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L'entreprise est à nous...ou pas

L’entreprise est à nous… ou pas Thomas DALLERY Quand on se demande si « l’entreprise est à nous », encore faut-il définir quel groupe se cache derrière le « nous »… Ce même slogan peut en effet être scandé par des travailleurs ou des actionnaires. Derrière cette lutte relative à la revendication d’un droit de propriété sur l’entreprise, on retrouverait le bon vieux conflit entre le travail et le capital. Or, force est de constater que, ces dernières décennies, c’est le point de vue actionnarial qui domine celui des travailleurs. Milton Friedman est sans doute celui qui a le mieux résumé cette idéologie en affirmant que la seule responsabilité d’une entreprise était d’accroître les profits pour ses actionnaires… Dans cet article, après avoir rappelé les bases (et les effets concrets) des théories assimilant les actionnaires aux propriétaires des entreprises, nous verrons que l’affirmation actionnariale d’un droit de propriété sur l’entreprise n’est en rien assurée par le droit lui-même, l’entreprise n’étant pas un sujet juridique. En repartant d’un cadre comptable identifiant les différentes fonctions au sein de l’entreprise, nous montrerons qu’en théorie, une partie non négligeable des profits correspond à la rémunération du collectif « entreprise » plus qu’au revenu de l’actionnaire. L’entreprise se définit en effet comme un collectif de travail destiné à former, sur la durée, une capacité de production et de vente. De fait, pour que cette capacité de production puisse se renouveler dans le temps, il convient d’investir, et donc d’autofinancer ces projets d’investissement, par l’affectation des profits au financement des dépenses d’amélioration et/ou d’extension de la capacité de production et de vente. Le point crucial est bien que ce qui compte n’est finalement pas le niveau des profits, mais leur utilisation (versement de dividendes versus autofinancement de l’investissement), et c’est donc au niveau du processus de décision sur l’utilisation de ces profits que doivent porter les revendications, plus que sur la question de la propriété même de l’entreprise. L’entreprise est à eux : retour sur le point de vue actionnarial Après la Grande Dépression des années 1930, le capitalisme a connu une période que l’on pourrait qualifier de ré-encastrement. Les excès du capitalisme financier des années 1920 ayant conduit l’économie américaine au krach financier de 1929, le moment était propice à un retour de la régulation pour limiter les forces du Marché. Ce mouvement de balancier en faveur de l’intervention publique était d’autant plus faisable que le monde connaissait un affrontement idéologique entre deux blocs, la présence de l’Union Soviétique aidant un peu les capitalistes occidentaux à octroyer quelques avancées à leurs travailleurs. Des années 1940 aux années 1970, les pays avancés ont donc connu ce qui reste célèbre sous l’appellation des Trente Glorieuses : une croissance élevée, un chômage faible, et une progression salariale constante permise par des gains de productivité importants. Le pouvoir de la finance était strictement limité, et l’actionnaire n’avait pas vraiment son mot à dire dans la gouvernance des entreprises au sommet desquelles trônaient des managers en recherche de croissance. En résumé, sous la houlette de ces cadres dirigeants, l’entreprise ne visait pas la rentabilité à tout prix, mais elle recherchait avant tout la croissance de ses parts de marché. Avec la crise du régime économique précédent à partir des années 1970, la croissance s’est tassée, le chômage s’est progressivement élevé, et l’inflation s’est imposée comme le principal adversaire des politiques économiques. Cette inflexion dans la hiérarchie des objectifs des politiques publiques, de la primauté de la lutte contre le chômage à celle de la lutte contre l’inflation, n’est pas neutre en termes de classes sociales : alors que la lutte contre le chômage favorise avant tout les travailleurs, une politique de lutte contre l’inflation est à l’avantage des rentiers. De longue date, l’inflation était un moyen « d’euthanasier les rentiers », c’est-à-dire de faire en sorte d’éteindre le poids que fait peser la rente sur l’activité économique. L’imposition de politiques de lutte contre l’inflation est une manière pour les rentiers de prendre leur revanche sur les années d’après-guerre qui avaient vu leurs revenus progressivement grignotés par la dynamique des salaires. Les politiques de désindexation des salaires par rapport aux prix et la montée des taux d’intérêt au tournant des années 1980 permettent de lutter contre l’inflation et de favoriser le retour des rentiers. Mais ce retour a aussi lieu par l’intermédiaire d’une modification de la gouvernance d’entreprise. Dans les années 1970, de nombreuses publications d’économistes cherchent à montrer l’inefficacité des stratégies menées par les managers (Jensen et Meckling, 1976). Ces derniers auraient tendance à gaspiller les ressources qui leur sont confiées, en dépensant l’argent des actionnaires pour des projets d’investissement peu rentables. Le cœur du problème serait lié à ce qu’on appelle une relation d’agence : les managers ayant pour mandat de diriger l’entreprise pour le bien des actionnaires, mais les actionnaires étant dans l’incapacité de contrôler effectivement les actions de ces managers, ces derniers disposeraient d’un pouvoir discrétionnaire les poussant à agir dans leur propre intérêt, et non dans l’intérêt de leurs mandataires (actionnaires). Pour réellement réhabiliter les rentiers, il convient donc de renforcer le contrôle des actionnaires sur les managers à la tête des entreprises. Cela passera par les mesures d’alignement des intérêts des managers sur les intérêts des actionnaires, notamment au travers de rémunérations indexées sur la performance financière des entreprises (les fameuses stock options), et par la mise en place d’un marché du contrôle. Ce marché désigne la concurrence qui prévaut sur les marchés financiers, concurrence grâce à laquelle il est possible d’attirer les capitaux par une meilleure rentabilité, poussant alors les entreprises réfractaires à la gouvernance actionnariale vers de bas niveaux de valorisation boursière. Cette désaffection des marchés financiers pour l’action d’une entreprise conduit à faire de cette entreprise une potentielle cible pour des concurrents : puisque le cours de l’action est bas, l’entreprise peut être rachetée à bon compte, et le management dédaigneux de suivre les principes de la gouvernance actionnariale peut alors être remplacé. Conséquence de cette re-libéralisation des marchés financiers dans les années 1980 : les managers qui souhaitent conserver la direction de leur entreprise doivent se plier aux exigences actionnariales. Finie donc la gouvernance fordiste où des managers recherchent avant tout la croissance, place désormais à une gouvernance actionnariale où l’entreprise doit avant tout dégager du rendement. Et plus que ses voisines s’il vous plaît (si elle veut continuer à attirer les faveurs des marchés financiers, et ne pas risquer ainsi une prise de contrôle hostile) ! Le résultat de ce concours de séduction généralisé, c’est que les entreprises ont déployé tout leur charme en versant abondamment des dividendes et en restreignant l’investissement aux seuls projets les plus rentables. Ainsi, Cordonnier et al. (2013) ont pu mesurer une évolution frappante : alors que pour tout euro d’investissement productif net (c’est-à-dire déduit des amortissements), les entreprises françaises ne versaient que 50 cents en dividendes nets (c’est-à-dire dividendes versés déduits des dividendes reçus) en 1978, en 2011, elles versaient 2 euros de dividendes nets pour tout euro d’investissement net. La priorité des entreprises a fondamentalement changé : pour reprendre l’expression de Lazonick et O’Sullivan (2000), d’une logique de « retain and reinvest » (les profits sont conservés pour être réinvestis), elles sont passées à une logique de « downsize and distribute » (les projets d’investissement sont réduits et les profits sont distribués aux actionnaires). Toujours selon Cordonnier et al. (2013), alors que 30% des profits partaient en dividendes en 1978, c’est en 2012 près de 90% des profits qui suivent le même chemin ! De créancier résiduel (l’actionnaire est payé en dividendes une fois que tout le reste a été payé par l’entreprise), l’actionnaire est devenu le créancier principal, celui dont la rémunération intervient en premier, y compris quand les profits ne sont pas au niveau espéré durant l’exercice en cours (on augmente alors le taux de distribution des profits) : alors que dans le cas d’un créancier résiduel, l’actionnaire supporte un certain risque (celui qu’il n’y ait plus rien à distribuer à la fin), avec la nouvelle vision promue par la gouvernance actionnariale, l’actionnaire ne supporte plus réellement le risque de la réalisation des profits et il dispose désormais d’un SMIC du capital (si le montant des profits n’est pas aussi élevé que prévu, il suffira de s’en approprier une part plus importante). Ce retour de l’actionnaire conduit à modifier la répartition du revenu national en démultipliant les versements de dividendes, mais plus grave encore, et moins visible malheureusement est l’ampleur de la réduction des projets d’investissement consécutive à la pression de la rentabilité actionnariale. En se dispensant de projets d’investissement rentables, mais à la rentabilité inférieure à la norme exigée, la gouvernance actionnariale menace à terme la pérennité des entreprises elles-mêmes, car une entreprise qui n’investit plus est une entreprise qui cesse de se renouveler et qui est condamnée à être dépassée par des concurrentes plus dynamiques. Au printemps 2014, Larry Fink, le PDG de BlackRock, l’un des principaux gestionnaires d’actifs au monde, s’était inquiété dans une lettre ouverte aux PDG des plus grandes entreprises américaines et européennes de la tendance des entreprises à verser des rendements trop élevés au détriment de l’investissement, ce qui pourrait mettre en danger la capacité des entreprises à dégager des rendements à l’avenir (Wall Street Journal, 26 mars 2014). Autrement dit, c’est ici l’actionnaire qui demande à l’entreprise de ne pas faire trop de zèle : c’est un peu comme si le propriétaire d’un appartement demandait spontanément à son locataire de payer moins de loyers… L’entreprise n’est à personne… et sûrement pas aux seuls actionnaires ! Comme si, car en réalité ce n’est pas exactement la même chose. Ce retour de l’actionnaire a été rendu possible par l’instrumentalisation d’une affirmation apparemment logique : les actionnaires sont propriétaires de l’entreprise, et ils ont donc droit de se comporter comme bon leur semble avec l’objet de leur propriété. En tant que propriétaires de l’entreprise, ce serait à eux de décider de la bonne stratégie à appliquer (investir beaucoup ou peu), et ce serait à eux de décider de l’ampleur des versements à leur rétrocéder (dividendes et rachats d’action). Ni les managers, ni encore moins les travailleurs, n’auraient les moyens légaux d’aller contre cette affirmation d’un droit de propriété sur l’entreprise. Sauf que, parfois, le droit peut être l’allié des travailleurs. Il se trouve en effet que la propriété des actionnaires sur l’entreprise n’est pas fondée en droit. Ou pour le dire encore autrement, les actionnaires ne sont pas propriétaires de l’entreprise. Certes, ils possèdent des actions d’une société, mais ils ne possèdent pas l’entreprise. Cette affirmation, que l’on doit notamment à J.P. Robé (1999), n’a pas été remise en cause. L’entreprise sous la forme d’une société est une personne morale, et personne ne détient une personne, même morale ! Certes les actionnaires ont des droits liés à la détention de leurs actions : voter sur certaines décisions en Assemblée Générale, comme par exemple l’octroi de dividendes ou la révocation de dirigeants,... Mais, les actionnaires n’ont pas tous les droits : il n’y a rien d’automatique dans la décision de verser des dividendes (on peut même estimer que l’actionnaire se rémunère lorsqu’il revend son action, si le cours de cette action a monté) et il n’y a aucune obligation légale pour l’entreprise de maximiser les profits en laissant de côté des projets d’investissement moins rentables. De même, les managers ne sont pas les représentants des actionnaires, mais des mandataires sociaux, c’est-à-dire des représentants de l’entreprise en tant que société : ils ne devraient pas rendre des comptes devant les seuls actionnaires, mais devant les représentants de la société ! D’où vient donc cette idée forte que les actionnaires seraient en droit de se comporter en maîtres dans l’entreprise ? Si ce n’est pas le droit qui tient ce principe, c’est du côté de l’économie que l’on doit regarder pour trouver les racines de cette idéologie actionnariale. Ce mythe provient notamment du fait que, les actionnaires ayant apporté de l’argent à l’entreprise, ils auraient leur mot à dire sur l’utilisation de ces fonds par l’entreprise. La toile de fond est donc celle du financement de l’entreprise. Mais à y regarder de plus près, les actionnaires ne sont pas les seuls à financer l’entreprise, et ils sont loin d’être les plus importants ! Schématiquement, il n’y a que trois manières de financer une entreprise : par l’apport des actionnaires (apports initiaux et nouvelles émissions d’actions), par l’apport des créanciers (crédits bancaires et émissions d’obligations) et par la conservation des profits pour l’autofinancement de l’entreprise (finance interne). Si on regarde l’ensemble des entreprises des quatre principales économies européennes, on constate aisément que les apports des actionnaires sont faibles par rapport aux deux autres modalités. Tableau 1. Ressources financières des sociétés non financières de 1995 à 2012 Ressources financières (en % du total des ressources) Finance interne Finance externe Pays Endettement net Emissions nettes d’actions France 58% 24% 19% Allemagne 81% 6% 13% Italie 61% 26% 12% Royaume-Uni 103% -2% -1% Moyenne 76% 14% 11% Concrètement, les actionnaires ne contribuent qu’à hauteur de 11% du financement des entreprises sur la période considérée. L’endettement est une ressource préférée par les entreprises, puisqu’il compte pour 14% des apports aux entreprises. Mais la principale source de financement, et de loin, reste l’autofinancement des entreprises : les trois quarts des ressources financières proviennent des entreprises elles-mêmes. Le cas britannique est encore plus extrême, puisque les ressources financières des entreprises sont utilisées pour se désendetter et pour racheter leurs propres actions : les marchés financiers y sont donc des marchés financés ! Les Britanniques ne sont pas les seuls à exhiber cette tendance paradoxale, puisqu’aux États-Unis également, les entreprises ont chaque année davantage racheté leurs propres actions qu’elles n’en ont émises de nouvelles depuis 1994. Alors que sur la période 1946-1979, les émissions nettes d’actions (émissions moins rachats d’actions) par les sociétés non financières américaines s’élevaient à 4,3% du montant de leurs profits, les rachats nets (rachats d’actions moins émissions nouvelles) comptent pour 22,7% de leurs profits sur la période 1980-2013 (calculs réalisés à partir des statistiques du Federal Reserve Board, tableaux Z1 et F213). Concrètement, près du quart des profits des entreprises américaines sont consacrés à racheter des actions en surplus des actions qui sont nouvellement émises : les actionnaires ne financent pas les entreprises, mais ils sont financés par elles ! Pour grossir le trait, on peut ajouter aux rachats d’actions nets les versements de dividendes nets : l’évolution est tout aussi frappante, puisque de 17,2% des profits distribués aux actionnaires sous forme de rachats d’actions ou de dividendes sur la période 1946-1979, on passe à 65,5% des profits rendus aux actionnaires sur la période 1980-2013. Si le phénomène des rachats d’action est beaucoup moins présent en France, il n’est pas pour autant négligeable : sur la période 2003-2013, les rachats d’actions pour le seul CAC40 représentent en moyenne un peu plus de 25% des montants des dividendes versés (calculs réalisés à partir de la lettre de Vernimmen). L’argument du financement de l’entreprise par les seuls actionnaires ne résiste pas à l’examen des faits. Au contraire, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, ce sont les actionnaires qui sont financés par les entreprises, les rachats d’actions l’emportant sur les émissions de nouvelles actions. Mais, y compris en France, les actionnaires perçoivent des dividendes en excès de leur faible contribution au financement des entreprises. Faire en sorte que l’entreprise soit orientée en faveur des travailleurs Si le débat sur la propriété de l’entreprise n’a pas lieu d’être en droit, cela n’élimine pas pour autant les questions concernant l’exercice du pouvoir dans l’entreprise. Basé sur la fiction de la propriété actionnariale, le pouvoir s’exerce largement à l’avantage des actionnaires ces quatre dernières décennies, et cela au détriment de l’entreprise elle-même. Ce n’est pas la propriété de l’entreprise qui donne du pouvoir à l’actionnaire, mais c’est la liquidité des marchés qui confère aux actionnaires le pouvoir de plier l’entreprise à leurs exigences. La liquidité d’un actif financier, c’est la capacité de pouvoir le revendre rapidement et sans perte en capital. Cette liquidité est assortie d’un paradoxe : pour pouvoir vendre à tout moment un actif, un marché secondaire doit exister ; mais ce marché de l’occasion génère une réévaluation permanente du prix de l’actif, ce qui induit immédiatement un risque de moins values. Les actionnaires ont voulu construire des marchés financiers où règne la liquidité, pour leur permettre de se désengager à tout moment d’une entreprise dans laquelle ils auraient placé des fonds. Mais cette liquidité génère des fluctuations de cours qui peuvent entrainer des pertes en capital. C’est pour éviter ces baisses de cours de l’action que les entreprises sont contraintes de verser abondamment des dividendes et de racheter leurs propres actions. L’entreprise, à l’opposé de cette vision de la recherche de liquidité, est un objet social visqueux : l’entreprise a vocation à durer dans le temps, elle repose sur une idée d’engagement qui s’accommode mal de l’instabilité inhérente aux marchés financiers. Pourtant, sous l’ère du capitalisme actionnarial, c’est bien la liquidité qu’on a installé au cœur de la gouvernance d’entreprise. L’entreprise doit être réactive, certains départements de l’entreprise doivent pouvoir être revendus, la main d’œuvre doit être flexible, les fournisseurs doivent être une variable d’ajustement… C’est ce modèle de la liquidité, du réagencement permanent (tel un actionnaire modifiant constamment son arbitrage de portefeuille) qui s’impose à la société dans son ensemble. Pourtant, fondamentalement, l’entreprise est un collectif de travail engagé sur la durée. Sans même parler de Karl Marx, de nombreux économistes (notamment les deux Alfred : Marshall et Eichner) ont théorisé l’entreprise sous cet angle. La comptabilité nationale elle-même garde les traces de cette vision. En son sein, le revenu primaire national se décompose entre les revenus d’activité (salaires notamment), les revenus de la propriété (loyers, intérêts, dividendes), les revenus mixtes (entre le travail et le capital) et les revenus de l’État (impôts). La dénomination anglo-saxonne utilise même l’opposition entre les revenus gagnés (earned incomes) et les revenus non gagnés (unearned incomes) pour caractériser l’opposition entre les revenus d’activité et les revenus de la propriété. Mais le point le plus intéressant ici est que les profits conservés pour autofinancer les entreprises sont aussi compris dans les revenus d’activité. En d’autres termes, la lutte entre l’activité et la propriété voit l’entreprise se ranger normalement du côté des travailleurs ! L’autofinancement a en effet le statut de revenu propre à l’entreprise comme institution. Ce n’est pas le revenu de l’une des parties prenantes de l’entreprise (travailleurs, managers, actionnaires,…), mais c’est le revenu commun de ce collectif. Plus précisément, c’est ce que le collectif met de côté pour préparer son avenir commun, pour permettre à l’entreprise de se reproduire dans le temps. C’est une idée d’engagement pour préparer l’avenir qui est orthogonale à la recherche de liquidité qui ouvre à une logique court-termiste (versement de profits pour soutenir le cours de bourse, quitte à ce que cela se fasse au détriment de l’entreprise et de l’investissement productif). La question théorique est de réhabiliter l’idée que l’entreprise est un collectif de travail, que l’autofinancement est le revenu de ce collectif et que l’actionnaire n’est le propriétaire ni de l’entreprise ni de l’ensemble de ses profits. L’enjeu pratique est de désarmer la liquidité qui permet aux actionnaires d’agir comme des propriétaires au sein des entreprises et de décider de l’utilisation des profits pour verser des dividendes et opérer des rachats d’actions, car pour que l’autofinancement soit réhabilité comme revenu collectif en pratique, il faut que la délibération sur l’affectation du profit soit collective. Pour cela, une manière de procéder serait de limiter la liquidité des marchés financiers ou, à tout le moins, de déconnecter la liquidité des actifs sur ces marchés de la gouvernance des entreprises. Cela pourrait passer par l’instauration de droits de vote en assemblée générale des actionnaires uniquement pour les actionnaires ayant souscrits à des actions sur le marché primaire, puisque seules ces nouvelles émissions d’actions apportent des fonds à l’entreprise, les achats d’actions sur le marché secondaire n’étant qu’une redistribution d’argent entre actionnaires. On pourrait aussi songer à rendre les droits de vote (et les dividendes) proportionnels à la durée de détention d’une action. Une autre possibilité serait de supprimer les marchés secondaires pour les actions, ces derniers n’étant là que pour garantir la liquidité des actions, sans rien apporter aux entreprises. Bien évidemment, tout ceci n’exonère pas d’une refonte de la représentativité dans les instances de direction des entreprises, avec un rééquilibrage à l’avantage des travailleurs, et une diminution du poids des actionnaires. Enfin, une dernière possibilité serait de créer une Banque Partenariale de Financement de l’Investissement (Auvray et al., 2014). Son côté partenarial suppose qu’elle serait gérée par des représentants des partenaires sociaux et de l’État. Cette dernière pourrait s’appuyer sur un emprunt forcé auprès des investisseurs institutionnels qui se comportent aujourd’hui comme des actionnaires impatients dans les entreprises. Les zinzins pèsent très lourd sur les marchés financiers (2 750 milliards pour les seules compagnies d’assurance françaises) et ces capitaux ne sont pas mis au service du bien commun, puisqu’ils sont souvent confiés à des gestionnaires d’actifs externes qui font marcher à plein le jeu de la concurrence à la performance, en jouant sur les contraintes de la liquidité pour obtenir des rendements élevés à court terme, alors que la nature de leurs capitaux leur permettrait de se placer à long terme. Une BPFI qui utiliserait les fonds prélevés par les zinzins (par une souscription obligatoire des zinzins dans des obligations émises par la BPFI) pour agir comme actionnaire patient permettrait aussi de diminuer la pression de la liquidité dans les entreprises, tout en inaugurant une nouvelle instance où la société délibérerait de la définition du bien commun. Une telle architecture institutionnelle n’a rien d’aberrant : cela correspond peu ou prou à ce qui se fait en Allemagne avec la KfW, et cela pourrait ressembler à ce à quoi était destinée la Banque Publique d’Investissement en France (ou son homologue européenne). Le système d’emprunt forcé par les zinzins n’est pas non plus utopique, puisqu’un tel système a fonctionné pendant longtemps en France avec le mécanisme des bons plancher par lesquels les banques étaient tenues de détenir un niveau minimum de bons du Trésor. En mobilisant l’épargne accumulée par les zinzins, la BPFI disposerait d’un formidable levier d’actions pour prendre des participations dans des entreprises, et y contribuer à installer une propriété collective de l’entreprise : et si, l’Histoire n’en étant plus à un paradoxe près, la révolution passait par la finance ? Plus modestement, l’installation d’une telle institution permettrait de « finaliser le pouvoir » (Berle et Means, 1933 ; Aglietta et Rebérioux, 2004), c’est-à-dire de faire en sorte que le pouvoir soit exercé non pas en faveur de ceux qui le détiennent mais en faveur de ceux qu’il affecte. Aujourd’hui, sans en être les propriétaires, les actionnaires détiennent le pouvoir dans l’entreprise et ils s’en servent pour satisfaire leurs intérêts au mépris du sort des autres parties prenantes se trouvant sur leur chemin. Demain, avec la montée en puissance d’une BPFI, ce serait désormais cette institution partenariale qui disposerait du pouvoir, et l’exercice de ce pouvoir se ferait donc en fonction des parties prenantes affectées par ces décisions. Ré-encastrer l’exercice du pouvoir, c’est déjà un premier pas vers la construction d’une économie à notre service. Même si l’entreprise n’est pas (encore) à nous, on peut faire en sorte qu’elle agisse en notre faveur… Références AUVRAY, T., DALLERY, T. et RIGOT, S., (2014), « Au-delà du plan Juncker : et si l’on permettait vraiment aux entreprises de retrouver le chemin de l’investissement à long terme », Note des Économistes Atterrés, décembre. AGLIETTA, M. et REBERIOUX, A., (2004), Dérives du capitalisme financier, Albin Michel. BERLE, A. et MEANS, G., (1933), The Modern Corporation and Private Property, Macmillan. CORDONNIER, L., DALLERY, T., DUWICQUET, V., MELMIES, J. et VAN DE VELDE, F., (2013), « À la recherche du coût du capital », Revue de l’IRES, n°79, pp. 111-136. JENSEN M. et MECKLING, W., (1976), « Theory of the Firm. Managerial Behavior, Agency Costs and Ownership Structure », Journal of Financial Economics, vol. 3, n° 4, pp. 305-60. LAZONICK, W. et O’SULLIVAN, M., (2000), « Maximizing Shareholder Value: a New Ideology for Corporate Governance », Economy and Society, volume 29, n°1, pp. 13-35. ROBÉ, J.P., (1999), L’entreprise et le droit, PUF.