potentiel fourrager satisfaisant. Ce constat démontre l’importance de disposer de relevés de végétation détaillés afin d’assurer un suivi à long terme des espaces pâturés. Le fait aujourd’hui d’être en mesure d’utiliser des relevés de végétation effectués selon une méthode phytosociologique classique pour en calculer le potentiel fourrager ouvre des perspectives intéressantes. En effet, lors de l’établissement de diagnostics pastoraux ou de plans de gestion intégrée, les relevés phytosociologiques existants peuvent être valorisés à des fins agronomiques. Des résultats semblables peuvent être obtenus avec des relevés de végétation simplifiés (méthode Interreg), ce qui permet de rationaliser le travail et diminuer les coûts d’étude. Cette approche a été réalisée avec succès en 2015 à la Chenaillette sur un autre alpage de la Haute Chaîne où un plan de gestion intégrée devait être réalisé dans des délais très courts. La nécessité de travailler de façon pluridisciplinaire sur des territoires complexes et à enjeux forts a une fois de plus été démontré par le projet Reculet. Tout gestionnaire de ces espaces a la responsabilité d’activer un réseau de compétences pour répondre à des questions soit ponctuelles, soit plus globales. Dans ce réseau, propriétaires et exploitants doivent être constamment présents. Finalement, la qualité de la gestion des estivages de la Haute Chaîne du Jura implique qu’alpagistes, bergers et techniciens agricoles bénéficient d’une formation de base spécifique et continue en pastoralisme montagnard, ce qui aujourd’hui est loin d’être le cas. De 164 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? BIBLIOGRAPHIE Barbezat V. & Boquet J.-F. 2008. Gestion intégrée des paysages sylvo-pastoraux de l’Arc jurassien. Conférence TransJurassienne, Besançon. Braun-Blanquet, J., 1964. Pflanzensoziologie. Grundzüge der Vegetationskunde, 3ème éd. Springer. ed. Wien. 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Réserve Nat. 1, 17–27. 165 En synthèse Il aura fallu un contexte favorable, des structures et des personnes aux aspirations convergentes, pour qu’à l’issue d’un long processus de planification, d’observations, de mesures, d’analyses et de discussions, des réponses locales soient apportées à des questions fondamentales longtemps demeurées en suspens telles la présence possible de pelouses naturelles sur les crêtes jurassiennes, l’évolution de la composition de leur forêt sommitale et celle étroitement liée du pastoralisme, l’influence du réchauffement climatique sur la végétation, les comportements alimentaires du chamois et du sanglier ou la présence et la diversité génétique de végétaux remarquables …. Ainsi, s’il y a des secteurs en Haute Chaîne où l’arbre ne peut croitre, ceux-ci sont confinés à de petites surfaces de quelques mètres carrés soumises à un microclimat particulier, notamment des combes à l’enneigement prolongé et des crêtes exposées au vent. Dans les combes, la température moyenne de l’air et du sol durant la période de la végétation (T° moy. air < 10 °C et T° moy. sol < 5°C ) sont analogues à celles que l’on observe dans les Alpes à environ 2 600 m et sont trop froides pour permettre la croissance du pin à crochet et de l’épicéa (Prunier et O’Rourke, 2017). Sur les crêtes, le dessèchement est limitant. C ’est « l’effet culminal » souligné par Cl. Favarger, qui présentait il y a 50 ans la laiche des rochers comme « le dernier survivant d’une pelouse alpine ») ayant préexistée à la fin de la période glaciaire (Favarger, 1960). Dans les combes, il ne s’agit pas à proprement parler de pelouses, mais plutôt de communautés éparses de dicotylédones et de mousses se développant à même la roche. Ces zones à fortes contraintes microclimatiques constituent autant de refuges pour la flore arctico-alpine. En dépit du réchauffement climatique et d’évènements extrêmes, comme celui de l’été 2003, cette flore se maintient au moins depuis 15 ans aux mêmes altitudes et dans la même extension (Figeat et al., 2017). L’existence de « réfrigérateurs naturels » comme les éboulis froids contribue à sa pérennité ; la température de leur substratum décroissant lorsque la température de l’air augmente au cours des périodes de canicule (Prunier et O’Rourke, 2017 op. cit.) Partout ailleurs sur les crêtes, en l’absence de pâturage, le pin à crochet colonise rapidement les lieux. Une fois implanté, il peut croitre dans un premier temps de 4,7 à 5,2 cm par an dans les situations thermiquement les plus favorables (crêtes et versant sud-est), tandis que son élongation est réduite à seulement 1,6 cm par an dans les lieux froids du versant ombragé du Crêt de la Neige (Béguin, 2017). Au-delà de sa vitesse de croissance, c’est aussi le regard sur la signification de cette espèce qui est changé. Considérée comme relictuelle antérieurement, la pinède de crête apparaît comme une formation de reconquête d’un espace pastoral ancien. L’étude des pollens nous enseigne en effet que si les premiers déboisements collectifs réalisés par les communautés de Thoiry au début du XIII ème siècle (Malgouverné, 2017) sont révélés par l’enregistrement d’espèces synanthropes (Chenopodium, Rumex), le couvert forestier constitué d’un mélange de résineux (Pinus, Picea et Abies) et de feuillus (Fagus, Quercus, Corylus, Alnus et Salix) demeure assez varié sur les crêtes jusqu’au milieu du XVI ème siècle (Ruffaldi et al., 2017). Ce n’est qu’à cette période, que le paysage s’ouvre largement lors d’un pic d’activités pastorales (Malgouverné, 2017). La régression de ces activités un siècle plus tard offrira de larges espaces libres de concurrence au pin à crochet et à 166 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? des petites essences typiques des sols maigres et acides telles que les lycopodes et les éricacées. Sous le climat froid et contrasté de la Haute Chaîne, le pin, plus résistant, s’étend plus rapidement que l’épicéa (Ruffaldi et al. op. cit.), dont la dynamique plus lente ne semble guère être en mesure de le concurrencer (Béguin op. cit.). Ces « pulsations » pastorales et forestières se révèlent ainsi être en cohérence ; en témoigne l’âge des pins les plus anciens (350 ans, Béguin op. cit.) qui coïncide avec la fin de cet optimum pastoral daté de la fin du XVII ème siècle. A cette même époque, la gestion de l’alpage devient privée après avoir été longtemps communale (seul l’alpage de Narderan demeure propriété communale). Les chalets se transforment pour accueillir des troupeaux plus importants et permettre la fabrication de fromage de gruyère, puis de Bleu de Gex. A partir de 1877 et pendant un siècle, la transhumance de troupeaux de moutons, élevés pour leur viande, succède à l’estive des vaches laitières (Malgouverné op. cit.). De 1965 à 1970, C. Béguin (1972) cartographie pour la première fois précisément la végétation du secteur, il décrit ainsi l’état du tapis végétal produit par un système ovin depuis près d’un siècle. Ce système s’arrêtera quelques années plus tard en 1973. En 1976, l’exploitation pastorale reprend, mais sous une forme différente, avec des bovins (Wettstein et al. 2017). Ce changement d’exploitation, plus que le réchauffement local du climat dont la température moyenne annuelle a augmenté de 1,3°C en 40 ans (Gonzalez, 2013), aura une conséquence prépondérante sur l’évolution de la végétation herbacée. En effet, contrairement aux moutons conduits sur tout l’alpage, les bovins demeurent en libre parcours et consacrent une grande part de leur temps sur les secteurs les plus faciles d’accès dans la partie centrale des alpages comme à proximité des points d’eau (Wettstein et al. 2017). Ils sont aussi moins aptes à trier les éléments de bonne qualité fourragère que les ovins, ces derniers ayant un mode de préhension labial (Ginane in Wettstein et al. 2017). Il en résulte indirectement, dans les parties centrales des alpages, une fertilisation liée à l’accumulation des déjections et une pression de sélection accrues sur le tapis végétal. Les espèces des sols riches, à court cycle de développement et tolérant le piétinement, sont ainsi favorisées. Ce changement de nature du bétail estivant s’accompagne d’un abandon ou a minima d’une très faible fréquentation des secteurs sommitaux ombragés du Crêt de la Neige. L’arrêt du pâturage ovin explique ainsi également l’extension récente du pin à crochet et la régression des espèces herbacées nitrophiles au sein de ces communautés végétales longuement enneigées qui bénéficiaient ponctuellement de déjections (Prunier et al., 2017a). Dans les années 1990, les effectifs de chamois et de sangliers augmentent localement comme c’est le cas au niveau régional (Barboiron et al., 2017). La question de leur comportement et de leur impact sur le tapis végétal au sein de la Réserve naturelle récemment créée se pose, tant en terme patrimonial pour le chamois, que structurel pour le sanglier. Concernant le chamois, le régime alimentaire constaté via des observations directes, un suivi de l’abroutissement et des analyses génétiques révèlent une alimentation variée constituée de 80 taxons appartenant à 33 familles de plantes à fleurs. Le nombre moyen de végétaux s’élevant à 27 par crottes. A Narderan (site d’étude retenu), aucune espèce remarquable régionalement ne s’est révélée être abroutie ou présente dans les fèces (Fischer et al., 2017). L’utilisation de l’espace par les chamois apparait également comme complémentaire de celui des génisses (Froidevaux, 2010). L’impact du sanglier n’est pas aléatoire : les prairies et pâturages gras sont nettement plus retournés que les pelouses calcicoles sèches (Heimo et al., 2017). Les raisons sont difficiles à expliquer précisément, compte tenu de la variété et de la variabilité saisonnière et altitudinale du régime alimentaire du sanglier, mais l’on peut supposer qu’elles sont liées à un effort accru de recherche des parties végétales souterraines au-dessus de 1500 m (Baubet, 1998). Les captures, l’équipement de colliers GPS de certains individus, puis leur suivi ont par ailleurs montré une grande fidélité des sangliers à leur vallée, ainsi qu’une variation saisonnière de leur domaine vital pour les populations du flanc nordouest de la chaîne. Ces populations fréquentent davantage les pâturages d’altitude (avec un pic d’utilisation estival) que les populations du Pays de Gex, demeurant plutôt en pied de versant. Il n’a par ailleurs pas été mis en évidence d’attraction particulière pour les zones de quiétude de la faune sauvage ou les réserves de chasse durant la saison de chasse (Fischer et Félix, 2017). Enfin, les études sur les espèces remarquables ont montré la faible diversité génétique de deux végétaux à forte valeur patrimoniale (Orobanche bartlingii et Pinguicula grandiflora var. reuteri) dont les principales populations françaises se situent au sein de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura (Prunier et al., 2017b; Till-Bottraud et al., 2017). Il en incombe une responsabilité particulière au gestionnaire. De même, l’importance de 167 recensements précis et à long terme est soulignée dans le cas de l’orobanche du séséli pour laquelle 6 années de suivi ciblé auront enfin permis de cerner son extension sur le territoire (Bonnet et al., 2017). On comprend dès lors pourquoi cette espèce si discrète et difficile d’observation est demeurée inconnue jusqu’à l’aube du XXI ème siècle (Prunier, 2001). Les inventaires font également ressortir la faible « concurrence » entre ces zones refuges pour la flore remarquable et la vocation pastorale des alpages (Figeat et al., 2017). Les zones refuges, à fortes contraintes écologiques, n’étant que peu productives sur le plan fourrager. Inversement, la végétation plus luxuriante des cœurs d’alpage n’héberge pas d’espèces végétales à forte valeur patrimoniale. Ainsi, c’est un nouveau regard sur la Haute Chaîne qui est proposé. Résumé ici en quelques lignes, il apparait comme simple, évident ! Il est pourtant le fruit d’un « traitement de la complexité » cher à Edgar Morin, ayant surmonté la totalité des étapes administratives, logistiques, scientifiques et humaines d’une approche interdisciplinaire où la rigueur, l’ouverture à autrui et la confiance accordée sont les clés de la réussite. Fruit d’une vision, d’un contexte et de milliers d’heures de travail d’une soixantaine de personnes, qui telles des fourmis, ont essayé de « recomposer le tout », il devient notre héritage. Un patrimoine où Nature et Culture s’imbrique étroitement, où l’un ne peut s’expliquer sans l’autre. Puisse cette vision permettre de dépasser les conflits stérilisants qui trop souvent opposent ces deux approches. Enfin, ma gratitude s’adresse à chaque contributeur ; que chacun soit ici remercié d’un effort cognitif conjoint qui demeure sans précédent sur ce territoire. Il appartient désormais à chacun de relayer l’histoire nouvellement écrite, à la Réserve naturelle et à son personnel de se l’approprier et d’en être les ambassadeurs, d’en considérer les aboutissements dans son action quotidienne et de mettre en place les outils de suivi pour que le jour venu, les synergies convergeant, l’effort puisse être renouvelé par nos successeurs. Patrice Prunier Professeur HES en écologie végétale, Responsable de la filière Gestion de la Nature 168 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? BIBLIOGRAPHIE Barboiron, A., Saint-Andrieux, C., Guibert, B., 2017. Evolution spatiale et numérique des ongulés sauvages dans le massif du Jura français. Cah. Réserve Nat. 1, 101–109. Baubet, E., 1998. Biologie du sanglier en montagne : biodémographie, occupation de l’espace et régime alimentaire (Thèse de Doctorat). Université Claude Bernard - Lyon 1, Lyon. Béguin, C., 1972. Contribution à l’étude écologique et phytosociologique du Haut Jura. Beitr Geobot Landesaufn Schweiz 54, 1–190. Béguin, D., 2017. Le pin à crochet sur les crêtes de la Haute Chaîne: hâte-toi lentement – dynamique de croissance d’une espèce emblématique. Cah. Réserve Nat. 1, 29–37. Bonnet, V., Dubois, J., Till-Bottraud, I., Fort, N., 2017. Conservation de l’orobanche de Bartling (Orobanche bartlingii) : (1) suivi des populations. Cah. 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Réserve Nat. 1, 155–165. 169 Edition : Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura Co-édition : Communauté de communes du Pays de Gex Rédacteurs : Patrice Prunier et Aurélie Boissezon (hepia, Genève) Auteurs : Barboiron Aurélie, Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage (Gerstheim, France) ; Béguin Claude, La Chotte de Bise (Chaumont, Suisse) ; Béguin Daniel, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Bonnet Véronique, Conservatoire Botanique National Alpin CBNA - Domaine de Charance (Gap, France) ; Contamin Lucie, Laboratoire d’Ecologie Alpine - UMR CNRS-UGA-USMB 5553 - Université Grenoble Alpes (Grenoble, France) ; Di Maio Edouard, Université de Lausanne - Institut des dynamiques de la surface terrestre - Géopolis (Lausanne, Suisse) ; Doline Camille, Chambre d’agriculture (Châtillon en Michaille, France) ; Dubois Jonathan, Conservatoire Botanique National Alpin CBNA - Domaine de Charance (Gap, France) et Laboratoire d’Ecologie Alpine - UMR CNRS-UGA-USMB 5553 - Université Grenoble Alpes (Grenoble, France) ; Etienne David, UMR INRA 042 CARRTEL - Université Savoie Mont Blanc (Le Bourget-du-Lac, France) ; Félix Joanne, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Figeat Laure, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Fischer Claude, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Fort Noémie, Conservatoire Botanique National Alpin CBNA - Domaine de Charance (Gap, France) ; Froidevaux Sandrine, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Gielly Ludovic, Laboratoire d’Ecologie Alpine UMR CNRS-UGA-USMB 5553 - Université Grenoble Alpes (Grenoble, France) ; Girardclos Olivier, Laboratoire Chronoenvironnement - UMR CNRS 6249 - Université de Franche-Comté (Besançon, France) ; Greulich Fanny, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Guibert Benoît, Fédération Nationale des Chasseurs (Gerstheim, France). Heimo Céline, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Loison Anne, Laboratoire d’Ecologie Alpine - UMR CNRS-UGA-USMB 5553 - Université Grenoble Alpes (Grenoble, France) ; Malgouverné Alexandre, Rue de Genève (Gex, France) ; Matteodo Magali, Université de Lausanne - Institut des dynamiques de la surface terrestre - Géopolis (Lausanne, Suisse) ; O’Rourke Jane, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Prunier Patrice, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Ruffaldi Pascale, Laboratoire Chrono-environnement - UMR CNRS 6249 - Université de Franche-Comté (Besançon, France) ; Saint-Andrieux Christine, Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage (Gerstheim, France) ; Till-Bottraud Irène, Laboratoire d’Ecologie Alpine - UMR CNRS-UGA-USMB 5553 - Université Grenoble Alpes (Grenoble, France) et Laboratoire de Géographie Physique et Environnementale - UMR CNRS-UBP 6042 (ClermontFerrand, France) ; Venot Claire, Conseil général de l’Ain - Direction de l’Environnement - Service Nature et Biodiversité (Bourg en Bresse, France) ; Vittoz Pascal, Université de Lausanne - Institut des dynamiques de la surface terrestre - Géopolis (Lausanne, Suisse) ; Wettstein Jean-Bruno, Bureau Montanum (Sainte-Croix, Suisse). Comité de lecture : Andrello Marco (CNRS - Université de Montpellier) ; Baubet Eric (ONCFS, Birieux) ; Billant Olivier (CBNFC - ORI, Besançon) ; Bordon Jacques (président du Conseil scientifique de 2010 à 2016) ; Ciardo Franco (DGE - Vaud, Lausanne) ; Dambrine Etienne (INRA-Université de Savoie, Le Bourget-du-Lac) ; Fattebert Julien (Station Ornithologique Suisse, Sempach) ; Fischer Claude (hepia, Genève) ; Francey Yvan (hepia, Genève) ; Gillet François (CNRS - Université Bourgogne Franche-Comté, Besançon) ; Girel Jacky (LECA - Université de Grenoble, Grenoble) ; Gobat Jean-Michel (Laboratoire sol et végétation - Université de Neuchâtel, Neuchâtel) ; Meisser Marco (IPA Agroscope, Nyon) ; Randin Christophe (Musée et Jardins botaniques cantonaux, Lausanne) ; Till-Bottraud Irène (CNRS - Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand) ; Vittoz Pascal (Institut des dynamiques de la surface terrestre - Université de Lausanne, Lausanne) ; Weber Jean-Marc (Service de la Faune, des forêts et de la nature, Couvet) ; Naciri Yamama (Conservatoire et Jardin Botaniques de Genève, Genève) Financements : Conseil Départemental de l’Ain, Communauté de Communes du Pays de Gex, Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura et Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (hepia). Maquette et conception graphique : Fabien Marchal (CCPG) Crédits photos : Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura Impression : Gonnet imprimeur / Dépôt Légal : février 2017 / ISBN 978-2-9559697-0-0 / EAN : 9782955969700 Référence bibliographique à utiliser : Prunier, P., Boissezon (Eds.), 2017. Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes?, Actes du colloque scientifique Reculet, Gex, mars 2016. Les cahiers de la Réserve naturelle n° 1, Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura. 172 p. 170 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? Un grand merci à tous les acteurs de cette étude ... Conseil scientifique et personnel de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura, enseignants, chercheurs et étudiants de l’hepia, du Conservatoire Botanique National Alpin (CBNA), du Laboratoire d’ECologie Alpine (LECA), de l’Université de Franche-Comté / laboratoire de chrono-environnement et de l’Université de Lausanne, personnel de la Communauté de communes du Pays de Gex et du Conseil départemental de l’Ain, agents de la DREAL Auvergne-Rhône-Alpes, de l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage (ONCFS) et de la Réserve naturelle nationale du Lac de Remoray, Amis de la Réserve Naturelle (ARN), Association pour la connaissance de la Nature Jurassienne (ACNJ), Société d’économie montagnarde de l’Ain (SEMA), Office National des Forêts (ONF), Parc naturel régional du haut-Jura (PNRHJ), élus de la CCPG et du Conseil départemental de l’Ain, ainsi que tous les alpagistes, chasseurs, naturalistes, bénévoles... 171 172 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? 173 174 Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?