Sonderdruck aus:
Colloquium Helveticum
Cahiers suisses de littérature générale et comparée
Schweizer Hefte für Allgemeine
und Vergleichende Literaturwissenschaft
Quaderni svizzeri di letteratura generale e comparata
Swiss Review of General and Comparative Literature
53/2024
Disturbed Faces
Visages perturbés
Verstörte Gesichter
Herausgegeben von / Dirigé par
Evelyn Dueck
Guillemette Bolens
AISTHESIS VERLAG
Bielefeld 2024
Lancelot Stücklin (Université de Genève)
Ce visage, « nous n’en verrions jamais la même face »
Proust et l’étincelle motrice du visage
Parti retrouver aux Champs-Élysées la jeune fille dont il se dit amoureux, le
héros de Du côté de chez Swann se pose une question pour le moins surprenante : cette jeune fille, saura-t-il seulement la reconnaître ? Entre « les images
que [sa] mémoire fatiguée ne retrouvait plus »1 (I, 394) et leur « cause
vivante » (I, 394), il pourrait y avoir plus qu’un écart à combler. C’est d’une
erreur sur la personne qu’il pourrait s’agir. En fait, si le héros salue malgré
tout son amie, ce n’est que par un « instinct aveugle », similaire à « celui qui
dans la marche nous met un pied devant l’autre avant que nous ayons eu le
temps de penser » (I, 394). Tandis que la pensée hésite, demande des garanties, l’acte de reconnaissance prend les devants. Presque malgré lui, le héros
s’engage alors dans un rituel social bien spécifique : saluer une camarade de
jeu.
Mais entre la jeune fille de ses « rêves » (I, 394) et la Gilberte qui se tient
devant lui – on aura en effet reconnu dans la fillette des Champs-Élysées la
fille de Charles Swann –, le divorce perdure. Pour le héros-narrateur, autant
parler de « deux êtres différents » (I, 394) :
Par exemple si depuis la veille je portais dans ma mémoire deux yeux de feu dans
des joues pleines et brillantes, la figure de Gilberte m’offrait maintenant avec
insistance quelque chose que précisément je ne m’étais pas rappelé, un certain
effilement aigu du nez qui, s’associant instantanément à d’autres traits, prenait
l’importance de ces caractères qui en histoire naturelle définissent une espèce, et
la transmutait en une fillette du genre de celles à museau pointu. (I, 394)
Un « quelque chose » inattendu vient modifier l’organisation générale du
visage de Gilberte. Le visage humain est cette chose complexe et dynamique,
dont l’expressivité est toujours davantage que l’addition de ses parties.2 Mais
1 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, nouvelle édition en quatre volumes
sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », t. I, 1987, t. II et III, 1988, t. IV, 1989. Le chiffre romain renvoie au
tome, le chiffre arabe à la page. Ils seront indiqués directement dans le texte.
2 C’est la définition que donne Louis-José Lestocart du concept de « complexité ».
Voir Proust et l’esthétique de la complexité, Paris, Classiques Garnier, 2022.
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Lancelot Stücklin
le garçon étourdi et amoureux ne peut s’en contenter. Portraitiste amateur, il
désirerait fixer une fois pour toutes les traits de son modèle :
Tandis que je m’apprêtais à profiter de cet instant désiré pour me livrer, sur
l’image de Gilberte que j’avais préparée avant de venir et que je ne retrouvais
plus dans ma tête, à la mise au point qui me permettrait dans les longues heures
où j’étais seul d’être sûr que c’était bien elle que je me rappelais, que c’était
bien mon amour pour elle que j’accroissais peu à peu comme un ouvrage qu’on
compose, elle me passait une balle […]. (I, 394)
Le même problème continue d’occuper l’esprit du héros : la Gilberte avec
laquelle il joue, est-ce « bien » la même que celle qu’il aime ? Utilisé à deux
reprises, l’adverbe exprime le doute et le besoin de vérification. Le héros est
cependant dérangé dans ses délicates opérations mentales. Il faut dire qu’en
ne tenant pas en place, en bougeant quand lui la voudrait statique, la fillette
ne lui facilite pas la tâche. Plutôt que de lui offrir une série de traits distinctifs qu’il pourrait noter, stabiliser et mémoriser, Gilberte, davantage préoccupée que le héros par le jeu, lui « [passe] une balle ». D’une sphère tournoyante, l’autre : le visage de Gilberte semble s’être déplacé dans cet objet
mouvant que le héros s’apprête à attraper.3 Son visage, à Gilberte, vient d’en
bas. Il ne se limite pas à cette zone corporelle comprenant bouche, yeux,
menton et front. Il concerne tout autant les mains, les bras, bref tout le corps
en action de la jeune fille. Du côté du héros, un même « instinct aveugle »
que lors des retrouvailles lui fera adopter l’attitude nécessaire à une réception efficace.
À l’image de cet épisode de jeunesse, il n’est pas rare que le visage soit dans
la Recherche l’objet d’un troc, d’un échange ou d’un transfert. Plus encore, il
apparaît comme le principe dynamique dont ces actes cognitifs et intersubjectifs dépendent, « l’étincelle joyeuse et motrice » (IV, 474) qui les anime.
D’un bout à l’autre de la Recherche, le visage offre à celui qui l’observe une
leçon d’énergétique.4 L’enjeu de l’écriture du visage chez Proust se situe ainsi
3 C’est également sur le passage du jeu avec Gilberte qu’André Benhaïm ouvre son
livre Panim. Visages de Proust, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2006. L’attention que nous portons à la dimension cognitive et incarnée
du visage chez Proust nous fait cependant nous éloigner quelque peu des analyses
de Benhaïm.
4 Éric Benoit, De la Littérature considérée comme énergie, Paris, Eurédit, 2022.
Notamment : « Proust et la lecture comme ‹ incitation ›, ‹ impulsion › », p. 219222.
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dans une forme de vigilance5 et « d’attention ouverte »6, ancrées dans un vécu
corporel et relationnel. Nous verrons qu’en tant que résultat de projections et
de fantasmes, le visage se met parfois à tourner et, comme une pièce de monnaie, montrer les différentes faces qui le composent, sans pour autant parvenir
à un tout unifié et cohérent. Synonyme de ce qui surprend, échappe et ne peut
être stabilisé, le visage fait alors jouer, dans la façon qu’il a de toujours se présenter sous une autre figure, l’imprévisibilité et les glissements de l’écriture.
L’épisode du jeu aux Champs-Élysées avec Gilberte confirme l’adage souvent
répété et mis en scène dans la Recherche selon lequel « notre personnalité
sociale est une création de la pensée des autres » (I, 19). Pour le romancier, le
sentiment amoureux en est l’exemple type. On aime toujours pour de mauvaises raisons, à partir d’un quiproquo ou d’une erreur qui ne cessera d’être
déterminante, quand bien même celle-ci pourra par la suite être rectifiée
ou corrigée. Quelques exemples tirés du roman permettront d’observer ce
phénomène. Lors de sa première rencontre avec la fille de Swann, si le jeune
héros tombe si profondément amoureux d’elle, c’est à cause de ses yeux bleus,
qu’elle a en réalité noirs (I, 139). De même, ce n’est qu’au prix d’efforts répétés que le héros parviendra à savoir dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs où
se trouve exactement le grain de beauté d’Albertine, qui se déplace du menton à la joue, avant de se s’installer définitivement « sur la lèvre supérieure
au-dessous du nez » (II, 232).
Le romancier propose de nombreuses variations autour de ce modèle.
La règle semble être la suivante : escortée par l’imagination, la perception
construit du désir à partir des diverses manifestations d’autrui. Il en découle
à l’échelle de tout le roman une importante remise en question de la notion
d’identité, héritée du réalisme du XIXe siècle. Dans cette optique, il a souvent été remarqué que l’accent mis dans la Recherche sur la valeur active de
la perception entraîne une « critique des déterminismes et des essentialismes »7. « Êtres de fuite » (III, 599) selon les mots du narrateur, les personnages proustiens seraient frappés d’une difficulté d’être résultant d’une
tension permanente entre l’un et le multiple. Alain de Lattre écrit en effet :
5 Natalie Depraz, Attention et vigilance. À la croisée de la phénoménologie et des
sciences cognitives, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2014.
6 Guillemette Bolens, « ‹ Une prunelle énamourée dans un visage de glace › : Marcel Proust et la reconnaissance des visages », dans Visages : Histoire, représentations, créations, L. Guido, M. Hennard Dutheil de la Rochère, B. Maire, F. Panese
et N. Roelens (éds.), Lausanne, Editions BHMS, 2017, p. 155-167, p. 166.
7 Stéphane Chaudier, Proust ou le démon de la description, Paris, Classiques Garnier,
2019, p. 481.
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Lancelot Stücklin
« La difficulté d’être, c’est cela : d’être plusieurs et de devoir être un ; de
ne pouvoir poser dans le premier qu’en n’étant pas sur l’autre et d’être tous
les deux ensemble. L’impossibilité d’une contrainte et la nécessité d’un
porte-à-faux. »8
« Entre vos mains mêmes, ces êtres-là sont des êtres de fuite » (III, 599),
ajoute pour sa part le narrateur dans La Prisonnière. On se met finalement à
penser que la balle-visage de Gilberte n’est pas faite pour être saisie au vol. De
façon paradoxale, chercher à l’immobiliser de ses deux mains reviendrait à la
manquer. Ce serait croire en la possibilité de figer définitivement l’identité
d’autrui. L’expérience du visage est davantage à comprendre en tant que libre
déploiement à travers l’espace et le temps.
Ce sentiment de liberté, qu’Emmanuel Levinas a retenu sous l’expression
de « scintillement des possibles »9 et qu’il lie à une forme d’amoralisme
chez le romancier, se paie par un évidement de l’identité des personnages
dans son sens traditionnel. L’une des conséquences est que chez Proust,
autrui n’apparaît souvent que comme le reflet de nos propres projections :
Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les
notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du
nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci
n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce
visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. (I, 19)
La substance du personnage, sa chair physique et sonore, provient de l’observateur. Voir quelqu’un reviendrait à ne retrouver en permanence que ce que
nous y avons mis nous-même. « Le visage », écrit Jean-Yves Tadié, « finit par
n’être qu’un champ vide, une page blanche, rempli un instant par l’observateur toujours changeant ».10
8 Alain de Lattre, « Le personnage proustien : contradiction et impossibilité
d’être », dans J.-L. Marion (dir.), La Passion de la raison. Hommage à Ferdinand
Alquié, avec la collaboration de Jean Duprun, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
1983, p. 429-439, p. 434.
9 Emmanuel Levinas, Noms propres, Paris, Fata Morgana, 1976, p. 151. L’énoncé
complet est le suivant : « Il est curieux de noter à quel point l’amoralisme de
Proust introduit dans son univers la liberté la plus folle, confère aux objets et aux
êtres définis, le scintillement des possibles que la définition n’a pas éteints. »
10 Jean-Yves Tadié, Proust et le roman : Essai sur les formes et techniques du roman
dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1971, p. 89.
Ce visage, « nous n’en verrions jamais la même face »
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Mais chaque règle comporte son lot d’exceptions. Peut-être y a-t-il même
tout au long de la Recherche autant d’exceptions à la règle que d’exemples
pour la soutenir. Une anecdote à tonalité comique, relatée dans la première
partie des Jeunes filles en fleurs, peut servir de contre-modèle :
[L]’idée qu’on s’est faite longtemps d’une personne bouche les yeux et les
oreilles ; ma mère pendant trois ans ne distingua pas plus le fard qu’une de
ses nièces se mettait aux lèvres que s’il eût été invisiblement dissous entièrement dans un liquide ; jusqu’au jour où une parcelle supplémentaire, ou bien
quelque autre cause amena le phénomène appelé sursaturation ; tout le fard
non aperçu cristallisa et ma mère devant cette débauche soudaine de couleur
déclara comme on eût fait à Combray que c’était une honte et cessa presque
toute relation avec sa nièce […]. (I, 425)
Ce que le narrateur appelle le « phénomène de sursaturation » désigne la
résistance et la révolte du visage face aux habitudes de pensée de l’observateur. Le visage choisit son moment ou son jour et cause alors surprise, choc,
voire véritable scandale. Le mauvais rôle est souvent endossé par le nez, dont
le narrateur, parodiant le discours physiognomoniste d’un Balzac11, dit qu’il
est « l’organe où s’étale le plus aisément la bêtise » (III, 305). Du « petit
bouton au coin du nez » de la duchesse de Guermantes (I, 172) au « nez
rouge en forme de coquille de colimaçon » (I, 537) de Bergotte, le nez des
personnages donne au héros une difficile et parfois décevante leçon de retour
au réel, bien que jamais tout à fait définitive.
Pour le romancier, le visage constitue ainsi un réservoir riche en retournements romanesques. « C’est cela, ce n’est que cela, Mme de Guermantes ! »
(I, 173), s’exclame le héros après avoir scruté le visage de celle dont il a tant
rêvé l’apparence. « C’est ça, la jeune fille que tu aimes ? » (IV, 21) demande
encore Robert de Saint-Loup au héros, voyant pour la première fois une photographie d’Albertine. Pour autant, le « ça » du visage ne se situe jamais du
côté d’une matérialité brute et sans épaisseur. Il n’est pas tant objet de monstration qu’interrogation sur les conditions de sa manifestation, relevant de ce
que le narrateur appelle le « tremblé de [la] perception première » (II, 181).
Plutôt qu’un objet sur lequel la vision viendrait seulement s’appliquer, le
visage nait du « tremblé », du « bougé » caractéristique de la perception. Le
visage est autant vu que construit par l’acte de vision. Ainsi, il convoque en
même temps la vie affective de celui qui l’observe.
11 Il le parodie, car c’est pour mieux le détourner. Le visage est une fois encore le
lieu d’un transfert : « Par une transposition de sens, M. de Cambremer vous
regardait avec son nez. » (III, 304)
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Lancelot Stücklin
Dans le roman, les frictions sont particulièrement fortes dans le cas où
deux personnages observent le visage d’un tiers. L’écart entre les perspectives
met le visage en action et fait de lui le lieu d’un choc non résolu entre des
points de vue divergents. Le personnage de Rachel, l’amante de Robert de
Saint-Loup, nous permettra d’étudier cette tension à l’œuvre dans le visage,
dont les implications sont à la fois corporelles, cognitives et intersubjectives.
C’est dans une maison de passe que le héros rencontre pour la première
fois Rachel. À ce stade du récit, il ne la considère pas comme une personne
à part entière. Elle est entièrement subsumée sous « une catégorie générale
de femmes dont l’habitude à toutes était de venir là le soir voir s’il n’y avait
pas un louis ou deux à gagner » (I, 567). Comme pour la mère du héros
avec l’une de ses nièces, la première impression s’avère déterminante. Le
héros-narrateur portera en effet longtemps sur Rachel ce même regard teinté
de condescendance. Un portrait est néanmoins brossé, motivé par le fait que
Rachel est recommandée auprès du héros par la patronne de maison :
Cette Rachel que j’aperçus sans qu’elle me vît, était brune, pas jolie, mais avait
l’air intelligent, et non sans passer un bout de langue sur ses lèvres, souriait
d’un air plein d’impertinence aux michés qu’on lui présentait et que j’entendais entamer la conversation avec elle. Son mince et étroit visage était entouré
de cheveux noirs et frisés, irréguliers comme s’ils avaient été indiqués par des
hachures dans un lavis, à l’encre de Chine. (I, 566)
« [P]as jolie », Rachel réactive dans le roman le thème de la femme qui
« n’était pas [son] genre » (I, 375), selon la formule qui clôt Un amour
de Swann – même s’il s’agit ici du point de vue du héros et non de SaintLoup, qui n’est pas encore apparu physiquement dans le roman. La relation
entre Swann et Odette annonce en effet bien des aspects de la liaison entre
Saint-Loup et Rachel, de même qu’entre le héros et Albertine. La réticence
qu’a le héros à faire de Rachel une personne, réticence qui semble indiquer
de sa part une forme de mépris, peut expliquer l’absence de détails dans la
description de son visage. « [M]ince et étroit », le visage de Rachel n’existe
qu’au travers d’une délimitation spatiale, entre le quasi rectangle du visage,
« entouré » par le cercle que constitue les « cheveux noirs et frisés », qui ne
sont eux-mêmes que minimalement « indiqués ». Le visage de Rachel est un
espace vide structuré géométriquement, auquel s’ajoute des « hachures » à
« l’encre de Chine », c’est-à-dire un motif qui joue de l’alternance entre le
vide et le plein.
Le portrait de Rachel en prostituée dans les Jeunes filles en fleurs prépare
l’une des scènes centrales du Côté de Guermantes. Dans cet épisode, SaintLoup présente sa maîtresse au héros. On apprend que cette dernière lui cause
Ce visage, « nous n’en verrions jamais la même face »
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de nombreux soucis, notamment par un chantage affectif et pécunier. Or la
maîtresse de Saint-Loup se révèle être la prostituée que le héros a rencontrée
dans les Jeunes filles en fleurs. La tension entre leurs points de vue respectifs
ne pourrait être plus grande :
L’idée qu’on pût avoir une curiosité douloureuse à l’égard de sa vie me stupéfiait. J’aurais pu apprendre bien des coucheries d’elle à Robert, lesquelles
me semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles
l’eussent peiné. Et que n’avait-il pas donné pour les connaître, sans y réussir.
(II, 456-457)
Dissimulant tant bien que mal sa stupéfaction, le héros-narrateur se met à
méditer sur les pouvoirs de l’imagination :
Je me rendais compte de tout ce qu’une imagination humaine peut mettre
derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si c’est
l’imagination qui l’a connue d’abord ; et, inversement, en quels misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se décomposer ce qui était
le but de tant de rêveries, si, au contraire, cela avait été perçu d’une manière
opposée, par la connaissance la plus triviale. (II, 457)
L’imagination crée de la profondeur à partir d’un « petit morceau de
visage », avec ce qui au départ n’était qu’une surface plane de faible étendue. Sous l’effet de l’imagination, le visage se dote ainsi d’un référentiel spatial autonome. En cela, percevoir un visage, notamment sous le prisme de
l’amour, revient à voir l’un de ses côtés. Chez Proust, on arrive à un visage
comme à un point dans l’espace : « Sans doute c’était le même mince et
étroit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous étions arrivés à lui
par les deux routes opposées qui ne communiqueraient jamais, et nous n’en
verrions jamais la même face. » (II, 457)
Il n’est pas anodin que le narrateur substitue dans cette dernière phrase le
terme de « face » à celui de « visage ». Il s’ensuit un double sens, provoqué
par ce que la rhétorique a retenu sous le nom de syllepse. Comme un bâtiment architectural, le visage comporte plusieurs faces. Il est en cela d’emblée pluriel, « un visages »12, comme l’écrit André Benhaïm. Mais de façon
plus prosaïque, les faces du visage de Rachel semblent ici renvoyer aux deux
faces d’une pièce de monnaie. Dès lors, tout porte à croire que rencontrer
12 Benhaïm, Panim. Visages de Proust, op. cit., p. 14. Voir également du même
auteur : « Face au passant. Proust, Baudelaire, Levinas, et la réponse poétique »,
Revue des sciences humaine : Poésie, esthétique, éthique, n°286, 2/2007, p. 91-108.
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Lancelot Stücklin
quelqu’un revient à jouer à pile ou face. Toute rencontre est un jeu de hasard,
mis en action par une main fantôme venue lancer la pièce de monnaie. Le
« mince et étroit » visage de Rachel n’est autre que la tranche de la pièce,
la zone intermédiaire ou le liant entre les deux faces, tranche instable sur
laquelle la pièce ne retombe jamais.
L’unité du visage, et plus largement du personnage, ne peut dès lors
qu’être elle-même fantomatique. La notion d’identité ne fait que tourner
autour d’une absence, autour du presque rien de cette tranche dont la nature
est avant tout relationnelle. Comme la balle de Gilberte, le visage-pièce-demonnaie de Rachel n’a de sens que par le mouvement qui lui est imparti.
Notons à ce propos l’ironie : à la fillette des Champs-Élysées, la balle de jeu ;
à la prostituée, la pièce de monnaie. Qu’ils existent réellement sur le plan de
la diégèse ou qu’ils soient davantage suggérés de façon plus métaphorique,
les artefacts servant de relais à l’identité dynamique des personnages ne
sont pas choisis au hasard. Ils endossent en eux-mêmes une certaine charge
ontologique.
Le conflit des perspectives autour du visage de Rachel s’avère ainsi plus
complexe que ce qu’écrit Tadié sur le visage en tant que « champ vide » ou
« page blanche », bref comme être de papier attendant d’être rempli par le
désir de l’autre. De façon similaire, dans Proust et les mécanismes d’influence
sociale, Stéphane Laurens analyse ce passage en termes d’opposition entre
illusion et réalité. Il écrit : « La position d’autrui et la réalité, incompatibles
avec cette croyance personnelle, s’effacent devant l’illusion. »13 Mais est-ce
bien du choc entre réalité et illusion qu’il s’agit ici ? Ce que le conflit des perspectives met plutôt en lumière, c’est que le visage n’est autre que le principe
d’alternance entre ses faces. Le visage ne relève ni de l’« illusion » ni de la
« réalité », mais de l’impulsion qui préside à la multiplicité de ses manifestations. Il ne saurait en ce sens disposer d’une unité autre qu’instable. Le visage
trouve dans son déséquilibre l’énergie nécessaire à sa relance. En somme, la
seule illusion consiste à croire en une identité positive chez autrui, qui serait
donnée sans restes ni lacunes, « identique pour tout le monde et dont chacun n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou
d’un testament » (I, 19).
Parler d’« illusion » ou de « réalité » comme le fait Laurens revient
à rester tributaire d’une conception traditionnaliste de l’identité, que le
13 Stéphane Laurens, Proust et les mécanismes d’influence sociale. Attitudes, changements d’attitudes et influences dans La Recherche, Saint-Guilhem-le-Désert,
Éditions Guilhem, 2022, p. 115-116.
Ce visage, « nous n’en verrions jamais la même face »
123
romancier cherche précisément à ébranler. Être de papier, Rachel en est bien
un, mais pas dans le sens que l’on entend couramment :
L’immobilité de ce mince visage, comme d’une feuille de papier soumise aux
colossales pressions de deux atmosphères, me semblait équilibrée par deux
infinis qui venaient aboutir à elle sans se rencontrer, car elle les séparait. Et
en effet, la regardant tous les deux, Robert et moi, nous ne la voyions pas du
même côté du mystère. (II, 458)
Comme pour la pièce de monnaie, la feuille de papier n’est pas vue de face,
mais de biais, sur sa tranche. Ce sont le héros et Robert qui, eux, voient
chacun de leur côté l’une de ces « feuille[s] » que leur présente le visage
de Rachel. Selon une esthétique proche du cubisme14, le romancier décrit
simultanément les différentes faces de Rachel ainsi que leur principe unifiant,
qui n’est en fin de compte qu’une ligne en tension extrême vers l’inexistence.
Ce que le narrateur appelle ici le « mystère » semble désigner la source des
différents visages de Rachel, qui n’apparaît pas elle-même directement, car
celle-ci reste en retrait, dans un horizon jamais pleinement actualisé. Lorsqu’il apparaît dans le monde, le visage d’autrui met en action plusieurs de ses
faces, tout en demeurant en excès par rapport à elles. Il garde en réserve une
part de mystère, rendant alors possible le choc, la surprise et la stupéfaction.
Pour le romancier, nous ne sommes jamais à l’abri de ce qu’autrui puisse soudainement nous montrer une autre de ses faces.
Revenons encore un instant à l’épisode du quiproquo autour du visage de
Rachel dans Le côté de Guermantes. Un évènement survenu immédiatement
après les réflexions du héros va en effet imposer à la pièce de monnaie un tour
supplémentaire. Marchant en direction du train qui les ramènera à Paris, les
trois personnages croisent deux femmes qui se mettent à interpeller l’amante
de Robert :
« Tiens, Rachel, tu montes avec nous, Lucienne et Germaine sont dans le
wagon et il y a justement encore de la place, viens, on ira ensemble au skating ». Elles s’apprêtaient à lui présenter deux « calicots », leurs amants, qui
les accompagnaient, quand, devant l’air légèrement gêné de Rachel, elles
levèrent curieusement les yeux un peu plus loin, nous aperçurent et s’excusant
14 Sur les visages proustiens et la peinture, voir notamment Bérengère Moricheau,
« La peinture du visage dans la Recherche : entre impressionnisme et cubisme »,
dans F. Gaspari (dir.), L’Écriture du visage dans les littératures francophones et
anglophones de l’âge classique au XXIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 149166.
124
Lancelot Stücklin
lui dirent adieu en recevant d’elle un adieu aussi, un peu embarrassé et amical.
C’étaient deux pauvres petites poules, avec des collets en fausse loutre, ayant à
peu près l’aspect qu’avait Rachel quand Saint-Loup l’avait rencontrée la première fois. (II, 459-460)
Cette rencontre imprévue remet soudainement en mouvement l’image que
Robert se fait de Rachel. Il aperçoit alors momentanément l’autre face de
son amante :
Il ne fit pas qu’entrevoir cette vie, mais aussi au milieu une Rachel tout autre
que celle qu’il connaissait, une Rachel pareille à ces deux petites poules, une
Rachel à vingt francs. En somme Rachel s’était un instant dédoublé pour lui,
il avait aperçu à quelque distance de sa Rachel la Rachel petite poule, la Rachel
réelle, à supposer que la Rachel poule fût plus réelle que l’autre. (II, 460)
Parce qu’elle s’appuie sur de mauvaises prémisses, la question de la « réalité »
de l’identité d’autrui fait ainsi fausse route. Le personnage de Rachel en pièce
de monnaie oblige à penser une tension vers une unité non résolue. L’identité est affaire de mise en mouvement autour d’un axe de rotation qui pour
sa part s’apparente à une quasi-absence. Comme ces « êtres de fuite » qui
« entre vos mains mêmes » (III, 599) continuent à s’échapper, la tranche de
la pièce de monnaie, c’est-à-dire la zone de l’entre-deux dont dépend le tournoiement de l’objet, n’est pas de l’ordre de la saisie ou de la capture. Remarquons en outre que le portrait de Rachel reste immanquablement tributaire
du point de vue du héros ainsi que des hypothèses que celui-ci formule à
propos de Robert de Saint-Loup. Constamment filtrées par la conscience du
héros-narrateur, les opérations cognitives des personnages-tiers n’échappent
jamais au relativisme de leur propre point de vue.15 Chez Proust, ce principe philosophique et romanesque16 semble tout particulièrement déboucher sur un interdit en ce qui concerne les personnages féminins. Jamais les
consciences d’Odette, d’Albertine ou de Rachel ne sont présentées pour
15 Cela explique l’ironie cruelle du narrateur à l’encontre de Robert, notamment
lorsqu’on lit : « les perles admirables de Rachel rapprirent à Robert qu’elle était
une femme d’un grand prix ». (II, 462)
16 À ce sujet, voir notamment le chapitre que Luc Fraisse consacre à « L’émergence
du discours dans l’univers de la monade » dans L’éclectisme philosophique de
Marcel Proust, Paris, Sorbonne Université Presses, 2019, p. 699-732. Voir aussi
Robert B. Pippin, « Subjectivity: A Proustian Problem », Philosophy by Other
Means, Chicago-London, University of Chicago Press, 2021, p. 179-196.
Ce visage, « nous n’en verrions jamais la même face »
125
elles-mêmes, comme cela est parfois le cas pour Robert.17 Enserrée entre deux
points de vue masculins plutôt stéréotypés, qui alternent entre la figure de la
prostituée et de l’amante, le personnage de Rachel demeure résolument en
excès par rapport à ceux-ci.
« Nous n’avons pas du monde une série de profils dont une conscience en
nous opérerait la liaison »18, écrit Maurice Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception. On comprend que la remontée vers un hypothétique
invariant du visage soit déçue tout au long de la Recherche. Anne Simon a raison d’écrire que « les variations mémorielles que le protagoniste fait subir au
visage d’Albertine dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs ne le mènent jamais
à un visage stable, à un eidos apte à subsumer ou à résumer tous les visages
d’Albertine ».19 Que ce soit pour Albertine ou pour Rachel, chercher l’invariant de leur visage, c’est vouloir que la pièce retombe simultanément sur
ses deux faces.
Pour que le visage continue d’interroger cette frange intermédiaire entre
les subjectivités incarnées, il est primordial qu’il ne puisse pas se figer en des
traits facilement repérables servant uniquement de fiche signalétique. Pour
le lecteur même, qui assiste à l’une des faces de Rachel, puis à l’autre, on ne
pourrait parler d’un savoir total au moyen duquel les tensions seraient résolues. L’expérience du lecteur est plus proche de celle du héros-narrateur, qui
plutôt que de parvenir à un tout unifié, assiste à l’alternance entre les faces.
Les personnages de la Recherche étant frappés, selon l’expression d’Alain de
Lattre, d’une ‹ difficulté d’être ›, la seule vérité les concernant est celle du
liant qui préside à leurs manifestations, et qui ne peut jouer son rôle qu’en
s’éclipsant lui-même du spectacle vu. À la fin, on n’est pas loin de penser que
cette main fantomatique qui d’un bout à l’autre du roman joue à lancer la
pièce de monnaie, ce soit celle du lecteur. Dans le temps de sa lecture, il joue
de l’articulation entre les faces. Mais la position de survol qui abolirait le
travail des faces, et qui n’est autre que celui du temps, ne lui est pas permise.
Comme le héros-narrateur, il ne peut que demeurer dans la fascination d’un
spectacle tournoyant et sans cesse changeant. Le geste cognitif consistant à
lancer la pièce de monnaie compte ainsi davantage que son illusoire résultat.
17 L’effet de transparence de la conscience de Robert pour le héros-narrateur n’est
néanmoins pas constante, comme lorsque Robert répond au salut du héros
« comme il eût répondu à un soldat qu’il n’eût pas connu ». (II, 436)
18 Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception [1945], Œuvres,
édition établie et préfacée par Claude Lefort, Paris, Gallimard, 2010, p. 1028.
19 Anne Simon, La Rumeur des distances traversées. Proust, une esthétique de la
surimpression, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 78.
126
Lancelot Stücklin
Nous avons vu que le mouvement de rotation du visage de Rachel dépend
du double sens du mot ‹ face ›, qui peut à la fois signifier le visage humain et
l’un des côtés d’un objet. L’usage que le romancier fait de ce terme confère
un aspect géométrique au visage, qui à la façon d’un tableau cubiste se voit
divisé ou morcelé en plusieurs parties. Dans le cas du personnage de Rachel,
ce que le romancier appelle ‹ visage › semble être le principe unifiant entre
les faces, l’indice générateur qui, bien que n’étant jamais tout à fait actuel, ne
se résorbe pas dans l’inexistant. Il faut bien que le visage existe, puisque ses
faces tournent les unes sur les autres. Pourtant, ce dernier reste indéfiniment
caché, retiré dans ce que le romancier appelle son ‹ mystère ›. À ces considérations à la fois philosophiques, esthétiques et éthiques, également abordées
par Anne Simon et André Benhaïm, et qui font par bien des aspects songer
à la pensée d’Emmanuel Levinas, nous aimerions ajouter la notion suivante :
dans la Recherche, le visage est étincelle motrice, principe dynamique et énergétique d’une mise en action plus générale. À l’image de la pièce de monnaie
caractéristique du personnage de Rachel, le visage de Gilberte ne se trouve
pas exactement dans la balle de la fillette, que le héros peut bien immobiliser
de ses deux mains. Il a à voir avec l’impulsion qui préside à son mouvement.
Le moment du visage est celui de l’étincelle ou de l’impulsion motrice, qui
paradoxalement vient d’ailleurs que du visage au sens strict. L’énergétique
du visage déborde ainsi le cadre restreint de la face humaine et se met à comprendre l’individu dans son entier, corps et esprit liés. Restreindre l’expressivité d’un visage à la stricte délimitation entre front et menton reviendrait,
une fois encore, à rater la signification du geste qu’accomplit Gilberte dans
cet épisode de jeunesse de Du côté de chez Swann.
Un autre exemple, tiré de Sodome et Gomorrhe, permettra de relier le
visage à l’ensemble de la dynamique corporelle du personnage. Le narrateur
y décrit le personnage vieillissant du baron Charlus : « À Paris où je ne le
rencontrais qu’en soirée, immobile, sanglé dans un habit noir, maintenu dans
le sens de la verticale par son fier redressement, son élan pour plaire, la fusée
de sa conversation, je ne me rendais pas compte à quel point il avait vieilli. »
(III, 254) Dans cette description, l’habillement du baron Charlus ne relève
pas d’une simple notation mais prépare, par l’effet constrictif du vêtement,
un mouvement ascensionnel. À ce stade du récit, le personnage de Charlus
se comprend comme une force ascendante à résonnance posturale et interactionnelle (le « fier redressement » et « l’élan pour plaire »). Le terme de
« fusée », qui renvoie à la qualité de la conversation de Charlus, conjoint les
domaines du physique et du moral. D’une bouche qu’on ne saurait réduire
à un simple organe émane une parole propulsée depuis la zone ventrale du
personnage, qui fait entendre et ressentir auprès des autres personnages du
Ce visage, « nous n’en verrions jamais la même face »
127
roman un style conversationnel proche d’une forme de détonation. Sur le
plan de la langue, l’impulsion est donnée par le double emploi du terme
« fusée », qui désigne à la fois l’objet explosif source de lumière et de chaleur,
et le débit de paroles du personnage qui, précisément, fuse.
Syllepse, donc, comme pour les différentes faces de Rachel. Figure de l’ambivalence et de la condensation sémantique, la syllepse peut se définir par
« l’occurrence unique d’un signe actualisant en discours plus d’un sens ».20
Plusieurs commentateurs ont noté l’usage spécial que fait Proust de la syllepse tout au long de la Recherche. Dans La Rumeur des distances traversées,
Anne Simon écrit :
La syllepse stylistique généralisée dans la Recherche provoque effectivement
un va-et-vient entre connu et inouï, entre ce qui semble actuel et ce qui est
réel. La constante tension chez Proust entre plusieurs termes, plusieurs champs
sémiques ou plusieurs textes lui permet de restituer les efforts et glissements
caractéristiques de son ontologie, à l’œuvre à tous les niveaux du roman.21
Stéphane Chaudier, dans une contribution à l’ouvrage La Syllepse, figure
stylistique, reconnaît également la valeur ontologique de la syllepse à l’intérieur du roman de Proust : « Soulignant la minutie de son travail sur la
langue, le texte tire son autorité littéraire non du réalisme de l’évocation mais
au contraire de sa capacité à réinventer un monde en tissant entre les mots
un réseau serré de relations sémantiques. »22 Figure du jeu de mots et de la
double entente, la syllepse peut, si mal maîtrisée, chuter dans l’afféterie ou
l’artifice. Il importe que la syllepse soit suffisamment discrète pour que sa
reconnaissance par le lecteur fasse elle-même évènement et ouvre comme un
double-fond à l’intérieur de l’écriture. Reconnue et activée cognitivement
par les lecteurs, le texte se met alors en action, que ce soit à la façon d’un
ballon lancé par un personnage, d’une pièce qui alterne entre son côté pile et
son côté face, ou d’une fusée propulsée à la verticale.
20 La Syllepse. Figure stylistique, textes réunis et présentés par Y. Chevalier et
P. Wahl, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2006, p. 8.
21 Simon, La Rumeur des distances traversées, op. cit., p. 60.
22 Stéphane Chaudier, « Proust et la syllepse vive », dans La Syllepse. Figure stylistique, op. cit., p. 421-430, p. 425. Voir également la contribution de Françoise
Piniello, « Syllepse et dynamique de la phrase proustienne », dans La Syllepse.
Figure stylistique, op. cit., p. 401-419. Sur la syllepse proustienne, on peut remonter jusqu’à l’article de Justien O’Brien, « Proust’s Use of Syllepsis », Modern
Language Association, vol. 69, n° 4, 1954, p. 741-752.
128
Lancelot Stücklin
Il semble que les évènements qui entourent dans la Recherche la vue ou
la reconnaissance d’un visage se prêtent tout particulièrement à ce trait de
style exprimant l’ouverture aux sens possibles. Par un excès de fard sur les
lèvres, un bouton mal placé ou un nez de forme étrange, le visage choque
et surprend. Le visage est pour Proust de nature sylleptique, dans le sens où
il comporte toujours plus qu’une seule signification. Il tire de la collusion
entre les champs sémiques en présence l’énergie propre à sa manifestation.
Se déclinant en faces et en figures, le visage comporte d’emblée la possibilité
d’un sens décuplé. Le propre du visage est ainsi de faire figure. Il appelle, sur
le plan de la langue, toute la série des figures du langage.
Dans les Jeunes filles en fleurs, le narrateur remarque par exemple : « Une
même expression, de figure comme de langage, pouvant comporter diverses
acceptions, j’étais hésitant comme un élève devant les difficultés d’une version grecque » (II, 236-237). Le visage humain est ainsi un défi porté au langage. Avec l’effort et les risques d’erreurs que cela comporte, le visage est à
traduire dans le va-et-vient entre texte source et texte cible. Il est ainsi par
nature figuré, ou plutôt il n’a d’autre nature que celle qui consiste à se donner
d’autres figures, à se tourner et se retourner, à la façon de la syllepse stylistique, mais aussi de la métaphore et de la comparaison, autant de tropes dont
la critique a reconnu, sur le modèle de l’ouvrage de Paul Ricoeur La Métaphore vive, la valeur active et créative chez Proust.23 Toujours déjà figuré, le
visage est ce qui, à la façon d’une figure de style, engage chez le lecteur-observateur une activité d’interprétation. À la fois abstrait et concret, situé entre
deux mots ou deux concepts, le visage interroge cette zone de l’entre-deux
d’où découle la possibilité du sens.
Nous revenons ainsi à notre point de départ. Comme la balle que Gilberte
« passe » (I, 394) au héros ou la pièce de monnaie qui virevolte entre les
différents points de vue, le rôle de l’écriture du visage dans la Recherche est
de densifier l’espace qui préside à la relation entre les subjectivités incarnées.
Se manifestant depuis la zone de l’entre-deux, le visage rend attentif à ce qui
échappe et ce qui fuit. Il est l’autre nom de cette propriété qu’a l’espace d’être
toujours plus loin. Dans le roman, le héros en fera lui-même l’expérience. Il
pourra bien essayer d’enfermer Albertine derrière les barreaux de sa chambre,
« l’espace et le temps rendus sensibles au cœur » (III, 887) ne cesseront pas
pour autant d’échapper à sa prise. Sur le modèle, une fois encore, d’un tableau
cubiste, il faudra que l’espace se morcelle et se brise, et qu’à La Prisonnière
succède Albertine disparue.
23 On pense à l’article de Chaudier « Proust et la syllepse vive », art. cit., ou l’ouvrage
d’Ilaria Vidotto, Proust et la comparaison vive, Paris, Classiques Garnier, 2020.
Ce visage, « nous n’en verrions jamais la même face »
129
Si l’écrivain ne cesse de revenir au visage, c’est parce que dans la façon qu’a
ce dernier de tourner autour d’un vide, d’une quasi-absence qui pourtant
n’est pas rien, il convoque l’ensemble des facultés du sujet, à la fois intellectuelles et sensibles. On peut aller jusqu’à parler d’une gourmandise du visage
chez Proust :
La figure de celle qui était le plus près de lui [Elstir], grosse et éclairée par ses
regards, avait l’air d’un gâteau où on eût réservé de la place pour un peu de ciel.
Ses yeux, même fixes, donnaient l’impression de la mobilité, comme il arrive
par ces jours de grand vent où l’air, quoique invisible, laisse percevoir la vitesse
avec laquelle il passe sur le fond de l’azur. (II, 211-212)
Tout l’apprentissage du héros de la Recherche se trouve ici en miniature.
Conserver à l’intérieur du visage un peu d’air, un peu d’espace, est l’un des
défis de l’écriture proustienne, faisant de l’instabilité de la face ou de la figure
humaine l’un des puissants moteurs du roman.
Inhaltsverzeichnis
Disturbed Faces
Visages perturbés
Verstörte Gesichter
Evelyn Dueck, Guillemette Bolens
Introduction .................................................................................................
13
Francesca Serra
Composer le monde, décomposer le visage ...........................................
25
Sif Rikhardsdottir
The Performative Face in Egils saga Skallagrímssonar .........................
35
William J. F. Hoff
The Two Faces of Guy of Gisborne.
Self-Image and Social Truth in Robin Hood and Guy of Gisborne
(c. 1475) ........................................................................................................
49
Joe Hughes
“The Knight of the Sorrowful Face”.
The Face of the Historian in Don Quijote ..............................................
65
Massimo Leone
Cataloging Faces.
From the Semantics of Facial Categorization to the Pragmatics
of Biopower ..................................................................................................
81
Florence Schnebelen
« Les minutes passionnées des visages » d’Anna de Noailles ............
97
Lancelot Stücklin
Ce visage, « nous n’en verrions jamais la même face ».
Proust et l’étincelle motrice du visage ..................................................... 115
Mona Körte
The Negation of Face.
A Reading of Robert Antelme’s L’espèce humaine ................................ 131
Stephanie Trigg
Reading the Emotional Rhetoric of the Face.
Tarjei Vesaas’ The Ice Palace ....................................................................... 145
Tyne Daile Sumner
Troubling the Face.
Sylvia Plath’s Lyric Masks ........................................................................... 161
Marie Kondrat
Visages hors-champ .................................................................................... 177
Guy Webster
The Tactile Face.
Affecting Faciality in the Horror Cinema of Ingmar Bergman,
John Carpenter and David Lowery ......................................................... 191
Romain Bionda
Les visages de l’identification aux autres qu’humains.
Réflexions à partir de Croire aux fauves de Nastassja Martin
et de Der letzte Mensch de Philipp Weiss ............................................... 211
Mathilde Grasset
Le visage mis en jeu : grimaces et impassibilités burlesques ............... 235
Rezensionen
Comptes rendus
Reviews
Michel Viegnes
Le petit noir du côté Est : fictions criminelles en milieu
postsoviétique
(Paul Bleton (dir.), À l’Est de l’étoile polar. « Séries policières » n° 3,
La Revue des Lettres modernes, 2023) ..................................................... 254
Ariane Lüthi
La vigilance à l’égard de l’instant présent
(Emmanuelle Tabet, Méditer plume en main. Journal intime et
exercice spirituel, Paris, Classiques Garnier, coll. « Confluences »,
2021) ............................................................................................................. 257
Verzeichnis der Autoren und Autorinnen
Notice sur les auteur(e)s
Notes on Contributors ……………………..................................... 263
Prospectus
Band 54 (2025) …………………………………………..................................... 271