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Diptyque sons-mots-sons

2018, Deleted Journal

Diptyque sons-mots-sons : essai d'expressionnisme conceptuel

Par Anatoly Orlovsky Compositeur de musique réelle -écrite, jouée, écoutée, j'explore en contrepoint les descriptions à forte teneur de subjectivité de musiques imaginées ou entendues. Ce parti-pris pour l'enveloppement à la limite dissolvant de l'objet musical que je décris dans une sphère du moi accidentée et saturée de prismes ne relève ni d'un quelconque impressionnisme voué à la fixation de l'instant même, ni d'une romantique passion de la passion clamant la sensibilité vaticinante du héraut, à la manière de Romain Rolland ou de Liszt dans ce livre sur Chopin (1851) que Théophile Gauthier qualifia de « remarquable sous le rapport du style et de la fantaisie ». Or, ce rapport qui m'interpelle se colore pour moi nativement d'une esthétique expressionniste, ma patrie de(s) sens depuis la jeunesse. De Schiele à Clyfford Still et Pollock, puis Baselitz, Hrdlicka, Bacon, Jana Sterbak et Marc Séguin, je carbure à ce sur-romantisme des limites; j'appelle aussi et recherche une organique intrication entre le fond et la forme, où les deux s'exacerbent mutuellement, où la tension formelle pressure, ex-prime les molécules du contenu dont l'expressivité ainsi rehaussée exerce un surcroit de pression sur la forme-contenant (définition, bornes), en un procès de réciproque intensification que la cybernétique qualifierait de rétroaction (« feedback ») positive.

Mû par cette sensibilité, j'avais écrit deux textes dont chacun inaugure une spirale de sons-mots-sons.

Primo, il y eut un concert marquant de compositeurs proches de l'expressionnisme abstrait américain, si marquant qu'il m'était devenu urgent d'en croquer les impressions sur le vif. Retravaillées, ces notations devinrent, aux antipodes de toute critique « objectivante », des runes gravées en mon for, en guise d'une « pré-partition » sensitive pour une future oeuvre personnelle et audible, sans références ni autres emprunts (couleur, langage) à la musique décrite, celle des compositeurs Cowell, Persichetti, Brown et Morton Feldman.

Le deuxième « panneau » de ce diptyque narre une musique imaginaire, à la différence de celle, réellement entendue, qui ancre le texte précédent. Mon ami l'écrivain philosophe Yves Vaillancourt (voir son essai « Musique, mystique et utopie », au début de ce numéro) m'avait sollicité pour mieux dépeindre le personnage d'un jeune compositeur dans son roman, alors en gestation, intitulé « Mon Nord magnétique » (éd. Québec Amérique, 2009). À ce dessein, j'ai figuré quelques propos/ pensées du musicien fictif en train d'imaginer et donner forme à l'oeuvre qu'il était en voie d'écrire dans le roman. En clair, il s'agissait de « descriptions de descriptions », pour citer Pier Paolo Pasolini. Comme celles du premier texte, ces runes servent également de didascalies sensibles et formelles orientant la musique que je compose actuellement pour un opéra de chambre.

Certes, mon diptyque n'est pas moins conceptuel, stricto sensu, que les mots-tableaux de Rémy Zaugg, dont ceux « où l'artiste reproduit, au stylo à bille, le cadre du Cézanne [La maison du pendu], puis note ce qui y figure à l'endroit correspondant : arbres, ciel, maison, toit, toit, toit… herbe, chemin. » (Élisabeth Chardon, « Rémy Zaugg, les mots pour le peindre », Le Temps, 27 fév. 2015). Pourtant, loin du froid ratiocinant que le conceptualisme évoque en général, ce diptyque expressionniste récuse tout filtrage ou effet d'aliénation brechtienne eu égard aux affects qui y sont exposés à nu, voire magnifiés. Dans ce sens, la paire de textes qui suit se veut un essai d'expressionnisme conceptuel situé entre la musique entendue ou imaginaire génitrice des mots et celle, future, que ceux-ci seront appelés à engendrer à leur tour (1) .