Les cahiers de la Réserve naturelle | N°1
Du Reculet aux sommets alpins :
quels changements sur les crêtes ?
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Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Cet ouvrage constitue le premier volume des cahiers de la Réserve
naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura. Il est également le
recueil des actes du colloque scientifique international qui s’est
tenu les 10 et 11 mars 2016 dans les locaux de la Communauté de
communes du Pays de Gex.
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Préambule
La Communauté de communes du Pays de Gex (CCPG) porte et mène à
travers son pôle «environnement » différentes actions en faveur des espaces
naturels, forestiers et agricoles. Depuis 2003, accompagnée par l’état, la
CCPG est gestionnaire de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du
Jura. Avec ses 11 000 ha, cette Réserve naturelle nationale (RNN) est une des
plus grandes réserves nationales de France. Ainsi la CCPG affirme sa volonté
d’assumer les missions de la RNN qui sont : « Gérer les sites, protéger les
milieux naturels, informer et sensibiliser le public»
L’étude interdisciplinaire « Reculet Crêt de la Neige » remplie totalement ses
missions.
Financée par la CCPG et le CD01, cette étude a pour objectif d’apprécier les
changements intervenus sur la Haute Chaîne du Jura dans les écosystèmes
d’altitude durant les 40 dernières années.
Les résultats permettront, d’une part de développer et de mener les actions
de gestion les plus appropriées de la RNN et, d’autre part de répondre aux
questions sur la genèse et la caractérisation de l’état actuel des écosystèmes
et sur la tendance évolutive. Les axes de recherche sont nombreux : végétation,
pastoralisme, faune sauvage, flore.
Durant 3 ans, l’étude a mobilisé sur le terrain, un partenariat d’acteurs locaux
et transfrontaliers : chasseurs, alpagistes, naturalistes, élus, université Joseph
Fourier de Grenoble, laboratoire d’écologie alpine, haute école du paysage
d’ingénierie et d’architecture de Genève.
Si le rendu scientifique présente un enjeu nécessaire, l’information auprès de
la population revêt un caractère essentiel : le volet scientifique (colloque) est
complété par diverses manifestations (conférences, ateliers, animations et
expositions) à destination du grand public et surtout des enfants.
L’information à la population et le développement du volet pédagogique
permettent de mieux comprendre la gestion de la RNN et ses enjeux.
Enfin, cette étude permet de comprendre une part de notre histoire à travers
l’évolution des pratiques pastorales et des activités humaines sur la Haute
Chaîne. Cette étude est notre patrimoine.
Se soucier de notre patrimoine naturel pour les générations futures est
l’affaire de tous.
Je souhaite remercier M. le préfet et M. le sous-préfet, les services de l’état,
les équipes de la RNN, les membres du comité consultatif et du conseil
scientifique de la RNN mais aussi tous les acteurs, tous les partenaires de
ce projet pour le remarquable travail effectué, nécessaire à notre territoire.
Enfin, je vous laisse découvrir ce livret qui a lui aussi toute son importance
dans le rendu de cette étude.
Muriel Bénier
Vice-présidente en charge de l’environnement,
du développement durable et de la Réserve naturelle
Maire de Thoiry
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Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
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Préambule
C ’est en présence de M. Stéphane Donnot, sous-préfet de Gex, de Mme
Véronique Baude, vice-présidente du Conseil Départemental, de Mme Muriel
Benier, vice-présidente de la Communauté de communes du Pays de Gex en
charge de la Réserve Naturelle et d’un nombreux public que s’est ouvert le
colloque international dont les actes sont publiés aujourd’hui.
« Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ? » Quel
titre ambitieux pour ce colloque, mais quelles promesses de découvertes et de
surprises durant ces deux jours !
Vous n‘imaginez pas quel fut mon soulagement le 10 mars 2016, à l’ouverture
du colloque qui représentait l’aboutissement de quelques longues années de
patience et de persévérance. En effet, ce projet a vu le jour au sein du Conseil
Scientifique de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura, il
y a près de 6 ans.
Cette idée a jailli comme une évidence, après que Patrice Prunier, éminent
enseignant chercheur à HEPIA (Haute Ecole du Paysage de l‘Ingénierie et
de l’Architecture) ait réalisé en 2008 avec Florian Mombrial, actuellement
collaborateur scientifique aux Conservatoire et Jardin Botaniques de la ville
de Genève, une cartographie actualisée de la zone du Reculet et Crêt de la
Neige.
Or, nous disposions d’un remarquable document élaboré à la fin des années
1960 et publié en 1972 par M. Claude Béguin, à savoir, une cartographie au
1:5000 ème des groupements végétaux de la même zone. Cette superbe carte m’a
servi, comme à beaucoup d’autres naturalistes, de guide pour l’exploration de
ce territoire mythique, cœur de la Réserve naturelle.
Nul doute que la comparaison des 2 cartographies allait nous permettre
d’appréhender les changements susceptibles de s’opérer sur la montagne.
Mais, observer des évolutions progressives ou régressives, ce n’était pas une
finalité en soi. Par contre, essayer de comprendre les facteurs à l’origine de
ces modifications est apparu comme un objectif majeur.
Avec le Conseil Scientifique, autour de Patrice, nous avons lancé des
hypothèses dont la vérification nécessitait de s’entourer de spécialistes pas
toujours disponibles localement.
En effet, pour tenter de comprendre le mécanisme de ces évolutions nous
avons été amenés à interroger le passé, en explorant les archives historiques
avec Alexandre Malgouverné (historien local), ou encore les archives
environnementales stockées dans les humus sous forme de grains de pollen
avec Pascale Ruffaldi (Université de Besançon).
Parmi les constatations faites sur le terrain, certaines concernait le pin à
crochets qui orne les sommets et les pentes fraiches du Crêt de la Neige.
Sa croissance et sa régénération soulevait des questions auxquelles Daniel
Béguin (HEPIA) a tenté de trouver des réponses.
Bien sûr, on ne pouvait pas ignorer l’impact des grands herbivores sur le
tapis végétal que ceux-ci soient domestiques (ovins ou bovins) ou sauvages
(sangliers et chamois).
Le pastoralisme qui remonte au moyen-âge a façonné les espaces ouverts
d’altitude. Jean-Bruno Wettstein (Bureau d’Agronomie), Camille Doline
(SEMA) et Alexandre Malgouverné se sont attelés à ce problème avec la
collaboration de quelques alpagistes.
Quant aux sangliers, Claude Fisher (HEPIA) s’est entouré de la collaboration
des chasseurs locaux du pays de Gex et de la Valserine, des agents de l’ONF et
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Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
de l’ONCFS pour étudier leur occupation du territoire grâce à des captures, des marquages et des suivis télémétriques.
Le Chamois nouveau venu sur la chaîne (après la dernière guerre selon Robert Hainard et le Dr. Burnier : Creux de
Branvaux 1946) ; son régime alimentaire a fait l’objet d’investigations poussées par une équipe de l’Université de
Savoie dont Anne Loison.
Cette étude a été aussi l’opportunité d’étudier les éventuels évolutions de plantes mythiques de notre Haute Chaîne,
qui à elles seules justifieraient le classement en Réserve naturelle. Ce sont entre autres, le chardon bleu, la grassette
de Reuter, l’orobanche du séséli et tout un cortège de plantes qualifiées d’arctico-alpines en raison de leur double
et originale répartition, des sommets alpins aux toundras arctiques. Irène Till, Jean Christophe Clément du LECA
(Laboratoire d’Ecologie Alpine), Véronique Bonnet du CBNA (Conservatoire Botanique National Alpin), et Patrice
Prunier et Fanny Greulich (HEPIA) se sont attaqués avec brio à ce problème.
L’équipe qui a réalisé cette étude n’a pas hésité à utiliser des techniques modernes d’investigation, analyses
génétiques, radio télémétrie. Un drone a permis d’obtenir de belles images du tapis végétal et des anciennes traces
d’occupation humaine.
Nos chercheurs se sont même entourés de la collaboration d’auxiliaires minuscules, les mouches Syrphides, dont la
présence ou l’absence permet de juger de l’état de conservation d’un milieu.
Bref, ce travail a nécessité, comme nous pouvons le constater, une collaboration exemplaire entre chercheurs et
diverses institutions et ce n’est pas le moindre de ses mérites.
Mais, pour réaliser cet ambitieux programme, il a fallu trouver des financements et ce ne fut pas le moindre de nos
soucis. Je voudrais remercier Jean-Paul Roux qui n’a pas ménagé sa peine et grâce auquel nous avons pu obtenir un
soutien financier majeur du Conseil départemental et de la Communauté de communes du Pays de Gex.
Cette étude devint si familière (mais non routinière) qu’on ne la désigna bientôt plus que par son acronyme ERCN
(Etude Reculet Crêt de la Neige).
Le colloque qui a dépassé le cadre local pour évoquer des problématiques identiques en Suisse, en Italie ou en
Autriche, est une première manière de « rendre » ce qui nous a été prêté.
Mais, outre cette manifestation ambitieuse à destination d’un public averti, une exposition accompagnée d’ateliers
de démonstration, et des conférences ont été organisées à Gex, puis à Thoiry.
Les actes du colloque, ainsi publiés, constituent le n°1 des Cahiers de la Réserve Naturelle, projet de publication déjà
ancien, mais que nous n’avions pu réaliser jusqu’à présent.
Pour en terminer, il convient de remercier tous ceux, et ils sont nombreux, qui se sont mobilisés durant ces 5 ans et
jusqu’à aujourd’hui. Les citer tous serait fastidieux et je craindrais d’en oublier trop.
Mais je ferai une mention spéciale d’une part à l’équipe d’HEPIA : Jane, Fanny, Joanne, Patrice, Claude, Daniel et tous
les autres qui ont très largement œuvré pour cette étude et ce colloque et d’autre part à l’équipe (actuelle et passée)
de la Réserve Naturelle et de la CCPG. Ils ont été sur le terrain aux côté des chercheurs et ils se sont dépensés sans
compter pour mener à bien la préparation de cette manifestation. Ce colloque fut une réussite et les présents actes
en témoignent.
Jacques Bordon
Président du Conseil scientifique de 2010 à juin 2016
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Sommaire
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Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Préambule
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Introduction
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Mutations écosystémiques en Haute Chaîne : les prémices d’un projet
interdisciplinaire
Chapitre I : Végétation
Evolution floristique du tapis végétal en Haute Chaîne
Le pin à crochet sur les crêtes de la Haute Chaîne :
hâte-toi lentement – dynamique de croissance d’une espèce emblématique
Paysages et forêts de la Haute Chaîne jurassienne : 900 ans d’histoire pollinique
enregistrée dans les humus d’altitude. Premiers constats
Quelques données microclimatiques inédites sur les crêtes jurassiennes
Chapitre II : Flore
Conservation des espèces menacées dans la Haute Chaîne du Jura
Les grassettes à grandes fleurs du bassin lémanique
Conservation de l’orobanche de Bartling (Orobanche bartlingii) :
suivi des populations
Conservation de l’orobanche de Bartling (Orobanche bartlingii) :
diversité et structure génétique
La flore arctico-alpine de la Haute Chaîne à l’aube du XXI ème siècle :
vers une disparition inéluctable ?
Chapitre III : Faune sauvage
Evolution spatiale et numérique des ongulés sauvages
dans le massif du Jura français
Les saisons du sanglier : utilisation de l’espace
par une population vivant entre plaine et montagne
Impacts du sanglier sur le tapis herbacé en Haute Chaîne du Jura
Régime alimentaire du chamois au Reculet-Crêt de la Neige
Chapitre IV : Pastoralisme
Les alpages du Reculet – Crêt de la Neige,
du moyen âge au milieu des années 1970
La Chenaillette, un espace naturel sensible départemental
à la croisée des enjeux pastoraux, paysagers, environnementaux et touristiques.
Mise en œuvre et apports d’une démarche de plan de gestion intégrée
Influences des pratiques pastorales sur l’évolution
de la végétation dans le Haut Jura
En synthèse
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Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
INTRODUCTION
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Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Mutations écosystémiques en Haute
Chaîne : les prémices d’un projet
interdisciplinaire
P. Prunier
Mail : patrice.prunier@hesge.ch
En 1972, Claude Béguin (botaniste neuchâtelois) publie
une carte précise de la végétation des crêtes du Jura.
Ce faisant, il était loin de se douter qu’il créerait les
conditions d’émergence d’un projet interdisciplinaire 40
ans plus tard : le projet « Reculet » ou Etude Reculet
- Crêt de la Neige. Coordonné par hepia, co-financé
par la Communauté de communes du Pays de Gex, le
département de l’Ain, hepia et le Laboratoire d’écologie
alpine du CNRS de Grenoble, ce projet a réuni 50
personnes de 8 structures de recherche et de gestion de
Romandie, Rhône-Alpes et Franche Comté depuis 2010.
L’historique du projet est ici présenté et contextualisé
dans le « changement global » que connait notre planète.
En effet, au milieu des années 2000, les interrogations
face au réchauffement climatique du gestionnaire de
la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du
Jura s’affirment. La carte de 1972 est renouvelée pour
identifier les éventuelles conséquences de l’évolution
du climat sur les écosystèmes d’une montagne culminant
à 1720 m. Contrairement aux attentes, les résultats
montrent une stabilité des végétations des lieux secs
et froids, tandis que la surface des végétations des
pâturages fertiles augmente au détriment des pâturages
maigres au cœur des alpages. Ainsi, l’évolution du
couvert végétal serait davantage liée aux modes de
pâturage qu’au réchauffement climatique. Ce constat
est le point de départ du présent projet.
Le contexte mondial
Personne ne le conteste plus guère, le climat se
réchauffe. À l’échelle du globe l’élévation moyenne de
la température atteint 1°C en 150 ans pour les zones
terrestres et 0,8°C pour les zones océaniques. Certaines
zones continentales, notamment le centre du continent
eurasiatique, sont même marquées par des élévations
atteignant 2,5°C (Hartmann et al., 2013). Les causes
de ce réchauffement sont bien connues et résident
dans l’utilisation massive d’énergies fossiles (charbon,
pétrole, gaz, ...) depuis l’avènement de la révolution
industrielle. De fait, les équilibres biogéochimiques sont
modifiés et l’effet de serre s’accroit (Sutton, 2011). La
teneur en gaz carbonique augmente ainsi de manière
régulière de 1 à 3 ppm par an depuis 1960, passant de
315 ppm (en 1960) à 390 ppm (en 2013) (Hartmann et
al., 2013). En conséquence, les glaciers, banquises et
inlandsis fondent. La surface estivale de la banquise
arctique a ainsi diminué de plus de moitié en 100 ans.
Atteignant 10 à 11 millions de kilomètres carrés lors des
étés 1900 à 1910 (GIEC, 2013), elle n’occupe plus que
5 millions de kilomètres carrés en moyenne durant les
périodes estivales 2009-2012 (GIEC, 2013; Vaughan et
al., 2013). Conséquemment, le niveau moyen des eaux
s’élève, d’environ 20 cm depuis 1900, et la fréquence
des événements météorologiques extraordinaires
augmentent (GIEC, 2013). Cette inflexion du climat et
ses conséquences sont régulièrement évoquées dans
l’actualité et largement connues. Mais régionalement
sur les sommets jurassiens, point de glacier, ni de mer…
Qu’en est-il de l’évolution des températures et de ses
conséquences ?
Le contexte régional
Le jura gessien ne comporte pas de station
météorologique sommitale 1 . Néanmoins la Dôle,
toute proche, comporte une station météorologique
de référence pour les crêtes jurassiennes. L’analyse
de l’évolution des températures moyennes annuelles
récentes à partir des données de MétéoSuisse (Gonzalez,
2013) montre que la température moyenne annuelle
a augmenté de 1,3°C depuis 1970. Un seuil de rupture
significatif est identifié en 1988. A titre comparatif, le
suivi effectué à l’échelle alpine à partir des données de
MétéoFrance (Données histalp MétéoFrance - http://
www.mdp73.fr), nous enseigne que la température
moyenne annuelle des Alpes du Nord a augmenté
de 2,05°C depuis 1900. La zone d’inflexion se situe
également à la fin des années 1980. Le climat des Alpes
du Nord et des crêtes jurassiennes se réchauffe donc
plus fortement qu’à l’échelle mondiale.
Ainsi, au milieu des années 2000, conscient de l’ampleur
1. récemment depuis l’automne 2015, 5 stations ont été installées – http://romma.fr/
Introduction
11
du réchauffement climatique global et local, le conseil
scientifique de la Réserve naturelle nationale de la Haute
Chaîne du Jura s’interroge à propos des conséquences
d’une telle évolution sur les espèces et écosystèmes
sensibles des crêtes jurassiennes. Géographiquement
contraints, dans la mesure où aucune migration
altitudinale n’est possible sur des sommets culminants à
1720 m, comment les écosystèmes herbacés sommitaux
réagissent-ils ? Certains ont-ils régressés, disparus ou
« mutés » ? D’autres se sont-ils développés ? De ces
interrogations est né un premier projet circonscrit
à une approche botanique. Son but : ré-effectuer la
cartographie des associations végétales au 1:5000 ème
des zones de crêtes situées entre la Grotte à la Marie
du Jura, au sud du Reculet, et le Grand Crêt au nord
(Prunier et al., 2009). Réalisée par Claude Béguin à la fin
des années 1960 lors de son travail de doctorat, cette
carte a été publiée en 1972 dans les Matériaux pour le
levé géobotanique de la Suisse (Béguin, 1972). Outre la
présence de ce document cartographique de référence,
le contexte est favorable puisque des liens entre l’auteur
initial et les auteurs récents sont rapidement noués.
Ils permettent au travers d’échanges et de visites sur
site de reproduire une carte s’appuyant sur des objets
(groupements végétaux) et un degré de précision
similaires.
Les premiers constats
Contrairement aux attentes, les résultats de ce travail
montrent une stabilité des végétations des lieux secs
et longuement enneigés. Les superficies des pelouses
sèches calcicoles et longuement enneigées sont
similaires. Les écarts constatés de + 8 % pour la première
catégorie (cas de l’Alchemillo-Seslerietum) et de - 6 %
pour la seconde (cas du Pulsatillo-Anemonetum) sont
minimes et relèvent des fluctuations d’échantillonnage.
Durant ce même intervalle de temps, les végétations
des pâturages les plus fertiles augmentent au cœur
des alpages (augmentation de 50 % de la surface du
Polygono-Trisetion) en lieu et place des pâturages
maigres qui régressent selon leur type de 25 % (cas
du Plantagini-Caricetum) à 75 % (cas du CampanuloNardetum). L’apparition de zones à hautes herbes dans
les périphéries des alpages est également constatée
tout comme l’extension des zones forestières et saulaies
à saule appendiculé, notamment à Narderan. L’évolution
de ces groupements ligneux est nettement perceptible
lors de la comparaison des photos aériennes actuelles
et anciennes.
Ainsi, le couvert végétal a évolué. Et cette évolution
ne se singularise pas par une extension forte des
communautés xérophiles et une régression des pelouses
longuement enneigées. Progressivement, à l’observation
du comportement du bétail séjournant dans les parties
centrales des alpages (là où les pâturages maigres
ont fortement régressés), l’hypothèse que les
principaux changements du couvert végétal observés
seraient davantage liés aux modes de pâturage qu’au
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réchauffement climatique s’affermit.
De ces premiers constats et de cette hypothèse est
né un projet interdisciplinaire d’étude de l’évolution
des écosystèmes de la Haute Chaîne du Jura ou projet
« Reculet », autrement nommé, « Etude Reculet-Cret de
la Neige ou ERCN ».
À quelles questions a-t-il tenté de
répondre ?
Les questions posées à l’origine du projet sont de
quatre ordres qui ont constitués autant de volets du
projet. Elles découlent des constats initiaux et ont trait
à l’évolution globale du couvert végétal, l’évolution des
espèces remarquables, le comportement de la faune
sauvage, l’évolution du pastoralisme.
Le couvert végétal ou végétation
Certaines communautés végétales sont stables d’autres
régressent ou progressent, mais qu’en est-il de leur
composition floristique précise ? A-t-elle notablement
évoluée ? Les ligneux, notamment le pin à crochet et
l’épicéa, se développent sur les crêtes à la périphérie
des alpages, mais quelle est leur vitesse de croissance ?
Fluctue-t-elle beaucoup en fonction des zones ? Les
peuplements actuels sont-ils anciens ? Enfin, que nous
enseigne l’étude des pollens piégés dans les humus du
versant nord du Crêt de la Neige sur l’évolution récente
des paysages ?
La flore patrimoniale
Si la végétation change, qu’en est-il des espèces
végétales d’intérêt patrimonial fondant l’existence de
la Réserve naturelle, qu’elles soient d’enjeu national ou
international comme le chardon bleu (Eryngium alpinum),
les grassettes à grandes fleurs (Pinguicula grandiflora),
l’orobanche du séséli (Orobanche bartlingii) ou régional,
comme les espèces arctico-alpines, les plus sensibles au
réchauffement climatique ? L’alimentation du chamois,
dont les effectifs ont augmenté sur le secteur durant
les dernières décennies, a-t-il une incidence sur ces
espèces ? Quel est son spectre alimentaire ?
La faune sauvage
Depuis une dizaine d’années, les sangliers réalisent
de nombreux boutis dans les alpages : quels sont les
principaux groupements végétaux affectés ? Quel est le
territoire des compagnies ? Comment utilisent-elles les
prairies d’altitude ? Les réserves de chasse jouent-elles
un rôle dans leur présence ?
Le pastoralisme
Le pastoralisme semble être le principal facteur
d’évolution des communautés végétales, mais quelle est
« l’image » actuelle du pastoralisme en Haute Chaîne ?
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Que nous enseignent les archives et les anciens bergers
sur les pratiques passées ? Quelle a été la nature de cette
évolution ? Est-il possible de caractériser précisément le
comportement du bétail sur les alpages ?
L’ensemble des questions à traiter est vaste et nécessite
des compétences spécialisées et variées. Aussi,
une institution seule ne peut relever le défi. C ’est
donc un consortium de structures qui se constitue
progressivement. Coordonné par hepia, il comprend
le Laboratoire d’Ecologie Alpine (LECA) du CNRS
(regroupant des chercheurs des universités de Grenoble
et Chambéry), le laboratoire chrono-environnement
de l’université de Besançon, la chambre d’Agriculture
de l’Ain, le Conservatoire Botanique National Alpin,
le bureau d’étude Montanum de Ste-Croix et un
historien local. Au cours du projet, s’associeront
ultérieurement le laboratoire dendrochronologique
de Moudon et l’université de Lausanne. Présenté au
conseil départemental de l’Ain et à la Communauté
de communes du Pays de Gex, le projet est discuté
par rapport à son ampleur et à sa finalité. Il est
accepté, puis finalisé en mars 2010. Il sera co-financé
par la Communauté de communes du Pays de Gex, le
département de l’Ain, hepia et le Laboratoire d’Ecologie
Alpine, et réunira une cinquantaine de personnes des
8 structures de recherche et de gestion précédemment
citées. Il débute officiellement au printemps 2010.
Conclusion
Ainsi, en 1972 Claude Béguin était-il loin de se douter
qu’il créerait 40 ans plus tard les conditions d’émergence
d’un projet interdisciplinaire dont la genèse s’est élaboré
progressivement en près de 5 ans et le déroulement
s’est réalisé sur un laps de temps similaire de 6 ans.
Les articles présentés dans cet ouvrage en concentrent
de manière synthétique les apports. Structurés
scientifiquement, ils ont été allégé dans leurs contenus
et formulations au regard des publications scientifiques
classiques de manière à toucher un plus large public.
Introduction
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Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
CHAPITRE I :
VÉGÉTATION
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Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Evolution floristique du tapis végétal
en Haute Chaîne
P. Prunier, C. Béguin, F. Greulich, E. Di Maio, M. Matteodo et P. Vittoz
Mail : patrice.prunier@hesge.ch
Si la cartographie comparée des associations végétales
de la Haute Chaîne du Jura a montré une évolution
surfacique de certaines unités de végétation, comme
les pâturages gras (qui progressent) ou les pâturages
maigres mésophiles (qui régressent), qu’en est-il de
leur composition floristique ? Au-delà des espèces
caractéristiques et dominantes toujours présentes,
certaines espèces disparaissent-elles ? Ou de nouvelles
espèces sont-elles observées ?
Pour répondre à ces questions, une centaine de relevés
de végétation ont été réalisés au sein de neuf associations
végétales différentes entre 2011-2015, puis comparés
aux relevés effectués dans les mêmes unités décrites par
Claude Béguin entre 1965 et 1970.
Les résultats obtenus confirment les tendances observées
dans le cas des évolutions surfaciques. Les unités de
pâturages aux sols profonds et eutrophes (VeratroCirsietum, Scillo-Poetum, Alchemillo-Deschampsietum)
ou oligotrophes (Plantagini-Caricetum) s’enrichissent
en espèces nitrophiles, comme Chenopodium bonushenricus, Poa supina ou Taraxacum officinale et
s’appauvrissent en espèces oligotrophiles, comme
Agrostis capillaris, Anthoxanthum odoratum, Galium
anisophyllon, Potentilla aurea ou Veronica officinalis. Les
espèces de lisières montrent une évolution contrastée,
avec un recul dans les pâturages gras (augmentation de la
pression de pâture) et une progression dans les pelouses
calcicoles sèches (diminution de la pression de pâture).
Jusqu’à lors, les changements climatiques et la fertilisation
azotée liée à la pollution atmosphérique n’influencent
pas de manière visible la composition des pâturages de
la Haute Chaîne. Elle est par contre fortement influencée
par les changements de gestion intervenus (passage d’un
pâturage ovin à un pâturage bovin) intervenu dans les
années 1970.
Introduction
Le climat se réchauffe, ce que montrent nombre de
mesures, tant au niveau mondial que local, comme
présenté dans l’introduction de ce volume (Prunier,
2017). Ce réchauffement a déjà de nombreuses
conséquences observables sur la faune et la flore
en Europe centrale (Vittoz et al., 2013). De manière
générale, on observe au niveau floristique d’importants
Chapitre I : Végétation
changements sur les sommets alpins élevés (Walther
et al., 2005; Wipf et al., 2013), alors que les pelouses
alpines et les pâturages subalpins semblent beaucoup
plus stables (Matteodo et al., 2016; Vittoz et al., 2009).
Pourtant, sur la Haute Chaîne du Jura français, entre la
fin des années 1960 (Béguin, 1972) et actuellement, la
surface des communautés végétales liées aux lieux secs
ou longuement enneigés n’a pas changé, alors qu’on
pourrait s’attendre à une augmentation des premières
et une réduction des secondes sous l’influence des
changements climatiques. Par contre, les pâturages les
plus fertiles ont significativement augmenté au cœur des
alpages et des formations à hautes herbes, arbustives et
forestières se sont développées en périphérie (Prunier
et al., 2009). Cette évolution semble être liée avant
tout au changement des pratiques agricoles observées
sur la Haute Chaîne, avec le remplacement des moutons
gardés par des génisses non gardées et l’abandon de
certaines surfaces entre 1973 et 1976 (Wettstein et al.,
2017).
Ainsi, compte tenu de cette évolution physionomique,
comment la composition floristique des groupements
végétaux évolue-t-elle ? L’enrichissement trophique
du sol est-il le facteur contribuant le plus à cette
évolution ? Le cas échéant, peut-on identifier des
espèces révélatrices de cet enrichissement ? Par ailleurs,
au-delà de leur stabilité surfacique, les communautés
de pelouses sèches ou longuement enneigées, moins
ou non soumises au changement des pratiques, sontelles marquées par le réchauffement climatique ? Le cas
échéant des espèces en sont-elles le témoin ?
Bien qu’elle ait attiré de nombreux botanistes depuis
près de 500 ans, la Haute Chaîne ne dispose pas de
placettes de référence permettant un suivi précis de
la composition floristique. En revanche, sur la base
des descriptions précises des communautés végétales
effectuées par C. Béguin (1972), il est possible de
rechercher une réponse globale par type de végétation.
C ’est cette approche qui a été conduite. Ce travail a
donc pour but de comparer, par association végétale,
la composition spécifique des communautés herbacées
subalpines à 40 ans d’intervalle, afin de détecter
indirectement d’éventuels changements dans les
conditions écologiques.
17
Méthodes
Inventaires floristiques
Neuf associations végétales herbacées représentatives
des trois principaux contextes écologiques de l’étage
subalpin jurassien ont été sélectionnées. Les unités
échantillonnées sont présentées dans le tableau 1.
Elles couvrent la quasi-totalité de la surface des crêtes
jurassiennes du secteur.
Les relevés récents ont été réalisés entre 2011 et 2015
sur des surfaces homogènes de 25 m 2 , fragmentées le
cas échéant en deux parties. Etant donné qu’aucune
information n’était disponible pour relocaliser les
relevés historiques, à part des indications de lieux-dits
dans les tableaux, les nouveaux relevés ont été choisis
sur la base des cartes de la végétation produites vers
1970 (Béguin, 1972) et en 2008 (Prunier et al., 2009), en
retenant des surfaces considérées dans les deux cartes
comme appartenant à l’association désirée. Chaque
association a fait l’objet d’une dizaine de relevés récents
(tab. 1), répartis sur l’ensemble de la Haute Chaîne.
Les relevés ont été réalisés selon la méthode
phytosociologique classique (Braun-Blanquet, 1964).
Les relevés historiques ont été réalisés entre 1965 et
1970 sur des surfaces homogènes de superficie variable.
Tableau 1 : associations végétales étudiées et nombre de relevés récents et anciens (Béguin, 1972) réalisés. Dans
le reste du texte, les noms des associations sont limités aux deux genres (par ex. Scillo-Poetum pour Scillo bifoliaePoetum alpinae Béguin 1972 typicum).
Formation
Pâturages gras
Pelouses
calcicoles
fraîches
Pelouses
calcicoles
sèches
18
Association : nom français
Association : nom latin
Nombre de
relevés
récents
Nombre
de relevés
anciens
Pâturage gras à scille à deux
feuilles et pâturin des Alpes
Scillo bifoliae-Poetum alpinae
Béguin 1972 typicum
11
9
Pâturage gras à alchémille et
canche cespiteuse
Alchemillo-Deschampsietum
caespitosae Dietl 1972
10
10
Pâturage gras à vératre et cirse
laineux
Veratro lobelianae-Cirsietum
eriophori Béguin 1972
11
4
Pelouse à laîche ferrugineuse
Caricetum ferrugineae Lüdi 1921
10
7
Pelouse à pulsatille des
Alpes et anémone à fleurs de
narcisse
Pulsatillo alpinae-Anemonetum
narcissiflorae Béguin 1972
10
10
Groupement des combes à
neige à véronique des Alpes et
cresson des chamois
Veronico alpinae-Hutchinsietum
alpinae Béguin 1972
11
6
Pelouse à plantain noirâtre et
laîche toujours verte
Plantagini atratae-Caricetum
sempervirentis Béguin 1972
11
15
Pelouse à alchémille à folioles
soudés et seslérie bleuâtre
Alchemillo conjunctaeSeslerietum caeruleae Luquet et
Aubert 1930
11
18
Pelouse à seslérie bleuâtre et
laser siler
Seslerio-Laserpitietum sileris
Moor 1957 nom. inv. Krähenbühl
1968
11
24
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Analyses statistiques
Toutes les analyses statistiques ont été réalisées avec le
logiciel R (https://www.r-project.org/). Dans un premier
temps, le recouvrement des espèces (r ; + ; 1 ; 2 ; 3 ; 4
; 5) a été converti en dominance numérique (0,1 ; 0,5 ;
1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5). Les relevés ont ensuite été traités de
trois manières différentes. La composition floristique
des relevés anciens et récents a été comparée à l’aide
d’une analyse en composantes principales (ACP) pour
chaque association considérée, après avoir appliqué
une transformation de Hellinger aux relevés, rendant
compatible des données de communautés (nombreux
0 pour les absences) à ce genre d’analyses (Legendre
et Gallagher, 2001). L’ACP regroupe graphiquement les
relevés avec des compositions spécifiques proches.
Les espèces expliquant les éventuelles séparations
entre relevés anciens et récents (espèces changeant
significativement de fréquence ou de recouvrement)
ont été mises en évidence en recherchant les espèces
différentielles des deux périodes d’inventaires (Dufrêne
et Legendre, 1997). La procédure calcule pour chaque
espèce sa valeur discriminante, entre 0 et 1, pour
distinguer les relevés anciens des relevés récents. Une
valeur de 1 correspond à une présence exclusive dans un
des groupes, 0 étant une répartition égale entre les deux
groupes. L’espèce est considérée comme différentielle du
groupe lorsque cette valeur est considérée significative
à l’aide d’un test basé sur des permutations aléatoires
entre groupes.
L’optimum écologique de chaque relevé a été estimé par
le calcul d’une moyenne pondérée par le recouvrement
des indices écologiques (Landolt et al., 2010) de chaque
espèce présente pour les valeurs de température (T),
humidité (F), richesse en nutriments (N), pH du sol
(R) et lumière (L). Les valeurs des relevés historiques
et récents ont été comparées à l’aide d’un test de
Wilcoxon-Mann-Whitney.
Résultats
Pâturages gras
Les trois ACP des relevés de pâturages sur sol fertile
montrent une partition temporelle nette entre les
relevés historiques et les relevés récents selon l’axe 1,
indiquant des compositions floristiques très différentes
entre années d’inventaires (fig. 1 pour l’AlchemilloDeschampsietum). Les espèces présentant les plus fortes
augmentations de fréquence entre les deux périodes
sont avant tout des espèces d’herbages eutrophes à
tendance rudérale, comme Poa supina, Taraxacum
officinale aggr., Ranunculus acris subsp. friesianus,
Rumex alpestris ou Cerastium fontanum subsp. vulgare
(tab. 2). Inversement, les espèces présentant les plus
fortes diminutions de fréquence sont des espèces de
prairies et pâturages mésotrophiles ou oligotrophiles,
comme Agrostis capillaris, Galium anisophyllon,
Homogyne alpina ou Euphorbia cyparissias (tab. 2), ou
Chapitre I : Végétation
Figure 1 : analyse en composantes principales de
l’Alchemillo-Deschampsietum. L’axe 1 (PC1) représente
9,2 % et l’axe 2 (PC2) 4,2 % de la variance. Les relevés
historiques sont représentés par des ronds noirs et
les relevés récents par des triangles rouges. La nette
séparation entre les relevés historiques et récents selon
l’axe principal montre une évolution importante de la
composition floristique.
des espèces à long cycle biologique ayant leur optimum
en situation de lisières ou de pâturages extensifs comme
Daphne mezereum, Veratrum lobelianum s.l. ou Vicia
sepium (tab. 2). La forte diminution des fréquences de
Scilla bifolia et Crocus albiflorus est due à des différences
de phénologie lors des relevés, les relevés ayant été
effectués à des périodes différentes de l’année.
Les valeurs indicatrices moyennes, selon Landolt et
al. (2010), donnent des résultats hétérogènes entre
associations, avec une augmentation des espèces
nitrophiles dans toutes les associations, mais significative
seulement pour l’Alchemillo-Deschampsietum (tab. 3 et
fig. 2), une augmentation des espèces héliophiles dans
le Scillo-Poetum, une flore en moyenne plus acidophile
dans le Scillo-Poetum et l’Alchemillo-Deschampsietum
(tab. 3 et fig. 3). Seul le Scillo-Poetum montre un
changement pour la température, mais avec une
diminution de la valeur moyenne (tab. 3). Malgré la
séparation complète entre relevés historiques et récents
du Veratro-Cirsietum, aucun changement significatif des
valeurs indicatrices n’a été relevé. Néanmoins, le faible
nombre de relevés historiques (4) diminue le pouvoir
statistique de telles comparaisons.
19
Tableau 2 : évolution de la fréquence (en %) et valeur discriminante des 10 espèces présentant la plus forte
augmentation et des 10 espèces avec la plus forte diminution moyenne dans les pâturages gras. La dernière colonne
donne la moyenne de l’évolution pour les trois associations. Les valeurs discriminantes en orange sont significatives
à p < 0,05.
Scillo-Poetum
Espèce
AlchemilloDeschampsietum
Veratro-Cirsietum
Evolution
[%]
Val. discr.
Moyenne
Evolution
[%]
Val. discr.
Evolution
[%]
Val. discr.
évolution
Poa supina
73
0,73
30
0,30
Taraxacum officinale aggr.
60
0,74
30
0,46
36
0,36
42
Chenopodium bonus-henricus
9
0,09
70
0,70
36
0,36
38
Ranunculus acris subsp.
friesianus
44
0,89
80
0,90
-11
0,35
38
Gnaphalium sylvaticum
46
0,46
27
0,27
37
Veronica serpyllifolia subsp.
humifusa
55
0,55
10
0,10
33
Daucus carota
69
0,87
-10
0,10
30
Rumex alpestris
-8
0,24
-20
0,47
82
0,82
18
Cerastium fontanum subsp.
vulgare
51
0,66
-10
0,23
9
0,09
17
Lotus corniculatus
33
0,82
-40
0,31
36
0,36
10
Euphorbia cyparissias
-67
0,67
-40
0,22
-30
0,34
-46
52
Vicia sepium
-91
0,88
-30
0,39
-18
0,49
-46
Veratrum lobelianum
-67
0,67
-70
0,70
-9
0,52
-49
-50
0,50
-71
0,61
-40
0,37
-55
0,65
-55
-73
0,65
-57
Homogyne alpina
Trisetum flavescens
Galium anisophyllon
-40
0,47
Daphne mezereum
-60
0,40
-50
-60
Agrostis capillaris
-37
0,42
-70
0,71
-91
0,73
-66
Crocus albiflorus
-82
0,93
-100
1,00
-100
1,00
-94
Scilla bifolia
-100
1,00
-100
1,00
Pelouses calcicoles fraiches
Les ACP des relevés du Veronico-Hutchinsietum et
du Pulsatillo-Anemonetum montrent une partition
temporelle entre les relevés historiques et les relevés
récents selon l’axe 1, similaire à celle montrée dans la
figure 1. En revanche, ce n’est pas le cas pour l’ACP du
Caricetum ferrugineae qui présente une structuration
liée aux conditions écologiques (gradients de nutriments
disponibles et d’humidité du sol; fig. 4).
L’écologie des espèces avec une augmentation ou une
diminution de fréquence entre les relevés historiques
et récents est hétérogène (tab. 4). Toutefois, parmi
les espèces en progression, on trouve des espèces
20
-100
oligotrophiles liées aux sites frais et longuement
enneigés (Salix retusa, Bartsia alpina, Pinguicula
grandiflora), aux lisières (Knautia dipsacifolia) ou aux
landes (Rhododendron ferrugineum). Les espèces en
diminution sont globalement davantage liées à des sols
riches en nutriments. Elles présentent leur optimum dans
les mégaphorbiaies (Adenostyles alliariae, Centaurea
montana, Primula elatior), les prairies et pâturages gras
(Campanula rhomboidalis, Myosotis alpestris) ou les
landes (Homogyne alpina). Du point de vue des types
biologiques, deux chaméphytes sont en augmentation
(Rhododendron ferrugineum, Salix retusa). Les espèces
en régression sont plutôt des végétaux à rosette
(Hieracium murorum aggr., Homogyna alpina, Primula
elatior, Veronica alpina).
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Tableau 3 : significativité (valeurs de p) des différences entre les valeurs écologiques de Landolt et al. (2010) des
relevés historiques (Béguin, 1972) et récents selon un test de Wilcoxon-Mann-Whitney non apparié. Les différences
significatives (p < 0,05) sont en couleur, le fond bleu indiquant une diminution de la valeur moyenne et le fond rouge
une augmentation.
Formation
Pâturages gras
Pelouses calcicoles
fraîches
Pelouses calcicoles
sèches
T
N
F
L
R
Scillo-Poetum
Association
0,0159
0,1119
0,0562
<0.0001
<0.0001
AlchemilloDeschampsietum
0,5376
0,0003
0,1655
0,0524
0,0113
Veratro-Cirsietum
0,0557
0,3429
0,1040
0,1040
0,0777
Caricetum ferrugineae
0,0155
0,0220
0,1915
0,7034
0,5458
Pulsatillo-Anemonetum
0,7394
0,6305
0,9118
0,1618
0,7959
Veronico-Hutchinsietum
0,6605
0,0782
0,0006
0,0202
0,0002
Plantagini-Caricetum
0,8355
0,0362
0,0362
0,0108
0,0020
Alchemillo-Seslerietum
0,0922
0,1056
0,0006
0,0183
<0.0001
Seslerio-Laserpitietum
0,0770
0,0230
0,0187
0,7719
0,2283
Figure 2 : distribution des valeurs indicatrices de Landolt et al. (2010) pour la teneur en éléments nutritifs (surtout
azote) dans le sol. Les pâturages gras sont en vert, les pelouses calcicoles fraîches en bleu et les pelouses calcicoles
sèches en orange. Pour chaque association, les relevés historiques sont à gauche (tons clairs) et les relevés récents à
droite (tons foncés). La ligne noire donne la médiane et le rectangle est limité par les 1 er et 3 ème quartiles. La largeur
des rectangles est proportionnelle au nombre de relevés inclus dans l’analyse.
Chapitre I : Végétation
21
Figure 3 : distribution des valeurs indicatrices de Landolt et al. (2010) pour le pH du sol. Les associations avec des
valeurs élevées possèdent une flore plus basophile. Mêmes symboles que dans la figure 2.
Le Caricetum ferrugineae montre une diminution
des valeurs indicatrices pour la température (plus
grande tolérance au froid) et pour les nutriments (plus
oligotrophe ; tab. 3 et fig. 2). Le Veronico-Hutchinsietum
possède dans les relevés récents une flore correspondant
à des conditions plus sèches, plus lumineuses et avec un
pH du sol plus élevé (tab. 3 et fig. 3). Aucun changement
significatif n’est observé pour le Pulsatillo-Anemonetum.
Pelouses calcicoles sèches
Figure 4 : analyse en composantes principales du
Caricetum ferrugineae. L’axe 1 (PC1) représente 15,4
% et l’axe 2 (PC2) 7,2 % de la variance. Les relevés
historiques sont représentés par des ronds noirs et
les relevés récents par des triangles rouges. Relevés
historiques et récents montrent ici des compositions
très proches, à l’exception d’un groupe de relevés
historiques caractérisés par l’importance de Crepis
pyrenaica, Heracleum sphondylium, Trisetum flavescens,
Campanula rhomboidalis. L’axe 1 montre un gradient de
température et de nutriments dans le sol (relevés les
plus thermophiles et les plus riches à droite) alors que
l’axe 2 montre un gradient d’humidité (relevés les plus
xérophiles en bas).
22
L’ACP des relevés du Plantagini-Caricetum montre une
partition temporelle nette entre les relevés historiques
et récents selon l’axe 1. Concernant l’AlchemilloSeslerietum, une structuration temporelle se dégage
selon l’axe 2, mais la partition est avant tout écologique.
Enfin, pour ce qui est du Seslerio-Laserpitietum, la
séparation temporelle est peu marquée.
Tant les espèces en progression (par ex. Phyteuma
orbiculare, Carex caryophyllea, Ranunculus carinthiacus ;
tab. 5) que les espèces en régression (par ex. Agrostis
capillaris, Campanula rotundifolia, Arabis ciliata,
Nigritella rhellicani) appartiennent majoritairement
aux prairies et pâturages oligo- à mésotrophiles.
Néanmoins, parmi les taxons en progression on peut
noter l’importance des espèces ayant leur optimum
en situation de lisières ou de pâturages extensifs
(Laserpitium latifolium, Pimpinella saxifraga, Seseli
libanotis, Gentiana lutea, Rhinanthus alectorolophus,
Sideritis hyssopifolia, Trifolium montanum). Parmi, les
taxons en régression on note l’importance des espèces
acidophiles au sein du Plantagini-Caricetum (Agrostis
capillaris, Anthoxanthum odoratum, Potentilla aurea,
Veronica officinalis). Au-delà de ces tendances, on
remarque de grandes différences entre associations
des pelouses calcicoles sèches, avec plusieurs espèces
montrant une réaction très contrastée. C ’est le cas
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Tableau 4 : évolution de la fréquence (en %) et valeur discriminante de toutes les espèces en augmentation et des
10 espèces avec la plus forte diminution moyenne dans les pelouses calcicoles fraîches. La dernière colonne donne
la moyenne de l’évolution pour les trois associations. Les valeurs discriminantes en orange sont significatives à p <
0,05.
Caricetum ferrugineae
Espèce
Pulsatillo-Anemonetum
Veronico-Hutchinsietum
Moyenne
Evolution
[%]
Val. discr.
Evolution
[%]
Val. discr.
Evolution
[%]
Val. discr.
évolution
Salix retusa
30
0,30
10
0,15
82
0,82
41
Bartsia alpina
37
0,59
-10
0,57
91
0,91
39
Knautia dipsacifolia
1
0,50
70
0,74
36
Pinguicula
grandiflora
43
0,46
10
0,10
27
Rhododendron
ferrugineum
40
0,40
10
0,23
25
Carex sempervirens
-19
0,37
0
0,52
64
0,64
15
Hieracium murorum
aggr.
-57
0,57
20
0,46
-50
0,50
-29
Primula elatior
-3
0,25
-60
0,60
-32
Campanula
rhomboidalis
-59
0,71
-10
0,11
-35
Phyteuma orbiculare
-19
0,15
-50
0,50
Homogyne alpina
-30
0,28
-50
0,75
Myosotis alpestris
-26
0,28
-50
0,55
-38
Centaurea montana
-26
0,27
-60
0,64
-43
Adenostyles alliariae
-14
0,32
-50
0,51
Linum alpinum
-29
0,29
-60
0,67
Veronica alpina
de Trifolium montanum et Potentilla aurea (tab. 5),
mais aussi de plusieurs espèces non retenues dans le
tableau 5, comme Euphorbia cyparissias (-25 % dans
le Plantagini-Caricetum, +23 % dans l’AlchemilloSeslerietum, +24 % dans le Seslerio-Laserpitietum),
Silene nutans (-44 % dans le Plantagini-Caricetum,
-36 % dans l’Alchemillo-Seslerietum, +50 % dans le
Seslerio-Laserpitietum) ou Cerastium arvense subsp.
strictum (-59 % dans le Plantagini-Caricetum, +29 %
dans l’Alchemillo-Seslerietum, -6 % dans le SeslerioLaserpitietum).
Le Plantagini-Caricetum et le Seslerio-Laserpitietum
montrent une augmentation significative des espèces
liées aux sols riches en nutriments depuis les années
1970 (tab. 3 et fig. 2). De même, les espèces héliophiles
et préférant un sol basique (fig. 3) sont significativement
plus nombreuses dans le Plantagini-Caricetum et
Chapitre I : Végétation
-35
-24
-67
0,31
0,67
-35
-44
-45
-100
1,00
-100
l’Alchemillo-Seslerietum. Par contre, ces deux dernières
associations divergent quant à l’humidité du sol, avec, en
moyenne, des espèces plus xérophiles dans l’AlchemilloSeslerietum et moins xérophiles dans le PlantaginiCaricetum (tab. 3).
Discussion
Evolution de la teneur en nutriments du sol
et causes possibles
L’évolution de la composition floristique constatée
montre un fort lien avec le niveau trophique du sol.
Néanmoins, tandis que la composition des pâturages
gras et des pelouses calcicoles sèches, notamment
23
Tableau 5 : évolution de la fréquence (en %) et valeur discriminante des 13 espèces avec la plus forte augmentation et
des 13 espèces avec la plus forte diminution moyenne dans les pelouses calcicoles sèches. La dernière colonne donne
la moyenne de l’évolution pour les trois associations. Les valeurs discriminantes en rouge sont significatives à p < 0,05.
Espèce
Plantagini-Caricetum
Alchemillo-Seslerietum
Seslerio-Laserpitietum
Moyenne
Evolution
[%]
Evolution
[%]
Evolution
[%]
évolution
Val. discr.
Val. discr.
Val. discr.
Rhinanthus alectorolophus
64
0,48
37
0,47
34
0,54
45
Phyteuma orbiculare
43
0,49
10
0,55
48
0,53
34
Carex caryophyllea
45
0,46
18
0,18
32
Ranunculus carinthiacus
37
0,51
45
0,46
9
0,09
30
Laserpitium latifolium
36
0,21
18
0,34
24
0,66
26
Seseli libanotis
25
0,23
32
0,56
21
0,29
26
Pimpinella saxifraga
40
0,45
7
0,32
23
0,27
23
Sideritis hyssopifolia
9
0,06
27
0,27
34
0,42
23
Botrychium lunaria
28
0,40
9
0,09
19
Koeleria pyramidata
20
0,43
-5
0,43
34
0,40
16
Linum ockendonii
45
0,32
-5
0,25
9
0,09
16
Trifolium montanum
41
0,35
-20
0,39
25
0,31
15
Gentiana lutea
11
0,39
4
0,48
29
0,61
15
Potentilla aurea
-65
0,65
31
0,31
Anthoxanthum odoratum
-26
0,22
-52
0,54
18
0,18
18
0,18
-59
0,57
-41
0,57
-10
0,14
-50
0,50
-2
0,07
-65
0,65
Polygonatum odoratum
Veronica officinalis
Campanula glomerata
Galium mollugo aggr.
-17
-20
-21
-26
-26
9
0,06
-28
0,28
Narcissus pseudonarcissus
-14
0,18
-43
0,51
-29
Nigritella rhellicani
-14
0,16
-58
0,57
-36
Arabis ciliata
-76
0,77
-1
0,18
-39
Crocus albiflorus
-41
0,54
-39
0,39
-40
Ajuga reptans
-44
0,59
-44
0,44
-44
Campanula rotundifolia
-20
0,19
-72
0,72
-46
Agrostis capillaris
-64
0,94
-78
0,78
-71
le Plantagini-Caricetum (seule unité végétale des
pelouses calcicoles sèches au sol profond), révèle un
sol plus riche en nutriments, la composition de deux
des pelouses calcicoles fraîches révèle inversement un
appauvrissement de la teneur en nutriments. De ce
fait, la possibilité d’une influence prépondérante de la
fertilisation azotée spontanée par les eaux de pluies
(Bobbink et al., 2010; Roth et al., 2013) semble à écarter.
Les eaux de pluie des alpages en Suisse présentent une
très faible concentration en ammoniac (ce niveau est
inférieur à 0,5 µg.m -3 de 2004 à 2012, alors qu’il est de
l’ordre de 7 µg.m -3 dans les zones d’élevage intensif sur la
même période; OFEV 2014). Enfin, leur charge globale en
azote (ensemble des polluants atmosphériques azotés)
24
-28
se situe entre 10 et 15 kg∙ha -1 ∙an -1 pour la périphérie
du bassin genevois, alors qu’elle dépasse localement 40
kg∙ha -1 ∙an -1 dans certaines zones orientales du Plateau
suisse (Météotest 2013 in OFEV, 2014). Loin de grands
centres d’élevage et d’une grande métropole, l’influence
des précipitations azotées de toute nature n’apparait
donc pas comme un facteur majeur d’eutrophisation des
alpages jurassiens.
En revanche, le remplacement des moutons comme
bétail estivant, jusqu’en 1973, par des bovins non laitiers
à partir de 1976, ainsi que les modalités de déplacement
de ces bovins observées récemment sur les alpages de
Curson et Thoiry Devant par suivi GPS (Wettstein et al.,
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
2017) apparaissent comme les facteurs déterminants de
cette évolution. Contrairement aux moutons qui étaient
conduits pour une utilisation complète de l’alpage, les
bovins demeurent en libre parcours et consacrent une
grande part de leur temps dans la partie centrale des
alpages et à proximité des points d’eau, sur les secteurs
les moins escarpés. Leur chargement sur le VeratroCirsietum est près de deux fois supérieur à celui sur
le Plantagini-Caricetum et 20 fois supérieur à celui sur
le Seslerio-Arctostaphyletum (Wettstein et al., 2017).
Les bovins sont aussi moins aptes à trier les éléments
de bonne qualité fourragère que les ovins au mode de
préhension labial (Ginane dans Wettstein et al., 2017). Il
en résulte une fertilisation indirecte, liées à l’accumulation
des déjections, et une pression de sélection accrues sur
le tapis végétal. Les espèces eutrophiles, à court cycle
de développement et tolérant le piétinement sont ainsi
favorisées par le changement des modalités de pâturage
sur le secteur.
Ce changement de nature du bétail estivant s’est aussi
accompagné d’un abandon ou a minima d’une très faible
fréquentation des secteurs sommitaux ombragés du
Crêt de la Neige où se développent préférentiellement
les communautés de pelouses longuement enneigées
et où la régénération du pin à crochet est marquée
(Béguin, 2017). L’arrêt du pâturage ovin, contribuant au
prélèvement de biomasse et à la fertilisation indirecte
de ce secteur, expliquerait la régression des espèces
herbacées nitrophiles, qui bénéficiaient ponctuellement
des déjections, et des petites espèces à rosettes. Ces
dernières sont concurrencées par des espèces de plus
grande taille (Vittoz et al. 2009) au sein de communautés
comme le Caricetum ferrugineae (association dont la
richesse en espèces nitrophiles régresse significativement)
principalement située sur ce secteur.
Influence des changements climatiques
Aucune des associations ne montre une augmentation
des espèces thermophiles, pouvant correspondre à
des conditions climatiques devenues plus chaudes. Le
contraire s’observe même dans deux associations, le
Scillo-Poetum et le Caricetum ferrugineae. Une autre
influence du réchauffement climatique pourrait être
un assèchement du sol, les températures plus élevées
augmentant l’évapotranspiration. Mais là aussi, aucune
tendance globale n’est observable dans les résultats.
L’augmentation des températures ne semble donc pas
avoir encore d’influence observable sur la composition
des communautés végétales de la Haute Chaîne. Cette
stabilité correspond aux observations précédentes
effectuées à l’étage subalpin dans les Alpes ou aux USA
(Matteodo et al., 2016; Price et Waser, 2000; Vittoz et
al., 2009). Elle s’explique probablement par un tapis
végétal dense, avec une forte compétition interspécifique
qui limite l’installation de nouvelles espèces et par
la longévité importante des espèces de prairies et
pâturages (la plupart ont une demi-vie supérieure à 15
ans, voire une longévité bien supérieure en raison de leur
reproduction clonale (Ozinga et al., 2007). Néanmoins,
des changements lents ne sont pas à exclure dans le futur.
Chapitre I : Végétation
Evolutions spécifiques
Le changement dans la nature du bétail, soit la
substitution d’un pâturage ovin, comprenant de petits
animaux légers et mobiles, par un pâturage bovin,
constitué de ruminants plus lourds occupant davantage
les parties centrales des alpages, a une influence majeure
sur l’évolution de la composition de deux groupes de
végétaux : les espèces sensibles à la teneur du sol en
nutriments et les espèces à long cycle biologique des
lisières. Comme présenté dans les résultats, les espèces
nitrophiles rudérales, comme Cerastium fontanum
subsp. vulgare, Chenopodium bonus-henricus, Poa
supina, Rumex alpestris, Taraxacum officinale ou
Veronica serpyllifolia subsp. humifusa, sont favorisées
dans la partie centrale des alpages au sein des pâturages
fertiles. Ponctuellement des espèces monocarpiques
(espèces mourant après la fructification) sont apparues
au sein des écorchures du Veratro-Cirsietum, telles
Capsella bursa-pastoris, Galeopsis tetrahit, Geum
urbanum ou Lamium maculatum. Leur fréquence est
faible, et l’augmentation n’est pas significative, mais
aucune de ces espèces monocarpiques ne figurait au
sein des relevés historiques. Inversement, l’arrêt de
la pâture par les moutons en 1973 (Wettstein et al.,
2017) au sein des pelouses fraiches difficiles d’accès
et éloignées des points d’eau (comme le Caricetum
ferrugineae sur l’envers du Crêt de la Neige) se traduit
dans une moindre ampleur par la disparition ou la très
forte régression des espèces nitrophiles rudérales, telles
qu’Achillea millefolium, Alchemilla vulgaris aggr. (le plus
souvent A. monticola), Poa supina (espèces faiblement
représentées il y a 40 ans et non présentées dans les
tableaux), ainsi que de certains taxons xérophiles
comme Centaurea alpestris, Koeleria pyramidata ou
Linum ockendonii, qui devaient bénéficier de microniches sur des zones ouvertes rocailleuses.
L’augmentation de la pression pastorale se traduit
également par la régression de taxons oligotrophiles
des pelouses maigres acidophiles, comme Agrostis
capillaris, Dactylorhiza sambucina, Geum montanum,
Potentilla aurea ou Viola canina, propres au NardoAgrostion, ou de taxons calcicoles, comme Alchemilla
conjuncta aggr., Arabis ciliata, Dianthus hyssopifolius,
Galium anisophyllon, Gentiana lutea ou Scabiosa
lucida, propres à l’Agrostio-Seslerion, voire à plus large
amplitude tels qu’Avenula pubescens, Cerastium arvense
subsp. strictum, Cirsium acaule, Euphorbia cyparissias,
Euphrasia rostkoviana au sein des pâturages gras
comme au sein du Plantagini-Caricetum. Inversement,
les taxons oligotrophiles, comme Bartsia alpina ou Salix
retusa, sont favorisés dans les pelouses fraiches.
Le second groupe d’espèces montrant une évolution
significative depuis 40 ans est celui des espèces de
lisières. En effet, les modifications du bétail estivant et
des pratiques se traduisent par une augmentation de la
pression pastorale sur les parties centrales d’alpage, ce
qui induit la raréfaction d’espèces telles que Digitalis
grandiflora, Hypericum maculatum, Lathyrus pratensis,
Veratrum lobelianum, Valeriana officinalis aggr. ou Vicia
25
sepium, qui sont entravées dans l’accomplissement de
leur cycle du fait de l’augmentation de l’abroutissement
et du piétinement. Inversement, ce même groupe
d’espèces bénéficie de la plus faible pression pastorale
sur les parties périphériques ou dans les pelouses
calcicoles sèches, et des espèces comme Gentiana lutea,
Laserpitium latifolium, Pimpinella saxifraga, Seseli
libanotis, Sideritis hyssopifolia ou Trifolium montanum
sont favorisées. La situation est analogue pour les
pelouses longuement enneigées qui sont marquées
par un enrichissement en chaméphytes, notamment
Rhododendron ferrugineum et Salix retusa, la première
profitant certainement aussi d’un entretien moindre des
alpages par les bergers.
Limites de l’étude
Idéalement, une telle étude devrait reposer sur des
carrés permanents, marqués sur le terrain et assurant
des répétitions d’inventaires localisés toujours au même
endroit, comme réalisé dans le projet GLORIA (Gottfried
et al., 2012) ou les études effectuées sur les sommets
alpins (par ex. Wipf et al., 2013). Une alternative
consiste à relocaliser aussi précisément que possible
les anciens inventaires sur la base de descriptions ou
de coordonnées (par ex. Gillet et al., 2016; Matteodo
et al., 2016). Dans notre cas, aucune donnée historique
ne le permettant, une approche moins précise, basée
sur une comparaison statistique de données anciennes
et récentes a dû être utilisée. Cette approche est
donc susceptible d’induire des biais dans les résultats.
Par exemple, le groupe isolé de relevés historiques
observé dans le Caricetum ferrugineae, sans relevé
récent proche, peut être dû à une zone particulière
qui n’a, par hasard, pas été revisitée. Cependant, la
séparation régulière des relevés historiques et récents
dans les ACP (fig. 1), ce qui est le cas de six associations
sur les neuf considérées, crédibilisent les constats
réalisés ; les relevés étant répartis sur l’ensemble des
crêtes considérées pour les deux périodes et intégrant
la diversité des types de végétation et des situations.
De même, la cohérence des résultats entre l’évolution
qualitative des compositions spécifiques observées
(progressions et régressions) et l’évolution quantitative
des surfaces constatées pour ces mêmes associations,
permettent de dire qu’un changement a réellement
eu lieu dans la nature de la végétation de ces alpages.
Néanmoins, des suivis avec une localisation plus précise
des relevés s’imposent à l’avenir.
nutriments du sol, ainsi que les pressions de piétinement
et d’abroutissement. Des espèces eutrophiles rudérales
ont été favorisées, tandis que les espèces oligotrophiles
acidophiles, calcicoles et de lisières à long cycle
ont régressé. Inversement, une légère tendance au
développement des espèces de lisières dans les pelouses
calcicoles sèches traduit une déprise agricole sur ces
surfaces. Cette approche qualitative vient confirmer les
résultats obtenus précédemment avec une approche
quantitative surfacique et les premières observations
de C. Béguin (1996) : « C ’est avant tout le changement
de mode d’exploitation (ovins ou bovins) qui modifie
le cadre végétal (…). Actuellement, le tapis végétal
paraît subir une certaine mutation ». Aucune tendance
globale significative ne se dégage pour l’heure quant à
une éventuelle influence sur la composition floristique
de l’élévation marquée des températures moyennes
annuelles depuis 40 ans.
Remerciements à François Gillet pour ses remarques
constructives lors de la relecture du manuscrit.
Conclusion
Les modifications de la composition floristique observées
suite à la comparaison à 40 ans d’intervalle de deux états
du tapis végétal attestent de l’influence prépondérante
du changement des pratiques pastorales. Le passage
d’un pâturage ovin, propre au début et à la première
moitié du XX e siècle en Haute Chaîne, à un pâturage bovin
en 1976 a engendré une augmentation de la pression
pastorale au cœur des alpages, augmentant la teneur en
26
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
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27
28
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Le pin à crochet sur les crêtes de la
Haute Chaîne : hâte-toi lentement –
dynamique de croissance d’une espèce
emblématique
D. Béguin
Mail : daniel.beguin@hesge.ch
Espèce emblématique des crêtes de la Haute Chaîne
du Jura, et du Crêt de la Neige en particulier, le pin
à crochet (Pinus mugo ssp. uncinata (DC.) Domin.)
a suscité de nombreuses interrogations quant à son
origine historico-géographique, à son développement
au cours des périodes récentes et à son expansion en
lien éventuel avec des modifications du milieu, qu’elles
soient de nature climatique ou d’usage sylvo-pastoral.
Pour mettre en évidence la contribution stationnelle
sur la dynamique de croissance de pins à crochet, nous
avons inventorié et mesuré tous les ligneux (y compris
les plantules) dans trois placettes de 100 m 2 choisies en
fonction de l’exposition et de la position par rapport à
la crête. Six pins entre 1 m et 1,80 m de haut ont été
coupés au collet et découpés pour compter et mesurer
les cernes d’accroissement à différentes hauteurs. En
complément, cinq pins au port dominant ont été carottés
à une hauteur de 1,30 m. Enfin, dans la situation la plus
favorable au pin et dans laquelle la présence simultanée
d’épicéas a été constatée, ces derniers ont fait l’objet
des mêmes mesures que les pins de petite taille (sans
coupe). Dans les trois placettes, les températures ont
été relevées à l’aide de capteurs thermiques disposés
au niveau du sol.
L’existence dans la placette la plus favorable (exposition
Sud-Est) d’une cohorte de pins âgés de 15 à 22 ans, très
homogènes en taille et à forte croissance annuelle laisse à
penser à une modification récente des usages pastoraux.
Dans les zones les plus froides en versant Nord, la
croissance est plus lente et la structure du peuplement
traduit une certaine stabilité du milieu à l’époque
récente (XIX e et XX e siècles). Les deux pins les plus âgés,
observés en versant Nord, sont issus de germinations
datant des années 1650-70. Dans la zone du canyon du
Crêt de la Neige, lieu des pins les plus emblématiques
en situation de crête, l’individu le plus âgé semble issu
d’une germination aux environs de 1760. La présence
d’épicéas a été observée de façon sporadique en zone
de crête, avec une croissance plus faible que celle du
pin à crochet. La concurrence entre ces deux espèces est
donc faible pour le moment. En dépit de son apparence
emblématique, le pin à crochet n’est ainsi pas forcément
Chapitre I : Végétation
une espèce relictuelle en situation sommitale dans le
secteur du Crêt de la Neige, et présente aujourd’hui
une forte dynamique sur les versants exposés les plus
favorables, à la suite probablement de modifications
dans les usages pastoraux (réduction de la pression
pastorale en situation de crête).
Introduction
Les environnements extrêmes fascinent par les stratégies
adaptatives auxquelles ils contraignent les espèces qui
tentent de s’y établir. Le pin à crochet (Pinus mugo
ssp. uncinata (DC.) Domin.) figure parmi ces espèces
capables de se développer dans des conditions où peu
d’autres ligneux parviennent à le concurrencer, que ce
soit en situation exposée de crête rocheuse d’altitude au
sol superficiel et sec ou dans les hauts-marais tourbeux
où la présence d’une nappe d’eau presque affleurante le
laisse également quasi seul à constituer les formations
forestières ou pré-forestières des pinèdes sur tourbe.
Dans les deux cas, lorsque les conditions édaphiques ou
climatiques sont un peu plus favorables, c’est l’épicéa
(Picea abies (L.) H. Karst.) qui s’y établit en peuplements
susceptibles de concurrencer le pin, soit dans une
succession évolutive du milieu, soit en se côtoyant de
manière stable par une zonation visible, par exemple
en couronne de haut-marais particulièrement boisés
(Freléchoux et al., 2004). Sur les crêtes rocheuses de
l’arc jurassien, le pin à crochet offre ses plus beaux
peuplements dans la Haute Chaîne, au voisinage des
sommets jurassiens les plus élevés, où il en est devenu
une espèce emblématique.
L’origine biogéographique de cette espèce et son
développement dans certains milieux de l’arc jurassien au
cours des périodes récentes ont suscité de nombreuses
interrogations ; sa présence étant souvent assimilée à
un haut degré de naturalité du fait de la valeur attribuée
aux milieux qu’il colonise et à son aspect vénérable
(Bégeot et Richard, 1996; Reille, 1991). Malgré
cela, l’importance de ses peuplements semble avoir
passablement fluctué au cours de l’histoire récente, avec
29
une augmentation observée dans certaines tourbières
jurassiennes notamment (André et André, 2008). La
récolte de bois, la création d’ouvertures dans le couvert
forestier, entre autres par le feu, et l’interaction avec le
bétail semblent participer, à des degrés divers et selon
les contextes, à une dynamique favorable à cette espèce
dans l’arc jurassien (André et André, 2008). Toujours estil que le pin à crochet a sans doute trouvé en situation
de crête une forme de refuge postglaciaire donnant à
ces stations d’altitude un caractère bien particulier ;
cette situation lui vaut d’être potentiellement exposé
à d’éventuels changements de végétation déterminés
par des modifications climatiques qui impliqueraient
une remontée progressive des étages de végétation.
Les peuplements qu’il forme dans les environnements
froids où il constitue avec Huperzia selago les pinèdes
à lycopodes (Huperzio-Pinetum) (Richard, 1961) en
font également un élément sensible à toute forme
de réchauffement du milieu. Par cet ensemble de
caractéristiques, le pin à crochet est une espèce
particulièrement intéressante à étudier en lien avec des
changements d’ordre climatique ou avec l’évolution des
pratiques pastorales en région de montagne.
Partant du constat de son abondance, voire de sa
recrudescence dans certains secteurs de montagne, les
questions suivantes au sujet du pin à crochet ont été
posées dans le cadre du projet Reculet (2011-2016) :
•
qu’en est-il de la dynamique de régénération du pin
à crochet dans le secteur du Crêt de la Neige ? Estil possible d’effectuer un lien entre celle-ci et une
modification des pratiques sylvo-pastorales ?
•
que peut-on dire de l’âge des pins du Crêt de la
Neige ?
•
qu’en est-il des différences de croissance du pin en
fonction de sa situation sur les versants de part et
d’autre de la crête ?
•
l’épicéa est-il un candidat sérieux pour supplanter
le pin en situation de crête ?
Méthodes
Site d’étude
Effectuée dans le cadre du projet Reculet (Prunier,
2017), cette étude s’est focalisée sur les peuplements
de pins à crochet du secteur du Crêt de la Neige (alt.
1717 m, F-01), constituant avec le Reculet les deux plus
hauts sommets du Jura franco-suisse, dans sa partie
sud-ouest dominant le Bassin genevois et le Pays de
Gex (F-01). Barrière orographique pour les courants
atlantiques, ces crêtes bénéficient de précipitations
abondantes (~ 2 000 mm/an). Les conditions hivernales
y sont particulièrement rigoureuses par l’exposition aux
vents en situation de crête et par l’accumulation d’un
important manteau neigeux en particulier dans les creux
et les revers. Dominés par une géologie calcaire, les
sols y sont souvent très superficiels, excepté certaines
zones d’éboulis froids, lieux d’accumulation d’humus
tourbeux, ou sur les replats du versant Sud-Est ; secteurs
où se concentre l’activité pastorale (estivage de vaches
principalement) et où les sols peuvent être relativement
épais et décarbonatés à la faveur de marnes ou de loess
accumulés. Cette partie de la Haute Chaîne constitue
par ailleurs depuis 1993 le cœur de la Réserve naturelle
nationale de la Haute Chaîne du Jura dont le caractère
subalpin abrite une flore et une faune particulièrement
remarquables.
Dispositif d’observation
Pour mettre en évidence la contribution des conditions
stationnelles à la dynamique de croissance des pins
à crochet, trois placettes d’étude de 100 m 2 ont été
choisies en fonction de l’exposition et de leur position
par rapport à la crête, la première en versant Nord sur
éboulis froids (T°C moy. annuelle: 5,7°C*, durée période
de végétation: 119 jours*, couverture neigeuse prolongée
d’un mois par rapport à la crête* – Huperzio-Pinetum),
la seconde en versant Nord à proximité de la crête (T°C
moy. annuelle: 9,0°C*, durée période de végétation: 159
jours*, couverture neigeuse “normale”* – PulsatilloAnemonetum), et la troisième en versant Sud-Est (T°C
moy. annuelle: 10,0°C*, durée période de végétation:
149 jours*, couverture neigeuse prolongée de 10 jours
par rapport à la crête* – Seslerio-Arctostaphyletum (*:
données hepia, Prunier et O’Rourke 2017) (fig. 1).
À compter du stade de plantule, tous les ligneux y
ont été inventoriés et mesurés au cours du printemps
2013 : hauteur, diamètre à la base (deux mesures
perpendiculaires), excentricité de la cime par rapport au
point d’enracinement central, et derniers accroissements
apicaux annuels lorsque ce fut possible. Les germinations
de l’année n’ont pas été prises en compte. Sur la base
de cet inventaire, six pins issus du recrû d’une hauteur
de 1,00 m à 1,80 m ont été sélectionnés aléatoirement
dans chacune des placettes, puis coupés au collet et
découpés en tronçons de 10 cm sur lesquels les cernes
d’accroissement furent comptés et mesurés ; le but est
de reconstituer une courbe de croissance en hauteur
par la détermination des âges respectifs auxquels
se trouvaient chacun d’eux aux différentes hauteurs
auxquelles les coupes ont été effectuées.
En complément pour chaque placette, cinq pins au port
dominant (adultes) ont été carottés à l’aide d’une tarière
dendrologique à une hauteur d’un mètre, également au
printemps 2013. Les cernes extraits ont été comptés
et mesurés au vingtième de millimètre sur une table
de mesures couplant observation à la binoculaire et
enregistrement des positions de ceux-ci. Les courbes de
1
30
données hepia , Prunier et O’Rourke 2017
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 1 : placettes d’étude adoptées pour l’étude de la régénération du pin à crochet, en situation d’éboulis froids
en versant Nord – végétation du type Huperzio-Pinetum (à gauche), en versant Nord à proximité de la crête du Crêt
de la Neige – végétation du type Pulsatillo-Anemonetum (au milieu) et en versant Sud-Est – végétation du type
Seslerio-Arctostaphyletum (à droite) (photo de gauche : P. Prunier, photos du milieu et de droite : D. Béguin).
croissance ainsi obtenues furent synchronisées au cas par
cas lorsque les années caractéristiques n’apparaissaient
pas de façon synchrone. Pour compléter la vision dans la
zone sommitale, cinq pins dominants supplémentaires
ont été carottés en bordure Nord du Canyon du Crêt de
la Neige, sur des sols superficiels.
Dans la situation la plus favorable au pin, dans laquelle
la présence simultanée d’épicéas a été constatée, en
versant Sud-Est, trois individus (h = 1,00-1,20 m) de
chacune des deux espèces ont fait l’objet d’une analyse
de la croissance apicale inférée par la détermination de
l’âge des branches au niveau de chacun des verticilles
observés le long du tronc. A chaque arrêt annuel de
croissance du bourgeon apical, ces deux espèces vont
développer l’année suivante un nouveau verticille de
branches. En mesurant la hauteur de chacun de ces
verticilles, il est ainsi possible d’établir une courbe
de croissance en évitant la destruction des individus
observés, un critère déterminant dans cette situation
très particulière. L’âge des branches a donc été
déterminé par une section prise au niveau de l’insertion
dans le tronc, avant l’établissement de courbes
moyennes pour comparaison entre ces deux espèces. La
validité des âges obtenus par cette méthode originale a
par ailleurs été vérifiée en appliquant cette dernière sur
plusieurs pins prélevés dans les autres parcelles. Dans
les trois placettes, les températures ont été relevées à
l’aide de capteurs thermiques disposés au niveau du sol,
l’interprétation de ces courbes permettant également
de déduire la durée des périodes sans neige à partir de
l’amplitude des variations journalières observées.
Chapitre I : Végétation
Résultats
Dans les trois parcelles de 100 m 2 , 93 pins à crochet
ont été inventoriés en versant Nord (creux froid), 29
en versant Nord (crête), accompagnés à cet endroit
par trois épicéas, et 38 en versant Sud-Est. La structure
des peuplements de pins illustrée par la distribution
des hauteurs réparties par classes de 50 cm laisse
apparaître en versant Nord, sur éboulis froids (creux
Nord) une majorité d’individus de taille inférieure à 50
cm, alors que ceux-ci sont majoritairement proches de
1 m de haut à proximité de la crête, voire entre 1 m et
1,50 m en versant Sud-Est (fig. 2). Dans cette dernière
situation, on note par ailleurs l’absence d’individus
supérieurs à 2,50 m, contrairement aux deux parcelles
en versant Nord.
La distribution des accroissements apicaux mesurés
au sommet des pins, correspondant à l’accroissement
annuel de l’année précédant le relevé (2012) illustre
d’importantes différences en fonction des parcelles :
cet accroissement est en moyenne de 1,1 cm en versant
Nord froid, de 10,8 cm en versant Nord à proximité de
la crête, et de 8,7 cm en versant Sud-Est (fig. 2, tab. 1).
L’âge des six individus prélevés sur chacune des parcelles
montre une relativement grande hétérogénéité en
versant Nord froid, avec des individus âgés de 56 à 102
ans ; en revanche, en versant Nord à proximité de la
crête et plus encore en versant Sud-Est, les âges sont
très rapprochés puisqu’ils varient entre 19 et 31 ans
dans le premier cas, entre 15 et 22 ans dans le second.
Rapportant la hauteur totale des arbres à l’âge observé
au collet, il est possible d’évaluer grossièrement une
vitesse annuelle de croissance pour les pins entre
1,00 m et 1,80 m. Celle-ci avoisine 1,5 cm/an dans les
situations les plus draconiennes et 5 cm/an dans les
conditions les plus favorables (tab. 1). L’accroissement
radial moyen observé au collet varie entre 0,26 mm/
an en versant Nord sur éboulis froids et 1 mm/an en
versant Nord en crête.
31
Distribution
des
(cm)
NF - classes
de hauteurs
hauteur
50
versant Sud-Est
50
100
150
200
250
300
30
Frequency
10
0
10
0
0
0
20
30
Frequency
20
10
20
30
40
40
crête Nord
40
éboulis Nord
Frequency
SE - classes de hauteur
50
50
NH - classes de hauteur
0
50
100
treeNF.dat$hauteur
150
200
250
300
0
300
40
30
Frequency
10
20
40
30
Frequency
20
0
10
20
250
versant Sud-Est
0
15
200
50
50
50
30
Frequency
20
10
0
10
150
SE - classes d'accroissement
crête Nord
40
éboulis Nord
5
100
treeSE.dat$hauteur
Distribution
des accroissements annuels (cm)NH - classes d'accroissement
NF - classes d'accroissement
0
50
treeNH.dat$hauteur
0
5
treeNF.dat$accroisMOY
10
15
20
treeNH.dat$accroisMOY
0
5
10
15
20
treeSE.dat$accroisMOY
Figure 2 : distribution des hauteurs (en cm, par classes de 50 cm) et des derniers accroissements apicaux annuels (en
cm) pour les pins à crochet inventoriés sur les trois parcelles de 100 m 2 , respectivement en versant Nord dans la zone
d’éboulis froids (éboulis Nord) et à proximité de la crête (crête Nord), ainsi qu’en versant Sud-Est.
Tableau 1 : âge établi à une hauteur h = 1,00 m et croissance radiale annuelle moyenne pour les pins dominants
carottés au voisinage des parcelles étudiées (n= 3 x 5, incluant deux rayons), complété des âges et des accroissements
radiaux/apicaux annuels moyens obtenus par comptage des cernes au collet pour les pins du recrû échantillonnés
dans chacune des parcelles en versant Nord dans la zone d’éboulis froids et à proximité de la crête, ainsi qu’en
versant Sud-Est (n= 3 x 6).
Adultes (port dominant)
Recrû (h = 1 à 1,8 m)
âge (ans, min./
max.)
àh=1m
croissance
radiale (mm/an)
âge (ans, min./
max.) au collet
croissance en
hauteur (cm/an)
croissance
radiale (mm/an)
versant Nord
(éboulis froid)
117 - 249
0,60
56 - 102
1,6 cm/an
2012 : 1,1 cm
0,2
versant Nord
crête
48 - 227
0,73
19 - 31
5,2 cm/an
2012 : 10,8 cm
1,0
78 - 218
1,04
15 - 22
4,7 cm/an
2012 : 8,7 cm
0,9
versant Sud-Est
32
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 3 : croissance apicale moyenne du recrû établie par comptage des cernes sur des sections de troncs prélevés
tous les 10 cm, dans les parcelles en situation d’éboulis froids en versant Nord (NF, n=6), en versant Nord à proximité
de la crête (NC, n=6) et en versant Sud-Est (EST; n=6).
Observée sur la base des successions obtenues
par comptage des cernes sur les sections de tronc
prélevées tous les 10 cm, la croissance annuelle en
hauteur du recrû varie fortement en fonction des
conditions stationnelles, la situation sur éboulis froids
se démarquant par une croissance particulièrement
ralentie (fig. 3). Pour atteindre une hauteur de 1,00
m, un pin à crochet mettra ainsi près de 65 ans dans
ces conditions particulièrement exigeantes, alors que
cette même hauteur sera atteinte après 20 ans dans les
situations plus favorables observées en versant Sud-Est,
voire même un peu moins à proximité de la crête.
L’estimation des âges à h = 1,00 m des pins carottés dans
les conditions d’éboulis froids en versant Nord s’échelonne
de 117 à 249 ans (n=5), en versant Nord à proximité de la
crête de 48 à 227 ans (n=5) et de 78 à 218 ans en versant
Sud-Est, toujours à hauteur du prélèvement (n=4). La
croissance radiale annuelle moyenne s’élève à 0,60 mm/
an (min. 0,37, max. 0,82 mm/an) sur éboulis froids du
versant Nord, à 0,73 mm/an (min. 0,42, max. 1,72 mm/an)
en versant Nord à proximité de la crête, et à 1,04 mm/an
(min. 0,70, max. 1,64 mm/an) en versant Sud-Est (tab. 1).
Dans la zone de crête à proximité du Canyon, en situation
exposée sur des sols particulièrement superficiels, la
croissance radiale annuelle moyenne observée est la plus
faible, soit 0,56 mm/an (min. 0,48, max. 0,76 mm/an)
(tab. 1). Le dernier cerne complet mesuré est pour tous
les arbres prélevés celui de 2012.
Chapitre I : Végétation
Les courbes de croissance établies sur la base des
moyennes par année des accroissements de tous
les pins d’une même placette permettent d’illustrer
les variations de croissance comparée entre les
trois placettes sur la période 1887 – 2012, alors que
l’individu le plus âgé échantillonné sur éboulis froids en
versant Nord permet d’obtenir une courbe de croissance
sur la période 1764 – 2012 dans ces conditions si
particulières, et sur la période 1786 – 2012 sur ce même
versant à proximité de la crête (fig. 4). Les pins prélevés
en situation de crête à proximité du canyon montrent
une croissance particulièrement faible, liée à des sols
très superficiels (fig. 4 – courbe violette). La période
1810 – 1870 montre une croissance ralentie dans
toutes les stations, traduisant les répercussions d’un
refroidissement climatique lié au petit âge glaciaire. Par
ailleurs, on constate un certain ralentissement dans la
croissance des pins en versant Sud-Est, une fois qu’ils
ont atteint à h = 1,00 m un âge observé de 25-30 ans.
Dans la situation de coexistence du pin à crochet et de
l’épicéa observée à mi-pente sur le versant Sud-Est,
l’établissement des courbes de croissance comparées
pour ces deux espèces indique une croissance initiale
légèrement plus rapide pour l’épicéa jusqu’à une hauteur
de 60-70 cm. Au-delà, le pin montre sur l’intervalle
considéré une croissance plus rapide en s’illustrant par
des accroissements apicaux annuels une fois et demi à
deux fois supérieurs à l’épicéa (fig. 5).
33
Figure 4 : croissance radiale moyenne mesurée à h = 1,00 m pour les pins dominants carottés en versant Nord
sur éboulis froids (noir), en versant Nord à proximité de la crête (rouge) et en versant Sud-Est (vert). Les points
inférieurs à l’axe horizontal indiquent une croissance inférieure à 1 mm/an (échelle logarithmique). La courbe
violette correspond aux pins carottés sur la crête à proximité du canyon.
Figure 5 : croissances apicales comparées de l’épicéa et
du pin à crochet observées en situation de coexistence en
versant Sud-Est sur des individus de 1,20 m de hauteur (n = 3
pour chaque espèce).
34
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Discussion
Versant nord
La situation observée dans la pinède à lycopodes (creux
froid du versant nord) illustre un peuplement de pins
à crochet présents sur le site depuis près de 350 ans
pour les individus les plus âgés, ceci en postulant
que la croissance du recrû jusqu’à une hauteur d’un
mètre, hauteur à laquelle jusqu’à 250 cernes furent
comptés, fut similaire jadis à la croissance observée
aujourd’hui sur les pins de cette taille (1 à 1,6 cm/an)
dans les mêmes stations. La structure du peuplement
ne semble en outre pas traduire de rupture importante
dans la dynamique de régénération, une forme de
relative stabilité à l’échelle des XIX ème et XX ème siècles
sur ce secteur. Toutefois, cette régénération demeure
actuellement marquée puisque de nombreux individus
de petite taille y ont été observés. Si la croissance
s’avère effectivement être particulièrement lente – mais
régulière – dans ces conditions extrêmes (Duret et Knutti,
2008; Richard, 1961), la fermeture progressive semble
toutefois se poursuivre, lentement mais sûrement. Il est
ainsi possible que l’installation d’un couvert forestier
du type que nous observons actuellement trouve son
origine quelque part au cours du XVII ème siècle, sous la
forme d’une formation secondaire suite à d’importants
déboisements (Ruffaldi et al., 2017).
Crête et versant sud-est
Quant au recrû observé en situation de crête, et plus
encore sur le versant Sud-Est, il illustre une dynamique
de colonisation presque synchrone, contrairement
à la situation en versant Nord sur éboulis froids,
situation dans laquelle toutes les classes de taille sont
représentées. Il est d’ailleurs étonnant de constater le
peu de jeunes recrûs dans la situation la plus favorable
(Sud-Est), alors même que cette station a vu l’installation
de nombreux pins constituant aujourd’hui une strate
relativement dense d’individus entre 1 et 2 m de haut,
à forte croissance et d’un âge très proche, en l’absence
d’arbres de taille supérieure. Ceci laisse à penser que
leur installation en nombre dans les années 1980-90 a
pu se faire à la faveur d’une modification des pratiques
pastorales, qui auraient pu intervenir quelques années
plus tôt (Wettstein et al., 2017) avec un abandon des
secteurs peu accessibles au bétail et/ou un intervalle
sans pâture qui permit au recrû de s’installer. Il est
même possible que la densification relative de la strate
herbacée provoquée par cet arrêt de pâture ait ensuite
freiné l’établissement de nouvelles plantules, par un
effet de concurrence accrue au niveau des espaces
disponibles au sol.
Une fois atteint une hauteur de 2 à 3 mètres (25-30
ans après avoir atteint 1 m), la pression des contraintes
édaphiques semble devenir plus forte, du fait du peu
de sol à disposition en rapport avec les besoins de
croissance d’un individu de cette taille. Ceci expliquerait
ainsi un certain ralentissement de la croissance observé
à partir d’une certaine hauteur chez les individus
Chapitre I : Végétation
en situation ce crête, bien qu’ils y aient bénéficié de
conditions relativement favorables à leur installation
et à leur croissance au cours des premières décennies.
Cette croissance lente est d’ailleurs particulièrement
marquée sur les arbres adultes dans la zone du canyon,
à proximité immédiate de la crête et là où les sols sont
les plus superficiels.
Un couvert neigeux d’épaisseur moindre en situation
de crête, du fait de son exposition aux vents, permet
un certain allongement de la période de végétation, en
particulier un démarrage printanier plus précoce, malgré
des risques accrus de gels tardifs au sol. En outre, une
disparition rapide des amas de neige au voisinage des
branches de pin vient sans doute limiter également
l’intensité des attaques de champignons filamenteux
du genre Herpotrichia couvrant les aiguilles d’un
feutrage qui peut sérieusement affecter la croissance,
voire la survie des pins et des épicéas ; observation
régulièrement faite dans les zones d’accumulations
neigeuses importantes de l’arc alpin également
(Nierhaus-Wunderland, 1996).
Autre forme d’adaptation qui semble conférer au pin
à crochet un avantage en situation de pente à fort
enneigement, celle de son port en crosse. Le pin peut
ainsi ployer dans le sens de la pente, poussé par le
mouvement lent du manteau neigeux, voir même s’en
trouver en partie déraciné ou cassé, conduisant à une
forte excentricité de certains individus, particulièrement
dans les situations les plus pentues (jusqu’à 2 m dans les
pentes du versant Nord). Plus généralement, la souplesse
de ses rameaux, son port groupé et la position de son
bourgeon terminal protégé par de longues aiguilles
en extrémité de rameau semblent conférer au pin une
meilleure adaptation à la pression exercée la neige. De
plus, il présente probablement avec cette configuration
un attrait moindre pour le bétail susceptible de l’abroutir,
ceci en comparaison de l’épicéa dont les bourgeons en
extrémité de rameaux sont davantage exposés.
Ainsi, probablement que dans les premiers stades de
croissance, la compétition au sein du couvert herbacé,
l’éventuelle pression de pâture ou d’abroutissement, et
l’importance du couvert neigeux constituent les facteurs
déterminants les plus importants. Puis, à partir d’une
hauteur de 2 à 3 mètres, ce sont probablement les
facteurs édaphiques qui viennent à se montrer les plus
limitants pour la croissance du pin. Leur combinaison
au cours du temps et selon les situations in situ va
conditionner la régénération et la croissance du pin.
Pin et épicéa
L’épicéa, par son caractère dominant dans les principales
formations forestières en deçà des situations de crête,
est un concurrent tout désigné du pin à crochet, en plus
d’être à même de recoloniser les secteurs pâturés à
partir de leur limite altitudinale inférieure avec la forêt.
S’il est observé au stade de recrû de façon sporadique
en zone de crête, l’épicéa s’est montré plus présent
dans des secteurs moins exposés du versant Sud-Est.
Néanmoins, d’après les observations effectuées dans
35
ces zones de coexistence, la concurrence entre ces
deux espèces n’y est que faible pour le moment. Certes
l’épicéa semble légèrement à son avantage en termes de
croissance lorsqu’il présente une taille inférieure à 60-70
cm mais, une fois cette taille atteinte, le pin à crochet le
rattrape et montre une croissance nettement meilleure.
Cette hauteur peut également être mise en relation
avec une certaine pression d’abroutissement, obligeant
l’épicéa à freiner son développement aérien, du moins
temporairement (Béguin, 2007). Il se peut par ailleurs
que l’inertie plus grande observée dans la croissance de
l’épicéa dans des conditions climatiques changeantes
puisse continuer à jouer en faveur du pin à crochet, tel
qu’observé dans le Vercors (Rolland et al., 1995).
Ainsi donc, dans les conditions climatiques récentes ou
actuelles, le pin ne semble guère souffrir de concurrence
avec l’épicéa, dans ses bastions du Crêt de la Neige et
du Reculet. Il sera toutefois intéressant d’observer si
le passage, à un moment donné, d’un seuil en matière
d’extrêmes climatiques (durée d’enneigement plus courte,
température moyenne plus élevée en période de végétation,
sécheresses estivales accrues), favorise l’épicéa. De tels
points de rupture marquant un changement soudain se
manifestent en effet régulièrement dans l’évolution de
systèmes fortement contraints.
plus rapide que le pin, il semble ensuite ralenti par
des limites climatiques qui en font, dans ces situations
sommitales, un concurrent modeste pour le pin. Mais
jusqu’à quand ?
Remerciements
Cette étude n’aurait pu être réalisée sans le financement
concédé par la Communauté de communes du Pays de
Gex ainsi que le conseil départemental de l’Ain et sans le
soutien d’hepia, et en particulier de son Institut TerreNature-Environnement, dans le cadre du projet Reculet
coordonné par Patrice Prunier (hepia). Quant au travail
de terrain, il a bénéficié des autorisations et du soutien
logistique apporté par la Réserve naturelle nationale
de la Haute Chaîne du Jura, et fut réalisé en particulier
grâce aux contributions de Charles Tercier, Daniel
Velhinho et Patrice Prunier. Qu’ils en soient ici remerciés.
Le Laboratoire romand de dendrochronologie (Moudon,
Suisse) a par ailleurs mis à disposition ses équipements
et son expertise pour l’observation et la mesure des
cernes de croissance. Merci également à Jean-Michel
Gobat pour sa relecture attentive du manuscrit.
En dépit de son apparence emblématique pour cette
région de l’arc jurassien, le pin à crochet n’est pas
forcément à considérer comme une espèce relictuelle
en situation sommitale dans le secteur du Crêt de la
Neige. Les recherches historiques seront mieux à même
de répondre à cette interrogation (Ruffaldi et al., 2017).
Toutefois, la dynamique observée actuellement sur les
versants exposés les plus favorables illustre une évolution
qui peut être mise en relation avec des modifications dans
les usages pastoraux allant dans le sens d’une pression de
pâture moindre en situation de crête.
Conclusion
La régénération du pin à crochet est active dans le
secteur du Crêt de la Neige. Une modification même
temporaire des pratiques pastorales allant dans le sens
d’un abandon de certains secteurs sur le versant SudEst en particulier, peut être à l’origine d’une installation
synchrone importante de pins qui y trouvent alors des
conditions de croissance relativement favorables. Les
pins les plus âgés ont été observés dans les milieux les
plus stables et les plus extrêmes dans les éboulis froids
du versant nord. Le pin peut y atteindre 350 ans sans
pour autant atteindre une grande taille.
Si son installation peut raisonnablement être mise en
lien, au moins partiellement, avec des modifications
de pratiques pastorales facilitant son installation, les
conditions climatiques extrêmes en situation de crête
sont un facteur limitant important pour sa croissance,
à partir d’une certaine hauteur. Quant à l’épicéa, même
s’il présente dans ses premiers stades une croissance
36
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
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Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Paysages et forêts de la Haute Chaîne
jurassienne : 900 ans d’histoire
pollinique enregistrée dans les humus
d’altitude. Premiers constats
P. Ruffaldi, D. Etienne , O. Girardclos et P. Prunier
Mail : pascale.ruffaldi@univ-fcomte.fr
L’analyse des pollens conservés dans des couches
d’humus acides forestiers peut être utilisée pour
apporter des informations sur la dynamique de
la végétation. Ces petits enregistreurs paléoenvironnementaux permettent de restituer l’image de la
pluie pollinique à une échelle très locale. Dans la Haute
Chaîne jurassienne, sur le versant nord-ouest du Crêt de
la Neige, une première étude pollinique a été effectuée
sur des accumulations très épaisses d’humus acides
dans des pinèdes à lycopodes (Huperzio-Pinetum) et des
pessières à sphaignes (Sphagno-Piceetum) et nous révèle
mille ans d’histoire du couvert forestier en altitude. Elle
a permis d’identifier une installation du peuplement
forestier actuel de pinède à lycopodes dès la fin du XVI e
siècle, à la fin d’une grande phase d’activités pastorales
reconnue par les historiens.
Introduction
Les analyses paléoenvironnementales montrent que le
couvert forestier s’est lentement transformé au cours
des dix derniers millénaires (Beaulieu de et al., 1994).
Elles sont, de ce fait, indispensables pour comprendre
l’évolution de la dynamique de la végétation, car
elles offrent une vision temporelle continue de ces
changements et de leurs impacts sur la biodiversité.
Au cours de l’Holocène, différents peuplements se
sont succédés dans le Jura et dans l’Europe de l’Ouest.
Des pinèdes aux forêts de feuillus, de la chênaie mixte
aux hêtraies-sapinières mêlées d’épicéa en altitude,
le climat a initialement conditionné la composition et
l’évolution de la végétation. Au V e et VI e millénaire avant
notre ère, les premières communautés néolithiques se
sont implantées dans cet environnement forestier, mais
c’est surtout au cours des trois derniers millénaires que
l’emprise de l’homme sur la végétation s’est accentuée.
La rareté des données archéologiques et des sources
textuelles antérieures à la période médiévale classique
postulait une installation tardive des populations dans
le Jura. Les analyses polliniques ont toutefois démontré
l’ancienneté des impacts anthropiques dans cette
Chapitre I : Végétation
région et l’existence de communautés agro-pastorales
plus anciennes (Richard, 2000, 1995). Le massif du
Jura est réputé pour receler un nombre important de
lacs, tourbières et marais, autant de zones privilégiées
pour la conservation des grains de pollen et des spores.
De très nombreux sites ont fait l’objet d’analyses
polliniques retraçant les changements affectant les
paysages depuis la dernière glaciation sous l’influence
de facteurs naturels et/ou anthropiques (Bégeot, 2000;
Bourgeois, 1990; Gauthier, 2004; Magny et al., 2006;
Richard, 1983; Richard et Ruffaldi, 2004; Ruffaldi, 1993;
Schoellammer, 1997).
Dans ce présent travail, nous nous intéresserons aux
évolutions récentes de la dynamique forestière dans
le secteur Reculet-Crêt de la Neige, correspondant au
point culminant (1720 m) du massif du Jura. Des travaux
précurseurs de Wegmüller (1966) ont été réalisés dans
ce secteur avec l’étude pollinique d’une séquence
sédimentaire de 2 m couvrant environ 3500 ans prélevée
dans un remplissage humide à la Maréchaude. Pour
apporter des compléments à ces travaux et déterminer
les changements locaux de la composition et de
l’implantation des zones forestières dans ce secteur, il
était nécessaire de trouver à ces altitudes des capteurs
sédimentaires de faible diamètre afin de limiter la zone
de captation pollinique (Wegmüller, 1966). En effet, ces
petits enregistreurs paléo-environnementaux permettent
de retranscrire les évolutions du couvert végétal à une
échelle très locale (Calcote, 1998 ; Sugita, 1994).
Toutefois, les remplissages sédimentaires enregistrant
et conservant la pluie pollinique ancienne sont très
rares dans ces zones d’altitude. Nous nous sommes
donc intéressés à des accumulations très épaisses (de
30 à 65 cm) d’humus acides de pinèdes à lycopodes
(Huperzio-Pinetum) et de pessières à sphaignes
(Sphagno-Piceetum) du Crêt de la Neige, afin de tester
leur potentiel en tant qu’enregistreur pertinent pour
des analyses palynologiques et afin de reconstituer la
dynamique forestière locale.
39
Figure 1 : localisation des quatre sites étudiés.
Méthode
Quatre horizons d’accumulation d’humus acides ont fait
l’objet de prélèvements pour l’analyse palynologique sur
les sites des Brulats, du Niaizet, du versant nord et du
Canyon du Crêt de la Neige (fig. 1). Les prélèvements
pour les analyses palynologiques ont été réalisés à
l’aide d’une sonde russe manuelle (type GYK, 50 cm ou
1 m de longueur et 5 cm de diamètre) permettant de
prélever des demi-cylindres de matériaux en conservant
la stratigraphie, sans pollution, ni compression.
Les carottes prélevées ont été conservées en chambre
froide afin de limiter la dessiccation de l’humus,
la dégradation du matériel sporo-pollinique et le
développement de champignons.
Des échantillons de quelques centimètres cubes ont
été prélevés le long de la carotte tous les 2 ou 4 cm.
Ils ont été traités chimiquement selon la méthode
de Faegri and Iversen (1989), qui consiste en une
succession d’attaques acides/bases afin d’éliminer la
gangue minérale et organique emprisonnant les grains
de pollen et les spores. De 300 à 800 grains de pollens
sont comptabilisés par échantillon suivant la richesse en
matériel sporo-pollinique et la dominance d’un taxon.
L’identification des pollens et des spores est basée sur
40
une clé de détermination (Beug, 2004), des livres de
photographies (Moore et al., 1991; Reille, 1992-1998)
et par comparaison avec la collection de référence du
laboratoire Chrono-environnement de Besançon.
Les épaisseurs d’humus prélevés étaient de 55 cm aux
Brulats, de 65 cm sur l’envers du Crêt de la Neige, de
30 cm dans le canyon et de 55 cm au Niaizet. Seuls les
humus des Brulats, de l’envers du Crêt de la Neige et du
Niaizet ont présenté une conservation et une diversité
taxonomique du matériel sporo-pollinique d’une qualité
suffisante pour permettre une analyse pollinique. Pour
le prélèvement dans l’humus du Canyon, les grains
de pollens se sont révélés être corrodés et très mal
conservés, rendant l’identification impossible.
Ces humus très acides de sol litho-calcique sont de type
tangel, une variante (rare) de mor qui se développe sur
bloc calcaire en altitude (Jeffery et al., 2010; Mathieu
et Lozet, 2011). Ils présentent une première couche de
sphaignes non décomposées (L), suivie d’une couche
de sphaignes peu décomposées en mélange avec de
l’humus brun noir (F) et se terminent par un horizon
fibreux brun noir (H), devenant presque noir à la limite
inférieure.
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Les datations radiocarbone AMS ont été réalisées sur
du sédiment total par les laboratoires de datation
Poznan Radiocarbon Laboratory et Beta Analytic Inc.
Les résultats des datations ont été calibrés à l’aide du
logiciel Calib 6.0.2, à un intervalle de confiance de 2σ,
à l’aide de la courbe de calibration de l’Intcal09 (Reimer
et al., 2009) (tab. 1). Pour le site du Crêt de la Neige
où 2 datations radiocarbones AMS ont été effectuées,
nous avons pu réaliser un modèle âge-profondeur afin
de proposer, pour chaque profondeur non datée, un âge
probable oscillant dans l’intervalle d’incertitude de ce
modèle (fig. 2). Ce modèle a été construit à l’aide de la
routine Clam (Blaauw, 2010), en sélectionnant de façon
empirique un modèle de type spline (smooth, facteur
de 0,2).
Résultats de l’analyse pollinique
Les résultats des identifications et des comptages
polliniques sont représentés en fréquences relatives,
sous la forme d’un diagramme pollinique simplifié avec
une échelle de profondeur (en cm) pour les sites des
Brulats et du Niaizet (fig. 3) et en âge (cal. BP) pour le
site de Crêt de la Neige (fig. 4).
Nous avons réalisé une zonation des diagrammes (LPAZ :
Local Pollen Assemblage Zones) reflétant les variations des
taux de pollens ou l’apparition de taxons indicateurs dans
la pluie pollinique locale.
La présence de pollens de Carpinus, Juglans, Castanea
et Cerealia-type, taxons polliniques correspondant à des
végétaux plutôt cantonnés à des altitudes plus basses,
suggère des apports polliniques par les vents ascendants.
En effet, l’enregistrement pollinique à haute altitude est
très diversifié, l’apport pollinique régional y mélangeant
tous les étages de végétation (Brugiapaglia et al., 1998).
Tableau 1 : datations radiocarbones réalisées sur les humus des Brulats, de l’envers du Crêt de la Neige et du Niaizet.
Les datations en BP (Before Present) sont calibrés à l’aide du logiciel Calib 6.0.2 et de la courbe de calibration
IntCal09 (Reimer et al., 2009).
Code
laboratoire
Localisation
Profondeur
(en cm)
Matériel
Age
radiocarbone
(14C en BP)
Age calibré à
2s (cal. BP)
Age calibré à
2s (cal. AD)
Poz-55461
Brulat
50
sédiment
total
115 ± 25 BP
[13 (70%)
147]
[1803 (70%)
1937]
Poz-55456
Crêt
35
sédiment
total
285 ± 30 BP
[286 ; 456]
[1494 ; 1664]
Beta 345129
Crêt
65
sédiment
total
970 ± 30 BP
[796 ; 933]
[1017 ; 1154]
Poz-70759
Niaizet
52
sédiment
total
355 ± 30 BP
[315 ; 496]
[1454 ; 1635]
Figure 2 : modèle âge-profondeur de l’humus de l’envers du
Crêt de la Neige basé sur 2 datations radiocarbones AMS (sur 53
cm d’humus). Le modèle est construit à l’aide du logiciel Clam
(Blaauw, 2010) suivant un modèle, choisi empiriquement, de
type spline (smooth, facteur de 0,2).
Chapitre I : Végétation
41
Le site des Brulats
Le site du Niaizet
Dans l’humus des Brulats, les grains de pollen étaient
relativement mal conservés, mais ont pu être identifiés.
L’enregistrement de la pluie pollinique est récent (une
centaine d’années) et représente selon les résultats
de la datation radiocarbone une centaine d’années
d’enregistrement sans variations très marquées (fig. 3).
On peut cependant individualiser 2 phases :
- une première phase (BRU1) avec un taux de pollens
arboréens de 50 % en moyenne, correspondant à un
milieu semi-ouvert marqué par la dominance de Picea
dans les taxons arboréens, des Poaceae, de Melampyrum
et des Rubiaceae dans les taxons herbacées ;
- une deuxième phase (BRU2) avec un taux de pollens
arboréens qui augmentent vers 70 % correspondant à un
milieu fermé. Le milieu se ferme (Melampyrum disparaît)
et la pinède s’installe de façon plus conséquente.
L’enregistrement de la pluie pollinique est plus ancien et
représente environ 350 ans, pouvant être distingués en
4 zones (fig. 3) :
•
la première zone (NZ1) présente un enregistrement
dans un contexte forestier ; le rapport AP/T (pollen
d’arbres et d’arbustes / total des pollens) varie
entre 70 et 80% avec tout un ensemble d’arbres,
en particulier des résineux (Picea, Abies et Pinus),
mais également Fagus, Corylus, Quercus, Alnus et
Betula. Le cortège des herbacés est peu varié avec
une dominance des Ericaceae. C ’est dans cette zone
que l’on observe la présence des Cerealia-type.
•
cette zone (NZ2) montre une légère chute du
rapport AP/T marqué essentiellement par la baisse
de Betula et Picea. On note ici l’apparition et le
développement des sphaignes.
apport pollinique
régional
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BRULATS
LPAZ
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BRU2
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30
35
40
45
BRU1
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115 ± 25 BP
55
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apport pollinique
régional
LPAZ
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NZ4
10
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20
NZ3
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NZ2
35
40
NZ1
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355 ± 30 BP
20
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20%
20%
10%
sphaignes non décomposées (L)
40%
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2000
(nbre)
6000
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(nbre)
40%
20%
400
(nbre)
10%
20%
sphaignes peu décomposées en mélange avec de l’humus brun noir (F)
10%
20%
horizon fibreux brun noir (H)
Figure 3 : diagrammes polliniques simplifiés des humus des Brulats et du Niaizet exprimés en pourcentage des
différents taxons polliniques identifiés et selon une échelle de profondeur (cm). LPAZ correspond aux différentes
Local Pollen Assemblage Zones. Les courbes d’exagération correspondent à un facteur multiplicateur de 5.
42
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
•
la dernière zone (NZ4) montre des valeurs élevées
du rapport AP/T (> 80%) avec un taux de pollens
de Pinus en augmentation. Elle est également
marquée par l’apparition et le développement de
Lycopodium sp.
Le site du Crêt de la Neige (dit Crêt)
Sur ce site, les enregistrements sont beaucoup plus
anciens et débutent au XI e siècle ap. J.-C., représentant
ainsi environ 1000 ans d’enregistrements polliniques
dans l’humus (fig. 4).
Nous avons mis en évidence 4 zones polliniques :
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CRET2 : le milieu se ferme ; cette zone est
caractérisée par une augmentation de Picea et
d’Abies essentiellement. On note également
Pl
•
CRET1 : cette première zone correspond à un
enregistrement dans un contexte forestier ; le
rapport AP/T est supérieur à 65 %, voire 75 %,
avec des valeurs supérieures à 10 % pour les
pollens de Salix et tout un ensemble d’autres
arbres, en particulier des résineux (Picea, Abies et
Pinus) mais également Fagus, Corylus, Quercus et
Alnus. On observe également de fortes valeurs de
Melampyrum. La fin de la zone est marquée par la
chute de Salix et d’Alnus annonçant une fermeture
de la forêt.
et
•
toujours la présence de Melampyrum, les Ericaceae
commencent à augmenter.
•
CRET3 : cette zone est marquée d’une part
par la chute des taux de Picea, Abies, Fagus et
Melampyrum, et d’autre part par l’apparition
et le développement dans un premier temps de
Lycopodium sp. suivi d’Huperzia. Les pourcentages
de pollens d’Ericaceae et de Pinus augmentent
également.
•
CRET4 : dans cette dernière zone, le rapport AP/T
augmente à nouveau. Alors que toutes les valeurs
des arbres sont assez basses (< 10 %), ce sont les
pollens de Pinus qui constituent la majorité des
apports. Les valeurs d’Huperzia et des Ericaceae
diminuent et on n’observe plus de spores de
Lycopodium.
Discussion
Ces premiers résultats obtenus par l’analyse pollinique
d’humus acides développés en contexte forestier en
altitude démontrent l’intérêt de ces enregistreurs
paléoenvironnementaux “atypiques” pour apporter
des informations sur la dynamique forestière locale. La
faible dimension de ce type de capteurs, nous permet
de restituer l’image de la pluie pollinique des milles
dernières années du versant nord-ouest du Crêt de la
Neige, en limite supérieure de la forêt.
apport pollinique
régional
Ce
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la zone NZ3 est marquée par une chute des valeurs
des sphaignes et une augmentation des taxons
arboréens avec un cortège semblable à la zone 1.
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CRET2
500 1450
550 1400
600 1350
650 1300
700 1250
CRET1
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800 1150
850 1100
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sphaignes non décomposées (L)
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20%
20%
sphaignes peu décomposées en mélange avec de l’humus brun noir (F)
20%
20%
horizon fibreux brun noir (H)
Figure 4 : diagramme pollinique simplifié de l’humus de l’envers du Crêt de la Neige, exprimé en pourcentage des
différents taxons polliniques identifiés et selon une échelle temporelle (âges cal. BP et âges cal. AD). Les pourcentages
des spores sont exclus des calculs des pourcentages des polliniques. LPAZ correspond aux différentes Local Pollen
Assemblage Zones. Les courbes d’exagération correspondent à un facteur multiplicateur de 5.
Chapitre I : Végétation
43
Entre 1550 m et 1600 m d’altitude, pendant 500 ans
(d’environ 1050 à 1550 cal. AD), le milieu était plutôt
fermé avec deux phases plus marquée au XI e -XII e siècle
et XV e siècle. Les spectres polliniques nous donnent
une image d’un couvert forestier assez varié, avec un
mélange de résineux (Pinus, Picea et Abies) et de feuillus
(Fagus, Quercus, Corylus, Alnus et Salix) pendant 350
ans, et une augmentation du taux de résineux à partir
de 1400 cal. AD.
L’apparition et le développement des Lycopodiaceae
(Huperzia et Lycopodium) se manifestent au début du
XVII e siècle, avec l’augmentation également des valeurs
des Ericaceae et de Pinus. A cette même époque, plus
bas sur le versant (site du Niaizet, 950 m d’altitude),
c’est une pessière à sphaignes qui est développée avec,
plus tardivement, l’installation de Lycopodium.
Pour ces mêmes périodes, sur le site de la Maréchaude,
pour un bassin de collecte plus vaste des pollens,
Wegmüller (1966) décrit un milieu complètement ouvert
(AP/T entre 10 et 20%) et donne l’image de prairies
avec des taux très élevés de Poaceae, accompagnés
d’un cortège de plantes prairiales (Anthemideae,
Cichorioideae, Apiaceae, Ranunculaceae, Plantago
lanceolata, Geranium, Polygonum bistorta).
La pinède à lycopodes se constitue en fin de période dans
les couloirs orientés au nord-ouest du Crêt de la Neige,
sous microclimat local très froid où la neige s’accumule
et persiste tard au printemps. Le déneigement a lieu
fin mai, début juin (Prunier et O’Rourke, 2017). C ’est
un groupement composé de pins à crochets de petite
taille et très pauvre en plantes herbacées (Homogyne
alpina), mais riche en chaméphytes (Empetrum
hermaphroditum, Vaccinium vitis-idaea, Vaccinium
uliginosum s.str, Vaccinium myrtillus et Rhododendron
ferrugineum), en mousses et lichens. Pour Richard
(1961), le facteur conditionnant l’installation de ces
pinèdes à lycopodes est plus spécifiquement le froid
du sol dont la température moyenne journalière oscille
entre 5 et 6°C durant les mois de juillet et aout, alors
qu’elle varie de 11 à 12°C pour les pinèdes de crêtes
(Prunier et O’Rourke, 2017). L’humus de ces stations est
très acide avec un pH de l’ordre de 3,8 au niveau de la
couche de sphaignes non décomposées et de l’ordre de
4,8 à 50 cm de profondeur (Richard, 1961).
D’un point de vue dynamique, la pinède à lycopodes
apparait ainsi comme le terme « final » des successions
observées. Hormis pour le site des Brulats retraçant
une période trop brève, les peuplements clairièrés
initiaux comportent des résineux (Pinus, Abies et
Picea) et des feuillus pionniers au bois tendre (Salix vraisemblablement Salix appendiculata, Betula, Corylus
et Alnus - Alnus viridis (?), actuellement absent). L’humus
est vraisemblablement peu épais, mais déjà acide. Il ne
comporte ni sphaignes, ni lycopodes, mais Melampyrum
(vraisemblablement M. sylvaticum révélant un contexte
ombragé) est déjà bien implanté. La fermeture du
milieu par les conifères (Picea, Abies) conduit à
une forte régression des feuillus aux bois tendres
(Betula, Corylus et Alnus). L’accumulation d’une litière
44
acidifiante dans des contextes ombragés froids limitant
l’évapotranspiration, permet l’apparition des sphaignes.
Melampyrum se maintient. Ces milieux s’apparentent
vraisemblablement aux actuelles pessières-sapinières
sur blocs (Asplenio-Piceetum) ou déjà aux pessières à
sphaignes (Sphagno-Piceetum) dans les secteurs les plus
froids. La régression de Picea et Abies, comme celle
de Melampyrum et dans une certaine mesure de celle
des sphaignes, est concomitante du développement
des lycopodes et des éricacées. Les forêts résineuses
régressent. Le milieu s’ouvre occasionnant la disparition
d’espèces sciaphiles tel que Melampyrum. Puis, les pins
à crochet colonisent progressivement le secteur. La
pinède à lycopodes se constitue ainsi progressivement
sur un humus s’épaississant et accueillant des taxons
humicoles tel Empetrum hermaphroditum.
Les seuls facteurs écologiques naturels ne peuvent
suffire à expliquer cette genèse complexe des pinèdes
à lycopodes, car pessière à sphaignes et pinède à
lycopodes sont deux formations de climat local froid
et humide caractérisées par un humus acide avec une
couverture de mousses et de sphaignes. On peut alors
chercher une explication liée aux facteurs anthropiques.
L’étude des sources historiques fait état de trois
grandes phases d’activités pastorales sur le secteur (A.
Malgouverné, comm. pers.) : une première phase aux
XIII e et XIV e siècles, une seconde au milieu du XVI e siècle
et une dernière au milieu du XVIII e siècle.
La seconde phase d’activités pastorales (Malgouverné,
2017) correspond dans les enregistrements polliniques
à la fin de la zone CRET2, caractérisée par le début
de la chute des taux de Picea, Abies, Fagus et
Melampyrum suivi au début de CRET3 par l’apparition
et le développement de Lycopodium et d’Huperzia. Des
défrichements probablement importants font place aux
cultures et pâtures et ont pu engendrer, sur le versant, la
régression de l’épicéa, du sapin et du hêtre. Le paysage
s’ouvre vraisemblablement largement permettant à des
petites essences des sols maigres et acides telles que les
Lycopodiaceae et les Ericaceae de se développer.
De même, la chute des valeurs d’Huperzia et des
Ericaceae coïncidant avec l’augmentation des valeurs de
Pinus sur le site de Crêt (CRET4) est contemporaine de la
troisième phase d’activités humaines au milieu du XVIII e
siècle ; elle peut correspondre sur les deux autres sites
à la chute des taxons arboréens (NZ3 et milieu BRU1), à
confirmer avec de nouvelles datations.
Conclusion
Cette étude démontre que les analyses polliniques
effectuées dans des humus bruts acides en contexte
forestier peuvent être utilisées pour apporter des
informations sur la dynamique locale de la végétation.
Elles permettent une recomposition de l’image de la pluie
pollinique à l’échelle du peuplement environnant. Cette
première étude pollinique effectuée sur le versant nordouest du Crêt de la Neige a ainsi permis de reconstituer
mille ans d’enregistrement de la végétation dans un
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
secteur où les enregistreurs paléo-environnementaux sont
très rares. Elle a permis d’identifier le phasage complexe
de la mise en place de l’actuel peuplement forestier, une
pinède à lycopodes, notamment dès la fin du XVI e siècle, à
la fin d’une grande phase d’activités pastorales.
Remerciements
Nous remercions vivement Simon Pauvert et Jonas Duvoisin
pour leur aide sur le terrain lors des carottages, Julien
Didier pour les préparations chimiques des échantillons et
Eric Lucot pour ses conseils en pédologie.
45
46
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
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47
48
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Quelques données microclimatiques
inédites sur les crêtes jurassiennes
P. Prunier et J. O’Rourke
Mail : patrice.prunier@hesge.ch
La connaissance des températures est souvent l’un des
premiers objets de connaissance d’un territoire. Sur
le Haut Jura, compte tenu de l’implantation récente
de 5 stations météorologiques, notre objectif s’est
résolument orienté vers la caractérisation des conditions
microclimatiques extrêmes afin de déceler d’éventuelles
anomalies thermiques ou des conditions limitantes pour
la croissance de l’arbre.
Dix capteurs ont ainsi été positionnés dans l’air à 0,5 m
de hauteur et dans le sol (h = - 0,1 m). L’enregistrement
des températures a été réalisé toutes les demi-heures
du 20 novembre 2012 au 11 novembre 2015.
L’isolement du site, les contraintes nivologiques, les
perturbations par la faune sauvage et domestiques, et
enfin le vol de capteurs, n’ont permis d’obtenir que 6
séquences exploitables. Ces séquences montrent de
fortes fluctuations spatiale et temporelle et permettent
d’identifier indirectement la variabilité des dates de
déneigement et des périodes de végétation pour les
écosystèmes concernés.
Elles permettent également de détecter deux zones
d’anomalies thermiques, dont la température du sol
n’est pas corrélée, voire anti-corrélée (selon la station),
à celle de l’air lors des jours d’été les plus chauds. Ces
anomalies sont moins nettement perceptibles lors
d’étés froids. La présence de glace dans le sol, fortement
suspectée, ne peut néanmoins être attestée.
L’une de ces zones froides à la température moyenne
journalière du sol inférieure à 5°C s’avère limitante pour la
croissance des arbres. Correspondant à une température
moyenne équivalente à une altitude de 2600 m, elle
contribue au maintien des communautés arctico-alpines
de dicotylédones et de bryophytes chionophiles.
Introduction
La connaissance des températures est souvent l’un
des premiers objets de connaissance d’un territoire.
A la suite du gravissement du mont Blanc, H. Benedict
De Saussure n’a-t-il pas initié dès 1788 de nombreuses
mesures climatiques sur cette montagne ? (Freshfield,
1989). Pourtant, sur la Haute Chaîne du Jura français,
le cours historique de la science n’a pas conduit
à l’installation de stations météorologiques avant
l’automne 2015 (www.rnn-hautechainedujura.fr). Dans
ce contexte, il est apparu fondamental d’obtenir les
premiers éléments de mesures sur les températures du
sommet du Crêt de la Neige. Compte tenu de la présence
de la station de la Dôle (CH-Vaud), et du projet en cours
Chapitre I : Végétation
d’installation de 5 stations de références, notre objectif
s’est résolument orienté vers la caractérisation des
conditions microclimatiques extrêmes. Il s’est agi plus
précisément de mesurer la température de l’air et du
sol au sein :
•
d’écosystèmes herbacés ou de dépressions soumis
à de fortes contraintes thermiques afin d’évaluer la
variabilité des contrastes qu’ils endurent ;
•
de placettes de jeunes forêts de pins à crochets
afin d’identifier les conditions de croissance de
cet arbre dans des situations contrastées (Béguin,
2017).
Sous-jacentes
à
ces
objectifs
climatologiques,
demeuraient les questions écologiques récurrentes
suivantes :
•
existe-t-il des zones d’éboulis froids présentant
des anomalies thermiques au sein des combes et
dolines de la Haute Chaîne ?
•
existe-t-il
des
conditions
microclimatiques
limitantes pour la croissance de l’arbre ?
En novembre 2012, les premiers enregistreurs
thermiques étaient positionnés en 10 points du Crêt de
la Neige.
Méthodologie
Afin d’atteindre les objectifs fixés, dix capteurs
thermiques ont été positionnés dans l’air à 0,5 m
de hauteur et dans le sol (h = - 0,1 m) (Temperature
Sensor HOBO U22-001 ; Onset®). L’enregistrement des
températures a été réalisé toutes les demi-heures (la
fréquence retenue assurant une autonomie de un an
dans la prise de mesure) du 20 novembre 2012 au 11
novembre 2015, soit durant 1088 jours. Ces capteurs
ont été protégés dans un boitier blanc à l’air libre
(afin d’éviter l’échauffement par l’insolation directe)
et noir dans le sol. Pour des raisons indépendantes
de notre volonté (coulées de neige, glissement du sol,
déplacement par le bétail et les sangliers, vol), nous
n’avons obtenu que des suivis partiels sur seulement
six des dix stations suivies (tab. 1). Par ailleurs, compte
tenu de la sensibilité des capteurs à l’échauffement,
notamment en période estivale, les températures
49
Tableau 1 : description des stations – système de coordonnées kilométriques.
Secteur
Milieu
Association
Code
station
Latitude
Longitude
Altitude (m)
Grand Crêt
Combe à
neige
VeronicoHutchinsietum
1
726 846
5 129 192
1653
Canyon nord
Pelouse
fraîche
Caricetum ferrugineae
2
726 714
5 128 417
1681
Canyon nord
Lande sèche
SeslerioArctostaphyletum
5
726 700
5 128 414
1686
Crêt de la
Neige
Pelouse
fraîche
PulsatilloAnemonetum
6
726 599
5 128 416
1695
Crêt de la
Neige
Pinède à
lycopodes
Huperzio-Pinetum
7
726 453
5 128 527
1591
Crêt de la
Neige
Pelouse sèche
AlchemilloSeslerietum
9
726 213
5 127 685
1646
maximales de l’air ne sont pas exploitables, et donc non
présentées dans cette étude. Il semble que l’insolation
directe, suite à un déficit d’étanchéité protecteur ayant
engendré une accumulation d’eau au contact de certains
capteurs, a conduit à des échauffements importants
dépassant parfois 35°C.
Face à la quantité de données collectées, aux éventuels
biais portant sur certains maximas aérologiques et à
l’importance de la température moyenne journalière
comme indicateur de l’activité physiologique des
végétaux, le choix a été opéré de présenter cet indicateur
pour un nombre réduit de stations aux situations les
plus contrastées, en insistant sur les variations des
températures édaphiques.
La période de végétation a été estimée comme la
période favorable à l’activité végétale postérieure au
déneigement printanier (ou estival) où la température
moyenne journalière de l’air dépasse 5°C (Chen et
Pan, 2002). Dans le cas où la date du déneigement a
été postérieure à celle de la température moyenne de
l’air supérieure à 5°C, c’est la date du déneigement
(révélée par le dépassement de l’isotherme 0°C de la
température du sol) qui a été prise comme référence
(cas des écosystèmes longuement enneigés). Pour les
écosystèmes à déneigement précoce comme les pelouses
sèches, les journées printanières considérées comme
physiologiquement favorables sont celles consécutives
à la dernière période de froid printanier (comprenant
des journées à température moyenne journalière de l’air
négative).
La relation air-sol a enfin été plus spécifiquement
analysée durant la période de végétation postérieure au
50
déneigement le plus tardif, soit de juillet à octobre, afin
de mieux mettre en évidence une éventuelle anomalie
thermique et les contrastes spatiaux et temporels
présents sur les stations.
Résultats
Comparaison des températures moyennes
annuelles et journalières
Les mesures réalisées et les moyennes calculées sont
présentées ci-dessous pour deux grandes catégories
d’écosystèmes subissant des contrastes thermiques
extrêmes : les combes et pelouses longuement enneigées
soit les stations 1 et 2 (Veronico-Hutchinsietum,
Caricetum ferrugineae), les pelouses et landes sèches
soit les stations 9 et 5 (Alchemillo-Seslerietum, SeslerioArctostaphyletum). Les résultats de la station 7, pinède
à lycopodes, et de la station 6, une pelouse fraiche
(Pulsatillo-Anemonetum) en voie de colonisation par les
pins à crochets, sont présentés ici à titre comparatif.
Combes et pelouses
(stations 1 et 2)
longuement
enneigées
Les températures extrêmes des moyennes journalières
de l’air enregistrées dans les combes à neiges ont varié
de -19,20°C (hors période d’enneigement important –
citons un minima absolu à -23,7°C) à 21,93°C (tab. 2). Les
extrémums des températures moyennes journalières du
sol sont de -8,40°C et 10,16°C. Dans la pelouse fraiche,
les températures extrêmes des moyennes journalières
de l’air sont de -12,24°C (hors période d’enneigement
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
en 2013 (fig. 3). Sur un site non suivi du canyon nord,
un déneigement plus tardif a été noté au 1er aout 2013
(résultat non présenté). Celles de la pelouse fraîche se
sont échelonnées du 16 mai en 2015 au 4 juillet en 2013.
La variabilité interannuelle de la date de déneigement
est donc d’environ 50 jours sur ce second milieu.
important) à 22,84°C. Les extrémums des températures
moyennes journalières du sol sont de -0,98°C et 17,58°C.
La température moyenne journalière de l’air durant la
période de végétation s’échelonne de 8,10°C à 11,26°C
(moyenne à 9,91°C) en situation de combe (fig. 1). Sur la
pelouse fraiche, elle varie de 9,63°C à 11,81°C (moyenne
à 10,55°C).
La période végétation varie selon les lieux et les années
de 96 à 139 jours (fig. 4). La durée la plus faible a été
recensée en 2013 dans la combe à neige (moyenne à 118
jours). La durée la plus élevée est atteinte en 2015 dans
la pelouse fraiche (moyenne à 125 jours). Le début de
cette période s’échelonne du 16 mai pour la pelouse au
9 juillet pour la combe. La fin de la période de végétation
est en revanche quasi-synchrone et marquée par un
épisode froid intervenant entre le 12 et le 22 octobre
pour les 3 années enregistrées. La durée totale présente
une forte variabilité interannuelle d’environ 35 jours.
La température moyenne journalière du sol durant la
période de végétation varie de 4,17°C à 5,46°C (moyenne
à 4,73°C) en situation de combe (fig. 2). Dans la pelouse,
elle varie de 9,52°C à 10,04°C (moyenne à 9,73°C).
La température moyenne du sol sur les 3 années est
de 0,00°C (+/- 3,08°C) en situation de combe. Dans la
pelouse, elle est de 3,81°C (+/- 4,76°C) (tab. 2).
Les dates de déneigement de la station de combe à
neige se sont échelonnées du 7 juin en 2015 au 9 juillet
Tableau 2 : températures moyennes et extremums journaliers de l’air et du sol dans chacun des 6 milieux étudiés.
Milieu
Association
Code
station
Nb jours
mesurés
Temp. moy.
sol
Moy.
Combe à
neige
VeronicoHutchinsietum
1
Pelouse
fraîche
Caricetum
ferrugineae
2
Lande
sèche
SeslerioArctostaphyletum
5
Pelouse
fraîche
PulsatilloAnemonetum
6
Pinède à
lycopodes
HuperzioPinetum
7
Pelouse
sèche
AlchemilloSeslerietum
9
Chapitre I : Végétation
Temp. moy. jour. (extrémums)
E-type
2013
2014
2015
min
max
min
max
min
max
sol
0.00
3.08
-8.40
10.16
-4.88
10.14
-4.94
9.61
air
-
-
-19.20
16.72
-15.52
16.61
-14.20
21.93
sol
3.81
4.76
0
14.45
-0.98
13.14
-0.10
17.58
air
-
-
-12.24
16.33
-6.79
17.01
-4.13
22.84
sol
6.47
4.54
-
-
-0.79
15.2
-
-
air
-
-
-
-
-9.10
20.5
-
-
sol
5.03
4.36
0.26
15.14
0.58
13.60
-
-
air
-
-
-11.31
20.28
-8.22
20.22
-
-
sol
2.06
2.94
-2.36
8.45
-1.39
8.31
-
-
air
-
-
-13.83
20.16
-9.37
20.62
-
-
sol
5.77
5.13
-0.36
15.98
-0.50
15.32
0.24
18.93
air
-
-
-10.28
20.18
-9.32
20.74
-5.74
24.35
1088
1088
395
743
743
1088
51
Figure 1 : températures moyennes journalières de l’air durant la période de végétation pour les combes et pelouses
longuement enneigées (Veronico-Hutchinsietum et Caricetum ferrugineae) et pelouses et landes sèches (AlchemilloSeslerietum et Seslerio-Arctostaphyletum).
Figure 2 : températures moyennes journalières du sol durant la période de végétation pour les combes et pelouses
longuement enneigées (Veronico-Hutchinsietum et Caricetum ferrugineae) et pelouses et landes sèches (AlchemilloSeslerietum et Seslerio-Arctostaphyletum).
52
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 3 : dates de déneigement recensées en 2013, 2014 et 2015 sur 4 milieux différents.
Figure 4 : durée des périodes de végétation (en nombre de jours) pour les écosystèmes les combes et pelouses
longuement enneigées (Veronico-Hutchinsietum, Caricetum ferrugineae) et pelouses et landes sèches (AlchemilloSeslerietum et Seslerio-Arctostaphyletum).
Pelouses et landes sèches (stations 9 et 5)
Les températures extrêmes des moyennes journalières
de l’air enregistrées sur la pelouse varient de -10,28°C à
24,35°C ; celles du sol de -0,50°C à 18,93°C durant les 3
années de suivi. Sur la lande, les températures moyennes
journalières de l’air ont varié en 2014 de - 9,10°C à 20,5°C.
Celles du sol de -0,79°C à 15,24°C (tab. 2).
La température moyenne journalière de l’air durant
la période de végétation a varié de 10,48°C à 12,85°C
(moyenne à 11,66°C) en situation de pelouse sèche (fig.
1) et de 10,61°C à 12,11°C (moyenne à 11,28°C) sur la
lande sèche.
Chapitre I : Végétation
La température moyenne journalière du sol durant
la période de végétation a varié de 10,81°C à 12,19°C
(moyenne à 11,39°C) pour la pelouse sèche (fig. 2). Une
seule valeur de 11°C a été obtenue pour la lande sèche
en 2014.
La température moyenne du sol sur les 3 années est de
5,77°C (+/- 5,13°C) pour la pelouse sèche. Elle est de
6,47°C (+/- 4,54°C) pour la lande sèche en 2014 (tab. 2).
Les dates de déneigement de la pelouse sèche se sont
échelonnées du 16 avril 2015 au 14 mai 2013. Celles de
la station de lande sèche sont datées du 7 mars 2015 et
du 8 mars 2014 (fig. 3).
La durée moyenne de la période de végétation varie de
53
128 à 158 jours (moyenne à 142 jours) en situation de
pelouse sèche et de 129 à 158 jours (moyenne à 144 jours)
pour la lande, soit une amplitude de 30 jours (fig. 4).
Pinède à lycopodes et pelouse fraiche en voie de
colonisation (stations 7 et 6)
Les températures extrêmes des moyennes journalières
de l’air enregistrées sur la pelouse fraiche colonisée
par les pins à crochets ont varié de -11,31°C à 20,28°C ;
celles du sol de 0,26°C à 15,14°C sur les années 2013
et 2014. Pour la pinède, les températures moyennes
journalières de l’air ont varié de -13,83°C à 20,62°C.
Celles du sol de -2,36°C à 8,45°C (tab. 2).
La température moyenne journalière de l’air durant
la période de végétation a varié de 9,98°C à 11,50°C
(moyenne à 10,66°C) en situation de pelouse fraiche et
de 10,54°C à 11,14°C (moyenne à 10,82°C) pour la pinède.
La température moyenne journalière du sol durant la
période de végétation a varié de 9,65°C à 10,51°C (moyenne
à 10,04°C) pour la pelouse fraiche. Pour la pinède, elle a
varié de 5,27°C à 5,72°C (moyenne à 5,48°C).
La température moyenne du sol sur la durée du suivi est
de 5,03°C (+/- 4,36°C) pour la pelouse fraiche. Elle est de
2,06°C (+/- 2,97°C) pour la pinède à lycopodes (tab. 2).
Relations air-sol en situations contrastées
La comparaison de l’évolution de la relation entre les
températures de l’air et du sol de juillet à octobre pour
deux stations aux situations très contrastées (une au
sein d’une combe à neige et une en pelouse sèche) est
riche d’enseignement (fig. 5).
Juillet (fig. 5a)
Concernant la situation en combe, l’évolution de la
température du sol en fonction de l’air au mois de juillet
(fig. 5a, points bleus) est en effet variable selon les
années. En 2013, année la plus froide à enneigement
tardif, la température du sol est faiblement corrélée à
celle de l’air (coeff. pente = 0,38 ; r 2 = 37 %). Plus la
température de l’air est élevée, plus celle du sol est
élevée. Une exception est néanmoins perceptible en
début de mois ; période durant laquelle un enneigement
rémanent se traduit par une température moyenne
journalière du sol de 0°C, alors que la température
moyenne journalière de l’air varie de 0°C à 16,5°C. La
température moyenne mensuelle du sol est de 2,5°C.
La situation est différente en juillet 2014 où le rôle
tampon du sol est nettement marqué. Tandis que la
température de l’air varie de 4,2°C à 16,6°C, celle du
sol varie seulement de 3,3°C à 6,8°C (une seule valeur
exceptionnelle de 8,8 °C est observée). Cette situation
est marquée par une absence de corrélation entre
les deux courbes (coeff. pente = 0,12 ; r 2 = 9 %). Quel
que soit la température de l’air, la température du sol
varie de plus ou moins 1°C. La température moyenne
mensuelle est de 4,9°C.
54
En 2015, année la plus chaude à déneigement précoce,
la température moyenne mensuelle du sol est de 3,5°C.
La température moyenne journalière est faiblement
anti-corrélée à celle de l’air (coeff. pente = - 0,13 ; r2
= 30,5 %). Plus la température de l’air est élevée, plus
celle du sol diminue avec un contraste saisissant le
7 juillet : 21,9°C enregistré pour la température de
l’air (température moyenne journalière enregistrée
la plus élevée du suivi triennal correspondant à la
date du record historique de 39,7°C à Genève) alors
que la moyenne journalière dans le sol est de… 2,6°C
(à une exception, il s’agit de la température moyenne
journalière enregistrée la plus basse pour le mois en
cours). Cette variation de la courbe des températures
révèle une situation d’anomalie thermique.
En situation de crête, la température estivale du sol
durant le mois de juillet est fortement corrélée à celle
de l’air, quel que soit l’année (r22013 = 77 % ; r22014
= 91 % ; r22014 = 89 %); avec des valeurs moyennes
variables selon les années reflétant les valeurs du
climat régional : plus faible en 2014 (T. moy = 11,9°C),
moyenne en 2013 (T. moy. = 13,1°C) et plus élevée
en 2015 (T. moy = 16,1°C) (fig. 5 a, triangles violets).
L’écart entre les températures moyennes mensuelles
du sol des deux stations est de 10,6°C en 2013, 7,1°C
en 2014 et 12,5°C en 2015.
Août (fig. 5b)
La situation du mois d’août est analogue à celle du
mois de juillet. Les tendances sont similaires année
par année dans les deux situations. Le rôle tampon en
2014 et l’anti-corrélation ou inversion thermique sont
confirmés en août 2015 dans la combe. L’écart entre
les températures moyennes mensuelles du sol des deux
stations est de 7,4°C en 2013, 5,7°C en 2014 et 8,0°C
en 2015.
Septembre (fig. 5c)
La situation du mois de septembre est marquée par
l’amorce d’un changement de régime thermique.
L’inversion thermique n’est plus présente dans la combe
et l’ensemble des températures du sol sont corrélées
avec celles de l’air. L’écart entre les températures
moyennes du sol entre les deux stations se réduit. Il est
de 4,9°C en 2013, 4,6°C en 2014 et 4,3°C en 2015.
Octobre (fig. 5d)
Au mois d’octobre, le changement de régime s’affirme.
L’écart entre les températures moyennes du sol et de l’air
s’annule lors des journées chaudes de 2013 ; il persiste
mais s’atténue très fortement pour les années 2014 et
2015. Il est de 2,1°C en 2013, 3,0°C en 2014 et 4,7°C
en 2015. La pente de la courbe se redresse fortement
pour la station 1 révélant de très fortes fluctuations
journalières liées à l’apparition des premières journées
froides.
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 5 : mise en relation de la température moyenne journalière de l’air et du sol des mois de juillet à octobre lors
des trois années de suivi pour un site en combe (station 1 - Veronico-Hutchinsietum - points bleu) et un site de crête
(station 9 - Alchemillo-Seslerietum - triangles violet) - 5a : juillet ; 5b : août ; 5c : septembre ; 5d : octobre.
Les signatures thermiques air-sol des stations 6 (1691
m) et 7 (1595 m), situées sur le versant ouest du Crêt
de la Neige ne sont pas présentées ici. Néanmoins,
elles présentent un contraste de réactions similaire
aux résultats détaillés ci-dessus. Tandis que la pelouse
fraiche colonisée par les pins (station 6) montre un
profil thermique conforme, avec une température
moyenne du sol de 5,03°C sur les années 2013-2014, la
pinède à lycopodes (station 7), située 100 m plus en aval
dans un creux froid sur matériaux rocheux, présente
une température moyenne du sol de seulement 2,06°C
dans ce même laps de temps ; la température moyenne
de l’air durant la période de végétation est analogue :
10,66°C pour la pelouse et 10,82°C pour la pinède.
Discussion
Le suivi des températures des crêtes du Crêt de la Neige
montre une forte variabilité spatiale et temporelle.
Cette variabilité est conforme à celle observée sur
d’autres sites d’études alpins (Gubler et al., 2011) ou
nordiques (Isaksen et al., 2008).
Chapitre I : Végétation
Concernant
thermique
la
présence
d’anomalie
Le suivi de l’évolution des températures du sol en
fonction de la température de l’air permet de détecter
la présence de deux zones d’anomalies thermiques
caractéristiques des substratums gelés. Néanmoins,
les moyens mis en œuvre dans le cadre de ce projet
ne permettent pas d’attester la présence de glace en
profondeur en période estivale.
Avec 2,06°C, la température moyenne annuelle du sol
mesurée dans la station froide de pin à crochet de l’envers
du Crêt de la Neige est conforme à celles observées au Creux
du Van (T° moyenne variant de 0,5°C à 2°C annuellement
lors des années 1998-2001 - Delaloye et al., 2003). Avec
0,00°C, la température moyenne du sol mesurée sur les 3
années dans la combe du Grand Crêt est inférieure à celle
observée au Creux du Van. Cette température correspond
à celle recensée à une altitude moyenne de 2600-2800 m
dans les Alpes internes orientales, avec une durée de la
période d’enneigement correspondant à celle d’un adret,
mais une variation de la température du sol correspondant
à celle d’un ubac (Gubler et al., 2011).
Cette anomalie thermique présente une température
55
inférieure de 3°C aux températures du sol des pelouses
longuement enneigées et de 6°C aux sols des pelouses
de crêtes, ce qui est également conforme à la situation
neuchâteloise (Delaloye et al op. cit.). Considérant un
gradient de température de 0,56°C par 100 m (Rolland,
2003), cet écart de température correspond à une
altitude plus élevée d’environ 1 000 m. La durée de la
période de végétation recensée est analogue à celle
recensée à l’étage alpin de la chaine alpine (Carlson et
al., 2015; Jolly et al., 2005).
Présente lors des chaudes journées estivales,
l’inversion thermique localisée enregistrée sur
ces zones « tamponne » le réchauffement estival
et contribue ainsi au maintien d’une niche
microclimatique favorable pour les espèces arcticoalpines chionophiles 1 comme Sibbaldia procumbens,
dont on peut ainsi mieux expliquer le maintien sur
la chaine (Figeat et al., 2017). Atténuant les effets
du réchauffement climatique, ces zones rocailleuses
constituent ainsi autant de « réfrigérateurs » naturels
climatisant le centre des combes et hébergeant des
micro-écosystèmes au fonctionnement analogues à
celui de l’étage alpin. Conditionnés par d’importantes
accumulations nivales hivernales, pendant combien
de temps fonctionneront-ils encore ?
Concernant la croissance des ligneux ou le
problème des pelouses naturelles des crêtes
jurassiennes
Alvarez-Uria et Körner (2007) ont recherché les seuils de
températures limitants la croissance des ligneux dans les
environnements froids. S’appuyant sur une abondante
littérature et des données expérimentales, ils observent
un très fort ralentissement de la croissance racinaire à
6°C. Inhibant l’initiation de racines et l’allongement des
plantules, ce seuil est proche de la température moyenne
de la limite climatique de l’arbre. Le seuil de 5°C apparait
comme strict pour la croissance de nombreuses espèces
de conifères et de feuillus, comme le pin cembro et l’aulne
glutineux. Les racines de l’épicéa, du pin sylvestre et
l’aulne vert arrêtant leur croissance à des températures
légèrement inférieures situées entre 4 et 5°C ; seul le
bouleau verruqueux présentant une croissance racinaire
à une température de 3°C.
Compte tenu de ces éléments, la température moyenne
du sol en période de végétation se situant à 4,73°C
sur une période moyenne de 118 jours, la croissance
de l’épicéa et du pin à crochet n’apparait pas possible
dans les combes longuement enneigées des crêtes
jurassiennes. Les stations ombragées de pins du
versant ouest du Crêt de la Neige constituent ainsi une
situation extrême de croissance pour cet arbre avec une
élongation moyenne de 1,6 cm/an (Béguin, 2017) sur un
sol dont la température moyenne journalière a été de
5,48°C durant deux périodes de végétation et de 2,06°C
(+/- 2,94°C) sur les deux années de suivi.
Figure 6 : communauté bryophytique située au centre
d’une dépression sur éboulis froid au Crêt de la Neige.
Néanmoins, cette situation thermique n’atteste pas
du caractère « naturel » des pelouses alpines, mais
plutôt de la pérennité de communautés arctico-alpines
localisées de dicotylédones et de mousses chionophiles 1
(fig. 6) se développant à même la roche et en constituant
le climax stationnel.
Conclusion
Le suivi triennal des températures des crêtes
jurassiennes montre de fortes variabilités spatiale et
temporelle, comme celles des dates de déneigement et
des périodes de végétation.
Il permet également de détecter deux zones d’anomalies
thermiques, dont la température du sol n’est pas
corrélée, voire anti-corrélée, avec celle de l’air durant
les jours d’été les plus chauds ; cette anomalie étant
1
56
Des secteurs longuement enneigés
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
BIBLIOGRAPHIE
moins perceptible lors des étés froids. La présence
de glace dans le sol, fortement suspectée, ne peut
néanmoins être attestée.
L’une de ces zones froides à la température moyenne
journalière du sol inférieure à 5°C s’avère limitante pour
la croissance des arbres, en l’occurrence de l’épicéa
et du pin à crochet. Correspondant à une température
moyenne équivalente à une altitude de 2 600 m, elle
contribue au maintien des communautés arctico-alpines
de dicotylédones et de bryophytes chionophiles qui en
constitue le climax stationnel.
Alvarez-Uria, P., Körner, C., 2007. Low temperature
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temperate tree species. Funct. Ecol. 21, 211–218.
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Remerciements
Equipe de la Réserve naturelle et en particulier Jérémie
Cholet pour son appui dans la mise en place des capteurs.
Chapitre I : Végétation
57
58
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
CHAPITRE II :
FLORE
59
60
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Conservation des espèces menacées
dans la Haute Chaîne du Jura
I. Till-Bottraud et P. Prunier
Mail : irene.till@univ-bpclermont.fr
L’importante perte récente de biodiversité, due
principalement aux activités humaines, nécessite
d’entreprendre des actions de conservation des espèces
menacées afin de préserver le fonctionnement des
écosystèmes et leurs services écologiques. Les causes
de disparition des espèces sont multiples et relèvent
de processus anthropiques ou naturels (prélèvement
important d’individus par pêche, chasse ou cueillette ;
dégradation, réduction, fragmentation ou disparition
de l’habitat ; diminution de la taille des populations).
De même, les connaissances à mobiliser pour mettre
en place un plan de sauvegarde sont très variées :
écologie, biogéographie, génétique, étude de la
reproduction,
démographie,
ethnologie,
histoire,
sociologie, économie... La biologie de la conservation
est une nouvelle discipline dans laquelle les chercheurs
combinent ces connaissances et proposent des méthodes
d’étude afin d’évaluer la nature et le degré de menace
pesant sur ces espèces : étude de l’écologie et de la
distribution, analyse génétique, suivi de populations, etc.
Ces études sont à conduire en liaison étroite avec les
gestionnaires responsables de la mise en place de plans
de gestion des espèces et des espaces. Les enjeux et
les responsabilités des gestionnaires dépendent de
plusieurs facteurs tels que la distribution de l’espèce,
sa rareté (globale et locale), son niveau de menace ou
vulnérabilité (liste rouge) et les priorités de conservation
européennes, nationales et régionales. Les plans de
gestion doivent ainsi être élaborés en combinant les
connaissances acquises et les priorités à différents
niveaux. Des exemples d’études sont présentés dans les
articles connexes de cet ouvrage.
Chapitre II : Flore
La biologie de la conservation combine des
connaissances de plusieurs disciplines pour comprendre
les processus menaçant les espèces (ci-dessous). Ces
informations sont ensuite utiles aux gestionnaires pour
élaborer des plans de gestion.
Introduction
Les préoccupations concernant la conservation des
espèces menacées sont issues de deux constats. D’une
part, les espèces ne sont pas réparties également sur
la surface du globe et montrent des préférences pour
certains milieux ou environnements. D’autre part, de
nombreuses espèces sont en train de disparaître du fait
des activités humaines. Plusieurs auteurs parlent d’une
6 e crise d’extinction (voir Ceballos et al., 2015 pour les
mammifères) car le taux de disparition des espèces
est exceptionnellement élevé depuis le début de l’ère
industrielle et couplé à un taux important de perte ou
de réduction de taille de populations de nombreuses
espèces communes (Millennium Ecosystem Assessment
(Program), 2005). Cette disparition des populations et
des espèces est principalement liée à des modifications
des écosystèmes causées par les activités humaines
(Barbault, 2006).
En juin 1992, le sommet planétaire de Rio de Janeiro
marque l’entrée en force sur la scène internationale
de préoccupations vis-à-vis de la diversité du monde
vivant, en reconnaissant la protection de la biodiversité
comme « préoccupation commune à l’humanité ».
61
Le terme « Biodiversité » est défini dans l’article 2 de
la convention sur la diversité biologique comme la «
variabilité des organismes vivants de toute origine y
compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins
et autres écosystèmes aquatiques et les complexes
écologiques dont ils font partie ; cela comprend la
diversité au sein des espèces et entre espèces, ainsi
que celle des écosystèmes ». Il y a donc trois niveaux de
biodiversité : la diversité des écosystèmes, la diversité
des espèces et la diversité des individus au sein des
espèces (diversité génétique), auxquels il faut ajouter la
diversité au niveau fonctionnel (interactions, processus,
etc.). Les préoccupations sont liées au constat que les
ressources naturelles ne sont pas infinies et qu’il faut
les préserver et les utiliser de manière raisonnée. C ’est
un des enjeux essentiels du développement durable. La
biodiversité en tant que ressource est intimement liée au
fonctionnement des sociétés humaines. Elle est source
de nombreux services écosystémiques, définis comme
les bénéfices que les humains retirent des écosystèmes
sans avoir à agir pour les obtenir (Millennium Ecosystem
Assessment (Program), 2005) :
•
la nourriture (domestication, chasse ou collecte de
plantes et d’animaux), les médicaments, les fibres
pour les vêtements, l’énergie (bois), etc. ;
•
la stabilité des écosystèmes et des populations : la
diversité spécifique influe sur la productivité des
prairies (Tilman, 2001) et sur la stabilité des sols de
montagne (Körner, 2001) ;
•
la résistance aux maladies (Zhu et al., 2000) et la
meilleure persistance des populations liées une
diversité génétique plus importante (Saccheri et
al., 1998) ;
•
les intérêts esthétiques, culturels et éthiques.
La biologie de la conservation
C ’est à peu près à la même période qu’émerge
une nouvelle branche de la biologie consacrée à
l’évaluation des impacts de l’homme sur les espèces
et les écosystèmes : la biologie de la conservation.
Cette discipline vise à apporter des solutions face aux
menaces que subissent les espèces et les écosystèmes,
et à proposer des actions de conservation (Barbault,
1997). Une des particularités de cette « nouvelle »
science est sa très large pluridisciplinarité. En effet, les
menaces sont très diverses : processus naturels tels que
les modifications de l’habitat ; processus anthropiques
tels que la réduction et la fragmentation de l’habitat ou
les prélèvements (chasse, pêche, cueillette) ; tous deux
entrainant une diminution de la taille des populations
ou des problèmes génétiques (consanguinité) (voir
figure). Il est donc nécessaire de comprendre l’impact
des modifications du milieu, comme les changements
climatiques, l’introduction d’espèces invasives ou les
changements d’utilisation des terres et les conflits qui
y sont associés. La compréhension du fonctionnement
62
de ces évolutions nécessite la mobilisation de
concepts et de connaissances d’une large gamme de
disciplines : écologie, biogéographie, génétique, étude
de la reproduction, démographie, ethnologie, histoire,
sociologie, économie, etc.
La biologie de la conservation s’inscrit dans une
contradiction maitresse qui rend sa mise en œuvre
difficile. En effet, elle implique par essence la mise
en œuvre à la fois d’une recherche fondamentale,
réalisée avec une méthodologie souvent lourde et
sur des temps généralement longs, et d’une gestion
pratique nécessitant des prises de décisions rapides. La
construction des projets doit donc se faire conjointement
entre chercheurs et gestionnaires, et le dialogue doit
être permanent pour définir l’objet des travaux (espèce
ou unité de conservation correspondant à une sousespèce ou variété), les méthodologies d’estimation de
la vulnérabilité ou les modalités de mise en œuvre des
actions de la conservation (Plaige and Till-Bottraud, 2014)
Les enjeux et les responsabilités pour une Réserve
naturelle se déclinent à plusieurs niveaux. Pour les espèces
menacées, ils sont liés aux priorités de conservation,
déclinées à travers les listes rouges et prioritaires
mondiales, européennes, nationales et régionales. Les
listes rouges sont élaborées selon les critères de l’UICN
(Union Internationale de Conservation de la Nature).
Ceux-ci sont basés sur l’effectif des populations et leurs
variations récentes, l’aire de distribution et son degré de
fragmentation, les menaces connues, ainsi que plusieurs
caractéristiques biologiques (cycle de vie, mode de
reproduction, etc.). Ils permettent de classer chaque
espèce ou sous-espèce en neuf catégories : Eteinte (EX),
Eteinte à l’état sauvage (EW), En danger critique (CR),
En danger (EN), Vulnérable (VU), Quasi menacée (NT),
Préoccupation mineure (LC), Données insuffisantes (DD),
Non évaluée (NE). Ces catégories permettent de répondre
à des questions comme : dans quelle mesure telle
espèce est-elle menacée ? Par quoi est-elle spécialement
menacée ? Combien y a-t-il d’espèces menacées dans
une région donnée ? Les listes d’espèces prioritaires
complètent les listes rouges. Elles identifient les priorités
de conservation pour un pays ou une région sur la base
du degré de menace d’un taxon (liste rouge) et de la
responsabilité internationale. Elles permettent ainsi de
cibler précisément les enjeux et une gestion efficiente des
ressources mises à disposition à un échelon administratif
donné. La liste prioritaire suisse comprend 4 niveaux de
priorité (OFEV, 2011).
Une des phrases clé de la biologie de la conservation
est « mieux connaitre pour mieux protéger ». Ainsi, la
gestion d’un espace protégé nécessite un diagnostic
précis des connaissances qui permet d’élaborer un plan
de gestion, puis un suivi pour valider les actions mises
en place. Le diagnostic initial comprend des inventaires
d’espèces et de milieux, mais aussi des menaces, et des
études plus ciblées sur certaines espèces ou certains
milieux pour lesquels l’enjeu pour le territoire est le
plus fort. Une grande difficulté des Réserves Naturelles
est de hiérarchiser les enjeux et priorités afférents aux
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
différentes appartenances territoriales (local, régional,
national, international).
Pour la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne
du Jura, les cartographies de la végétation sont
anciennes : celle du massif (Gillet et al., 1984) comme
celle des crêtes du secteur sommital (Béguin, 1972).
L’inventaire des espèces végétales vasculaires est plus
récent (Prunier, 2001). Depuis, les principales menaces
liées au changement climatique, à l’apparition d’espèces
invasives ou au changement d’utilisation des terres se
sont affirmées. Le renouvellement de la cartographie
des crêtes sommitales a mis en évidence l’évolution de
la végétation au cours de ces quatre dernières décennies
(Prunier et al., 2009), notamment les effets à long terme
des modes d’exploitation, plus importants que ceux de
l’évolution du climat (Prunier et al., 2017).
Concernant les espèces, un besoin de connaissance du
degré de spéciation est apparu pour un taxon endémique
emblématique de la Haute Chaîne du Jura : la grassette
de Reuter (Pinguicula reuteri), découvert par G.F. Reuter
au début du XIX e siècle au nord du col de la Faucille
(Genty, 1891). En effet, deux autres taxons très proches
sont présents dans le bassin lémanique. L’un sur la
Haute Chaîne également : la grassette à grandes fleurs
(P. grandiflora), et l’autre dans les Préalpes savoyardes :
la grassette à fleurs roses (P. rosea). La question se
pose ainsi de savoir si d’un point de vue systématique
Pinguicula reuteri est une entité bien distincte. Le cas
échéant, quel est son rang taxonomique (espèce, sousespèce ou variété) ? Cet exemple sera développé par
Prunier et al., 2017).
Classées au livre rouge national, deux autres espèces
présentent un enjeu fort de conservation pour la
réserve : le chardon bleu (Eryngium alpinum) et
l’orobanche du séséli (Orobanche bartlingii). Si les
populations de chardon bleu ont déjà fait l’objet
d’investigations approfondies (Andrello et al., 2012;
Gaudeul et al., 2000; Gaudeul et Till-Bottraud, 2004),
ce n’est pas le cas de celles de l’orobanche du séséli,
espèce monocarpique 1 dont les effectifs locaux et la
diversité génétique n’ont pas bénéficié d’un diagnostic
précis (Bonnet et al., 2017).
Les effets du changement climatique sont potentiellement
létaux pour les espèces des secteurs froids liées aux
plus hautes altitudes de la Haute Chaîne, comme les
espèces arctico-alpines qui représentent un des enjeux
de conservation régional de la Réserve naturelle. En
effet, un réchauffement de quelques degrés pourrait
pousser l’enveloppe de leur niche au-delà des plus hautes
altitudes du Jura (limité à 1720 m). Dès lors se pose la
question de l’évolution récente de leurs populations
(Figeat et al., 2017). Qu’en est-il précisément durant la
première décennie du XXI ème siècle ?
Enfin, peu d’espèces invasives ont été rencontrées lors
de l’inventaire de 2001 : 4 % de néophytes et adventices,
correspondant à des espèces annuelles nitrophiles et
rudérales, sont recensées en réserve (Prunier, 2001).
Actuellement, seuls les zones de bords de route, les
zones de remblais, les zones récemment perturbées ou
les reposoirs et bords d’abreuvoirs sont ponctuellement
impactés. La menace de dénaturation des écosystèmes
locaux par des espèces invasives est donc limitée aux
zones de forte intensification des pratiques agricoles
très réduite en Haute Chaîne. Ainsi, les trois niveaux
de priorité de conservation : mondiale, nationale et
régionale sont traités dans le cadre du présent projet
interdisciplinaire.
Méthodes d’étude
Comme exposé plus haut, la biologie de la conservation
est caractérisée par la diversité des disciplines mises
en jeu. Les principaux aspects à aborder pour la
conservation d’une espèce concernent l’étude de son
écologie, de sa biologie de reproduction, de sa diversité
génétique et de sa démographie. Un point important
est l’utilisation de protocoles communs entre toutes
les structures de gestion concernées par l’espèce, pour
pouvoir comparer les données.
L’étude de l’écologie et de la distribution d’un taxon,
par prospections et identification des exigences
écologiques, permet de déterminer l’habitat à préserver
(ou à restaurer). L’étude de la biologie de la reproduction,
estimant les taux de pollinisation en situation naturelle,
le succès reproducteur ou le mode de reproduction,
permet d’apporter des informations sur la persistance
à long terme des populations (voir par exemple l’étude
sur le chardon bleu par Gaudeul et Till-Bottraud 2004).
L’analyse de la diversité génétique des populations et de
leur structuration génétique donne des informations sur le
nombre et la taille des unités à conserver prioritairement.
Ce point sera développé pour les grassettes (Prunier et
al., 2017) et l’orobanche du séséli (Till-Bottraud et al.,
2017). Enfin, les études démographiques, par suivi de
stations ou suivi d’individus, indiquent le potentiel de
persistance des populations à moyen et long terme. La
puissance de ces méthodes dépend très fortement de
l’effectif suivi, tant en nombre de sites que d’individus.
Il est donc indispensable de mettre en place une
méthodologie commune sur l’ensemble du périmètre
d’étude. Ce type de méthodologie est présenté pour
l’orobanche du séséli (Bonnet et al., 2017) et la flore
arctico-alpine (Figeat et al., 2017), et plus généralement
dans le cadre d’autres études comme les programmes
de suivi d’Infoflora (C.Bornand) et le projet « Alpages
sentinelles » (Dobremez et al., 2014).
1
Chapitre II : Flore
Monocarpique : fructifiant une seule fois au cours de sa vie.
63
Conclusion
Les réserves naturelles ont un rôle crucial à jouer dans la
préservation de la biodiversité. Placées dans des zones
à haute valeur environnementale, elles permettent
de préserver des milieux et des espèces sensibles,
remarquables et patrimoniaux, mais aussi de préserver la
biodiversité « ordinaire », c’est-à-dire plus généralement
toute la « nature » qui nous entoure. Ce concept de
biodiversité « ordinaire » permet d’élargir la notion de
biodiversité, au-delà de la catégorie trop réductrice
des espèces ou des milieux menacés ou remarquables,
aux espèces plus communes dont les populations et les
effectifs sont eux aussi affectés par les activités humaines.
Le caractère intrinsèquement « mouvant » de la
biodiversité, tant dans l’espace que dans le temps
(déplacement d’individus, migration des graines,
évolution dans le temps), implique nécessairement de «
penser » les réserves naturelles dans un environnement
plus large, c’est-à-dire au sein d’un territoire administratif
(la commune ou la communauté de communes, le
département, etc.) ou biogéographique (bassin versant,
massif, etc.) via d’autres échelons et structures de
protection (Espaces Naturels Sensibles, Parcs régionaux
et nationaux, sites Natura 2000, etc.), par exemple
dans le cadre de la Trame Verte et Bleue. Il est aussi
indispensable de travailler en réseaux permettant
l’échange d’informations et le partage de méthodologies
et de protocoles: réseaux officiels comme le réseau des
Réserves Naturelles de France (RNF) ou Parcs Nationaux
de France, mais aussi réseaux plus « spontanés » comme le
Réseau Alpes-Ain de Conservation de la Flore, animé par
le Conservatoire Botanique National Alpin, qui regroupe
des acteurs de la conservation de la flore sur les régions
Provence-Alpes-Côte d’Azur et Rhône-Alpes.
Enfin, les liens avec la recherche sont indispensables
mais complexes. La recherche permet d’apporter des
informations essentielles à la gestion d’un territoire ou
d’une espèce, mais les relations doivent être « à double
sens », le questionnement de terrain alimentant les
questions de recherche et la recherche guidant les actions
de conservation.
64
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
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65
66
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Les grassettes à grandes fleurs du
bassin lémanique
P. Prunier, J. O’Rourke et I. Till-Bottraud
Mail : patrice.prunier@hesge.ch
Dans le bassin lémanique, le groupe des grassettes à
grandes fleurs, comprenant la grassette à grandes fleurs
sensu stricto, la grassette de Reuter et la grassette rose,
constitue un cas rare et remarquable de spéciation.
Dans la mesure où l’ensemble des localités actuellement
connues étaient situées sur des zones englacées lors du
pléistocène, on peut parler de néotaxons. En dépit de
leur fort enjeu patrimonial, peu d’éléments quantifiés
existent en termes de morphologie et d’écologie
quantitative sur ces entités et aucune étude de la
génétique de ces populations n’a encore été réalisée.
Douze descripteurs floraux ont ainsi été considérés sur
381 individus et 77 marqueurs moléculaires sur 132
individus.
Au-delà de leur couleur à l’anthèse et d’une taille
plus importante, les individus de grassette de Reuter
présentent des proportions florales similaires et se
confondent génétiquement avec les individus de
grassette à grandes fleurs. En revanche, les individus de
grassette rose se distinguent sur le plan de leur structure
florale et génétique. Ainsi, si la grassette de Reuter
peut être considérée comme une variété de la grassette
à grandes fleurs (Pinguicula grandiflora var. reuteri
(Gaudin) Reuter) en raison de ses faibles variabilités
morphologiques et génétiques, la grassette rose
apparait comme une espèce distincte (Pinguicula rosea
(Mutel) comb. nov.) bien différenciée génétiquement,
morphologiquement et biogéographiquement.
Introduction
Comptant 85 espèces, les grassettes sont regroupées en
un seul genre (genre Pinguicula) qui constitue le second
genre le plus diversifié de la famille des lentibulariacées
(Legendre, 2000). Hormis, Pinguicula alpina, l’ensemble
des grassettes des montagnes eurasiatiques appartient
à une même subdivision : la section Pinguicula (Cieslak
et al., 2005). Les subdivisions du genre reflètent les
radiations dans différentes régions géographiques
(Müller et al., 2006).
La grassette à grandes fleurs (Pinguicula grandiflora) est
une espèce ouest européenne ponctuellement présente
au sein des massifs montagneux (Casper, 1966). Elle
est connue en France de longue date dans le Vercors
(Lamarck, 1779), le Rouergue, les Pyrénées occidentales
(Lamarck et De Candolle, 1805) et le Haut Jura (Herbier
De Candolle – G-DC 1 – Leg. Thomas 1818). Dans le
bassin lémanique, deux taxons morphologiquement
très proches sont présents : la grassette de Reuter et
la grassette rose. Un taxon affine existe aussi dans
les Alpes du sud, dans le Guillestrois, le Queyras et
les zones limitrophes du versant italien : la grassette
d’Arvet-Touvet (Chas et al., 2006).
La grassette de Reuter est endémique du Haut Jura où
elle est uniquement recensée dans les départements
de l’Ain et du Jura (Ferrez et al., 2001). Citant Haller,
Gaudin (1828) évoque déjà sa présence sur le « mont
Thoiry », en tant que variété blanchâtre de Pinguicula
longifolia sans spécifiquement lui attribuer de nom. La
diffusion de la connaissance de ce taxon ne s’effectue
ensuite qu’à compter son observation au début du
XIX e siècle par G.F. Reuter à la Vattay, qui relaie cette
information dans son catalogue des environs de Genève
(Babey, 1845; Genty, 1891; Reuter, 1832, 1861) 2 . La
grassette de Reuter est un taxon emblématique de la
Haute Chaîne dont les principales populations connues
sont situées au sein de la Réserve naturelle (Prunier,
2001). Un important noyau de populations est également
présent dans le département du Jura sur les communes
des Moussières, Molunes et Bouchoux (Brugel 2012).
Elle représente ainsi le plus haut degré de responsabilité
pour son gestionnaire. Sur le plan taxonomique, elle
a fait l’objet de considérations diverses. Initialement
décrite comme une variété (Pinguicula grandiflora var.
pallida - Reuter, 1861), elle a été considérée comme une
forme (Pinguicula grandiflora f. pallida - Casper, 1962),
une sous-espèce (Pinguicula grandiflora subsp. reuteri Schinz and Keller, 1909) ou une espèce Pinguicula reuteri
(Genty, 1891). Le rang variétal est retenu dans les flores
nationales récentes (Aeschimann et Burdet, 2008; Tison
et De Foucault, 2014).
1
G-DC : abréviation officielle pour les collections des herbiers de Genève : collections De Candolle.
Comme dans le cas de Gaudin (1828), la date précise de la première observation de G.F. Reuter à la Vattay n’est pas précisément
connue. L’herbier Boissier à Genève contient deux récoltes de G.F. Reuter datées de juillet 1833 à « La Vatey » et de juillet 1853 au
« bois de la Faucille ». Néanmoins, G.F. Reuter fait déjà référence à une « variété à très grandes fleurs d’un violet pâle » dans son premier
catalogue de 1832 ce qui suppose une observation antérieure. Babey (1846) reprend Gaudin et propose une variété pallida de P. longifolia
Ramond ap. Reuter (1861) intègre la variété pallida décrite par Gaudin dans P. grandiflora Lam.
2
Chapitre II : Flore
67
Figure 1 : illustration des trois taxons en présence. a. grassette à grandes fleurs (P. grandiflora) ; b. grassette de
Reuter (P. reuteri) ; c. grassette à fleurs roses (P. rosea) – Photos : L. Bonin.
La grassette rose apparait comme un taxon vicariant des
Préalpes nord occidentales françaises (Aeschimann et
al., 2004), dont la distribution est confinée aux massifs
des Bornes, du Chablais, de la Chartreuse et des collines
bordières de Belledonne, dans les départements et de
la Haute-Savoie (Jordan, 2015), de la Savoie (Delahaye
et Prunier, 2006) et de l’Isère (Armand et al., 2008). Les
localités des Bornes ont longtemps été rattachées à la
grassette de Reuter (nombreuses récoltes étiquetées
comme telles à G) suite à la publication de G.F. Reuter.
La grassette rose a fait l’objet de considérations
taxonomiques moins variées. Depuis sa description
au début du XIX e siècle par A. Mutel (1834-1838),
elle est appréhendée comme une variété (Pinguicula
grandiflora var. rosea - Mutel, 1835) ou une sous-espèce
(Pinguicula grandiflora subsp. rosea - Casper, 1962). Le
rang subspécifique est retenu dans les flores nationales
récentes (Aeschimann et Burdet, 2008; Tison et De
Foucault, 2014).
Localement, le groupe des grassettes à grandes
fleurs constitue ainsi un cas rare et remarquable de
différenciation au sein des massifs alpins et jurassiens
récemment
soumis
aux
fluctuations
glaciaires
quaternaires ayant provoqué un état « 0 » de la
végétation européenne (Reille, 1990). Dans la mesure où
l’ensemble des localités actuellement connues étaient
situées sur des zones englacées lors du pléistocène
(Coutterand, 2010), on peut parler de néotaxons.
La question se pose ainsi de savoir si d’un point de
vue systématique ces trois grassettes sont des entités
3
68
distinctes aux morphologies différenciées entre
lesquelles les flux génétiques sont limités, ou si,
inversement, une séparation récente ou des échanges
réguliers en font de proche parents ? Le cas échéant,
quel rang taxonomique adopter (espèce, sous-espèce ou
variété) pour chacune de ces entités ?
Si la distribution globale de ces taxons est bien
connue, peu d’éléments quantifiés existent en termes
de morphologie et d’écologie quantitative et aucune
étude de la génétique de ces populations n’a encore été
réalisée. Au vu de l’enjeu patrimonial qu’ils représentent
un complément de connaissance était nécessaire. Une
illustration de ces taxons est fournie en figure 1.
Méthodes
Approche morphologique
L’échantillonnage morphologique a été réalisé lors de
l’été 2013 sur six populations, soit deux populations
pour chacun des taxons. Les populations sont situées
dans les noyaux importants de populations connues :
au Crêt de la Neige (Thoiry ; F-01) et à Notre-Dame des
Neige (Gex ; F-01) pour P. reuteri 3 , à Thoiry devant et
au Crêt de la Neige (Thoiry ; F-01) pour P. grandiflora,
au torrent du Flan (Thorens-Glières ; F-74) et aux Nants
(Bellevaux ; F-74) pour P. rosea (tab. 1).
Pour des raisons de commodité nomenclaturale et afin de conserver une neutralité dans l’analyse des données, les différents taxons seront
nommés conventionnellement par leur épithète spécifique dans la suite de cet ar ticle.
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Tableau 1 : sites de prélèvements des échantillons mesurés pour l’étude morphologique.
Espèce
Site
Lieu-dit
Commune
Département
N
E
Nb d’échantillons
analysés
P. rosea
OrC
Torrent du
Flan - Mont
Piton
ThorensGlières
F-74
46.015420
6.326640
75
P. rosea
BeA
Les Nants
Bellevaux
F-74
46.248351
6.561443
99
Gex
F-01
46.375855
6.036306
100
P. reuteri
ND13
Notre Dame
des Neiges
P. reuteri
CNA
Crêt de la
Neige
Thoiry
F-01
46.271385
5.942288
12
P.
grandiflora
Thy
Thoiry
devant
Thoiry
F-01
46.256265
5.934529
95
P.
grandiflora
CNB
Crêt de la
Neige
Thoiry
F-01
46.272327
5.939644
15
Afin de quantifier les différences morphologiques entre
les 3 taxons, 9 descripteurs élémentaires ont été pris en
compte. Il s’agit de la hauteur de la plante à la floraison,
des largeur, longueur, hauteur et couleur des fleurs,
de la largeur du lobe floral central, de la longueur de
l’éperon, de la largeur et de la longueur des feuilles (fig.
2.), ainsi que 3 descripteurs des proportions florales
(largeur fleur / longueur fleur ; longueur éperon /
longueur fleur ; largeur du lobe central / largeur de
la fleur). Les prises de mesures ont été réalisées sur
le terrain sur des individus en pleine floraison à l’aide
d’un pied à coulisse à lecture digitale de la marque
OTMT (mesures effectuées à 0,1 mm). Une analyse de
variance (ANOVA), suivi d’un test de Tukey, a été réalisée
pour tester la significativité de la différence entre les
espèces pour chacun de ces descripteurs. La couleur
de la fleur a été considérée selon la méthode de la
RHS (Royal Horticultural Society) : palette de couleurs
codées permettant d’effectuer des comparaisons entre
les taxons.
a
b
Figure 2 : a. Schéma des mesures prises sur la plante
entière et les feuilles avec : hauteur de la plante (H.p.),
longueur de la feuille (L.fe.) et largeur de la feuille
(l.fe.) et de la hauteur de la fleur (H.fl.) et b. Schéma
des mesures prises sur la fleur avec : largeur (l.fl.) et
longueur (L.fl.) de la fleur entière, ainsi que largeur du
lobe central (l.lc.) et longueur de l’éperon (L.ép.)
Chapitre II : Flore
69
Approche génétique
L’échantillonnage a été réalisé lors de l’été 2012.
Quatorze populations ont été échantillonnées (tab. 2)
avec entre 5 et 15 échantillons par population (tab. 2).
Pour chacun des échantillons, un morceau de feuille
jeune a été récolté, puis stocké dans du silica-gel à
température ambiante. Trois stations (OrC, CNA et
CNB), soit une station par taxon, sont communes avec
l’approche morphologique.
L’ADN de 132 échantillons a été extrait (entre 5 et 15
individus par population ; tab. 2) avec le kit « Dneasy
Plant Mini Kit » (Qiagen). Nous avons utilisé la technique
AFLP (Amplified Fragment Length Polymorphism) ou
polymorphisme de longueurs des fragments amplifiés
(Vos et al., 1995). Cette technique permet d’obtenir
de nombreux marqueurs rapidement avec une grande
répétabilité sans avoir besoin d’une importante quantité
d’ADN et de connaissances sur le génome de la plante
étudiée. Le protocole modifié d’après Vos et al. (1995)
a été utilisé avec deux couples d’amorces : EAAC-MCAA
et EAGC-MCAG. Un témoin négatif a été inclus et quinze
individus ont été répliqués à partir de l’extraction, afin
de vérifier la reproductibilité des données. Le choix des
marqueurs retenus a été réalisé manuellement à l’aide
du logiciel GeneMapper v3.7 (Applied Biosystems) pour
ne conserver que les marqueurs bien séparés. La qualité
des marqueurs a ensuite été testée automatiquement à
l’aide d’un script R (Herrmann et al., 2010). Avec 2 paires
d’amorces, nous avons obtenu 77 marqueurs répétables
avec un taux d’erreur total de 3 %.
Ces marqueurs moléculaires nous permettent d’estimer
la diversité génétique globale et dans les différentes
populations, ainsi que sa répartition entre les deux. La
diversité génétique a été estimée par le pourcentage de
loci polymorphes (proportion de loci qui sont variables
dans chaque population) et l’hétérozygotie attendue
(une mesure de diversité intégrant les fréquences des
allèles). La répartition de cette diversité génétique
dans et entre les taxons a été estimée par une AMOVA
(Analyse Moléculaire de la Variance, qui est un test
probabiliste estimant la part de diversité totale trouvée
à l’intérieur des populations et entre populations ; nous
avons réalisé 999 permutations pour obtenir une bonne
estimation de ces différentes diversités) et visualisée
par une analyse en Coordonnées Principales (ACP).
Toutes ces analyses ont été réalisées à l’aide du logiciel
GenAlex v6.5 (Peakall and Smouse, 2012).
Tableau 2 : sites de prélèvements des échantillons analysés pour l’étude génétique - %P : proportion de loci
polymorphes ; He : hétérozygotie attendue.
Espèce
Site
Lieu-dit
Commune
Département
N
E
Nb
d’échantillons
analysés
%P
He
P. rosea
OrA
Dessous la
montagne
de Cou
St Laurent
F-74
46.029950
6.341270
7
0,27
0,067
P. rosea
OrB
Dessous la
montagne
de Cou
St Laurent
F-74
46.029810
6.341120
6
0,25
0,093
P. rosea
OrC
Torrent du
Flan - Mont
Piton
ThorensGlières
F-74
46.015420
6.326640
6
0,18
0,065
P. reuteri
CNA
Crêt de la
Neige
Thoiry
F-01
46.271385
5.942288
14
0,53
0,127
P. reuteri
GC5
Grand Crêt
Lélex
F-01
46.280460
5.951189
15
0,58
0,116
P. reuteri
ND3
Notre Dame
des Neiges
Gex
F-01
46.373870
6.032540
14
0,48
0,109
P. reuteri
ND4
Notre Dame
des Neiges
Gex
F-01
46.374850
6.034880
15
0,56
0,100
P. grandiflora
ND6
Notre Dame
des Neiges
Gex
F-01
46.375855
6.036306
10
0,58
0,134
P. grandiflora
GC1
Grand Crêt
Lélex
F-01
46.282810
5.953250
5
0,19
0,062
P. grandiflora
NarA
Narderan
Thoiry
F-01
46.246264
5.935030
9
0,19
0,056
P. grandiflora
CNB
Crêt de la
Neige
Thoiry
F-01
46.272327
5.939644
7
0,22
0,069
P. grandiflora
GC7
Grand Crêt
Lélex
F-01
46.278210
5.946010
5
0,32
0,148
P. grandiflora
DoA
La Rippe
La Dôle
CH-VD
46.423720
6.101120
8
0,33
0,085
70
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Résultats
Discussion
Analyse morphologique
Morphologie
Huit descripteurs montrent une différence significative
entre taxons (tab. 3). Parmi ceux-ci : la hauteur de la
plante, la largeur de la fleur, la longueur de la fleur, la
largeur du lobe central, la longueur de l’éperon, les
rapports largeur / longueur de la fleur, longueur de
l’éperon / longueur de fleur et largeur du lobe central /
largeur de fleur sont différents entre les 3 taxons (tab. 3 ;
fig. 3). La figure 4 exprime la relation de la largeur de la
fleur en fonction de sa longueur. La couleur de la fleur n’a
pas été testée statistiquement.
Au-delà de la couleur des fleurs, bien tranchée entre
les trois taxons, les résultats des mensurations sont
conformes aux données qualitatives de la littérature
pour ce qui est de la longueur de la fleur et de l’éperon
(Aeschimann et Burdet, 2008; Casper, 1966; Jordan,
2015; Jovet et de Vilmorin, 1987), mais non de la largeur
de la fleur et de ses proportions.
Analyse génétique
La diversité génétique est globalement assez faible
(tab. 2). L’hétérozygotie varie entre 0,06 et 0,15 selon
les populations (elle varie dans les mêmes valeurs
chez l’orobanche du séséli (Till-Bottraud et al., 2017)
et entre 0,17 et 0,63 pour les populations de chardon
bleu génotypées avec les mêmes marqueurs (Gaudeul et
al., 2000). Une différenciation significative est observée
entre taxons et entre populations (fig. 5), mais seule P.
rosea se distingue des deux autres taxons (fig. 6).
En effet, si la longueur de l’éperon (critère discriminant
souvent mis en avant) est plus courte pour P. rosea que
pour P. grandiflora et P. reuteri (tab. 3), les fleurs de
P. rosea ne sont pas réduites dans toutes leurs parties
(Jovet et de Vilmorin, 1987), puisqu’elles sont plus larges
que chez les deux autres taxons (tab. 3) et que l’éperon
n’est aussi proportionnellement pas plus petit que chez
P. grandiflora, alors qu’il est proportionnellement le
plus grand chez P. reuteri.
Au-delà des valeurs brutes susceptibles de biais
phénologiques, écologiques (richesses trophique et
hydrique du sol favorisant un accroissement des organes
dans toutes leurs parties) ou de variations inter-annuelles,
la conformation de la fleur (rapport largeur / longueur
Tableau 3 : résultats des analyses statistiques pour les 12 descripteurs morphologiques des 3 taxons : * significativité
au seuil de 1%.
Descripteur
Moyennes (écart-type)
en mm sauf codes couleurs RHS
ANOVA
P. rosea
P. reuteri
P. grandiflora
F
p
Hauteur plante
95,75 (16,16)
87,80 (16,89)
75,75 (20,43)
41,52
< 0,001*
Largeur fleur
19,09 (2,43)
18,80 (2,65)
18,05 (2,95)
5,12
0,006*
Longueur fleur
25,38 (3,30)
31,11 (3,05)
28,37 (3,69)
97,51
< 0,001*
Hauteur fleur
16,35 (2,33)
16,27 (2,17)
15,80 (2,47)
2,03
0,133
Largeur lobe
central
9,79 (1,23)
9,11 (1,30)
8,34 (1,46)
39,83
< 0,001*
Longueur éperon
9,36 (1,20)
12,86 (2,12)
10,83 (1,73)
144,39
< 0,001*
Longueur feuille
27,90 (6,25)
27,24 (5,35)
26,06 (7,39)
2,64
0,073
Largeur feuille
12,61 (3,40)
12,61 (7,39)
12,78 (3,49)
0,05
0,953
Largeur/
longueur fleur
0,76 (0,11)
0,64 (0,07)
0,61 (0,06)
115,88
< 0,001*
Longueur
éperon/longueur
fleur
0,37 (0,06)
0,41 (0,04)
0,38 (0,04)
16,97
< 0,001*
Largeur lobe
central/largeur
fleur
0,52 (0,05)
0,49 (0,06)
0,46 (0,04)
35,37
< 0,001*
Couleur fleur
69B à 69D
85A à 85D
85C
Non testé
Non testé
Chapitre II : Flore
71
Figure 3 : morphométrie comparative pour les longueurs de la fleur et de l’éperon, les largeurs de la fleur et du lobe
médian et la hauteur des plantes étudiées – les mensurations sont exprimées en millimètres ; la lettre différente en
position supérieure indique une différence significative pour ces trois taxons (test de Tukey - 95 %).
72
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 4 : relation de la largeur et la longueur
de la fleur pour les populations des 3 taxons
considérés. Les dimensions sont exprimées en
millimètres.
Among Regions
9%
Among Pops
10%
Within Pops
81%
totale), apparait comme significativement différente entre
P. rosea (tab. 3) et les deux autres taxons présentant des
fleurs plus effilées avec des valeurs très proches. Ce dernier
critère, qui à notre connaissance n’a pas été mis en avant
dans les flores et monographies, nous apparait comme un
bon révélateur des différences entre les taxons car reposant
sur un « plan d’organisation » floral différent possiblement
lié à une coévolution avec un pollinisateur différent (étude
à conduire). Si les deux autres rapports (largeur lobe central /
largeur fleur ; longueur éperon / longueur fleur) apparaissent
comme statistiquement discriminants, leurs valeurs différant
de quelques centièmes seulement invitent à la prudence quant
à une éventuelle signification de ces rapports.
Génétique
L’étude génétique montre une claire différenciation
entre les individus de P. rosea et les autres échantillons,
ce qui n’est pas le cas des individus de P. reuteri qui
se confondent génétiquement avec les individus de P.
grandiflora. On peut donc en conclure que seul P. rosea
Chapitre II : Flore
Figure 5 : analyse de variance moléculaire.
Environ 9 % de la variance totale correspond
à des différences entre taxons («Among
regions»), 10 % à des différences entre
populations («Among pops») et 81 % à
des différences entre individus dans les
populations («within pops»).
représente un taxon clairement individualisé.
L’étude génétique réalisée est une analyse de marqueurs
neutres, c’est-à-dire de portions du génome a priori non
soumis à la sélection naturelle. Ces marqueurs donnent
une indication sur l’histoire ancienne des populations
étudiées. Des mutations (des divergences) apparaissent
spontanément et aléatoirement dans les populations
au cours du temps. Si deux groupes d’individus sont
complètement isolés (n’échangent pas de gènes), des
divergences vont s’accumuler au fil du temps. Ainsi
entre 2 espèces, la différenciation sera d’autant plus
grande que les espèces ont divergé depuis longtemps.
On peut donc proposer que P. reuteri, taxon
morphologiquement différenciable de P. rosea et de P.
grandiflora est un taxon qui a divergé très récemment,
pour lequel la divergence par dérive génétique n’a
pas eu le temps de créer une différenciation globale
des génomes. Une hypothèse alternative (et nonexclusive) est que P. reuteri échange des gènes de
manière peu fréquente, mais récurrente avec P.
grandiflora, homogénéisant ainsi le fond génétique
73
Figure 6 : analyse en composante principale de la diversité génétique des 3 taxons analysés : P. rosea (en rose), P.
grandiflora (en vert), P. reuteri (en jaune) – L’axe 1 représente 30 % de la variance, l’axe 2, 20 %. Les différentes
localités ont des symboles différents, leur nom complet est précisé dans le tableau 2.
des deux taxons et masquant toute différenciation.
Notre étude génétique n’a concerné que 77 marqueurs,
soit 77 régions génomiques restreintes, déterminés
aléatoirement et ne couvre de loin pas la totalité du
génome. Il est fort probable que les régions génomiques
précises contrôlant la morphologie florale (ou tout autre
caractère discriminant les 3 taxons) n’aient pas été
incluses dans cette analyse.
Conclusion
Au-delà de leur couleur à l’anthèse et d’une taille
plus importante, les individus de P. reuteri présentent
des proportions florales similaires et se confondent
génétiquement avec les individus de P. grandiflora.
En revanche, les individus analysés de P. rosea se
distinguent sur le plan de leur structure florale, par une
fleur moins longue et plus large, et génétique.
pallida (Gaudin) Reuter 1861 et Pinguicula rosea (Mutel)
comb. nov.
Remerciements
Remerciements à Ludovic Bonin, Fanny Greulich, Denis
Jordan, Auréliane Téton, Delphine Rioux et Cécilia
Gonzalez pour leurs appuis dans la recherche, la collecte
et l’analyse des données, à Nicolas Fumeaux pour les
recherches à l’Herbier de Genève, aux services de l’État
et de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne
du Jura pour les autorisations de prélèvements, ainsi
qu’à Olivier Billant et Yamama Naciri pour leur relecture
constructive du manuscrit.
Ainsi, si P. reuteri peut être considérée comme une variété
de P. grandiflora en raison de ses faibles variabilités
morphologiques et génétiques, P. rosea apparait comme
un taxon autonome bien différencié génétiquement,
morphologiquement et biogéographiquement. D’un
point de vue nomenclatural, les combinaisons idoines
sont donc respectivement Pinguicula grandiflora var.
74
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
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75
76
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Conservation de l’orobanche de
Bartling (Orobanche bartlingii) : suivi
des populations
V. Bonnet, J. Dubois, I. Till-Bottraud et N. Fort
Mail : v.bonnet@cbn-alpin.fr
L’orobanche de Bartling est une espèce parasite
menacée des pelouses calcicoles sèches et rocailleuses.
Son seul hôte connu est le séséli libanotis (Seseli
libanotis (L.) W.D.J.Koch s. str. = Libanotis pyrenaica (L.)
O. Schwarz). Son aire de distribution s’étend de l’Europe
centrale jusqu’à la Chine. Les stations de l’est de la
France correspondent à la limite occidentale de l’aire de
distribution, mais l’espèce est rare dans toute son aire.
Un suivi des populations de la Haute Chaîne du Jura a été
mis en place en 2009, basé sur le protocole commun de
suivi du Réseau Alpes-Ain de Conservation de la Flore.
Les protocoles pour l’orobanche de Bartling ont été mis
au point sur la station de Narderan. Le suivi montre
une très forte fluctuation interannuelle des effectifs. Il
est donc nécessaire de réaliser les suivis sur plusieurs
années consécutives, à l’échelle de la station et avec
un protocole fixe (même méthodologie, même effort de
prospection) pour estimer la taille des populations de
manière fiable. Nous recommandons donc de réaliser
le suivi à l’aide de placettes de 4 m², réparties le long
d’une vingtaine de transects de 50 placettes ou d’une
quinzaine de transects de 60 placettes en fonction
des contraintes du terrain. Un tel suivi permettrait de
mettre en évidence des fluctuations assez fines des
populations dans le temps, et ainsi d’alerter rapidement
d’éventuelles régressions de populations.
Introduction
L’orobanche de Bartling (fig. 1) est une espèce parasite
mal connue, figurant au Livre rouge de la flore menacée
de France (Roux et al., 1995). Elle pousse dans les
pelouses calcicoles sèches et rocailleuses (Prunier, 2001)
correspondant aux associations phytosociologiques
du Seslerio-Laserpitietum Moor 1957 et du SeslerioCaricetum Br.-Bl. 1926 (Prunier et al., 2009), surtout
en terrain ouvert pierreux ou rocailleux, des pentes
thermophiles calcaires, ainsi que dans les fourrés alcalins
ouverts (lisières), sur sol terreux ou sur loess (Kreutz
1995). Son seul hôte connu est le séséli libanotis (Seseli
libanotis (L.) W.D.J.Koch s. str. = Libanotis pyrenaica (L.)
O. Schwarz) (Foley, 1998).
Son aire de distribution s’étend de l’Europe centrale
jusqu’à la Chine, avec un centre de distribution situé
dans les régions baltiques, la Russie et la Sibérie
Chapitre II : Flore
Figure 1 : l’orobanche de Bartling et son hôte, le séséli
libanotis (Photo Véronique Bonnet).
(Piwowarczyk et al., 2009). Actuellement, l’espèce n’a
été recensée en France que dans huit départements
de l’est de la France : Meurthe et Moselle, Côte d’Or,
Doubs, Jura, Ain, Savoie, Isère et Hautes-Pyrénées
(www.tela-botanica.org, 2009). Sa présence dans le
département des Hautes-Pyrénées (Carlon, 2008) n’a
cependant pas été confirmée par les prospections
récentes (B. Durand, communication personnelle). Ces
stations correspondent à la limite occidentale de l’aire
de distribution, mais l’espèce est rare sur l’ensemble de
l’aire (Kreutz, 1995). Les populations de Franche-Comté
77
et de Bourgogne semblent souffrir de la fermeture du
milieu, ce qui a été identifiée comme une menace pour
l’espèce (Piwowarczyk et al., 2009). Celles du HautJura et de Chartreuse semblent moins soumises à ce
phénomène de par l’instabilité de leur biotope. Les
populations du Jura et de Chartreuse sont les seules en
France présentes dans des espaces protégés ; elles sont
intégrées aux priorités de conservation dans le plan de
gestion des Réserves naturelles nationales de la Haute
Chaîne du Jura et des Hauts de Chartreuse.
Un programme de conservation est mené depuis 2009
par le Conservatoire Botanique National Alpin (CBNA),
le CBN du Bassin Parisien (pour la Bourgogne) et le CBN
de Franche Comté. L’objectif est de mieux comprendre
la répartition et l’écologie de cette espèce, d’étudier sa
relation au séséli libanotis et de proposer des protocoles
de suivi adaptés aux populations. Un suivi a été mis en
place en 2009, basé sur le protocole commun de suivi du
Réseau Alpes-Ain de Conservation de la Flore (Bonnet et
al., 2015). Les premiers résultats confirment la grande
fluctuation interannuelle du nombre de plantes fleuries
(le caractère « à éclipses » de l’espèce). Des expériences
d’ensemencement menées en rhizotrons au jardin
conservatoire du CBNA montrent que la banque de
graines reste viable dans le sol plusieurs années et que
les orobanches peuvent former des nodules souterrains
avant de s’exprimer à l’air libre. L’espèce persiste donc
très certainement in situ sous forme de banque de graines
ou de plantules parasites souterraines, indétectables
par prospection. Il est donc impossible de déterminer la
taille réelle d’une population ou sa viabilité de manière
ponctuelle. Un suivi sur plusieurs années est nécessaire
pour détecter des tendances démographiques des
populations. De plus, l’espèce est très peu couvrante et
les méthodes habituelles d’évaluation de la population
par transects et point-contacts doivent être adaptées.
Dans le cadre du projet « Reculet », le but de l’étude d’O.
bartlingii était de mieux comprendre la dynamique de
l’espèce et sa diversité génétique. Cet article présente
les résultats du suivi des populations naturelles mis en
place en 2009 et des adaptations de la méthode, en
particulier sur les stations de la combe de Narderan.
Matériel et méthodes
Populations suivies
L’orobanche a été découverte dans la Réserve naturelle
nationale de la Haute Chaîne du Jura en 2001 par Patrice
Prunier (Prunier, 2001). Elle est présente dans deux
secteurs de la Haute Chaîne, dans la Combe de Narderan
et à la Marie du Jura (Commune de Thoiry).
La Combe de Narderan se trouve sur le versant Est
du Jura, à quelques centaines de mètres au Sud du
Reculet. Une avancée rocheuse sépare Narderan nord
de Narderan sud. Les stations étudiées se trouvent sur
les versants exposés sud à sud-est de la combe et sont
78
surplombées par des falaises. On se trouve à la limite
entre l’étage montagnard et l’étage subalpin, entre 1350
et 1600 m. La pente est assez forte (30 à 45°).
Le site de la Marie du Jura est localisé sur les crêtes à
1 km au sud de Narderan. A cet endroit, les couches
géologiques sont inclinées ; le versant est, parallèle aux
couches, présente une pente assez douce alors que le
versant ouest, perpendiculaire aux couches géologiques,
est très abrupt. Il est constitué d’une suite de falaises
et de vires. La station est située sur la première vire audessous de la falaise de crête. Les vires inférieures n’ont
pas pu être prospectées. L’étagement du site de la Marie
du Jura est réduit, de 1565 à 1620 m. La pente est forte :
30 à 45°. Le site est orienté à l’ouest.
Méthodologie de suivi
Des premiers suivis ont été testés en 2009 sur les stations
d’orobanche en suivant le protocole de suivi « territoire »
du Réseau Alpes-Ain de conservation de la flore (Bonnet et
al. 2015). Le but du protocole est d’évaluer, sur un territoire
donné, une évolution des populations au cours du temps.
Sa principale caractéristique est de prendre en compte la
non-détection ou l’absence de l’espèce en un point donné
à un temps donné, afin de pouvoir suivre l’extension ou la
régression de la population sur le site. La première étape
du suivi consiste à délimiter la « zone de prospection » (ZP).
Celle-ci doit correspondre autant que possible à l’habitat
potentiel de l’espèce ; elle est fixe dans le temps. Au sein
de cette ZP, on définit ensuite l’aire ou les aires de présence
(AP) de l’espèce à partir des pointages réalisés sur le terrain.
La zone de prospection correspond donc à la somme des AP
et de l’aire d’absence de l’espèce. La taille des populations
est ensuite estimée par une fréquence d’occurrence
obtenue par la méthode des points (ou placettes)-contact
le long de transects traversant l’aire de présence. Pour
pouvoir détecter une régression et/ou une progression de
l’espèce, la fréquence d’occurrence mesurée doit éviter les
valeurs extrêmes (proches de 0 % ou proches de 100 %). Il
faut donc ajuster la taille des placettes pour avoir un
individu dans 10 à 90 % des placettes. Cette fréquence
est ensuite rapportée à la surface des placettes pour
estimer les effectifs sur la station. L’orobanche présente
une faible détectabilité (individus peu couvrants) et une
grande variabilité de taille de population entre années.
Nous avons donc réalisé plusieurs tests de protocoles
entre 2009 et 2013 sur les stations de Narderan. Chaque
année entre 2009 et 2013, nous avons délimité l’aire de
présence et avons compté tous les individus présents
sur les sites de Narderan nord, Narderan sud et Marie
du Jura. En 2013, sur la station de Narderan nord,
nous avons mis en place trente transects sur lesquels
nous avons testé différentes méthodes de mesure de
fréquence (points-contact, placettes-contact de 0,5, 1,
1,5 et 2 m²), avec une centaine de placettes par transect.
A partir de ce jeu de données, nous avons réalisé des
tests de puissance de détection de diminution ou
d’augmentation de la fréquence d’occurrence afin de
déterminer le nombre de transects (testé pour 10 à 30
transects de 50 placettes de 2 m²) optimal pour détecter
un certain effet (positif ou négatif).
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Résultats
Discussion
Les effectifs et les surfaces mesurés varient très
fortement entre années pour les 3 stations d’orobanche
(tab. 1). Par exemple pour Narderan sud, nous notons
une variation d’un facteur 8 (de 18 à 151 individus).
Les surfaces d’aire de présence cumulées ont beaucoup
augmenté sur la période 2012-2013 par rapport à la
période 2009-2011 (fig. 2) sur la station de Narderan
nord, mais cette augmentation est en partie liée à une
pression de prospection bien supérieure aux années
précédentes.
Les populations d’orobanche de Bartling de la Haute
Chaîne du Jura sont géographiquement très restreintes.
Le nombre d’individus visibles et la surface fluctuent
fortement d’une année à l’autre du fait de l’importance
de la banque de graines et de la phase souterraine de
croissance de la plante. Il est donc nécessaire de réaliser
les suivis sur plusieurs années consécutives, à l’échelle de
la station et avec un protocole fixe (même méthodologie,
même effort de prospection) pour estimer la taille des
populations de manière fiable. L’augmentation de la
surface des populations entre les périodes 2009-2011
et 2012-2013 semble en effet essentiellement liée à
un effort de prospection accru pendant la durée du
programme.
L’observation de placettes de 2 m² donne une fréquence
moyenne de 4,7%. Cette valeur est très faible et ne laisse
pas beaucoup de marge pour détecter des diminutions. Un
dispositif permettant de capter une fréquence moyenne
plus importante, de l’ordre de 10 %, serait à privilégier.
Des placettes de 4 m² permettraient probablement
d’obtenir de telles fréquences. Des régressions même
assez faibles des populations seraient alors détectables
en utilisant une vingtaine de transects de 50 placettes ou
une quinzaine de transects de 60 placettes.
La fréquence d’occurrence moyenne de l’orobanche
augmente avec la taille des placettes utilisées (tab. 2).
Elle est de 4,7% dans des placettes de 2 m², alors qu’elle
est toujours inférieure à 1% lorsqu’elle est mesurée en
point-contact. Quel que soit le nombre de transects,
il est très difficile de détecter une diminution de la
fréquence d’occurrence (fig. 3) du fait des faibles valeurs
de fréquence initiales mesurées (moyenne 4,7 %). Une
augmentation de 5,5% de fréquence peut être détectée
avec 10 transects de 50 placettes et cette valeur passe
à 3,2% avec 20 transects. C ’est en fait le nombre de
placettes total observées qui est le paramètre crucial
(fig. 4). Les nombres de transects et de placettes par
transect peuvent ainsi être ajustés en fonction des
contraintes du terrain.
Tableau 1 : comptages exhaustifs de l’Orobanche de Bartling et aires de présence (AP, en m²) de 2009 à 2013 au sein
de la Réserve Naturelle. Du fait de la forte variabilité interannuelle, dans le but de « lisser » cette variation sur des
périodes arbitraires de 2 ou 3 ans, les tailles de population sont estimées par l’effectif de l’année où l’espèce a été
la plus abondante ; l’aire de présence (AP) correspond à la zone qui englobe tous les individus observés pendant ces
périodes.
Narderan nord
Année
Narderan sud
Marie du Jura
Total
Effectifs
Surface
Effectifs
Surface
Effectifs
Surface
Effectifs
Surface
2009
101
15414
151
5486
7
256
259
21156
2010
36
15386
61
5484
4
32
101
20902
2011
52
10389
18
7324
0
0
70
12685
Bilan
2009-2011
101
22000
151
16400
7
280
2012
166
27323
132
6458
11
287
309
34068
2013
118
29853
57
36157
---
---
---
91191
Bilan
2012-2013
166
39426
132
36437
11
287
Chapitre II : Flore
79
Figure 2 : aires de présence (AP) de l’Orobanche de Bartling en 2012-2013 (vert) et en 2009-2011 (orange) sur les
secteurs de Narderan nord (en haut à droite de l’image) et sud (en bas à gauche de l’image) ; la zone de prospection
(ZP) est dessinée en rouge.
Figure 3 : probabilité de détection d’une diminution ou d’une augmentation de la fréquence d’occurrence d’Orobanche
bartlingii calculée à partir d’un jeu de 10 transects (à gauche) ou de 20 transects (à droite) de 50 placettes de 2 m².
Sur l’axe horizontal (« effet »), 0.00 représente une stabilité de la fréquence. Les valeurs négatives représentent une
diminution (en valeur) de la fréquence et les valeurs positives une augmentation. Le seuil de détection est fixé à 0,8.
80
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
BIBLIOGRAPHIE
Figure 4 : intervalle de non-détection d’une diminution
ou d’une augmentation de la fréquence d’occurrence
d’Orobanche bartlingii en fonction du nombre total de
placettes de 2 m². Les cercles pleins ont été obtenus en
faisant varier le nombre de transects de 50 placettes ;
les cercles vides ont été obtenus en faisant varier le
nombre de placettes par transect pour 15 transects.
Tableau 2 : fréquences d’occurrence pour différentes
tailles des placettes-contact (moyennes sur 100 placettes).
Taille de la placette
Fréquence moyenne
Narderan nord
Point
<1%
0,5 m²
1%
1 m²
1,50%
1,5 m²
2,70%
2 m²
4,70%
Bonnet, V., Fort, N., Dentant, C., Bonet, R.,
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Tome I : espèces prioritaires. Museum National
d’Histoire Naturelle, Conservatoire Botanique
de Porquerolles, Ministère de l’Environnement,
Direction de la Nature et du paysage, Paris.
Conclusion
Cette étude confirme le caractère fluctuant des
populations d’orobanche de Bartling et leur faible
effectif. Un suivi annuel sur plusieurs années est donc
nécessaire pour détecter des tendances globales. Nous
recommandons d’utiliser des placettes de 4 m², réparties
le long d’une vingtaine de transects de 50 placettes ou
d’une quinzaine de transects de 60 placettes en fonction
des contraintes du terrain. Un tel suivi permettrait de
mettre en évidence des fluctuations assez fines des
populations dans le temps, et ainsi d’alerter rapidement
d’éventuelles régressions de populations.
Chapitre II : Flore
81
82
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Conservation de l’orobanche de
Bartling (Orobanche bartlingii) :
diversité et structure génétique
I. Till-Bottraud, L. Contamin, N. Fort et V. Bonnet
Mail : irene.till@univ-bpclermont.fr
L’orobanche de Bartling est une espèce parasite menacée
des pelouses calcicoles sèches et rocailleuses. Son seul
hôte connu est le séséli libanotis (Seseli libanotis (L.)
W.D.J.Koch s. str. = Libanotis pyrenaica (L.) O. Schwarz).
Son aire de distribution s’étend de l’Europe centrale
jusqu’à la Chine. Les stations de l’Est de la France
correspondent à la limite occidentale de l’aire de
distribution, mais l’espèce est rare dans toute son aire.
Une étude génétique a été réalisée sur des populations
du Jura, de Chartreuse et de Franche-Comté. La diversité
génétique est globalement faible. Ceci est cohérent avec
le faible nombre de populations connues et leur taille
réduite. L’espèce est donc potentiellement vulnérable
à des changements environnementaux importants. Les
populations du Jura sont moins diversifiées que celle de
Chartreuse et elles s’en distinguent partiellement. Cette
différenciation entre massifs pourrait correspondre à une
adaptation locale à des conditions climatiques différentes
ou pourrait être due à une histoire biogéographique
différente (refuges glaciaires différents).
occidentale de l’aire de distribution, mais l’espèce est rare
sur l’ensemble de l’aire (Kreutz, 1995). Les populations
de Franche-Comté et de Bourgogne semblent souffrir de
la fermeture du milieu, ce qui a été identifiée comme une
menace pour l’espèce (Piwowarczyk et al., 2009). Celles
du Haut-Jura et de Chartreuse semblent moins soumises
à ce phénomène de par l’instabilité de leur biotope. Les
populations du Jura et de Chartreuse sont les seules en
France présentes dans des espaces protégés ; elles sont
intégrées aux priorités de conservation dans le plan de
gestion des Réserves naturelles de la Haute Chaîne du
Jura et des Hauts de Chartreuse.
L’orobanche de Bartling est une espèce parasite mal
connue, figurant au Livre rouge de la flore menacée de
France (Roux et al., 1995). Elle pousse dans les pelouses
calcicoles sèches et rocailleuses (Prunier, 2001)
correspondant aux associations phytosociologiques
du Seslerio-Laserpitietum Moor 1957 et du SeslerioCaricetum Br.-Bl. 1926 (Prunier et al., 2009), surtout
en terrain ouvert pierreux ou rocailleux, des pentes
thermophiles calcaires, ainsi que dans les fourrés alcalins
ouverts (lisières), sur sol terreux ou sur loess (Kreutz,
1995). Son seul hôte connu est le séséli libanotis (Seseli
libanotis (L.) W.D.J.Koch s. str. = Libanotis pyrenaica (L.)
O. Schwarz) (Foley, 1998).
Aucune étude génétique n’a été menée sur Orobanche
bartlingii. La variabilité génétique d’une population
(ou d’une espèce) représente son potentiel évolutif,
c’est-à-dire sa capacité à s’adapter dans le futur. Face
à un environnement en perpétuel changement, celleci est donc nécessaire au maintien des populations.
Les mesures de diversité permettent par conséquent
d’estimer le degré de vulnérabilité génétique d’une
espèce. Par ailleurs, les flux de gènes, c’est-à-dire
l’échange d’information génétique (via le pollen ou grâce
à la migration des graines), permettent aux populations
de préserver leur potentiel évolutif. Sans flux de gènes
les populations s’isolent et se différencient. Dans une
perspective de conservation, connaître les populations
qui sont plus ou moins variables et plus ou moins
semblables permet d’établir des priorités : si les
populations sont très similaires, on pourra concentrer les
efforts de conservation sur quelques-unes d’entre elles
seulement (les plus variables et les plus différenciées),
tandis que si la différenciation est importante, il
apparaîtra nécessaire de mettre en place des unités de
conservation aussi nombreuses que possible. De plus,
si des réintroductions sont envisagées, il est préférable
de ne pas réunir des individus trop dissemblables afin
d’éviter des appariements de gènes défavorables.
Actuellement, l’espèce n’a été recensée en France que
dans huit départements de l’est de la France : Meurthe
et Moselle, Côte d’Or, Doubs, Jura, Ain, Savoie, Isère et
Hautes-Pyrénées (www.tela-botanica.org, 2009). Sa
présence dans le département des Hautes-Pyrénées
(Carlon, 2008) n’a cependant pas été confirmée par
les prospections récentes (B. Durand communication
personnelle). Ces stations correspondent à la limite
Des études ont été menées principalement sur les
orobanches parasites des cultures (O. ramosa, parasite
de houblon, tabac et colza (Brault et al., 2007; Le
Corre et al., 2014) ; O. cumana, parasite de tournesol
(Molinero-Ruiz et al., 2014) ; O. minor, parasite à très
large spectre (Thorogood et al., 2009) et O. crenata et O.
foetida parasites de légumineuses cultivées et sauvages
(Román et al., 2003, 2001; Vaz Patto et al., 2008).
Introduction
Chapitre II : Flore
83
Les résultats de ces études montrent une très forte
différenciation selon les espèces d’hôte ainsi qu’une
structuration géographique. La diversité génétique des
populations est parfois faible (O. ramosa, avec un fort
taux de consanguinité) ; parfois élevée (O. crenata et O.
foetida). Il est donc difficile de prévoir quel peut être le
niveau de diversité génétique des populations naturelles
d’O. bartlingii et leur structuration.
Dans le cadre du projet « Reculet », le but de l’étude
d’O. bartlingii était de mieux comprendre la dynamique
de l’espèce et sa diversité génétique. Nous avons donc
réalisé une étude génétique sur les populations du
Jura, de Franche-Comté et de Chartreuse pour décrire
la diversité génétique et sa structuration, en particulier
pour identifier si les populations du Jura présentent un
enjeu particulier.
Matériel et méthodes
Echantillonnage
L’échantillonnage a été réalisé dans le Jura durant
les étés 2012 et 2013 et en Rhône-Alpes, Bourgogne
et Franche-Comté durant l’été 2014 (tab. 1). Neuf
populations ont été échantillonnées ce qui a permis
d’obtenir 80 individus au total (avec entre 1 et 20
individus par population ; tab. 1). Pour chacun des
échantillons, le sommet de l’inflorescence a été récolté,
puis stocké dans du silica-gel à température ambiante.
Extraction de l’ADN et protocole AFLP
L’ADN des 80 échantillons a été extrait avec le kit « Dneasy
Plant Mini Kit » (Qiagen). Nous avons utilisé la technique
AFLP (Amplification Fragment Length Polymorphism) ou
polymorphisme de longueurs des fragments amplifiés
(Vos et al., 1995) qui a déjà été utilisée avec efficacité
sur d’autres espèces d’orobanches (Gagne et al.,
2000). Cette technique permet d’obtenir de nombreux
marqueurs rapidement avec une grande répétabilité
sans avoir besoin d’une importante quantité d’ADN et
de connaissances sur le génome de la plante étudiée. Le
protocole modifié d’après Vos et al. (1995) a été utilisé
avec trois couples d’amorces : E-ACA/M-CAA, E-ACT/
M-CAC et E-ACT/M-CAG. Un témoin négatif et quinze
individus ont été répliqués à partir de l’extraction, afin
de vérifier la reproductibilité des données. Le choix des
marqueurs retenus a été fait manuellement à l’aide du
logiciel GeneMapper v3.7 (Applied Biosystems) pour ne
conserver que les marqueurs bien séparés. La qualité de
ces marqueurs a ensuite été testée automatiquement
à l’aide d’un script R (Herrmann et al., 2010). Cinq
individus et un réplicat ont été supprimés de l’étude
du fait d’une mauvaise qualité de l’ADN extrait. Avec
3 paires d’amorces, nous avons obtenu 126 marqueurs
répétables avec un taux d’erreur total de 3 %.
Tableau 1 : analyse de la diversité génétique des populations échantillonnées d’Orobanche bartlingii. Code, nom
des populations, région d’appartenance, localisation géographique (coordonnées en degré décimal) et nombre
d’individus échantillonnés (N). Nb loci : nombre de loci ; Nb privés : nombre d’allèles privés ; %P : pourcentage de
loci polymorphes ; I : indice de diversité de Shannon ; He : hétérozygotie attendue non biaisée ; SE : erreur standard.
Echantillonnage : populations 1-3 = hepia ; 4, 8, 9 : CBNFC ; 5-6 : CBNA ; 7 : CBNBP.
Code
Population
Région
Localité
Coordonnées
N
Nb
loci
Nb
privés
%P
I (SE)
He
(SE)
1
NN
Jura
Narderan
Nord
5.929549
46.250135
20
50
0
34,56%
0,098
(0,017)
0,062
(0,012)
2
NC
Jura
Narderan
Château
5.929549
46.250135
4
35
0
22,79%
3
NS
Jura
Narderan Sud
5.929549
46.250135
20
63
1
45,59%
0,131
(0,018)
0,081
(0,013)
4
SM
Jura
Septmoncel
5.915511
46.383677
3
18
0
1,47%
5
C3
Chartreuse
Pas de
Rocheplane
5.873316
45.328685
15
96
14
70,59%
0,218
(0,018)
0,133
(0,013)
6
C2
Chartreuse
Col du Frêt
5.822565
45.386741
10
90
6
66,18%
0,242
(0,019)
0,156
(0,014)
7
BO
Bourgogne
Francheville
4.890278
47.104893
1
34
1
0,00%
8
QU
FrancheComté
Quingey
5.973749
47.104893
4
29
0
16,18%
9
CH
FrancheComté
Château de
Chaudanne
6.021810
47.226611
3
28
0
16,18%
84
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Analyse des données
Ces marqueurs moléculaires nous permettent d’estimer
la diversité génétique globale et dans les différentes
populations, ainsi que sa répartition entre les 2, les
différences (ou les ressemblances) entre populations
et la structuration géographique de la variabilité
génétique. La diversité génétique a été estimée pour
les populations de plus de 5 échantillons avec le logiciel
GenAlex v6.5 (Peakall and Smouse, 2012) (pourcentage
de loci polymorphes : proportion de loci qui sont
variables dans chaque population ; indice de Shannon
et hétérozygotie attendue : deux mesures de diversité
intégrant les fréquences des allèles). La répartition de
cette diversité génétique dans et entre les populations a
été estimée par une AMOVA (Analyse Moléculaire de la
Variance, qui estime la part de diversité totale trouvée
à l’intérieur des populations et entre populations ;
c’est un test probabiliste et nous avons réalisé 999
permutations pour obtenir une bonne estimation de ces
différentes diversités).
Les différences entre paires de populations ont
été estimées en calculant d’une part le nombre de
marqueurs privés (présents dans une seule population)
et d’autre part l’indice de différenciation θ PT (basé
sur les différences de fréquence des allèles entre
populations). Nous avons visualisé cette différenciation
par une Analyse en Coordonnées Principales (PCoA ; R
v3.4, package « ade4 »).
La structuration géographique à l’intérieur des
populations n’a pu être réalisée que pour les populations
de Chartreuse (seules populations pour lesquelles tous
les échantillons ont été géoréférencés). Nous avons
effectué une analyse d’autocorrélation spatiale à l’aide
du logiciel SPAGeDI v1.3 (Hardy et Vekemans, 2002).
Dans un premier temps, la distance géographique a été
calculée entre chaque paire d’individus de la population.
Ces valeurs de distance ont ensuite été rassemblées
en un nombre optimal de classes (caractérisées par
une distance moyenne, minimum et maximum entre
paire d’individus). Dans un second temps, la distance
génétique entre les paires d’individus ainsi classés a
permis de calculer leur coefficient d’apparentement (rij)
ainsi qu’un intervalle de confiance (20000 permutations).
L’utilisation de marqueurs dominants comme les AFLPs
ne permet d’estimer que des valeurs relatives de
coefficient d’apparentement par rapport à la moyenne
de la population (qui est fixée à 0). Des valeurs négatives
peuvent donc être obtenues pour les classes de paires
d’individus moins apparentés que la moyenne de la
population. L’autocorrélation spatiale représente la
variation du coefficient d’apparentement en fonction du
logarithme de la distance spatiale moyenne des classes.
Pour la structuration globale, nous avons testé
L’hypothèse d’isolement par la distance (plus les
populations sont éloignées géographiquement, plus elles
sont différentes génétiquement) sur l’échantillonnage
complet a été testée par un test de Mantel (R,
package « adegenet »). Finalement, afin de tester si
les populations échantillonnées correspondent bien à
Chapitre II : Flore
des entités génétiquement homogènes et différentes
entre elles, nous avons estimé la structuration globale,
sans identification a priori des populations, à l’aide du
logiciel STRUCTURE V.2.3 (Hubisz et al., 2009) . C ’est
une analyse probabiliste (Monte Carlo Markov Chain ;
MCMC) qui nécessite plusieurs séries de répétitions
pour être fiable. Nous avons utilisé une période de
stabilisation (« burn-in ») de 5000 répétitions et 7500
répétitions de la MCMC, le tout répété 20 fois pour
chaque valeur de K (nombre le plus vraisemblable de
groupes génétiquement homogènes, variant ici de
1 à 9), avec le modèle supposant que les populations
pouvaient échanger des migrants (Admixture model).
Ceci a permis d’obtenir la vraisemblance de chaque
valeur de K (lnP(K)) et un paramètre (Δ(K) ; Evanno et
al., 2005 pour estimer le nombre le plus probable de
groupes homogènes.
Résultats
Structure génétique des populations
La diversité génétique est globalement assez faible
(indice de Shannon = 0,182 ; hétérozygotie attendue =
0,110). A taille d’échantillon comparable, les populations
du Jura sont moins variables que les populations de
Chartreuse (pourcentage de loci polymorphes, indice
de Shannon et hétérozygotie attendue moins élevés ;
Figure 1 : PCoA (Analyse en Coordonnées Principales)
basée sur les distances génétiques entre les 75 individus
d’Orobanche bartlingii. Seules les populations de
Chartreuse (bleu) et du Jura (rouge) ont été utilisées pour
cette analyse. Les populations de Bourgogne et de FrancheComté (représentées en noir) ont été ajoutées a posteriori.
Les axes expliquent respectivement 13 % (axe 1) et 11 %
(axe 2) de la variance totale, ce qui dénote un faible pouvoir
explicatif.
85
Tableau 2 : matrice des distances génétiques inter-population
(θPT) entre les huit populations d’Orobanche bartlingii.
Matrice diagonale inférieure : valeurs de θPT ; matrice
diagonale supérieure : p-valeurs. Les valeurs significatives
sont en orange.
NN
NC
NS
SM
C3
C2
QU
CH
NN
0
0,058
0,4
0,349
0,004
0,003
0,103
0,104
NC
0,123
0
0,021
0,109
0
0
0
0
0,314
NS
0
0,245
0
0,318
0,018
0,014
0,291
SM
0
0,222
0
0
0
0
0,115
0,111
C3
0,082
0,406
0,046
0,398
0
0,32
0,394
0,328
C2
0,143
0,381
0,082
0,445
0,007
0
0,393
0,449
QU
0,094
0,279
0,01
0,205
0,003
0
0
0,355
CH
0,102
0,366
0
0,114
0
0
0
0
tab. 1). Elles sont en revanche plus variables que
les populations de Franche-Comté, ce qui est fort
probablement dû à un effet de taille d’échantillon plus
faible pour ces dernières.
Sur l’ensemble des 80 individus échantillonnés, la
différenciation entre populations est non significative
et nous n’observons aucun isolement par la distance
(test de Mantel non significatif, p = 0,42). Pour
les 4 populations ayant plus de 5 échantillons, la
différenciation entre populations est significative, mais
globalement très faible et ne représente que 5 % de la
variance totale (pour 95 % à l’intérieur des populations).
L’analyse des indices de différenciation (θ PT ) indique que
seuls les θ PT entre les populations de Chartreuse et les
deux grandes populations du Jura sont significatifs (tab.
2). De même, l’Analyse en Coordonnées Principales (fig.
1) indique une séparation faible entre les populations
du Jura et de Chartreuse.
Nous observons par ailleurs que les populations de
Chartreuse (en bleu) semblent avoir une grande variance
par rapport aux autres populations et présentent un
grand nombre d’allèles privés (tab. 1).
Le
test
d’autocorrélation
intra-population
des
populations de Chartreuse montre que les individus
géographiquement proches sont aussi génétiquement
proches (p-valeur = 0,0034 ; fig. 2) ce qui indique une
faible dispersion du pollen ou des graines autour de la
plante mère.
L’ensemble de l’échantillon se structure globalement en
3 groupes homogènes (Δ(K) maximum pour K = 3). Ces
trois groupes ne correspondent pas aux trois régions
géographiques de notre échantillon (fig. 3).
Discussion
Les populations d’orobanche de Bartling de l’Est
de la France (et de la Haute Chaîne du Jura) sont
géographiquement très restreintes. La diversité
génétique est globalement faible. Ceci est cohérent avec
le faible nombre de populations connues et leur taille
réduite. La comparaison avec les études menées sur
d’autres espèces d’orobanches est délicate car ces études
ont été réalisées avec d’autres marqueurs moléculaires
(RAPD ou microsatellites) et souvent dans le but de
Figure 2 : autocorrélation génétique intra-population des populations de Chartreuse. Le coefficient d’apparentement est
donné pour différentes classes de distance. L’intervalle de confiance à 95% est représenté par les lignes en bleu. (20 000
permutations, p-valeur de la régression entre le coefficient d’apparentement et le logarithme de la distance =0,0035).
86
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 3 : structuration génétique des populations d’Orobanche bartlingii pour K=3 groupes. Chaque barre verticale
correspond à un échantillon. Les échantillons sont rangés par régions : 1, 2, 3, 4 : Jura ; 5, 6 : Chartreuse ; 7 :
Bourgogne ; 8, 9 : Franche-Comté. Chaque groupe est représenté par une couleur et la longueur du segment d’une
couleur particulière correspond à la probabilité qu’un échantillon appartienne à ce groupe.
différencier des lignées selon les hôtes parasités. Chez
O. crenata, parasite non spécifique, la diversité est plus
élevée que chez O. bartlingii (I moyen = 0,533 ; RAPD ;
Román et al., 2001), alors qu’elle est plus faible chez
O. ramosa (hétérozygotie attendue moyenne = 0,04 ;
microsatellites ; Le Corre et al., 2014). Seule O. foetida a
été étudiée à l’aide de marqueurs AFLPs (Vaz Patto et al.,
2008). Ces auteurs ont trouvé une très forte variabilité
génétique (I varie de 0,44 à 0,62, % P varie de 55 à 80
%), peu d’allèles privés et une forte différenciation entre
populations (86 % de la variance est entre populations)
sans toutefois identifier un isolement par la distance.
D’autres plantes parasites d’espèces non cultivées ont
été étudiées avec des marqueurs AFLPs. Chez le gui
(Viscum album ; Stanton et al., 2009), espèce dioïque,
donc nécessairement allofécondée, la variabilité
génétique est élevée (H varie de 0,15 à 0,25, % P varie de
38 à 69 %) les populations sont fortement différenciées
et ce d’autant plus que la distance est grande. Chez
trois espèces de gui américains (Arceuthobium spp. ;
Reif et al., 2015), la variabilité génétique est aussi
élevée (I varie de 0,20 à 0,30, H varie de 0,10 à 0,15
et % P varie de 32 à 60 %) mais la différenciation
entre populations est moins forte (seulement 17 % de
la variance se trouve entre les populations) et 2 des
3 espèces présentent de l’isolement par la distance.
Une pédiculaire (P. sceptrum-carolinum ; Wróblewska,
2013), espèce parasite à distribution fragmentée et à
petites populations présente de même une forte diversité
génétique (I varie de 0,22 à 0,24 et % P varie de 47 à 55
%), une faible différenciation entre populations (15 % de
variance entre les populations) et pas d’isolement par la
distance. Par comparaison, une étude sur les chardons
bleus (Eryngium alpinum espèce longévive non parasite
et à distribution fragmentée) réalisée avec les mêmes
marqueurs montre une diversité nettement plus élevée
(I moyen = 0,283 ; He moyen = 0,198 ; Gaudeul et al.,
2000) une différenciation forte entre populations (44 %
de la variance entre populations) et un isolement par
la distance significatif pour des distances relativement
courtes, mais qui disparait sur des longues distances.
Sans connaissance sur la diversité passée, ni sur l’histoire
des populations d’O. bartlingii, il est difficile d’avoir
une idée globale sur les risques génétiques encourus,
cependant la faible diversité que nous avons trouvée
incite à la prudence quant à son potentiel d’adaptation
face à des changements environnementaux importants.
Notre étude ne comporte que 4 populations avec plus
L’orobanche de Bar tling (Photo Véronique Bonnet)
Chapitre II : Flore
87
de 5 individus échantillonnés (2 dans le Jura et 2 en
Chartreuse). Il n’est donc possible d’étudier finement et
de comparer que ces 4 populations. Les populations du
Jura sont moins diversifiées que celle de Chartreuse et
elles s’en distinguent partiellement. La différenciation
entre Jura et Chartreuse est significative mais faible :
la différenciation entre populations varie entre 0,05 et
0,14 (Θpt). Cette différenciation est très comparable
à la différenciation entre populations de O. crenata
(variation entre 0 et 0,14 ; Román et al., 2001), mais
nettement moins élevée qu’entre les populations de
chardon bleu (variation entre 0,17 et 0,63 ; Gaudeul et
al., 2000). Cette différenciation entre massifs pourrait
être due à une limitation des échanges génétiques du
fait de conditions climatiques différentes (qui serait
alors liée à de l’adaptation locale) ou une histoire
biogéographique différente. Lors de la glaciation du
Würm, la Chartreuse était une zone refuge possible,
contrairement à la zone du crêt de la Neige (Jura) qui
était sous la calotte glaciaire (Coutterand et al., 2009).
Cette hypothèse est en concordance avec les travaux
de Favarger sur la camarine hermaphrodite (Favarger
et al., 1959). Les populations du Jura peuvent donc
avoir pour origine soit la zone refuge de la Chartreuse
et auraient été constituées à partir d’un faible nombre
d’individus, ce qui expliquerait à la fois la plus faible
diversité et la faible différenciation, soit à partir d’une
autre zone refuge. Dans ce cas, la faible différenciation
indique l’existence de flux de gènes à longue distance :
bien que l’essentiel des graines reste très près de la
plante mère et que le pollen ne semble pas transporté
sur de grandes distances, un transport à longue distance
des graines (très petites et légères) par le vent est
possible, permettant un brassage, certes limité, entre
populations.
Conclusion
Cette étude montre une diversité génétique
globalement faible, en particulier pour les
populations du Jura, et une différenciation entre Jura
et Chartreuse. Cette différenciation entre massifs
pourrait correspondre à une adaptation locale à des
conditions climatiques différentes ou pourrait être
due à une histoire biogéographique différente (refuges
glaciaires différents).
Remerciements
Les auteurs remercient Delphine Rioux pour son appui
pour l’étude AFLP en laboratoire, et Ludovic Bonin,
Éric Brugel du CBNFC et Olivier Bardet du CBNBP
pour l’échantillonnage, et Bruno Durand du CBNMP
pour avoir recherché l’espèce dans les Pyrénées. Nous
remercions les services de l’État et de la Réserve
naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura pour les
autorisations de prélèvements.
88
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
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89
90
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
La flore arctico-alpine de la Haute
Chaîne à l’aube du XXIème siècle : vers
une disparition inéluctable ?
L. Figeat, F. Greulich et P. Prunier
Mail : patrice.prunier@hesge.ch
Culminant à 1720 m, la Haute Chaîne du Jura recense
un nombre limité d’espèces arctico-alpines 1 et
chionophiles 2 . Révélant des microclimats froids localisés
(combes à neige, crêtes ventées), ces dernières
présentent une valeur patrimoniale régionale élevée et
sont potentiellement menacées par le réchauffement
climatique. Afin d’évaluer leur degré de résistance,
l’évolution récente de leur distribution a été quantifiée.
Les localités d’une sélection d’espèces ont été recensées
lors de trois saisons estivales de 2011 à 2013. Leurs
distributions altitudinale et spatiale ont ensuite été
comparées (analyse par maille) à la cartographie des
espèces de la réserve réalisée en 2001.
Les résultats globaux, ne montrent pas de différence
significative dans la distribution altitudinale (alt. moy.
= 1626 +/- 47 m en 2001 vs 1632 +/- 44 m en 2011-13)
et surfacique (111 mailles de 200x200 m en 2001 vs 119
mailles de 200x200 m en 2011-13). Seule Luzula spicata,
une espèce oligotrophile liée aux nardaies de crêtes
(Campanulo-Nardetum), présente une nette régression.
Ainsi, l’augmentation de la température moyenne
annuelle n’a, pour le moment, pas eu d’incidence
marquée sur la distribution des espèces végétales
arctico-alpines durant les dix premières années du
XXI ème siècle.
habitat disparaître au profit d’espèces plus thermophiles
étendant leur distribution ?
La question de la réaction de la végétation sommitale
face aux changements climatiques, fait l’objet d’un très
grand nombre de suivis et d’étude à toutes les échelles
spatiales. Au niveau mondial, le projet GLORIA (Global
Observation Research Initiative in Alpine environments)
a pour but de suivre l’évolution des températures et de
la végétation dans les différentes zones « alpines » de
la planète (Pauli et al., 2012). Au niveau européen, le
projet ALPNET (Alpine Biodiversity Network) a recensé
et synthétisé toutes les données disponibles sur la
biodiversité alpine entre 1998 et 2000 (Nagy et al.,
2003). Au niveau Suisse, le projet permanent plot, a
pour objectif de recenser tous les carrés permanents
anciens et récents existants sur le territoire et de
mettre les données floristiques à disposition des
a
b
c
d
e
Introduction
Face aux changements climatiques à l’échelle mondiale,
tels que l’augmentation de la température moyenne
de 0,05°C au cours des quinze dernières années ou les
perturbations des systèmes hydrologiques (GIEC, 2014),
la question de la réaction des écosystèmes fragiles de
montagne se pose. Ainsi, les communautés végétales
voient leurs conditions environnementales évoluer
inexorablement. Les espèces qui les peuplent serontelles capables de s’adapter à ces nouvelles conditions et
rester compétitives ? Ou au contraire verront-elles leur
1
Espèces cryophiles présentes dans les régions arctiques et les chaînes
de montagne médio-européennes. On parle de reliques glaciaires.
2
Espèces tolérant des conditions d’enneigement prolongées.
Chapitre II : Flore
f
g
h
Figure 1 : espèces arctico-alpines ; a. Aster alpinus, b.
Bartsia alpina, c. Dryas octopetala, d. Carex rupestris,
e. Empetrum hermaphroditum, f. Sibbaldia alpina, g.
Pinguicula alpina, h. Saxifraga oppositifolia ; carte de
répartition des observations.
91
scientifiques (Vittoz, 2012). La méthode des carrés
permanents est une méthode très utilisée pour les
suivis de la végétation. En effet, elle permet d’obtenir
une idée précise de l’évolution de la composition
floristique sur des sites précis pour de courtes périodes
comme sur plusieurs dizaines d’années (Bakker et al.,
1996). Cependant, au niveau régional, aucun dispositif
permanent de suivi de la flore n’existe au sein de la
Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura.
Néanmoins, l’étude comparative préliminaire de la
végétation des crêtes a montré des changements dans
la nature du tapis végétal depuis 40 ans (Prunier et al.,
2009). Il a également été montré que cette évolution
est fortement liée à l’évolution des pratiques locales
(Prunier et al., 2017).
Tableau 1 : liste des taxons et résultats des analyses. Les
différences significatives sont en couleur (augmentation
en rouge et diminution en bleu).
Nom français
Nom latin
Raisin des ours des
Alpes
Arctostaphylos alpina (L.)
Spreng.*
Aster des Alpes
Aster alpinus L.*
Bartsie des Alpes
Bartsia alpina L.*
Laîche des rochers
Carex rupestris All.*
Dryade à 8 pétales
Dryas octopetala L.*
Dans ce contexte, face à une modification des paramètres
environnementaux (changements climatiques) et une
modification globale du système pastoral local, les
espèces arctico-alpines sont-elles menacées ? Quelle a
été l’évolution récente de leurs populations, alors que
l’habitat à leur disposition sur la Haute Chaîne est très
restreint ?
Camarine hermaphrodite
Empetrum
hermaphroditum Hagerup
Cette étude vise à identifier l’évolution des distributions
géographique et altitudinale des espèces arctico-alpines
et chionophiles de la Haute Chaîne du Jura, durant la
première décennie du XXI ème siècle.
Renouée vivipare
Polygonum viviparum L.*
Sagine de Linné
Sagina saginoides (L.) H.
Karst.*
Saule à feuilles
émoussées
Salix retusa L.
Saxifrage à feuilles
opposées
Saxifraga oppositifolia L.
s.str.*
Sibbaldie couchée
Sibbaldia procumbens L.*
Elles apparaissent ainsi comme des indicateurs pertinents
de l’évolution de l’état de conservation d’écosystèmes
sommitaux, à fortes contraintes écologiques, qui
fondent pour partie l’existence de la Réserve naturelle.
Méthode
Il s’agit ici de réaliser une approche comparative de
deux états des populations dans la mesure où il n’existe
pas de dispositif de suivi floristique à long terme.
Cartographie
Deux campagnes de prospection distinctes ont été
menées, en 2001, puis de 2011 à 2013 (ci-après désigné
par 2013). Lors de la première campagne, la localisation
de chaque observation a été reportée à vue sur une carte
tandis que pour la seconde, un GPS de randonnée a été
utilisé.
La campagne de 2001, coordonnée par le Conservatoire
Botanique National Alpin, visait à recenser les espèces
végétales rares sur l’ensemble de la Réserve naturelle
nationale de la Haute Chaîne du Jura. Elle s’inscrivait dans
le cadre de l’élaboration du plan de gestion 2000-2004
de la Réserve naturelle (Prunier, 2001). Au cours de cette
campagne, la totalité des espèces végétales vasculaires
a été recensée. La flore arctico-alpine représentait donc
une part relativement faible d’un inventaire systématique
qui n’était pas spécifiquement dirigé sur ce groupe
floristique.
92
Gentiane des neiges
Gentiana nivalis L.*
Luzule en épi
Luzula spicata (L.) DC.
s.str.*
Grassette des Alpes
Pinguicula alpina L.*
Véronique alpine
Veronica alpina L.*
Violette à deux fleurs
Viola biflora L.*
La campagne de 2013 a été menée dans le cadre du
projet « Reculet » et était spécifiquement axée sur
une liste de 16 taxons (14 espèces arctico-alpines et
2 espèces chionophiles) (tab. 1). Pour les espèces les
plus fréquentes comme Aster alpinus, Dryas octopetala
ou Polygonum viviparum, la prospection a été réalisée
aléatoirement sur le secteur considéré (sud du Reculet
(grotte à la Marie du Jura) jusqu’au Grand Crêt). Pour les
espèces à distribution plus ponctuelle, comme Sibbaldia
procumbens ou Carex rupestris, les stations connues ont
été ciblées afin de valider leur pérennité.
Analyse
Dans le but de répondre aux questions posées,
l’évolution des répartitions altitudinale et spatiale de
chacune des espèces retenues a été évaluée.
Les analyses spatiales présentées ci-dessous ont été
effectuées avec le logiciel ArcGIS 10.2.2. Les analyses
statistiques pour l’évolution altitudinale (tests de t et
de Wilcoxon) ont quant à elles été effectuées avec le
logiciel R.
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Nb de localités
Nombre de mailles
200x200 m.
Altitude moyenne
Nombre de mailles 1x1 km
2001
20112013
2001
20112013
Différence
2001
20112013
Différence
2001
20112013
Différence
8
9
1637
1619
-18
7
5
-2
3
1
-2
92
336
1596
1594
-2
50
86
36
10
11
1
109
379
1622
1642
20
52
73
21
11
11
0
4
5
1669
1661
-8
2
3
1
2
2
0
148
325
1617
1640
23
74
82
8
11
11
0
13
14
1633
1656
23
11
5
-6
4
2
-2
1
0
20
8
1637
1605
-32
8
2
-6
4
2
-2
8
6
1647
1666
19
4
5
1
3
2
-1
72
277
1615
1630
15
43
75
32
10
11
1
15
19
1650
1657
7
8
11
3
5
8
3
63
99
1663
1658
-5
30
32
2
5
5
0
23
5
1573
1652
79
13
3
-10
5
2
-3
2
6
1642
1645
3
2
3
1
2
2
0
21
27
1664
1659
-5
12
15
3
3
4
1
35
105
1659
1669
10
22
28
6
7
5
-2
* espèces arctico-alpines (Aeschimann et Burdet, 2008)
Evolution altitudinale
Afin de déceler, une éventuelle migration vers les zones
les plus froides du groupe ciblé, l’altitude de l’ensemble
des taxons recensés, puis de chaque taxon, a été comparée
pour les deux campagnes de terrain. Les données
altitudinales initiales n’étant pas très précises, l’altitude de
chaque observation a été calculée à posteriori avec l’aide
du modèle numérique de terrain provenant de la BD ALTI®
fourni par l’Institut national de l’information géographique
et forestière (http://professionnels.ign.fr/bdalti).
Evolution spatiale
Dans un deuxième temps, l’évolution de la répartition
spatiale globale, puis de chacun des taxons, a été
évaluée par comparaison des positions des populations
enregistrées lors des deux campagnes de terrain. Afin de
limiter les biais, liés à l’observateur et surtout à l’effort
de prospection, les observations ont été comparées
par maille. Des cartes de répartition pour chacun des
taxons pour les deux campagnes de terrain ont donc été
créées en agrégeant les observations dans les cellules
Chapitre II : Flore
d’un maillage (présence-absence des espèces dans
chaque cellule). Dans le but d’obtenir des résultats plus
robustes, deux tailles de mailles différentes (200 x 200
m et 1 x 1 km) ont été considérées.
Résultats
Cartographie
Le tableau 1 présente, pour les deux campagnes de
terrain, le nombre de localités recensées pour chaque
taxon. Au total 1620 localités ont été relevées entre
2011 et 2013 contre seulement 634 en 2001.
Tous les taxons ont été retrouvés lors de la seconde
campagne sauf Gentiana nivalis, dont le cycle annuel ne
facilite pas le repérage.
Evolution altitudinale
Si l’on compare l’altitude moyenne de l’ensemble des
observations effectuées, il n’apparait pas de différence
93
campagnes de 2001 et de 2013. Il s’agit de Bartsia alpina
(+ 20 mètres, p-value = 0,03), Dryas octopetala (+ 23
mètres, p-value < 0,005) et de Saxifraga oppositifolia (+
79 mètres, p-value = 0,02).
Evolution surfacique
Si l’on compare la répartition géographique globale des
observations entre les deux campagnes de terrain (fig.
3), on ne constate pas de forte différence, que ce soit
avec les mailles de 200x200 m (111 mailles pour 2001 et
119 pour 2013) ou avec les mailles de 1x1 km (11 mailles
pour 2001 et 12 mailles pour 2013).
Figure 2 : répartition altitudinale de l’ensemble des
localités recensées en 2001, puis en 2011-2013.
significative entre les deux campagnes de terrain. Pour
2001, l’altitude moyenne des observations est de 1626
+/- 47 mètres, tandis que pour 2013 elle est de 1632
+/- 44 mètres (fig. 2), soit moins de dix mètres d’écart.
Si l’on observe maintenant plus précisément les données
obtenues pour chacun des taxons étudiés, on remarque
que trois d’entre eux présentent une augmentation
significative de leur altitude moyenne entre les
La comparaison de la répartition de chaque taxon en
2001 et 2013 a permis d’identifier quatre catégories
de réaction. Les espèces très localisées, comme Carex
rupestris ou Sibbaldia procumbens, se maintiennent
dans leurs localités. Celles confinées à un secteur,
notamment sur le flanc ouest ou la crête du Crêt de la
Neige, comme Pinguicula alpina, Salix retusa ou Veronica
alpina, présentent en 2013 une répartition en termes
de nombre de mailles similaire à celle de 2001. Les
espèces à large distribution, comme Dryas octopetala
et Barstia alpina, semblent montrer une expansion
qui pourrait s’expliquer par le fort biais dans l’effort
d’échantillonnage existant entre les deux campagnes
de terrain. Finalement, les espèces présentant une
diminution dans le nombre de mailles occupées sont
Arctostaphylos alpina (- 2 mailles de 200x200 m et de
1x1 km), Empetrum hermaphroditum (- 6 mailles de
Figure 3 : localisation des observations des espèces arctico-alpines retenues lors deux campagnes de terrain 2001
et 2011-2013.
94
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
200x200 m et - 2 mailles de 1x1 km), Luzula spicata
(- 6 mailles de 200x200 m et - 2 mailles de 1x1 km) et
Saxifraga oppositifolia (- 10 mailles de 200x200 m et - 3
mailles de 1x1 km) (tab. 1).
Discussion
Malgré le fait que les deux jeux de données utilisés
pour ces analyses n’ont pas été récoltés dans les mêmes
conditions, ni avec les mêmes objectifs, certaines
tendances semblent se dessiner lorsque l’on compare
les résultats obtenus pour l’évolution des répartitions
altitudinale et spatiale.
Les espèces les plus rares et localisées (Carex rupestris,
Sibbaldia procumbens et Pinguicula alpina) sont restées
stables tant au niveau altitudinal que spatial. Elles ne
semblent pour l’instant pas menacées à court terme par
l’augmentation de la température. Ce maintien pourrait
en partie venir du fait que ces espèces sont situées
dans des combes à neige sur éboulis froids, sorte de
réfrigérateurs naturels, qui piègent d’importantes
quantités de neige en hiver et restituent de l’air froid
bien après le déneigement (Zacharda et al., 2007).
Ce phénomène semble s’accentue même avec une
température estivale de l’air plus elevée, comme l’a
montré le suivi thermique. Lors de la canicule de l’été
2015, la température de l’air au fond d’une combe a été
moins élevée qu’en 2014 (Prunier et O’Rourke, 2017).
Les deux espèces à larges distribution (Bartsia alpina
et Dryas octopetala), qui remontent légèrement en
altitude ces dix dernières années, n’ont pas régressé
spatialement. La différence observée dans leur
répartition altitudinale pourrait être expliquée par le
biais existant dans l’effort de prospection entre les deux
campagnes de terrain qui est particulièrement marqué
pour ces deux espèces.
Quatre espèces ont montré une régression dans la
distribution spatiale. Pour Arctostaphylos alpina et
Empetrum hermaphroditum, il semblerait que cette
évaluation soit liée à un déficit de prospection dans
certaines zones difficiles d’accès. La question est plus
complexe pour Saxifraga oppositifolia. En effet, d’après
les comparaisons altitudinales, cette espèce semble
présenter une remontée assez forte (+ 79 mètres), et
selon la comparaison surfacique elle semble avoir
également régressé (- 10 mailles). Cette espèce estelle en danger ? Pour répondre à cette question, de
nouvelles investigations de terrain semblent nécessaires
car au vu de son écologie (espèce de falaises) et de sa
phénologie (floraison précoce avril-mai), elle peut
être difficile à observer. Avec les données dont nous
disposons actuellement, nous ne sommes pas en mesure
de privilégier l’une ou l’autre des hypothèses suivantes
: un artefact dû aux différences d’échantillonnage entre
les deux campagnes de terrain ou une réelle régression
de cette espèce.
Chapitre II : Flore
Enfin, seule Luzula spicata, espèce oligotrophile liée aux
nardaies de crêtes (Campanulo-Nardetum), présente
une régression claire (8 mailles de 200x200 m en 2001
/ 2 en 2013). Cette espèce étant caractéristique des
pâturages maigres, cette évolution est convergente avec
les observations effectuées sur la végétation des crêtes,
à savoir, une régression des pâturages maigres dans les
parties centrales d’alpages, liée à une évolution des
pratiques pastorales (Prunier et al., 2017).
Les très faibles changements observés dans la
composition des espèces au sommet de la Haute Chaîne
ont également été constatés dans les Alpes à une
altitude similaire (étage subalpin). Lors d’une étude
utilisant des inventaires floristiques non permanents,
mais précisément géoréférencés dans les Alpes suisses,
Vittoz et al. (2009) sont arrivés à une conclusion
analogue. La plupart des changements observés étaient
dus aux modifications des pratiques pastorales telles
que l’arrêt de la pâture.
Il a également été démontré à l’échelle de la Suisse que
la richesse spécifique des sommets aux étages alpin
et nival avait augmenté, ce qui montre bien que des
espèces plus thermophiles ont tendance à coloniser des
zones de plus haute altitude. Néanmoins, pour l’instant,
il n’a pas été constaté de fort déclin des espèces arcticoalpines et chionophiles (Vittoz et al., 2013). En cela
également, les observations du Haut-Jura concordent
avec celles des Alpes.
Conclusion
Cette étude a permis de mettre en évidence que
l’augmentation de la température moyenne observée
au sommet de la Haute Chaîne du Jura n’a, pour le
moment, pas eu d’incidence marquée sur la distribution
des espèces végétales arctico-alpines et chionophiles
lors des dix premières années du XXI e siècle, en dépit
d’étés aux températures élevées comme lors de la
canicule de 2003. Actuellement, la plus forte menace
pesant sur ces milieux d’altitude n’est donc pas le
réchauffement climatique, mais plutôt l’eutrophisation
des pâturages maigres, comme le montre la régression
de Luzula spicata. Ainsi, la gestion des écosystèmes de
montagnes nécessite d’être abordée selon deux angles,
en prenant en compte d’une part les changements liés
aux pratiques, et d’autre part ceux liés aux changements
climatiques qui sont parfois plus difficiles à constater à
court terme.
A l’avenir, afin de mieux pouvoir observer et quantifier les
changements au niveau des espèces végétales présentes
en Haute Chaîne, la mise en œuvre d’un protocole de
suivi à long terme en utilisant, par exemple, des carrés
permanents apparait nécessaire.
95
96
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
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Chapitre II : Flore
97
98
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
CHAPITRE III :
FAUNE
SAUVAGE
99
100
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Evolution spatiale et numérique des
ongulés sauvages dans le massif du
Jura français
A. Barboiron, C. Saint-Andrieux et B. Guibert
Mail : rezoos@oncfs.gouv.fr
Pour le massif du Jura français, les données récoltées
par le réseau Ongulés sauvages de l’Office national
de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) et des
Fédérations des chasseurs permettent de dresser un
état des lieux des tendances d’évolution depuis le début
des années 1970 des quatre espèces d’ongulés présentes
sur le massif, à savoir le chevreuil (Capreolus capreolus),
le sanglier (Sus scrofa), le cerf (Cervus elaphus) et le
chamois (Rupicapra rupicapra).
Un accroissement important des aires de répartition,
mais également des effectifs de chacune de ces espèces
a été constaté à partir des années 1980 jusque dans les
années 2000. Depuis, si le cerf continue sa progression,
celle du sanglier reste à confirmer et une diminution du
nombre de chamois et de chevreuils tués à la chasse a
été constatée avec une certaine stabilisation ces cinq
dernières années.
Introduction
Dans le cadre de ses missions de préservation de la
biodiversité et de gestion de la faune sauvage, l’Office
National de la Chasse et de la Faune Sauvage (ONCFS)
assure depuis plus d’une trentaine d’années, à travers un
réseau d’observation, le suivi des populations d’ongulés
sauvages en France.
Ce réseau, tout d’abord appelé « réseau des correspondants
Cervidés-sanglier », est devenu en 2003 un réseau
commun à l’ONCFS et aux Fédérations départementales,
régionales et nationale des chasseurs. Une convention
en fixe les principes généraux de fonctionnement. Pour
qu’une enquête puisse être réalisée, il faut au préalable
qu’une validation technique et scientifique soit accordée
par le comité directeur des réseaux.
Le réseau fonctionne grâce à deux interlocuteurs
techniques par département : un de la Fédération
départementale des chasseurs et un du service
départemental de l’ONCFS (soit environ 180 personnes).
Il a pour mission le suivi patrimonial du grand gibier
en France à l’échelle communale, départementale,
régionale et nationale. Il contribue à la connaissance
des types de milieux occupés, des modes de gestion
Chapitre III : Faune sauvage
pratiqués et des problèmes rencontrés (impact sur le
milieu agricole ou forestier, fragmentation de l’espace,
collisions routières, etc.).
Différentes enquêtes ont été mises en place au cours
du temps pour suivre spatialement et numériquement
l’évolution des ongulés en plein développement sur
le territoire national, aussi bien au niveau des aires
occupées que des effectifs (http://www.oncfs.gouv.
fr/IMG/file/mammiferes/ongules/ongules_sauvages/
ongules_sauvages_liste_enquetes.pdf).
Une enquête annuelle permet de recenser les tableaux de
chasse départementaux de tous les ongulés présents en
France, ainsi que les tableaux de chasse communaux du
sanglier. Les enquêtes concernant les tableaux de chasse
communaux du chevreuil et la répartition géographique
du cerf élaphe et des ongulés de montagne sont faites
tous les 5 ans.
Sans exclure des facteurs extérieurs tels que la pression
de chasse, les épizooties ou les volontés politiques qui
influencent directement les niveaux des prélèvements
du grand gibier, nous pouvons considérer que, sur le
moyen et le long terme, les tendances d’évolution de ces
tableaux de chasse permettent de suivre efficacement
les tendances d’évolution des populations d’ongulés
sauvages (Milner et al., 2006).
Pour le versant français du massif du Jura, qui s’étend sur
environ 9 000 km2 sur les départements de l’Ain, du Doubs,
du Jura et du Territoire de Belfort, des données sur les
ongulées ont été récoltées depuis le début des années 1970.
Le chevreuil (Capreolus capreolus)
A la fin du XIX ème siècle, le chevreuil ne subsistait plus que
dans les grands massifs forestiers du Haut-Jura (Ogérien
frère, 1863), mais aujourd’hui c’est une espèce très bien
représentée sur l’ensemble du territoire jurassien. En
2012, le chevreuil a été prélevé sur la quasi-totalité des
communes des quatre départements du massif (fig. 1).
Afin de suivre au mieux les tendances d’évolution
spatiale et numérique de cette espèce, six enquêtes
« tableau de chasse communal chevreuil » ont été
réalisées par le réseau Ongulés sauvages entre 1985 et
2012. Ces enquêtes ont permis de compiler l’ensemble
101
Figure 1 : carte des prélèvements cynégétiques par commune de chevreuil au cours de la saison 2007/2008.
des données sur les attributions et réalisations du plan
de chasse pour chacune des communes.
D’après la figure 2, on observe une augmentation très
importante des prélèvements cynégétiques à la fin des
années 1980 allant jusqu’à des prélèvements de l’ordre
de 20 000 chevreuils par saison au début des années
2000. A partir de 2004, les prélèvements ont diminué
et semblent aujourd’hui se stabiliser aux alentours de
14 000 prélèvements par an.
Plusieurs facteurs sont sans doute responsables de
cette baisse des prélèvements. Il est probable que des
phénomènes de densité dépendance ont commencé à
apparaître dans les populations de chevreuil avec pour
conséquence un fonctionnement démographique moins
productif (Delorme et al., 2008). Il a également été
montré récemment l’effet du réchauffement climatique
qui réduirait la démographie du chevreuil en milieu
forestier (Klein et al., 2014). Il faut encore signaler
la présence actuelle d’une centaine de lynx sur le
massif jurassien français qui peuvent avoir impact non
négligeable sur les effectifs de chevreuils (Gatti et al.,
2014; Molinari-Jobin et al., 2002).
102
Figure 2 : évolution du tableau de chasse du chevreuil
entre 1973 et 2014.
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 3 : carte des prélèvements cynégétiques de sanglier par commune au cours de la saison 2014/2015.
Le sanglier (Sus scrofa)
Tout comme le chevreuil, le sanglier était devenu une
espèce très rare dans le massif à la fin du XIX ème siècle.
Ce n’est qu’à partir de 1990 que la population a connu
un véritable accroissement. Actuellement, le sanglier
occupe tous les types d’habitats présents sur le massif
et l’espèce y est prélevée quasiment partout (fig. 3).
La figure 4 souligne très nettement l’augmentation des
prélèvements de sangliers à partir du début des années
1990. Ils ont été néanmoins très variables d’une année à
l’autre, avec des pics pouvant atteindre 15 400 sangliers
au cours de la saison 2010/2011 ou 16 068 sangliers
en 2012/2013. De façon générale, bien que les deux
dernières saisons aient été très nettement à la baisse, la
tendance est à l’augmentation du nombre de sangliers
tués au sein du massif.
Figure 4 : évolution du tableau de chasse du sanglier
entre 1973 et 2014.
Chapitre III : Faune sauvage
103
Figure 5 : évolution de l’aire de répartition du cerf élaphe sur la chaine du Jura entre 1988 et 2015.
Le cerf élaphe (Cervus elaphus)
Évolution de l’aire de distribution
Au cours du XIX ème siècle, les témoignages attestant
de la présence du cerf élaphe dans le massif étaient
rares. On estime que l’espèce avait totalement disparu
des forêts jurassiennes. Cependant, A. Goy (1983)
estime que le cerf était toujours présent, en très
faible densité, notamment dans la forêt de Chaux
(Doubs et Jura). Cependant, au milieu du XX ème siècle
aucune population ne semblait vouloir véritablement
émerger et des programmes de réintroduction ont été
organisés à partir des années 1950. A l’initiative des
associations de chasse, dans le pays de Gex dans l’Ain,
et du Conservatoire des Eaux et des Forêts, dans le
département du Jura où une quarantaine d’animaux en
provenance de Chambord (Loir-et-Cher), de La PetitePierre (Bas-Rhin) et d’Allemagne a été lâchée entre 1955
et 1958 puis en 1970 et 1971 dans la forêt de Chaux
(Klein, 1990). Progressivement ces réintroductions ont
permis le retour du cerf sur l’ensemble du massif.
104
Depuis 1985, le réseau Ongulés sauvages suit
régulièrement l’évolution de la répartition du cerf par
l’intermédiaire d’enquêtes quinquennales (fig. 5).
Le premier recensement de 1985 faisait référence
aux populations les plus anciennes qui se situaient à
proximité de la forêt de Fort l’Ecluse dans l’Ain et dans
la forêt de Chaux entre le Jura et le Doubs. L’espèce était
présente sur 672 km 2 .
Ensuite, les surfaces occupées se sont progressivement
étendues dans le nord et de nouvelles zones sont
apparues dans le sud du massif.
En 2015, l’extension du cerf se poursuit toujours (fig. 5).
On recense actuellement dix huit zones de présence sur
l’ensemble de la chaîne, couvrant 3 280 km 2 .
Composition de l’aire occupée
Actuellement, l’aire de distribution du cerf élaphe dans
la chaîne du Jura est composée majoritairement de
forêts. Elles représentent près de 61 % de la surface
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 6 : types de milieux
occupés par le cerf élaphe en 2015
(nomenclature Corine Land Cover).
occupée (35,6 % de forêt de feuillus, 17,6 % de forêt de
conifères et 7,7 % de forêts mixtes). Viennent ensuite
les territoires agricoles (terres arables et prairies
permanentes : 32,2 %) et les milieux à végétation
arbustive et/ou herbacée (3,3 % ; fig. 6). Dans les années
1980, l’espèce a d’abord colonisé majoritairement les
forêts, puis s’est ensuite étendue sur les territoires
agricoles gagnant progressivement les zones de cultures
dans la plaine et les zones des hauts chaumes en altitude
(Pfaff et al., 2008; Saint-Andrieux et al., 2004).
Effectifs et densités
Actuellement, d’après les estimations données par les
interlocuteurs du réseau lors des enquêtes le peuplement
de la chaîne du Jura compte certainement entre 3000 et
4000 cerfs élaphes répartis au sein de 21 populations
sur les quatre départements du massif. Hormis les
populations du Chamois (Doubs), de la forêt de Chaux et
de Serre (Jura) et des collines jurassiennes du Territoire
de Belfort qui forment encore des populations isolées,
les autres populations forment un ensemble continu
d’environ 135 km de long (du sommet du Morond au
Nord jusqu’aux portes de Brégnier Cordon au Sud).
Au cours de la saison 2014/2015, les prélèvements
cynégétiques étaient de 475 animaux dont plus de la
moitié (55 %) a été effectuée dans la forêt de Chaux
(fig. 7). De nombreuses populations telles que celles
de la chaîne du Colombier, du bas Bugey ou du plateau
du Retord dans le département de l’Ain, ne font pas
l’objet de prélèvement. La densité de prélèvements est
donc comprise entre 0 et 0,9 individu par 100 ha, et la
moyenne se situe aux alentours de 0,14 animal aux 100
ha, densités calculées sur la superficie totale des zones
occupées par l’espèce sur le massif du Jura français.
Figure 7 : évolution du tableau de
chasse du cerf élaphe entre 1985
et 2015.
Chapitre III : Faune sauvage
105
Figure 8 : évolution de l’aire de répartition du chamois sur la chaine du Jura entre 1988 et 2010.
Le chamois des Alpes (Rupicapra
rupicapra)
Évolution de l’aire de distribution
La présence du chamois dans ce massif est récente. Si
elle y est attestée jusqu’au néolithique, on n’en trouve
plus aucune trace ensuite. Les premières observations
contemporaines connues datent de 1897 en France. Les
animaux proviendraient des Alpes suisses, mais certains
auteurs n’excluent pas une origine autochtone (Michelat
et al., 2005).
En 1950, la colonie du Mont d’Or, qui comptait alors
une vingtaine de têtes, constituait la seule population
du Jura français. Depuis, le statut du chamois dans le
Jura français a pu être précisé à cinq reprises, grâce aux
enquêtes réalisées par l’ONCFS en 1978, 1988, 1995,
2005 et 2010 (fig. 8).
En 1978, la majeure partie de la Haute Chaîne était
peuplée par l’espèce, tandis que des individus isolés ou
des petits groupes étaient signalés sur tout son pourtour.
106
En 1988, l’aire de répartition du chamois sur la chaîne
du Jura couvrait 1 102 km 2 et se composait de 52 zones
de présence réparties dans les départements du Doubs,
du Jura et de l’Ain. En 2005, le chamois est apparu à
l’extrémité nord-est de la chaîne dans le Territoire de
Belfort à l’est de Montbéliard. L’aire de présence a
atteint 1 853 km 2 répartis sur les quatre départements
sur 70 zones de présence. Ensuite, l’aire de répartition a
peu évolué puisque l’espèce n’a colonisé que 24 km 2 au
cours des cinq dernières années.
Milieux occupés
Actuellement, l’aire de distribution du chamois dans
la chaîne du Jura est essentiellement composée de
forêts. Ces dernières représentent 78 % de la surface
occupée, suivies par les territoires agricoles (17,2 %) et
les milieux à végétation arbustive et/ou herbacée (4 %)
(fig. 9). Comme pour le cerf élaphe, la dernière enquête
du réseau de 2010, nous a permis de constater que,
bien que l’espace colonisé par l’espèce depuis 1988 soit
constitué à 72 % de forêts, leur proportion a légèrement
diminué au profit des territoires agricoles. Mais surtout,
alors que les forêts mixtes se maintiennent au niveau de
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 9 : types de milieux
occupés par le chamois en 2010
(nomenclature Corine Land Cover).
16 à 17 % de l’ensemble des forêts comprises dans l’aire
de présence du chamois, la part des forêts de feuillus
est passée de 36 à 49 % et celle des forêts de conifères
de 47 à 36 %, l’espèce colonisant davantage les zones de
basses et moyennes altitudes (Corti, 2011).
Effectifs et densités
de 961 chamois tirés au cours de la saison 2003/2004
(fig. 10). Depuis, les prélèvements sont à la baisse
avec une stabilisation des réalisations ces dernières
années aux alentours de 450 chamois tués par an. Il
est probable que des prélèvements trop importants
ont pu provoquer une baisse significative des effectifs
chez cette espèce. Le chamois est également une proie
potentielle du lynx (Molinari-Jobin et al., 2002).
Selon les estimations des interlocuteurs techniques
du réseau le peuplement de la Haute Chaîne du Jura
compte actuellement entre 3 500 et 4 000 chamois
(soit 3,6 % de l’effectif national). Le département du
Doubs en rassemble près de la moitié (45 %). L’effectif
minimal des colonies jurassiennes est de 60 individus
en moyenne et varie de quelques unités à près de 400
têtes pour la plus importante (Corti, 2011).
En 1980, 13 chamois ont été tués sur le massif jurassien.
A partir des années 1990, les prélèvements ont connu
une croissance exponentielle pour atteindre un total
Figure 10 : évolution du tableau de
chasse du chamois entre 1980 et 2014
sur les 4 départements jurassiens.
Chapitre III : Faune sauvage
107
Conclusion
Caractérisé par une forte diversité de paysages et une
mosaïque d’habitats variés et fortement interconnectés,
le massif jurassien français abrite 4 espèces d’ongulés
sauvages pour lesquelles un accroissement important
des aires de répartition, mais également des effectifs
et des densités a été constaté à partir des années 1990.
Progressivement on a assisté à la généralisation de
situations de cohabitation entre différentes espèces sur
un même territoire. Plus récemment, depuis le début
des années 2000, si le cerf et le sanglier ont continué
leur progression, une diminution du nombre de chamois
et de chevreuils a été constatée.
108
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
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109
110
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Les saisons du sanglier : utilisation de
l’espace par une population vivant
entre plaine et montagne
C. Fischer et J. Félix
Mail : claude.fischer@hesge.ch
L’augmentation et l’expansion des populations de sangliers
que l’on observe depuis deux décennies à l’Ouest du
massif du Jura a, peu à peu, touché les zones d’altitude.
Cette présence récente des sangliers pourrait représenter
l’un des facteurs impliqués dans le changement de cortège
floristique observé au niveau des prairies d’altitude de la
Haute Chaîne du Jura. Afin d’évaluer cet impact potentiel,
des sangliers ont été capturés et équipés de colliers GPS
pour permettre de déterminer et décrire leur utilisation
de l’espace. Les suivis ont montrés une grande fidélité
des animaux aux flancs de vallée de la Haute Chaîne sur
lequel ils ont été capturés, à l’exception de quelques cas
de dispersion. De plus, un glissement spatial des domaines
vitaux saisonniers a été mis en évidence sur le flanc NordOuest de l’anticlinal que constitue la Haute Chaîne. Les
pâturages d’altitude sont plus utilisés par les individus
occupant ce même flanc, avec un pic d’utilisation durant
les mois d’été. Finalement, nous n’avons pas décelé de
phénomène d’attraction particulier qui serait exercé par
les zones de quiétude pour la faune ou les réserves de
chasse durant la saison de chasse.
Introduction
Depuis le début des années 1990 les populations de
sangliers (Sus scrofa) sont en forte augmentation dans
les secteurs de plaine situés à l’Ouest du massif du Jura,
une tendance qui est observée dans la majeure partie de
l’Europe de l’Ouest (Keuling et al., 2008; Massei et al.,
2015). Au fil du temps, les populations ont peu à peu gagné
en altitude et les indices de présence de sangliers sur les
crêtes du Jura sont devenus de plus en plus régulier. Les
zones de crêtes semblent principalement utilisées pour
le gagnage, les forêts situées sur les coteaux servant de
zones de remise. En effet, dans leurs activités de gagnage
les sangliers pratiquent des boutis dans les pâturages
d’altitude, perturbations qui sont susceptibles d’avoir
un impact sur l’évolution de ces associations végétales,
autant au niveau de leur cortège d’espèces que de leur
valeur pastorale (Bueno et al., 2010).
Dans le contexte de l’évolution du tapis végétal de la zone
Reculet-Crêt de la Neige, l’impact potentiel du sanglier
doit ainsi être évalué. De plus, sa présence dans les zones
de forêts pourrait aussi avoir un impact potentiel sur une
Chapitre III : Faune sauvage
autre espèce, le grand tétras (Tetrao urogallus), à fort
enjeu de conservation pour la Réserve naturelle nationale
de la Haute Chaîne du Jura. Des zones de quiétude ont
été délimitées afin de préserver des secteurs refuges
favorables au grand tétras. La chasse étant interdite dans
ces zones de quiétude, le sanglier pourrait les utiliser
comme zones refuges - phénomène connu sous le nom
d’« effet réserve » (Tolon et al., 2009; Tolon et Baubet,
2010). Une présence permanente et massive pourrait
ainsi provoquer un dérangement voir une nuisance pour
le grand tétras, et notamment au moment de la période
de nidification de ce dernier.
Les objectifs principaux de ce volet du projet Reculet-Crêt
de la Neige ont été de déterminer :
•
l’intensité de l’utilisation des pâturages
d’altitude, afin d’évaluer le rôle que pourrait
jouer le sanglier sur l’évolution des cortèges
floristiques de ces milieux ;
•
d’apprécier l’existence ou non d’une saisonnalité
dans l’utilisation des zones de quiétude et des
réserves de chasse, afin d’évaluer si l’existence
de zones sans activités anthropiques (chasse ou
autres) pourrait avoir un impact négatif sur des
espèces forestières à fort enjeu de conservation.
Méthodes
Le terrain d’étude correspond à l’ensemble de l’anticlinal
allant du Col de la Faucille au Nord à la ville de Bellegarde
au Sud. Cet anticlinal est bordé par le bassin genevois au
Sud-Est et par la Vallée de la Valserine au Nord-Ouest, un
synclinal disposé en parallèle. La Réserve naturelle nationale
de la Haute Chaîne du Jura est centrée sur cet anticlinal.
La méthode la plus appropriée pour déterminer le
comportement spatial d’une espèce animale correspond
aux suivis par télémétrie, qui dans notre étude ont été
réalisés grâce à des colliers GPS. Nous avons choisi
d’équiper prioritairement des femelles adultes car leurs
déplacements reflètent ceux des compagnies entières et
ces dernières sont de fait, plus à même que les mâles
solitaires, de provoquer des dégâts ou des dérangements
compte tenu de l’importance du nombre d’individus
impliqués. Tous les individus capturés et suffisamment
111
Tableau 1 : détails des données obtenues durant le suivi télémétrique (état : fin novembre 2015). Les cases vides
correspondent à des saisons pour lesquelles il n’y a pas de localisation ou un nombre insuffisant de localisations
(<50). Les localisations de l’individu 11983 sont réparties entre été et automne et il n’y en a pas suffisamment pour
calculer de domaines vitaux saisonniers. MCP = Minimal Convexe Polygone.
N°
collier
Lieu
capture
Date
capture
Durée
suivi
[jours]
Domaine vital (MCP) [km 2 ]
Nombre
de
points
100%/95%/50%
11980
Chézery
12/06/2013
365
100%/95%
total
printemps
été
automne
hiver
841
17.1 / 15.3 / 3.3
13.4/10.3
8.3/6.7
12/05/2012
4.5/3.8
11973
Chézery
15/08/2013
656
3174
22.9 / 13 / 3.7
10.3/10.2
9.3/7.4
19/09/2001
12.5/8.7
11975
Chézery
13/08/2014
339
1636
16.6 /15 / 5.2
11/10.6
8.1/6.4
12.8/9.2
10.8/8.7
11978
Thoiry
nord
18/06/2013
22
160
1.2 /1.1 /1
1.2/1.1
11974
Thoiry
nord
22/08/2013
14
60
9.1 / 9 / 2.1
09/01/2009
11983
Thoiry
nord
28/05/2014
11
63
8.5 / 8.1 / 0.7
11981
Thoiry
sud
13/05/2014
504
3125
47.4 / 12 / 1.9
47/45.7
32.7/5.3
11976
Thoiry
sud
27/05/2014
124
677
5.5 / 4.4 / 1.1
grands (marcassins de plus de 5 kg, subadultes et laies
adultes) ont en plus été équipés de marques auriculaires
numérotées. Ce marquage permet de déterminer les
distances minimales parcourues entre les sites de capture
et les sites de mort observés (animaux tirés lors de la
chasse, percutés sur la route ou autre).
6.9/5/
9.7/7.4
5.5/4.4
différents éléments comme la superficie des domaines
vitaux, les zones utilisées comme remises diurnes,
les périodes principales d’activité dans les pâturages
d’altitude. Les superficies des domaines vitaux ont été
calculées selon la méthode des Polygones Convexes
Minimaux (=MCP). Pour réduire l’effet des excursions
ponctuelles et des éventuelles erreurs de localisation
nous avons également considéré le 95 % des localisations.
D’autre part, les centres d’activités ont été déterminés en
calculant les MCP à 50 %. Les données individuelles sont
considérées dans leur ensemble et, lorsque le nombre
de localisations est suffisant (> 50 localisations), en
distinguant des saisons. Nous avons défini deux types
de saisonnalité : a) les saisons biologiques, c’est-à-dire
le printemps : mars-mai ; l’été : juin-août ; l’automne :
septembre-novembre ; et l’hiver : décembre-février ; b)
les saisons cynégétiques : celle de chasse (mi-septembre
à fin février) – et celle hors chasse (reste de l’année).
Les sites de capture ont été sélectionnés en partenariat
avec les sociétés de chasse locales, en tenant compte
de leur accessibilité, de leur proximité aux pâturages
d’altitude, ainsi que leur répartition sur le terrain d’étude.
Les captures ont ensuite été réalisées à l’aide de cagepièges ou de corrals de capture. Les sessions de captures
ont eu lieu entre la fin mai (après la fonte de la neige en
altitude) et la fin août (début de la saison de chasse).
Les pièges, appâtés avec du maïs, étaient tendus le soir
puis contrôlés deux fois durant la nuit ou étaient munis
de systèmes automatiques d’avertissement. Les animaux
capturés ont été manipulés directement sur les lieux de
capture sans anesthésie. Une fois marqués, ils étaient
relâchés immédiatement au même endroit.
Résultats
Les colliers GPS étaient programmés pour relever six
localisations entre 18 h et 4 h (durant la phase supposée
de plus fortes activités des animaux) et deux localisations
entre 7 h et 18 h (période de moindre activité). Ils étaient
munis d’un système de « drop-off » pour qu’ils s’ouvrent
automatiquement après une durée préalablement
déterminée (correspondant à la durée de vie attendue
de la batterie du GPS). Les données GPS étaient ensuite
régulièrement téléchargées à distance.
A partir des localisations GPS nous avons déterminé
Nos échanges avec les sociétés de chasse des communes
de Thoiry (Pays de Gex) et de Chézery (Valserine) nous
ont permis de déterminer 5 sites de capture en fonction
des paramètres de sélection présentés dans le chapitre
précédent. Quatre de ces sites étaient situés à une
altitude supérieure à 1000 m, le cinquième aux environs
de 800 m. Nous avons réalisé 18 nuits de capture durant
la saison 2013 et 18 durant la saison 2014, en tendant
2 pièges simultanément chaque nuit, ce qui correspond
112
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 1 : domaines vitaux saisonniers d’une laie capturée sur la commune de Thoiry.
Chapitre III : Faune sauvage
113
Figure 2 : domaines vitaux saisonniers : exemple de l’une des laies capturées sur la commune de Chézery.
114
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
à un effort de capture de 36 nuits/pièges pour chaque
saison.
En 2013, le succès global de capture a été faible. Nous
en avons réalisé seulement sur 4 nuits et avons marqué
17 individus (sex-ratio = 1 : 1,13), dont 4 laies qui ont pu
être équipées de colliers GPS. Le succès de capture a été
nettement supérieur durant la saison 2014, avec 9 nuits
fructueuses ayant conduit à 77 captures de 53 individus
différents (sex-ratio = 1 : 1,37 ; 24 recaptures), dont 43
ont été munis de marques auriculaires et 5 de colliers
GPS. Dix marcassins ont été relâchés sans être marqués,
car ils étaient trop petits.
Ainsi, sur les deux saisons, 8 individus ont été équipés
de colliers GPS (tab. 1). Une grande variabilité au niveau
de la durée des suivis et du nombre de localisations
obtenues selon les individus peut être constatée. La
brièveté du suivi de la plupart des individus capturés
du côté du Pays de Gex (flanc Sud-Est) ne permet pas de
calculer des domaines vitaux saisonniers. En effet, un
seul individu capturé sur ce flanc de la zone d’étude a été
suivi sur plus d’une saison. Les autres ont soit perdu leur
collier prématurément ou ont été prélevés à la chasse. Le
sanglier suivi sur une année complète a de plus réalisé
deux brèves excursions, qui ont pour conséquence de
donner un domaine vital global (MCP 100 %) important,
alors que ces secteurs ont en fait été très peu utilisés.
Le calcul du domaine vital à 95 % permet d’atténuer
l’influence de ces excursions.
Du côté de la vallée de la Valserine (flanc Nord-Ouest)
tous les individus équipés de GPS ont par contre pu être
suivi sur 4 saisons biologiques ou plus. La moyenne de
leurs domaines vitaux annuels (MCP à 95 %) est de 14,4
km 2 (± 1,1).
En considérant les données saisonnières (saisons
biologiques), il semble se dessiner une différence dans
la stabilité des domaines vitaux. En effet, les domaines
vitaux côté Valserine se décalent partiellement des zones
d’altitude vers le fond de la vallée lorsque l’on passe de
l’été à l’hiver, alors qu’ils sont plus stables pour l’individu
côté gessien (fig. 1 et 2). Ceci se traduit d’ailleurs
également par des centres d’activité (MCP 50 %) plus
vastes côté Nord-Ouest (4,1 km 2 (± 0,9) contre 1,9 km 2).
Dans le cas du sanglier suivi côté gessien, abstraction
faite des deux excursions observées, les localisations
sont distribuées de façon relativement homogènes des
pâturages d’altitude au niveau des crêtes jusqu’à la zone
agricole du bassin genevois en plaine. De plus, les animaux
du flanc Nord-Ouest utilisent les pâturages d’altitude
plus souvent et sur de plus grandes surfaces (30,9 % des
localisations contre 5,7 %). L’utilisation de ces milieux a
lieu entre mai et octobre, avec un fort pic durant les mois
d’été et dans une moindre mesure à l’automne (NordOuest : printemps 19,5 % des localisations, été 60,1 %,
automne 37,0 %, hiver 0,4 % ; Sud-Est : printemps 5,9 %,
été 35,5 %, automne 13,4 %, hiver 0,8 %).
Le domaine vital de l’individu du côté gessien ne
s’approche que marginalement des zones de quiétude
Chapitre III : Faune sauvage
forestières. Pour les animaux situés du côté de la Valserine,
les domaines vitaux recoupent les zones de quiétude et les
réserves de chasse situées sur les communes de Chézery et
Lélex, mais l’utilisation de ces zones a lieu, plus souvent,
hors de la saison de chasse (40,6 % des localisations) que
durant cette dernière (15,6 %).
Sur les 58 sangliers munis de marques auriculaires 24
(41,4 %) ont été récupérés (20 par la chasse, 2 collisions
sur route, 1 tué par chien, 1 par régulation par des
gardes genevois ; fig. 3). La distance moyenne parcourue
entre le site de capture et le site de mort est de 4,9
km (± 4,3 km (valeurs extrêmes 0,2 km à 15,4 km)). En
considérant les différences entre sexes on obtient 3,6
km (± 4,3) pour les femelles (10 individus) et 5,8 km
(± 4.2) pour les mâles (14 individus). La majorité des
déplacements et les trajets les plus longs ont eu lieu dans
l’axe du massif, autant pour les femelles que pour les
mâles. Toutefois, il est à noter quelques déplacements en
direction de la plaine du bassin genevois, qui ont tous été
réalisés par des mâles.
Discussion
Les captures en moyenne montagne, ainsi que l’obtention
de données GPS validées (c’est-à-dire des localisations
réalisées grâce à 5 satellites ou plus), ont représenté un
réel défi. En effet, en raison du terrain souvent très escarpé
(en particulier du côté de la Valserine) nous n’avons pas
obtenu autant de localisations qu’attendu. De plus, sur les 9
individus équipés, deux sont parvenus à enlever leur collier
et deux ont été tirés quelques semaines seulement après
leur capture. Les résultats obtenus permettent néanmoins
de mieux appréhender les comportements spatiaux des
sangliers occupant ce secteur de moyenne montagne ; des
informations qui n’ont jusqu’ici généralement jamais été
présentées dans la littérature.
Le premier élément intéressant réside dans le fait que
les animaux équipés de GPS ne passent que rarement
la ligne de crête. Lorsqu’ils le font, ils ne vont pas audelà de la zone supérieure de la forêt. Ils occupent ainsi
préférentiellement l’un des coteaux et lorsqu’il y a un léger
chevauchement des domaines vitaux c’est uniquement
au niveau des pâturages d’altitude. Ce comportement
semble également se retrouver lorsque l’on considère les
animaux prélevés à la chasse (fig. 3) : cinq l’ont été sur le
flanc opposé au lieu de capture, mais seuls un mâle et
une femelle, des subadultes, sont réellement descendus
dans les zones basses de la forêt. Il semble ainsi y avoir
une séparation entre une population de la Valserine et
une population du Pays de Gex. Du côté de la Valserine,
les trois individus suivis ne traversent également que
rarement la rivière et ceci uniquement durant la période
hivernale. Il se pourrait également qu’il y ait une
séparation entre une population en rive gauche de la
Valserine et une population en rive droite de celle-ci. Une
utilisation de l’espace similaire, avec des domaines vitaux
qui s’organisent selon les lignes de crêtes et les vallées a
déjà été décrite par Gerhard et al. (1992).
115
Figure 3 : localisation des cas de mortalité observés de sangliers marqués. Les lignes de couleur représentent la
distance minimale entre site de capture et site de mort. Pour les animaux capturés ensemble, à une même date, les
lignes ont la même couleur.
Une autre différence observée entre les laies capturées
sur les différents flancs est que, celles situées dans
la vallée de la Valserine, pratiquent un décalage des
domaines vitaux saisonniers, probablement en relation
avec le niveau d’enneigement, alors que les laies du Pays
de Gex semblent utiliser un domaine vital beaucoup
plus stable d’une saison à l’autre. Dans le premier cas,
le domaine vital estival est concentré sur les secteurs
d’altitude, alors qu’en hiver ce sont les zones les plus
basses qui sont occupées. Au printemps, ainsi qu’à
l’automne, la gamme d’altitude utilisée est très variable.
Dans le deuxième cas, l’effet de l’enneigement est
également perceptible (centre de gravité des domaines
vitaux mensuels qui descend en altitude, fig. 1) mais
globalement les domaines vitaux saisonniers changent
très peu.
Il est à noter que côté Valserine, le fond de vallée se
situe à environ 700 mètres et les milieux ouverts sont
dominés par des herbages, alors que côté Pays de Gex,
les sangliers suivis descendent jusqu’à des altitudes
116
de 500 mètres environ, dans des secteurs dominés
par les grandes cultures. Ce coteau orienté au SudEst est plus thermophile et couvre une plus grande
amplitude altitudinale. La disponibilité alimentaire y
est ainsi probablement supérieure, plus régulière, et le
déneigement plus rapide.
En comparaison aux chiffres disponibles dans la littérature,
les domaines vitaux mesurés du côté de la Valserine sont
similaires à ceux mentionnés par Baubet (1998) dans les
Alpes françaises (domaines saisonniers de 11 à 12 km 2),
alors que les domaines vitaux saisonniers que nous avons
mesuré du côté du Pays de Gex correspondent plus aux
dimensions observées dans des zones de plaine (Keuling
et al., 2008), mais restent supérieurs aux domaines vitaux
mesurés dans le canton de Genève qui sont parmi les plus
réduits d’Europe (Fischer et al., 2004), dans un secteur très
voisin géographiquement de celui étudié ici.
Quelques excursions ponctuelles ont été relevées, en
particulier celles réalisées par l’individu suivi sur Thoiry
pendant plusieurs saisons (fig. 1). Ces deux excursions de
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
grande ampleur, pourraient être le résultat d’une menée
lors d’une action de chasse.
BIBLIOGRAPHIE
Finalement, les distances moyennes parcourues entre
site de capture et site de récupération des marques
(suite à la mort des sangliers) sont supérieures à ce qui
avait été observé dans les zones de plaines du bassin
genevois (5 km contre 2-4 km respectivement) (Fischer
et al., 2004). La fragmentation, plus faible, pourrait en
être la cause. Ces déplacements ont majoritairement eu
lieu dans l’axe de la montagne, mais du côté du Pays de
Gex des tentatives de dispersion en direction du bassin
genevois ont été observées. A noter le passage de la 2x2voies d’un mâle subadulte qui a été prélevé dans le vallon
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Pour répondre aux interrogations quant à l’utilisation de
l’espace des sangliers sur la Haute Chaîne du Jura, les
pâturages d’altitude sont utilisés principalement par les
animaux occupant le flanc Nord-Ouest et ceci dès la fonte
des neiges (en mai pour 2013 et 2014). ils sont ensuite
régulièrement visités jusqu’à l’automne. Les impacts sont
ainsi probablement répartis régulièrement tout au long
de la saison et l’impact au niveau de la masse fourragère
est du coup réduit. Concernant l’utilisation des zones de
quiétude de la faune sauvage ou des réserves de chasse,
nous n’avons pu mettre en évidence aucun déplacement
d’activité dans ces secteurs protégés durant la saison de
chasse. Il n’y a ainsi apparemment pas d’ « effet réserve »
lié à la chasse au niveau de ces surfaces.
Conclusion
En conclusion, il ressort des données obtenues que parmi
les sangliers présents dans la Réserve naturelle nationale
de la Haute Chaîne du Jura il y a une séparation apparente
entre ceux occupant le flanc Nord-Ouest et ceux occupant
le flanc Sud-Est; il y a un pic estival d’utilisation des
pâturages d’altitude par les sangliers de la Valserine; les
zones de quiétude ne sont pas plus utilisées durant la
saison de chasse.
Remerciements
Les captures n’auraient pas pu être réalisées sans l’aide
précieuse des sociétés de chasse de Thoiry et Chézery,
ainsi que des agents de la Réserve naturelle nationale
de la Haute Chaîne du Jura que nous tenons à remercier
vivement (en particulier François Corcelle, Gontran
Bénier, Hervé Ducret et Johann Rosset). Nous remercions
également le service de la Conservation de la Faune du
canton de Vaud et Eric Baubet de l’ONCFS pour le prêt de
matériel de capture, ainsi que François Corcelle pour la
construction de deux corrals. Nous remercions finalement
tous les bénévoles qui ont participé aux captures.
Chapitre III : Faune sauvage
117
118
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Impacts du sanglier sur le tapis herbacé
en Haute Chaîne du Jura
C. Heimo, C. Fischer et P. Prunier
Mail : celine_heimo@hotmail.com
Du fait de l’importante croissance des populations de
sanglier en montagne, la question des pertes fourragères
en alpage se pose de plus en plus. Dans ce contexte,
la présente étude s’intéresse à qualifier les impacts du
sanglier sur un alpage de la Réserve naturelle nationale
de la Haute Chaîne du Jura, en France, par l’appréhension
croisée de plusieurs aspects : l’inventaire des surfaces
impactées, la détermination des types de végétation
affectés par des boutis 1 , l’implication en terme pastoral
et la nature des types biologiques en présence.
La localisation des boutis indique que certaines
communautés végétales sont plus affectées que
d’autres. En effet, les pâturages gras représentent
le type d’habitat fréquenté le plus activement par le
sanglier. Les pelouses calcicoles sont peu impactées.
Les pelouses acidophiles sont modérément affectées.
Les groupements nitrophiles, les mégaphorbiaies et les
pelouses sèches sont très peu touchés. Il existe donc
une variabilité dans la répartition des boutis, et cette
dernière n’est pas le fruit du hasard.
Par l’estimation des pertes fourragères, il peut être
affirmé que les retournements constatés sur l’alpage
à l’été 2010 ne revêtent pas de trait de gravité et ne
remettent pas en cause la disponibilité de la ressource.
Dans l’état actuel, aucun pool d’espèces caractéristiques
n’a pu être défini pour qualifier la végétation
recolonisant les boutis. Mais, de manière générale, le
pourcentage de espèces monocarpiques 2 et vivaces 3
pionnières semble être légèrement plus important sur
les surfaces retournées.
Introduction
Ces dernières années, une augmentation des populations
de sanglier en milieux de montagne est observée dans
différents pays d’Europe (Loucougaray et al., 2007). Cette
arrivée du sanglier en montagne peut être synonyme de
fortes modifications dans le milieu colonisé (Kotanen,
1994). Il est donc important d’étudier et de comprendre
ce phénomène. Or, peu d’informations existent sur la
biologie du sanglier en montagne (Baubet, 1998) et peu
d’études ont été entreprises pour quantifier l’impact
du sanglier sur les communautés végétales et animales
(Massei et Genov, 2004). De plus, bien souvent, les
dégâts de sanglier sont étudiés dans des contextes de
plaine ou forestiers (Welander, 2000). Toutefois, ces
dernières portent dans la majorité des cas sur un suivi
de l’évolution de la végétation après perturbations.
Dans ce contexte, la présente étude s’intéresse à
qualifier les impacts du sanglier sur un alpage de la
Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura,
en France, en termes notamment de types de végétation
affectés. L’étude vise à appréhender les influences du
sanglier sur les communautés végétales herbacées
en altitude et permet ainsi de faire écho aux enjeux
d’exploitation de la ressource, de conservation des
habitats et de gestion des populations de sanglier. Les
objectifs de cette étude sont :
•
d’inventorier les surfaces affectées par le sanglier
(quantification et localisation) ;
•
de mettre en évidence une éventuelle relation
entre zones perturbées et types de végétation
présents en identifiant les associations végétales 4
affectées par des boutis ;
•
de qualifier les perturbations selon leurs influences
sur les pratiques pastorales (en termes de perte de
fourrage) ;
1
Retournement de terre causé par le sanglier, lorsque ce dernier cherche à se nourrir de parties végétales souterraines et d’invertébrés (Baubet, 1998; Gatel et al.,
2010; Schley et Roper, 2003).
2
Adjectif qualifiant une plante qui ne fleurit qu’une seule fois et qui meurt ensuite. Ces plantes survivent aux saisons défavorables sous forme de graines
résistantes. Les espèces monocarpiques regroupent les annuelles (ou thérophytes), les bisannuelles et certaines pluriannuelles (Marouf et Reynaud, 2007).
3
Adjectif qualifiant les végétaux dont le développement peut s’étendre sur plusieurs années (en opposition aux plantes monocarpiques). Il peut s’agir d’espèces
ligneuses ou herbacées, à bulbes, rhizomes, tiges tuberculeuses ou à racines tuberculeuses (Marouf et Reynaud, 2007).
4
Unité phytosociologique fondamentale, qui est représentée par des « individus » d’associations (Braun-Blanquet et Pavillard, 1928). Ces derniers, sans être
identiques, possèdent un certain nombre de caractères communs (floristiques, écologiques, génétiques, chorologiques), qui permettent de les considérer comme
faisant partie du même groupement (Braun-Blanquet et Pavillard, 1928).
Chapitre III : Faune sauvage
119
•
d’identifier (à titre indicatif) les types de végétaux
(types biologiques) et un éventuel pool d’espèces
propres aux zones perturbées.
Matériels et méthodes
Site d’étude
Le site d’étude correspond à l’alpage de Thoiry (Thoiry
Devant, sur le versant Sud-Est, et Thoiry Derrière, sur
le versant nord-ouest). Il couvre une surface de 213,6
ha et s’étend de 1280 m à 1718 m (sommet du Reculet).
Sa topographie est caractérisée par une alternance de
fortes pentes et de plateaux, où la production fourragère
est plus élevée (Wettstein, 2007). Le contexte pastoral
est défini par la pâture de bovins, estivant de fin mai à
début octobre.
L’alpage regroupe six unités de végétation : les pelouses
calcicoles (Seslerietea albicantis), les prairies et
pâturage gras (Molinio-Arrhenatheretea), les pelouses
acidophiles (Caricetea curvulae), les groupements
rudéraux nitrophiles
(Artemisietea vulgaris), les
mégaphorbiaies (Betulo-Adenostyletea) et les pelouses
sèches (Festuco valesiacae-Brometea erecti). Ces
différentes classes regroupent plusieurs associations,
niveau auquel la détermination des types de végétation
impactés par le sanglier s’est réalisée.
Les Seslerietea albicantis comprennent les pelouses
basophiles-neutrophiles et les pelouses fraîches
de l’étage subalpin : le Seslerio-Arctostaphyletum
typicum, le Seslerio-Laserpitietum, le Plantagini
atratae-Caricetum, le Seslerio-Caricetum jurassicum,
le
Campanulo-Laserpitietum,
le
LaserpitioCalamagrostietum
et
le
Pulsatillo-Anomonetum
(Prunier et al., 2009). Les Molinio-Arrhenatheretea,
classe correspondante aux végétations prairiales
mésotrophes et eutrophes, regroupent les prairies et
pâturages frais nitrophiles de l’étage subalpin et les
pelouses à longue durée d’enneigement : Trisetetum
flavescentis, Luzulo-Koelerietum, Veratro-Cirsietum,
et Scillo-Poetum (ibid.). Pour sa part, le CampanuloNardetum (= Nardetum jurassicum) est compris dans
les Caricetea curvulae (ibid.). Quant aux Artemisietea
vulgaris, ils rassemblent les groupements des reposoirs,
à savoir le Chenopodietum subalpinum (ibid.). En ce qui
concerne les Betulo-Adenostyletea, ils comprennent les
mégaphorbiaies mésophiles à graminées et notamment
le Centaureo-Calamagrostietum (ibid.). Finalement, les
Figure 1 : localisation des secteurs retournés par les sangliers et types de végétation affectés.
120
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 2 : résultat du test du Khi2, représentant les surfaces retournées par association (valeur observée) en
comparaison d’une répartition aléatoire des boutis, soit proportionnel à la disponibilité de l’unité dans l’aire
d’étude (valeur théorique). Catégories : MLKPC= mosaïque entre le Luzulo-Koelerietum et le Plantagini-Caricetum ;
SPd = Alchemillo-Deschampsietum ; MPCVC = mosaïque entre le Plantagini-Caricetum et le Veratro-Cirsietum ; SP
= Alchemillo-Deschampsietum ; Nj = Nardetum jurassicum ; VC = Veratro-Cirsietum ; PC = Plantagini-Caricetum ;
Lk = Luzulo-Koelerietum ; Pas = Pulsatillo-Anemonetum senecionetosum ; MPCSA= mosaïque entre le PlantaginiCaricetum et le Seslerio-Arctostaphyletum ; SCj = Seslerio-Caricetum jurassicum ; Par = Pulsatillo-Anemonetum
rhododendretosum ; MLKSC = mosaïque entre le Luzulo-Koelerietum et le Seslerio-Caricetum ; SAt = SeslerioArctostaphyletum typicum ; Cs = Chenopodietum subalpinum ; CC = Centaureo-Calamagrostietum ; AC = AdenostyloCicerbitetum ; CL = Campanulo-Laserpitietum ; GB = Gentiano-Brometosum ; LC = Laserpitio-Calamagrostietum ; SL
= Seslerio-Laserpitietum ; Tf = Trisetetum flavescentis ; VR = Valeriano-Rhamnetum.
Festuco valesiacae-Brometea erecti comprennent les
pelouses subatlantiques semi-arides, dont le Gentiano
vernae-Brometum erecti fait partie (ibid.).
Localisation des zones perturbées par le
sanglier
La localisation des boutis a été réalisée sur le terrain,
début juin 2010, par prospection de l’ensemble du site
d’étude et avec l’aide d’un GPS et d’orthophotos (à
l’échelle 2500 : 1). Les informations obtenues durant la
phase de terrain ont ensuite été reportées sur ArcGIS
(Esri SA ®), afin de calculer la surface totale retournée.
Chapitre III : Faune sauvage
Détermination des types de végétation
impactés
La détermination des communautés végétales affectées
par des boutis de sanglier a été réalisée en superposant
les boutis à la carte de végétation, établie par Prunier
et al. (2009), précisée et réactualisée lors de la phase
de terrain.
Pour tester l’hypothèse selon laquelle les sangliers
sélectionnent certains milieux pour y chercher des
bulbes, des racines ou des invertébrés, le test du Khi-2
a été effectué. Concrètement, la surface de boutis par
association (observation) a été comparée à la surface de
chaque association dans le périmètre d’étude (effectifs
théoriques).
121
Quantification des pertes
consécutives aux boutis
fourragères
La perte fourragère, ou autrement dit la perte de
matière végétale comestible, est calculée sur la base
du pourcentage de surface dénudée et du potentiel
fourrager. Le potentiel fourrager correspond à une
valeur théorique de matière sèche par hectare (tMS/
ha) et est calculé sur la base de la valeur pastorale
(Wettstein, 2007).
Dans chaque zone de perturbation 5 , un relevé linéaire a
été effectué, fin juin 2010, afin d’estimer le pourcentage
de sol nu intra-boutis : le long d’un transect, matérialisé
par un décamètre, une baguette fine est plantée dans
le sol à intervalle régulier ; le type de couverture
(végétation, sol nu ou pierre) à l’intérieur des boutis est
recensé. Le nombre de contacts par surface impactée
varie de 50 à 400. L’intervalle entre les points a été fixé
à 5 cm.
Pour convertir la surface de sol nu en perte fourragère,
il a fallu la coupler aux valeurs fourragères. Pour ce
faire, la cartographie du potentiel fourrager de l’alpage
de Thoiry, élaborée par Wettstein (2007), a été utilisée.
Ainsi, les surfaces dénudées (m²) ont été multipliées par
les valeurs fourragères correspondantes (kgMS/m²) et,
ensuite, additionnées.
et les pelouses acidophiles) : le Plantagini atrataeCaricetum, l’Alchemillo-Deschampsietum et le Nardetum
jurassicum. Au total, 12 placettes, de 2 m x 2 m, ont
été implantées sur le terrain, courant juillet 2010 : deux
placettes ouvertes (donc non clôturées) sur boutis et
deux placettes témoins hors boutis ouvertes dans les
trois associations appréhendées.
Pour mettre en place le protocole, deux méthodes ont
été combinées. Concrètement, il s’agissait, d’une part,
de recenser la composition floristique des quadrats
(approche qualitative) et, d’autre part, d’effectuer des
relevés linéaires à l’intérieur des placettes (approche
quantitative). Les relevés linéaires ont été effectués le
long de deux diagonales, à l’intérieur des placettes. La
distance entre les points de relevé a été fixée à 5 cm. Au
total 100 points de relevé ont été réalisés par placette.
Résultats
Surfaces impactées
La surface totale retournée par les sangliers est de
4,13 ha (fig. 1), ce qui représente 2,11 % de la surface
herbacée totale du secteur d’étude ou 3,83 % des zones
prairiales.
Milieux affectés
Types biologiques
Le diagnostic des types biologiques a été réalisé
sur trois associations représentatives des trois
grands types d’unités de végétation présentes sur
le site (les pelouses calcicoles, les prairies grasses
Les résultats du test du Khi-2 indiquent très clairement
que le sanglier à tendance à retourner certains types de
végétation au détriment d’autres (fig. 2) ; la répartition
des dégâts est très hautement significative (p < 0,001).
Figure 3 : proportion du nombre d’individus d’espèces vivaces compétitives, vivaces pionnières et monocarpiques
dans les placettes témoins et sur boutis, au sein du Plantagini-Caricetum.
5
122
Regroupe les boutis isolés et les ensembles de boutis. Ce concept est employé pour caractériser les zones impactées par le sanglier.
Cela peut correspondre à une zone retournée en totalité ou en par tie.
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
placettes sur boutis
placettes sur boutis
1%
27%
27%
vivace compétitive
vivace compétitive
vivace pionnière
vivace pionnière
monocarpique
72%
73%
Figure 4 : proportion du nombre d’individus
d’espèces vivaces compétitives, vivaces pionnières et
monocarpiques dans les placettes témoins et sur boutis,
au sein de l’Alchemillo-Deschampsietum.
Figure 5 : proportion du nombre d’individus
d’espèces vivaces compétitives, vivaces pionnières et
monocarpiques dans les placettes témoins et sur boutis,
au sein du Nardetum jurassicum.
Une différence très nette est constatée entre les valeurs
observées et théoriques des communautés végétales
suivantes : mosaïque entre le Luzulo-Koelerietum et
le
Plantagini-Caricetum,
Seslerio-Arctostaphyletum
typicum, Seslerio-Caricetum jurassicum, AlchemilloDeschampsietum, et la mosaïque entre le PlantaginiCaricetum et le Veratro-Cirsietum.
Le sanglier tend ainsi à sélectionner préférentiellement
certaines unités pour y chercher des bulbes et des
racines.
Le milieu le plus impacté par des boutis est représenté
par une mosaïque entre le Luzulo-Koelerietum et le
Plantagini atratae-Caricetum. Au sein de l’alpage, plus
de 10 % de sa surface est retournée par les sangliers (fig.
1). L’Alchemillo-Deschampsietum, la mosaïque entre le
Plantagini atratae-Caricetum et le Veratro-Cirsietum,
le Scillo-Poetum et le Nardetum jurassicum sont
également affectés par des boutis ; en moyenne, 5 % de
leur surface est atteinte. Quant aux Veratro-Cirsietum,
Plantagini atratae-Caricetum, Luzulo-Koelerietum et
Pulsatillo-Anemonetum senecionetosum, 2 % environ de
leur surface est soumis à des perturbations.
boutis. Les pelouses calcicoles, quant à elles, sont
peu impactées, hormis le Plantagini-Caricetum (en
raison certainement de sa position syntaxonomique
hybride : rattachement au Seslerion, pelouse calcicole,
autant qu’au Cynosurion, pâturage gras). Quant aux
pelouses acidophiles, elles n’ont pas été retournées de
manière significative. Les groupements nitrophiles, les
mégaphorbiaies et les pelouses sèches sont, pour leur
part, très peu touchés.
De manière générale, les prairies et pâturages gras
représentent le type de milieu le plus affecté par des
6
Chapitre III : Faune sauvage
Pertes fourragères
Sur les 4,13 ha de boutis constatés sur le site, 2,59 ha
correspondent réellement à des surfaces dénudées.
Aussi, un peu moins de 40 % des zones retournées
sont végétalisées par des plantes épargnées lors des
retournements ou par des espèces colonisatrices des
ouvertures du tapis herbacé. La surface de sol nu équivaut
à une perte fourragère de 4,82 tonnes de matière sèche,
pour l’ensemble de l’alpage de Thoiry, ce qui représente
un déficit de 1,8 %. En termes de chargement animal
(nombre d’UGB 6 qui ne pourra bénéficier de la ressource
pendant les 120 jours d’estive), la perte est équivalente
à 2,7 UGB.
Abréviation d’Unité Gros Bétail. Un UGB est équivalent à une vache laitière de 600 kg (Gibaud, 2006).
123
Types biologiques
•
En comparant les placettes témoins et les placettes
sur boutis, dans les trois associations appréhendées,
un pourcentage légèrement plus important d’espèces
monocarpiques et vivaces pionnières dans les zones
retournées en comparaison des surfaces témoins
est observé (fig. 3, 4 et 5). Les écarts étant toutefois
faibles, la distinction entre zones témoins et boutis,
en terme de pourcentage des types biologiques, ne
peut être considérée comme notoire (statistiquement
significative).
Il peut donc être supposé que la répartition des boutis
est déterminée par un ensemble de facteurs étroitement
liés. Il est toutefois complexe de déterminer la part
que joue chacun de ces paramètres dans le choix des
secteurs impactés. Des recherches supplémentaires
seraient nécessaires pour déterminer l’importance
des différents facteurs dans la variabilité des types de
végétation affectés par des boutis.
Au niveau spécifique, bien que certaines espèces aient
été observées uniquement dans les placettes témoins ou
sur boutis (dépendamment de l’association végétale),
un pool d’espèces caractéristiques des zones perturbées
n’a pas pu être dégagé. Les espèces caractéristiques
ou dominantes des zones perturbées ne sont pas
semblables entre les trois associations appréhendées.
Seuls Alchemilla vulgaris aggr. et Festuca rubra se
retrouvent dans la quasi-totalité des placettes sur
boutis. Toutefois, ces espèces se retrouvent également
fréquemment dans les placettes témoins (ces espèces
sont rattachées aux associations appréhendées et non
pas aux surfaces perturbées).
Discussion
De nombreuses études s’accordent à dire qu’il existe
des variations dans le type de végétation subissant des
retournements, sans que cela ait toutefois été appuyé
par un test statistiquement fondé (Baubet, 1998; Gatel
et al., 2010; Kotanen, 1994; Loucougaray et al., 2007;
Schley et al., 2008; Welander, 2000). Il a été montré
statistiquement que la répartition des zones retournées
ne suit pas un modèle aléatoire. Ce constat ne permet
cependant pas d’affirmer avec certitude que le sanglier
préfère certains types de végétation. En effet, d’autres
critères rentrent en ligne de compte, pour expliquer la
variabilité de répartition des boutis :
•
la saison (Gallo Orsi et al., 1995) ;
•
la végétation (Gatel et al., 2010) ;
•
le degré d’humidité du sol (Kotanen, 1994;
Welander, 2000);
•
le type de sol (Welander, 2000);
•
la profondeur du sol (Gatel et al., 2010) ;
•
la distance par rapport au couvert forestier (Gallo
Orsi et al., 1995) ;
•
la présence d’espèce comme le vérâtre (réseau
important de rhizomes) (Gatel et al., 2010) ;
•
le niveau d’enneigement (Baubet, 1998) ;
6
124
le nombre de jour où il y a présence d’une
couverture neigeuse ou, lorsqu’il fait moins de 0°C
(Gallo Orsi et al., 1995).
En 2010, les pertes fourragères (1,8 % de déficit,
équivalent à 2,7 UGB) sont relativement faibles. Cette
appréciation est appuyée par le fait que le chargement
en bétail effectif sur l’alpage de Thoiry est inférieur
au chargement théorique optimal. Autrement dit, la
perte fourragère occasionnée par les boutis n’a pas
d’incidence sur les pratiques, puisqu’elle ne remet pas
en cause le chargement réel.
Comme soutenu par Welander (1995), la composition
de la végétation change après perturbation. Ainsi, le
cortège floristique recensé sur boutis diffère de celui
des associations de référence. Cela dit, beaucoup
d’espèces sont retrouvées à la fois dans les placettes
sur boutis et dans les témoins et aucun pool d’espèces
caractéristiques des boutis n’a pu être mis en évidence.
La variabilité de répartition des espèces vivaces
pionnières, vivaces compétitives et monocarpiques entre
surface témoin et zone retournée n’est pas manifeste.
Une des hypothèses implicites de cette étude était
que les boutis abritent une proportion plus importante
d’espèces monocarpiques et vivaces pionnières (donc
d’espèces plutôt rudérales 7 ) au contraire des placettes
témoins (ces dernières regroupant préférentiellement
des espèces vivaces compétitives). Cette hypothèse, qui
est d’ailleurs appuyée par plusieurs auteurs (Kotanen,
1994 ; Welander, 1995 ; Gatel, 2010) n’a toutefois pas
été confirmée de manière claire. Plusieurs raisons
peuvent contribuer à expliquer cela, notamment :
•
les placettes témoins étaient également soumises
à des perturbations (impacts du bétail ou du
campagnol ou même du sanglier dans un passé
relativement proche) ;
•
le temps écoulé entre la perturbation et les relevés
de végétation n’était pas suffisant pour permettre
l’observation d’une tendance distincte ;
•
le nombre restreint de placettes.
Adjectif qualifiant les espèces qui s’installent spontanément dans des sites fortement transformés (Marouf et Reynaud, 2007).
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
En conclusion, cette étude n’a pas montré un impact
conséquent des boutis de sanglier sur l’exploitation
agricole dans la zone d’étude.
Baubet, E., 1998. Biologie du sanglier en
montagne : biodémographie, occupation de l’espace
et régime alimentaire (Thèse de Doctorat). Université
Claude Bernard - Lyon 1, Lyon.
Braun-Blanquet,
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Pavillard,
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1928.
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alpine grasslands? Eur. J. Wildl. Res. 56, 765–770.
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de plan de gestion intégrée sur le pâturage boisé du
pré de Mollens (VD) (Travail de diplôme). EIL, Lullier.
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Wettstein, J.-B., 2007. Diagnostic éco-pastoral:
alpage de Thoiry Devant et Derrière. Bureau
d’agronomie Wettstein, Sainte-Croix.
Remerciements
Cette étude n’aurait pu se réaliser sans la participation
et la volonté de nombreuses personnes. Aussi, je tiens à
remercier :
M. Patrice Prunier, tout particulièrement, pour sa
disponibilité, ses conseils avisés, son regard critique et
son intérêt pour ce travail ;
M. Claude Fischer, pour les informations qu’il m’a
volontiers communiquées sur le sanglier et pour les
lectures qu’il m’a conseillées ;
M. Olivier Travaglini, pour sa disponibilité et son aide
précieuse quant à l’utilisation du programme ArcGIS ;
M. Yves Hausser, pour m’avoir permis de mener à bien
ma recherche bibliographique;
M. Ralph Thielen, pour m’avoir fait partager certaines
de ses connaissances sur les traitements statistiques ;
M. Alain Bloc et M. Frédéric Sassard, pour les précieuses
informations qu’ils m’ont fournies sur la Réserve
naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura et la
gestion du sanglier ;
M. Jean-François Girard, alpagiste de Thoiry Devant et
Derrière, pour m’avoir permis de mettre en place un
protocole de suivi et pour l’intérêt porté à ce travail ;
M. Jean-Bruno Wettstein, pour les cartographies qu’il
m’a volontiers fournies ;
L’Association des Amis de Narderan, pour m’avoir
chaleureusement offert le gîte et le couvert, lors de mes
semaines de terrain ;
Aux assistants HES, Fanny Greulich, Anne-Sophie
Reymond, David Leclerc et Romain Tagand, pour leur aide
dans la détermination des espèces et dans l’utilisation
de ArcGIS et, pour m’avoir mis à disposition du matériels
indispensables à ma phase de terrain ;
Aux stagiaires, Charlotte Pedretti et Fabrice Jeanneret,
pour leur aide sur le terrain et leur participation dans la
phase de rentrée des données ;
M. Nicolas Balverde, pour son aide sur le terrain, ses
conseils et son soutien ;
M. Arnaud Rodier, pour ses conseils quant à l’utilisation
du programme ArcGIS ;
Mme Cindy Heimo, pour la réalisation de dessins sur
Photoshop, la relecture de ce présent rapport et ses
attentions;
Mme Noëllie Heimo, pour la relecture du travail, pour sa
présence et son soutien ;
M. Clair Johnson, pour la relecture du rapport et pour
sa prévenance.
Chapitre III : Faune sauvage
125
126
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Régime alimentaire du chamois au
Reculet-Crêt de la Neige
C. Fischer, L. Gielly, F. Greulich, S. Froidevaux, P. Prunier et A. Loison
Mail : anne.loison@univ-savoie.fr
Le cirque de Narderan situé au sud-est de la pointe
du Reculet est un « hot-spot » floristique de la
montagne jurassienne. La diversité du tapis végétal et
la topographie du secteur favorise également depuis
les années 1980 la présence régulière d’une population
de chamois importante. La présence d’un alpage dans
le creux du cirque pourrait refouler les chamois sur
des secteurs plus escarpés inaccessibles aux bovins,
donc augmenter la pression de consommation sur des
associations végétales riches en espèces patrimoniales.
Afin de vérifier l’impact éventuel de cet herbivore
sur la végétation, une analyse de son comportement
alimentaire a été menée à travers 3 approches
complémentaires : des observations éthologiques
directes, un suivi de l’abroutissement et des analyses
génétiques des ADN végétaux contenus dans les fèces.
Au cours des observations directes de juillet 2010,
les chamois se sont essentiellement nourris sur les
communautés à lasers du Campanulo-Laserpitietum et à
Seslerio-Laserpitietum, en dehors de l’enclos délimitant
pâturage. Chamois et génisses n’ont donc partagé, ni le
même espace, ni le même comportement alimentaire.
D’après le suivi de l’abroutissement mené en été 2013
sur la première de ces associations végétales, le dactyle
aggloméré et le laser à large feuilles représentaient
ensemble près de 40 % des plantes abrouties dans les
placettes. Les analyses génétiques de 114 crottes de
chamois récoltées entre début août et début octobre
2014 révèlent toutefois un régime alimentaire plus varié
et un peu différent. Les taxons dont l’ADN est présent de
manière fréquente dans les crottes appartiennent aux
familles des cistacées, puis des fabacées. L’appétence
élevée des poacées et des fabacées est reconnue.
En revanche, l’occurrence élevée des cistacées est
probablement à mettre en lien avec la consommation de
l’hélianthème, espèce lignifiée peu digeste.
Introduction
L’abroutissement et le piétinement sont considérés
comme les impacts les plus importants des grands
herbivores pour la survie et le développement
des communautés végétales (Hester et al., 2006).
L’abroutissement entraîne la perte de tissus importants
pour la photosynthèse (feuillage), la croissance
(méristèmes) ou la reproduction (fleurs et graines).
Ces impacts sont d’autant plus importants que les
Chapitre III : Faune sauvage
plantes sont petites (herbacées annuelles) ou à un
stade précoce de leur développement. Les communautés
herbacées d’altitude des crêtes de la Haute Chaîne du
Jura, sont ainsi potentiellement vulnérables face à ce
type de détérioration. Cette vulnérabilité peut également
être dépendante de la situation des sites considérés et de
la densité des animaux. En effet, des effets positifs sur la
productivité et la biodiversité des associations abrouties,
par exemple en contribuant à l’ouverture des milieux et
à l’étagement des lisières, sont parfois aussi observées.
Le secteur Reculet – Crêt de la Neige est régulièrement
occupé par une population de chamois dont les effectifs
ont augmenté entre les années 1980 et le début des années
2000. La présence de cette population et l’évolution de ses
effectifs pourraient avoir eu une incidence sur l’évolution
du tapis végétal observée au niveau de ce secteur
durant ces 4 dernières décennies. Le chamois partage
les pâturages d’altitude avec le bétail. Outre un effet de
piétinement, la présence du bétail pourrait de surcroit
influencer l’utilisation de l’espace par les chamois en les
repoussant dans des terrains peu utilisés par les bovins.
Ceci pourrait entraîner des concentrations de chamois sur
des associations végétales spécialisées et ainsi provoquer,
à terme, une modification de ces dernières.
Le rôle potentiel du chamois sur l’évolution des
prairies d’altitude a été évalué par une analyse de ces
comportements alimentaires. Celle-ci a consisté en une
analyse croisée du régime alimentaire, ainsi que par des
observations des types d’associations végétales utilisées
en phase d’alimentation. Dans ce deuxième volet, la
position réciproque des chamois et du bétail a également
été considérée.
Méthodes
Le suivi de l’utilisation des pâturages d’altitude a été
réalisé selon 3 méthodes :
•
l’observation directe des chamois afin de déterminer
quelles associations et espèces végétales sont
sélectionnées lorsqu’ils se nourrissent ;
•
le suivi de l’abroutissement des espèces herbacées, afin
d’obtenir une vision plus fine des espèces consommées ;
•
l’analyse génétique de crottes récupérées sur le terrain
afin de déterminer le régime alimentaire complet.
127
quadrat, les espèces consommées, ainsi que le nombre
d’individus consommés ont été relevés.
Les observations directes de chamois et le suivi
d’abroutissement ont été réalisés au niveau du Cirque
de Narderan (fig. 2). Ce choix a été dicté par la présence
régulière d’un grand nombre de chamois, une visibilité
optimale offrant un grand champ de vision à travers le
cirque, la diversité des associations végétales présentes
et la présence d’un chalet d’alpage accessible à proximité
procurant un avantage logistique important.
Analyses génétiques
Les analyses génétiques ont été réalisées par le LECA
(Laboratoire d’Ecologie Alpine) de Grenoble qui a une
longue expérience avec cette approche. Des échantillons
de crottes ont été collectés sur le terrain à trois périodes
de la saison d’estivage entre début août et début octobre
2014. Les analyses génétiques ont été réalisées selon un
protocole mis au point par le laboratoire (Rayé et al.,
2010; Taberlet et al., 2007).
Figure 1 : méthode d’inventaire des espèces consommées
par le chamois.
Observations directes
Durant l’été 2010, les observations directes de chamois
ont été réalisées à distance à l’aide d’une longue vue,
durant des journées garantissant une bonne visibilité.
Tous les individus ou groupes visibles depuis le point
d’observation étaient notés et localisés. Des données
telles que l’association végétale et la topographie ont
alors été relevées. Dans les cas où les chamois quittaient
le site, l’observateur se rendait sur place pour tenter
d’identifier les espèces consommées.
Indices d’abroutissements
Le suivi de l’abroutissement permet de réaliser des
déterminations plus précises, jusqu’au niveau de
l’espèce. Trois « placettes test » de 16 m 2 ont été
mises en place durant l’été 2013, dans les deux
types de végétation les plus fréquentés d’après les
observations directes : une pelouse à laser à larges
feuilles (Campanulo-Laserpitietum) et une pelouse à
laser siler (Seslerio-Laserpitietum). Le premier type
de végétation est un groupement mésohygrophile des
pieds de versants plus ou moins stabilisés au sol frais,
dominé par les grandes ombellifères comme Astrantia
major, Heracleum sphondylium ssp. montanum,
Laserpitium latifolium, Pimpinella major. Le second est
un groupement dominé par Laserpitium siler et dans
une moindre mesure par Sesleria caerulea, présent sur
les affleurements rocheux calcaires stabilisés (dalles,
éboulis fixés et vires) ensoleillés, au sol superficiel
(Prunier et al., 2014).
L’inventaire des espèces
consommées sur chaque placette s’est effectué grâce
à un quadrat de 1 m 2 déplacé régulièrement, jusqu’à
couvrir l’ensemble de la surface (fig. 1). Dans chaque
128
L’avantage des analyses de crottes réside dans le fait
que leur contenu ne traduit pas que l’image de la
consommation à l’échelle d’une association végétale,
mais qu’il reflète les restes de repas sur une durée
plus longue (jusqu’à 24 heures) et ainsi sur une partie
plus importantes des milieux exploités. Les analyses
génétiques ne permettent cependant pas dans tous
les cas une identification jusqu’au niveau de l’espèce
des végétaux consommés, et certains résultats ne sont
présentés qu’à un rang supérieur de la classification
végétale. On parle de « taxons » de niveaux différents.
De plus, seuls les taxons présents dans plus de 5 %
des échantillons ont été retenus, afin d’éliminer des
contaminations potentielles ou des plantes consommées
marginalement (voire accidentellement). L’attribution
d’un rang plus précis, si possible spécifique, a été réalisé
à dire d’expert d’après l’inventaire floristique de la
réserve (Prunier, 2001).
Résultats
Observations directes
Les observations directes ont eu lieu durant le mois de
juillet 2010. Les associations végétales où le chamois a
été le plus souvent observé en activité de nourrissage
sont le Campanulo-Laserpitietum (46,7 % des cas) et le
Seslerio-Laserpitietum (40 % des cas). Pour les génisses,
il s’agit du Veratro-Cirsietum (86 % des cas) (fig. 3).
Indices d’abroutissements
En considérant les suivis des placettes tests, 48
espèces abrouties ont été identifiées durant la
période d’observation ; principalement des graminées
(= Poaceae) et des ombellifères (= Apiaceae). Les
espèces les plus consommées (n > 10 pieds abroutis)
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 2 : vue générale sur l’Alpage de Narderan avec, de gauche à droite, la Combe sud, le « Château » et la Combe
nord (source : www.static.panoramio.com).
sont présentées dans la figure 4. Le dactyle (Dactylis
glomerata) et le laser à large feuilles (Laserpitium
latifolium) représentent ensemble près de 40 % des
plantes abrouties dans la combe sud de Narderan au
sein du Campanulo-Laserpitietum (fig. 5). A l’échelle
des associations considérées dans les zones utilisées
par le chamois c’est dans le Veratro-Cirsietum et
dans le Seslerio-Caricetum que l’on observe la plus
grande proportion de pieds abroutis (38,9 % et 9,3 %
respectivement).
Analyses génétiques
Les analyses génétiques ont été réalisées sur 114 crottes
et ont permis d’identifier les génomes de 68 taxons
(dont 15 (22 %) ont pu être déterminés à l’espèce, 46
(67 %) au genre (pour 43 genres différents) et 65 (97 %)
à la famille (avec 31 familles différentes)). Le détail des
taxons identifiés, avec la fréquence d’occurrence (= la
proportion de crottes où ils ont été identifiés) est donné
en annexe 1.
La figure 6 représente de manière plus synthétique les
fréquences d’occurrence selon les familles. On constate
que 21 familles végétales montrent une occurrence
moyenne supérieure à 0,5, c’est-à-dire que l’on va les
Chapitre III : Faune sauvage
trouver dans plus d’une crotte sur deux. Le nombre
moyen de taxons par crotte est de 37,2 (± 10,7 ; fig. 7).
Parmi les plantes les plus consommées on retrouve
essentiellement des familles de dicotylédonées, dont les
légumineuses (= Fabaceae), les astéracés, les rosacées,
et les cistacées (représenté par le seul Helianthemum
nummularium). Les poacées sont présentes dans environ
80 % des fèces récoltés.
Discussion
La diversité des plantes consommées par les chamois
sur la Haute Chaîne du Jura est importante, comme cela
a également été mis en évidence dans d’autres études
(Ducommun, 1992 au Chasseral; Jullien, 2012 dans les
Bauges). Cependant, quelques familles dominent très
nettement le régime alimentaire, ce qui indique que
le chamois exerce une sélection notable des plantes
consommées.
Les deux méthodes d’analyses alimentaires donnent des
résultats similaires sur l’importance des graminées et des
ombellifères. En comparaison des analyses génétiques,
les analyses d’abroutissement, ont cependant sous-
129
Figure 3 : distribution des sites utilisés pour le nourrissage par les chamois (points bleus) et le bétail (triangles
jaunes ; Froidevaux, 2010).
estimé la consommation d’autres familles (légumineuses,
cistacées, hypericacées, rosacées…) probablement
en raison d’un échantillonnage très localisé. Dans de
nombreux cas, la méthode génétique ne permet en
revanche pas, pour l’instant, de déterminations au
niveau de l’espèce. Ceci n’a été possible que pour 20 %
des séquences d’ADN identifiées. Il faut ainsi en plus de
cette identification génétique une bonne connaissance
de la flore locale pour pouvoir cerner plus précisément
les taxons concernés (annexe) et lever certaines
erreurs. De plus, les fréquences élevées d’hélianthèmes
pourraient être liées au fait qu’il s’agit des plantes
ligneuses susceptibles de rester plus longtemps dans
l’estomac et ainsi d’être présentes dans plus de laissés.
Ce type d’espèce serait ainsi surestimé par les analyses
génétiques. Les méthodes utilisées donnent ainsi
des résultats complémentaires, mais il conviendrait
de réaliser les analyses d’abroutissement sur plus
d’associations végétales et sur un plus grand nombre de
placettes.
L’impact réel des chamois sur le tapis végétal des
pâturages d’altitude de la Réserve naturelle nationale de
la Haute Chaîne du Jura est difficile à évaluer à partir de
Figure 4 : effectifs bruts des espèces les plus consommées
par le chamois sur les quadrats de référence (plus de 10
abroutissements).
130
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
des formations à gazon ou à prairies maigres, ce qui
représente un effet positif pour le maintien de ces
habitats. Selon Richard (1972) ce sont les éboulis qui
sont plus menacés et il mentionne également que les
ombellifères, en général, sont souvent et fortement
abrouties par les chamois. A noter que la vulnérabilité
d’une espèce à l’abroutissement n’est pas uniquement
liée à la sélection alimentaire des ongulés, mais
également à leur abondance sur le terrain.
Figure 5 : proportions des espèces consommées par le
chamois dans la combe sud de Narderan (selon fig. 4).
ces seuls résultats. Le niveau de précision taxonomique
des diagnostics effectués (floristique et génétique) n’a
pas relevé d’espèces menacées à l’échelon national ou
local ; il faudrait pouvoir identifier une plus grande
proportion de séquences au niveau de l’espèce pour
certifier cet état de fait. Selon Ducommun (1992) ce sont
surtout les secteurs de dalles et de falaises qui seraient
vulnérables, mais aucune placette de suivi n’était
située sur ce type d’association dans notre étude. Pour
les autres habitats utilisés par les chamois cet auteur
mentionne une pression supportable et surtout un rôle
important du chamois pour freiner l’embroussaillement
Concernant la cohabitation entre chamois et bovins,
la brève étude réalisée durant le mois de juillet
2010 semble indiquer une ségrégation relativement
importante des deux espèces. Cependant, Ducommun
(op cit.) mentionne que sur le Chasseral, les gazons
secs et les prairies maigres restaient les formations
les plus utilisées par les chamois, même lorsque des
près de fauche et pâturages gras étaient disponibles à
proximité et en absence de bétail. Cet auteur mentionne
d’ailleurs que le bétail a un impact nettement supérieur
au chamois, ce qui est probablement également le cas
pour le secteur Reculet - Crêt de la Neige lorsque l’on
considère la figure 8. Finalement, outre la cohabitation
entre le chamois et le bétail, il faudrait également
considérer la cohabitation entre le chamois et le public.
Dans les Bauges, Tablado et al. (2016) ont démontré que
la fréquentation touristique influençait les déplacements
des chamois avec une augmentation en intensité et en
vitesse. La distribution spatiale des chamois dans le
Haut Jura pourrait ainsi également être influencée par la
présence parfois intensive de promeneurs, en particulier
dans le secteur de Narderan.
Figure 6 : pourcentage d’occurrence de chaque famille végétale identifiée dans les crottes à partir des analyses
génétiques.
Chapitre III : Faune sauvage
131
Conclusion
Figure 7 : distribution et diversité du nombre de taxons
végétaux consommés par crotte.
Avec 68 génomes recensés et 48 espèces identifiées,
le régime alimentaire du chamois est diversifié. Cette
particularité a également été mise en évidence dans
d’autres études, comme par exemple dans les Bauges
(Bison, 2015; Jullien, 2012). A priori, aucune espèce
d’intérêt patrimonial n’a été identifiée de façon formelle
dans notre étude. Cependant, les zones décrites dans la
littérature comme les plus sensibles n’ont pas forcément
été échantillonnées dans cette étude avec la méthode de
suivi de l’abroutissement. Les deux méthodes d’analyses
alimentaires utilisées apportent des résultats similaires
sur l’importance des graminées et des ombellifères.
Néanmoins, si les analyses d’abroutissement tendent
à sous-estimer la consommation du nombre de
taxons, notamment ici des légumineuses, cistacées,
hypericacées, rosacées, la méthode génétique ne
permet d’identifier à l’espèce que 20 % des séquences
d’ADN reconnues. Ainsi, les deux méthodes apparaissent
comme complémentaires et sont à conduire en parallèle
dans ce type de recherche. Il apparaît cependant que
pour statuer sur un quelconque effet des populations
de chamois sur les communautés végétales de la Haute
Chaîne du Jura des analyses complémentaires soient
nécessaires.
Figure 8 : illustration de l’impact du pâturage par les bovins : à gauche, prairie inaccessible ; à droite, prairie
pâturée (pâturage de Lachat).
132
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Annexe
Annexe : liste commentée des taxons consommés d’après les analyses génétiques. Les espèces pourvues d’une
astérisque sont américaines, mais ont probablement un équivalent, proche génétiquement, dans nos régions.
Taxon
Remarque
Famille
Occurrence
Helianthemum
nummularium
Probablement H. n. ssp. grandiflorum ; abondant sur les sites ; H. canum
aussi fréquent sur les dalles des crêtes
Cistaceae
0,99
Lotus
Lotus corniculatus seul présent sur les sites
Fabaceae
0,98
Hypericum
Probablement H. tetrapterum ; abondant dans le CampanuloLaserpitietum.
Hypericaceae
0,98
Poeae
Poaceae
0,97
Lathyrus pratensis
Fabaceae
0,96
Poaceae
Poaceae
0,91
Asterales
Asterales
0,9
Caprifoliaceae
Caprifoliaceae
0,87
Fabaceae
0,82
Trifolium
Nombreuses possibilités ; probablement T. montanum ou T. pratense les
plus fréquents sur site.
Alchemilla
Nombreuses possibilités
Rosaceae
0,81
Geranium
Probablement G. sylvaticum régulier au sein du Campanulo-Laserpitietum.
Geraniaceae
0,74
Apiaceae
0,73
G. cordifolia seule présente au sein du Seslerio-Laserpitietum
Plantaginaceae
0,72
Fabaceae
0,71
apioid superclade
Globularia
Coronilla vaginalis
Asteraceae
Galium
Probablement G. album ou G. anisophyllon ; les plus fréquents sur les
sites.
Apiaceae
Euphorbia sect.
helioscopia
Probablement E. verrucosa ou E. cyparissias ; les plus fréquents sur les
sites.
Plantago
Probablement P. atrata ou P. media ; les plus fréquents sur les sites.
Asteroideae
Gentiana
Probablement G. lutea ; la plus abondante des gentianes sur les sites.
Campanulaceae
Asteraceae
0,7
Rubiaceae
0,68
Apiaceae
0,67
Euphorbiaceae
0,61
Plantaginaceae
0,6
Asteraceae
0,55
Gentianaceae
0,53
Campanulaceae
0,51
Anthyllis
vulneraria
Anthyllis vulneraria ssp. alpestris seule sous-espèce présente en Haute
Chaîne au-dessus de 1200 m.
Fabaceae
0,51
Valeriana
Probablement V. montana ; abondante dans les éboulis de la Haute
Chaîne.
Caprifoliaceae
0,44
Leontodon
Nombreuses possibilités ; probablement L. hispidus s.str. ou L. hyoseroides
les plus fréquents sur les sites ; evt L. autumnalis mais en zones
anthropisées peu fréquentées par les chamois.
Asteraceae
0,42
Rosaceae
0,41
Potentilla
Probablement P. aurea ou P. crantzii ; seules espèces présentes sur les
sites.
Rosaceae
0,4
Anthoxanthum
A. odoratum ; A. alpinum très rare en Haute Chaîne.
Poaceae
0,39
Helictotrichon
Helictotrichon pubescens (inclus ssp. laevigata) ; seule espèce du genre
présente en Haute Chaîne.
Poaceae
0,38
Cupressaceae
Juniperus alpina ; seule espèce présente au-dessus de 1200 m en Haute
Chaîne
Cupressaceae
0,36
Veronica
Nombreuses possibilités.
Plantaginaceae
0,35
Maleae
Chapitre III : Faune sauvage
133
Taxon
Remarque
Famille
Occurrence
Euphorbia
spathulata*
Absent du territoire.
Euphorbiaceae
0,34
Ericaceae
0,32
Caprifoliaceae
0,31
Arctostaphylos
uva-ursi
Knautia
K. dipsacifolia ; seule espèce du genre présente au-dessus de 1200 m en
Haute Chaîne
Silene
Probablement S. vulgaris ; la plus abondante des silènes sur les sites.
Caryophyllaceae
0,29
Dactylis
glomerata
Poaceae
0,29
Rosoideae
Rosaceae
0,29
Achillea
Achillea millefolium ; seule espèce du genre présente sur la réserve
Asteraceae
0,27
Viola
Nombreuses possibilités.
Violaceae
0,27
Rosaceae
0,26
Rubus idaeus
Mentheae
Rumex
Probablement R. alpestris ; espèce la plus fréquente dans le CampanuloLaserpitietum.
Hieraciinae
Lamiaceae
0,24
Polygonaceae
0,23
Asteraceae
0,22
Polygonoideae
Polygonaceae
0,2
Ranunculaceae
Ranunculaceae
0,19
Bupleurum
falcatum
Apiaceae
0,18
Aceraceae
0,16
Acer
Probablement A. pseudoplatanus; espèce la plus abondante au-dessus de
1200 m
Astereae
Asteraceae
0,16
Lonicera alpigena
Caprifoliaceae
0,16
Gentianaceae
0,16
Sanguisorbinae
Gentianeae
Sanguisorba minor s.str. ; seul taxon présent sur site.
Rosaceae
0,16
Euphrasia
E. officinalis ou E. salisburgensis ; seules présentes sur sites.
Orobanchaceae
0,15
Soldanella
Soldanella alpina ; seule présente en Haute Chaîne
Primulaceae
0,14
Onagraceae
Genre Epilobium ; seul présent sur site.
Onagraceae
0,13
Poa apiculata*
Absent du territoire.
Absent du
territoire
0,13
Astrantia
Astrantia major ; seule présente en Haute Chaîne
Apiaceae
0,12
Polygonaceae
0,12
Probablement S. appendiculata ou S. retusa ; les plus fréquents sur les
sites.
Salicaceae
0,12
Ranunculaceae
0,09
Fagus
Fagus sylvatica
Fagaceae
0,08
Bromus
Probablement Bromus erectus – seule espèce du genre dans le SeslerioLaserpitietum.
Poaceae
0,08
Viola tricolor
Viola tricolor ssp. subalpina ; seule sous-espèce présente sur la réserve.
Rumex scutatus
Saliceae
Ranunculus
Thesium alpinum
Ribes
Probablement Ribes alpinum ; espèce la plus fréquente sur la réserve.
Linum
L. ockendonii ou L. catharticum ; seuls présents sur sites.
Bartsia alpina
Violaceae
0,08
Thesiaceae
0,07
Grossulariaceae
0,06
Linaceae
0,06
Orobanchaceae
0,06
Primulaceae
Probablement Primula elatior ; espèce la plus fréquente sur la réserve.
Primulaceae
0,06
Rosa
Probablement Rosa alpina ; espèce la plus fréquente sur la réserve.
Rosaceae
0,06
134
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
BIBLIOGRAPHIE
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135
136
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
CHAPITRE IV :
PASTORALISME
137
138
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Les alpages du Reculet – Crêt de la
Neige, du moyen âge au milieu des
années 1970
A. Malgouverné
Mail : Alex.malgouverne@laposte.net
Les alpages du Reculet et du Crêt de la Neige, issus des
défrichements du haut moyen âge sont, dans la première
moitié du XIV ème siècle, utilisés par les communautés de
Thoiry, d’Allemogne et de Fenières. L’usage en commun
des herbages et des troupeaux amène la création de
hameaux d’altitude. Des fromages à pâte cuite sont
produits dans des fruitières. Aux environs de 1650, et
jusqu’à la fin du XIX ème siècle, le système de l’admodiation
domine. C’est une gestion privée de l’alpage. Les chalets
se transforment pour accueillir des troupeaux plus
importants et permettre la fabrication de fromage de
Gruyère, puis de Bleu de Gex. A partir des années 1875 et
pendant un siècle environ, la transhumance de troupeaux
de moutons, élevés pour leur viande, succède à l’estive
des vaches laitières. Seul l’alpage de Narderan, resté
propriété communale, continue à accueillir des génisses.
Les alpages du Reculet et du Crêt de la Neige, pour une
grande partie d’entre eux, sont situés sur le territoire
de la commune de Thoiry. La richesse des archives
communales, mais aussi des archives de la Côte-d’Or à
Dijon ou de l’Ain à Bourg-en-Bresse, permet de retracer
l’évolution de l’utilisation de ces alpages depuis le milieu
du XIV ème siècle. Ce qui n’est malheureusement pas le cas
du revers occidental qui appartient à l’abbaye de Chézery.
La pratique et la conduite de
l’alpage au moyen âge
Au moyen âge, la constitution des paroisses, des
seigneuries et des communautés regroupe les
populations jusqu’alors dispersées, en villages structurés
autour des églises et des châteaux. La propriété du
sol se partage, dès le IX ème siècle, entre des familles
éminentes : les Malval, les Thoiry, les Allemogne, les
Sergy, les abbayes qui détiennent parfois les droits
sur les paroisses (prieuré de Saint-Victor et de Satigny,
abbaye cistercienne de Chézery) et les comtes de Genève
et leurs héritiers, les seigneurs de Gex. La propriété du
sol, en montagne comme en plaine, est partagée entre
1
ces différents acteurs. Par contre, les droits d’usage
(l’utilisation des bois, des pâturages et des prés de
fauche) restent, moyennant redevances, entre les
mains des familles paysannes et de communautés de
fait, organisées autour de leur gestion : Allemogne et
Baizenas, Thoiry et Fenières.
En 1327 (1), Jeanne de Savoie, dame de Gex, règle un
différend avec les habitants du village de Fenières et
leur concède, contre une somme de cent sous genevois,
un pré au sommet du Jura, limité par la balme dite « dou
Pral des Jues » et par le pré de Saint-Jean-de-Gonville.
A cette occasion, des bornes sont plantées. Ce territoire
correspond aujourd’hui à l’alpage de La Chaz. En 1333
(2), le sire de Malval, à la demande de l’abbé de Chézery,
intervient auprès des habitants de Thoiry pour les
empêcher de faire pâturer leurs bestiaux sur les crêtes
qui appartiennent à l’abbaye. Dans la première moitié
du XIV ème siècle, les habitants de Thoiry possèdent déjà
une fruitière dans la combe située entre le Crêt de la
Neige et le Reculet, elle est mentionnée en octobre 1394
comme la « Maison neuve ou du Désert ». Ce terme
indique la construction d’une nouvelle maison à la place
d’une plus ancienne, abandonnée, désertée lors de la
peste de 1347.
A la fin du XIV ème siècle et au début du XV ème siècle,
plusieurs concessions et accords lient les communautés
du pied du Jura avec le comte de Savoie, seigneur de
Gex, et la famille de Viry, seigneur d’Allemogne. Le 3 juin
(3) et le 4 octobre 1394 (4), le comte Amédée de Savoie
alberge aux habitants de Fenières l’alpage de Narderan
et aux habitants de Thoiry les alpages de ThoiryDevant et Thoiry-Derrière. En 1421 (5), il renouvèle la
concession du pré cédé en 1327. Enfin, en 1438 (6), un
accord entre les habitants d’Allemogne et de Baizenas
et le seigneur d’Allemogne modifie l’usage de l’alpage
de Curson. Ces quatre documents nous permettent de
décrire la pratique et la conduite de l’alpage.
La propriété du sol appartient bien aux seigneurs.
Lorsque le comte alloue une partie de la montagne,
les communiers 1 lui versent un introge, une somme
d’argent assez importante – soixante florins d’or pour la
Les communiers représentent les familles qui possèdent les droits d’usage sur les terres communes : forêts, alpages, marais.
Chapitre IV : Pastoralisme
139
Figure 1 : la part du seigneur de Gex dans la perception du droit d’arpage à Narderan (1394-1448).
communauté de Thoiry en 1394 par exemple – puis un
service annuel, une somme d’argent plus modique – 15
sous de service annuel à la Saint Michel pour les habitants
de Fenières en 1421 – ou une prestation en nature –
quatre livres de cire d’abeille à la Saint André apôtre
pour la communauté de Thoiry en 1394. C ’est aussi en
tant que détenteur du droit de propriété, que le seigneur
perçoit l’arpage, une certaine quantité de fromages
correspondant à un jour par mois de la production de
lait, dès la quinzaine de la Saint-Jean-Baptiste jusqu’à la
quinzaine de la Saint Michel, périodes de la montée et
de la descente des troupeaux. L’arpage est tantôt levé
sur les vaches étrangères à la communauté, prises en
commande (Thoiry dès 1394, Allemogne avant 1438),
tantôt sur l’ensemble du troupeau (Fenières dès 1394,
Allemogne après 1438). A l’origine, le droit d’arpage
compensait le prêt de la chaudière par le seigneur pour
cuire le lait et fabriquer les casei (fromages à pâte dure
et salée) et les seracei (ou séracs, fromages maigres
fabriqués avec le petit-lait).
L’accord passé entre le comte de Savoie et la communauté
de Fenières pour l’exploitation du Plan d’Arderan prévoit
de partager en deux le droit d’arpage (fig. 1) : une
moitié revient au comte, l’autre moitié à la communauté
de Fenières. Les comptes de la châtellenie de Gex (7)
nous permettent de repérer le nombre de fromages et
de séracs prélevés entre 1394 et 1448 sur la fruitière
140
par le comte
8,5 fromages
fromages et 8
4 fromages et
de Savoie. La moyenne annuelle est de
et 3,5 séracs avec un maximum de 16
séracs en 1407 et 1409 et un minimum de
2 séracs en 1404 et 1405.
Les trois communautés gèrent et entretiennent les
bâtiments d’alpage, elles sont autorisées à les déplacer
selon leur convenance. Les communiers d’Allemogne
peuvent construire des étables à proximité de la
Figure 2 : le hameau d’alpage de Thoiry-Derrière.
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
fruitière. Ceux de Thoiry entretiennent deux creux ou
lanvuyssels 2 pour retenir l’eau nécessaire à abreuver
les animaux. L’archéologie nous permet de situer ces
hameaux d’alpage (fruitière et étables). Le hameau de
Narderan est implanté à proximité d’une source pérenne
et du névé, les fonds de cabanes sont creusés dans la
moraine frontale d’un ancien glacier jurassien. Les deux
hameaux de Thoiry ont été implantés entre le Reculet et
le Crêt de la Neige. Le plus important, situé au pied du
Crêt de la Neige à 1670 mètres d’altitude, comprend dixhuit granges qui occupent le bord d’une vaste dépression
circulaire (fig. 2). Leur porte s’ouvre sur le fond de la
dépression qui contient un édifice plus important de
trois pièces (116 m²). Deux édifices sont carrés, les
autres rectangulaires ; la plupart n’ont qu’une pièce ;
le plus petit a une surface de 40 m². Enfin, plusieurs
fonds de cabanes subsistent autour du chalet actuel de
Curson indiquant le quatrième hameau d’alpage, celui
de la communauté d’Allemogne. Les reconnaissances
de fief attestent l’utilisation de ces hameaux d’altitude
jusqu’au milieu du XVI ème siècle.
En 1550 (8), un impôt levé par les Bernois, maîtres du
bailliage de Gex, permet d’avoir une idée du cheptel
de la paroisse de Thoiry (fig. 3) : 159 reconnaissants
déclarent 1279 animaux. Leur valeur représente 11,5 %
de la fortune brute de la paroisse. Parmi ces animaux,
les bovins arrivent largement en tête (754 bovins) et
représentent presque 60 % de l’ensemble. Les vaches
laitières sont au nombre de 487 réparties entre 106
propriétaires. 53 reconnaissants ne possèdent aucune
vache. Quelques gros propriétaires détiennent des
troupeaux importants : Claude Vanier, d’Allemogne,
possède 32 vaches, Antoine de Choudens, notaire à
Thoiry, 28 vaches. Cependant 66 reconnaissants (42 %)
ont un troupeau de une, deux ou trois vaches. Cette
répartition explique la nécessité de regrouper le troupeau
en commun pour avoir assez de lait pour fabriquer des
fromages à pâte cuite.
L’admodiation, une exploitation
privée de l’alpage (fin XVIIème à fin
XIXème)
Le milieu du XVI ème siècle correspond à un monde plein,
un maximum de population et par conséquence, une
exploitation maximale de la montagne, côté Pays de
Gex, mais aussi côté Valserine. Le versant nord-ouest
du Crêt de la Neige est défriché par des familles de la
vallée à la recherche de pâturages – le lieu-dit « les
Brûlats » en témoigne et l’étude des pollens menée sur
la tourbière du Crêt de la Neige le corrobore (Ruffaldi et
al., 2017). La fin du siècle est marquée par des guerres de
religions qui font disparaître entre un tiers et la moitié
2
Figure 3 : les alpages au-dessus de Thoiry à la fin du XVI ème
siècle. Détail de la carte du bailliage de Gex en 1591.
de la population gessienne. Dans la première moitié
du XVII ème siècle, les communautés doivent s’endetter
pour fournir le logement à des gens de guerre. Ces deux
facteurs : guerres et endettement des communautés
vont contraindre ces dernières à vendre une partie de
leurs biens – la communauté de Fenières vend l’alpage
de La Chaz en 1652 au seigneur d’Allemogne – ou à
abandonner la gestion en commun des alpages pour les
louer et ainsi obtenir un revenu régulier. Ce système,
né dans la première moitié du XVII ème siècle, perdure
jusqu’à la fin du XIX ème siècle, l’essentiel de la production
fromagère se faisant en alpage.
En 1671 (9), la rente annuelle de la montagne de
Curson est d’environ 300 florins (environ 90 livres),
« cela fait seulement 8 ans en arrière que les habitants
(d’Allemogne) ont admodié la montagne à cause de
dettes ou d’emprunts à rembourser ». Celle d’Arderan
rapporte 390 florins à la communauté de Fenières
(environ 100 livres), mais chaque année l’entretien du
bâtiment leur coûte 30 livres, celui des abbreuvages,
25 livres, et la communauté doit acquitter l’arpage au
seigneur : 80 livres de fromage valant 13 livres et trois
séracs valant 2 livres. La communauté de Thoiry loue ses
deux montagnes 445 livres.
La location ou admodiation des alpages entraîne une
privatisation du système d’exploitation. Celui qui loue
la montagne, l’admodieur, doit constituer un troupeau
suffisant en complétant son propre troupeau avec des
vaches prises en commande, doit salarier les bergers
et le fromager, entretenir la grange d’alpage et, à la fin
de chaque année, vendre les fromages à des marchands
spécialisés. Une bonne saison d’alpage lui assure un
bénéfice d’au moins 5 %. Les propriétaires des alpages les communautés mais aussi le seigneur d’Allemogne (La
Chaz et Curson), la commune de Thoiry dès 1790 puis
Le mot lanvuyssel, lanvoucé ou lanvousset ou zanchet désigne les mares d’eau artificielles construites sur les sommets du
Jura. Il est cousin des lavognes du Causse. Aujourd’hui, le terme est remplacé par goya.
Chapitre IV : Pastoralisme
141
sans mortier, les toitures sont recouvertes d’ancelles
(bardeau de bois). En 1786, le charpentier Jean-Pierre
Cons le reconstruit. Le chalet sur un plan carré de
14,50 mètres de côté continue à être partagé en trois
parties : étable, fromagerie et grenier. Une petite écurie
pour les cochons est accolée à l’étable. L’étable est plus
longue que la fromagerie et le grenier, formant un « L »
(fig. 4). Les murs sont crépis au mortier de chaux et la
toiture continue à être recouverte en ancelles. L’étable
est placée au nord, la façade à l’est, au soleil levant.
En 1825, la commune de Thoiry, restée propriétaire de
l’alpage, entreprend la reconstruction du chalet (fig. 5).
De plan rectangulaire, long de 21,50 mètres et large de
7 mètres, il comprend quatre pièces : une longue étable
ouverte au sud, une cuisine centrale, un grenier et un
laitier au nord. La toiture à deux pans est recouverte
de tavaillons. L’évolution principale dans l’architecture
du chalet est bien le laitier qui permet de stocker le lait
de la traite du soir pour l’ajouter à celle du matin et
ainsi confectionner des meules de fromage plus grosses.
Cette évolution constatée et datée à Narderan se repère
sur l’ensemble des chalets d’alpage : la Capitaine et la
Polvette au-dessus de Saint-Jean-de-Gonville, La Chaz,
Thoiry-Devant, Thoiry-Derrière et Curson au dessus de
Thoiry et le Planet au dessus de Sergy.
Figure 4 : le plan du chalet de Narderan en 1786.
les nouveaux acquéreurs des alpages en 1814 - assurent
l’entretien ou la construction des granges d’alpages et
des goyas.
Jusqu’au XX ème siècle, aucune clôture ne sépare les
alpages entre eux. Des murs en pierre sèche délimitent
les communes entre elles et le périmètre de l’espace
forestier soumis. Des mares d’eau artificielles, les
goyas, assurent l’alimentation du bétail. Elles parsèment
l’alpage, sont de taille très diverse et sont entourées
d’un mur en pierres sèches pour protéger l’eau du
piétinement du bétail. Une pompe à balancier permet de
transvaser l’eau dans des bachats ou des auges en bois.
Les premières citernes ne sont attestées qu’au début du
XX ème siècle, en 1929 une grande citerne est construite
à Narderan. Les chalets ou granges d’alpage subissent
d’importantes modifications entre le XVIII ème siècle et
le XIX ème siècle. L’évolution architecturale du chalet de
Narderan est, en ce sens, représentative (10). Entre 1753
et 1786, le chalet se compose de deux parties distinctes
ayant chacune sa toiture : une étable planchée pour les
vaches (longueur 11,80 m et hauteur au faîte du toit 2,12
m) et une fromagerie avec un grenier (longueur 8,50 m
et hauteur au faîte 2,45 m) pour fabriquer et stocker
les fromages. Les murs sont en pierre crue, élevés
3
142
Au début du XIX ème siècle, un état statistique (11) nous
indique pour chaque alpage le nom du propriétaire,
le nom de l’exploitant, le nombre de vaches en estive
et la quantité de fromage produite en quintaux – en
1817, un quintal correspond à 48,951 kg. L’alpage le
plus étendu, celui de Thoiry, d’une surface d’un peu
plus de 219 hectares, accueille 100 vaches et produit 60
quintaux 3 de fromage de gruyère (2937 kg). La quantité
de fromage produite par vache est évaluée à 29,3 kg par
saison (environ 120 jours d’alpage), ce qui représente
une production moyenne de 2,5 litres de lait par jour.
La pression de pâturage varie d’un alpage à l’autre : 0,3
Figure 5 : le plan du chalet de Narderan en 1825.
Au XIX ème siècle, le quintal valait 100 livres anciennes, donc environ 48,951 kilogrammes.
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
vache/ha pour Curson, 0,4 vache/ha pour Narderan, 0,45
vache/ha pour Sur Thoiry et environ 1 vache/ha pour La
Chaz. Les alpages de Sur Thoiry et La Chaz produisent
du fromage de gruyère, Curson et Narderan du Bleu de
Gex. La production de fromage est restée sensiblement
la même à la fin du siècle. En 1872 (12), on produit
3000 kg de gruyère Sur Thoiry, 1500 kg de Bleu de Gex
à La Chaz, 1400 kg à Curson et 1200 kg à Narderan. Ces
chiffres montrent une certaine stabilité tout au long
du siècle : les alpages de Thoiry pouvant accueillir 270
vaches laitières (en 1814, la commune de Thoiry compte
375 vaches laitières et en 1907, 300) et produire un peu
plus de sept tonnes de fromage, environ la moitié de la
production puisqu’en 1872, les trois fruitières de Thoiry,
Allemogne et Fenières produisent 8 tonnes de gruyère.
La transformation de l’alpage dès la
fin du XIXème siècle
En 1872, quatre montagnes au-dessus de Crozet
accueillent des génisses. C ’est l’amorce d’un
changement profond dans l’utilisation des alpages sur
la Haute Chaîne du Jura. L’agriculture se transforme, les
surfaces en herbe augmentent, la culture des fourrages
artificiels s’amplifie et les petits propriétaires peuvent
ainsi garder leurs vaches laitières en plaine toute
l’année et fromager dans les fruitières de village. Peu à
peu, l’alpage des vaches laitières disparait au profit de
l’alpage des génisses ou des moutons. Une carte postale
du troupeau de la Calame, antérieure à 1914, montre un
troupeau de génisses.
En 1877, la famille Zucchone (13), originaire du Piémont,
reprend en société la ferme de Varembé dans la banlieue
de Genève. Elle achète au printemps de jeunes moutons
en Italie et les engraisse sur les alpages du Jura ou de
Flaine en Haute-Savoie pour les vendre autour de Noël
sur les bords du Léman. C ’est à peu prêt à ce moment
qu’à Thoiry sont enregistrés des bergers migrants,
italiens pour la plupart, qui tiennent les alpages du
Reculet et parfois celui de Narderan (14). Entre 1894 et
1918, vingt-cinq bergers, dont une femme, passent l’été
avec leur troupeau sur la Haute Chaîne, travaillant en
grande partie pour la famille Zucchone. Certains restent
plusieurs années : Auguste Faulimelli (de 1894 à 1897),
Luigi Zanga (de 1897 à 1900) et Elie Bréda (de 1914 à
1918). On retrouve leurs noms inscrits sur le mur du
chalet de Curson. Les moutons élevés pour leur viande
pâturent l’alpage dans sa totalité, y compris les endroits
les plus reculés ou abrupts, sous la garde des bergers et
de leurs chiens (fig. 6).
Un ancien berger de la famille Zucchone, Christophe
Vecchio fonde, à la fin du XIX ème siècle, une boucherie
à la Jonction. Il installe de grands élevages de moutons
dans la banlieue de Genève et en 1923 acquiert plusieurs
propriétés dans le Pays de Gex, notamment à Thoiry
où il achète l’ensemble des alpages à l’exception de
Chapitre IV : Pastoralisme
Figure 6 : un troupeau de moutons au Crêt de la Neige
avant 1914.
Narderan et le domaine de Beule, mais aussi la Calame
au-dessus de Sergy. Chaque année, deux mille moutons
transhument vers les alpages, environ cinq cents par
montagne (Thoiry-Devant, Thoiry-Derrière, Curson et
la Calame). En 1952 (15), mille moutons pâturent sur
Thoiry (441 ha) et quatre cents sur Sergy (167 ha). La
pression de pâturage varie de 2,3 moutons à l’hectare à
3,3. La société Vecchio transhume des moutons jusqu’au
milieu des années 1970. Cette nouvelle utilisation des
alpages au profit de l’élevage ovin occasionna une
transformation radicale des chalets d’alpage. L’étable
n’étant plus utile, le propriétaire laissa s’effondrer une
partie des chalets de La Chaz, Thoiry-Devant, ThoiryDerrière et du Planet pour ne conserver que ceux de
Curson et de la Calame. Cette disparition des étables
apparait déjà sur la première photographie aérienne de
l’IGN en 1937.
L’alpage de Narderan, resté propriété communale,
continue à être loué (16). De 1874 à 1924, des baux de
neuf puis de six ans sont conclus aux enchères. Le prix
accepté par les locataires baisse de 605 francs en 1884
à 420 francs à la veille de la Première Guerre mondiale.
De 1900 à 1905, Jules Dubouloz, marchand de bestiaux
à Genève loue la montagne. Pendant la Première Guerre
mondiale, en 1915, un Suisse Paul Desbaillet monte 60
génisses et 12 moutons. A partir de 1925, l’alpage de
Narderan est loué au syndicat d’élevage de Thoiry (17)
puis à partir de 1957 à Germain Dumolard représentant
un groupement d’éleveurs de la commune. Le syndicat
paie un berger jusqu’en 1954. A partir de là, les génisses
ne sont plus gardées, des clôtures sont posées et en
1957, un abreuvoir automatique est mis en place. Le
nombre de génisses oscille entre 34 dont 6 veaux en
1954 et 63 en 1962 pour retomber à 46 en 1988 et
33 en 1989. A partir de 1975, la commune reprend le
chalet qui ne sert plus de logement au berger et décide
sa réfection et sa transformation en refuge. Les travaux
sont réalisés à l’automne 1977.
143
Conclusion
La pratique de l’alpage au pied du Reculet et du Crêt-dela-Neige s’est profondément transformée depuis le XIII ème
siècle passant d’une exploitation communautaire des
herbages et des troupeaux au système de l’admodiation,
de la location de l’alpage à des entrepreneurs privés.
Longtemps communale, la propriété des alpages s’est
privatisée après le Premier Empire. Les propriétaires
ont investi tout au long du XIX ème siècle dans un élevage
de rente où la fabrication des fromages de gruyère ou
du Bleu de Gex rapportait. La concurrence des fruitières
de plaine dès la fin du XIX ème siècle explique l’arrivée
des moutons, élevés pour leur viande ou des génisses
qui montent en estive les premières années de leur
existence, avec des changements profonds survenus
dans la conduite des troupeaux.
144
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
SOURCES
1. Archives départementales de la Côte d’Or
(A.D.C.O.), B. 1097.
2. Archives départementales de la HauteSavoie, 1 G 333, Inventaire Chézery n°
651.
3. A.D.C.O., B. 1097, f° 48v°.
4. A.D.C.O., B. 1200, f° 727v°-731.
5. A.D.C.O., B. 1101, f° 79.
6. Archives
départementales
de
l’Ain
(A.D.A.), 107 J 2, Curson 1438.
7. A.D.C.O., B. 7870 – B. 7931, 1394-1448 :
Comptes de la châtellenie de Gex.
8. A.D.C.O.,
B.
11598,
f°
280-290v°
(Allemogne) ;
303v°-320v°
(Thoiry) ;
320v°-332 (Fenières).
9. A.D.C.O., C. 2872.
10. Archives communales de Thoiry (A.C.T.),
DD1, Travaux (1703-1788), 1786 : Travaux
à la maison de la montagne appelée
Arderan. A.D.A. 3 E 30335, Notaire
Rendu, f° 162-165. A.D.A. Série O, Thoiry,
bâtiments communaux, édifices. 1825
1er août : Procès-verbal de réception
des travaux de construction du chalet de
Narderan.
11. Archives privées. 1817 : Statistiques de la
production laitière des alpages du Pays de
Gex.
12. A.D.A. 7 M 137. Fruitières. Industrie
fromagère, statistiques 1872.
13. PRODON, Anne-Marie, 1985. Au royaume
des bergers. La vie pastorale dans le HautJura. Gex : Amicale pour l’animation.
Maison de retraite, p. 186-193.
14. A.C.T., I 4-7, étrangers.
15. Fédération Française d’Économie Alpestre,
Bulletin n° 3, 1952, p. 128 « Relevé des
alpages du Pays de Gex appartenant à des
étrangers (Suisses) ».
16. A.C.T., N, An VI – 1975 : Baux des pâturages
et du chalet de Narderan
17. A.C.T., S3, 1925-1990 : Registre des
délibérations et de la comptabilité de la
Société d’alpage de Narderan.
Chapitre IV : Pastoralisme
145
146
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
La Chenaillette, un espace naturel
sensible départemental à la croisée
des enjeux pastoraux, paysagers,
environnementaux et touristiques.
Mise en œuvre et apports d’une
démarche de plan de gestion intégrée
C. Venot
Mail : claire.venot@ain.fr
Depuis 2014, le Département de l’Ain est propriétaire
d’un domaine, composé d’un alpage, de pré-bois et
d’une forêt, situé au cœur de la Réserve naturelle
nationale de la Haute Chaîne du Jura,
Labélisé « espace naturel sensible », les enjeux du site
de la Chenaillette sont liés au pastoralisme, à l’activité
sylvicole, au tourisme et à l’environnement (habitats
remarquables et espèces protégées).
Afin d’assurer une gestion cohérente du site, le
Département de l’Ain a mis en place une gouvernance
spécifique associant les acteurs locaux dans leurs
compétences
institutionnelles,
techniques
et
économiques et s’est engagé dans l’élaboration d’un
plan de gestion intégré : outil spécifique dédié à la
gestion multi-enjeux des alpages et des prés-bois.
Le travail de concertation et l’apport de l’expertise
scientifique s’imbriquent au fur et à mesure de la
définition d’un projet de gestion de l’alpage dédié à
l’ensemble des enjeux du site.
Introduction
Face à l’ensemble de ces enjeux, comment le
Département de l’Ain, propriétaire et gestionnaire du
site, pouvait-il mettre en place une gestion cohérente
du site ? Quel pourrait être le point d’équilibre entre
les intérêts environnementaux du site, le retour des
activités pastorales et sa valorisation auprès du public ?
En amont de toute réalisation, le Département a
souhaité s’engager dans une démarche de gestion
concertée, associant les acteurs locaux à la gestion
du site. Nous verrons comment cette démarche a pu
s’organiser en mobilisant un outil spécifique : le plan
de gestion intégré. Initiée fin 2014, la réalisation du
plan de gestion intégré est en cours de finalisation. A ce
stade du projet, nous verrons quels ont été les premiers
apports de cette méthode et quelles peuvent être les
perspectives pour la gestion future du site.
Labellisation du site ENS de la
Chenaillette et gouvernance
Présentation du site de la Chenaillette
L’alpage de la Chenaillette est un espace naturel sensible
(ENS) départemental, situé au cœur de la Réserve
naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura.
La présence de l’emblématique Grand Tétras engage
d’emblée la gestion de ce site dans une dimension
environnementale affirmée. Cet espace naturel fait
également partie des alpages de la Haute Chaîne très
convoités pour le développement de l’activité pastorale.
Enfin, l’existence de sentiers de randonnée et la
présence de bâti traditionnel ajoutent une dimension
patrimoniale et touristique à ce lieu.
Chapitre IV : Pastoralisme
En juin 2014, dans le cadre d’un partenariat avec la SAFER
(Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement
Rural), le Département de l’Ain a fait l’acquisition d’un
domaine de 155 ha, situé sur les communes de Mijoux et
d’Echenevex, au cœur de la Réserve naturelle nationale
de la Haute Chaîne du Jura. Le site est également compris
dans le périmètre du Parc naturel régional du Haut-Jura.
Inclus dans la zone Natura 2000 « Crêts du Jura », le
site de la Chenaillette est composé de deux secteurs de
superficie équivalente :
147
•
une forêt (environ 85 ha) ;
•
un pâturage dont d’altitude varie de 1270 m à 1605
m (environ 70 ha) (fig.1).
La limite diffuse entre les deux secteurs est constituée
d’une zone de pré-bois dont la dynamique est forte et
conduit progressivement à la fermeture de ces milieux
intermédiaires.
Le domaine comprend également un chalet d’alpage
traditionnel.
Labellisation ENS
Suite à l’acquisition du site, l’objectif du Département
de l’Ain est d’intégrer ce domaine au réseau d’espaces
naturels sensibles départementaux.
La labellisation ENS reconnait un site pour son
importance écologique, géologique et/ou paysagère à
l’échelle départementale et implique l’élaboration et la
mise en œuvre du plan de gestion et d’interprétation
des sites.
Les enjeux environnementaux liés aux espaces ouverts
et forestiers au sein d’une réserve naturelle nationale
et à la présence d’espèces d’oiseaux protégées et
emblématiques (ex. Grand Tétras, Gélinotte, Pic
tridactyle) ont fortement motivé la labellisation ENS du
site. La labellisation donne également une large place
à la vocation pastorale de cet espace, qui n’est pas
exploité depuis plusieurs années.
La Chenaillette est labélisée ENS depuis le 7 juillet 2014.
Une gestion concertée
Le Département a souhaité mettre en place une gestion
concertée du site avec les acteurs locaux dans le cadre
d’un Comité de site. La composition du Comité de site
permet de réunir des acteurs locaux, institutionnels,
environnementaux, techniques et économiques.
Les orientations concernant la gestion du site sont
proposées et validées par un Comité de site composé
des partenaires suivants :
•
communes d’Echenevex et de Mijoux ;
•
Communauté de communes du Pays de Gex ;
•
Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du
Jura (RNNHCJ) ;
•
Parc Naturel Régional du Haut Jura (PNR Haut-Jura) ;
Figure 1 : localisation de l’alpage de la Chenaillette au sein de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du
Jura (auteur : L. Figeat-hepia).
148
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
•
Conservatoire d’Espaces Naturels Rhône-Alpes –
antenne de l’Ain (CEN RA) ;
•
Association des amis de la Réserve ;
•
Fédération Rhône-Alpes de Protection de la Nature
Ain (FRAPNA Ain) ;
•
Groupe Tétras Jura (GTJ) ;
•
Direction Régionale de l’Environnement,
l’Aménagement et du Logement (DREAL) ;
•
Office national des forêts (ONF) ;
Les enjeux pastoraux
•
Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement
Rural (SAFER) ;
•
Société d’économie montagnarde de l’Ain (SEMA) ;
Du fait de la richesse de ces pâturages d’alpages et d’un
accès relativement facile, la Chenaillette est un alpage
convoité. Or, ce potentiel fourrager n’est pas valorisé et
l’alpage de la Chenaillette n’a pas été pâturé depuis 2011.
•
Chambre d’agriculture de l’Ain ;
•
Association des alpagistes de la Haute Chaîne ;
•
Fédération Départementale des Chasseurs de l’Ain
(FDC 01).
de
La gestion et le suivi de ce site sont coordonnés par le
Conseil départemental de l’Ain.
Le premier comité de site réuni en octobre 2014 a opté
pour l’élaboration d’un plan de gestion intégrée dont la
première mission est de définir plus précisément les enjeux
du site et les liens possibles entre les différents enjeux.
Enjeux du site, un paysage
emblématique de la Haute Chaîne
Le maintien des paysages caractéristiques de la Haute
Chaîne du Jura est un enjeu fort du site. L’approche
paysagère se décline ici par une analyse des milieux
naturels qui structurent le site et des activités humaines,
notamment les composantes pastorales et forestières
qui ont fortement influencé l’évolution de ces espaces
naturels.
Les enjeux environnementaux
Les habitats présents sur le site sont d’une grande
qualité environnementale, qu’il s’agisse d’habitats
ouverts (pelouses et pâturages), de zones semi ouvertes
(prés-bois) ou d’habitats forestiers.
Parmi les habitats présents sur l’alpage, on peut noter
la présence de pelouses sur les sols les plus superficiels.
Sur les parties sommitales et les lignes de crêtes de
l’alpage, on retrouve des pelouses sèches à très sèches.
Dans les combes et les petites dépressions où le sol est
plus profond, on trouve une végétation correspondant à
des prairies de montagnes plus ou moins riches.
L’enjeu faunistique majeur sur le site de la Chenaillette
est la présence du Grand Tétras (Tetrao urogallus),
présent dans les zones de lisière et pré-bois. Ces
milieux peuvent également abriter le Pic tridactyle, la
Chevêchette d’Europe, la Chouette de Tengmalm, le Pic
noir et la Gélinotte des bois.
Chapitre IV : Pastoralisme
La présence du Grand Tétras nécessite une gestion et un
suivi adaptés de ces secteurs de l’alpage : réouverture
d’une partie du couvert forestier, traitement en futaie
irrégulière, maintien de la lisère et des zones de prébois, présence favorisée du sapin blanc (Abies alba), etc.
Un certain nombre d’espèces végétales à enjeu
patrimonial local ou bénéficiant d’un statut de
protection national ou régional sont présentes sur le
site de la Chenaillette. On peut notamment citer la
grassette à grandes fleurs (Pinguicula grandiflora Lam.).
Plusieurs observations montrent des signes de souspâturage antérieurs à l’arrêt de l’exploitation :
•
la composition botanique traduit cet abandon,
notamment l’installation d’espèces de friches
maigres et de friches nitrophiles et l’accumulation
de litière ;
•
un fort recul des zones de pré-bois au profit des
forêts suite à leur fermeture ;
•
des équipements pastoraux non-fonctionnels
(dispositif d’abreuvement insuffisants et non
fonctionnels, absence de clôtures…).
On voit ainsi que la réhabilitation du pâturage favorise
les enjeux environnementaux liés aux pelouses d’altitude
et aux zones de pré-bois.
La remise en pâturage de cet alpage contribue également
au maintien du pastoralisme à l’échelle de la Haute
Chaîne du Jura, enjeu mis en avant dans le cadre du plan
de gestion de la RNN pour 2009-2018.
Les enjeux patrimoniaux et touristiques
Le site, situé sur un chemin de grande randonnée,
est un itinéraire très fréquenté par les marcheurs. En
effet, l’alpage est à proximité de l’itinéraire de balade
menant du Col de la Faucille au Colomby de Gex et le
chemin d’accès au chalet est souvent emprunté par les
promeneurs. De plus, les constructions traditionnelles
présentes sur le site incitent souvent les promeneurs à
traverser l’alpage.
On trouve un chalet carré de 13 m de côté (chalet de la
Chenaillette), couvert d’une toiture à 4 pans. Bien que la
date de construction du chalet ne soit pas précisément
connue, les écrits historiques témoignent des activités
pastorales et du chalet sur l’alpage de la Chenaillette
dès le XIV ème siècle. Le chalet constitue un patrimoine
bâti traditionnel typique de la Haute Chaîne du Jura.
On note également la présence de réserves d’eau, de
murets d’alpages et de ruines de chalets anciens.
L’état de conservation du chalet en fait un témoignage
149
précieux de la vie pastorale passée et le chalet mérite
ainsi d’être préservé et restauré. De plus, le chalet
remplit la fonction importante de collecte d’eau,
indispensable à l’abreuvement du bétail. Compte-tenu
de l’état actuel de la toiture et des chenaux, la collecte
d’eau n’est plus possible.
Stratégie de gestion : un exemple
de mise en œuvre d’un plan de
gestion intégré
Après la définition des principaux enjeux du site,
la démarche de Plan de gestion intégrée (PGI) est
pleinement mise en œuvre. Le choix de cet outil se justifie
par son approche transversale et pluridisciplinaire,
déclinée spécifiquement pour la gestion des espaces de
pâturages et de pré-bois.
Le PGI est une méthode reconnue dans l’arc jurassien
franco-suisse, qui a été élaborée dans le cadre d’un
projet de recherche et développement transfrontalier
(Interreg III 2005-2008). Elle propose une méthodologie
de diagnostic des espaces de pâturages boisés (typologie,
fiches de relevé) et des conseils de gestion de ces espaces
intégrant les différentes dimensions liées à l’activité
agricole, à l’exploitation forestière, au maintien des
paysages et à l’environnement.
Afin de mettre en application cette méthode pour
l’ENS de la Chenaillette un groupe de travail technique
a été constitué, réunissant les partenaires du
Département (RNN HCJ, PNR, GTJ et ONF). L’expertise du
Bureau d’agronomie de J-B. Wettstein et de la SEMA a
accompagné et guidé techniquement notre travail.
Le PGI définit les modalités de gestion du site, prévoit
les investissements à réaliser et articule les activités
développées sur le site telles que le pastoralisme, la
gestion de la forêt, la fréquentation du public avec les
enjeux environnementaux.
Diagnostic préliminaire à l’établissement du
plan de gestion
En complément et avant l’approfondissement des enjeux
du site, le PGI vise à la réalisation d’un diagnostic de
l’état initial et a donc conduit à la réalisation des études
suivantes :
•
état initial du site : analyse des couverts végétaux,
réalisation d’une cartographie, état des lieux des
équipements pastoraux ;
•
inventaire forestier, réalisé en parallèle avec l’ONF ;
•
enjeu Tétras, réalisé en parallèle avec le GTJ.
La typologie des pâturages et leur valeur pastorale
ont été des données clés pour connaître le potentiel
fourrager de l’alpage et ainsi le nombre d’animaux que
l’alpage pourrait accueillir. Les besoins d’équipements
pour l’abreuvement du bétail ont été dimensionnés
selon ces données.
150
Le secteur forestier du site est soumis au régime
forestier et fera l’objet d’un aménagement forestier
réalisé par l’ONF en concertation avec l’ensemble des
acteurs dans le cadre du PGI. L’aménagement forestier
précise l’état des lieux des peuplements forestiers et
décline les orientations définies dans le cadre du PGI
concernant les secteurs forestiers.
Un suivi environnemental et scientifique du
site
Les travaux conduits dans le cadre du plan de
gestion intégré prévoient d’établir des indicateurs
environnementaux pour suivre l’évolution du site,
notamment par :
•
des relevés botaniques et phytosociologiques
afin d’obtenir une cartographie de l’évolution des
associations végétales (état de référence réalisé en
2015),
•
du suivi des populations de syrphes via un
protocole de piégeage des syrphes et d’évaluation
de la qualité des écosytèmes (Utilisation de la base
de données : Syrph The Net - StN). Cette étude
entomologique doit permettre de qualifier l’état de
conservation des habitats et la biodiversité qu’ils
accueillent (état de référence réalisé en 2015).
Aussi, le site de la Chenaillette est un secteur privilégié
pour la mise en place des actions d’innovation et de
suivi de la préservation des populations de Grand tétras
développées dans le cadre du Plan départemental
en faveur du Grand tétras et de la Gélinotte des bois
(comptage, suivi génétique, observation…). Dans le
cadre de l’aménagement forestier, un inventaire des
espaces boisés, combiné avec une approche spécifique
« Tétras », a également été mise en œuvre.
Définition des objectifs de gestion
Le travail préliminaire de diagnostic, conduit dans le
cadre du PGI, a permis d’affiner les objectifs définis par
le Département pour la gestion de ce site et de proposer
des scénarios de gestion au comité de site.
Ainsi la finalité de la démarche développée sur le site de
la Chenaillette est de piloter un lieu d’excellence pour
la gestion agro-sylvo-environnementale des espaces
naturels, conciliant la production agricole et forestière
et la conservation des milieux remarquables et des
espèces protégées.
Cette finalité peut se décliner sous la forme de quatre
objectifs opérationnels :
•
Objectif opérationnel 1 (agricole) : permettre le
retour du pastoralisme sur le site.
Résultats attendus :
maintien des activités agricoles au sein de la RNN HCJ.
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
•
Objectif opérationnel
favoriser la biodiversité.
2
(environnemental) :
Résultats attendus :
maintien des espaces ouverts : paysages, espaces
pastoraux, habitats Tétras.
•
Objectif opérationnel 3 (sylvicole) : mettre en place
une gestion forestière multi-enjeux.
Résultats attendus:
gestion durable des milieux forestiers,
création d’habitats favorables au Grand Tétras.
•
Objectif opérationnel 4 (patrimonial) : conserver le
bâti patrimonial de la Haute Chaîne
Résultats attendus:
maintien du chalet en état,
local disponible pour le berger/éleveur.
gestion et de conservation identifiés dans le cadre de
la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du
Jura, du périmètre Natura 2000 et du site ENS, avec une
attention particulière sur les préconisations relatives au
Grand Tétras et aux habitats qui lui sont liés ainsi qu’aux
pelouses d’altitude.
L’ensemble des études et diagnostics établis dans le
cadre d’un PGI ont permis aux projets de travaux de
recevoir des avis favorables de la part des instances de
la Réserve naturelle nationale et de l’Etat délivrant des
autorisations de travaux.
Enfin, la réalisation de ces travaux a pour objectif de
réhabiliter une gestion environnementale du site par
des pratiques pastorales extensives. L’impact attendu
est d’enrayer la fermeture des espaces de pré-bois
affectionnés par le Grand tétras et de contribuer
au maintien des milieux ouverts d’intérêt (pelouses
d’altitude).
Vers une gestion pastorale à finalité Les préconisations de gestion
environnementale
pastorale
Un programme de travaux répondant aux
objectifs environnementaux et agricoles
A l’issue du positionnement du comité de site ENS, un
programme de travaux a été réalisé et les connaissances
sur l’état des lieux environnemental du site ont été
complétées au cours de l’année 2015.
Le projet de réhabilitation de l’alpage de la Chenaillette
prévoit la réfection d’ouvrages existants et la création
d’infrastructures nouvelles nécessaires pour la gestion
éco-pastorale de cet alpage.
Il regroupe les opérations suivantes :
•
•
l’intégration des résultats du diagnostic pastoral
et des données existantes sur les milieux pour le
pilotage du pâturage ;
•
une maîtrise de la pression de pâturage avec des
installations (clôtures, abreuvoirs) permettant un
pâturage différencié en fonction des enjeux, des
secteurs et des années ;
•
des préconisations de gestion fines, établies
à l’issue du recrutement de l’éleveur et de la
configuration du troupeau ;
•
une évaluation de l’effet du pâturage sur les
milieux et les espèces par le suivi scientifique et
environnemental du site.
Travaux pour l’approvisionnement en eau
- restaurer trois citernes existantes : assurer
l’étanchéité des citernes et assurer la sécurité
autour de ces ouvrages ;
- créer deux réserves d’eau végétalisées ;
- installer des abreuvoirs.
•
Le pilotage du pâturage est prévu dans le cadre d’un
plan de gestion intégrée. Il est établi en coordination
avec le futur exploitant (éleveur/berger/alpagiste) et
l’ensemble des partenaires techniques du PGI.
Des pratiques pastorales favorables aux milieux naturels
remarquables (pâturages et pelouses d’altitude) et aux
espèces protégées (faune & flore) seront mises en place,
notamment par :
Travaux d’aménagement de l’espace pastoral
- mettre en place une clôture électrique pour le
périmètre pâturé et fractionner l’espace pâturable ;
- remettre en état les secteurs dégradés de la piste
d’accès au chalet de la Chenaillette.
•
Sur ce site, le pastoralisme est un outil de gestion au
service des objectifs de conservation des milieux. Le but
est d’être en mesure d’accueillir un troupeau à partir
de 2017.
Travaux de réhabilitation du chalet d’alpage
- restaurer la toiture et les chéneaux du chalet :
préserver le bâti patrimonial et collecter l’eau de pluie ;
- réhabiliter l’extérieur et l’intérieur du chalet : avoir
un logement fonctionnel sur l’alpage pour le berger.
Les travaux envisagés sur le site de la Chenaillette ont
été conçus de manière à prendre en compte l’ensemble
des enjeux environnementaux et des objectifs de
Chapitre IV : Pastoralisme
La gestion différenciée des secteurs de l’alpage, grâce
au fractionnement de l’alpage en plusieurs parcs
(installation des clôtures et des points d’abreuvement)
permet d’ajuster la pression de pâturage en fonction de la
sensibilité des milieux et des enjeux environnementaux.
Par exemple, il est prévu de pouvoir retarder l’accès
des animaux aux secteurs affectionnés par le Grand
151
tétras par la mise en place d’une clôture mobile à
l’intérieur du parc. Au contraire, certains secteurs
soumis à l’embroussaillement ou à la colonisation par
les ligneux pourront faire l’objet, pendant des périodes
déterminées, d’une pression de pâturage accentuée.
Enfin, la configuration des installations pastorales (eau,
clôtures internes) permettra de mettre en défens les
secteurs sensibles et de prévenir l’accumulation de
matière organique sur les zones sur-fréquentées.
Démarche de recrutement de
l’éleveur
Le PGI prévoit également une démarche spécifique pour
le recrutement de l’éleveur ou de l’alpagiste, qui fera
pâturer ses animaux sur l’alpage de la Chenaillette. Cette
démarche est en cours ; elle vise à croiser l’ensemble
des attentes afin de dessiner le profil idéal du troupeau
et de l’éleveur.
Ce préalable permet de définir précisément dans quel
cadre l’activité d’élevage sera pratiquée et d’informer
les candidats potentiels des dispositions spécifiques à
prendre en compte pour la conduite du troupeau.
Perspectives
L’ensemble de la démarche instaurée par le PGI vise à
permettre prochainement l’installation d’un troupeau
en estive sur le site de la Chenaillette en définissant
les conditions de gestion et de pâturage spécifiques afin
d’aboutir à une amélioration du potentiel fourrager de
l’alpage, une réouverture des prés-bois et une maitrise
de la dynamique du hêtre en forêt.
A terme, et grâce aux outils de suivi mis en œuvre, il
est attendu que l’on puisse mesurer l’effet positif des
activités pastorales dans la gestion d’un site naturel.
In fine, le PGI doit permettre d’accompagner l’ambition
dessinée pour le site ENS de la Chenaillette comme
lieu d’expérimentation et d’excellence pour la gestion
agro-sylvo-environnementale des espaces : concilier
production agricole et forestière et conservation des
espèces protégées (Grand Tétras) et renforcer les
activités pastorales sur la Haute Chaîne du Jura.
152
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
153
154
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Influences des pratiques pastorales
sur l’évolution de la végétation dans le
Haut Jura
J.-B. Wettstein, C. Doline , C. Fischer et P. Prunier
Mail : jbw@montanum.ch
Les alpages inclus dans le projet Reculet - Crêt de
la Neige ont connu des changements de pratiques
pastorales importants au cours des 40 dernières années.
Pâturés par des ovins jusqu’en 1972, puis par des bovins
jusqu’en 2015, leur végétation a évolué en fonction
du comportement des deux espèces animales et de la
conduite des troupeaux.
Le calcul du potentiel fourrager de chaque alpage
à partir de la carte de végétation établie en 2008 a
donné des résultats comparables à ceux obtenus à
partir des diagnostics pastoraux réalisés en 2006. Ce
résultat montre qu’il est possible d’utiliser des relevés
phytosociologiques pour planifier la gestion des
domaines pastoraux.
Par ailleurs, il est apparu que des infrastructures
essentielles à une conduite des troupeaux, tels les
clôtures et les points d’eau, étaient insuffisantes ou en
mauvais état d’entretien.
Introduction
Dans le cadre du projet Reculet, un volet « pastoralisme »
avait pour but de mettre en évidence les relations entre
la végétation pâturée et les pratiques pastorales. Les
quatre alpages retenus, soit La Chaz, Narderan, Thoiry
et Curson (fig. 1), recouvrent la carte de végétation
établie par Cl. Béguin en 1972.
Trois
des
quatre
alpages
appartiennent
à
domiciliée
en
Suisse
et
font
une
hoirie 1
partie
de
l’association
foncière
pastorale 2
(AFP) du Reculet, soit La Chaz, Thoiry et Curson, alors
que Narderan appartient à la commune de Thoiry. Ils
sont loués à quatre exploitants différents.
De par l’existence de deux cartes de végétation (établies
respectivement en 1972 et 2008) et d’informations
détaillées sur la gestion pastorale (2012), ce projet
représentait une opportunité unique d’évaluer l’effet
des pratiques de gestion sur la végétation. En outre,
2
deux troupeaux de bovins ont fait l’objet d’un suivi
particulier qui a permis de mettre en évidence les
patrons d’occupation de l’espace et, indirectement,
d’évaluer l’effet des infrastructures sur le comportement
animal (et donc la végétation).
Méthodes
L’objectif principal de ce volet « Pastoralisme » était
d’établir des liens entre pratiques pastorales et
végétation. Les pratiques pastorales sont constituées
d’un
ensemble
d’éléments
caractéristiques
du
fonctionnement de l’alpage. Parmi ces éléments on peut
citer : le type d’espèce animale et la production qui y
est associée, le chargement, le mode de conduite du
troupeau au pâturage, les soins apportés aux herbages
et aux boisés, la durée de pâture totale et par secteur.
Les infrastructures (par exemple les accès, les bâtiments
et les ouvrages destinés à l’approvisionnement en eau)
ont aussi été prises en compte dans l’étude car elles
jouent un rôle important pour la conduite des alpages
et de leur évolution.
Comportement du bétail
Concernant les pratiques pastorales actuelles, des balises
GPS ont été posées sur 4 vaches allaitantes à Curson de
manière à suivre les déplacements du bétail et à estimer
la pression de pâture sur chacune des associations
végétales (une géolocalisation toutes les 6 h).
La pose et le fonctionnement des GPS sur les colliers des
vaches allaitantes n’ont pas toujours été satisfaisants,
et plusieurs balises ont été perdues alors que d’autres
ont cessé de fonctionner prématurément. De ce fait, une
analyse statistique fine des résultats n’a pas été possible,
mais un nombre d‘heures de présence par association
a néanmoins pu être calculé pour 4 vaches allaitantes.
Le chargement global par association végétale (UGB par
ha) a ensuite été obtenu pour les 55 vaches présentes
sur l’alpage en utilisant la formule suivante :
1
héritage indivis ; ensemble des héritiers qui sont dans l’indivision.
Structure privée regroupant des propriétaires d’alpages qui peuvent louer leur propriété à un ou plusieurs agriculteurs.
Chapitre IV : Pastoralisme
155
Figure 1 : localisation des 4 alpages étudiés.
Chargement global = 55 x (nombre d’heures de présence
par association / nombre d’heures totales pour la période
considérée) / nombre d’hectares par association.
Ce chargement en bétail permet de mettre en évidence
« l’attractivité » des différentes associations pendant la
durée de fonctionnement des GPS uniquement.
Evolution des pratiques
Concernant les pratiques pastorales anciennes (40
dernières années), nous avons consulté la base de
données de la Réserve naturelle nationale de la Haute
Chaîne du Jura, les statistiques de la SEMA (Société
d’économie montagnarde de l’Ain), les diagnostics
pastoraux réalisés en 2000 et 2007 et conduit un
entretien avec M. Imberti, ancien berger employé par
la famille propriétaire des alpages étudiés. De plus, M.
Paul Tissot, représentant de l’hoirie, nous a fourni un
résumé des données retrouvées dans ses archives.
Potentialités fourragères
La connaissance des groupements végétaux et leur
cartographie permet notamment d’estimer le potentiel
156
fourrager d’un alpage et d’en déduire le chargement
optimal. En effet, il existe une relation entre la
composition botanique d’un herbage et son rendement
fourrager exprimé en tonne de matière sèche par
hectare (tMS/ha) (Jouglet et al., 1999).
Dans le cadre des alpages étudiés, deux typologies
différentes ont été utilisées pour l’inventaire et la
cartographie de la végétation. Dans le cadre des
diagnostics pastoraux réalisés en 2006, nous avons
utilisé la typologie Interreg (Barbezat et Boquet, 2008).
Elle permet d’attribuer à chaque type de végétation
un rendement fourrager. Cl. Béguin en 1972 et P.
Prunier et al. (hepia) en 2009 ont établi des cartes de
végétation avec la typologie de Braun-Blanquet (1964).
La question était de savoir si, à partir des estimations
d’abondance-dominance des espèces observées, il était
possible de calculer un rendement fourrager pour les
différents polygones cartographiés. En utilisant une
table permettant de convertir les codes d’abondancedominance en recouvrement moyen (Gillet, 2002,
communication personnelle), il a été possible de calculer
une valeur pastorale pour chaque relevé, puis son
rendement fourrager correspondant. La connaissance
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 2 : localisation des vaches allaitantes à Curson entre le 8 juillet et le 4 août 2013.
des valeurs pastorales des associations végétales nous a
permis de calculer les potentiels fourragers pour chaque
polygone et pour l’ensemble de l’alpage. De plus, nous
avons réalisé des relevés linéaires de la végétation à
l’intérieur de groupements végétaux les plus répandus.
Infrastructures
Les infrastructures locales (accès, points d’eau, chalets)
ont été recensées pour chacun des alpages et leur
fonctionnalité évaluée à dire d’expert. Pour cela, nous
avons parcouru les alpages de Thoiry Devant, Thoiry
Derrière et Curson avec les exploitants, alors que pour
La Chaz et Narderan nous avons dû nous contenter de
contacts téléphoniques.
La mise en relation de l’évolution des pratiques
et de la végétation permet enfin de proposer des
recommandations pour la gestion des unités pastorales
de la Haute Chaîne.
Résultats et discussion préliminaire
Comportement actuel du bétail
Comme le montre la figure 2, le troupeau de vaches
allaitantes à Curson occupe principalement la partie
centrale de l’alpage durant la semaine 28 (du 8 au 14
juillet), secteur où se trouvent les goyas 3, le chalet et la
plupart des pâturages eutrophes (Veratro-Cirsietum) à
haute valeur fourragère dont le chargement dépasse 3
UGB / ha (fig. 2 ; tab. 1). La partie centrale où stationne
le bétail est même marquée par la présence ponctuelle
de reposoirs (Chenopodietum subalpinum) – non
cartographiés. Les parties inférieures et supérieures sont
beaucoup moins parcourues, notamment les pelouses
fraiches (Pulsatillo-Anemonetum), landes (SeslerioArctostaphyletum) et forêts (Asplenio-Piceetum et
Huperzio-Pinetum) au chargement inférieur à 1 UGB / ha.
L’absence de points d’eau, la nature de la végétation et
les distances expliquent en partie ces comportements.
3
Chapitre IV : Pastoralisme
Mares, étangs en patois local
157
Tableau 1 : charges pastorales calculées d’après 1776 heures de présence mesurées entre le 8 juillet et le 4 août 2013.
* somme des heures de présence mesurées sur chaque association pour 4 vaches (4 UGB) dotées d’un collier GPS ;
** moyenne pondérée.
Association
Points GPS
(nb)
Heures de
présence*
(nb)
Nb UGB
totaux
Surface
(ha)
Chargement
global
(UGB/ha)
Plantagini-Caricetum
61
366
11.33
6.5
1.75
Pulsatillo-Anemonetum
1
6
0.19
0.2
0.84
Scillo-Poetum
1
6
0.19
0.1
2.32
Alchemillo-Seslerietum
11
66
2.04
0.9
2.17
Seslerio-Arctostaphyletum
126
756
23.41
150
0.16
Veratro-Cirsietum
71
426
13.19
4.1
3.26
Huperzio-Pinetum
1
6
0.19
49.8
0.00
Asplenio-Piceetum
24
144
4.46
12.2
0.36
Total
296
1 776
55.00
223.7
0.25**
Ce sous-pâturage localisé peut favoriser la densification
du boisé et l’augmentation des sous-arbrisseaux
(chaméphytes). Enfin, les pâturages mésotrophes
comme le pâturage à laiche toujours verte (PlantaginiCaricetum), ou à pâturin alpin (Scillo-Poetum) présentent
un chargement « moyen » de 2 UGB / ha, comme les
pelouses sèches (Alchemillo-Seslerietum). Pour cette
dernière unité, ce chiffre peut apparaitre élevé en regard
de ressources trophiques moindres.
Néanmoins, nous avons déjà pu observer ce phénomène
en 2012 sur ce même alpage. Ceci pourrait correspondre
à ce que Ginane et al. (2008) définit comme une
valorisation des reports d’herbe sur pied. En effet, la
partie du pâturage en amont du chalet, dominée par
les pelouses à seslérie, avait déjà été bien pâturée par
les vaches allaitantes en 2012, ce qui n’était pas le cas
auparavant lorsque le chargement était plus faible ;
ce dernier ayant passé de 26,0 à 55,0 UGB entre 2008
et 2014, soit 13 UGB de plus que le potentiel calculé
dans le cadre du diagnostic pastoral de 2007. Notons
toutefois que le troupeau a franchi certaines clôtures et
pâturé des secteurs non compris dans le périmètre pris
en compte lors du diagnostic de 2007 (150,0 ha).
Cette première image globale de l’occupation de
l’espace par le bétail reflète le libre parcours (absence
de subdivision du pâturage) et la concentration des
points d’eau à Curson.
Evolution des pratiques
Les alpages étudiés, soit Narderan, La Chaz, Thoiry et
Curson couvrent 441,0 ha et sont tous situés sur la
commune de Thoiry (tab. 2).
Entre 1935 et 1972 chaque alpage permettait d’estiver
500 ovins conduits à l’aide de chiens. La conversion
des 500 ovins en UGB (Unité Gros Bétail) n’est pas
aisée puisque nous ne connaissons pas la structure du
troupeau (nombre de brebis, âge et poids des agneaux,
etc.), mais en admettant un coefficient moyen de 0,1
UGB par ovin, nous obtenons un chargement de 50 UGB
par alpage, soit 200 UGB au total (fig. 3).
L’estivage des ovins a cessé en 1972, année de la
réalisation de la carte de végétation par Claude Béguin
(Prunier et al., 2009). Cette dernière reflète par
conséquent l’impact d’un système pastoral ovin avec
gardiennage traditionnel.
Tableau 2 : caractéristiques foncières et superficie des
4 alpages étudiés. GFA = groupement foncier agricole.
Alpage
Propriétaire
Surface
pâturée
ha
Narderan
Thoiry
Commune
de Thoiry
42
La Chaz
Thoiry
GFA Les
Sauvage
94
Thoiry
Devant et
Derrière
Thoiry
GFA Les
Sauvage
197
Curson
Thoiry
GFA Les
Sauvage
150
Total
158
Commune
territoriale
441
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Figure 3 : évolution des chargements sur les 4 alpages étudiés.
Entre 1973 et 1975 les alpages ont été peu ou pas
exploités, et en 1976 seul Curson est à nouveau pâturé
par des bovins et des chèvres. En 1982, les 4 alpages
accueillent 175 bovins, et leur nombre augmente
progressivement jusqu’en 2011 pour atteindre 294.
Exprimé en UGB, le chargement de 2011 est comparable
à celui de 1972 (fig. 3).
La carte de végétation réalisée en 2008 par hepia
(Prunier et al., 2009) fait apparaître des évolutions
(augmentation de la surface des pâturages gras en
partie centrale, augmentation des zones ligneuses
en périphérie) qui pourraient être typiques du
comportement observé des bovins sur des pâturages
non fractionnés (cf. ci-dessus), comme observé à Curson.
En effet, toujours selon Ginane (2008), les bovins qui
utilisent leur langue et possèdent une arcade incisive
large sont défavorisés sur les couverts végétaux ras et
ceux de moindre qualité : ils y sont moins aptes à trier
les éléments de bonne qualité que les ovins au mode de
préhension labial et qui possèdent une arcade incisive
étroite. Ainsi, bien que globalement les herbivores
cherchent à maintenir la qualité de leur régime au cours
de la saison de pâturage, des études ont montré que
les bovins acceptent de se reporter plus volontiers que
les ovins sur des zones d’herbe épiée (Dumont et al.,
1995 a et b) ou des espèces peu appétentes comme
Chapitre IV : Pastoralisme
le nard (Grant et al., 1996) lorsque la disponibilité
des repousses végétatives de bonne valeur nutritive
diminue. Les bovins valoriseront ainsi mieux les reports
d’herbe sur pied en situation de sous-chargement, et
pourront être utilisés pour limiter l’expansion d’espèces
dominantes de faible valeur nutritive. A titre d’exemple,
la proportion de la surface couverte par le nard (Nardus
stricta) dans une lande écossaise a été réduite de
55 à 30 % après cinq années de pâturage bovin alors
que dans le même temps elle augmentait jusqu’à 86
% en pâturage ovin (Grant et al. 1996). La régression
locale des nardaies, comme l’extension des pâturages
eutrophes (Prunier et al., 2009), ainsi que les principaux
changements observés plus récemment dans la nature
de la composition floristique depuis 40 ans (Prunier et al.
2017a) sont ainsi liés aux différences de comportement
alimentaire et de mode de conduite du bétail.
L’alpage de Thoiry, notamment le secteur de Thoiry
Derrière, illustre l’importance de la répartition des
points d’eau sur le comportement des bovins en libre
parcours. Les zones proches des bassins d’abreuvement
sont souvent surpâturées et fertilisées par une
concentration importante de déjections, alors que les
zones éloignées sont systématiquement sous-pâturées.
Ce phénomène s’est encore amplifié au cours des deux
dernières années par manque de bétail (fig. 4) (dans la
159
Figure 4 : évolution des chargements sur l’alpage de Thoiry de 2002 à 2014.
mesure où les vaches ont moins besoin de s’éloigner
pour trouver des sources de nourriture) et un début de
pâture trop tardif.
Dans les systèmes de pâture avec des ovins conduits
par un berger, l’ensemble du territoire est parcouru en
fonction non seulement des points d’abreuvement, mais
également de l’avancement de la végétation selon de
l’altitude et de l’exposition.
Potentiel fourrager
Les résultats obtenus pour le calcul du potentiel
fourrager sont présentés dans le tableau 3. On peut
ainsi comparer les résultats obtenus à partir des deux
typologies retenues.
Les rendements obtenus sont issus de deux campagnes
de relevés effectués par deux équipes différentes avec
deux méthodes différentes. Toutefois, les résultats
sont relativement semblables et confirment les charges
en bétail préconisées dans les diagnostics pastoraux
effectués en 2007. La différence la plus significative
est observée pour l’alpage de Thoiry où les rendements
fourragers sont plus importants à partir de la cartographie
hepia. Relevons que les chargements préconisés en 2007
étaient calculés à partir d’une consommation de 80 % du
160
fourrage produit, alors qu’aujourd’hui nous admettons
que seul 70 % de l’herbage sur pied peut être consommé.
La comparaison des deux cartographies de la figure 5
montre une zonation plus détaillée sur la carte hepia
et, pour les sols moyennement profonds à profonds, un
rendement fourrager souvent inférieur, ce qui tendrait à
démontrer que pour ce type de milieu, le recouvrement
des graminées de bonne qualité fourragère a tendance à
être sous-estimé. Toutefois, en admettant que la grande
hétérogénéité du milieu peut engendrer des différences
d’appréciation de la végétation selon l’observateur,
les chargements calculés à partir des relevés de 2006
et 2008 sont suffisamment proches de la réalité pour
déboucher sur des conseils de gestion pertinents.
Infrastructures
La végétation pâturée constitue la ressource principale
de l’alpage, mais sa mise en valeur par des herbivores
domestiques implique de disposer des infrastructures
essentielles au fonctionnement de l’exploitation
pastorale. Il s’agit prioritairement de l’accès, de clôtures
pour le cas où les animaux ne sont pas conduits par un
berger, des ouvrages destinés à l’approvisionnement en
eau et à la contention des animaux, voire d’un chalet.
L’accès à La Chaz et à Narderan n’est pas possible avec
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
un véhicule motorisé, alors qu’une piste, très raide et
par endroits dégradée, permet de se rendre à Thoiry
Devant et à Curson (fig. 6 a).
Les périmètres des quatre alpages sont clôturés au
moyen de fils barbelés ou électrifiés d’une longueur
totale de 13850 m. Certains secteurs, comme à
Narderan, sont limités par des barrières naturelles
infranchissables pour le bétail. D’une manière générale,
l’état de ces clôtures est jugé comme moyen (fig. 6 b).
L’approvisionnement en eau pour le bétail est assuré
essentiellement par des goyas imperméables grâce à
l’argile contenu dans le sol ou imperméabilisé au moyen
d’une bâche plastifiée (fig. 7 a, b). Des citernes récoltent
également l’eau de pluie ruisselant sur les toits des
chalets ou provenant d’une source.
Si le volume d’eau disponible est en général suffisant,
les points d’eau sont la plupart du temps mal répartis
Tableau 3 : rendements fourragers et chargements correspondants sur les 4 alpages étudiés. Rdt : rendements
fourragers potentiels ; UGB : Unité Gros Bétail (1 vache) ; tMS : tonne de matière sèche.
cartographie méthode Interreg 2007
Alpage
catographie végétation hepia 2008
Rdt brut
[dtMS]
Rdt net
[tMS]
UGB* 100
jours
“Différence
Interreg/
hepia”
Rdt brut
[tMS]
Rdt net
[tMS]
UGB * 100
jours
Curson
96
67
45
89
62
42
3
La Chaz
121
84
56
107
75
50
6
Narderan
69
48
32
73
51
34
-2
Thoiry
193
135
90
222
156
104
-14
229
-6
223
Figure 5 : comparaison du potentiel fourrager de l’alpage de Thoiry selon deux méthodes.
Chapitre IV : Pastoralisme
161
a
b
Figure 6 : a. piste pastorale gravelée et b. clôture barbelée en mauvais état.
a
b
Figure 7 : a. goya imperméabilisé avec de l’argile et b. goya bâché.
sur l’alpage, ce qui oblige les animaux à de longs
déplacements. De plus, dans le cas du libre parcours
(absence de rotation de la pâture), la pression de
pâturage est forte à proximité des points d’eau et
insuffisante dans les secteurs éloignés.
Discussion générale et propositions
Le fait que la grande majorité des exploitations d’estivage
soient des propriétés privées peut avoir une influence sur
la dynamique d’entretien et d’investissements réguliers
qu’il s’agirait de consentir. Pour les propriétaires, des
aides publiques et des fermages trop bas n’incitent
pas forcément à investir. Toutefois, la possibilité, pour
les exploitants locataires de créer des groupements
pastoraux donne la possibilité d’accéder aux aides
162
publiques et de disposer de plus de main d’œuvre pour
les travaux d’entretien et de gardiennage.
Bien que l’estivage soit indispensable pour plus de
70 % des agriculteurs, force est de constater que les
chargements ont tendance à diminuer. Si cette évolution
devait se poursuivre, il faut s’attendre à l’abandon des
alpages les plus difficiles à exploiter, ce qui, du point
de vue de la biodiversité, engendrera à long terme
une évolution négative. Toutefois, dans les conditions
pédologiques et climatiques de la partie supérieure de
la Haute Chaîne du Jura, l’évolution de la végétation
vers des groupements dominés par les ligneux est lente
(Béguin, 2017), et les herbages pâturés réagissent
favorablement aux variations des systèmes pastoraux.
La connaissance de la végétation et de son potentiel
fourrager reste la pierre angulaire d’une bonne gestion
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
des milieux pâturés. Grâce à l’évolution des méthodes
d’analyse, la botanique n’est plus une discipline
réservée exclusivement à quelques spécialistes. Le
projet a démontré qu’il est possible, à partir de relevés
simplifiés (méthode Interreg), d’obtenir des résultats
satisfaisants et proches de ceux obtenus avec des
approches complexes (méthode phytosociologique). Ces
dernières ne doivent cependant pas être abandonnées,
car elles contribuent à mieux connaître la dynamique
des espaces pastoraux.
La prise en compte du comportement des animaux
grâce aux nouvelles technologies de télédétection
dans l’analyse du fonctionnement de l’alpage n’a pas
pu être développée à souhait, mais elles ouvrent des
perspectives prometteuses au niveau de la recherche
appliquée. La télédétection ne supprime pas le travail
de terrain, mais le complète en mettant en évidence
l’occupation réelle du pâturage par les animaux durant
la saison d’estivage.
Pour l’alpage de Thoiry, l’analyse du chargement sur
chaque association n’a pu être réalisée comme à Curson.
Toutefois, une approche visuelle de la répartition des
points GPS fait apparaître des tendances utiles. La
pâture commence début juin à Thoiry Devant et les
génisses restent 1 mois dans ce parc. Durant la première
semaine de juillet, elles pâturent prioritairement le haut
du parc (herbe plus jeune), mais doivent redescendre au
niveau du chalet pour s’abreuver. Durant la semaine 28
le troupeau passe à Thoiry Derrière (deuxième parc) et
se concentre sur la crête et autour du goya proche du
chalet (fig. 8).
Les observations réalisées à Thoiry confirment
l’attractivité des points d’eau et mettent en évidence
une forte présence du bétail sur les parties sommitales
dès la fin juin. Pour cette dernière constatation, on peut
supposer que le stade de développement de l’herbe et/
ou la présence de courants d’air en périodes chaudes ont
été des facteurs déterminants pour le comportement
des génisses.
L’état d’entretien parfois insuffisant des infrastructures
ou leur absence reste le point le plus préoccupant
pour l’avenir de plusieurs alpages de la Haute Chaîne.
En effet, une meilleure valorisation de l’herbe pâturée
nécessite une meilleure rotation de la pâture. Cette
technique est possible si l’alpage est subdivisé en 3 à
4 parcs, chacun d’eux disposant d’un point d’eau. Ces
améliorations garantiront un meilleur accroissement
des génisses et des veaux à l’engrais et, par conséquent,
un meilleur résultat économique.
Figure 8 : génisses s’abreuvant dans un goya à l’alpage de Thoiry.
Chapitre IV : Pastoralisme
163
L’absence de subdivision du pâturage peut être en partie
compensée par une meilleure répartition des points
d’eau, le bétail explorant alors mieux les surfaces à sa
disposition. A cette condition la pérennité du potentiel
fourrager peut être garantie.
plus, il est souhaitable que les instituts de recherche et
les chambres d’agriculture mettent sur pied des essais
de démonstration et des suivis d’alpages afin d’obtenir
un réseau de référence pour les praticiens.
Néanmoins, l’avenir des alpages de la Haute Chaîne du
Jura dépend d’abord des besoins en surfaces fourragères
des exploitations dont le siège se trouve en périphérie,
ou du moins, à une distance n’engendrant pas des frais
de transport du bétail trop importants. La tendance à
l’abandon n’est pas très marquée, mais les variations
des chargements d’une année à l’autre laissent penser
qu’il est toujours plus difficile de trouver suffisamment
d’animaux. La pression des marchés sur les prix des
denrées alimentaires et les politiques agricoles actuelles
ne sont pas favorables à l’utilisation d’estivages en
situation marginale.
Conclusion
Le projet a démontré que les herbages permanents du
site étudié réagissent favorablement aux changements
de pratiques du point de vue agronomique. Longtemps
pâturés par des ovins, puis, après une période de semiabandon par des bovins, les groupements végétaux
ont évolué tout en gardant un potentiel fourrager
satisfaisant. Ce constat démontre l’importance de
disposer de relevés de végétation détaillés afin d’assurer
un suivi à long terme des espaces pâturés.
Le fait aujourd’hui d’être en mesure d’utiliser des
relevés de végétation effectués selon une méthode
phytosociologique classique pour en calculer le potentiel
fourrager ouvre des perspectives intéressantes. En effet,
lors de l’établissement de diagnostics pastoraux ou de
plans de gestion intégrée, les relevés phytosociologiques
existants peuvent être valorisés à des fins agronomiques.
Des résultats semblables peuvent être obtenus avec des
relevés de végétation simplifiés (méthode Interreg),
ce qui permet de rationaliser le travail et diminuer les
coûts d’étude. Cette approche a été réalisée avec succès
en 2015 à la Chenaillette sur un autre alpage de la Haute
Chaîne où un plan de gestion intégrée devait être réalisé
dans des délais très courts.
La nécessité de travailler de façon pluridisciplinaire
sur des territoires complexes et à enjeux forts a
une fois de plus été démontré par le projet Reculet.
Tout gestionnaire de ces espaces a la responsabilité
d’activer un réseau de compétences pour répondre à
des questions soit ponctuelles, soit plus globales. Dans
ce réseau, propriétaires et exploitants doivent être
constamment présents.
Finalement, la qualité de la gestion des estivages de la
Haute Chaîne du Jura implique qu’alpagistes, bergers
et techniciens agricoles bénéficient d’une formation
de base spécifique et continue en pastoralisme
montagnard, ce qui aujourd’hui est loin d’être le cas. De
164
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
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floristique du tapis végétal en Haute Chaîne.
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165
En synthèse
Il aura fallu un contexte favorable, des structures et des personnes aux
aspirations convergentes, pour qu’à l’issue d’un long processus de planification,
d’observations, de mesures, d’analyses et de discussions, des réponses locales
soient apportées à des questions fondamentales longtemps demeurées en
suspens telles la présence possible de pelouses naturelles sur les crêtes
jurassiennes, l’évolution de la composition de leur forêt sommitale et celle
étroitement liée du pastoralisme, l’influence du réchauffement climatique sur
la végétation, les comportements alimentaires du chamois et du sanglier ou la
présence et la diversité génétique de végétaux remarquables ….
Ainsi, s’il y a des secteurs en Haute Chaîne où l’arbre ne peut croitre, ceux-ci
sont confinés à de petites surfaces de quelques mètres carrés soumises à un
microclimat particulier, notamment des combes à l’enneigement prolongé et
des crêtes exposées au vent. Dans les combes, la température moyenne de
l’air et du sol durant la période de la végétation (T° moy. air < 10 °C et T° moy.
sol < 5°C ) sont analogues à celles que l’on observe dans les Alpes à environ
2 600 m et sont trop froides pour permettre la croissance du pin à crochet et
de l’épicéa (Prunier et O’Rourke, 2017). Sur les crêtes, le dessèchement est
limitant. C ’est « l’effet culminal » souligné par Cl. Favarger, qui présentait il
y a 50 ans la laiche des rochers comme « le dernier survivant d’une pelouse
alpine ») ayant préexistée à la fin de la période glaciaire (Favarger, 1960).
Dans les combes, il ne s’agit pas à proprement parler de pelouses, mais plutôt
de communautés éparses de dicotylédones et de mousses se développant à
même la roche. Ces zones à fortes contraintes microclimatiques constituent
autant de refuges pour la flore arctico-alpine. En dépit du réchauffement
climatique et d’évènements extrêmes, comme celui de l’été 2003, cette flore
se maintient au moins depuis 15 ans aux mêmes altitudes et dans la même
extension (Figeat et al., 2017). L’existence de « réfrigérateurs naturels »
comme les éboulis froids contribue à sa pérennité ; la température de leur
substratum décroissant lorsque la température de l’air augmente au cours
des périodes de canicule (Prunier et O’Rourke, 2017 op. cit.)
Partout ailleurs sur les crêtes, en l’absence de pâturage, le pin à crochet
colonise rapidement les lieux. Une fois implanté, il peut croitre dans un
premier temps de 4,7 à 5,2 cm par an dans les situations thermiquement
les plus favorables (crêtes et versant sud-est), tandis que son élongation est
réduite à seulement 1,6 cm par an dans les lieux froids du versant ombragé
du Crêt de la Neige (Béguin, 2017). Au-delà de sa vitesse de croissance, c’est
aussi le regard sur la signification de cette espèce qui est changé. Considérée
comme relictuelle antérieurement, la pinède de crête apparaît comme une
formation de reconquête d’un espace pastoral ancien. L’étude des pollens nous
enseigne en effet que si les premiers déboisements collectifs réalisés par les
communautés de Thoiry au début du XIII ème siècle (Malgouverné, 2017) sont
révélés par l’enregistrement d’espèces synanthropes (Chenopodium, Rumex),
le couvert forestier constitué d’un mélange de résineux (Pinus, Picea et Abies)
et de feuillus (Fagus, Quercus, Corylus, Alnus et Salix) demeure assez varié
sur les crêtes jusqu’au milieu du XVI ème siècle (Ruffaldi et al., 2017). Ce n’est
qu’à cette période, que le paysage s’ouvre largement lors d’un pic d’activités
pastorales (Malgouverné, 2017). La régression de ces activités un siècle plus
tard offrira de larges espaces libres de concurrence au pin à crochet et à
166
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
des petites essences typiques des sols maigres et acides telles que les lycopodes et les éricacées. Sous le climat froid et
contrasté de la Haute Chaîne, le pin, plus résistant, s’étend plus rapidement que l’épicéa (Ruffaldi et al. op. cit.), dont la
dynamique plus lente ne semble guère être en mesure de le concurrencer (Béguin op. cit.). Ces « pulsations » pastorales
et forestières se révèlent ainsi être en cohérence ; en témoigne l’âge des pins les plus anciens (350 ans, Béguin op. cit.)
qui coïncide avec la fin de cet optimum pastoral daté de la fin du XVII ème siècle.
A cette même époque, la gestion de l’alpage devient privée après avoir été longtemps communale (seul l’alpage de
Narderan demeure propriété communale). Les chalets se transforment pour accueillir des troupeaux plus importants
et permettre la fabrication de fromage de gruyère, puis de Bleu de Gex. A partir de 1877 et pendant un siècle, la
transhumance de troupeaux de moutons, élevés pour leur viande, succède à l’estive des vaches laitières (Malgouverné
op. cit.). De 1965 à 1970, C. Béguin (1972) cartographie pour la première fois précisément la végétation du secteur, il
décrit ainsi l’état du tapis végétal produit par un système ovin depuis près d’un siècle. Ce système s’arrêtera quelques
années plus tard en 1973. En 1976, l’exploitation pastorale reprend, mais sous une forme différente, avec des bovins
(Wettstein et al. 2017). Ce changement d’exploitation, plus que le réchauffement local du climat dont la température
moyenne annuelle a augmenté de 1,3°C en 40 ans (Gonzalez, 2013), aura une conséquence prépondérante sur
l’évolution de la végétation herbacée. En effet, contrairement aux moutons conduits sur tout l’alpage, les bovins
demeurent en libre parcours et consacrent une grande part de leur temps sur les secteurs les plus faciles d’accès
dans la partie centrale des alpages comme à proximité des points d’eau (Wettstein et al. 2017). Ils sont aussi moins
aptes à trier les éléments de bonne qualité fourragère que les ovins, ces derniers ayant un mode de préhension labial
(Ginane in Wettstein et al. 2017). Il en résulte indirectement, dans les parties centrales des alpages, une fertilisation
liée à l’accumulation des déjections et une pression de sélection accrues sur le tapis végétal. Les espèces des sols
riches, à court cycle de développement et tolérant le piétinement, sont ainsi favorisées. Ce changement de nature
du bétail estivant s’accompagne d’un abandon ou a minima d’une très faible fréquentation des secteurs sommitaux
ombragés du Crêt de la Neige. L’arrêt du pâturage ovin explique ainsi également l’extension récente du pin à crochet
et la régression des espèces herbacées nitrophiles au sein de ces communautés végétales longuement enneigées qui
bénéficiaient ponctuellement de déjections (Prunier et al., 2017a).
Dans les années 1990, les effectifs de chamois et de sangliers augmentent localement comme c’est le cas au niveau
régional (Barboiron et al., 2017). La question de leur comportement et de leur impact sur le tapis végétal au sein de la
Réserve naturelle récemment créée se pose, tant en terme patrimonial pour le chamois, que structurel pour le sanglier.
Concernant le chamois, le régime alimentaire constaté via des observations directes, un suivi de l’abroutissement et
des analyses génétiques révèlent une alimentation variée constituée de 80 taxons appartenant à 33 familles de plantes
à fleurs. Le nombre moyen de végétaux s’élevant à 27 par crottes. A Narderan (site d’étude retenu), aucune espèce
remarquable régionalement ne s’est révélée être abroutie ou présente dans les fèces (Fischer et al., 2017). L’utilisation
de l’espace par les chamois apparait également comme complémentaire de celui des génisses (Froidevaux, 2010).
L’impact du sanglier n’est pas aléatoire : les prairies et pâturages gras sont nettement plus retournés que les pelouses
calcicoles sèches (Heimo et al., 2017). Les raisons sont difficiles à expliquer précisément, compte tenu de la variété et
de la variabilité saisonnière et altitudinale du régime alimentaire du sanglier, mais l’on peut supposer qu’elles sont liées
à un effort accru de recherche des parties végétales souterraines au-dessus de 1500 m (Baubet, 1998). Les captures,
l’équipement de colliers GPS de certains individus, puis leur suivi ont par ailleurs montré une grande fidélité des
sangliers à leur vallée, ainsi qu’une variation saisonnière de leur domaine vital pour les populations du flanc nordouest de la chaîne. Ces populations fréquentent davantage les pâturages d’altitude (avec un pic d’utilisation estival)
que les populations du Pays de Gex, demeurant plutôt en pied de versant. Il n’a par ailleurs pas été mis en évidence
d’attraction particulière pour les zones de quiétude de la faune sauvage ou les réserves de chasse durant la saison
de chasse (Fischer et Félix, 2017).
Enfin, les études sur les espèces remarquables ont montré la faible diversité génétique de deux végétaux à forte
valeur patrimoniale (Orobanche bartlingii et Pinguicula grandiflora var. reuteri) dont les principales populations
françaises se situent au sein de la Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura (Prunier et al., 2017b;
Till-Bottraud et al., 2017). Il en incombe une responsabilité particulière au gestionnaire. De même, l’importance de
167
recensements précis et à long terme est soulignée dans le cas de l’orobanche
du séséli pour laquelle 6 années de suivi ciblé auront enfin permis de cerner
son extension sur le territoire (Bonnet et al., 2017). On comprend dès lors
pourquoi cette espèce si discrète et difficile d’observation est demeurée
inconnue jusqu’à l’aube du XXI ème siècle (Prunier, 2001). Les inventaires
font également ressortir la faible « concurrence » entre ces zones refuges
pour la flore remarquable et la vocation pastorale des alpages (Figeat
et al., 2017). Les zones refuges, à fortes contraintes écologiques, n’étant
que peu productives sur le plan fourrager. Inversement, la végétation plus
luxuriante des cœurs d’alpage n’héberge pas d’espèces végétales à forte
valeur patrimoniale.
Ainsi, c’est un nouveau regard sur la Haute Chaîne qui est proposé. Résumé
ici en quelques lignes, il apparait comme simple, évident ! Il est pourtant
le fruit d’un « traitement de la complexité » cher à Edgar Morin, ayant
surmonté la totalité des étapes administratives, logistiques, scientifiques et
humaines d’une approche interdisciplinaire où la rigueur, l’ouverture à autrui
et la confiance accordée sont les clés de la réussite. Fruit d’une vision, d’un
contexte et de milliers d’heures de travail d’une soixantaine de personnes,
qui telles des fourmis, ont essayé de « recomposer le tout », il devient notre
héritage. Un patrimoine où Nature et Culture s’imbrique étroitement, où l’un
ne peut s’expliquer sans l’autre. Puisse cette vision permettre de dépasser
les conflits stérilisants qui trop souvent opposent ces deux approches. Enfin,
ma gratitude s’adresse à chaque contributeur ; que chacun soit ici remercié
d’un effort cognitif conjoint qui demeure sans précédent sur ce territoire.
Il appartient désormais à chacun de relayer l’histoire nouvellement écrite,
à la Réserve naturelle et à son personnel de se l’approprier et d’en être
les ambassadeurs, d’en considérer les aboutissements dans son action
quotidienne et de mettre en place les outils de suivi pour que le jour venu,
les synergies convergeant, l’effort puisse être renouvelé par nos successeurs.
Patrice Prunier
Professeur HES en écologie végétale,
Responsable de la filière Gestion de la Nature
168
Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
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Edition : Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura
Co-édition : Communauté de communes du Pays de Gex
Rédacteurs : Patrice Prunier et Aurélie Boissezon (hepia, Genève)
Auteurs : Barboiron Aurélie, Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage (Gerstheim, France) ; Béguin Claude,
La Chotte de Bise (Chaumont, Suisse) ; Béguin Daniel, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève,
Suisse) ; Bonnet Véronique, Conservatoire Botanique National Alpin CBNA - Domaine de Charance (Gap, France) ;
Contamin Lucie, Laboratoire d’Ecologie Alpine - UMR CNRS-UGA-USMB 5553 - Université Grenoble Alpes (Grenoble,
France) ; Di Maio Edouard, Université de Lausanne - Institut des dynamiques de la surface terrestre - Géopolis
(Lausanne, Suisse) ; Doline Camille, Chambre d’agriculture (Châtillon en Michaille, France) ; Dubois Jonathan,
Conservatoire Botanique National Alpin CBNA - Domaine de Charance (Gap, France) et Laboratoire d’Ecologie Alpine
- UMR CNRS-UGA-USMB 5553 - Université Grenoble Alpes (Grenoble, France) ; Etienne David, UMR INRA 042 CARRTEL
- Université Savoie Mont Blanc (Le Bourget-du-Lac, France) ; Félix Joanne, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et
d’Architecture (Genève, Suisse) ; Figeat Laure, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève,
Suisse) ; Fischer Claude, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Fort Noémie,
Conservatoire Botanique National Alpin CBNA - Domaine de Charance (Gap, France) ; Froidevaux Sandrine, Haute
Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Gielly Ludovic, Laboratoire d’Ecologie Alpine UMR CNRS-UGA-USMB 5553 - Université Grenoble Alpes (Grenoble, France) ; Girardclos Olivier, Laboratoire Chronoenvironnement - UMR CNRS 6249 - Université de Franche-Comté (Besançon, France) ; Greulich Fanny, Haute Ecole
du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Guibert Benoît, Fédération Nationale des Chasseurs
(Gerstheim, France). Heimo Céline, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Loison
Anne, Laboratoire d’Ecologie Alpine - UMR CNRS-UGA-USMB 5553 - Université Grenoble Alpes (Grenoble, France) ;
Malgouverné Alexandre, Rue de Genève (Gex, France) ; Matteodo Magali, Université de Lausanne - Institut des
dynamiques de la surface terrestre - Géopolis (Lausanne, Suisse) ; O’Rourke Jane, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie
et d’Architecture (Genève, Suisse) ; Prunier Patrice, Haute Ecole du Paysage d’Ingénierie et d’Architecture (Genève,
Suisse) ; Ruffaldi Pascale, Laboratoire Chrono-environnement - UMR CNRS 6249 - Université de Franche-Comté
(Besançon, France) ; Saint-Andrieux Christine, Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage (Gerstheim,
France) ; Till-Bottraud Irène, Laboratoire d’Ecologie Alpine - UMR CNRS-UGA-USMB 5553 - Université Grenoble Alpes
(Grenoble, France) et Laboratoire de Géographie Physique et Environnementale - UMR CNRS-UBP 6042 (ClermontFerrand, France) ; Venot Claire, Conseil général de l’Ain - Direction de l’Environnement - Service Nature et Biodiversité
(Bourg en Bresse, France) ; Vittoz Pascal, Université de Lausanne - Institut des dynamiques de la surface terrestre
- Géopolis (Lausanne, Suisse) ; Wettstein Jean-Bruno, Bureau Montanum (Sainte-Croix, Suisse).
Comité de lecture : Andrello Marco (CNRS - Université de Montpellier) ; Baubet Eric (ONCFS, Birieux) ; Billant Olivier
(CBNFC - ORI, Besançon) ; Bordon Jacques (président du Conseil scientifique de 2010 à 2016) ; Ciardo Franco (DGE
- Vaud, Lausanne) ; Dambrine Etienne (INRA-Université de Savoie, Le Bourget-du-Lac) ; Fattebert Julien (Station
Ornithologique Suisse, Sempach) ; Fischer Claude (hepia, Genève) ; Francey Yvan (hepia, Genève) ; Gillet François
(CNRS - Université Bourgogne Franche-Comté, Besançon) ; Girel Jacky (LECA - Université de Grenoble, Grenoble)
; Gobat Jean-Michel (Laboratoire sol et végétation - Université de Neuchâtel, Neuchâtel) ; Meisser Marco (IPA Agroscope, Nyon) ; Randin Christophe (Musée et Jardins botaniques cantonaux, Lausanne) ; Till-Bottraud Irène
(CNRS - Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand) ; Vittoz Pascal (Institut des dynamiques de la surface terrestre
- Université de Lausanne, Lausanne) ; Weber Jean-Marc (Service de la Faune, des forêts et de la nature, Couvet) ;
Naciri Yamama (Conservatoire et Jardin Botaniques de Genève, Genève)
Financements : Conseil Départemental de l’Ain, Communauté de Communes du Pays de Gex, Réserve naturelle
nationale de la Haute Chaîne du Jura et Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (hepia).
Maquette et conception graphique : Fabien Marchal (CCPG)
Crédits photos : Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura
Impression : Gonnet imprimeur / Dépôt Légal : février 2017 / ISBN 978-2-9559697-0-0 / EAN : 9782955969700
Référence bibliographique à utiliser : Prunier, P., Boissezon (Eds.), 2017. Du Reculet aux sommets alpins : quels
changements sur les crêtes?, Actes du colloque scientifique Reculet, Gex, mars 2016. Les cahiers de la Réserve
naturelle n° 1, Réserve naturelle nationale de la Haute Chaîne du Jura. 172 p.
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Du Reculet aux sommets alpins : quels changements sur les crêtes ?
Un grand merci à tous les acteurs de cette étude ...
Conseil scientifique et personnel de la Réserve naturelle nationale de la
Haute Chaîne du Jura, enseignants, chercheurs et étudiants de l’hepia,
du Conservatoire Botanique National Alpin (CBNA), du Laboratoire
d’ECologie Alpine (LECA), de l’Université de Franche-Comté / laboratoire
de chrono-environnement et de l’Université de Lausanne, personnel de la
Communauté de communes du Pays de Gex et du Conseil départemental
de l’Ain, agents de la DREAL Auvergne-Rhône-Alpes, de l’Office National
de la Chasse et de la Faune Sauvage (ONCFS) et de la Réserve naturelle
nationale du Lac de Remoray, Amis de la Réserve Naturelle (ARN),
Association pour la connaissance de la Nature Jurassienne (ACNJ), Société
d’économie montagnarde de l’Ain (SEMA), Office National des Forêts
(ONF), Parc naturel régional du haut-Jura (PNRHJ), élus de la CCPG et du
Conseil départemental de l’Ain, ainsi que tous les alpagistes, chasseurs,
naturalistes, bénévoles...
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