Comment faire des typologies en politique comparée ?
Tom Chevalier
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Tom Chevalier. Comment faire des typologies en politique comparée ?. Revue internationale de
politique comparée, 2022, 10.3917/ripc.294.0105. hal-03927163
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1
Comment faire des typologies en politique comparée ?
Introduction
Durkheim écrivait que « la sociologie comparée n’est pas une branche particulière de la
sociologie ; c’est la sociologie même, en tant qu’elle cesse d’être purement descriptive et aspire
à rendre compte des faits » (Durkheim, 1986, p.137). La comparaison se trouve en effet au cœur
même des sciences sociales, qu’il s’agisse de comparaison microsociologique (comparaison
des individus) ou de comparaison macrosociologique (comparaison d’entités agrégées, de pays
notamment : ce à quoi renvoie aujourd’hui le plus souvent la comparaison dite
« internationale », voir Hassenteufel, 2005). Plusieurs études ont déjà porté sur cette pratique
(voir notamment Vigour, 2005), qui constitue le cœur d’un champ de la science politique, à
savoir la politique comparée. Les possibilités de mise en forme des comparaisons
internationales sont multiples, en fonction des objectifs des chercheur.es, partagé.es notamment
entre montée en généralité et épaisseur des singularités (Béal, 2012). Cet article vise ici à se
pencher sur une forme spécifique de la démarche méthodologique en politique comparée, à
savoir l’élaboration de ce qu’on appelle le plus souvent « typologies », et que l’on peut définir
de la façon suivante : une typologie renvoie aux recherches comparatives mobilisant des types
stylisés permettant d’ordonner et de donner du sens à la diversité empirique des cas singuliers.
Il est assez commun que les comparaisons en politique comparée débouchent sur de telles
constructions théoriques et empiriques. Mais leur statut et leurs différences restent sources de
divisions et d’incompréhensions entre les chercheur.es. Par exemple, la différence entre la
2
prédominance de l’exercice typologique au niveau macro en politique comparée en langue
anglaise et sa rareté relative en langue française a de quoi laisser perplexe. D’autant plus que
les sciences sociales en langue française font un usage fréquent des typologies, taxinomies,
classifications, ou autres idéaux-types, lorsque celles-ci se situent au niveau micro, pour
distribuer des individus dans des catégories ou distinguer des pratiques. Nous allons montrer
que l’on se trouve face à une confusion à propos de ce que cette pratique recouvre au niveau
« macrologique » (Sawicki, 2000), que nous allons chercher à clarifier dans cet article en
répondant à la question : comment faire des typologies en politique comparée ?
Il ne s’agit pas néanmoins de se pencher sur la fabrique concrète des typologies. Nous ne
préjugeons pas de la façon dont le ou la chercheur.e a conduit son travail dans les faits. Nous
nous focalisons ici sur le travail rendu, les résultats tels qu’ils sont publiés - la démonstration
finale : nous analyserons les typologies telles qu’elles se donnent à voir dans la version finale
publiée, et non dans la fabrique quotidienne de la recherche en train de se faire.
Nous allons présenter dans une première partie les différentes « typologies » présentes dans la
littérature : après avoir remonté à la double filiation intellectuelle de la classification
durkheimienne et de l’analyse idéale-typique wébérienne, nous présenterons une typologie de
typologies en décrivant les quatre principales formes de typologie à disposition des chercheur.es
aujourd’hui : la typologie « classificatrice », la typologie « taxinomique », la typologie
« explicatrice », et la typologie « idéal-typique ». Dans un deuxième temps, nous répondrons à
la question des modalités concrètes de présentations de ces typologies en insistant sur trois
enjeux : l’importance de l’état de la connaissance, le statut heuristique des types élaborés, et les
3
aspects formels à respecter dans l’élaboration de ces types. Nous illustrerons systématiquement
nos propos avec des exemples tirés de la littérature de politique comparée.
Typologies : de quoi parle-t-on ?
Nous allons dans cette première section essayer de clarifier ce qui est compris sous le terme
« typologie », en en soulignant la diversité après en avoir identifié les origines intellectuelles.
Aux origines de la typologie : entre classification et idéaltype
Dans la littérature de sciences sociales, la typologie oscille entre les deux grands pôles que sont
la classification et l’analyse idéale-typique. La démarche scientifique est étroitement liée à
l’enjeu de la classification : une classification sert en effet à organiser systématiquement les
phénomènes observés selon des critères déterminés. Dès l’Antiquité, de nombreux auteurs ont
cherché à classer les espèces animales notamment, au premier rang desquels Aristote dans son
Histoire des animaux. Celui-ci a pu par exemple procéder de façon systématique à des
classifications zoologiques en se fondant sur les principes de classement du « genre prochain »
et de la « différence spécifique ». Mais ce n’est qu’à partir du 18e siècle que cet objectif de
classification systématique devient un véritable « mode d’explication scientifique par réduction
de la diversité » (Valade, 2003, p. 123-124). On retrouve l’importance de cette approche dans
le développement des sciences naturelles tout au long du 18e et 19e siècles, avec le
4
développement de la zoologie, de la botanique, de la paléoanthropologie, de la paléontologie,
par exemple dans les œuvres de Buffon, Linné, ou Darwin.
Cette démarche scientifique de classification s’étend progressivement à l’analyse de l’homme
et de la société. D’abord dans les romans réalistes puis naturalistes qui se développent au 19e
siècle : Balzac avait pour objectif lors de l’écriture de son œuvre La comédie humaine de dresser
une peinture réaliste de la société de son temps à travers notamment l’élaboration de « types
sociaux », c’est-à-dire de personnages dont la fonction est de représenter une catégorie
spécifique de la population – ambition prolongée par le naturalisme de Zola. Mais c’est
Durkheim qui systématise scientifiquement cette approche pour l’étude de la société,
participant à l’autonomisation et à l’institutionnalisation de la sociologie comme discipline
scientifique à part entière. Celui-ci plaide ainsi pour la constitution de « types sociaux » dans
le cadre de sa « méthode comparative ». Il parle alors de « classification » : une
« [classification] doit, avant tout, avoir pour objet d’abréger le travail scientifique en substituant
à la multiplicité indéfinie des individus un nombre restreint de types » (Durkheim, 1988,
p. 172). Faisant remonter à Aristote cette « fonction classificatrice », il affirme ainsi dans un
article écrit avec Marcel Mauss que ce
« procédé consiste à classer les êtres, les évènements, les faits du monde en genre et en espèces,
à la subsumer les uns sous les autres, à déterminer leurs rapports d’inclusion ou d’exclusion.
[…] Classer les choses, c’est les ranger en groupes distincts les uns des autres, séparés par
des lignes de démarcation nettement déterminées » (Durkheim et Mauss, 1903, p. 3-4).
5
Reflétant le développement des sciences naturelles de son siècle, ce mode de classification
provient directement de la pratique scientifique qui consiste à déterminer les espèces animales
ou végétales en rapprochant les cas similaires et distinguant les plus différents, et en subsumant
chaque espèce dans des groupes plus généraux, de façon à produire des classifications en forme
d’arborescences. Et c’est cette technique qui a été utilisée et appliquée à la société et aux
groupes humains dans les sciences sociales de Durkheim et Mauss, d’où notamment
l’importance de la comparaison chez Durkheim : afin de constituer les types sociaux, il est
nécessaire de comparer au préalable les cas particuliers. Dans ce sillage, c’est davantage le
terme « taxonomie », puis « taxinomie », qui a historiquement été préféré à celui de
« typologie ». On voit bien la continuité qui existe ici entre sciences naturelles et sciences de
l’homme dans cette perspective.
C’est à une toute autre démarche que s’apparente le terme spécifique de « typologie », à savoir
l’analyse « idéale-typique » telle que la développe Max Weber. Celle-ci s’inscrit dans la
tradition de la sociologie « compréhensive ». Comme l’écrit Dominique Schnapper, « la
compréhension sociologique se donne pour objectif […] de remplacer la diversité du réel par
des relations intelligibles ou, selon la formule de Passeron, de proposer ‘une reconstruction
interprétative de la réalité’, d’établir des ‘îlots d’intelligibilité’ » (Schnapper, 1999, p. 7). C’est
cette « compréhension » qui constitue le cœur de la démarche typologique, en cherchant à
mettre en évidence les logiques à l’œuvre dans le monde social. Pour Weber, la démarche
typologique consiste en l’élaboration d’ « idéaltype » (traduction de l’allemand idealtypus). Ces
idéaux-types sont des abstractions, des « tableaux de pensée » (Gedankenbild) qui permettent
de comprendre les logiques à l’œuvre dans le réel, et que par conséquent on ne retrouve pas à
l’état pur dans le réel. Il ne faut donc surtout pas confondre l’idéaltype et le cas réel : le premier
n’est qu’une stylisation du second. Il ne faut pas confondre non plus, selon Dominique
6
Schnapper, typologie et description : une typologie propose nécessairement une interprétation
permettant d’apprécier et d’évaluer implicitement la réalité à l’aune de leurs idéaux-types1.
Nous transcrivons la célèbre définition originale de Weber afin d’en apprécier toute la portée :
« par son contenu, [l’idéaltype] a le caractère d’une utopie que l’on obtient en
accentuant par la pensée des éléments déterminés de la réalité. Son rapport avec les faits
donnés empiriquement consiste simplement en ceci : là où on constate ou soupçonne que des
relations, du genre de celles qui sont présentées dans la construction précitée (…) ont eu à un
degré quelconque une action dans la réalité, nous pouvons nous représenter pragmatiquement
de façon intuitive et compréhensible, la nature particulière de ces relations d’après un
idéaltype. (…) On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de
vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets (…),
qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un
tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans
sa pureté conceptuelle : il est une utopie. (…) Il n’a d’autre signification que d’un concept
limite purement idéal, auquel on mesure la réalité pour clarifier le contenu empirique de
certains éléments importants, avec lequel on la compare » (Weber, 1965, p. 190-191).
Plusieurs caractéristiques sont à souligner dans cette citation : l’abstraction de l’idéaltype et sa
différence fondamentale avec la réalité ; son caractère instrumental et heuristique puisqu’il
n’est pas un but en soi pour le chercheur mais seulement un « concept limite » ; et son utilisation
qui passe par une comparaison avec la réalité empirique permettant de mesurer la distance entre
1
Cela reflète la distinction qu’opère Bailey entre une « classification », qui reste descriptive, et une
« typologie », qui doit être une « classification conceptuelle » proposant un cadre théorique (Bailey,
1994, p. 4).
7
les deux. Mais si Weber parle d’idéaltype, il n’utilise que rarement le terme de « typologie »,
qui s’apparente dans sa théorie à l’articulation de plusieurs idéaux-types. En effet, pour Weber,
toute formation d’un idéaltype n’aboutit pas nécessairement à une typologie : il propose ainsi
par exemple un seul idéaltype de « capitalisme », quand il élabore une typologie de la
domination légitime (domination « légale », domination « traditionnelle », et domination
« charismatique »).
Quand bien même Durkheim et Weber argumentent tous deux en faveur de la constitution de
types généraux distincts des cas particuliers, la logique des deux démarches est complétement
différente : la « classification » durkheimienne part de la multiplicité des cas particuliers pour
les classer dans des types, tandis que la « typologie » wébérienne part des idéaux-types, à la
lumière desquels il est possible d’analyser les cas particuliers. Coenen-Huther (2003) a souligné
la différence fondamentale entre les deux approches, notamment en termes d’épistémologie, en
insistant sur les dangers de leur confusion. En effet, dans la mesure où la classification s’inspire
des sciences naturelles, cette approche ne pose pas fondamentalement de différence entre les
sciences de la nature et les sciences humaines et sociales. Par conséquent, cette pratique de la
typologie, que l’on peut retrouver chez Durkheim, tend vers une posture continuiste et
positiviste (Coenen-Huther, 2006). A l’opposé, l’approche compréhensive de Weber adopte
une épistémologie autre, plutôt constructiviste ou compréhensive, posant une différence
fondamentale entre sciences naturelles et sciences sociales, sur laquelle insistent d’ailleurs
Schnapper et Passeron. Pour ce dernier, il serait donc nécessaire de n’utiliser le terme même de
« typologie » que pour les sciences historiques puisque la classification provient d’un
« naturalisme inductiviste » propre aux sciences naturelles2, tandis que la pratique de la
2
Pour Passeron, le représentant de cette pratique classificatoire serait Pareto.
8
typologie est liée à la « forme de présentation des phénomènes dans l’observation historique »
(Passeron, 1994, p.7-8). On retrouve ainsi cette approche idéale-typique chez de nombreux
sociologues comme MacIver, Parsons, Merton ou encore Becker (Coenen-Huther, 2003,
p. 538-539), qui ont pu d’ailleurs la complexifier en distinguant notamment « type
individualisant » (visant à rendre compte d’un enchaînement d’actions singulières) et « type
généralisant » (visant au contraire à monter en généralité en identifiant une logique systémique,
au-delà du cas analysé).
Les variétés de typologie dans la littérature méthodologique
A la suite de Durkheim et Weber, les typologies, qu’elles soient comprises comme analyse
idéale-typique ou classification, se sont largement répandues dans les travaux des chercheur.es
en sciences sociales. Certains auteur.es ont toutefois proposé de distinguer différentes
démarches, au-delà de cette simple distinction entre classification et typologie, complexifiant
et
mettant
par
conséquent
en
cause
les
équivalences
épistémologiques
typologie/constructivisme vs classification/positivisme.
En ce qui concerne les procédés de classification, Hempel et Oppenheim (1936) ont décrit la
technique de la « réduction de l’espace d’attributs » (reduction of the property space), où le
chercheur part des dimensions (aussi appelées « fundamentum divisionis » en latin,
« classificatory principle » par Lazarsfeld, ou « critère de classement » par Durkheim) à partir
desquelles les cas vont être classés et analysés, pour construire de façon abstraite tous les types
en croisant logiquement toutes les modalités de chaque dimension (voir aussi Marradi, 1990).
9
Il doit ensuite réduire ces types en fonction des cas réels et de leur sens sociologique. Paul
Lazarsfeld a plus tard distingué cette méthode de celle qu’il appelle « substruction3 de l’espace
d’attributs » (« substruction of the property space »), et qui en est l’exact opposé puisqu’il s’agit
de remonter à l’espace d’attributs et aux dimensions de la typologie de façon inductive, à partir
des cas réels (Lazarsfeld, 1993; voir aussi Barton, 1967). Au sein de la tradition durkheimienne
centrée sur la classification, s’opposent ainsi deux procédures, selon qu’elles sont plutôt
déductives ou inductives.
Dans les années 1970, Jean-Paul Grémy et Marie-Joëlle Le Moan ont également proposé une
classification des trois « démarches de construction des typologies dans les sciences sociales »,
à partir d’une enquête auprès des chercheurs. La première démarche est dite « systématique »,
et renvoie globalement à la pratique de Max Weber, consistant à comparer systématiquement
un cas réel et un idéaltype. La deuxième démarche est dite « pragmatique » : de façon
déductive, les chercheurs repèrent logiquement toutes les dimensions possibles pouvant décrire
les cas, puis, via une « réduction de l’espace d’attributs », ne conservent que celles qui font
sens. Il s’agit alors plutôt de la classification durkheimienne déductive. Enfin, la troisième
démarche dite « empirique » désigne la pratique inductive « des tas » puisqu’il s’agit, par
tâtonnements successifs, de regrouper progressivement les cas entre eux pour constituer les
types (Grémy et Le Moan, 1977), s’apparentant davantage à la classification inductive.
Pour Schnapper, cette dernière démarche ne serait pas proprement typologique car il faudrait
maintenir la distinction entre « pensée typologique » et « pensée classificatoire », dans la lignée
3
Le terme de substruction est parfois remplacé par expansion dans la littérature en langue anglaise (voir
Elman, 2009).
10
de la distinction opérée par Weber et Passeron. La classification n’est qu’une mise en ordre de
la réalité sans qu’aucune théorisation ne permette de l’interpréter et la comprendre. La
classification ne serait ainsi qu’une première étape qu’il faudrait dépasser grâce à la théorisation
des idéaux-types dans un second temps, grâce par exemple à la méthode de « substruction » de
Lazarsfeld. Entre Durkheim et Weber, Schnapper s’inscrit donc bien dans la tradition
wébérienne en cherchant à restreindre la pratique de la typologie à la seule approche idéaletypique. Toutefois, cette opposition entre typologie théorisée et classification empirique ne
permet pas de comprendre le troisième terme de Grémy et Le Moan, à savoir la classification
déductive de la « réduction de l’espace d’attributs », qui peut s’accompagner d’une forte
composante théorique.
D’autres chercheurs ont plus récemment tenté de classer ces différentes démarches
typologiques en appréciant les différentes classifications que l’on trouve en général dans la
littérature. Autrement dit, plutôt que de partir d’une réflexion épistémologique autour de la
notion de typologie aboutissant à un discours normatif à son égard, il s’agit plutôt ici de partir
de façon inductive de la pratique des chercheurs et de ce qu’ils nomment « typologie » pour en
saisir les contours. Alain Degenne (2005) oppose ainsi les typologies « heuristiques », qui
s’inscrivent dans une réflexion théorique (et qui renvoient donc aux typologies pour
Schnapper), et les typologies « empiriques » qui ne consistent qu’à opérer des regroupements
entre les cas en fonction de leur plus ou moins grande similarité, et qui renvoient donc
davantage aux classifications. Ces dernières ne visent qu’à opérer une « réduction de la
complexité » en repérant des « types », soit de façon qualitative (avec des « types
ethnographiques ») soit de façon quantitative (avec des « types dérivés des classifications
statistiques »). Ici encore, les typologies « empiriques », c’est-à-dire les classifications, ne sont
11
pas supposées apporter d’éléments théoriques décisifs contrairement aux typologies
« heuristiques », alors même que ce type de typologie existe dans la littérature.
Colin Elman (2009) classe quant à lui les typologies en fonction de leur objectif. Les typologies
« descriptives » (descriptive typology) fournissent une caractérisation des concepts et des types
constituant la typologie, et répondent à la question « qu’est-ce qui constitue ce type ? ». Les
typologies « classificatrices » (classificatory typology) assignent les cas aux types, en
répondant à la question « de quel type est-ce le cas ? ». Enfin, les typologies « explicatives »
(explanatory typology) permettent de formuler des hypothèses prédictives à propos d’une
variable dépendante, répondant à la question « si ma théorie est correcte, que devrais-je
m’attendre à voir ? ». Dans la typologie explicatrice, les dimensions représentent les variables
indépendantes qui produisent les types représentés notamment dans les cellules d’un tableau,
c’est-à-dire les différentes valeurs/modalités prédites de la variable dépendante.
Une typologie des typologies
Cette revue de littérature portant sur la façon dont sont pensées les typologies nous amène à
distinguer deux enjeux, souvent confondus car considérés comme corrélés par les différents
auteurs : la façon dont sont élaborés les types (compris ici comme des cadres théoriques, des
« tableaux de pensée » pour reprendre l’expression de Weber), d’un côté, et leur usage, ou mise
à l’épreuve, c’est-à-dire la confrontation des types aux cas empiriques, de l’autre (autrement dit
l’enjeu de l’opérationnalisation du cadre théorique que constituent les types). Le premier enjeu
a à voir avec l’origine des types en tant que cadre théorique : dans quelle mesure proviennent-
12
ils d’une théorisation préalable ? Sont-ils construits de façon déductive ou inductive4 ? Dans la
littérature présentée supra, et notamment dans le sillon de la distinction entre typologie et
classification, il est souvent admis qu’une typologie est construite théoriquement quand une
taxinomie ne l’est pas, en restant descriptive et inductive. Mais souvent, cette distinction
recouvre également la différence entre le désir de classification et l’analyse idéale-typique
wébérienne, c’est-à-dire l’usage des types : la taxinomie vise à classer des cas, tandis que la
typologie, et son usage d’idéaux-types wébériens, vise davantage à analyser la distance entre
un idéaltype et un cas réel. Autrement dit les deux enjeux de l’élaboration des types et de leur
usage sont corrélés et ne représenteraient donc in fine qu’une seule et même dimension.
Or il est possible de trouver des typologies à visée classificatrice proposant une théorisation
particulièrement poussée : il suffit de mentionner l’ouvrage fondateur d’Esping-Andersen dans
lequel il identifie trois régimes d’État-providence (le régime « libéral », le régime
« conservateur-corporatiste », et le régime « social-démocrate ») (1990). De même, on peut
trouver des études se penchant sur des cas idéal-typiques sans qu’il n’y ait eu de théorisation
préalable ou de logique déductive : on peut mentionner ici les tenants de l’approche sociétale,
comme dans le travail de Maurice, Sellier et Silvestre (1982) dans lequel ceux-ci se penchent
sur les différences du rapport salarial entre la France et l’Allemagne en soulignant les
« cohérences sociétales » qui prennent place concernant le système de formation, les relations
profesionnelles et la structure organisationnelle des entreprises. Nous proposons donc de classer
les typologies en distinguant les deux dimensions de mode de théorisation des types d’un côté
et de leur usage et opérationnalisation de l’autre.
4
Nous rappelons que nous ne considérons que la façon dont la typologie est construite dans le texte
publié, et non en amont, dans la phase de construction de la recherche.
13
En ce qui concerne la première dimension, certaines typologies non seulement ne se situent pas,
ou presque pas, par rapport à la littérature, mais elles ne proposent pas non plus de théorisation
de la différence entre les types. Ceux-ci sont élaborées à partir de la connaissance empirique
des cas, et de leur rapprochement par maximisation de la similarité, de façon principalement
inductive (par la « méthode des cas » par exemple). A l’opposé, certaines typologies s’appuient
en revanche sur une discussion théorique poussée, argumentant et justifiant théoriquement en
amont de l’analyse des cas la constitution des types, de façon plus déductive5.
Cette théorisation signifie l’identification des principales tendances ou dimensions qui
permettent de réduire la complexité du réel en réduisant ce dernier à un nombre réduit de
catégories stylisées. Elle peut toutefois prendre deux formes différentes. D’un côté, cette
théorisation peut prendre la forme d’une « modélisation », consistant à « représenter le
phénomène par une équation [afin] d’ajuster une fonction à des données observées
empiriquement, mais [sans] fournir d’explication du phénomène » (Vigour, 2005, p.97-98).
Vigour souligne d’ailleurs au même endroit que la modélisation peut « également prendre la
forme d’une typologie ». De l’autre côté, elle peut prendre la forme d’une « explication », dont
la « théorisation mobilise […] une réflexion sociologique d’un niveau plus élaboré que la
modélisation, car elle porte souvent sur le sens de l’action » (Vigour, Ibid). Quel que soit la
forme qu’elle prend, cette théorisation, en identifiant les dimensions les plus pertinentes pour
5
Il ne s’agit pas de dire que certains travaux sont purement déductifs ou purement inductifs : la plupart
des recherches avancent dans un aller-retour entre théorie et empirie dans la fabrique de la recherche, et
les théories peuvent survenir de façon totalement anarchique de l’extérieur de la science elle-même
(Feyerabend, 1988). En revanche, lors de la présentation finale dans une publication, la réflexion et la
discussion théoriques sont plus ou moins poussées – d’où l’importance de la situation de la typologie
par rapport à la littérature existante ou une certaine théorisation (voir infra). La distinction de Runciman
(1983, cité dans Coenen-Huther, 2003, p.534) entre « type idéal descriptif » et « type idéal explicatif »
reflète cette distinction entre induction et déduction.
14
analyser un phénomène, permet aux chercheurs d’élaborer des hypothèses prédictives6 à l’égard
du phénomène observé – ce qui n’est pas possible dans les typologies non théorisées.
En ce qui concerne la deuxième dimension, la question qui se pose est celle de l’usage
empirique des types identifiés. Autrement dit, élaborer un type relève de la construction
théorique à laquelle il faut apporter une opérationnalisation en la confrontant avec la réalité
empirique. D’un côté, plusieurs travaux utilisent les typologies de façon wébérienne en
analysant un ou plusieurs cas particulier(s), et en évaluant la distance entre ce cas et un
idéaltype. Le projet de recherche se focalise alors sur des cas précis, s’apparentant à ce qui est
appelé « case-based research design » dans la littérature méthodologique (voir par exemple
Della Porta et Keating, 2008 ; Vigour, 2005), tout en adoptant des approches épistémologiques
« compréhensives » ou « constructivistes ». Dans cette perspective, un cas réel n’est jamais
l’équivalent d’un type idéal à l’état pur et, par conséquent, toujours un hybride de plusieurs
idéaux-types.
De l’autre côté, d’autres travaux vont chercher à assigner chaque cas particulier à un type
général afin de repérer les groupes et familles de cas (clusters en Anglais). Cela renvoie
davantage à la classification durkheimienne, et à des projets de recherche centrés sur les
dimensions de la typologie, qui ont souvent davantage à voir avec les « variable-based research
design » lorsque ces regroupements se font statistiquement. Dans cette perspective, il s’agit
davantage d’une approche positiviste, où les cas réels ne peuvent ici appartenir qu’à un type et
un seul, dans la mesure où les types sont mutuellement exclusifs (un cas réel ne peut appartenir
6
Il s’agit bien sûr de prédiction théorique ou logique et non temporelle puisque les chercheurs ne
peuvent évidemment pas prédire l’avenir.
15
à deux types en même temps) et collectivement exhaustifs (tous les cas réels peuvent être
assignés à un type). Nous résumons ces variétés de typologie dans le Tableau 1. Nous
définissons le concept de « typologie » de la façon suivante : une typologie renvoie aux
recherches comparatives mobilisant des types7 stylisés permettant d’ordonner et de donner du
sens à la diversité empirique des cas singuliers.
Tableau 1 : les variétés de typologie8
Élaboration des types
Ancrage empirique (datadriven)
Ancrage théorique (theory-driven)
Déduction
Induction
Usage des types
Centrée sur les groupes
(cluster-oriented)
Typologie classificatrice
Typologie explicatrice
Ex : West et Nikolai, 2013 ;
Ex : Esping-Andersen, 1990 ;
Ferragina, Seeleib-Kaiser et
Lijphart, 1999
Tomlinson, 2013
Centrée sur les cas
Typologie taxinomique
Typologie idéal-typique
(case-oriented)
Ex : Maurice et al., 1982 ;
Ex : Thelen, 2014 ; Lipset et
Duverger, 1951, 1978
Rokkan, 1967
7
Nous utilisons le terme « type » afin de ne pas préjuger de la pratique typologique en question en
utilisant « idéaltype », qui renvoie davantage aux pratiques « idéales-typiques » spécifiquement.
8
Puisqu’il s’agit ici d’une typologie de typologie, on pourrait considérer qu’il s’agit ici d’une
« typologie idéale-typique » dans la mesure où, d’un côté elle a été construite de façon déductive dans
un dialogue théorique avec la littérature existante, et de l’autre côté elle ne cherche pas à classer toutes
les typologies existantes dans ses cases, mais à proposer des exemples « typiques », c’est-à-dire des cas
réels proches de l’idéaltype élaboré.
16
Nous qualifions le premier type de typologie de « classificatrice ». Dans ce type de typologie,
le cadrage théorique est limité et la classification provient surtout de la reconnaissance de la
similarité des cas : cela renvoie à la démarche « empirique » (méthode des tas) de Grémy et Le
Moan (1977) ou aux typologies classificatrices d’Elman (2009). Nous utilisons le qualificatif
de « classificateur », dans la mesure où il ne s’agit pas de faire un usage « idéal-typique », au
sens wébérien, de la typologie, puisqu’il n’y a pas d’évaluation de la distance entre un cas
particulier et son idéaltype : il s’agit bien de classer pour identifier des groupes. L’intérêt de
cette typologie est de permettre une caractérisation claire des différents cas (c’est-à-dire de
pouvoir dire à quel type chaque cas appartient – et un seul type : les hybridations ne sont pas
permises dans ces typologies), mais sans fournir de cadre théorique permettant d’expliquer les
raisons pour lesquelles tel et tel cas appartient à tel ou tel groupe. L’inconvénient est donc qu’il
n’est pas possible de procéder à des hypothèses prédictives sur l’assignation de tel ou tel cas
dans tel ou tel type.
Plusieurs méthodes, souvent statistiques, peuvent être mobilisées dans cette optique : il est par
exemple possible de procéder à des analyses ascendantes hiérarchiques (ou cluster analyses,
dont l’objectif est d’identifier des groupes de cas par la création de dendrogramme maximisant
la variance inter-groupe tout en minimisant la variance intra-groupe) ou des analyses
factorielles (visant à identifier les principales dimensions structurant la variance entre les cas,
permettant alors de les projeter sur un espace afin de repérer visuellement les groupes). Les
cluster analyses fonctionnent avec des variables, mais leur objectif est bien d’identifier des
groupes de cas : Busemeyer et Nikolai (2010) tout comme West et Nikolai (2013) ont par
exemple identifié les différents groupes de pays en termes de systèmes éducatifs, en intégrant
notamment à l’analyse des variables concernant la sélectivité du système, sa différentiation
(tracking), l’équilibre privé/public, les dépenses d’éducation, et les résultats en termes de
17
performances académiques. Ils aboutissent à une classification qui reflète la typologie
d’Esping-Andersen distinguant pays Anglo-Saxons, Continentaux et Nordiques, et en y
ajoutant le groupe des pays Méditerranéens. Si cette méthode statistique est efficace pour
identifier les groupes de cas, elle ne peut pas en revanche identifier les dimensions structurantes
de la diversité – ce que permettent en revanche les analyses factorielles (que ce soit des analyses
de correspondance avec variables qualitatives, ou analyses en composantes principales avec
variables quantitatives). La fonction des analyses factorielles peut être double : ou bien il s’agit
de se focaliser sur ces dimensions dans l’analyse (voir par exemple Hicks et Kenworthy, 2003),
ou bien il s’agit de repérer le positionnement des cas dans l’espace créé par ces dimensions
(voir par exemple Ferragina, Seeleib-Kaiser et Tomlinson, 2013).
Il est également possible de faire une typologie « taxinomique » lorsqu’une analyse de quelques
cas particuliers permet de monter en abstraction et ainsi de constituer les types. C’est la
démarche que l’on retrouve par exemple chez les tenants de l’ « analyse sociétale »9 puisque le
rejet de « l’hypothèse d’universalisme » conduit à ne pas adopter de cadre théorique comparatif
en amont de la recherche, mais plutôt de saisir les spécificités nationales de façon inductive
pour ensuite dégager les « configurations sociétales » en présence (Maurice, Sellier et Silvestre,
1982 ; voir aussi Vigour, 2005, p. 84 et suivantes). Nous utilisons le qualificatif
« taxinomique » car il n’y a pas l’élaboration conceptuelle préalable renvoyant davantage aux
typologies (Baily, 1994), sans que l’objectif soit in fine d’aboutir à une classification. Le
principal mérite de cette typologie est de rentrer dans la complexité de cas réels mais pour
finalement déboucher sur des faits stylisés permettant la compréhension des différences les plus
9
Les auteurs n’utilisent pas nécessairement le terme de « typologie » pour décrire leur approche, mais
dans la mesure où il y a la volonté d’ordonner et de donner du sens à la diversité empirique des cas
singuliers, nous considérons que cela peut rentrer dans le cadre de ce que nous appelons typologies.
18
importantes entre les cas, et donc entre les types. La limite en revanche est de ne pas avoir un
point de vue exhaustif sur tous les cas réels : non seulement on ne sait pas où se situent les cas
non analysés dans la typologie, mais on ne peut exclure de surcroît qu’un de ces cas absents ne
remettent en cause la typologie en ne rentrant dans aucune de ses cases.
Dans ce type d’analyse, les méthodes sont souvent qualitatives puisqu’il s’agit de se concentrer
sur quelques cas, censés représenter un type. La sélection des cas peut donc être considérée
comme relevant de la sélection de cas « idéal-typiques » (Seawright et Gerring, 2008), bien que
la logique inductive qui prédomine dans ce type de travaux ne permet pas en réalité de procéder
à une sélection de cas systématique comme l’appellent de leur vœux Seawright et Gerring. Un
exemple de ce type d’approche peut être les célèbres ouvrages de Maurice, Sellier et Silvestre
(1982) ou d’Albert (1991) comparant la France et l’Allemagne. Dans ces deux ouvrages, les
auteurs analysent dans le détail l’organisation industrielle et son lien avec le système de
formation dans le premier cas, et l’organisation de l’économie dans le deuxième, pour
finalement conceptualiser deux types de capitalisme, résultat final de cet exercice comparatif.
On peut également mentionner les fameuses typologies de Maurice Duverger (1951, 1978) :
que ce soit à propos des régimes politiques (avec la conceptualisation du régime « semiprésidentiel »), ou des « types de régimes multipartistes », Duverger part toujours d’analyses
de cas approfondies et d’exemples historiques pour élaborer ses types, et non pas de réflexion
logique préalable.
Viennent ensuite les typologies qui proposent un ancrage théorique plus prononcé, provenant
d’une discussion conceptuelle ex ante avec la littérature. Là encore, ils peuvent ou bien se
concentrer sur les groupes de cas et leur assignation aux types (ce sont les typologies
19
« explicatrices »), ou bien se concentrer sur des cas particuliers pour évaluer leur distance à
l’idéaltype (la typologie « idéal-typique »10).
La première sorte se retrouve dans l’ouvrage débouchant sur la typologie des régimes d’Étatprovidence (« conservateurs-corporatiste », « libéral », et « social-démocrate ») d’EspingAndersen (1990), ou encore dans le chapitre d'Estevez-Abe, Iversen et Soskice (2001) sur
l’État-providence et la production des compétences dans le cadre de l’approche des « variétés
de capitalisme » (Hall et Soskice, 2001). Dans ce travail, ceux-ci démontrent que l’Étatprovidence doit être analysé en interaction avec le système de formation des compétences, et
notamment la place de l’apprentissage, dans la mesure où plus le système de formation produit
des compétences « spécifiques », peu transférables d’un emploi à l’autre, et plus il est
nécessaire pour l’État d’ « assurer » les individus en cas de chômage, ce qui se traduit ou bien
par une forte régulation du marché du travail, ou bien par des prestations chômage généreuses.
Ceci permet aux auteurs de distinguer ainsi quatre groupes de pays. Le travail de Lijphart (1999)
sur les types de démocratie, distinguant démocratie « majoritaire de Westminster » (dont la
logique est principalement de donner le pouvoir à une courte majorité) et démocratie
« consensuelle » (dont la logique est plutôt de produire le consensus le plus important possible
en incluant les groupes minoritaires à la prise de décision et en dispersant le pouvoir), est
également un exemple de ce genre de typologie puisqu’une théorisation poussée des deux
modèles est suivie du classement de trente-six pays. Dans ces travaux, la réflexion théorique
est particulièrement développée dans un premier temps, avant de déboucher sur une
10
Cela reflète la distinction déjà opérée par Rice (2013) quand elle distingue les « typologies
empiriques » (empirical typology) des « idéaux-types conceptuels » (conceptual ideal types), de même
que celle qu’opèrent Van Kersbergen et Vis (2015) entre une « typologie » et des « idéaux-types ». C’est
aussi la distinction qu’opèrent Hay et Wincott (2012) lorsqu’ils parlent des aspects « empiriques » et
des aspects « conceptuels » des typologies des États-providence.
20
opérationnalisation et des études empiriques dans un second temps. Elles sont « explicatrices »
dans la mesure où la théorisation permet de procéder à des hypothèses prédictives sur
l’assignation des cas aux types. Cette théorie permet donc d’expliquer la diversité des cas
empiriques : ainsi, la typologie d’Esping-Andersen s’accompagne d’une théorie selon laquelle
le régime d’État-providence est déterminé par la présence des différents partis politiques au
pouvoir et leur éventuelle coalition. Le mérite de ces typologies est de pouvoir à la fois classer
tous les cas mais aussi d’expliquer pourquoi chaque cas se retrouve dans tel ou tel type grâce à
une théorisation qui permet des prédictions. En revanche, du fait de cette ambition
classificatrice, elles simplifient la caractérisation des cas réels en ne pouvant appréhender leur
complexité interne, leur évolution, et leur hybridation. Elles peuvent donc essuyer la critique
d’une trop grande simplification de la réalité manquant de nuance.
La construction d’indices ou d’indicateurs (par exemple l’indice de « démarchandisation »
d’Esping-Andersen) peut permettre de telles typologies, tout comme la technique de la
qualitative comparative analysis (QCA) (Ragin, 1989), qui implique une théorisation poussée
en amont : en effet dans ce type d’analyse, la QCA proprement dite doit être précédée d’une
connaissance poussée des cas, et de choix théoriques structurant notamment lors de la phase de
« calibration », consistant à attribuer un nombre (0 ou 1 dans la QCA de base, ou entre 0 et 1
dans sa variante dite « fuzzy-set ») à une caractéristique qualitative ou quantitative de chaque
cas (Ciccia et Verloo, 2012 ; Hudson et Kühner, 2009 ; Kvist, 1999). A l’opposé, les cluster
analyses et les analyses factorielles sont plutôt des méthodes inductives et/ou exploratoires,
dans la mesure où la théorisation survient le plus souvent après la procédure statistique, lors de
l’interprétation des résultats, c’est pourquoi nous les plaçons plutôt dans les comparaisons
classificatrices.
21
La dernière comparaison « idéal-typique » peut se retrouver par exemple chez Jean-Claude
Barbier (2002) dans son analyse des politiques d’activation de la protection sociale en Europe
qu’il analyse à la lumière de deux idéaux-types (activation « libérale » vs activation
« universelle ») : il s’agit bien de partir d’une conceptualisation des idéaux-types dans un
premier temps pour ensuite, dans un deuxième temps, procéder à des études de cas évaluant
leur distance à l’égard des idéaux-types. De même, c’est après avoir théorisé les trajectoires de
libéralisation des économies que Thelen (2014) procède à des études de cas pour les illustrer,
tout comme Busemeyer (2009) à propos des régimes de production des compétences11. Le
travail fondateur de Lipset et Rokkan (1967) sur l’origine des systèmes partisans en Europe
s’apparente à ce type d’approche. Dans un premier temps, la réflexion théorique est
particulièrement développée dans leur introduction identifiant les révolutions industrielles et
nationales du 19e siècle à l’origine de quatre clivages centraux débouchant sur des systèmes de
partis distincts, avant de donner des exemples de cas précis pour illustrer leur propos, sans
volonté classificatrice de constituer des groupes de pays. Le mérite de cette typologie est de
pouvoir donner de la chair et de l’épaisseur empirique à une construction théorique développée
grâce à la présentation de cas et d’exemples précis. Sa limite potentielle consiste à laisser en
suspens, comme la typologie taxinomique, le désir de classer systématiquement les différents
cas.
Toutefois, le nombre d’études de cas empiriques ne reflète pas nécessairement le nombre
d’idéaux-types présents dans cette forme de typologie. Certaines analyses mobilisant la même
11
Quelle différence entre l’assignation d’un cas à un type dans les classifications et l’assignation qu’une
analyse idéale-typique peut produire ? Dans le premier cas, l’assignation se fait relativement aux autres
cas : il s’agit de minimiser la variance au sein d’un groupe et de la maximiser entre les groupes. Bref
c’est la distance à l’égard des autres cas qui comptent. Dans le second cas en revanche, l’assignation se
fait relativement aux idéaux-types uniquement. Ce n’est donc pas la distance à l’égard des autres cas qui
comptent, mais à l’égard des idéaux-types uniquement.
22
approche peuvent ainsi se focaliser sur un seul cas en évaluant sa distance avec des idéauxtypes, comme dans l’analyse des réformes de la protection sociale en France à l’aune de la
typologie des trois « répertoires de protection sociale » à laquelle procède Palier (2005), en
montrant l’adoption progressive de politiques sociales « libérales » dans un système de
protection sociale largement « conservateur-corporatiste » originellement. Dans la mesure où
ces analyses cherchent à évaluer la distance d’un cas à l’égard d’un idéaltype, il s’agit souvent
d’analyses qualitatives. Alors que les types élaborés dans les typologies classificatrices et
taxinomiques sont souvent présentés dans les conclusions (induction oblige), les types des
typologies explicatrices et idéal-typiques sont plutôt élaborés en introduction, comme
théorisation préalable à l’analyse empirique.
Les chercheur.es face aux différentes typologies
Dans la littérature en sciences sociales, les auteurs parlent souvent de « typologie » dès qu’il y
a présence d’une comparaison ordonnée de cas sur un objet spécifique. Parfois, ils ne précisent
pas de façon explicite l’objectif et l’usage qu’ils font de leur typologie, alors que le détail de sa
construction varie selon les études. Or, pour gagner en rigueur, il faut préciser les conditions
d’utilisation d’une typologie. Tout d’abord, celle-ci doit être justifiée au regard de l’état de la
littérature, déterminant la question de recherche et partant, l’objectif de la typologie. Ensuite,
les différents « types » identifiés n’ont pas le même statut heuristique, ni les mêmes critères de
validité en fonction de la pratique qui est adoptée. Enfin, l’élaboration de ces types doit
respecter certaines caractéristiques formelles.
Comment choisir sa typologie ?
23
Nous avons présenté de façon statique et figée les différentes typologies. La question se pose
alors de leur pertinence relative : y a-t-il une typologie supérieure aux autres ? Comment choisir
telle ou telle approche ? Cela dépend en réalité de l’état de la littérature, c’est-à-dire de l’état
de la connaissance sur un objet spécifique à un moment donné. Il est en effet plus pertinent de
penser les relations entre ces approches de façon dynamique. Ainsi, tout comme les formes que
peut prendre l’histoire comparative d’après Skocpol et Summers (1980)12, il faut penser les
relations entre ces différentes formes typologiques en fonction de l’état du champ et des
comparaisons déjà présentes dans la littérature : chaque typologie permet de répondre à une
question de recherche spécifique s’inscrivant dans un champ de littérature, c’est-à-dire un état
de la connaissance sur un objet, à un moment donné, du fait de ses mérites propres (présentés
supra). En modifiant quelque peu la formule de Schnapper, on peut dire qu’une typologie :
« permet de résumer les résultats d’un moment de la recherche » (Schnapper, 1999, p. 18). En
effet, les différentes typologies n’offrent pas les mêmes mérites, en fonction non seulement de
leurs objectifs (voir supra), mais aussi en fonction de l’état de la connaissance à un moment
donné. Et le choix des chercheur.es dépend donc en partie de cet état de l’art.
Pour illustrer cet aspect, nous allons nous appuyer sur l’évolution de l’usage des typologies
dans une littérature qui a fait un usage extensif de cette pratique, et même un « business »
(Abrahamson, 1999), à savoir la littérature comparée sur les régimes d’État-providence. Il ne
12
Pour ces auteures, l’histoire comparative parallèle (parallel comparative history), l’histoire comparée
centrée sur les contrastes (contrast-oriented comparative history), et l’histoire comparative macroanalytique (macro-analytic comparative history), sont trois types d’histoire comparative qui
s’engendrent les uns les autres, en fonction des travaux disponibles dans la littérature lorsqu’un.e
chercheur.e commence sa recherche.
24
s’agit toutefois que d’un exemple, qui ne préjuge en rien de la façon dont ont pu évoluer l’usage
de la pratique typologique dans d’autres littératures et sur d’autres objets.
Dans la littérature comparée sur les régimes d’État-providence, plusieurs travaux avaient déjà
commencé à identifier la diversité des États-providence dès les années 1970 (voir Abrahamson,
1999), mais il s’agissait surtout de typologies « classificatrices », dans la mesure où le cadrage
théorique demeurait assez limité. Titmuss (1976) a par exemple très tôt distingué les Étatsprovidence « résiduels », « industriels et liés à la performance ([industrial achievementperformant] », et « institutionnels redistributifs ». Il n’offrait toutefois pas de cadre théorique
permettant d’expliquer les raisons pour lesquelles tel ou tel pays appartenait à l’un ou l’autre
de ces différents types en raison d’une faible théorisation ne permettant pas la formulation
d’hypothèse prédictive.
L’importance de l’ouvrage fondateur The three worlds of welfare capitalism (1990) d’EspingAndersen dans cette littérature, au-delà de la classification en tant que telle qui reprend grosso
modo les classifications antérieures, est à rechercher dans l’originalité de son cadre théorique
qui permet de combler les lacunes des travaux antérieurs. En développant ses concepts et
indices de « démarchandisation » et de « stratification sociale » pour classer les régimes d’Étatprovidence, tout en développant une théorie expliquant leur diversité (liée aux coalitions
politiques au pouvoir, d’où les appellations « conservateur-corporatiste », « libéral », et
« social-démocrate »), il fait passer le champ de littérature de la typologie « classificatrices » à
la typologie « explicatrice ». Autrement dit, il propose un cadre théorique qui permet,
contrairement à Titmuss, d’expliquer pourquoi tel ou tel pays appartient plutôt à tel ou tel
régime.
25
Néanmoins, ce passage se fait grâce au détour et l’approfondissement permis par une typologie
« taxinomique » : l’ouvrage d’Esping-Andersen précédant les Three worlds of welfare
capitalism (1990), à savoir Politics against markets (1985), est une comparaison de trois études
de cas (Norvège, Suède, Danemark), renvoyant plutôt à la typologie « taxinomique », partant
des cas pour ensuite théoriser des types. Ce sont ces études de cas approfondies des pays
nordiques qui permettent dans un deuxième temps à Esping-Andersen de proposer sa fameuse
typologie (explicatrice) des régimes d’État-providence dans la mesure où elles ont donné la
possibilité d’analyser en profondeur pourquoi les États-providence nordiques étaient
particulièrement développés et généreux, en soulignant l’importance des partis sociauxdémocrates et du mouvement ouvrier. Cette analyse centrée sur des cas donne la matière sur
laquelle Esping-Andersen construit sa théorie des régimes d’État-providence de 1990.
Le débat se concentre ensuite sur des enjeux liés aux typologies « explicatrices », c’est-à-dire
à propos des typologies des pays et la constitution des groupes, ou régimes, avec notamment le
débat sur le nombre de régimes : 3, 4, 5, ou 6 (voir Arts et Gelissen, 2002) ? Autrement dit, une
fois que les typologies explicatrices surviennent dans un champ de littérature, la controverse
qui s’ensuit porte sur l’assignation de tel ou tel pays à tel ou tel régime. Le débat s’est
notamment porté sur la place des pays du sud de l’Europe (régime méditerranéen à part entière
pour Ferrera, 1996, ou composante du régime continental, pour Esping-Andersen, 1999) ; ou
encore sur la place des pays « aux antipodes » comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande
(Castles, 1998). Le débat s’est aussi poursuivi sur la classification de certains cas particuliers
pouvant poser problème dans la typologie, comme les Pays-Bas ou la France (Ferragina et
Seeleib-Kaiser, 2011).
26
Puis, un passage s’est progressivement fait vers les typologies idéal-typiques avec la
multiplication d’études de cas : afin de gagner en complexité et de s’éloigner des débats sur le
nombre de régimes, utiliser les régimes d’Esping-Andersen de façon idéale-typique, c’est-àdire comme un cadre analytique et heuristique à partir duquel on peut analyser les politiques
sociales de chaque pays, et notamment leurs évolutions, s’est avéré particulièrement pertinent
(Ferragina et Seeleib-Kaiser, 2011 ; Rice, 2013). En effet, la focalisation sur la classification
des pays avait débouché sur un certain oubli des réformes et des hybridation potentielles de la
protection sociale au sein d’un même pays, appelant une autre forme de typologie.
Palier a notamment pu retracer la trajectoire idéale-typique des réformes de la protection sociale
dans les États-providence Bismarckiens (2010) en prolongeant la typologie « explicatrice »
d’Esping-Andersen (typologie des « régimes d’État-providence ») avec une typologie « idéaletypique » (idéaux-types des « répertoires de protection sociale »). Il a ainsi montré que la
trajectoire des pays Continentaux a vu l’introduction et le développement progressif de
politiques sociales provenant d’un autre monde de la protection sociale, à savoir le régime
« libéral », conduisant à une « dualisation » de la protection sociale. Néanmoins, c’est à cause
de la confusion entre ces typologies et leurs différentes fonctions et objectifs qui s’est ensuivie
dans la littérature sur les États-providence que des résultats ont pu être considérés comme
ambigus et la pratique typologique critiquée (Van Kersbergen et Vis, 2015 ; Rice, 2013).
Quel statut heuristique des types ?
27
Il est souvent affirmé qu’une typologie n’est qu’un « outil heuristique », un moyen en vue d’une
fin, et cette fin serait le résultat de recherche empirique. Il faut en fait distinguer clairement ici
encore les « types » proprement dits, dont le statut est purement théorique, et leur
opérationnalisation, c’est-à-dire leur confrontation avec les faits. Se pose alors la question : le
statut heuristique des types, c’est-à-dire leur place dans la démonstration, diffère-t-il selon les
formes typologiques ?
En ce qui concerne les typologies « classificatrices » et « taxinomiques », il se trouve que les
types ont un statut de résultat de recherche : ils ne sont pas des outils heuristiques puisqu’il
s’agit d’induction : la théorisation que vient consacrer l’élaboration des types découle de
l’analyse empirique. Toutefois, la logique est différente pour les typologies « explicatrice » et
« idéal-typique ». Les types sont alors de l’ordre de la théorie, de l’hypothèse ou de l’ « outil
heuristique » : ce ne sont pas des résultats de recherche. Le résultat de recherche se trouve ou
bien dans la pertinence de la classification (pour une typologie « explicative ») ou bien dans
l’évaluation de la distance entre l’idéaltype et le cas réel (pour une typologie « idéaletypique »).
D’un côté, le type de la typologie « explicatrice » est en réalité une hypothèse qui peut être
rejetée si la classification ne confirme pas les types élaborés en amont : la typologie des régimes
d’État-providence a par exemple permis de développer des hypothèses sur les pays appartenant
à tel ou tel régime – classement confirmé ou pas par la suite dans l’analyse empirique. De l’autre
côté, le type de la typologie « idéale-typique » est pris pour donné et n’est pas soumis à
évaluation. C’est au contraire lui qui permet d’évaluer la réalité : plus précisément c’est le ou
la chercheur.e qui va évaluer la distance entre un ou plusieurs idéal(aux)-type(s) et un ou
28
plusieurs cas particulier(s). Dans le travail de Palier sur les réformes de la protection sociale en
France par exemple (2005), la typologie des répertoires de protection sociale permet non pas
de classer des cas, mais de déterminer la distance de la protection sociale française à l’égard de
chacun des répertoires.
Pour cette typologie « idéale-typique », on voit que cela dépend en fin de compte de la sélection
des cas qui est opérée dans le projet de recherche (Seawright et Gerring, 2008) : sélection de
cas représentatifs (on pose la proximité très forte entre un idéaltype et un cas particulier) ou
critiques (on pose une distance très forte entre les deux), similaires (comparaison de cas
renvoyant à un même idéaltype pour apprécier leurs similitudes) ou différents (comparaison de
cas renvoyant à des idéaux-types différents pour apprécier leurs différences). D’ailleurs, la
distance entre un idéaltype et un cas particulier n’a de sens que relatif : une grande distance
entre tel idéaltype et le cas X ne prend tout son sens que lorsque cet idéaltype se trouve en
revanche proche du cas Y, ou bien lorsque la distance entre un autre idéaltype et le cas X s’avère
petite. Si un idéaltype est en effet considéré comme éloigné de tous les cas particuliers, il perd
toute pertinence heuristique : la théorisation n’est pas assez aboutie pour rendre compte de et
analyser tel ou tel fait social.
Le statut du critère de validité d’un type (c’est-à-dire le critère qui permet de valider ou de
confirmer la qualité scientifique d’un type) varie donc en fonction de ce statut heuristique :
lorsqu’il s’agit d’un résultat empirique de recherche, le type peut être soumis à l’évaluation
critique traditionnelle en sciences sociales sur les données, la méthode, la qualité de l’analyse
etc, assimilant théorie et empirie (puisque la théorie vient en guise de conclusion permettant
d’interpréter le résultat fini de l’analyse empirique), alors que lorsqu’il s’agit d’une hypothèse,
29
cette critique peut déboucher sur un découplage du type théorique et de l’analyse empirique.
Autrement dit, lorsqu’il s’agit d’une déduction où le type précède l’analyse empirique, celui-ci
peut, en qualité d’hypothèse (c’est-à-dire d’outil analytique), être finalement rejeté car étant
invalidé par les données.
Si le statut heuristique des types a un effet sur le statut des critères de validité et diffère en
fonction des typologies au regard de la dimension liée au mode d’élaboration des types
(déduction/induction), les critères de validité proprement dit de la démonstration changent
également en fonction de la seconde dimension liée à l’usage des types qui en est fait (groupes
vs cas). En effet, lorsque l’objectif d’une typologie est d’identifier des groupes de cas et donc
de classer ces cas, le critère de validité de l’analyse reflète les nécessités d’une classification, à
savoir : minimiser les différences intra-groupes (entre les cas d’un même groupe) et maximiser
les différences inter-groupes (entre les groupes de cas) d’un côté, et respecter les deux critères
d’ « exhaustivité » (tous les cas de l’échantillon doivent pouvoir être classés dans un type) et d’
« exclusion mutuelle » (chaque cas ne peut renvoyer qu’à un type et un seul : les cas hybrides
n’existent pas dans les classifications) (voir sur ce point Collier et al 2012).
A l’opposé, quand l’objectif est d’analyser des cas particuliers, que ce soit ou bien pour
finalement déboucher sur des types (typologie taxinomique) ou bien pour évaluer leur distance
à l’égard d’un type préexistant (typologie idéale-typique), alors le critère de validité de la
typologie renvoie à sa capacité à rendre compte de la spécificité d’un cas particulier. Ainsi,
contrairement à la classification qui voit les cas être comparés les uns aux autres pour constituer
des groupes, quand l’analyse est tournée vers les cas et non les groupes, l’objectif est la
comparaison systématique du cas en question, non pas avec d’autres cas nécessairement, mais
30
avec les différents types. Ici, les cas sont donc par définition hybrides, mais en se rapprochant
plus ou moins de tel ou tel type. L’analyse n’a donc pas à respecter les critères mentionnés
précédemment concernant la classification.
Comment présenter une typologie ?
Nous achevons cette partie en précisant comment présenter une typologie et ce que cela
implique formellement, quel que soit le type de typologie considéré. Pour plus de détails, nous
renvoyons le ou la lecteur.rice au travail de David Collier, Jody LaPorte et Jason Seawright
(2012) qui ont systématisé la procédure à suivre pour élaborer une typologie de façon
rigoureuse, ainsi que les critères que celle-ci doit respecter.
Tout d’abord, avant même d’élaborer les « types », il faut déterminer le « concept englobant »
(overarching concept), c’est-à-dire l’objet que la typologie est censée décrire et analyser.
Autrement dit, il faut pouvoir répondre à la question : types de quoi ? Cette étape est cruciale
car c’est à ce moment qu’est définie l’objet de la recherche d’une façon telle qu’il sera possible
de comparer des cas à l’aune de cette définition. Chez Esping-Andersen, il s’agit par exemple
du concept de « régimes d’État-providence » qu’il construit à partir du « welfare mix » d’Evers
(1990) et surtout du concept de « citoyenneté sociale » de Marshall (1950).
Il faut ensuite déterminer les « dimensions » (les variables à l’origine des lignes et colonnes
dans un tableau) qui constituent l’objet, et permettent d’analyser ses variations, puisqu’une
typologie a pour fonction de donner sens à la diversité empirique. Il est nécessaire que ces
31
dimensions soient cohérentes et justifiées au regard du concept englobant. Ces dimensions sont
également centrales car ce sont elles qui vont permettre d’opérationnaliser les types et d’en
analyser empiriquement les variations. Chez Esping-Andersen, il s’agit cette fois de la
dimension de « démarchandisation », théoriquement déduite du concept englobant et
empiriquement testée avec la construction d’un indice. En fonction du nombre de dimensions,
et du nombre de modalités dans chaque dimension, une matrice est ensuite générée. Par
exemple, une typologie bidimensionnelle où chaque dimension est constituée de deux modalités
débouche sur une matrice de 2x2, c’est-à-dire quatre cases, ou cellules, comme dans le Tableau
1.
Enfin, il faut déterminer les « types » (cell types) théoriques auxquels renvoie chaque cellule :
ces types doivent être des « espèces [ou types] de … » (kind of…) en relation avec le concept
englobant. Dans le travail d’Esping-Andersen, ces types renvoient aux trois régimes d’Étatprovidence « conservateur-corporatiste », « libéral » et « social-démocrate ».
Par ailleurs, il faut distinguer la « dimensionnalité » d’une typologie de sa « directionnalité ».
La dimensionnalité renvoie au nombre de dimensions qui constituent et structurent une
typologie. Une typologie est dite bidimensionnelle lorsqu’elle est constituée de deux
dimensions (par exemple les deux dimensions de démarchandisation et de stratification sociale
d’Esping-Andersen), et multidimensionnelle lorsqu’il y en a plus de deux. Ces dimensions
peuvent toutefois être corrélées entre elles, ou pas. Lorsqu’elles sont corrélées, autrement dit
qu’elles évoluent dans la même direction, la typologie peut alors être dite « unidirectionnelle » :
chaque modalité de la dimension renvoie nécessairement à une modalité équivalente d’une
autre dimension. Autrement dit les dimensions sont corrélées. C’est le cas de la typologie
32
bidimensionnelle d’Esping-Andersen (1990). Les dimensions peuvent alors être mises dans les
lignes d’un tableau, tandis que les colonnes représenteront les types.
En revanche, lorsque ces dimensions ne sont pas corrélées, qu’elles évoluent dans des directions
distinctes, ce qui signifie que chaque modalité d’une dimension peut renvoyer à plusieurs
modalités d’une autre dimension, alors la typologie est bi- ou « multidirectionnelle ». C’est le
cas de la typologie des systèmes de formation développée par Busemeyer (2009) dans laquelle
il distingue l’investissement de l’État de l’investissement des entreprises dans la production des
compétences. Dans ce type de typologie, la première dimension est mise en ligne quand la
seconde est mise en colonne. Les types sont identifiés dans les cellules à l’intersection des
lignes et colonnes.
Enfin, il est nécessaire de garder à l’esprit la fonction d’une typologie, qui reste de donner du
sens à la réalité empirique en en donnant une forme stylisée. Van Kersbergen et Vis (2015,
p. 116) soulignent ainsi que les typologies doivent être efficaces (dans le sens de leur rapport à
la théorie) : elles doivent par définition réduire la complexité de la réalité empirique. Autrement
dit, elles doivent respecter un « principe de parcimonie » (Surel, 2015, p. 39), selon lequel il ne
faut garder dans l’analyse que les éléments nécessaires à la compréhension, et enlever les
éléments superflus n’apportant rien à l’analyse. On retrouve ce souci de parcimonie dans l’idée
wébérienne de n’insister de façon unilatérale que sur certaines caractéristiques des cas
particuliers (voir supra) et produire ainsi des « îlots d’intelligibilité » (Passeron, 1991). Par
exemple, élaborer une typologie où les types sont précisément définis grâce à une description
des dimensions constitutives des types permet de caractériser la réalité empirique, en
déterminant si tel ou tel cas renvoie davantage à tel ou tel type. Sans cela, il reste possible de
33
comparer les cas, mais il est impossible de les caractériser théoriquement en affirmant par
exemple que deux cas sont plutôt similaires (appartenant au même type car démontrant des
logiques semblables) ou plutôt différents (appartenant à des types différents).
Conclusion
Nous avons cherché dans cet article à clarifier ce que recouvre le terme de « typologie » en
politique comparée. En l’occurrence, il n’existe pas une mais quatre formes potentielles de
typologie, à distinguer selon le mode d’élaboration des types (induction vs déduction) et le
mode d’opérationnalisation (centrée sur les groupes vs centrée sur les cas) : la typologie
« classificatrice », la typologie « taxinomique », la typologie « explicatrice », et la typologie
« idéale-typique ». Les types élaborés n’ont alors ni le même objectif, ni la même fonction au
regard de la littérature, ni le même statut heuristique, ni les mêmes critères de validité. Il n’y a
donc pas de hiérarchie à établir entre ces formes typologiques : leurs fonctions et leurs mérites
sont simplement différents, en fonction de leurs objectifs, de leur épistémologie, et de l’état de
l’art à un moment donné.
Il serait toutefois évidemment naïf de considérer que tous les travaux doivent procéder à des
typologies, qui comportent également des limites (voir notamment Gally, 2012). D’une part,
cet exercice reste une pratique par définition synchronique qui ne prend que difficilement en
compte le changement et l’évolution dans le temps (bien que des typologies de « trajectoires »
se développent, voir par exemple Hassel et Palier, 2021). D’autre part, la typologie en tant que
telle demeure également une étape principalement descriptive qui vise d’abord à ordonner la
diversité empirique d’un certain nombre de cas. Par conséquent, elle constitue une étape
34
analytiquement préalable à l’étape explicative, que ce soit pour chercher à expliquer cette
diversité ou pour en montrer les effets différenciés (même si ces étapes peuvent être présentes
dans un même travail, souvent publié sous forme d’ouvrage, comme le travail d’EspingAndersen, 1990). Quoiqu’il en soit, nous espérons que ce travail permettra aux chercheur.es de
mobiliser cette pratique de façon plus claire, plus systématique et plus à-propos grâce à cet essai
de clarification.
35
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