UNIVERSITÉ DU QUÉBEC
COMMUNICATION ACCOMPAGNANT L'ŒUVRE
PRÉSENTÉE À
L'UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À CHICOUTIMI
COMME EXIGENCE PARTIELLE
DE LA MAÎTRISE EN ART
PAR
JANINE FORTIN
LE PARCOURS D'UNE PRATIQUE TRANSDISCIPLINAIRE
L'ALLÉGORIE DU MEMBRE FANTÔME
FÉVRIER 2011
Ce travail de recherche a été réalisé
à l'Université du Québec à Chicoutimi
dans le cadre du programme
de la Maîtrise en art
CONCENTRATION : CRÉATION
Pour l'obtention du grade : Maître es arts M A
Ill
RESUME
Ce mémoire sonde les origines de ma pratique; de l'articulation des concepts et
inspirants d'une pratique transdisciplinaire. Il relate l'entièreté de mes deux ans à la
maîtrise en art. Il est construit dans l'idée du Parcours; oscillant entre mes projets
antérieurs et L'Allégorie du Membre Fantôme, mon projet final. Ce dernier, démontre
bien l'aboutissement de la pensée métacognitive qui naît à l'intérieur de ma recherchecréation. Mon mémoire trouve sa structure grâce à une articulation théorique, où les
projets se greffent de façon chronologique, subissant des renversements temporels qui
questionnent la transversalité de ma démarche créatrice. Né dans un questionnement
entre l'art sonore et l'art visuel, ce parcours a donné lieu à différentes finalités telles que
l'environnement sonore, le dispositif, le livre d'artiste et Y installation. Ma démarche
s'articule entre les médiums et traite de la transformation de ceux-ci. J'ai tenté de
définir cette relation grâce à des termes tels que : sensorialite', synesthésie, transsensorialité et transdisciplinarité.
UAllégorie du membre fantôme c'est tout ce qui vibre en nous que l'on ne peut
percevoir. L'écriture comme une geste qui ausculte l'espace interne qui fait résonner en
soi les parties connues et inconnues qui nous habitent. C'est une histoire qui sonde
l'identité, entre les femmes dont je porte la chair (ma mère et ma grand-mère) et les
événements qui ont marqués ma vie. C'est aussi la quête d'une présence perdue que je
cherche à incorporer. L'art peut-il être une façon de sublimer la perte?
Le premier chapitre se trouve à être l'entrée à l'intérieur d'un système qui traite
du terme de ré(ai)sonance. AUSCULTER LE CORPS, fait le parallèle entre les multiples
sens du mot ré(ai)sonner, entre la pensée qui articule une référence mémorielle
(raisonner) et le domaine de l'acoustique, principalement traitant de l'état d'écoute
(résonner). Dans ce chapitre, je ferai également le parallèle entre deux théoriciens et
praticiens de l'art audio : Raymond Murray Schafer et Pierre Schaeffer, qui m'ont fait
prendre conscience des différents niveaux d'écoute qui existent entre le en direct et
l'enregistré, ce dernier qui met en rapport la mémoire et le geste d'archivage. Le
deuxième chapitre : MORCELLEMENT DE L'ÊTRE, traite de la notion du corps sonore
et corps sans organes de Deleuze à travers la polymorphie/phonie de l'être, produit à
l'intérieur d'un état de transe. Il fait donc le parallèle entre la pratique de plusieurs
disciplines et d'un questionnement plus personnel sur l'être multiple, engendrant la
notion de corps morcelé/propre de Lacan et de membre fantôme. Le troisième chapitre :
LA TRANSVERSALITÉ DES SENS, traite de l'espace et du temps, entraînés par un
questionnement sur une pratique transdisciplinaire à.'installation articulée grâce à un
métalangage allégorique.
IV
REMERCIEMENTS
J'aimerais tout d'abord remercier Carol Dallaire et Jean-Paul Quéinnec pour votre
support et vos projets, qui m'ont aidés à faire évoluer ma pratique et l'être que je suis.
C'est beaucoup grâce à vous si mon chemin s'est hissé jusqu'ici. Merci Jean-Paul de bien
avoir voulu faire partie de mon Jury.
Merci à Marie-Claude Brassard et Marie-Claude Simard, pour votre amitié et les
parcours partagés ensemble. Merci d'avoir bien voulu m'apporter votre franchise et vos
connaissances, tout au long de ma maîtrise, mais également pour ce projet qui demandait
une grande part d'ouverture. Merci de m'avoir aidé à voir et entendre autrement.
Merci à Mathieu Tardif et Pierre Tremblay-Thériault pour vos connaissances,
votre pédagogie, votre patience incroyable, qui m'ont permis d'ouvrir une brèche dans
ma pratique. Merci de m'avoir aidé à me munir de ces outils de travail.
Merci à James Partaik, mon directeur de recherche pour ce voyage au Maroc des
plus confrontant, émouvant et lumineux. Merci pour ces discussions et ce nouveau regard
sur ma pratique, pour y voir plus clair.
Merci à Jocelyn Robert d'avoir voulu faire partie de mon Jury.
Merci à Sagamie pour ce beau projet de livre, qui m'a tellement fait chaud au
cœur et appris et merci à Espace Point Ca d'avoir accueilli cette exposition.
Un grand merci à Hélène Larouche, de m'avoir aidé à ouvrir cet espace de
Ré(ai)sonance.
J'ai mis le pied dans cette maîtrise avec l'ambition de collaborer, de partager.
Cette pratique transdisciplinaire se fait avec mon bagage de connaissances, mais
également avec le vôtre. Je suis grandement reconnaissante des échanges que nous avons
eus.
«L'Allégorie du membre fantôme, c'est tout ce qui vibre en nous que l'on ne peut
percevoir.» Merci ici et au-delà, à ma Mère et ma Grand-mère, pour votre présence. Ce
projet est pour Vous.
TABLE DES MATIERES
RESUME
III
REMERCIEMENTS
IV
TABLE DES MATIERES
LISTE DES FIGURES
PREAMBULE
V
VI
8
INTRODUCTION
10
CHAPITRE I : AUSCULTER LE CORPS
12
1.1 ENTRER EN RESONANCE
13
1.2 ÉCOUTE ACTIVE & ACOUSMATIQUE
14
1.3 ACOUSTIQUE : ÉCOUTE
21
1.4MÉMOIRE: ARCHIVAGE
24
CHAPITRE II : MORCELLEMENT DE L'ETRE
2.1 LE POLYMORPHISME ET LA POLYPHONIE
2.2 LE CORPS PROPRE/MORCELE
2.2.1 Le membre fantôme
2.3 LE CORPS SANS ORGANES
23.1 La transe
2.3.2 Le corps sonore
CHAPITRE III : LA TRANSVERSALITE DES SENS
3.1 L'INSTALLACTION
3.2LATRANSDISCIPLINARITE
3.2.1 Le métalangage
3.2.2 L'allégorique
3.3 ESPACES
3.3.1 La spatialisation sonore
3.3.2 L'espace synesthésique
31
32
38
44
50
54
58
65
66
69
71
75
78
78
81
CONCLUSION
89
MYTHOLOGIE DU DEPASSEMENT : UN ETAT LAMINAL
93
VI
LISTE DES FIGURES
FIGURE 1.1 1 -LA FIN DES ILLUSIONS DE CAROL DALLAIRE (2008) ;
2-DRAGAGEOO DE JEAN-PAUL QUEINNEC (2008) ;
3-L'OPERETTE IMAGINAIRE DE J - P Q . ( 2 0 0 9 ) ;
A-SCENE DE RUE DE C D . ( 2 0 0 9 ) ;
5-6-£>/MG,4GE07DEJ-PQ.(2OO9)
27
FIGURE 1. 2 FAIRENOISE AVEC LA PREUVE PAR L'ABSURDE (2009)
FIGURE 1.3 DRAGAGE01 DE JEAN-PAUL QUEINNEC (2009)
FIGURE 1.4 DETAIL ENVIRONNEMENT SONORE (2008)
[PISTE 1 DVD]
[PISTE 2 DVD]
[PISTE 3 DVD1
FIGURE 1.5 DETAIL ENVIRONNEMENT SONORE (2008)
28
FIGURE 1.6 BANDE SON DE HABITEE PAR UNE CHAMBRE (2010)
[PISTE 4 DVD]
FIGURE 1.7 ACTION & INSTALLATION DE HABITÉE PAR UNE CHAMBRE (2010)
FIGURE 1.8 VUE D'ENSEMBLE DE L'INSTALLATION DE L'ÉCOUTE SOURDE (2008)
F I G U R E 1.9 L ' E C O U T E S O U R D E (2008)
28
29
[PISTE 5 D V D ]
FIGURE 2 . 1 PAGE DE PRESENTATION DU LIVRE : L'ALLÉGORIE DU MEMBRE FANTÔME (2010)
FIGURE 2 . 2 VUE DE L'EXTÉRIEUR DU PAVILLON DES HUMANITÉS DE L'UQAC
:
60
ENVIRONNEMENT SONORE (2008)
FIGURE 2 . 3 LES TROIS FIGURES DE L'ACTION : L'ÉCOUTE SOURDE (2008)
FIGURE 2 . 4 DISPOSITIF ET ACTION DE LA FEMME_ENCEINTES (2009)
61
62
62
FIGURE 2 . 5 HABITÉE PAR UNE CHAMBRE (2010)
[PISTE 6 DVD]
FIGURE 2 . 6 LARYNGOPHONE UTILISE DANS L'ALLÉGORIE DU MEMBRE FANTÔME (2010)
FIGURE 2 . 7 VUE D'ENSEMBLE DEPRO[S]THETIQUE
(2008)
FIGURE 2.8 CONE DE L'ÉCOUTE SOURDE (2008)
63
63
64
FIGURE 2 . 9 QUAD I & II DE SAMUEL BECKETT (1980)
[PISTE 7 DVD]
FIGURE 2.10 W A L L DE GARY HILL (2005)
[PISTE 8 DVD]
FIGURE 3.1 LE MÉCANISME DE MES ORGANES (2009)
87
FIGURE 3.2 TEXTE DE L'ÉCOUTE SOURDE (2008)
FIGURE 3.3 LIVRE DE L'ALLÉGORIE DU MEMBRE FANTÔME (2010)
87
88
FIGURE 3.4 ACTION DE LA FEMMEJNCEINTES (2009)
F I G U R E 3 . 5 SYSTEME DE SPATIALISATION SONORE DE L'ALLEGORIE
AFFICHE DE L'ALLÉGORIE
DU MEMBRE FANTÔME (2010)
L'ALLEGORIE DU MEMBRE FANTOME (VOIR DVD) :
1-2 ACTION DU TEXTE ;
3-ACTION DE L 'ACCROCHAGE ;
4-VUE D'ENSEMBLE DE L'EXPOSITION {2010)
[PISTE 9 DVD]
DU MEMBRE FANTOME ( 2 0 1 0 )
88
92
98
\
PREAMBULE
Ce monde intérieur
dans la
rue
dans un couloir
dans la cuisine
dans sa chambre
bouger
porter
porter
un casque d'écoute
porter sur soi le son
fort
porter ce qui crie
trop fort
trop
d'où vient ce son ?
porter ou s'emporter ?
le corps bouge
transporter le son
une enceinte
mouvante
musique
une musique qui vient du dedans
qui vibre
toujours traîner cette
une caisse de résonance
s(1)'extraire
cette musique sort des oreilles, un casque d'écoute qui ne protège pas du
débordement
tout sort
et
plus loin
porter en soi, sur soi et même hors de soi
s'entend
éteindre dehors
et
ouvrir à l'intérieur
dans un abri
ouvrir un jeu de lumières
en premier, s'étonner de cet espace
puis y crier son nom
très fort
étroit
le son revient directement dans les oreilles
du ventre aux oreilles
ça résonne
à partir de là
comprendre l'ouverture qu'il y a dedans
comprendre que les mots s'impriment dans la chair
façonnent la chair
cet espace a son acoustique propre
les mots dans le ventre
poussent sur la paroi et font vibrer les
cordes vocales
le corps est un instrument à vent et à cordes, qui fait vibrer la voix
par les oreilles
BOUCHE
_ 0
R
E
MICRO_CASQUE
I
L
L
E
D'ÉCOUTE
;<Un haut-parleur est aussi un microphone, c'est une question de branchement».
1
Georges Azzaria ; Yves Sheriff, « Iconoclastes sonores », Spirale, Numéro 137, novembre 1994, p. 7.
INTRODUCTION
Au début de ma maîtrise, je me suis retrouvée en plein cœur d'une problématique
qui s'articulait entre l'art sonore et l'art visuel. C'était pour moi un territoire qui me
permettait d'amalgamer deux pratiques qui m'ont suivies tout au long de mon
baccalauréat : les arts visuels et la musique. Je ne m'attendais pas à toute l'effervescence
que cela allait m'apporter dans ma recherche-création. Rapidement est venue se greffer
l'écriture et la voix puis l'art action, comme un prolongement à mes antécédents de
musicienne et chanteuse. Cette pratique sonore s'est également poursuivie lors de
collaborations (fig. 1.1, p.27) avec Carol Dallaire (fig 1.2, DVD Piste 1) et Jean-Paul
Quéinnec (fig, 1.3, DVD Piste 2), où j'ai expérimenté divers aspects de la conception
sonore, autant au niveau théâtral que dans des lectures publiques et des concerts de
musiques actuelles.
Pendant ma première année à la maîtrise, j'ai cherché à définir cette relation que les
médiums pouvaient entretenir les uns avec les autres ; passant d'interdisciplinaire,
à
intermédiale, puis à trans-sensorielle. J'ai alors découvert le terme transdisciplinarité et
j'ai compris que ce qui m'intéressait, c'était le parcours des médiums, leurs transformation,
la transcendance ; la métamorphose d'une même œuvre dans le temps.
11
J'aime mettre en place un système, que je me plais à nommer métalangage, comme
une construction d'un système codifié, qui traite d'hybridation entre corps et instrument
sonore. Mon travail s'articule entre des termes, où se tissent des doubles sens, des niveaux
superposés en transparence, à la manière d'un palimpseste. Ces termes se recoupent tel un
schéma mouvant, que j'ai dû figer à un certain moment donné, pour organiser ma pensée.
J'ai choisi d'articuler mon mémoire autour de la théorie et d'y greffer ma pratique de façon
éparse et pas nécessairement chronologique et ce dans l'idée de la pensée quantique, où
«les entités continuent d'interagir quelque soit leur éloignement.»2 Ce foisonnement de
connaissances m'aide à comprendre autant ma pratique que l'être que je suis, qui forme
cette pratique. Je crois que c'est ce qui distingue une pensée transdisciplinaire. La forme
du mémoire suppose une linéarité, mais des allers-retours temporels y sont omniprésents.
Ré(ai)sonner\ c'est ici se mettre à penser, à créer des liens transversaux et sentir que
chaque lien qui se recoupe, valide la conceptualisation d'un projet.
2
NICOLESCU, Basarab. La transdisciplinarité : manifeste, Du Rocher, France, 1996, p.29
* Construction entre le mot résonner, qui traite d'une vibration acoustique et raisonner, comme dans l'action
de penser.
12
CHAPITRE I
AUSCULTER LE CORPS
Constitution matricielle de la résonance et constitution résonnante de la
matrice :(...) l'espace ou l'antre où vient à résonner un nouvel instrument,
un nouvel organon, qui vient à se recourber sur soi ? Puis à se mouvoir, en
ne recevant du dehors que les sons auxquels, le jour venu, il se mettra à faire
écho par son cri. Mais plus largement, plus matriciellement, c'est toujours
dans le ventre que nous finissons par où commençons à écouter. L'oreille
ouvre sur la caverne sonore que nous devenons alors.
NANCY, Jean-Luc, À l'écoute, Éd. Galilée, Paris, 2002, p.72-73
13
CHAPITRE I
AUSCULTER LE CORPS
Le premier chapitre se trouve à être l'entrée à l'intérieur d'un système qui traite du terme
de Ré(ai)sonance. Il fait le parallèle entre les multiples sens du mot ré(ai)sonner, entre la
pensée qui articule une référence mémorielle et le domaine de Xacoustique, traitant alors
principalement de l'état d'écoute. Dans ce chapitre, je ferai donc le parallèle entre deux
théoriciens et praticiens de l'art audio : Raymond Murray Schafer et Pierre Schaeffer, qui
m'ont fait prendre conscience des différents niveaux d'écoute qui existent entre le en direct
et Y enregistré, ce dernier mettant en rapport la mémoire et le geste d'archivage.
1.1 Entrer en résonance
Lorsque je vois un mot qui m'interpelle, je le souligne à la mine de plomb. (...)
À l'écoute. Prêt. Quelques lignes plus bas, je rencontre un autre mot, puis un
autre qui complète le premier. Et ainsi de suite jusqu'à la dernière ligne. (...) Il
n'y a pas de hasard ou de coïncidence. Il y a rencontre. C'est différent. (...)
être disponible. Laisser entrer en soi tous les possibles, toutes les vibrations
(...) Si je refaisais le même exercice aujourd'hui, ces phrases seraient
différentes.3
Le terme ré(ai)sonance est venu à moi lors d'une discussion. Mon interlocutrice
voulait exprimer le rapport à l'ouverture, à la disponibilité de soi «à prendre» une chose
perçue, en la ressentant, donc en se l'appropriant. C'est à ce moment que j'ai réalisé
l'importance de ce terme. J'entrais moi-même en résonance avec celui-ci. Est donc apparue
3
RACINE, Rober, Le Dictionnaire, l'Hexagone, Montréal, 1998, p.53-54
14
une conscience et un questionnement du « ça me fait penser à ». C'est un rapport au monde,
à l'autre; il y a « soi » et l'« autre » et toutes les interconnections possibles. Se sentir
interpellé, se sentir porté par quelque chose de plus fort que soi, se reconnaître; cela a
toujours fait partie de mon rapport à la création, à l'art, à la musique; c'est le lieu de culte
d'un monde intérieur qui vibre à l'écoute.
1.2 Écoute active & acousmatique
Je fais référence ici à deux protagonistes de l'art sonore : Raymond Murray Schafer
(1933-) et Pierre Schaeffer (1910-1995). Ce n'est pas un débat que je fais ici, je tiens à le
mentionner. J'extrais ce que j'ai retenu, ce avec quoi je suis entré en résonance, dans le
travail de ces artistes. Ces deux homonymes questionnent selon moi, l'écoute de façon
différente. Schafer, traitent de l'écoute comme quelque chose d'actif, comme un état vécu
au contacte d'un paysage sonore claire et transcendant. Schaeffer, lui, traite d'une écoute
que je considère acousmatique, née de la musique concrète. Acousmatique, parce
qu'enregistré sur support audio, donnant libre cours au montage, à la manipulation et à la
réinjection de sons lors de spectacles. Cette distinction théorique m'emmènera plus loin à
parler de l'écoute comme d'un état introspectif se développant au contact d'une acoustique
différente, puis de l'archivage comme d'un geste prolongeant l'écoute, un geste qui
conserve une mémoire, faisant en sorte que le temps devient une matière malléable, rendant
possible la réinjection d'un moment donné à l'intérieur d'un autre.
15
Pour Raymond Murray Schafer, les termes environnement sonore et paysage sonore
sont traités d'un point de vue écologique; il parle donc d'écologie sonore. Pour lui,
le paysage sonore est un champ d'interactions, même lorsque l'on considère
individuellement les faits sonores qui le composent. Étudier la manière dont les
sons s'influencent et se modifient les uns les autres (nous influencent et nous
modifient nous-mêmes) est une tâche infiniment plus délicate que disséquer en
laboratoire des sons isolés. C'est une tâche à laquelle doit maintenant s'atteler
l'analyste du paysage sonore.4
Il existe en fait deux types de paysages sonores pour Schafer : Hi-Fi et Lo-Fi. « Dans
l'environnement Hi-Fi, le rapport signal/bruit est satisfaisant. Le paysage sonore Hi-Fi est
celui dans lequel chaque son est clairement perçu, en raison du faible niveau sonore
ambiant. »5 Le Hi-Fi serait donc celle qui offre une meilleure écoute du spectre de tous les
éléments, d'une façon claire et distincte, tandis que le Lo-Fi signifie que les signaux
acoustiques individuels se perdent dans une surpopulation de sons qui rendent l'écoute
moins sujette à être pénétrée d'éléments changeants transmettant une information « vitale
ou intéressante »6; on se retrouve plutôt dans une masse de bruit qui annule une écoute
active. Dans Yécoute active, tout le corps est interpellé en immersion dans un
environnement sonore; nous sommes donc appelé à définir la source du son. Ne pas être
capable de définir la source, serait synonyme de bruit; Yécoute active est alors faussée.
C'est en fait une disponibilité entre autres des oreilles; la qualité du silence est une donnée
4
MURRAY SCHAFER, Raymond, Le paysage sonore, Éd. Jean-Claude Lattes, New York, 1979, p.187
Ibid, p.69
' Ibid, p.70
5
16
essentielle chez Schafer : bruit égale pollution. Pour lui, la venue du Lo-Fi est caractérisée
par la « ligne droite en acoustique ». C'est à cause de la masse sonore (bruit) qu'on ne sent
plus les attaques et les chutes des sons (on peut par exemple apercevoir l'enveloppe d'un
son sur un appareil enregistreur visuel). On observe là une ligne horizontale continue.
Schafer parle du rapport au son créé par les machines, qui donne lieu à des sons continus,
qui possèdent ce que Pierre Schaeffer appelle du « grain », un phénomène qui selon Schafer
se retrouve rarement dans la nature. Raymond Murray Schafer dit de Pierre Schaeffer qu'il
était un bon ingénieur, mais qu'il (Schaeffer) n'avait jamais sacrifié ses oreilles à ses yeux.
L'importance que ce dernier accorde au son en tant que son, est manifeste dans la définition
qu'il donne de ce qu'il appelle « l'objet sonore, objet de notre perception - et non pas (...)
objet mathématique ou électro-acoustique de synthèse. »7 Pour Schaeffer, voir la source
sonore n'était pas une préoccupation, ce qui l'intéressait bien plus c'est les diverses
associations possibles entre une multitude de sons différents, de source différentes.
« L'objet sonore ne doit pas être confondu avec le corps sonore qui le produit, car un
corps sonore fournit une diversité considérable d'objets qui ne sauraient être résolus par
une identité originelle. »8 On sent très fort ici la notion de montage. Une captation (corps
sonore) peut être sectionné en plusieurs objets sonores ; subir des effets, des renversements.
Scheaffer détournait le réel en donnant place aux jeux poétiques. Schafer, lui, trouvait son
lot de poésie à l'intérieur même de l'écoute du réel, quand celui-ci n'était pas engouffré
7
8
SCHEAFFER, Pierre, La musique et l'ordinateur : Musique et technologies, Paris, 1970, p.84
SCHEAFFER, Pierre, Trois microsillons d'exemples sonores, Paris, 1967, para. 73. 1 et 2. X.
17
dans le bruit. Il s'intéressait donc plus au fait sonore, qu'à l'objet sonore. Murray Schafer
explique le fait sonore, par la définition que donne le dictionnaire du fait, en «ce qui est
arrivé, ce qui a eu lieu, évoquant davantage l'idée d'existence par rapport à un contexte.»9
Pierre Schaeffer décrit la musique concrète comme suit :
Nous avons appelé notre musique «concrète» parce qu'elle est constituée à
partir d'éléments préexistants, empruntés à n'importe quel matériau sonore,
qu'il soit bruit ou son musical, puis composé expérimentalement par une
construction directe, aboutissant à réaliser une volonté de composition sans le
secours, devenu impossible, d'une notation musicale ordinaire.10
D'après lui, l'objet sonore, c'est de nier l'instrument et le conditionnement culturel ; de
mettre face à nous le sonore et son « possible » musical. « On appelle objet sonore tout
phénomène et événement sonore perçu comme un ensemble, comme un tout cohérent, et
entendu dans une écoute réduite qui le vise pour lui-même, indépendamment de sa
provenance ou de sa signification. » n L'écoute acousmatique est ici une écoute réduite, non
pas qu'elle est réductrice aux possibles imaginatifs chez l'auditeur, mais bien que ce qui est
entendu est pris pour ce qu'il est et n'est pas mis en contexte avec son environnement
originel. C'est un travail qui dissocie la vue, de l'ouïe, dénature un son de sa source, que
l'on appelle aussi Schizophonie. Pour Schafer, la radio est une des inventions qui donne vie
à ce phénomène et est décrite comme un phénomène dérangeant. Pour Schaeffer par contre,
9
MURRAY SCHAFER, Raymond, Le paysage sonore, Éd. Jean-Claude Lattes, New York, 1979, p.187
SCHAEFFER, Pierre, La musique concrète, Presses Universitaire de France, Paris, 1967,
H
http://cours .musique .umontreal .ca/MUS 1217/Objet_sonore .html
10
18
ce serait une aberration que de nier l'apport technique et sonore des nouvelles
technologies : « Nous avons appris à lier le luth au Moyen Âge, le plain-chant au
monastère, le tam-tam au sauvage, la viole de gambe aux habits de cour. Comment ne pas
s'attendre à une musique du XXe siècle qui soit celle des machines et des masses ? »12
Me positionner face à la technologie fut pour moi cruciale au cours de ma maîtrise :
comment les nouveaux médias peuvent déplacer la pratique des plasticiens d'avant et
d'aujourd'hui, notre vision de l'être et du monde dans lequel on vit ? Pour moi la
technologie est un médium à investir. Elle offre de nombreuses façons de faire, un nouveau
regard sur le monde, une rapidité, mais je dois sentir que je l'investi. Cette idée vient selon
moi de mon parcours en art plastique. J'ai questionné l'apport esthétique des lecteurs dvd,
amplificateurs, fils, etc. Dois-je montrer ou cacher ? Dans les deux cas la perception à
l'œuvre diffère, Voir la source du son ou pas ? Je me suis mis à décortiquer la technique de
plus en plus, jusqu'à découvrir un outil malléable qui me permettait de construire des
éléments plastiques au lieu de composer avec l'attirail technique habituel. Le
microcontrôleur et l'électronique en général sont devenus des éléments clés principalement
au cours de ma deuxième année à la maîtrise. J'en parlerai plus tard dans le chapitre trois.
1
SCHAEFFER, Pierre, La musique concrète, Presses Universitaire de France, Paris, 1967, p.9
19
Ce questionnement technique ne cacherait-il pas un qui est un fondement plus
philosophique ? Cette idée de sérialisme qu'offre la machine, n'est-elle pas aussi
effroyable, que ce face à face avec la mort ?
Le choc de l'immuable face au périssable.
Ici la machine garde en vie artificiellement.
20
Être à l'écoute, c'est toujours être en bordure du sens, ou dans un sens de bord et
d'extrémité et comme si le son n'était précisément rien d'autre que ce bord, cette frange ou
cette marge, du moins le son (...) recueilli et scruté pour lui-même, non pas cependant
comme phénomène acoustique (ou pas seulement), mais comme sens résonnant, sens dont
le sensé est censé se trouver
dans la résonance et ne se trouver qu'en elle.
NANCY, Jean-Luc, À l'écoute, Éd. Galilée, Paris, 2002, p.21
21
13 Acoustique : Écoute
«(...) quelle est la relation entre l'homme et son environnement acoustique et
qu'arrive-t- il lorsque ce dernier se modifie ?»13
Selon Raymond Murray Schaffer l'espace acoustique, c'est « le profil d'un son dans
le paysage. L'espace acoustique d'un son correspond à l'espace dans lequel il sera entendu
avant de tomber au-dessous du niveau sonore ambiant. »14 Cette notion d'acoustique
m'interpelle. Quand elle se modifie, elle me fascine. Elle me plonge dans un état, une
conscience de l'espace qui m'entoure. Ça s'ouvre autour de moi et me met en contact avec
l'intérieur. C'est un état d'écoute active : Les oreilles sont stimulées autant que les yeux, et
l'aller-retour entre la source et l'entendement, se fait aussi présent que l'aller-retour de
l'extérieur vers l'intérieur. Ça vibre. L'écoute devient kinesthésique, donc elle interpelé
tous les sens.
Dans cette idée de renvoi constant au dedans pour connaître le dehors, comme un
diapason réglé sur soi, Jean-Luc Nancy dit dans A l'écoute, que «le son n'est pas moins fait
de renvois : il se propage dans l'espace ou il retentit tout en retentissant «en moi». Dans
l'espace extérieur ou intérieur, il résonne, c'est à dire, qu'il se réémet tout en «sonnant»
proprement, ce qui est déjà «résonné» si ce n'est rien d'autre que se rapporter à soi.»15 Être
à l'écoute, c'est se montrer disponible, ouvert, réceptif, disposé à la profondeur d'une
13
MURRAY SCHAFER, Raymond, Le paysage sonore, Éd. Jean-Claude Lattes, New York, 1979, P.16
Ibid, P.374
15
NANCY, Jean-Luc, À l'écoute, Éd. Galilée, Paris, 2002, P.22
14
22
caisse de résonance qui n'est autre que notre corps de part en part. C'est l'idée qu'on ne
peut entendre que si l'on écoute résonner en soi.
J'ai réalisé en septembre 2008, donc au début de ma maîtrise, une œuvre intitulée
Environnement Sonore, (fig. 1.4, DVD Piste 3 ; fig 1.5, p.28) pour un travail axé In Situ, où
j'ai transposé des sons de milieux totalement différents, dans une cage d'escalier composée
de 6 étages. J'ai véritablement choisi ce lieu pour ces qualités acoustiques. Il m'a toujours
fasciné. À l'ouverture de la porte, j'avais l'impression d'entrer dans un autre monde, parce
que tout résonnait autrement. Je suis automatiquement transporté dans un mode à l'écoute.
Chaque étage était muni d'un dispositif sonore, mis à part l'étage 1 qui servait de palier
d'écoute globale. On pouvait soit écouter l'ensemble de la composition, monter ou
descendre pour s'éloigner ou s'approcher des sons, capter le détail. Le spectateur qui entre
dans un espace sonore peut se questionner sur la provenance du son. Souvent, il sent le
devoir de s'appuyer sur un aspect visuel pour rendre tangible l'existence du son. D'après
Gilles Deleuze, « l'image provenant de la sonorité a pour but de donner au spectateur une
imagerie mentale et de développer une double signification à l'atmosphère. »16 Le
spectateur, toujours dans son rapport avec le visuel, se demandait si les sons entendus,
n'étaient pas produits de l'extérieur. La cage d'escalier munie de grandes fenêtres, donnait
sur le stationnement et octroyait l'impression que les bruits d'autobus et de voitures
venaient de l'extérieur, tandis que la majorité des voitures étaient fixes, ce qui donnait lieu
à un espace surréel. Puisque la réalité de l'extérieur ne concorde pas, le spectateur doit
16
MARRATI, Paola, Gilles Deleuze : Cinéma et Philosophie, Ed. PUF, France, 2003
23
chercher à l'intérieur pour voir d'où provient le son, qui parfois n'a pas du tout de liens
avec l'endroit (un plancher de bois qui craque, par exemple). Les spectateurs pouvaient se
faire leurs propres histoires par rapport à une telle installation, qui était munie d'enceintes
et de lecteurs mp3 cachés par des bandages.
L'expérience précédant l'installation de l'Environnement Sonore a changé ma façon
d'entendre l'environnement sonore de mon quartier. Je suis partie marcher avec mon
enregistreuse, le casque d'écoute sur les oreilles. Jamais je n'avais eu une telle sensibilité
face à un environnement connu; cette écoute électronique, amplifiant les sons, me
saisissait. J'ai vécu une expérience similaire au Maroc, en mars 2010, lors de ma présence
à la 17ieme édition du Festival d'art vidéo de Casablanca. Je présentais un travail qui se
nommait Habitée par une chambre (fig. 1.6, DVD Piste 4 ; fig 1.7, p.28), qui concrètement
prenait forme lors d'une installation,
où se construisait un tissage de fils électriques et
d'enceintes. Ce projet traitait de l'idée, qu'ailleurs, le connu et l'inconnu
s'affrontent
constamment. Cette zone de confort, du « trop connu » qu'est ma chambre, qui est en fait
une métaphore du cocon, se voyait transposée ailleurs et mettait en jeu la mémoire. Les
lieux qui créaient cet état en moi, je les considérais comme une obligation à
l'enregistrement. J'ai travaillé aux anciens abattoirs de la ville, où j'allais exposer mon
projet, dans ce lieu lourd de signification. Il me repoussait au lieu de m'inviter à un état
confortable apte à la création. Jusqu'à ce que je trouve sur mon chemin une autre bâtisse
qui me fit penser à une chambre. Ce fût pour moi le déclic qui validait un choix; je me
sentais chez moi dans cet ailleurs. J'ai alors enregistré (à l'aide de mon enregistreuse
24
numérique portative) chaque page de mon texte dans des lieux différents : des escaliers, un
recoin, une salle avec une énorme réverbération, assise sur un madrier de bois par terre à
l'extérieur, à côté d'un écoulement d'eau près d'une porte brisée et lors de mon action dans
une ancienne étable au plafond de trente pieds. Je sentais le texte vibrer autrement à chaque
emplacement; il se déroulait dans l'espace, qui lui m'ouvrait vers un espace intérieur.
1.4 Mémoire : Archivage
Je fais référence à la mémoire quand je parle de ré(ai)sonance et d'archivage. La
mémoire est pour moi un bagage, une accumulation de faits marquants, qui nous
construisent, qui forment notre chair et notre identité. Faire refléter notre vécu pour
comprendre, est selon moi inévitable.
Dans L'Écoute Sourde (fig.1.8, p.29 ; fig.1.9, DVD Piste 5) un projet présenté en
novembre 2008, le son subissait des transformations à travers deux systèmes de diffusion. Il
était tout d'abord entendu dans l'espace à bas volume, puis pour l'action, prenait de
l'ampleur pour ainsi englober toute la galerie. À l'instant où le volume du son s'élevait,
nous commencions l'action; ou plutôt elle commence dès que quelqu'un remarque qu'il se
passe quelque chose, puisque qu'elle n'est pas prévue. Ce signe sonore se retrouvait à la
fin de l'action, dans les écouteurs qui avait servi plus tôt. Le même son, dans ce cas, prenait
une tout autre symbolique, dépendamment de son moyen de diffusion. L'événementiel se
transforme en un lieu d'écoute intime d'une action archivée.
25
Ce projet était un premier essai très chargé pour moi dans ma recherche. Ce fût le
premier projet qui traitait du langage dans un rapport au temps, à l'archivage en direct, qui
était en fait une installaction. Le son pour Environnement sonore avait été capté et
retravaillé, tandis que pour l'Écoute Sourde, ce qui avait été enregistré en direct était
retransmis tel quel. La mémoire n'était en quelque sorte, pas retravaillée. La position de ce
qui a été vu et entendu en direct, puis rediffusé par écran, enceintes, casque d'écoute, est
simplement différente de sa source, par le fait qu'il est réinjecté dans le réel, dans une autre
forme, et répété dans le temps grâce aux machines. C'est une mémoire qui se rejoue. Peter
Scendy, dans son livre Écoute : Une histoire de nos oreilles, constate qu'« après sa
phonographie analogique, la numérisation du son prépare donc aujourd'hui une nouvelle
époque de l'écoute. C'est aussi une nouvelle responsabilité de l'écoute, qui ne répond plus
uniquement à des lois internes à l'œuvre; structurellement inscrite dans l'œuvre ou prescrite
par elle.»17 J'aime que l'on puisse sentir la fabrication d'un son, qu'il transmette la trace de
son histoire. J'aime également l'idée que l'écoute puisse se partager. Aussi intime qu'elle
puisse paraître, peut-elle s'offrir
? Est-ce qu'une œuvre sonore peut comprendre
intrinsèquement sa propre façon de l'écouter ?
La numérisation du son et de l'image est donc un appareillage, une instrumentation
de l'oreille et de l'œil. Les microphones et caméra deviennent des organes qui prolongent
ceux du corps. L'archivage technologique « (...) forme pour ainsi dire le prolongement
17
SZENDY, Peter, Écoute : Une histoire de nos oreilles, Éd. de Minuit, Paris, 2001, P.161
26
dynamique de la mémoire fixe. »18 Les technologies actuelles représentent bien une forme
de prolongement de nos sens et réflexions; jusqu'à quel point peut-on penser une
coextension entre le monde du langage et le monde matériel ? Est-ce possible de faire
ressentir le réel à l'intérieur d'une retranscription numérique ?
18
CHIROLLET, Jean-Claude, Numériser, Reproduire, Archiver les images d'art, l'Harmattan, Paris,
2005,p. 12
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6
Figure 1.1 l-Lafin des illusions de Carol Dallaire (2008) ; 2-DragageOO de Jean-Paul
Quéinnec (2008) ; 3-L'opérette imaginaire de J-P Q.(2009) ; A-Scène de rue de CD. (2009)
; 5-6-DragageOl de J-P Q. (2009)
Figure 1. 5 Détail Environnement sonore (2008)
Figure 1. 7 Action & installation de Habitée par une chambre (2010)
Figure 1. 8 Vue d'ensemble de l'installation de L'Écoute Sourde (2008)
30
elle est son dedans, dehors
dans une quête, à travers
elle est en Ce) Ile
l'étirer d'abord puis la déchirer
la prolonger
une peau qui raconte un corps
dans un autre corps
extrait de L'Allégorie de Membre Fantôme
31
CHAPITRE II
MORCELLEMENT DE L'ETRE
La métamorphose précisément, est le fruit d'une modification interne entraînant un
changement extérieur. L'homme ne peut pas véritablement se métamorphoser comme le fait
par exemple la chenille - si ce n'est durant l'enfance et l'adolescence où la maturation
biologique vient bouleverser radicalement l'apparence d'un sujet. En revanche, l'homme
peut se transformer intérieurement. La métamorphose humaine correspond donc à une
représentation symbolique, à un mythe.
BRUNEL, Pierre, Le mythe de la métamorphose, Éd. José Corti Paris, 2004
32
CHAPITRE II
MORCELLEMENT DE L'ETRE
Le deuxième chapitre prend la forme d'une poupée russe, où sont linéairement
traitées les notions de polymorphie et polyphonie, de corps propre et de corps morcelé, de
membre fantôme, de corps sans organes, de transe puis de corps sonore. Ce chapitre fait
donc le parallèle entre la pratique de plusieurs disciplines et un questionnement plus
personnel sur la dislocation identitaire de l'être.
2.1 Le polymorphisme et la polyphonie
Je crois sans hésitation que l'être, son identité, son parcours sont multiples et que l'on
peut se dédoubler à l'infini devant les possibilités et les choix d'une vie. La métamorphose
m'interpelle aussi, dans l'idée de la transformation. L'Allégorie du membre fantôme est née
de cette question sur l'identité, sur les acquis, sur la génétique, sur ce qui forme la chair, la
déforme, sur le rapport mère-fille, sur le bagage qu'on traîne en soi, sur les événements qui
marquent une vie, sur un rapport au monde. Une image a longtemps eu une empreinte sur
moi : la poupée russe. C'est l'idée que l'on puisse être le prolongement de quelqu'un
d'autre et de ne pas pouvoir y remédier. L'Allégorie du Membre Fantôme traite de la
métamorphose et de l'enfermement. Le personnage de l'histoire porte deux autres femmes
en elle : dans la présentation du livre d'artiste qui accompagne cette œuvre, (fig. 2.1, p.60)
il est indiqué, comme une mise en abîme de structure semblable : elle & Elle -> La fille,
33
(e)lle -> La mère et (E)lle -> La grand-mère. Le jeu de la lettre « e » est significatif ; le
petit « e » de « elle », indique qu'elle est petite et se retrouve entre les parenthèses (dans le
ventre) de « (e)lle », la mère. Elle est aussi « Elle », le grand « E » se retrouvant dans le
ventre de la grand-mère. C'est comme si elle avait deux mères, mais qu'elle vit une quête
vers le grand « E », vers l'ouverture, vers la lumière, tandis que le «e» est enfermé dans le
quotidien de la vie.
Le personnage est donc à la fois polymorphique, défini comme étant « l'image de la
différence au sein d'un groupe homogène, mais non identique. »19, prenant ainsi plusieurs
formes d'après les fluctuations identitaires qui le crée et le métamorphose, parce qu'il
s'oriente «vers cette quête de l'autre inconnue». Ainsi William James, psychologue et
philosophe américain, fut l'un des premiers chercheurs à prendre pour point de départ de
son analyse les comportements humains de ses contemporains, à partir de sources
multiples, de conscience unitaire, d'âme éternelle ou de moi permanent :
Son objet est au contraire un Moi Multiple c'est-à-dire marqué par la pluralité
des rôles qu'il joue, simultanément et successivement, objectivé par les autres.
Chacun d'entre nous, durant la même journée, joue plusieurs rôles qui
changent au cours de notre vie. Comment dès lors se reconnaître soi-même
comme un être unique c'est-à-dire unifié autour d'une définition permanente ?
Si chaque situation, sphère sociale, âge de la vie, interaction avec d'autres est
caractérisé par des rôles différents, et si les autres vous perçoivent à travers ces
rôles sociaux qui servent à vous identifier, ne sommes-nous pas tous, à des
degrés divers, pourvus de «personnalités multiples» qui rendent problématique
une définition unitaire de Soi ? James n'était pas loin de penser que ces
dédoublements de personnalité (du genre Dr. Jekill et Mr. Hyde) ou autres «
19
ROUGER, Philippe, Les empreintes génétiques, Éd. PUF, France, 2000, p.28
34
pathologies mentales » (schizoïdies) n'étaient autres que des conséquences de
cette mobilité croissante des individus dans les sociétés modernes. Cette
multiplication des expériences engendrait, selon lui, une « incertitude radicale
sur ce qu'on est ». Mais il faisait du Soi (Self) une instance tendue vers la mise
en cohérence et en continuité des expériences personnelles. Si la vie sociale est
un théâtre, et si toutes les identités du Moi sont des rôles d'acteurs qui
n'existent que durant le temps de la représentation de la pièce, alors il faut
postuler un Self doté de mémoire qui assure une certaine unité au-delà des
situations rencontrées.20
Pour sa part, Deleuze parle de rhizome en tant qu'analogie au multiple. Un rhizome
est en soi la tige souterraine de certaines plantes vivaces ; ce n'est pas des racines, mais
bien une structure d'où prolifèrent des bourgeons, d'où naîtront d'autres structures : « un
rhizome ne commence et n'aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être,
intermezzo. » 2I Cette idée de rhizome se trouve dans L'Allégorie du Membre Fantôme, par
la place occupée par les trois figures, mais se retrouve également dans mes projets
antérieurs. Dans l'idée que l'être ou le parcours polymorphique est constitué d'une
globalité de fragments, Environnement Sonore était au niveau de la spatialisation sonore,
disloqué sur six étages (fig.2.2, p.61). Le polymorphisme dans L'Écoute Sourde, était
représenté dans un être divisé en trois, se rassemblant à la fin dans une tâche commune
(fig.2.3, p.62). La Femme_Enceinte (fig 2.4, p.62) et Habitée par une chambre, (fig. 2.5,
DVD Piste 6) traduisant en soi une fragmentation de l'être grâce à un travail du son dans
l'espace. J'en parlerai plus loin dans le chapitre trois, mais j'ouvre une brèche ici ;
20
Claude Dubar « Polyphonie et métamorphoses de la notion d'identité », Revue Française des Affaires
sociales 2/2007 (n° 2), p.14-15
21
DELEUZE, Gilles ; GUATTARI, Félix, Mille plateaux, Éd. de Minuit, Paris, 1980, p.13
35
comment un système de spatialisation sonore peut-il traduire une dislocation de l'être ?
Au polymorphique se colle inévitablement le polyphonique, de par le travail de la
voix dans mes projets. Tous mes projets à la maîtrise, à des degrés variables, ont traité le
son via la voix comme source sonore, comme matière, comme texture de l'être. En
linguistique, la notion de polyphonie est considérée comme immanente chez les êtres
humains : « Les linguistes admettent sans grande difficulté que chaque discours en contient
un autre et le reflète. Le discours s'inscrit dans une interaction, explicite ou implicite, avec
d'autres discours. (...) Il est ainsi généralement admis que les textes véhiculent plusieurs
points de vue émanant de différentes sources ; autrement dit, il y a, dans le même texte,
plusieurs voix qui se font entendre : les textes sont polyphoniques. »22 La polyphonie peut
aussi bien être accordée à la voix, qu'au point de vue sur un texte, on pourrait alors parler
de polysémie.
L'écriture m'a emmenée vers un travail de la voix ; sa non-émission (labial), sa perte,
son entièreté clairement donnée, sa pluralité grâce à la spatialisation. La présence de
multiples figures de L'Allégorie du Membre Fantôme, m'a emmenée à considérer la
polyphonie dans mon travail. Il m'importait de trouver une façon de dire, sans que les
figures soient définies comme des personnages, chacun avec un grain de voix ou autre
caractéristique particulière. Se sont donc révélées au cours de mes lectures, des découvertes
22
« La polyphonie linguistique », Langue française 4/2009 (n° 164), P.3 [p. 3-9].
36
au niveau du corps sans organes et de la transe, qui traite du mouvement, ingérant alors une
perte des réflexes, parce qu'épuisée, déstabilisée.
Novarina parle de ce phénomène d'intensité, dans Le théâtre des paroles :
(...) toujours au-delà de la fatigue, jusqu'au deuxième souffle, jusqu'au
troisième corps qui se forme quand on a bien usé, exténué son corps premier.
Pour soulager son corps automatique, pour voir son corps premier se lever,
pour exténuer sa tête, pour se vider, pour se dépouiller d'un corps, pour avoir
l'esprit bien renoncé, pour se tuer, pour perdre la parole.23
J'aime l'idée de la physicalité du dire ; qu'une fatigue, un effort, une posture
influence la voix ; comme est alors moulée au corps, elle est instrument en perte de
contrôle et pas virtuose. C'est comme ci le fond et la forme se mariait, à l'intérieur d'un
système son-sens. Toute la voix résonne autrement, dans une posture vocale qui dit elle
même du texte.
Ce qui m'interpelle dans la voix c'est son côté métaphysique, comme nature ultime
de l'être, du monde, de l'univers et de notre interaction avec cet univers, c'est envisager
qu'elle soit un palimpseste combinant une double mémoire, celle des liens affectifs
originels, celles des trajectoires en acte. « II est polyphonique puisqu'il porte l'écho d'une
forte symbolisation collective (...) . Puisqu'il est issu d'un chœur de messagères; femmes
dont les timbres, les phrasés, les répertoires bien que singuliers, partagent une ressemblance
23
NOVARINA, Valère, Le théâtre des paroles, Éd. P.O.L, Paris, 2007, p.100
37
puisée à la même inspiration. »24
La voix comme un prolongement de l'être, un tube faisant vibrer l'air qu'il porte.
Antonin Artaud (corps sans organes) puis Novarina ont un discours semblable à cet égard,
un discours se situant entre théorie et poésie, qui m'inspire beaucoup :
(...) la parole forme plutôt quelque chose comme un tube d'air, un tuyau à
sphincters, une colonne à échappées irrégulières, à spasmes, à vanne, à flots
coupés, à fuite, à pression.» (...) Le cœur de tout ça est dans le fond du ventre,
dans les muscles du ventre. Ce sont les même muscles du ventre qui, pressant
boyaux ou poumons, nous servent à déféquer ou à accentuer la parole.25
24
Joëlle Deniot « L'intime dans la voix », Ethnologie française 4/2002 (Vol. 32), p. 709-718.
25 NOVARINA, Valère, Le théâtre des paroles, Éd. P.O.L, Paris, 2007, p.l 1
38
Je crois que l'enregistrement, autant au niveau de la voix que de l'image, est un
phénomène polyphonique, poly- pour plusieurs, donc plusieurs points de vue, plusieurs
niveaux de perception. La façon de capter cette réalité peut exister de multiples façons.
Pour L'Allégorie du Membre Fantôme, mes moyens d'enregistrement du son changent
selon certaines parties et je crois que c'est une méthode qui fait parler le texte
différemment. Par exemple, les deux premières parties sont enregistrées grâce à un
laryngophone (Fig. 2.6, p.63) (micro placé autour du cou, qui capte les vibrations de la
gorge) et les deux autres parties sont captées à l'aide de l'enregistreuse, devant la source
sonore ou avec du recul pour capter l'ensemble de la salle. Pour moi, cela s'est avéré
incarner le texte d'une certaine façon ; on peut perdre l'entendement des mots, mais écouter
le son et encore faire du sens. Henri Chopin pratique la poésie sonore et l'enregistrement
sur bande. Il utilise des microphones pour enregistrer sa voix ; il est même allé jusqu'à en
placer un « minuscule dans le larynx, ou contre les parois buccales, dans le but de faire
entendre le domaineparavocal* du corps en action. »26
2.2 Le corps propre / morcelé
Depuis le début de ma démarche en art, je me situe constamment dans un rapport à la
complétude. J'ai souvent envie de mettre beaucoup d'éléments dans mes œuvres, pour
donner l'impression qu'il n'y a pas de faille, que je suis en parfait contrôle de mon travail.
* à côté de, au-delà de la voix
26
CHAMBERLAND, Roger, Oralités - Polyphonix, Éd. Inter, Québec, 1992, p.36
39
J'ai commencé en travaillant avec la béquille au Cégep et à l'université, puis avec le corset,
la canne, les prothèses, pour me rendre compte de l'analogie que j'utilisais face à moimême, pour me sentir toujours dans une dynamique de manque, de perte, comme une
métaphore ontologique de l'incomplétude de l'être inachevé et perclus.(fig. 2.7, p.63) C'est
une attitude que j'ai aussi développée de « touche à tout », pour sentir que tout m'est
possible, qu'une œuvre acquiert une certaine autonomie quand elle touche à plusieurs
médiums, elle acquiert une force. Une deuxième métaphore de la prothèse s'installe, dans
un rapport au média, où tout devient prothétique et le prolongement de l'être incomplet.
Mon travail est, depuis le début, dans une dynamique d'une sémantique déconstruite,
dispersée, où les choses sont parfois dysfonctionnelles, brisées, périssables, tel un corps
morcelé. La technologie à ce quelque chose d'immuable, que j'aime déplacer, investir,
sentir défaillir. Cette dernière idée est paradoxale, mais démontre que le fondement de mes
projets naît toujours d'une incomplétude qui se matérialise dans l'obsession du corps
propre, complet. Cette conception s'applique autant à la forme qu'au fond de mes projets.
Je réalise alors qu'ils me prolongent, mais me complètent aussi. Tout cela m'a emmenée de
façon inconsciente au thème du fantomatique, à cette part d'inconnue et d'invisible qui
nous habite.
Cette imago du corps morcelé, décrite par Jacques Lacan, est définie de cette façon :
Ce corps morcelé (...) se montre régulièrement dans les rêves quand la motion
de l'analyse touche à un certain niveau de désintégration agressive de
l'individu. Il apparaît alors sous la forme de membres disjoints et de ces
organes figurés en exoscopie, qui s'ailent et s'arment pour les persécutions
intestines (...) dans les lignes de fragilisation qui définissent l'anatomie
40
fantasmatique, manifeste dans les symptômes de schize ou de spasme, de
l'hystérie.27
Ce corps morcelé, c'est le corps propre, sectionné, d'où un ou plusieurs membres ont été
arrachés. Cette notion est intrinsèque à ma recherche, comme source d'inspiration, devenue
consciente depuis peu grâce à cette recherche. Selon Maurice Merleau-Ponty : « La
spatialité du corps est le déploiement de son être de corps, la manière dont il se réalise
comme corps. En cherchant à l'analyser, nous ne faisions donc qu'anticiper ce que nous
avons à dire de la synthèse corporelle en général. »28 L'expérience du corps propre nous
enseigne à enraciner l'espace dans l'existence, notre façon de percevoir le monde est dictée
par chaque partie de notre corps (on appel également ce phénomène proprioception). Je
crois que c'est la perte de l'entièreté du Soi qui symbolise cette paranoïa chez moi. Cela me
fait penser à la méthode paranoïaque critique de Salvador Dali, qui s'avère être une « une
méthode spontanée de connaissance irrationnelle, basée sur l'objectivation critique et
systématique des associations et interprétations délirantes ».29 C'est ancré dans mon
inconscient cette peur de ne pas être complète, que je fais ressurgir dans mon travail depuis
le début de ma pratique.
Dans quoi allons-nous puiser au début d'une pratique ? Je nommais lors de mes
études au Cégep, l'art que je faisais, d'art thérapie, puis j'ai vite compris que je puisais
dans ma vie, dans la douleur, dans le deuil, dans la maladie, dans le mal en général, pour en
27
LACAN, Jacques, Écrits, Éd. Du Seuil, Paris, 1966, p.97
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, France, 1945, p. 174
29
http://fr.wikipedia.org/wiki/Methode jaranoïaque-critique
!
41
quelque sorte les sublimer. Je ne veux pas faire une psychanalyse ici, mais je crois que tout
art est autoréférentiel. Je ne traite pas nécessairement dans mon mémoire de cette notion,
mais en me questionnant sur la forme de ce mémoire, j'ai vite pris conscience que ce n'était
pas là qu'un exercice de citation. Je sentais un besoin d'investissement personnel, de
trouver le fond des choses, l'origine de cette pratique en art.
42
CORPS PROPRE
GRAND-MÈRE
M
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MÈRE
m
b
r
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FILLE
d'une f
a
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1
1 e
CORPS MORCELE
GRAND-MÈRE
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n
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ô
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Ceci est un schéma qui sert à exprimer la perte de l'unité. Une analogie entre famille/corps et identité.
e
43
Ainsi de délimitent, dans l'ensemble de mon corps, des régions de silence.
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, France, 1945, p.97
Sur quelle lampe merveilleuse dois-je compter pour espérer éclairer, un jour, le monde
interne obscur, douloureux et violent de cette femme, pour que le génie transparent qu'elle
appelle à son secours prenne enfin corps ? Ma lanterne, je le sais, c'est ma propre douleur,
à laquelle, sans le savoir - mais peut-être l'a-t-elle senti ? - elle aura contribué à donner
un lieu, un trajet, des contours ; c'est mon intime et précieuse blessure, dont elle a su
animer les bords, à la frontière entre l'indifférence et la douleur, entre l'atone et le
sensible, entre la transparence et la couleur...
Nicolas Danziger « La jambe transparente et la lampe merveilleuse : histoire d'une excitation douloureuse
chronique », Revuefrançaisede psychanalyse 1/2005 (Volume 69), p. 59
44
2.2.1 Le membre fantôme
La notion de «membre fantôme» est venue de celle de «douleur fantôme». Je me suis
sentie interpellée par ce terme qui touche la perte et le sentiment de manque.
Ma grand-mère est décédée en 2003, la journée où j'ai entamé ma première toile de
mes études en art au Cégep. C'est récemment que j'ai fait le lien entre le deuil que j'ai subi
et mon travail de création. L'Allégorie du Membre Fantôme, a beaucoup à voir avec la
mort, à la perte oui, mais également à retrouver un être égaré, à l'incorporer. Les gens qui
ont été victimes d'une amputation disent que c'est un peu comme vivre un deuil, il y a une
empreinte en nous de ce membre, il fait partie de nous, mais souffre de son absence. Une
image-mémoire centrale du corps dans le cerveau envoie des sensations ou des douleurs au
membre fantôme qui peuvent être ressenties lorsque le cerveau envoie des messages
persistants aux membres manquants. Cela engendre donc une cicatrice dans la mémoire
corporelle. Cette idée de cicatrice me parle beaucoup dans ma création ; comme une
marque causée par un choc, un peu comme un palimpseste, qui se construit par destruction
et reconstruction successive, tout en gardant l'historique de traces anciennes.
J'ai rapidement pris conscience que la notion de perte était très présente dans ma
pratique et découvert que l'art était entre autres une façon de sublimer des deuils, des
manques et c'est également devenu un type d'esthétique. La perte n'est jamais limitée à
45
l'expérience actuelle : chaque mort entre en résonance avec les pertes antérieures de toutes
natures, mort certes, mais aussi renoncement, rupture, séparation, qui ont laissé leurs
traces ; traces de blessure toujours prête à se rouvrir dans la création. André Green relève
que « Le travail de l'écriture présuppose une plaie et une perte, une blessure et un deuil,
dont l'œuvre sera la transformation visant à les recouvrir par la positivité fictive de
l'œuvre.»30 Il s'opère, dans la création, un travail de transformation, de découverte de soi,
qui dans un certain sens, collabore à un type d'art que l'on peut dire thérapeutique*.
Le sentiment vivide de la douleur surgit même après des années, un élément
déclencheur ramène à un certain point focal ; le passé se réactualise. Les gens qui ont vécu
une amputation peuvent ne pas ressentir la douleur fantôme et voir apparaître un membre
fantôme, parce qu'une circonstance rappelle celle de la blessure passée. C'est le souvenir
de l'avoir eue qui est difficile à prendre, un certain sentiment d'injustice.
Ce qui en nous refuse la mutilation et la déficience, c'est un Je engagé dans un
certain monde physique et interhumain (...) Dans l'évidence de ce monde
complet où figurent encore des objets maniables, dans la force du mouvement
qui va vers lui où figurent encore le projet d'écrire ou de jouer du piano, le
malade trouve la certitude de son intégrité.31
C'est seulement quand l'être repositionne sa carte physique ou psychologique, en intégrant
la perte dans son unité, qu'il peut réitérer un corps propre.
30
GREEN, André, Le double et l'absent : La déliaison, Éd. Les Belles Lettres, Paris, 1992, p. 57.
*Art-thérapie : «est une forme de psychothérapie qui utilise la création artistique pour prendre contact avec
sa vie intérieure (sentiments, rêves, inconscient, etc.), l'exprimer et se transformer.»
http://www.passeportsante.net/fr/Therapies/Guide/Fiche .aspx?doc=art_therapie_th#P34_930
31
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, France, 1945,,p.97
46
Cette idée de la perte m'a emmenée, à cause de ma manie de completude, à travailler
avec les béquilles, les corsets, puis les prothèses, comme prolongement, mais aussi faisant
littéralement partie du corps. Les prothèses peuvent prendre plusieurs formes dans ma
pratique, mais plus précisément à la maîtrise, l'analogie s'est transposée au niveau
technologique, dans la production du son ; un micro comme prothèse buccale, un casque
d'écoute comme prothèse auditive, etc. Cela mène à un type d'hybridation du corps à
l'instrument sonore, pour créer ce qu'appelle Peter Szendy l'organologie, l'étude des
instruments de musique. Il dit dans Écoute, Une histoire de nos oreilles, que la liste des
organes s'allonge jusqu'au vertige, « puisque la pratique musicale implique l'ensemble du
corps; puisqu'elle invente même de nouveaux «membres», puisqu'elle produit même des
corps chimériques. »32 Le corps propre du musicien comprend son instrument. « II y aurait
plutôt à penser des modes de couplages excitation-résonnance par lesquels [...] les corps (le
"propre" et le prothétique) s'articuleraient pour un devenir-sonore conjoint. Dans la
disjonction et l'espacement. »33 J'ai par exemple utilisé dans L'Écoute
L'Allégorie du Membre Fantôme, un cône acoustique.
32
33
SZENDY, Peter, Écoute : Une histoire de nos oreilles, Éd. de Minuit, Paris, 2001, p.459
Ibid,p.l28
Sourde et
47
30
/
PHANTOMS IN THE BRAIN
Figure 2.2 Points on the body surface that yielded referred sensations in the phantom hand (this patient's left arm had been amputated ten years prior to our testing
him). Notice that there is a complete map of all the fingers (labeled 1 to 5) on the
face and a second map on the upper arm. The sensory input from these two patches
of skin is now apparently activating the hand territory of the brain (cither in the
thalamus or in the cortex). So when these points are touched, the sensations are felt
to arise from the missing hand as well.
RAMACHANDRAN, V.S. ; BLAKESLEE, Sandra, Phantoms in the brain, New York, 1998, p.30
Ceci est une image extraite du livre Phantoms in the brain du neurologiste Vilayanur S. Ramachandran. Ici on
voit un schéma qui représente une personne amputée de l'avant-bras gauche. On comprend donc que tous les
membres du corps sont cartographies à un endroit bien précis dans le cerveau et que lorsqu'une perte s'opère
physiquement, son emplacement dans le cerveau est volé par celui d'à côté. Ici l'avant-bras est connexe au
visage ; ce pourquoi, il ressent ses doigts fantômes quand il touche un endroit précis de son visage.
Je me suis beaucoup intéressé à ce phénomène, parce qu'il me donnait une explication physiologique
du manque. Je me sentais alors investir mon corps, investir ce que je ne peux voir, pour mieux vivre avec la
perte et le deuil.
48
Dans L'Ecoute Sourde j'ai utilisé une collerette de chien, qui leur sert à ne pas lécher
leurs blessures (fig. 2.8, p.64). Il y avait bien sûr cette image de l'être blessé, mais la forme
de l'objet faisait penser à une enceinte. Dans L'Allégorie du Membre Fantôme, j'ai poussé
cette image jusqu'à construire une énorme collerette, pour produire un cône acoustique. Il
est comme un prolongement du corps qui change l'acoustique de ma production sonore
vocale, engendrée également par la posture, causé par son poids et sa taille. Également, lors
d'une conception sonore pour une production en théâtre de l'Opérette Imaginaire, montée
par Jean-Paul Quéinnec, dans le cadre d'un cours, je me suis transformé en femme
orchestre. Deux étudiantes en design m'avait confectionné un chariot à roulette, (se référer
à l'image 3 de la figure 1.1, p.27) qui engendrait une posture, une façon de jouer; qui
influençait ma façon dépenser la conception sonore.
Pour moi, le rapport au fantomatique fait émerger une autre notion, celle de la
présence. Je crois le corps inséparable de sa présence. Il y a dans mon œuvre un rapport
constant au corps et il frappe même quand on ne le voit pas, on sent sa présence, donc une
dialectique de présence/absence constante. En fait, je crois toujours ressentir une présence
humaine devant une œuvre ; j'aime ressentir ce que je ne vois pas, ou ressentir une
présence émerger de ma perception à l'œuvre ; l'âme d'une création. Il y a des projets qui
transcendent le réel, qui ouvrent à quelque chose de plus grand, qui nous mettent peut-être
en contact avec l'au-delà. Certaines choses m'ouvrent tellement plus que l'œuvre ellemême. Je crois que c'est cela ce qu'on appelle entrer en résonance, se confronter.
49
J'aime le rapport au corps muet. Le non-verbal fait émaner quelque chose qui me
trouble, que je ne saurais nommer. Dans L'Écoute Sourde, qui traitait du langage, il y avait
toute une soustraction, comme si ça disait énormément, mais dans le silence et
l'incompréhension du texte. Dans l'action, un texte est lu à haute voix dans un micro,
traduit en langage signé et tout entendement de ce texte est couvert par un son fort et bas.
Samuel Beckett a également tenté d'épuiser certaines utilisations du langage, de le
restreindre, de l'amenuiser et de le rendre presque inutile, au point de laisser uniquement la
place au seul corps silencieux. Dans certaines pièces, telles Actes sans paroles I et II (1957,
1964), ou des œuvres pour la télévision, Quad (1980) (fig. 2.9, DVD Piste 7), Beckett en
est venu à mettre en scène uniquement les corps des personnages, qui bougent et circulent
mais ne parlent pas. J'aime travailler le son, mais celui dont on ne comprend pas la
provenance, qui débalance. C'est entendre une voix, voir quelqu'un parler, mais ne pas
comprendre ce qu'il dit. Cela me touche, parle bien plus que des mots. Il s'agit du corps
devant soi, de sa présence, qui nous met dans un état de compassion, de résonance. Dans
L'Allégorie du Membre Fantôme, comme dans L'Ecoute Sourde, trois figures agissent.
Dans L'Écoute Sourde, c'était comme un corps séparé en trois êtres ; dans L'Allégorie du
Membre Fantôme, ces trois mêmes figures circulent et agissent également. Une seule de ces
trois figures tient le texte, mais les deux autres agissent sur le texte, soi physiquement dans
une action sur le corps, soi par une vidéo projetée sur le corps, et le projecteur tient sur le
corps d'une des figures. Il y a là une lourde étrangeté dans l'être muet, dans un corps qui
agit techniquement, les yeux parlent alors bien plus que la bouche. La spatialisation sonore
50
est également révélatrice d'une présence; la voix, comme métaphore de l'être, est
conservée, mais il ne reste plus qu'elle comme spectre sonore.
2 3 Le corps sans organes
Le corps-sans-organes (abrégé en CsO par les auteurs) est un concept développé par
Gilles Deleuze dans La logique du sens en 1969, puis en collaboration avec Félix Guattari
dans leurs œuvres communes : VAnti-Œdipe et Mille plateaux. L'expression de « corps
sans organes » a d'abord été formulée par le poète français Antonin Artaud, dans Pour en
finir avec le jugement de Dieu en 1947. Cette idée découle de la notion de désir chez
Deleuze, ce qui développe des dispositifs machiniques désirants. Le CsO est une
production du désir, qui s'oppose à l'organisation désirante originelle. C'est par le corps, et
par les organes, que le désir passe et non par l'organisme; le désir de surpassement de soi ;
d'aller au-delà de ce que l'on connaît de nous-mêmes, aller au-delà de nos affects. Spinoza
avait avancé, qu'« on ne sait pas ce que peut le corps... »34. C'est de ce point de vue que
nous pouvons affirmer que le corps sans organes s'oppose radicalement à une conception
du corps-machine. Pour Deleuze, en référence à Antonin Artaud,
le corps sans organe s'oppose moins aux organes qu'à cette organisation des
organes qu'on appelle organisme. C'est un corps intense, intensif. Il est
parcouru d'une onde qui trace dans le corps des niveaux ou des seuils d'après
variations de son amplitude. Le corps n'a donc pas d'organes, mais des seuils
ou des niveaux.35
34
SPINOZA, Baruch, Ethique, III, 2, scolie, trad. Caillois R., Frances M. et Misrahi R., La Pléiade,
Gallimard, 1954
35
Frédéric Lebas, Essai sur le son : Dispositif scénique et espace kinesthésique dans la musique électronique,
Sociétés n° 9 0 , Marges, 2005, p. 106
51
Ce rapport à l'intensité traduit bien la zone d'indétermination créée à la frontière entre le
dedans et le dehors, où la bouche devient le lieu d'un possible processus de projectionintrojection.
C'est l'idée d'être dans la sonorité du dire, plutôt que dans le sens. Paul Valéry disait
du poème qu'il est une longue hésitation entre le son et le sens. Le corps est un dispositif
vibratoire qui ne serait plus constitué de plusieurs organes, mais d'un seul organe
métonymique de réception, « soumis aux forces sonores : un corps sonore, vibrant tel un
tympan. »36 François Villa dit dans son article Le corps sans organes et l'organe
hypocondriaque :
Que nous découvre donc Antonin Artaud comme limite du corps quand il
nomme corps sans organe l'expérience où il se vit assiégé par des forces
informulées, qu'il faudra bien un jour que sa raison accueille et qui, pour
l'instant, de ne pas s'installer à la place de la haute pensée, prennent du
dehors la forme d'un cri ? À quel effort d'incarnation appelle-t-il la pensée
pour qu'elle ne s'isole pas de la chair dont la vibration a fait de la langue le lieu
où chair et pensée se conjoignent pour former le chemin où, par éclaircies du
langage, un homme se possède, mais sans s'atteindre tout à fait ? 37
Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari, traite le livre comme un corps sans organes,
avec des potentialités de lignes et de vitesses, d'intensités : « on ne cherchera rien à
comprendre dans un livre, on se demandera avec quoi il fonctionne, en connexion de quoi il
fait ou non passer des intensités, dans quelles multiplicités il introduit et métamorphose la
36
Frédéric Lebas, Essai sur le son : Dispositif scénique et espace kinesthésique dans la musique électronique,
Sociétés n° 90, Marges, 2005, p.107
37
François Villa « Le corps sans organe et l'organe hypocondriaque », Champ psychosomatique
4/2006,
(n°44),p.33
52
sienne, avec quels corps sans organes il fait lui-même converger le sien. »38 Au début de ce
travail d'écriture, que je nommais automatique, qui a commencé avec Le mécanisme de
mes organes, qui s'est déroulé vers L'Allégorie du Membre Fantôme, je cherchais à écrire
sans me poser de questions, à écrire jusqu'à en perdre le goût et en aller même au-delà. La
seule consigne était d'écrire. C'était un travail de fragment d'intensité, variant de fois en
fois. Ce type d'écrits me surprenait. Certains passages allaient au-delà de ce que j'aurais
écris dans un calme lucide. J'étais énervée, survoltée. Je décrivais des sensations, des
images qui ouvraient une perception quelconque, qui me faisaient vibrer de l'intérieur.
Gilles Deleuze parle de la sensation quand il étudie le travail de Francis Bacon dans
Logique de la sensation. Selon lui la sensation est « être-au-monde (...) à la fois je deviens
dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation, l'un par l'autre, l'un dans
l'autre.»39 Je désirais composer avec des mots qui touchent tout de suite la chair, qui parle
du corps, donc qui est senti dans le corps avant la tête.
En période d'écriture, j'avais l'impression de prendre feu. Je voulais écrire sur la
métamorphose dans L'Allégorie du Membre Fantôme, sur l'effet de transformation qui
s'opère entre les deuils d'une vie et la lumière, un changement salvateur. Franz Kafka a
écrit en 1915 La métamorphose. Ce texte allégorique, traitait de la transformation d'un être
et tous les remous que cela causait chez lui et les membres de sa famille, disloquée. Les
membres de cette famille se sont également transformés après la mort du personnage.
J'aime l'idée qu'une œuvre puisse transformer l'artiste qui la conçoit et transformer son
38
39
DELEUZE, Gilles ; G U A T T A R I , Félix, Mille plateaux, Éd. de Minuit, Paris, 1980, p.2
DELEUZE, Gilles , Logique de la sensation, Éd. de la différence, Paris, 1981, p.27
53
entourage, sa famille et toutes personne qui assiste à l'œuvre. L'allégorique pousse à
chercher en nous les réponses, nous faire ré(ai)sonner face à l'œuvre, s'ouvrir au sens, faire
du sens pour soi.
Lors de mon travail de conceptrice sonore/actant sur la production théâtrale de
l'Université du Québec à Chicoutimi à l'hiver 2009, j'ai découvert tout un pan physique de
la parole, de par l'apprentissage d'un texte au langage très ardu: l'Opérette Imaginaire de
Valère Novarina. Je crois que le travail de la parole des acteurs m'a beaucoup touché,
chaviré même. J'ai alors découvert lors de cette période de recherche-création, la langue de
Novarina, puis celle d'Antonin Artaud et celle Claude Gauvreau, grâce à une rencontre
avec Christian Lapointe : auteur/acteur/metteur en scène, qui nous avait parlé du texte,
comme d'une texture. J'ai également découvert Hervé Bouchard, Larry Tremblay et
Georges Bataille au même moment où je travaillais sur Le mécanisme de mes organes.
C'est d'ailleurs à ce moment que je me suis mise à écrire d'une façon plus libre. Par libre,
je veux dire sensible, organique, moins technique que le texte de L'Écoute Sourde, qui
oscillait entre théorie et langage sonore. Cette écriture plus sensible, me permettait
d'élaborer des images et des sensations physiques et vice versa. J'aime l'idée que le
langage du texte, tisse une texture ; dans ce parallèle entre mots et couleurs, phrases et
lignes, etc. Je cherchais dans cette pratique de l'écriture, à demeurer une artiste
plasticienne. Dans mon questionnement d'interpénétration des médiums, de leurs
transformations, la peinture et même le dessin semblait difficile à intégrer dans une
installaction. Je l'ai par contre expérimenté, lors de ma première année à la maîtrise, dans
54
L'Écoute Sourde (de grands dessins épingles aux murs) et Le mécanisme de mes organes
(ou l'action d'écrire et de dessiner sur une toile, se faisait lors des même moments de
travail en atelier). J'ai apprécié l'espace de dialogue qui c'est installé lors de ces moments
d'écriture. Des dialogues avec moi-même, avec des auteurs, avec mes expériences, au
théâtre, en musique, en arts plastiques. L'écriture m'aidait à me trouver, à trouver ; c'était
un geste en encours, un geste de recherche. Écrire débute toujours au crayon sur une feuille,
comme un dessin, puis le côté graphique se transcrit sur l'ordinateur. C'est un mouvement
de trace et de transformation ; du graphique vers le dactylographique. La neutralité engage
une lecture du sens des mots, plutôt que de son apport graphique. Le sens se transformera
plus tard en son, au cours de l'action.
23.1 La transe
Le terme transe a surgi en parallèle avec ceux de trans-sensorialité et
transdisciplinarité : Trans-e. « La transe (transport spirituel) est un état modifié de
conscience impliquant d'abord un dédoublement, le vécu d'une division ou multiplication
de personnalité (corps/âme, esprit propre/esprit étranger...), ensuite un automatisme
psychologique, l'impression de subir certains phénomènes psychiques (autonomie de l'âme,
incorporation d'un esprit...). »40 Le mot transe est formé à partir du verbe latin transire qui
désignait le fait de passer, donc un parcours, un rite de passage. Le rituel de passage a pour
but de marquer un changement par des épreuves. L'art action découle des formes de
A. RIFFARD, Pierre, Nouveau dictionnaire de l'ésotérisme, Éd. Payot, France, 2008, p. 288
55
ritualisation anciennes. Je crois que ce qui m'a emmenée à passer par l'art action dans mon
travail, c'est le désir de partage (moi envers les gens et inversement) et d'union, qui joue
beaucoup sur l'énergie mise à l'œuvre lors de l'action. J'ai senti une très forte envie de
faire vivre l'œuvre en temps réel ; la peinture par exemple ne comblait pas ce besoin, elle
se situait du côté de la représentation, tandis que l'action place dans le réel et place d'un
point de vue phénoménologique à l'intérieur de l'œuvre. Harold Garfinkel disait en 1967,
que « les scènes familières de la vie quotidienne, fournissent le point fixe, le c'est ça!
auquel on revient lors de l'état d'éveil, et sont le point de départ et d'arrivée pour toutes les
modifications du monde quotidien qui s'accomplissent dans le jeu, le rêve, la transe, le
théâtre, la recherche scientifique et les grandes cérémonies. » 41
La notion de transe découle directement ici de l'idée du corps sans organes. Le corps
devient un objet de diffusion, la moindre posture, mouvement, condition acoustique,
comme un prolongement du corps, change l'entendement du son produit. J'aime l'idée que
le corps qui perd la notion de sens face au positionnement du corps, continue à en faire
malgré lui et induit des qualités sonores intrinsèques. La musique diffusée à un niveau
élevé dans un casque d'écoute me transporte ; je suis à un endroit physique, mais je me
déplace. Cela invoque un changement d'humeur, de rapport au monde ; je considère ceci
comme une transe. Il y a, par exemple, les danseurs qui, dans un état d'épuisement dû à la
dépense salvatrice de leurs efforts, sont propices à effacer toutes les dernières résistances
avant leur propre dépassement dans la transe : « Nous voyons là se constituer un «corps
41
LAPASSADE, Georges, La transe, Presses Universitaire de France, Paris, 1990, p.12
56
événement» ou mieux encore un «corps sans organes» traversé par une multiplicité de
flux.» 42 L'état d'écoute accordé à un corps en mouvement, transporte vers une physicalité
du dire. Gary Hill écrit dans Site Recite : « Je dois devenir le guerrier de la conscience de
soi et faire bouger mon corps pour faire bouger ma pensée pour faire bouger les mots pour
faire bouger ma bouche pour rendre l'impression du moment. »43 Un certain rapprochement
s'impose avec le Nada Yoga (une pratique de concentration connue de l'Hindouisme aussi
bien que du Bouddhisme et qui consiste à fixer l'attention sur un son que l'on peut entendre
à l'intérieur des oreilles et de la tête) où le son intériorisé (la vibration) abstrait l'individu de
ce monde, l'élève jusqu'aux sphères supérieures de l'existence.
Quand le yogi récite son mantra, il sent le son monter de l'intérieur de son
corps. Son visage frémit. Il vibre de toutes ces puissances sombres et
hypnotiques. De même, lorsque le son est directement injecté par les écouteurs
dans la tête de l'auditeur, n'y a-t-il plus pour celui-ci d'horizon acoustique ni
de sphère l'environnant d'éléments mouvants. Il est cette sphère. Il est
l'univers.44
Dans L'Allégorie du Membre Fantôme, le rituel est celui d'un passage du deuil à
l'incorporation de la présence perdue. Je donne sens à cette action, grâce au rapport émotif
que je lui accorde ; une sorte d'incantation. Un certain travail de perte s'opère ; le texte est
transgressé, transformé, répété tel un mantra, comme phénomène d'amplification dû à la
transe.
42
Frédéric Lebas, Essai sur le son : Dispositif scénique et espace kinesthésique dans la musique électronique,
Sociétés n° 90, Marges, 2005, p.106
43
Gary Hill, Site Recite : Imaginons le cerveau plus proche que les yeux , Catalogue M N A M , 1992, p.33
44
M U R R A Y SCHAFER, Raymond, Le paysage sonore, Éd. Jean-Claude Lattes, N e w York, 1979, p.173
57
Le conteur est un entendeur de mots. Quand il entend les mots, c'est qu'ils sont où ils
vont. Quand il les entend mal, il les déplace, il cherche l'endroit où ils vont. (.. .)Le conteur
entend les mots. Sa disposition crée un espace où ils viennent : le conte est
leur terrain d'entente. (...) Le conteur est dans le noir. Il cherche la lumière du conte, mais
il est dans le noir. Il joue dans son conte sa vie chaque fois qu 'il retire sa peau pour être vu
tel qu'en son conte il se forme.
Hervé Bouchard, « Abrasifs», Liberté 277 (volume 49 / numéros 3 / septembre 2007)
58
232 Le corps sonore
On appelle corps sonore, « tout objet ou partie d'objet pouvant être mis directement,
ou indirectement, en vibration pour produire un son. »45 L'analogie s'étire jusqu'au corps
humain; je ne fais pas seulement référence ici au corps d'un son, qui est la durée se situant
entre Y attaque et la chute d'un son, mais plutôt à l'analogie possible entre le corps humain
et la vibration de la voix ; qui prend son élan dans différents organes résonateurs, comme
le pharynx, la cavité buccale, les fosses nasales, le dos, le ventre. Selon Gilles Deleuze, le
corps sonore serait décrit comme une
voix qui traverse profondément nos corps, et nous met une oreille dans le
ventre, dans les poumons. Elle s'y connaît en onde et nervosité, mais justement
elle entraîne notre corps, et les corps, dans un autre élément. Elle débarrasse les
corps de leur inertie, de la matérialité de leur présence. Elle désincarné les
corps si bien qu'on peut parler avec exactitude de corps sonore et même de
corps à corps dans la voix, par exemple dans un motif. La voix s'installe sur les
lignes de fuite, qui traversent le corps, mais qui trouvent leurs consistances
ailleurs.46
J'aime l'idée d'un corps-instrument, dont la voix traduirait les moindres empreintes de la
chair. Quel son produirait le corps s'il était vide, sans organes ; une caisse de résonance ?
Les performances physiques m'impressionnent, elles m'interpellent physiquement ; je
tombe dans un état de compassion et c'est ce qui me crée les plus grandes sensations et
émotions. J'ai toujours eu le goût de travailler avec les limites du corps, la chute, la
difficulté; bien que j'ai déjà travaillé ces thèmes d'une façon représentative (vidéo,
45
46
http://fr.wikipedia.org/wiki/Corpssonore
D E L E U Z E , Gilles, Logique de la sensation,
Éd. de la différence, Paris, 1981, p.38
59
peinture), je sentais le besoin avec L'Allégorie du Membre Fantôme d'agir physiquement
sur ma voix : un corps sonore est l'endroit d'une physicalité de la voix. J'ai découvert
dernièrement le travail de Gary Hill, un artiste qui traite principalement du langage. Dans
sa performance de 2005, nommée Wall (fig. 2.10, DVD Piste 8), il dit son texte en se
fracassant le corps tout entier contre le mur et au même moment une lumière est projetée
sur lui pour fixer l'image, comme un cliché photographique ou comme un stroboscope qui
découpe le mouvement, en segments. Cela a eu comme rôle de valider une quête de voix
physique qui vibre dans tout le corps. Le philosophe Merleau-Ponty dit ceci à ce sujet :
(...) je suis un être sonore, mais ma vibration à moi je l'entends du dedans ;
comme a dit Malraux, je m'entends avec ma gorge. (...) Mais si je suis assez
près de l'autre qui parle pour entendre son souffle, et sentir son effervescence
et sa fatigue, j'assiste presque, en lui, comme en moi, à l'effrayante naissance
de la vocifération. (...) il y a une réflexivité des mouvements de phonations et
de l'ouie, ils ont leur inscription sonore, les vociférations ont en moi leur écho
moteur.47
47
MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l'invisible, Gallimard, Paris, 1964, p.190
I ÔiL
: la Fill
: la Mère
Figure 2. 1 Page de présentation du livre : L'Allégorie du membre fantôme (2010)
Figure 2.2 Vue de Vextérieur du Pavillon des Humanités de l'UQAC : Environnement
Sonore (2008)
Figure 2. 3 Les trois figures de l'action : L'Écoute Sourde (2008)
Figure 2.4 Dispositif et action de La Femme_Enceintes (2009)
Figure 2. 6 Laryngophone utilisé dans L'Allégorie du Membre Fantôme (2010)
Figure 2. 7 Vue d'ensemble de PROfsJTHETIQUE (2008)
Figure 2. 8 Cône de L'Écoute Sourde (2008)
65
CHAPITRE III
LA TRANSVERSALITÉ DES SENS
(...) si je voulais traduire exactement V expérience perceptive, je devrais dire qu'on perçoit
en moi et non pas que je perçois. Toute sensation comporte un germe de rêve ou de
dépersonnalisation comme nous Véprouvons par cette sorte de stupeur où elle nous met
quand nous vivons vraiment à son niveau.
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, France, 1945, p.249
66
CHAPITRE III
LA TRANSVERSALITE DES SENS
Le troisième chapitre traite de l'espace et du temps, entraînés par un questionnement
sur une pratique transdisciplinaire d'installation, articulée grâce à un métalangage
allégorique.
3.1 L'installation
Le terme « Install-Action » apparaît pour la première fois autour de 1996-1997, grâce
à l'artiste Brian Connolly. Dans son travail qui oscille entre action-performance et
installation conceptuelle, il était arrivé à un point où il voulait expérimenter devant un
auditoire, en quelque sorte un « être vu en train de faire », dans ce qu'il appelait des Live
Works (travail en direct). Il définit l'Install-Action (il l'écrit de cette façon), comme un
«processus de travail à l'intérieur d'un espace ou d'un lieu d'un travail qui se fait d'une
manière signifiante ou peut-être symbolique ou rituelle.»48 Il ajoute que fréquemment,
48
CONNOLY, Brian, L'intérieur et l'arène de l'art, «Installaction», Éd. Inter, Numéro 74, Québec, 1999,
p.6
67
l'action» est guidée ou peut même être restreinte par la forme mstallationnelle.
La chance peut intervenir dans l'œuvre et peut altérer entièrement la narration.
Souvent, dans l'Install-Action, les germes de l'idée sont rendus apparents à
tout moment du processus (ainsi que dans la vie) et sont inhérents à l'artiste, au
travail, au lieu, au site, au temps et à la méthode ou existent avec eux et par
eux.49
L'Install-Action est un territoire unique qui permet de faire certain type de travail qui ne
serait pas possible de faire dans d'autres conditions; le corps est injecté pour un temps à
l'intérieur d'un système, comme un code signifiant, catalyseur. Le terme Install-Action
puise ses racines historiques dans les Actuations d'Alastair MacLennan, s'échelonnant sur
quelques années, et les Orient-Actions et Occident-Actions d'Artur Tajbert en 1991. Selon
lui, c'est un nom qui peut enfermer dans un carcan, le fait de toujours nommer les choses,
mais c'est également une façon de faire comprendre son processus de création. C'est
paradoxal, mais intéressant; je ne serais pas tombé sur cette désignation si je n'avais pas
cherché à qualifier mon travail, j'aurais travaillé, c'est tout. Un cadre réflexif et critique
emmène ce genre de questionnement qui, dans un sens, m'aide à comprendre ma méthode
de travail.
Ce terme fut également traité par Richard Martel (théoricien et artiste de la
performance) en 1999 dans le 74e numéro de la revue Inter : « Du performatif comme
matière, La métaphysique des substances », en élaborant le travail qui se tisse entre l'art de
la performance et l'installation. Dans les réflexions de Martel : « Le performatif insinue une
incursion nomade dans un temps relatif ; une accentuation d'entités symboliques en
49
Ibid
68
gesticulation. Les univers statiques des objets sont mis en tension pour optimiser le
prépositionnel afin de s'ajuster aux contraintes... une déstabilisation du système
d'application de l'énergie et de ses langages. »50 La performance est alors le moteur de ce
qui donnera lieu à l'installation comme proposition spatiale. La performance, grâce à
l'alliage d'un acte et d'une présence, est un espace en soi, la quête d'une dynamisation de
l'objet plastique dans l'espace offert dans l'action. Martel dit :
La relation du performatif au contexte s'installe comme un questionnement de
la finalité du gestuel, le mouvement étant inséparable de son espace ; les
subjectivités sont des arguments séquentiels et arbitraires. Le déroulement
faisant partie du phénomène, la manière dont les objets et les actes sont dirigés
par un protagoniste importent tout autant que la signification des gestes posés.51
Ce phénomène implique une visibilité, une mise à vue du geste sur l'objet. Il y a un
balancement constant qui s'opère entre l'action et la finalité de l'œuvre et qui emmène un
questionnement au niveau de la captation de cette action. C'est le travail performatif qui
active l'œuvre, dans «Y insécurité du mouvement, dans Y arbitraire de la présence»51,
l'installation fait ressentir la présence du corps, prolonge l'action de ce corps dans la
métaphysique des substances53. Il y a donc un flottement qui s'opère dans la valeur de ce
faire; c'est en quelque sorte une proposition de finalité qui revalorise le processus plutôt
que l'œuvre. C'est un travail de traces, provenants de gestes volontairement insuffisants,
inachevés, dans l'en-cours. Un geste de privation du geste accompli qui active et appelle
50
MARTEL, Richard, Du performatif comme matière : La métaphysique des substances, «Installation», Éd.
Inter, Numéro 74, Québec, 1999, p.2
51
Ibid
52
Ibid, p.3
53
Ibid
69
l'écoute et le prolongement de l'œuvre au delà de ce qui est. Laisser sa trace dans un
moment donné et réinjecter ce moment dans le temps. Ce moment se réactualise, à travers
les découvertes des gens qui vivent et revivent l'exposition.
3.2 La transdisciplinarité
Dans mon cheminement vers une thorisation de mon travail en art, je me suis
questionnée sur ma façon de faire. Pour moi, Multi c'est utiliser des médiums différents
dans des projets différents et Inter c'est le côtoiement des médiums dans un même projet.
J'avais pourtant l'impression que, bien que j'aie déjà nommé mon travail de ces deux
façons dans le passé, ma démarche à la maîtrise avait maintenant quelque chose de
transcendant, d'unifiant, d'au-delà du médium. Cela a commencé à la fin de mon
baccalauréat, avec un questionnement sur la relation que pouvaient entretenir l'art sonore et
l'art visuel dans une même œuvre. Bien sûr, dans ma recherche, j'ai pris conscience des
nombreuses liaisons que ses deux médiums pouvaient avoir l'un avec l'autre, soit : un
mode narratif, indépendant, hybride, co-habitatif, etc.
Est venu par la suite, un travail qui touchait aussi, avec l'art sonore et l'art visuel, des
éléments textuels et un questionnement sur l'action et l'installation, qui m'a fait prendre
conscience de ce travail plutôt sensoriel, de l'ordre du système que d'une simple
confrontation de disciplines. C'était tout d'abord une conscience du rapport à la perception
dans mes œuvres et tout ce que ça implique de sensoriel. Je me suis donc reportée à des
70
lectures qui traitent du cognitivisme, de la neurophysiologie, de la synesthésie et de la
phénoménologie, pour enfin tomber sur la trans-sensorialité, décrite par Michel Chion
comme étant :
(...) les perceptions qui ne sont d'aucun sens en particulier, mais peuvent
emprunter le canal d'un sens ou d'un autre, sans que leur contenu et leurs effets
soient enfermés dans les limites de ce sens. Exemple : tout ce qui concerne le
rythme, mais aussi un certain nombre de perceptions spatiales, ainsi que la
dimension verbale. Un mot lu ou un mot entendu relèvent de la sphère du
langage, même si les modalités de leur transmission (graphisme de l'écriture,
timbre de la voix, etc.) touchent parallèlement des dimensions propres à chaque
sens.54
Ce fût pour moi extrêmement révélateur d'un type d'esthétique, ou plutôt d'esthésie,
si on parle de sensations ;
Telle que nous l'entendons, l'esthésie convoque un rapport, que l'on
dira sensoriel pour ne pas le réduire à 1'affect ou au plaisir : nous écartons par
là les réductions actuelles de l'appréciation esthétique au libre jeu d'une
subjectivité portée par le goût individuel. Sensorielle et abstraite, perceptive et
non assignable, la prise est esthétique et sans canon concevable. En ce sens, le
texte et la musique interviennent comme des indicateurs éclairants, soit par les
zones de résistance qu'ils comportent - faut-il comprendre pour éprouver
esthétiquement la lecture d'un texte ? - soit par les défis qu'ils apportent : ne
pas entendre, telle serait la condition de l'écoute.55
Je me suis identifiée par la suite au transdisciplinaire (pratique artistique, identitaire)
qui définissait pour moi, « ce qui est à la fois entre les disciplines et au-delà de toute
54
CHION, Michel Un art sonore, le cinéma, histoire, esthétique,
poétique, Cahier du cinéma, Essais, 2003,
p. 435-436
55
Ropars, Marie-Claire, Art, regard, écoute : La perception
Vincennes, France, 2000, P.6
à l'œuvre,
Saint-Denis : Presses Universitaires de
71
discipline »56 et une notion d'unification des connaissances dans la conception d'une
œuvre. Sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l'unité
de la connaissance. Comme l'explique Basarab Nicolescu dans le Manifeste de la
transdisciplinarité, c'est une vision qui s'intéresse à la dynamique engendrée par l'action de
plusieurs niveaux de réalité à la fois. Nicolescu dit, que pour mieux comprendre le monde,
la réalité décrite dans la vision Transdisciplinaire ne doit pas seulement être multidimensionnelle, mais aussi multiréférentielle. Cette vision du monde, est décrite ici comme
quantique : « Ce qui passe donc par une expérience vécue, qui intègre le savoir fondé sur la
théorie et l'expérience scientifiques, à notre propre être, en nous faisant découvrir en nousmêmes un nouveau niveau de perception. »57 II est aussi écrit qu'« un vrai dialogue ne peut
être que transdisciplinaire, fondé sur les passerelles qui relient, dans leur nature profonde,
les êtres et les choses. »58 C'est l'inclusion de la tierce partie, créée des deux autres parties,
qui déclenche une nouvelle forme.
3.2.1 Le métalangage
Je me suis pour la première fois référée au métalangage d'après le travail de Joseph
Beuys lorsqu'il dit qu'il n'y a pas de beau ni de laid, seulement du vivant et du plus vivant.
Ce dernier avait établi un système qui lui appartenait (rendant le matériel vivant, par
exemple en collant un morceau de graisse dans le coin d'une pièce) et qui bien sûr se
confrontait à d'autres systèmes, mais qui dans un certain sens s'auto validait. J'aime l'idée
56
N I C O L E S C U , Basarab. La transdisciplinarité
Ibid, p. 105
5
*Ibid, p.135
57
: manifeste,
D u Rocher, France, 1996, p.66
72
que ma création puisse contenir en soi les propres règles de son jeu ; j'emploie également
souvent le terme : terrain de jeu, quand je parle de ma façon de faire. Le métalangage ne
décrit pas seulement la syntaxe, il sert aussi à décrire la sémantique. Il y a des symboles
récurrents dans ma démarche, comme le haut-parleur qui désigne la bouche, un langage
métonimique entre le corps et l'instrument sonore. Le mécanisme de mes organes, (fig. 3.1,
p.87) est selon moi un bon exemple de ce fait. C'est en soi un travail très analogique ;
l'atelier de l'artiste, l'artiste (son corps) et sa création sont comme fusionnés. Le tableau
était comme prélevé d'un mur, avec la mousse isolante d'un côté et une surface noire de
l'autre (un autoportrait d'un cri, mainte fois repeint dans le but de perdre l'image). C'était
un travail de la matière où le texte devenait texture; le haut-parleur de l'autre côté de
l'image cachée de la bouche, incarnait cette bouche d'où émergeait une voix; la mousse
isolante représentait la chaire; les fils électriques rouge et bleu, des veines.
73
Le texte de L'Écoute Sourde, était pour moi l'introduction à ce type de langage
hybride, qui s'articule entre les termes et prend forme, dans ce cas, à l'intérieur d'une
structure théorique et poétique :
Mes oreilles n'ont pas de paupières
Elles crient de l'intérieur
et ne s'écoutent pas
Une sortie d'urgence
Qui attend en file
Une membrane acousmatique
Et un support synthétique
Mes cordes vocales sont statiques
Amplifiées par le silence
Un casque de chair
Traduit ma parole cyclique
S'entendre
Tendre l'oreille
Puis fermer la bouche
Assourdir son cri
Les maux faits sont mots dits
J'épaissis mon lobe
Qu'il crée sa propre résonance
Qu'il bouche mon acoustique éteinte
Capter l'impulsion muette de mon
porte-voix étouffé
La vibration corporelle
retient le soupir
Colmate
Lutte contre l'encaisse
Je compose avec la décharge
Décompose la charge
Et aggrave le signal
De la transmission défectueuse
Écouter et ne rien entendre
Parler en loop
Et ne plus rien dire
Perdre le signal organique
La mécanique continue
en cas de panique
Le texte était «embossé» dans un papier Arches, très épais ; le texte était alors écrit en
creux. C'était en quelque sorte la lumière frappant la matière qui le faisait apparaître et
j'aime cette idée-image, où la forme rejoint le fond ; où la matière fait parler le sens. (fig.
3.2,p.87)
74
Le préfixe meta- m'interpelle, tout comme trans-, qui veut dire de Vautre côté, métasignifie après, au-delà de et avec. Les termes métamorphose, métaphore sont des mots-clés
dans ma production autant dans le fond que la forme ; des personnages subissent des
métamorphoses, mais les médiums subissent un parcours qui relève également de la
métamorphose. Je crois que le rapport à la métaphore est très grand dans le domaine de la
création ; non pas pour éloigner dans une fiction, mais pour trouver des images qui font
vibrer le réel encore plus fort, qui cherchent à faire résonner, à démontrer une vision du
monde.
Je me suis questionnée également à un moment donné dans ma recherche sur la
traduction, d'un médium à un autre, d'un langage à un autre. « La traduction est un
processus de compression/expansion, au sens où une partie de l'énoncé initial est
nécessairement perdue et reconstruite ensuite à l'autre bout de la chaîne. »59 La
transdisciplinarité agit de cette façon au cours du processus, il y a un entraînement
d'interconnections et d'influences entre les différentes zones langagières du cerveau. Le
langage est un système de signes identifiés permettant une communication entre une ou
plusieurs entités. Comme le texte de L'Écoute Sourde traite de métaphores entre le corps,
les sens et des éléments sonores, la métaphore est en quelque sorte une traduction d'un
langage vers un autre, un déplacement d'une réalité vers une transposition poétique. Les
59
Alain-Martin Richard ; Dot Tuer ; Jocelyn Robert, Piano à numéros. Éd. OHM, 2003
75
œuvres entrent les unes et les autres en confrontation dans des langages semblables ou
différents, mais le langage qui me fascine c'est celui qui est mis en branle lors d'une mise
en œuvre, le langage singulier d'un individu. Artaud est allé très loin dans ce rapport à la
singularité d'un langage, à sa métaphysique :
Faire la métaphysique du langage articulé, c'est faire servir le langage à
exprimer ce qu'il n'exprime pas d'habitude : c'est s'en servir d'une façon
nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée, c'est lui rendre ses possibilités
d'ébranlement physique, c'est le diviser et le répartir activement dans l'espace,
c'est prendre les intonations d'une manière concrète absolue et leur restituer le
pouvoir qu'elles auraient de déchirer et de manifester réellement quelque
chose, c'est se retourner contre le langage et ses sources bassement utilitaires,
on pourrait dire alimentaires, contre ses origines de bête traquée, c'est enfin
considérer le langage sous la forme de Y Incantation™
Transgresser les lois de la réalité par un écho intérieur.
3.2.2 L'allégorique
Se conter une histoire, se re-conter les symboles de notre vie.
Le passé est un filtre au présent, où ça entre en résonance :
«J'entends, indissociablement, et l'orgue filtré par l'orchestre et l'orchestre
filtré par un orgue fantomatique. C'est là, je crois, la force propre à tout arrangement : nous
entendons double.»61
60
61
A R T A U D , Antonin, Le théâtre et son double, Gallimard, France, 1964, p.69
SZENDY, Peter, Écoute : Une histoire de nos oreilles, Éd. de Minuit, Paris, 2001, p.54
76
L'allégorique est fragment; c'est la courtepointe de grand-mère.
L'allégorie est une figure rhétorique qui consiste à exprimer une idée en utilisant une
histoire ou une représentation qui doit servir de support comparatif. La signification
étymologique est : « une autre manière de dire », au moyen d'une image figurative ou
figurée. Dans le Manuel féministe Girls, Les filles !, l'allégorie est synonyme de « Parler en
assemblée ». « Un artiste travaillant avec des allégories met ensemble des fragments dont le
sens ne vient pas du contexte original : les parties accumulées transportent leur sens
premier en plus d'un second sens, corrélatif. L'imagerie allégorique est une appropriation ;
les images ne sont pas inventées, mais réinterprétées, transformées en commentaire. Un
texte est lu dans un autre. »62 Contrairement à la structure habituelle d'une allégorie, je
m'intéresse à l'ouverture ; les textes allégoriques sont souvent finalisés par une sorte de
morale, où la personne qui vivait un déboire durant l'histoire trouve un moyen de s'en
sortir, de façon joyeuse. Je parle d'ouverture dans le sens où, en création plutôt qu'en
transmission par exemple, une œuvre est pleinement vécue lorsqu'il y a une plus grande
place à interprétation. Cette figure de style est liée à la fragmentation, à l'imperfection, à
l'incomplétude ; la ruine est l'emblème par excellence de l'allégorie, selon Walter
Benjamin. Roland Barthes, lui, nommait cette forme de « hiéroglyphe »63, comme une
énigme que l'on doit résoudre à l'aide de symboles articulés par le langage.
62
63
C O R R Y , Corrine, Manuel féministe ; Girls, Les filles !, Université Concordia, Montréal, 1991, p . FF-3
B A R T H E S , Roland, Image-Music-Text,
Ed. Hill and W a n g , New York, 1978, p.73
77
Parler en assemblée, conter.
L'action de L'Allégorie du Membre Fantôme, n'est pas totalement dans la lignée du
conte, parce ce que je n'improvise pas un texte, à la manière des conteurs, mais je raconte,
dans une visée d'ouverture et par le fait même de guérison. L'allégorie est également une
technique thérapeutique développée et popularisée par le psychiatre américain Milton H.
Erickson (1901-1980). « L'allégorie devient dès lors un instrument précieux qui va mettre
en mots ce qui autrement risquerait de rester enfoui dans le silence : les peurs, les
angoisses, les désirs, les culpabilités, les rivalités, les énigmes, les interrogations de toutes
sortes. »64 Écrire fait partie d'un processus où l'on fait une découverte de l'intérieur. « On
peut accéder à de nouvelles connaissances qui émergent de l'inconscient individuel vers le
conscient ; C'est comme si la connaissance nouvelle existait dans l'inconscient et que, par
le biais de l'histoire métaphorique, elle prenait forme au niveau du conscient. »65 L'écriture
que je préconise traite des sens, des sensations physiques liées à des expériences passées ;
c'est comme si je prenais conscience de mon être. Dans l'idée de la compassion, dont j'ai
parlé précédemment, j'aimerais toucher les gens dans leurs sensations physiques, ouvrir un
espace de résonance, pour qu'eux aussi développent leurs propres allégories. « Si on réussit
par exemple à créer un moment de confusion chez l'auditeur, son conscient se sent
impuissant et s'ouvre; l'individu est alors disposé à recevoir l'enseignement d'une
histoire.»66
64
65
D U F O U R , Michel, Allégories
pour guérir et grandir. Éd. J C L , Montréal, 1993, p.26
DUFOUR, Michel, Allégories pour guérir et grandir, Éd. JCL, Montréal, 1993, p.31
66
Ibid, p.53
78
33 Espaces
«(...) je réfléchis, je ressaisis l'espace à sa source, je pense actuellement les relations qui
sont sous ce mot et je m'aperçois alors qu'elles ne vivent que par un sujet qui les décrive et
qui les porte, je passe de l'espace spatialisé à l'espace spatialisant.»67
La notion d'espace est inévitable dans ma recherche. Je crois que les médiums
entretiennent tous un rapport différent à l'espace. Tout d'abord le livre d'artiste (fig.3.3,
p.88) est un médium très intime, le format du livre ajoute un rapport de proximité avec la
matière. Il doit être ouvert, feuilleté page par page, il faut prendre le temps d'assimiler le
texte, prendre conscience de chaque mot, de chaque ligne ; il faut s'investir pour que
l'espace s'ouvre en soi. De même pour Yinstallaction, qui ouvre l'espace, détermine des
limites, les suit, les franchit, incarne même l'espace du livre et l'éventre. Je traiterais donc
sous ce thème, de la mise en espace du son, du rapport qu'entretiennent de multiples
sensorialités dans un espace installactif et d'une méthode d'alliage espace/temps qu'est
l'interface.
33.1 La spatialisation sonore
La spatialisation sonore est une méthode commune à tous mes projets à la maîtrise.
C'est certain que quand on pense à l'art sonore, on pense à la mise en espace du son, parce
67
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, France, 1945, p.282
79
que ce dernier ne peut exister que grâce à cette condition. Je crois par contre qu'il y a autant
de formes de spatialisation qu'il y a d'espaces, qu'il y a des types d'espaces résonants et
des façons de faire pour capter une certaine fréquence, un certain type de résonance. Peter
Szendy, lui, se demande : « Quelle place une œuvre musicale assigne-t-elle à son auditeur ?
Comment exige-t-elle qu'on l'écoute ? Quels moyens met-elle en œuvre pour composer une
écoute ? » 68 Une œuvre musicale, certes, mais un espace sonore également. J'ai
expérimenté plusieurs façons de faire, en passant par une cage d'escalier complète, où
chaque étage était muni d'un système de diffusion / par un passage de la même bande son
d'ultra basse, des caisses de son vers un casque d'écoute / par une simple enceinte placée à
l'endos d'un tableau suspendu / par la spatialisation à l'échelle du corps humain, par
l'éclatement de cette même échelle d'un point de vue moins figuratif/ puis par une galerie
entièrement spatialisés, divisée en quatre système différents d'haut-parleurs. La variété
d'haut-parleurs change également la diffusion du son, ceux-ci affichent des couleurs et des
textures différentes, déplacent l'écoute autrement. Le son invite les récepteurs à
s'impliquer physiquement dans l'espace, à s'y immerger, à le sonder dans son intériorité
plutôt qu'à chercher à le manipuler de l'extérieur, le sentir passer en lui, localiser sa
source ; « l'oeil tend à regarder l'origine de la source sonore. Ce phénomène est très
important, il conditionnera le placement dans l'espace, notamment des sons secondaires,
suivant une hiérarchie dramaturgique et non pas obligatoirement par rapport à ce que l'on
voit. »69
68
69
S Z E N D Y , Peter, Écoute : Une histoire de nos oreilles. Éd. de Minuit, Paris, 2 0 0 1 , p.24
Hugues Genevois ; Yann Orlarey, Le son et l'espace, Éd. Aléas, France, 1998, p.72
80
La spatialisation à l'échelle du corps avec le projet Le Femme_Enceintes a été un
point tournant à ce sujet, qui était une première étape de mon projet final L'Allégorie du
Membre Fantôme. Dans l'idée du corps sonore, nous voilà avec une trace d'un corps
sonnant. Le texte/son voyageait à travers une représentation du corps formé de fil électrique
et d'enceintes de petite taille. C'était comme si le corps se fragmentait, pour raconter ses
histoires; dans chaque organe une diffusion, une écoute différente. Larry Tremblay écrit
dans Anatomie ludique, tiré du Crâne des théâtres, que « si l'anatomie est iconoclaste, elle
a toutefois été à l'origine d'une production d'images qui ont fait du corps un texte. Mieux :
un palimpseste où chaque épaisseur d'écriture renvoie à une épaisseur corporelle. »70 Je fais
référence ici au corps qui raconte. Pour Tremblay, « l'os est le plus près du soi. Enfoui,
blanc mais plongé dans le noir, il est hiéroglyphe, minéral, entêtement, esprit, le plus
réfractaire au temps. La chair est muscle, effort, mouvement, douleur, plaisir, organe,
fluide. La peau est image, attrait, appât, marque, rougeur, émoi, appel. Trois style, donc,
qui renvoient à trois différences, à trois lieux du corps, à trois épaisseurs, à trois modes
d'utilisation ; peau-chair-os : avoir-faire-être. »71 Le corps possède des lieux, des façons de
faire ; ces espaces, parallèlement à la façon de dire le texte, peuvent spatialiser ce texte
enregistré, de façon à fragmenter le texte, à le faire vivre autrement.
70
71
T R E M B L A Y , Larry, Le crâne des théâtres
T R E M B L A Y , Larry, Le crâne des théâtres
p.20-21
: essais sur les corps de l'acteur,
L e m é a c , Montréal, 1993, p.22
: essais sur les corps de l'acteur,
L e m é a c , Montréal, 1993,
81
33.2 L'espace synesthésique
Dans ma recherche sur l'interrelation entre les médiums, j'ai trouvé un livre, The
hidden sens de Cretien Van Campen, qui traite d'un phénomène bien particulier : la
synesthésie. Cette idée est décrite comme un phénomène neurologique par lequel deux ou
plusieurs sens sont associés, à l'intérieur d'une relation transversale. Certaines personnes
ont se sens plus développé, ils sont appelés synesthètes, mais tout le monde peut prendre
conscience d'une telle sensibilité. La synesthésie permet de à l'intuition de dominer sur la
raison, en utilisant la perception d'un sens pour composer à l'aide d'un autre sens. Les sens
créent une unité de perception, provenant d'un corps unique d'où ils sont arrachés; comme
si les sens étaient des fragments de l'être résonants les uns dans les autres dans le cerveau.
La synesthésie peut devenir un outil de travail, à la création, mais est également une
sensibilité qui peut créer de fortes sensations, lorsqu'immergée dans un espace. « On cesse
en quelque sorte d'être spectateur pour devenir acteur, d'être dans une position frontale
pour pénétrer dans la scène. L'on ne se détache plus sur un fond ou dans un contexte : on
devient l'un des éléments de la scène. »72 Dans mes installations, plus précisément à partir
de La Femme_Enceintes (fig. 3.4, Piste 9 DVD) (octobre 2009), la lumière joue un rôle
important; elle s'éveille dans le texte, physicalise l'espace, fait un contre point avec les
mots, ouvre l'espace. Lors de l'action de La Femme_Enceintes, je voulais signifier le début
de l'enregistrement, comme en studio quand on met tout à ON, une lumière rouge s'allume
pour signifier d'être silencieux. J'ai donc accroché à mon chandail une D.E.L. rouge;
étonnamment très puissant, un rayon dans l'œil nous ramenait assez vite l'attention. J'ai
fais ça un peu inconsciente de la portée du geste et cette lumière d'urgence, est venue faire
tant de sens avec les mots : survie, rouge, sang, etc. C'est bien sur un lien direct avec la
72
POISSANT, Louise, Esthétique des arts médiatiques : Interfaces et sensorialités, Presses de l'Université
du Québec, Québec, 2003, p.5
82
couleur, mais j'ai trouvé cette piste très vivante et nouvelle. Pour Habitée par une chambre,
j'ai carrément délimité l'espace installactif d'une projection grand format de lumières
oscillant du rouge au blanc et au bleu, occupant le mur en entier. Cet espace était pour moi
synesthésique. Il me plongeait lors de mon action dans un état intérieur et devenait
immersif, lorsque les gens venaient écouter le dispositif; ils sentaient le mouvement de la
lumière dans leurs yeux, à l'écoute du texte; les correspondances ou pas affluaient. Tout
cela faisait naître une trame et un jeu d'ombre des corps, des fils et des enceintes, qui
donnaient une texture à l'espace, qui le découpait et l'enveloppait. Dans cette idée, pour
L'Allégorie du Membre Fantôme, l'espace en entier est écran. Les projections aux murs,
sont des marqueurs temporels pour chaque partie du texte, mais se confrontent également
aux mouvements et au texte. Projections sur le corps.
Dans The hidden sense, on parle d'un groupe de poète allemand, qui se nomme
Group of Fifty, aussi appelé les Anatomistes du sentiment humain. Dans ce groupe, un
membre se démarque : Hans Andreus (1926-1977). Il utilisait dans ses poèmes des
métaphores synesthésiques, qui selon lui procuraient une façon précise, concise et plaisante
d'exprimer des sentiments physiques et sensoriels :
« I hear the light
the sunlight pizzicato.
The warmth speaks against my face »
« J'entends la lumière, le pizzicato de la lumière du soleil.
La chaleur parle sur mon visage »
[Liggen in de zon (étendu dans le soleil]
C'a été un vrai déclic pour moi quand j'ai découvert ce groupe de poète. Ayant
commencé l'écriture de L'Allégorie du Membre Fantôme, enfanté par le texte du Le
83
mécanisme de mes organes, j'ai connecté avec ce genre de prose, qui selon moi avait le
pouvoir de premièrement me connecter avec mes sensations, mais également le pouvoir de
donner aux gens des outils de connections avec leur propre sensation; « C'est par mon
corps que je comprends autrui, comme c'est par mon corps que je perçois des choses. »73 Le
corps et son attirail sensoriel sont la texture commune de tout être humain et est donc
l'instrument général de la compréhension,
selon Merleau-Ponty. Comprendre par
compassion, c'est idée revient ici. L'idée de la compassion, pas seulement dans l'idée d'une
sympathie face aux maux d'autrui, mais également une comparaison du pareil, du être
humain qui ressent; « Le sensible est bien dispersé dans le corps, mais il est aussi assemblé,
il tient de la synergie de mon corps, lui-même associé aux corps de mes semblables, l'unité
préobjective d'un sensible en général : de la chair. »74
Le corps de l'autre tente de me rejoindre
II me fait signe
M'interpelle
333 Un système d'interface
À un certain moment donné dans ma recherche, j'ai pris conscience d'un
questionnement sur la technologie. Elle me semblait froide et éloignée, parce qu'un bon
nombre de paramètres sont préprogrammés dans les machines. Où est la part de création
avec la technologie? Où se trouve le travail de la matière? J'ai donc pris conscience que je
voulais trouver le moyen d'infiltrer le numérique, pour sentir une part de vivant, une part
d'organique surgir. Je voulais donc sentir un investissement dans la technologie.
73
M E R L E A U - P O N T Y , Maurice, Phénoménologie
74
DEFENNE, Mikel, L'œil et l'oreille, Montréal, L'Hexagone, 1987, p.76-77
de la perception,
Gallimard, France, 1945, p.216
84
Cette réflexion corrélait avec l'arrivée d'un réseau, entretenu par la Galerie du
Cégep de Chicoutimi, Espace Virtuel. Ce réseau d'apprentissage et d'échange tournait
autour de système d'interface appelée Processing et Arduino. Le premier est un langage de
programmation et un environnement de développement et le deuxième, est une plateforme
basée sur une interface entrée/sortie simple et sur un environnement de développement
utilisant la technique du Processing/Wiring. Il peut être utilisé pour construire des objets
interactifs indépendants, ou bien peut être connecté à un ordinateur pour communiquer avec
des logiciels. Je me suis beaucoup plus intéressée au microcontrôleur (circuit intégré qui
rassemble les éléments essentiels d'un ordinateur) Arduino, parce qu'il est tangible et
autonome, après l'avoir programmé à partir d'un ordinateur. J'aimais l'idée de programmer
ma propre machine, lui faire exécuter vraiment ce que je désire. Les amplificateurs de
système de son et les lecteurs DVD sont gros et je cherchais une façon camouflage de
spatialiser le son. L'interface sert d'intermédiaire entre deux modalités, en mettant en
relation le monde physique et le monde du numérique. Selon Jean-Paul Longavesne :
« l'interface est essentiellement un lieu, ou plutôt un non-lieu, une marge, une zone
d'articulation de communication, d'interrelations entre plusieurs conceptions du monde,
une zone de friction et d'échange [de deux espaces dont la rencontre oblige à faire
l'expérience étrange d'une dissociation de soi-même].»75 Dans mon cas, la technologie
joue de rôle de relayeur au temps du corps; elle peut jouer et rejouer à l'infinie la captation
d'un moment et le réinjecter à répétition dans le réel; elle ne le laisse pas mourir, « à titre
d'extension, les interfaces allongent et accroissent un sens en permettant de capter et
d'enregistrer des éléments de la réalité » comme extension de la mémoire. Cette question
POISSANT, Louise, Esthétique des arts médiatiques : Interfaces et sensorialités, Presses de l'Université du
Québec, Québec, 2003, p.7-8
85
de mémoire, engendre bien sûr, celle du temps, qui pourrait se formuler en « une succession
de maintenant. »76 Merlot-Ponty disait à propos de la mémoire : « Si mon cerveau garde les
traces du processus corporel qui a accompagné l'une de mes perceptions, et si l'influx
nerveux passe de nouveau par ces chemins déjà frayés, ma perception reparaîtra, j'aurai une
nouvelle perception, affaiblie et irréelle si l'on veut, mais en aucun cas cette perception, qui
est présente, ne pourra m'indiquer un événement passé, à moins que je n'aie sur mon passé
une autre vue qui me permette de la reconnaître comme souvenir. »77 II disait également
que : « la solution de tous les problèmes de transcendance se trouve dans l'épaisseur du
présent préobjectif, où nous trouvons notre corporéité, notre socialite, la préexistence du
monde, c'est-à-dire le point d'amorçage des "explications" dans ce qu'elles ont de légitime,
— et en même temps le fondement de notre liberté. »78
Dans le cas de L'Allégorie du Membre Fantôme, mon système de spatialisation
sonore est constitué de quatorze haut-parleurs, reliés à une boîte de diffusion (fig. 3.5,
p.88): quatorze relais, chacun assigné à un haut-parleur, le même nombre de sortie et de
potentiomètre pour ajuster les volumes. Les pistes sonores sont emmagasinées sur une carte
mémoire, glissée dans un lecteur de carte muni d'une sortie audio (un peu à la manière d'un
lecteur mp3), qui lui est inséré dans un microcontrôleur, qui dirige le son à un ou l'autre des
relais (haut-parleurs), dépendamment du système programmé dans le microcontrôleur. Le
signal est également intensifié par un mini-amplificateur fait à la main. Pour moi c'était le
moyen le plus rapide, de passer de mon enregistreuse (qui emmagasine le son sur une carte
mémoire) à un système de spatialisation, qui envoie le son de la façon voulue, d'après ma
programmation antérieure. C'était pour moi une façon de mettre en espace un texte, une
76
H E I D E G G E R , Martin, Sein und Zeit, Ed. S C M Press, 1927, p.422
M E R L E A U - P O N T Y , Maurice, Phénoménologie
de la perception, Gallimard, France, 1945, p.472-73
78
Ibid, p.495
77
86
bande-son, mais d'après une esthétique qui fait sens avec ce texte. Ce dernier se fragmente
dans l'environnement et suit des fluctuations programmées dans le but de recréer le
mouvement ou l'idée d'un mouvement, effectué lors de l'action précédente. C'était pour
moi une façon esthétique d'investir un rapport à la technologie. La rapidité du monde dans
lequel nous naviguons. Un besoin réel d'interpeller autrement, de rendre le spectateur,
acteur, pour le déstabiliser, l'intéresser. Mes interfaces sont immersives, ce pour quoi je dis
que le spectateur devient acteur, grâce au mouvement qu'il doit faire pour écouter, son
corps qui frappe la lumière; le son et le corps se déplacent, puis l'espace se réunifie à
l'intérieur du spect(re)-a(c)teur.
Figure 3. l Le mécanisme de mes organes (2009)
Figure 3. 2 Texte de UÉcoute Sourde (2008)
Figure 3. 3 Livre de L'Allégorie du Membre Fantôme (2010)
.
Figure 3. 5 Système de spatialisation sonore de L'Allégorie du Membre Fantôme (2010)
89
CONCLUSION
J'ai pris conscience de l'importance qu'a le parcours pour moi, au cours de cette
recherche-création Le titre de mon intension de recherche en 2008 était : Parcours
organique dans un environnement construit, mécanique, en mutation sensible. Je savais
vers quoi je m'en allais, sans connaître la finitude et j'adorais ce défi. Il y avait des choses
qui me poussaient à continuer à chercher, à pousser mes limites plus loin, les limites de la
connaissance. Malgré l'aspect anticipateur qui se dégage de ce titre, je l'avais choisi pour
me permettre de m'ouvrir à un grand nombre de possibles. Je que ce travail fait beaucoup
de sens dans ma vie.
Parcourir
Chercher
C'est aussi vivre une distance. On ne connaît pas un chemin tant que l'on ne la pas
parcouru soi-même. Par exemple, Arvida-Jonquière, c'est quinze minutes en autobus, six
minutes en voiture et une heure et quart à pied. J'ai pris conscience de l'importance de ce
phénomène au moment où j'ai fais le chemin à pied. Ce n'était pas facile, mais je me
sentais active, vivante ; en bordure de route, au sommet d'une falaise, à l'intersection de
rues criantes. Je me sentais vivre le chemin, écrire.
90
J'aime être déstabilisée dans une pratique; travailler mes points faibles plutôt que
mes points forts. C'est là que l'apprentissage se situe. La technique guide les projets ; c'est
faux de penser qu'elle suivra au cours du projet. C'est pourquoi à certains moments
donnés, j'ai consulté les autres, je leur ai demandé de m'aider, pour pouvoir avancer plus
rapidement tout en apprenant. J'alliais mes connaissances aux leurs, une façon de travailler
que je considère transdisciplinaire. L'Allégorie
du Membre Fantôme fut pour moi
l'exemple parfait de la confrontation à l'inconnu, à ce que je ne maîtrisais pas. J'ai
tendance à penser qu'il faut maîtriser les choses, mais je crois que l'inconnu ouvre plus de
portes.
À travers les trois thèmes importants de ce mémoire : Y écoute, le polymorphisme et
la transversalité, j'ai réussi à approfondir mes connaissances et à identifier les origines de
ma pratique; ce qui me semblait essentiel arrivé à cette étape dans mon parcours. Ce
dernier n'est pas abouti, il est de plus en plus friand à l'ouverture, de nouveauté et de
confrontation. La présentation de L'Allégorie du Membre Fantôme à la Galerie Espace
Point Ca, du Collège d'Alma en août et septembre 2010, représente pour moi une phase de
création qui sera questionnée et élaboré lors d'une phase connexe, présenté à la Galerie
Séquence de Chicoutimi, en Mars 2011.
91
..un spectre suit la lumière | erèimul al tius ertceps nu...
projet de maîtrise de
Janine Forîân
avec la participation de
Marie-Claude Br-assax-d
. :ie-Claude Sirciarci
•
Directeur •
À LA GALERIE 3SPACEPMHTCA DU COLLÈGE D'ALMA
'67S, boulevard Auger Ouest. 418.668.2387]
DU 2 3 AOÛT AU 3 SEPTEMBRE 2010
VISKISSAGE 26 AOÛT -16230
AILACTTONS1!
DSIÔVKE]
UQAC
Co«9e
ESPACEPOINTCA
SAGAMIE
Affiche de L'Allégorie du Membre Fantôme (2010)
93
Mythologie du dépassement :
Un état laminai
Parce que tout n'est pas possible à prédire, je me devais d'écrire
sur les résultats de mon projet d'installaction :
L'Allégorie du Membre Fantôme.
Comment une œuvre peut se transformer et transformer l'artiste qui l'a conçoit ?
L'Allégorie du Membre Fantôme a été conçu dans l'idée du dépassement. Tout
d'abord écrire. Écrire est long et ardu. Se relire. Replonger dans ma mémoire pour
construire une histoire qui me fasse comprendre qui je suis, d'où je viens. Cette histoire
c'est bien sur la mienne et écrire c'est avéré être thérapeutique. Sublimer la perte ? Je crois
que j'ai transformé ma vision du passé, ma vision du deuil.
Cela fût un p a r c o u r s en s o i .
L'installaction fût également prétexte au dépassement. Pour moi, il y a toujours un
balancier qui s'opère dans ma pratique entre ce que je connais et ce qui m'échappe, donc
ce que je ne maîtrise pas. Au début de ma réflexion sur le projet, je ne voulais que faire une
exposition sans interventions en direct, puis j'ai voulu aller au delà de mes limites et rendre
au même niveau que la vie ce rite de passage, grâce à l'art action.
Cela f û t un p a r c o u r s en s o i .
94
Réfléchir à une façon de mettre en écoute se texte releva également du dépassement,
celui de mes connaissances. Apprendre c'est constamment se dépasser.
Cela fût un parcours en soi.
Tout d'abord, les spectateurs sont rentrés un à un dans un espace sombre, avec la
consigne d'entrer en silence, en résonance et de respirer lentement par le ventre. L'espace
de la galerie ne permettait pas aux spectateurs de circuler dans l'espace à leur guise, ni de
s'asseoir où ils le désiraient. J'ai donc délimité un «espace spectateurs» au début de la
performance avec ruban adhésif blanc. Il y a donc une frontalité qui s'opère. Tous à
genoux, accroupies, assis par terre en indien; je les sens travailler autant que nous;
s'ou(v)ffrir autant que nous. Le lendemain mon corps en entier était meurtrit, surtout les
jambes couvertes d'ecchymoses. J'ai rencontré des gens qui avait assisté à mon
installaction dans les jours qui ont suivit ; eux aussi encore dans une souffrance physique,
d'être resté la trop longtemps ankylosés.
Certain m'on parlé de l'écoute qui s'est développée au cours de l'action, de
l'attention qui se travaillait tout au long. Écoute et attention. Être attentif pour pouvoir
commencer à entendre, puis écouter. Cette écoute c'est bien senti au cours de la première
partie, puis nous avons senti les gens décrocher peu à peu dans la deuxième partie, plus
technique, moins «intéressante» pour beaucoup. L'écoute c'est alors encore plus questionné
à ce moment. Qu'est ce qui garde le récepteur actif, dans le non-spectaculaire.
95
De l'attente. Erreurs techniques. J'ai mal réglé mon format d'enregistrement, ce qui
fait que les pistes sonores ne pouvaient être lues dans la programmation Arduino. Le
résultat, celui que j'attendais, celui que tout le monde attendait et questionnait
impatiemment, n'arrive pas... arrive plus tard ; Le lendemain.
Un travail que je veux en action, fonctionne dans la mesure où l'action du corps
(des corps) ne faille pas et advient malgré tout ; il y a là des façon d'improviser avec se
médium plus rapidement, plus organiquement. Mais quand est-il d'une action technique, où
la technique à été mal évaluée. Il y a là une vraie problématique dans ma démarche. C'est
opéré là, en quelque sorte un échec. Une petite faille et la finalité attendue, se rompt.
L'archive sonore est-elle assez pour parler d'installaction, au sens où on l'entend : un
travail de trace ? Je questionne le fais de ne pas avoir emmené le système de spatialisation
dans la première partie de l'action ; de l'hybrider plus, de ne pas créer deux phases. La
phase action-texte et celle de l'action-accrochage. Je dois chercher des corrélations entre les
deux. Je ne voulais pas encombrer l'espace de gens, d'objets techniques, mais je crois que
cela manquait de circulation.
Selon certain, la galerie «Espace Point Ca» du Collège d'Alma, relatait bien l'idée
de caverne sonore décrite par Jean-Luc Nancy, dans À l'écoute. Tous (acteurs, actant,
spectateurs) étaient dans le même mouvement d'attente et d'écoute. Les corps en actant
faisait sentir aux spectateurs qu'ils entendaient en eux et voyait hors d'eux ce parcours
96
dialectique entre corporéisation et désincamation des acteurs, histoire des corps qui habitent
le corps du performeur, un émetteur d'histoires. Les méthodes d'émission du texte
emmenaient perte, absence, échec, disparition et ces méthodes s'apparentaient à celles de la
dramaturgie en théâtre. Le rapport au théâtre dans cette première partie de l'action était très
prenant. Dans la deuxième partie, plus aléatoire, l'écoute se développe encore, mais
développe également, de plus en plus d'attente, les spectateurs veulent un résultat tangible,
déchiffrer l'énigme d'une telle action, d'une telle allégorie. L'attente est déconcertante,
mais dévoile une œuvre qui met de l'avant un processus plutôt qu'un résultat, aussi
réfléchit soit-il. Cette étape d'installation du dispositif sonore, puis dans l'idée que le temps
se déroule, comme on déroule les fils, l'attention se fait de plus en plus flottante, détachée.
L'incarnation du texte au cours de l'action, devient un temps physiologique. L'oralité du
texte épouse les formes fébriles d'un corps sonore qui se transforme d'un état à l'autre,
vidéo également, marque le temps, transforme
l'espace : Éclairage
et horloge.
L'installation : technique d'installer / temps d'écoute, l'attente rend l'écoute exigeante. Le
désir inassouvi du spectateur emmène de l'imaginaire, emmène à faire du sens entre les
éléments, texte, action, objet, lumière, corps, espace, etc. Les corps diffractés
et
hétéromorphes des appareils reliés à ce corps transparents de la console dessinaient à eux
seuls une transversalite des sens. La technique emmène une finalité en soi, tandis que tous
les éléments tissent une histoire propre à chacun. L'exposition active l'archive et le son se
déplace, en nous invitant à se déplacer avec lui, tel une empreinte de l'espace, du corps et
des traces intangibles de sa présence.
97
Cette expérience se prolongera lors de mon exposition en Mars 2011 à la galerie
Séquence de Chicoutimi. J'ai pris en note les choses qui on fonctionnées et moins bien
fonctionnées et aussi celles qui étaient insoupçonnées, celles qu'on ne peut connaître
qu'après avoir vécu l'œuvre soi-même de l'extérieur. Par bien fonctionnées je parle de la
trouver une voix physique, des mouvements qui font résonner la voix autrement, le texte
autrement ; la mise en écoute du texte ; l'idée de spatialisation, de mouvement de la voix
fonctionnait très bien. On sentait très fort, le spectre sonore fantôme se déplacer dans
l'espace, se déplacer en nous. Par moins bien fonctionnées, je parle de technique et
d'hybridation ; dans la transformation de l'œuvre, trouver des stratégies pour que les étapes
s'interpénétre plus, qu'il n'y ai donc pas d'étape action-texte et action-accrochage, que cela
s'inter-coupe, s'inter-influence ; et les insoupçonnées : les ombres aux murs crées par les
projections sur les fils et les haut-parleurs, cela créait des tableaux numérique en mutation
de couleur, les projections sur le cône était incroyables ; le cône agissait comme un prisme
qui dévoilait de nouvelles couleurs aux images projetés sur celui ci, décomposait l'image
pour aller vers quelque chose qui était plus de l'ordre de la sensation que de la figuration.
Du t e x t e ... Au corps... À l ' e s p a c e .
Tous archivé l'un dans l'autre.
Quelque chose a changé chez les membres de ma famille et quelque chose a changé en moi.
...être légère et plus jamais pesante...
L'Allégorie du Membre Fantôme : 1-2 Action du texte ; 3-Action de l'accrochage ;
4-Vue d'ensemble de l'exposition (2010)
(Voir également le DVD de L'Allégorie du Membre fantôme)
99
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