MACHIAVEL, SES SOURCES ET SES LECTEURS
Jean-Claude Zancarini
Dans les Istorie fiorentine, Machiavel met en récit le tumulte des Ciompi,
ces plébéiens qui, en 1378, se révoltèrent pour être considérés comme des
Florentins à part entière. La façon dont Machiavel utilise ses sources l’amène
à faire des révoltés des acteurs de l’histoire mais les prive de leur parole
pour y substituer sa propre conception du fonctionnement des cités. Les
lectures ultérieures de cette interprétation machiavélienne, en particulier
celles qui relèvent du marxisme, tendent à admettre qu’une victoire contre
l’oppression entraîne une oppression nouvelle. C’est là ne pas entendre la
voix des Ciompi mais aussi ne pas comprendre comment Machiavel conçoit
le rôle des tumultes dans une cité.
Le livre III des Istorie fiorentine veut mettre en évidence « les inimitiés
entre le peuple et la plèbe». C’est le récit des «tumultes» que connut Florence
en juin-août 1378 qui est le centre de cette analyse (chapitres 9-18), mais le
début du livre met en lumière l’opposition entre la magistrature chargée de
prendre les mesures concernant la guerre (les Huit de la guerre, que le peuple
florentin appelait en général les Huit saints) et les capitaines du parti guelfe
qui se livrent une véritable bataille pour la prédominance dans la cité, au
moment même où celle-ci est engagée dans une guerre avec la papauté (13751378). Quant à la fin du livre III, elle envisage la suite des événements politiques jusqu’en 1400, événements au cours desquels les popolani ricchi
l’emportent définitivement sur les minori artefici [les membres des Arts
mineurs]. C’est la façon dont Machiavel rapporte et met en récit ce que l’historiographie nomme « le tumulte des Ciompi1 » que nous analyserons, avec
1. Les événements de juin-août 1378 sont rapportés dans une série de chroniques et de récits
contemporains, publiés par Gino Scaramella, dans les Cronache e memorie sul Tumulto dei
Ciompi, vol. XVIII, 3 des Rerum italicarum scriptores, Città di Castello, 1917-1934 ; ce volume
comprend, entre autres, la chronique d’Alamanno Acciaioli (déjà publiée au XVIIIe siècle par
Ludovico A. Muratori qui l’avait attribuée à Gino Capponi), les ajouts anonymes à cette chronique, une chronique favorable aux Ciompi dite dello Squittinatore, celle de Ser Piero delle
Riformagioni et d’autres récits anonymes. Une autre chronique contemporaine des faits est
celle de Marchionne di Coppo Stefani, éditée par Niccolò Rodolico dans le volume XXX, 1
des Rerum italicarum scriptores, Città di Castello, 1903. Pour une bibliographie des travaux
modernes sur le Tumulto ainsi que pour une analyse détaillée des événements, des acteurs et du
travail, on se reportera au livre d’Alessandro Stella, La Révolte des Ciompi [Paris, EHESS,
1993]. Sur le sens du terme Ciompi, Robert Paris a avancé une hypothèse très séduisante, reprenant l’explication donnée, à l’époque des faits, par Marchionne di Coppo Stefani ; ce dernier,
rapportant que c’était une dénomination donnée aux gens du petit peuple par les soldats français du duc d’Athènes, estimait que c’était une déformation du français «compère». Remarquant,
comme la plupart des commentateurs modernes, qu’il est impossible phonétiquement que
compar donne ciompo, Robert Paris a émis, dans un article de la revue Médiévales, l’hypothèse
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MACHIAVEL
LA RÉVOLTE DES CIOMPI
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d’autant plus d’attention que ces chapitres – et notamment le chapitre 13, dans
lequel Machiavel fait parler un «plébéien anonyme» – a connu une singulière
fortune critique et éditoriale et qu’il s’agit également de rendre compte de
cette singularité. Précisons, avant d’entrer dans le vif du sujet, qu’il y a trois
moments forts de cette révolte des Ciompi : l’émeute du 22 juin 1378, voulue
par le gonfalonier Salvestro de’ Medici, à laquelle participe également la
plebe minuta, et qui a pour résultat la victoire des partisans des Huit saints
sur ceux des capitaines du parti guelfe ; celle du 20-22 juillet, qui aboutit à la
reconnaissance de trois Arts nouveaux et à l’élection par acclamation du
minuto Michele di Lando comme gonfalonier de justice ; celle d’août qui
voit les Ciompi, réunis à Santa Maria Novella, se doter d’une sorte de contreexécutif (les Huits saints du peuple de Dieu), puis être défaits militairement
le 31 août par Michele di Lando, appuyé par les Arts mineurs. Un des trois
nouveaux Arts créés en juillet, celui du popolo minuto [le menu peuple],
c’est-à-dire des Ciompi à proprement parler, est aboli, le corps des arbalétriers
du popolo minuto est également supprimé, les représentants des minuti à la
Signoria sont destitués.
La lecture des événements : Machiavel et ses sources
La façon dont Machiavel écrit l’histoire est assez bien connue. À la différence de son contemporain et ami Francesco Guicciardini qui, en particulier
dans sa Storia d’Italia, a largement recours aux archives et recoupe récits et
témoignages, Machiavel suit les informations données par des historiens et
chroniqueurs qui ont écrit avant lui. Gian Mario Anselmi, dans ses Ricerche
sul Machiavelli storico2, a fait le point sur les sources probables que suit
Machiavel dans les Istorie fiorentine et on peut vérifier que les données que
cite Machiavel dans les chapitres 1 à 18 du livre III sont tirées de l’Historia
fiorentina de Leonardo Bruni, de la chronique de Marchionne di Coppo
Stefani et de la lecture d’un récit sur le tumulte des Ciompi autrefois attribué
à Gino Capponi et désormais considéré comme l’œuvre d’Alamanno Acciaioli,
un des Priori de juillet-août 1378. Ce qui a, pour nous, ses lecteurs d’aujourd’hui, quelques conséquences : il nous faut admettre que le Machiavel
« historien » fait avant tout œuvre d’analyste politique, que son but est de
très convaincante qu’il s’agit bien d’une dénomination qui vient du français : selon lui les soldats
français s’adressaient aux minuti en les appelant « champi », c’est-à-dire « nés dans les champs »,
« bâtards ». C’est, quoi qu’il en soit, une dénomination très dépréciative. Quand ils se donnent
un nom, les Ciompi s’appellent « le peuple de Dieu ».
Machiavel, à la différence d’autres historiographes florentins du XVIe siècle comme Cerretani
et Guicciardini, n’emploie jamais le terme Ciompi qu’utilisaient Marchionne di Coppo Stefani
ou Alamanno Acciaioli (et la plupart des autres chroniqueurs contemporains des faits). Il utilise
les catégories florentines traditionnelles, que l’on trouve dans la traduction en vulgaire de Bruni
par Donato Acciaioli: plebe, uomini plebei, infima plebe, popolo minuto, moltitudine. En général,
on ne trouve pas sous sa plume, pour désigner les plébéiens, les termes injurieux qui abondent
sous la plume des historiographes du XVe siècle (bestiale popolazzo, gente dissoluta e d’ogni mala
condizione…).
2. Anselmi Gian Mario, Ricerche sul Machiavelli storico, Pise, Pacini, 1979.
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donner du sens à la suite linéaire des événements dont il fait le récit ; il nous
faut tenir compte de ce que l’analyse politique qu’il mène se fait par choix et
par agencement du matériel historiographique qu’il a sa disposition. Il nous
faut donc faire l’inventaire précis des choix et des agencements qu’il effectue
et considérer la langue et le discours qu’il emploie pour ce faire.
Le rôle des oppositions entre les Huit saints et le parti guelfe est mis en
évidence par Machiavel, comme par tous ses prédécesseurs. Il décrit la division en deux parties antagoniques de la cité en utilisant une terminologie
qu’il n’utilise qu’à deux reprises dans les Istorie fiorentine (et jamais dans
ses autres œuvres) : il y avait, écrit-il dans le chapitre 8, duoi seggi, « deux
sièges » du pouvoir et la question était de savoir lequel de ces deux sièges
allait l’emporter sur l’autre, au terme d’un conflit qui se déroulerait probablement les armes à la main. L’expression duoi seggi reviendra plus tard
(chapitre 17) pour indiquer une nouvelle division de la cité, nouvelle division
qui, elle aussi, se terminera par un conflit armé.
Le conflit entre le parti guelfe, qui regroupe « tous les anciens nobles
[tutti gli antichi nobili] avec la majeure partie des populaires les plus puissants
[e’più potenti popolani] » et les Huit saints, qui dirigent « tous les populaires
de moindre importance [tutti i popolani di minore sorte] », est l’occasion
d’un premier tumulte, provoqué par une initiative du gonfalonier de justice
Salvestro de’ Medici qui, n’arrivant pas à faire passer une loi contre les capitaines du parti guelfe, fait mine de démissionner de sa charge. Ses partisans,
et notamment Benedetto degli Alberti, appellent le peuple aux armes. Ce
récit correspond précisément aux analyses d’un Bruni ou d’un Marchionne
di Coppo Stefani ; d’ailleurs, le commentaire de Machiavel est un écho de
ceux des contemporains des faits et de l’historiographie du XVe siècle : « Que
personne ne mette en branle un changement dans une cité, en croyant pouvoir
ensuite l’arrêter à son gré ou le régler à sa façon » (chapitre 10). On trouve,
en effet, des formulations presque identiques chez Bruni3 ou chez le dominicain saint Antonin4. C’est donc, selon Machiavel, l’initiative politique de
Salvestro de’ Medici qui met en marche la « fureur populaire » (questo populare furore), la « rage de cette multitude » (la rabbia di quella moltitudine) et
qui a pour conséquence les incendies, les vols et les mises à sac : et, en cela,
il ne fait que reprendre les thèses les plus fréquemment admises par ses
prédécesseurs.
C’est dans l’analyse des événements qui se déroulent au cours du mois de
juillet 1378 que la singularité et la complexité de la lecture de Machiavel se
font jour ; il y a chez lui comme une hésitation entre la mise en évidence de
l’autonomie d’un nouvel acteur politique, doté de motivations, de revendi3. « Ceci peut être un exemple perpétuel pour les hommes éminents d’une cité, afin qu’ils ne
souffrent pas qu’un mouvement et les armes viennent aux mains de la multitude ; en effet, on ne
peut les retenir quand ils ont pris le mors aux dents et comprennent qu’ils peuvent davantage
parce qu’ils sont les plus nombreux. »
4. « […] cela peut être un enseignement pour les hommes éminents d’une cité, afin qu’ils ne
supportent pas que le mouvement et les armes soient soumis à l’arbitre de la multitude. »
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cations et d’une parole politique, et l’inscription dans une tradition historiographique qui voit dans les événements une agitation insensée, née des
désirs les plus troubles de la plèbe, d’ailleurs manipulée par des apprentis
sorciers qui courent le risque d’être détruits par leur propre créature5. Dans
le chapitre 12, il résume les raisons du « courroux » des plébéiens, puis, dans
le chapitre 13, il donne la parole à « l’un des plus hardis et des plus expérimentés » parmi les « hommes de la plèbe », dont il a explicité les motivations
dans le chapitre précédent. Mais auparavant, dans le chapitre 11, il laisse
entendre que certaines personnes (d’anciens adversaires des capitaines du
parti guelfe) incitent gli artefici à chasser et détruire leurs ennemis: «Ceux qui
mettaient leur espoir dans les désordres, montraient aux artisans qu’ils ne
seraient jamais en sûreté si beaucoup de leurs ennemis n’étaient pas chassés
et détruits. » Et dans ce même chapitre 11, le gonfalonier de justice Luigi
Guicciardini, dans un discours présenté comme adressé aux magistrats et
syndics des Arts, rappelle la thèse machiavélienne de la nécessité d’agir selon
les ordres du vivere libero et non selon l’ambition personnelle et le désir de
vengeance (si vous avez des revendications, explique le gonfalonier aux Arts,
« veuillez les demander civilement et non en tumulte et par les armes »). Les
réactions supposées à ce discours fictif (et il n’y a dans les chroniques d’époque
de trace ni des unes ni de l’autre) sont importantes : les syndics et les magistrats des Arts sont censés, après avoir entendu l’intervention de Luigi
Guicciardini, dire leur complet accord avec les thèses de ce dernier et prendre
des mesures en conséquence: «Ils remercièrent humainement le Gonfalonier
d’avoir fait, à leur égard, l’office d’un bon Seigneur et de bon citoyen envers
la cité, en s’offrant à obéir promptement à ce qui leur avait été commis. »
La fonction du chapitre 12 semble, du coup, consister à couper la logique
des événements qui se sont déroulés jusqu’alors, de ce qui va se dérouler
désormais avec un nouvel acteur, initiateur d’un nouveau tumulte « qui porta
atteinte à la République beaucoup plus que le premier»; ce nouvel acteur, c’est
l’infima plebe. Jusqu’à présent, Machiavel avait mis en scène « le peuple en
armes », en laissant entendre que la « multitude » qui avait mené le tumulte
de juin regroupait « tutti i popolani di minore sorte », dressés contre les tentatives du parti guelfe pour obtenir la prédominance dans la cité. Dans le
chapitre 12, il précise le rôle de ceux qu’il nomme l’infima plebe ou il popolo
minuto dans cette première émeute de juin : ils avaient été les auteurs de « la
majeure partie des incendies et des vols ». Ils avaient été incités à faire le mal
et craignaient désormais d’être abandonnés par ceux qui avaient été à leur côté
pendant l’émeute de juin ; leur volonté d’autonomie naît donc de ce premier
sentiment : la crainte d’être punis. À cela, Machiavel ajoute d’autres senti-
5. Un exemple de cette vision est donnée par les premières lignes des Storie fiorentine de
Francesco Guicciardini. Ce dernier écrit qu’« en 1378, alors que Luigi di messer Piero
Guicciardini [i.e. fils de messire Piero], était gonfalonier de justice, advint là cette nouvelleté des
Ciompi, dont les Huit de la guerre furent les auteurs [successe la novità de’ Ciompi, di che furno
autori gli otto della guerra]… ».
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ments : la haine (l’odio), le courroux (lo sdegno) contre les riches citoyens et
les chefs des Arts. Il explique que le popolo minuto et la plebe infima n’ont pas
d’Arts qui correspondent à leurs propres métiers et qu’ils sont « soumis »
[sottoposti] à d’autres Arts et tout particulièrement à celui de la Laine, dont
les instances sont évidemment favorables aux maîtres plutôt qu’aux salariés :
et il leur semble « qu’on ne leur rendait pas la justice à laquelle ils estimaient
avoir droit ». Ce double tableau est sans doute inspiré à Machiavel par le
récit des événements fait par Alamanno Acciaioli.
Dans sa chronique, Acciaioli rapporte la déclaration d’un ciompo,
Simoncino dit Bugigatto, au moment où il est interrogé par les Signori (dont
Acciaioli faisait partie), à la veille de l’émeute de juillet ; c’est un des rares
textes de l’époque où sont exprimées les revendications des Ciompi (si l’on
excepte la seule chronique favorable aux Ciompi, celle dite du Squittinatore,
écrite par un fantassin de la commune, que Machiavel n’a probablement pas
pu consulter). Machiavel suit assez précisément Acciaioli lorsqu’il explique
que la première raison de la conjuration des plébéiens est la crainte d’être
punis pour les vols et incendies de juin. Acciaioli explique, en effet, que
« comme ils craignaient d’être bientôt punis pour les choses qu’il avaient
faites », les plébéiens se réunissent « hors de la porte de San Piero Gattolini,
au lieu-dit le Ronco » et jurent « de rester liés l’un à l’autre, à la vie à la mort,
et de se défendre contre ceux qui voudraient les attaquer » ; par ailleurs,
dans les déclarations de Simoncino, est nettement présente la revendication
d’une sorte d’amnistie pour tous les vols et incendies faits lors des tumultes
de juin. Pour ce qui est des raisons du courroux des plébéiens contre les
riches et particulièrement contre l’Art de la laine, c’est une sorte de résumé
des propos du ciompo Simoncino, tels qu’ils sont rapportés par Acciaioli,
qu’effectue Machiavel. Il met bien en évidence la revendication qui consiste
à ne plus vouloir être « soumis » [sottoposti] à l’Art de la laine, très explicitement mise en avant par Simoncino6 ; en revanche, il ne rend pas compte des
doléances à ce propos desdits sottoposti (ils sont, précise Simoncino dans la
déclaration rapportée par Acciaioli, « mal traités », « mal payés », « on leur
donne huit pour un travail qui vaut douze ») et, plus encore, il n’explicite
pas les conséquences qu’en tirent les conjurés plébéiens. Ceux-ci, en effet,
disent clairement qu’ils veulent avoir leur propre corporation de métier et
« avoir part au gouvernement de la cité » : « Ils disent qu’ils veulent des
consuls pour eux et qu’ils ne veulent plus avoir affaire ni avec les marchands
lainiers, ni avec leur officier. Et ils disent aussi qu’ils veulent avoir part au
gouvernement de la cité. »
Le discours du plébéien anonyme du chapitre 13 est en quelque sorte la
mise en scène des rencontres et de la conjuration « au lieu-dit le Ronco » ;
après ce discours, en effet, les plébéiens, nous dit Machiavel en écho du
6. Cronaca di Alamanno Acciaioli (anciennement attribuée à Gino Capponi), in Cronache e
memorie sul Tumulto dei Ciompi, in Rerum italicarum scriptores, op. cit., vol. XVIII, 3, p. 21 :
Simoncino dit que « ceux qui sont soumis à l’Art de la laine ne veulent plus lui être soumis ».
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texte d’Acciaioli, « jurèrent de se secourir l’un l’autre » et décidèrent de
prendre les armes dès qu’ils auraient convaincu d’autres compagnons. On
remarque cependant que Machiavel ne va pas au-delà de ces indications
générales et laisse de côté certaines précisions données par Acciaioli, pourtant dignes d’être utilisées dans une mise en scène : le baiser sur la bouche de
la coniuratio ; la désignation de syndics chargés d’être attentifs aux attaques
que les magistrats pourraient mener contre l’un des conjurés. Mais, il est
encore plus frappant de constater qu’aucune des revendications exprimées
par Simoncino n’est reprise dans le discours du plébéien anonyme. Nous
reviendrons plus précisément sur l’analyse de ce discours et sur les conséquences théoriques de certaines lectures critiques. Remarquons simplement,
pour l’instant, qu’il s’agit d’un discours visant à persuader pour agir (et en
aucun cas d’un discours exposant des motivations liées à des revendications,
à des enjeux politiques et sociaux précis) ; remarquons également qu’il joue
un rôle précis dans l’économie du récit puisqu’il permet de passer d’un
«mal» fait à l’instigation des autres – «Ils craignaient […] d’être abandonnés
par ceux qui les avaient incités à faire le mal [al fare male] » (chapitre 12) –,
au «mal» fait par volonté propre – «Ces exhortations allumèrent très fort leurs
esprits, déjà par eux-mêmes échauffés au mal [riscaldati al male], si bien
qu’ils décidèrent de prendre les armes… » (chapitre 13) ; donc, de la plèbe
« objet », manipulée, incitée par d’autres à agir, à la plèbe « sujet », qui décide
d’agir par elle-même.
Le chapitre 14 relate les événements des 20-22 juillet 1378. Machiavel
suit les sources d’époque, essentiellement Marchionne di Coppo Stefani,
peut-être également la continuation anonyme du récit procuré par Acciaioli :
l’arrestation d’un des conjurés (le Simoncino dont nous avons parlé ci-dessus)
et son interrogatoire ; la présence d’un artisan (qui réparait l’horloge du
Palais) qui prévient les conjurés ; l’arrivée des plébéiens en armes ; l’incendie
de la maison du gonfalonier de justice; la destruction des archives de l’Art de
la laine ; la prise du palais du Podestat. On remarque qu’il n’emploie pas les
formulations souvent injurieuses de ses sources à l’égard des Ciompi, mais qu’il
reprend certaines allégations sur les manipulations que la multitude, dans
sa «fureur», ne perçoit pas: il suffisait – écrit-il – qu’une voix crie «allons chez
Untel » pour que cette maison soit brûlée, et certains citoyens en profitèrent
pour «se venger d’injures privées». Il n’essaie pas non plus d’analyser des faits
importants, comme le sens à accorder à la désignation par les Ciompi de
chevaliers du peuple : il reprend à son compte les interrogations des contemporains, qui ne comprennent pas l’inversion des valeurs imposée par les
Ciompi, mais il n’insiste pas autant qu’eux sur l’incohérence supposée de
ces nominations. Le ton du chapitre 14 est quand même donné par une
expression qui résume son jugement négatif sur cette journée d’émeute : on
y a vu à l’œuvre, écrit-il, « il furore di questa sciolta moltitudine », « la fureur
de cette multitude débridée ». L’adjectif sciolto, qui signifie « délié, déréglé »,
désigne pour Machiavel l’absence de ce qui fait l’essence même du lien poli14
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tique, la civilità, qui désigne justement le fait d’agir en étant regolato dalle
leggi, en suivant les règles qu’imposent les lois7.
Le récit des événements continue dans les chapitres 15 et 16 qui rapportent les revendications des émeutiers et la désignation de Michele di Lando
comme gonfalonier. Les revendications sont assez précisément celles qui
figurent dans la petizione présentée en juillet ; quant à Michele di Lando, le
jugement positif de Machiavel est déjà lisible dans le chapitre 16 (« c’était
un homme sagace et prudent ») et encore plus nettement favorable dans le
chapitre 17, où il insiste sur la virtù et la bontà du gonfalonier8. Ce point de
vue favorable reprend les jugements portés sur le rôle décisif de Michele di
Lando par les historiens florentins du XVe siècle, à commencer par Giovanni
Cavalcanti9 et Leonardo Bruni10. On remarque cependant qu’il laisse de côté
les commentaires providentialistes et l’insistance sur sa « vile extraction » :
la virtù est une qualité humaine et politique, elle se passe de déterminations
providentielles ; par ailleurs, Michele di Lando est sans doute, dans l’esprit
de Machiavel, le « chef » que toute multitude doit se donner de sorte qu’il
puisse « la discipliner, la maintenir unie et penser à sa défense11 ». Du coup,
il attribue à Michele di Lando un acte – faire dresser un gibet sur la place de
la Seigneurie12 – que les chroniqueurs contemporains des faits attribuent
clairement aux émeutiers. Dans la chronique d’Acciaioli, on lit en effet : « Ils
firent dresser sur la place une paire de gibets pour pendre ceux qui voleraient quelque chose ; en effet, ils voulaient que lorsqu’ils mettaient le feu
aux maisons, ce qui était dedans brûlât13.» Machiavel présente ce fait comme
voulu par Michele di Lando et lui donne un sens global – interdire qu’on
7. Machiavel Nicolas, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 57 : « D’une part, en
effet, il n’y a rien de plus redoutable qu’une multitude débridée et sans chef [moltitudine sciolta
e senza capo] ; et, d’autre part, il n’y a rien de plus faible car, bien qu’elle ait les armes à la main,
il vous sera facile de la contenir, pourvu que vous ayez un refuge pour pouvoir échapper à ses
premiers assauts. Quand les esprits sont un peu refroidis, et que chacun voit qu’il doit rentrer
chez lui, ils commencent à douter d’eux-mêmes, et à penser à leur salut, en fuyant ou en s’accordant. Voilà pourquoi une multitude ainsi soulevée, si elle veut échapper à ces dangers, doit
aussitôt choisir parmi elle un chef qui la discipline, qui la maintienne unie, et qui pense à sa
défense. C’est ce que fit la plèbe romaine quand, après la mort de Virginie, elle s’en alla de
Rome et, pour se sauver, choisit parmi elle vingt Tribuns. Si elle ne le fait pas, il lui arrive
toujours ce que dit Tite-Live par ces mots déjà cités: tous ensemble, les plébéiens sont vigoureux
et quand ensuite chacun commence à penser à son propre danger, ils deviennent vils et faibles »
(traduction d’Alessandro Fontana et de Xavier Tabet, à paraître).
Dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 58, Machiavel précise que quiconque
(et donc les princes tout autant que les autres) ne serait pas « soumis aux règles des lois [regolato dalle leggi], ferait les mêmes erreurs que la multitude débridée [la moltitudine sciolta] ».
8. Machiavel Nicolas, Istorie fiorentine, III, 17 : « Les tumultes s’apaisèrent, par la seule vertu
du Gonfalonier. Celui-ci, en ce temps-là, surpassa en courage, prudence et bonté tout autre
citoyen et il mérite d’être compté parmi les rares qui ont fait du bien à leur patrie… »
9. Pour Giovanni Cavalcanti, Michele malgré sa vile naissance [era nato di gente plebea e
disutile] avait en lui la virtù nécessaire à la fonction qu’il occupait.
10. Pour Leonardo Bruni, sans « la vertu et la constance » du gonfalonier de justice, la cité
serait allée à sa perte. Il n’hésite pas à penser que sa présence à la tête de la république s’explique
par une volonté céleste [per divina missione].
11. Voir supra, la citation de Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 57.
12. Istorie fiorentine, III, 16 : « Il donna l’ordre que personne ne brûlât ou ne volât quoi que
ce soit et, pour épouvanter tout le monde, il fit dresser les fourches patibulaires sur la Place. »
13. Rerum italicarum scriptores, op. cit., vol. XVIII, 3, p. 26.
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brûle et qu’on vole, épouvanter les émeutiers, mettre fin à l’émeute –, alors
que l’on voit bien, sous la plume même de gens clairement opposés aux
émeutiers, qu’il s’agissait de définir les formes de l’émeute (détruire les biens
de l’ennemi et interdire la récupération individuelle et les pillages), pas de la
réprimer.
Dans le chapitre 17, Machiavel rapporte le tumulte d’août et la défaite de
la plèbe. Ce chapitre reste assez imprécis en ce qui concerne l’analyse des
forces sociales en présence. Il est clair que Machiavel comprend que la cité
connaît à nouveau une forme de double pouvoir puisque, comme lorsqu’il
parlait de l’opposition entre le parti guelfe et les Huit de la guerre, au début
du livre III, il utilise l’expression duoi seggi (« la cité avait deux sièges et était
gouvernée par deux princes différents »). L’infima plebe est désormais un
des « sièges » possibles du pouvoir, elle apparaît donc bien comme un véritable acteur politique : elle effectue une sorte de sécession, en se regroupant
à Santa Maria Novella où elle désigne huit chefs (Machiavel ne rapporte pas
que ces chefs sont précisément appelés les Huit saints du peuple de Dieu, en
référence explicite aux Huit saints qui menaient la guerre contre la papauté14);
il résume, en insistant sur la revendication politique (le partage du pouvoir
entre les Signori et ces Huit de la plèbe), la pétition des Ciompi présentée
en août15. Mais s’il apparaît donc que l’un des sièges de la cité est formé par
la plèbe, le second siège n’est pas aussi clairement identifié. Il y a un chef,
certes, qui est Michele di Lando, mais les forces qui sont avec lui restent
indécises: Michele a rassemblé «un grand nombre de citoyens qui avaient déjà
commencé à se reprendre de leur erreur » ; s’agit-il des anciens partisans des
Otto della guerra ? Les migliori artefici, dont Machiavel dit, dans la dernière
phrase de ce chapitre, que cette défaite subie par la plèbe, les fait se reprendre
[ravvedere] et se détacher de leur alliance avec la plèbe, font-ils déjà partie de
ce « grand nombre de citoyens » ? Ce point est d’autant moins clair que dans
le chapitre suivant, au moment même où Machiavel estime que la plebe
minuta a désormais été éliminée, il décide de nommer les deux partis qui
restent en présence (nobili popolani d’un côté ; artefici di minore qualità de
l’autre) respectivement parte popolare et parte plebea16. On sent dans le texte
14. Istorie fiorentine, III, 17 : « Aussi la multitude, courroucée contre le Palais, se retira à
Santa Maria Novella, où ils désignèrent huit chefs parmi eux, avec des ministres et d’autres
ordres qui leur donnèrent réputation et révérence : si bien que la cité avait deux sièges et était
gouvernée par deux princes différents [tale che la città aveva duoi seggi ed era da duoi diversi principi governata]. » Remarquons que cette émergence d’un nouvel acteur politique qui réclame le
pouvoir n’avait d’ailleurs pas échappé non plus à Leonardo Bruni qui, relatant l’épisode de la
désignation des huit chefs de la plèbe à Santa Maria Novella, parle de l’existence de due capi (deux
têtes, deux chefs) dans la cité.
15. Istorie fiorentine, III, 17 : « Ces chefs décidèrent entre eux que huit hommes choisis par les
corps de leurs arts devraient toujours habiter dans le Palais avec les Signori et que tout ce que
déciderait la Signoria devrait être confirmé par eux… »
16. Istorie fiorentine, III, 18 : « […] et bien que la république ait été ôtée des mains de la
menue plèbe [plebe minuta], les artisans de moindre qualité [gli artefici di minore qualità]
demeurèrent plus puissants que les nobles populaires [i nobili popolani]… comme s’ensuivirent
en divers temps des effets très graves dont on fera mention à plusieurs reprises, nous appellerons l’un de ces partis populaire et l’autre plébéien [chiamereno l’una di queste parte popolare e
l’altra plebea]. »
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que Machiavel a pressenti l’émergence d’une coupure sociale et, plus encore,
politique qui n’est pas prévue par la langue politique de Florence, que la
division du peuple en deux a été suivie par une autre division (entre minori
et minuti, pourrait-on dire, au sein même de la plèbe, entre plebe tout court
et infima plebe) et par l’émergence, éphémère mais bouleversante, d’un
nouvel acteur politique. Du coup, il nous faut revenir au moment où il donne
la parole à ce nouvel acteur politique : le discours du plébéien anonyme du
chapitre 13.
Le discours du plébéien : Machiavel et ses lecteurs
Ce discours pose un « grave problème d’interprétation », pour reprendre
l’expression de Nicola Badaloni, dans un article de 1969 de Studi storici.
Comment en effet comprendre ce discours efficace et passionné, attribué à
un plébéien, mais écrit par un homme qui pense que ces tumulti sont l’œuvre
d’une multitudine sciolta et qui, peut-être, partage le point de vue sur l’infima
plebe qu’il attribue aux migliori artefici, à savoir qu’il est ignominieux de
supporter «la puanteur de la plèbe17 ». On sait que cette oratio ficta a souvent
été comprise (sur la base des remarques marxistes sur Balzac) comme le
résultat de la capacité de Machiavel, malgré ses propres convictions, de
comprendre de l’intérieur les motivations de la plèbe révoltée ; ainsi, le
discours du ciompo a-t-il été à plusieurs reprises édité à part comme illustration d’un point de vue radical de transformation révolutionnaire du vieux
monde. Un exemple particulièrement significatif de cette approche a été
fourni, au temps de son engagement syndicaliste révolutionnaire, par Simone
Weil lorsqu’elle écrivit dans la revue dirigée par Boris Souvarine, La Critique
sociale, un article intitulé « Un soulèvement prolétarien à Florence au XIVe
siècle18 ». Après une introduction historique, elle donnait le texte français
d’une partie des chapitres que Machiavel consacre au tumulte. Ses considérations sur l’intérêt du texte sont emblématiques des lectures radicales de
Machiavel. Le sens qu’elle tend à donner à l’événement s’appuie sur une
conception résolument téléologique de l’histoire : cette insurrection, écritelle, « mérite d’autant plus d’être étudiée qu’elle présente déjà avec une
pureté remarquable, les traits spécifiques que l’on retrouve plus tard dans les
grands mouvements de la classe ouvrière » ; du fait de cette conception téléologique de fond, on assiste à une série de glissements : le vocabulaire de
17. Istorie fiorentine, III, 17 : « Ces choses [i.e. la victoire militaire remportée par Michele di
Lando] provoquèrent la peur de la plèbe et firent se reprendre les meilleurs artisans [i migliori
artefici] qui se mirent à penser quelle ignominie il y avait, pour ceux qui avaient dompté la
superbe des Grands, à supporter la puanteur de la plèbe [il puzzo della plebe]. » Cette remarque
sur « la puanteur » de la plèbe me paraît être une réminiscence du texte de Marchionne di
Coppo Stefani.
18. Weil Simone, « Un soulèvement prolétarien à Florence au XIVe siècle », La Critique sociale,
mars 1934, n° 11. Weil Simone, Œuvres complètes, André Devaux et Florence de Lussy (dir.),
Geraldi Leroy (éd.), Paris, Gallimard, 1988, II, « Écrits historiques et politiques », 1,
« L’engagement syndical (1927-juillet 1934) », p. 334-350.
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description du corps politique utilisé par Machiavel19 est traduit en vocabulaire d’analyse marxiste (prolétariat, petite, moyenne et grande bourgeoisie, lutte de classes) ; Michele di Lando « fait ce qu’aurait fait à sa place
n’importe quel bon chef d’État social-démocrate » ; le « prolétariat à peine
formé » a fait, en se retirant à Santa Maria Novella, « un gouvernement extralégal qui ressemble singulièrement à un soviet ». Du coup, Machiavel, bien
qu’il écrive «trois siècles avant que ne fût élaborée la doctrine du matérialisme
historique, a su néanmoins, avec la merveilleuse pénétration qui lui est propre,
discerner les causes de l’insurrection et analyser les rapports de classe qui
en ont déterminé le cours ». Ces caractéristiques de la lecture marxiste radicale, poussées à leurs conséquences les plus absolues par l’intelligence brillante
de Simone Weil, ne changeront pratiquement pas par la suite.
Encore récemment (fin 199820), les éditions de l’Esprit frappeur ont
publié le récit de Machiavel, avec une préface présentant le secrétaire florentin
«qui, le temps d’une envolée sublime, se drape dans les haillons du tribun du
peuple et atteint à l’éternité en appelant d’un ton implacable au renversement de tout ce qui existe ». Et d’ailleurs, pendant toute la seconde partie du
XXe siècle, et en particulier pendant les périodes où, comme pendant les
années 1970 en Italie, la pensée marxiste radicale est fortement présente, les
formulations qui voient dans ce discours une voix enfin donnée aux sansvoix ne manquent pas dans la critique machiavélienne : « provede a dotare
di dignità propria l’ideologia eversiva del movimento di lotta » (G.
M. Anselmi21) ; « una lucida orazione programmatica » (N. Borsellino22) ; « un
documento di protesta ideologica » (E. Raimondi23) ; « l’epigrafe più solenne
per ogni disperata rivolta di plebe contro la miseria e l’oppressione» (E. Garin24).
Or, l’assimilation de ce discours à une parole ou à une idéologie plébéienne
pose différents problèmes. Nous avons déjà dit que ce discours ne reprenait aucune des revendications des Ciompi telles qu’elles pouvaient être
connues par Machiavel, eu égard à ses sources. Mais, à considérer seulement
la rhétorique de l’appel à l’action qui y est présente, il n’est pas sûr non plus
qu’on puisse y déceler une spécificité d’une parole plébéienne. Le discours
est à mettre précisément en rapport avec d’autres textes de Machiavel, pour
voir si, au-delà des thèmes proprement machiavéliens, il y a ou pas un écho
d’une parole particulière de la plèbe ou de la révolte. On repère assez aisé-
19. Sur la complexité de cet usage machiavélien, je me permets de renvoyer à Jean-Claude
Zancarini, «Les humeurs du corps politique. Le peuple et la plèbe chez Machiavel», Laboratoire
italien. Politique et société, 1, Lyon, ENS Éditions, 2001.
20. Plus récemment encore, le seul discours du plébéien anonyme a été publié dans une
nouvelle traduction de Jacqueline Risset, avec une introduction de David Lescot dans Autour
de Machiavel. De la politique comme un des beaux-arts, Nanterre, Amandiers, 2001, p. 31-34.
21. Anselmi Gian Mario, Ricerche sul Machiavelli storico, op. cit.
22. Borsellino Nino, L’Anonimo sovversivo, in Machiavelli, Roma-Bari, 1973.
23. Raimondi Ezio, Politica e commedia, Bologna, Il Mulino, 1972.
24. Garin Eugenio, introduction, Il Tumulto dei Ciompi : un momento di storia fiorentina ed
europa : [Convegno internazionale di Studi (Firenze, 16-19 settembre 1979)] / Istituto nazionale di studi sul Rinascimento, Firenze : L.S. Olschki, 1981.
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ment dans le discours une série de grands thèmes machiavéliens : l’occasion
qu’il ne faut pas laisser s’envoler, la nécessité qui est le moteur de l’action, la
justification d’une action par sa réussite et par la victoire, l’usage nécessaire
de la force et de la ruse, la spécificité d’une action menée par une multitude,
la volonté de situer l’action politique dans le monde des hommes, sans tenir
compte de la conscience, c’est-à-dire d’éléments supranaturels ou religieux.
On lira en notes les références textuelles qui mettent en évidence ce parallélisme entre les thèses défendues dans le discours du plébéien et ces thèmes
machiavéliens25. Il reste, en fait, un seul noyau thématique du discours qui
n’est pas repérable aisément dans le reste du corpus machiavélien : c’est une
phrase qui semble revendiquer l’égalité absolue de tous les hommes et que
prononce le plébéien ; en voici la traduction : « Dépouillez-nous tout nus :
vous nous verrez semblables, revêtez-nous de leurs habits et eux des nôtres ;
sans aucun doute nous paraîtrons nobles et eux ignobles ; car seules la pauvreté et les richesses nous rendent inégaux.» Une telle phrase mérite quelques
commentaires. L’expression spogliateci ignudi renvoie à un épisode des Vies
parallèles de Plutarque – une des lectures favorites de Machiavel – qui
rapporte qu’Agélisas « avait commandé aux commissaires qui vendaient
publiquement au plus offrant les prisonniers de guerre qu’ils les dépouillassent tout nus pour les vendre26 », afin que ses soldats puissent voir que les
25. Sur l’occasion qu’offre la fortune, on comparera Istorie fiorentine, III, 13 avec les nombreuses
occurrences d’occasion dans Le Prince, et notamment, VI, 10 :
Istorie fiorentine, III, 13 : « Il faut donc utiliser la force quand l’occasion nous en est donnée.
Et la fortune ne saurait nous en offrir une plus grande que celle-ci. » « L’opportunité que la
fortune nous présente vole, et c’est en vain, une fois qu’elle s’est enfuie, que l’on tente ensuite
de la reprendre. » Le Prince, VI, 10 : « Et, si on examine leurs actions et leur vie, on ne voit pas
qu’ils aient reçu rien d’autre de la fortune que l’occasion, qui leur donna la matière pour pouvoir
y introduire cette forme qui leur parut bonne : et, sans cette occasion, la vertu de leur esprit se
serait éteinte et, sans cette vertu, l’occasion serait venue en vain. »
– Sur la nécessité comme moteur de l’action :
Istorie fiorentine, III, 13 : « Je crois certainement que, même si d’autres ne nous l’enseignaient
pas, la nécessité nous l’enseigne. » « Je confesse que c’est là un parti audacieux et périlleux,
mais, quand la nécessité contraint, l’audace est jugée prudence. » Discours sur la première décade
de Tite-Live, I, 1 : « Les hommes agissent ou par nécessité ou par choix [elezione]… et l’on voit
qu’il y a plus grande vertu là où le choix a le moins d’autorité. »
– Sur la justification d’une action par sa réussite et par la victoire :
Istorie fiorentine, III, 13 : « Ceux qui gagnent, quelle que soit la façon dont ils gagnent, n’en
rapportent jamais de honte. » Le Prince, XVIII, 17 : « Et dans les actions de tous les hommes, et
surtout des princes, où il n’y a pas de tribunal auprès de qui réclamer, on regarde la fin. » 18 :
« Qu’un prince fasse donc en sorte de vaincre et de maintenir son état ; les moyens seront
toujours jugés honorables et, toujours, loués par tout un chacun. »
– Sur l’usage nécessaire de la ruse et de la force [frode e forza] :
C’est le sens d’une des métaphores les plus fameuses du Prince, celle du lion et du renard (Le
Prince, XVIII) ; on trouve la même idée dans les Discours sur la première décade de Tite-Live,
notamment en II, 13. Istorie fiorentine, III, 13 : « Mais si vous remarquez la façon de procéder
des hommes, vous verrez que tous ceux qui parviennent à une grande richesse et à une grande
puissance y sont parvenus ou par la ruse ou par la force.» Discours sur la première décade de TiteLive, II, 13 : « J’estime que c’est une chose très vraie qu’il arrive rarement, ou jamais, que les
hommes de petite fortune parviennent à un grade élevé sans la force et sans la ruse… »
– Sur la spécificité d’une action menée par une multitude :
Istorie fiorentine, III, 13 : « Là où beaucoup font des erreurs, personne n’est châtié. » Discours
sur la première décade de Tite-Live, III, 49 : « Quand une multitude fait des erreurs […] on ne
peut tous les châtier car ils sont trop nombreux. »
26. Je cite la traduction d’Amyot, à laquelle j’emprunte la traduction « dépouillez-nous tout
nus ».
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ennemis étaient des hommes comme eux et n’étaient donc pas à craindre.
Cette indication textuelle indubitable est à prendre au sérieux : on n’est pas
dans la logique d’une revendication de l’égalité de tous les hommes, mais
dans celle de la guerre. Dans la volonté de prendre le pouvoir par les armes
pour prendre la place des riches, pour prendre leur richesse, on peut d’ailleurs
reconnaître une thèse centrale de la pensée militaire de Machiavel, exprimée
en Discours, II, 10, lorsqu’il affirme que l’or n’est pas le nerf de la guerre :
comme les bons soldats, les bons révoltés peuvent obtenir l’or nécessaire en
allant le chercher chez leurs ennemis. L’usage de la force et de la ruse que
revendique le plébéien est d’ailleurs un autre indice de cet accaparement
par la pensée de guerre d’une «inimitié» dans la cité. Voici en effet ce que dit
le tribun : « Mais si vous observez la façon de procéder des hommes, vous
verrez que tous ceux qui parviennent à de grandes richesses et à une grande
puissance, y sont parvenus par ruse ou par fraude.» La formulation est en ellemême assez claire mais s’éclaire encore davantage si on met en regard un
passage de Discours, II, 13 : « J’estime que c’est une chose très vraie que rarement, ou jamais, il n’arrive que des hommes de petite fortune n’en viennent
à de grandes positions, sans la force et sans la ruse. » Il s’agit de changer de
statut, de passer d’un grado (d’une «position») à un autre et de le faire en utilisant les armes de la guerre, non celles des lois, comme l’indique la métaphore du lion et du renard du chapitre VIII du Prince. De ce fait, la logique
de cet aspect, apparemment le plus radical, du discours est celle de l’ascension par la réussite et la vertu militaires, dont on trouve maints exemples
dans les textes et dans les faits.
Il n’en reste pas moins que mettre ce discours proprement machiavélien,
qui rappelle que la politique est un champ de bataille où s’affrontent des
forces, que le rapport de forces est déterminant, dans la bouche d’un plébéien,
d’un ciompo, a des conséquences importantes, moins d’ailleurs pour Machiavel
lui-même que pour ses lecteurs. Lire l’épisode des tumultes des Ciompi par
l’intermédiaire de Machiavel permet de faire l’économie de l’analyse historique
en nouant le discours machiavélien de radicalité politique avec un discours
de classes. C’est là que se joue l’attirance pour la pensée de Machiavel de
bien des marxistes : on tend à voir, dans le Parti, le Prince nouveau, capable
d’obtenir la victoire qui justifie les moyens (« ceux qui gagnent, de quelque
façon qu’ils gagnent, n’en remportent jamais de honte », écrit Machiavel
dans le discours du plébéien et, dans Le Prince, XVIII : « Qu’un prince fasse
donc en sorte de vaincre et de maintenir son état ; les moyens seront toujours
jugés honorables et, toujours, loués par tout un chacun »), dans la guerre
comme modèle de la politique un antécédent de la lutte de classes, dans
l’appel à la domination nouvelle des anciens pauvres sur les anciens riches une
forme ancestrale de la dictature du prolétariat ; a contrario, on tend à voir
dans l’intérêt pour les revendications réelles des Ciompi une forme d’aveuglement réformiste. Peu importe dès lors quelles aient été les vraies paroles
et les vraies revendications des Ciompi, peu importe qu’ils aient réclamé
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qu’on les considère comme des Florentins dignes de participer au fonctionnement de la cité par l’intermédiaire d’un Art qui leur soit propre, qu’on
les traite avec équité et justice (et notamment qu’ils échappent à la prison
ou pire encore à l’amputation d’une main pour dettes). Si l’on croit entendre,
dans le discours du chapitre 13, un porte-parole des Ciompi et non Machiavel,
on est amené à admettre que l’appel à l’égalité absolue de tous les hommes
n’entraîne rien d’autre qu’une inversion des places entre dominants et
dominés, que la victoire contre l’oppression entraîne une oppression nouvelle.
Bons et mauvais tumultes
Machiavel, d’ailleurs, ne se situe pas dans la logique de lecture que lui
attribuent ceux qui lisent le discours du plébéien comme une parole possible
de la lutte de classes. Certes, pour Machiavel, la division en deux du corps politique est une donnée inéluctable et, partant, un principe nécessaire de description et d’analyse des « choses du dedans », à Florence comme ailleurs. Il
énonce cette thèse dès le proemio des Istorie fiorentine, en opérant une distinction très importante entre Rome et Florence : « À Rome, comme chacun sait,
après que les rois en furent chassés, naquit la désunion entre les nobles et la
plèbe, et elle se maintint avec cette division jusqu’à sa ruine; il en alla ainsi pour
Athènes, ainsi pour toutes les républiques qui fleurirent en ces temps-là.
Mais à Florence, d’abord les nobles se divisèrent entre eux, puis les nobles et
le peuple, et en dernier lieu le peuple et la plèbe ; et souvent il advint que
l’une des parties qui l’emporta se divise en deux; et de ces divisions naquirent
tant de morts, tant d’exils, tant de destructions de familles, plus qu’il n’en
naquit jamais dans aucune cité dont on ait la mémoire. » Si le principe de
division en deux est commun à Rome et à Florence, la différence tient dans
le fait que, à Rome, cette division, donnée en quelque sorte une fois pour
toutes, est le moteur d’une dialectique positive alors qu’à Florence elle aboutit
à une division quasiment continue de la partie qui l’emporte sur l’autre. Pour
Machiavel, il y a de bons tumultes, mais il y en a également des mauvais :
ceux de Rome sont bons précisément parce que, loin d’engendrer les conflits
armés entre les deux parties, ils font naître « de bonnes lois » (Discours, I, 4)
et sont la conséquence des « bonnes armes », c’est-à-dire d’une organisation
de la cité visant à faire la guerre et à se développer par ce moyen (si l’on avait
voulu supprimer les raisons des tumultes, écrit-il en Discours, I, 6, on aurait
supprimé en même temps les raisons qui expliquent le développement et les
victoires militaires de Rome) ; c’est pratiquement exactement le contraire qui
s’applique à Florence : les tumultes sont mauvais parce qu’ils ne se déroulent pas selon les ordres d’un vivere libero (ce qui entraînerait, comme à
Rome, la mise en vigueur de nouvelles lois) mais selon l’ambition des «sectes»
qui veulent obtenir non des lois qui favorisent la liberté, mais la victoire définitive de leur faction sur l’autre; ce qui entraîne la reconduction de la division
au sein même de la partie qui l’a emporté. Dans le livre III, 5 des Istorie
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fiorentine, la thèse est d’ailleurs exprimée avec une grande clarté, dans le
discours d’un citoyen anonyme « poussé par l’amour de la patrie » : il part
de la corruption de l’Italie tout entière depuis la chute de l’Empire romain et
estime que depuis lors « [les cités d’Italie] ont ordonné leurs états et leurs
gouvernements non comme des cités libres, mais comme des cités divisées en
sectes ». Soulignons simplement ici, sans rentrer dans le détail, que cette
corruption de l’Italie est liée, pour Machiavel, au rôle joué par l’Église catholique qui est responsable de l’affaiblissement militaire de l’Italie, à cause de
l’abandon des « armes propres », thèse qui est clairement affirmée dans le
chapitre 12 du Prince27.
Le tumulte des Ciompi est donc un exemple de ces mauvais tumultes qui
introduisent la guerre dans la cité au lieu d’y introduire la liberté, comme
ceux de Rome. La guerre a des règles propres, qui peuvent permettre à la
vertu des acteurs historiques, quels qu’ils soient, de s’exprimer – d’où la
force du discours de ce plébéien, anonyme mais « hardi et expérimenté »,
d’où également le rôle qu’il attribue à Michele di Lando. Mais le fonctionnement qu’il espère au sein d’une cité – et qu’il explicite en Discours, I, 4 –
repose sur l’hypothèse, vérifiée selon lui dans la Rome républicaine, que des
tumultes entre les différentes humeurs de la cité naissent, non « l’exil », « le
sang», la guerre, mais de «bons effets»: bonnes lois, bonne éducation, exemples de vertu, c’est-à-dire au bout du compte « des lois et des institutions au
bénéfice de la liberté publique28 ».
Jean-Claude Zancarini
Professeur des universités
« Discours du politique en Europe
Centre de recherche sur la pensée politique italienne »
ENS Lettres et Sciences humaines, Lyon.
27. Le Prince, XII, 28 : « Il faut donc que vous compreniez comment, sitôt que, en ces temps
reculés, l’Empire commença à être bouté hors d’Italie et que le pape, dans le temporel, y obtint
plus de réputation, l’Italie se divisa en plusieurs états, ce qui fit que beaucoup des grosses cités
prirent les armes contre leurs nobles qui, auparavant, ayant la faveur de l’Empereur, les tenaient
écrasées (et elles avaient les faveurs de l’Église qui voulait se donner de la réputation dans le
temporel) ; et dans bien d’autres, des citoyens devinrent princes. » 29 : « De ce fait, l’Italie étant
presque tombée entre les mains de l’Église et de quelques républiques, et les uns étant prêtres
et les autres des citoyens ayant pour habitude de ne rien connaître aux armes, ils commencèrent
à prendre à leur solde des étrangers. »
28. Tout le chapitre 4 du livre I est destiné à démontrer «que la désunion de la Plèbe et du Sénat
rendit cette république libre et puissante ». Les expressions que j’utilise sont toutes tirées de ce
chapitre : « Et on ne peut en aucune façon appeler avec raison mal ordonnée une république où
il y ait tant d’exemples de vertu [tanti esempli di virtù], car les bons exemples naissent de la
bonne éducation [dalla buona educazione], la bonne éducation des bonnes lois [dalle buone
leggi], et les bonnes lois de ces tumultes que beaucoup condamnent inconsidérément. En effet,
celui qui examinera bien le résultat de ces tumultes, ne trouvera pas qu’ils aient engendré des
exils ou des violences au détriment du bien commun, mais plutôt des lois et des institutions
au bénéfice de la liberté publique [ma leggi e ordini in beneficio della publica libertà].» (Traduction
d’Alessandro Fontana et de Xavier Tabet, à paraître.)
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