CARRINO (Annastella), « Comment être “malhonnête” sans briser
le lien social. Acteurs, institutions et pratiques de l'échange dans
l'espace tyrrhénien du XVIIIe siècle », Les Expressions de la
manipulation du Moyen Âge à nos jours, p. 467-489
DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5992-4.p.0467
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RÉSUMÉ – On propose ici des exemples d'interaction complexe entre acteurs,
institutions et normes dans l'espace tyrrhénien de la seconde moitié du XVIIIe
siècle. L'écart vis-à-vis des normes apparaît contrôlé, “apprivoisé” ; les pratiques,
même illégales, présentent une régularité et prévisibilité permettant la
réalisation d'entreprises communes et efficaces, et définissent des normes “de fait”
que les institutions elles-mêmes favorisent, en se les appropriant.
COMMENT ÊTRE « MALHONNÊTE »
SANS BRISER LE LIEN SOCIAL
Acteurs, institutions et pratiques de l’échange
dans l’espace tyrrhénien du xviiie siècle
INTRODUCTION
D’un point de vue durkheimien, les concepts de fraude et de lien
social s’opposent frontalement : dans cette optique, tout ensemble
d’interrelations sociales douées d’un quelconque degré de stabilité s’appuie
sur des normes plus ou moins formalisées et sacralisées qui désignent
comme frauduleux les comportements individuels et collectifs dangereux
pour le lien social, sanctionnent ces derniers et s’accompagnent de mesures
destinées à compenser les ruptures des équilibres communautaires qu’ils
peuvent engendrer.
Tout cela implique une correspondance étroite et une transparence
réciproque entre société et appareils normatifs, dont on trouve peu
d’exemples dans le passé et le présent : les liens sociaux se forment à
partir de matériaux composites, où la coniance réciproque se mêle à
l’intérêt de l’individu ou du groupe ; les normes, ainsi que les institutions
et les sujets qui les appliquent, constituent des conigurations complexes
traversées par des tensions et des conlits, souvent immergées dans le
corpus social qu’elles sont censées réglementer et dotées d’une faible
légitimité et capacité de contrainte. Le réseau social issu de l’échange
marchand en ofre un exemple évident. Au fur et à mesure que les
liens entre les contractants se distendent et s’écartent des cercles des
relations sociales denses et des territoires politiques et structurés par des
systèmes normatifs cohérents, la vie marchande doit se développer sans
méta-acteurs institutionnels garantissant des contrats de plus en plus
risqués. Or, les circuits commerciaux sortant des domaines de la légalité
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oicielle fonctionnent parfaitement, hier comme aujourd’hui, fondant
du même coup des relations sociales non éphémères : ce constat banal
nous invite à tenter d’identiier leurs conditions de fonctionnement, les
rationalités qui les soutiennent et, inversement, le sens et l’opérativité
du concept de fraude à l’œuvre.
Nous tenterons dans ces pages de nous mesurer à certaines de ces
questions en lien avec un espace marchand doué d’une structuration
plutôt forte, lisible au-delà de l’indétermination apparente des normes,
des hiérarchies et des pratiques. La mer tyrrhénienne au xviiie siècle
prend forme comme espace de relations commerciales autour de certaines routes – dont la plus importante est celle de l’huile exportée
du royaume de Naples pour alimenter les savonneries marseillaises –,
bondé d’acteurs caractérisés par la taille modeste de leurs capitaux,
de leur volume d’afaires et de leurs « patries1 », qui doivent faire face
quotidiennement non seulement aux périls de la navigation, aux aléas
du marché et aux inconnues de la production, mais aussi à la myriade
d’institutions, à l’entrelacement de règles, normes et coutumes informant cet espace, au « réseau très in et compliqué de pouvoirs et droits
qui, de quelque façon, […] le territorialisent2 ». Les États, avec leurs
mercantilismes et leurs ambitions de « commerce actif », l’encombrent
d’institutions et de normes de droit positif de formulation récente, qui
ne parviennent cependant pas à efacer le substrat des régimes normatifs
et coutumiers précédents, et s’appliquent à des territoires ne coïncidant
pas avec les espaces marchands. Ainsi l’action commerciale ne se situet-elle pas à l’intérieur d’un cadre réglementé reconnaissable : ce sont
souvent les producteurs de normes qui déterminent eux-mêmes leurs
limites d’applicabilité, suggèrent leur respect prudent et les démentent
par de nouveaux actes normatifs, coniant leur mise en vigueur à des
oices vénaux ou à des adjudicataires, à des appareils anciens et nouveaux
répondant à des pouvoirs locaux ou corporatifs munis de leurs propres
prérogatives et en conlit réciproque. Dans ce contexte, le concept de
1
2
Pour l’usage que l’on fait du concept de « patrie », voir Annastella Carrino, « Fra nazioni e
piccole patrie. “Padroni” e mercanti liguri sulle rotte tirreniche del secondo Settecento »,
Società e storia, 131 (2011), p. 36-66.
Biaggio Salvemini, « Introduzione », dans Biaggio Salvemini (dir.), Lo spazio tirrenico nella
“grande trasformazione”. Merci, uomini e istituzioni nel Settecento e nel primo Ottocento, Bari,
Edipuglia, 2009, p. xxii.
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COMMENT ÊTRE « MALHONNÊTE » SANS BRISER LE LIEN SOCIAL
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fraude ne devient pas tout à fait inopérant. Cependant, il faut chercher
sa déinition non dans les normes souveraines ou communautaires, mais
dans les régularités produites par la réitération de comportements qui,
en quelque sorte, rendent le jeu relationnel prévisible.
UN MONDE « MALHONNÊTE » ?
À première vue, la documentation concernant l’espace marchand de
la mer tyrrhénienne au xviiie siècle suggère l’image d’une mer assiégée
par un chapelet de smuggling communities vivant de la transgression de
toutes sortes de normes. Par exemple, au printemps 1781, un navire
ragusain, chargé de coton et toileries en provenance de Smyrne, fait
naufrage dans le golfe de Squillace, en Calabre, et perd une partie
de sa cargaison. Pour la récupérer, les autorités sanitaires décident de
passer au peigne in tous les navires de passage dans ces eaux. Mais des
pêcheurs de Taormine échappent aux contrôles, repêchent les balles et
les transportent nuitamment chez eux dans l’intention de les revendre.
Le Bureau de Santé de Messine envoie ses oiciers sur place pour les
saisir, mais ils trouvent « tous les passages fermés, et que les habitans
des bourgs et villages circonvoisins avoient cordonné tout le territoire de
Taormine et de Giarre et ne lassoient approcher ni hommes ni bestiaux1 ».
Notamment le long des côtes de Calabre et de Sicile, entre Charybde
et Scylla, la contrebande apparaît comme inhérente aux pratiques marchandes. La quantité réelle de soies et d’huiles chargées dans les cales
des navires à destination de la France correspond en général au double
de ce qui est déclaré à la douane : une fois payé le droit d’« expédition
par voie de terre », l’huile est transportée en grande quantité vers « les
premiers rochers et points de la côte où l’on ne rencontre pas de gardes »
et chargée à bord « de petites barques qui feignent de pêcher2 », ce qui
permet de la soustraire aux droits d’exportation.
1
2
Archives départementales des Bouches-du-Rhône (désormais : Arch. départ. BdR), 200
E 416, Bureau de Santé maritime de Marseille, Correspondance, Messine, 13 mai 1781.
À partir d’une relation de Luigi Zurlo mentionnée dans Giuseppe Castellano, « Porto
franco, iere, manifatture e dazi doganali nelle Due Sicilie durante la prima restaurazione
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Il s’agit, néanmoins, de pratiques répandues tout le long des côtes
tyrrhéniennes. Le recours aux pavillons de complaisance est généralisé
en temps de guerre, pour voguer tranquillement sur des eaux troublées par les conlits en arborant les drapeaux de puissances amies ou
neutres, et aussi en temps de paix, pour contourner droits et interdictions
commerciales. En cela, les Génois passent pour maîtres et changent de
pavillon « à leur convenance1 ». Il suira de citer un seul cas parmi la
multitude d’exemples possibles : le consul génois en Sicile pendant les
années 1740-1750 enregistre la présence de plusieurs
bâtiments nationaux [génois] qui arrivent dans ce Royaume, notamment
dans les parages de Messine, pour la plupart couverts du pavillon espagnol,
et passent par là en Calabre et dans les Pouilles pour faire leurs chargements
et contrebandes, au sujet desquels je prévois que des désastres vont s’ensuivre,
d’une grande gravité si la Cour de Naples ouvre les yeux sur eux, et qui ne
comportent aucun homme de ladite nation dans leur équipage et ne sont
munis que d’une simple patente des consuls d’Espagne, ou de Livourne, et
abusent d’une autorité qu’ils n’ont pas2.
Les Génois bénéicient souvent de complicités et connivences parmi
les autres marines : ils embarquent par exemple un marin français
complaisant et utilisent sa présence pour battre pavillon français dans
les mers et les ports de France3. Un autre « abus dont le progrez est
extrêmement préjudiciable au commerce, et à la navigation des Sujets
du Roy » est signalé en 1750 par le consul français Darthenay à ses viceconsuls établis dans le Mezzogiorno continental et en Sicile :
1
2
3
borbonica », Studi in onore di Riccardo Filangieri, Naples, L’Arte Tipograica, 1959, vol. III,
p. 209-241 : 217.
Archivio di Stato de Gênes (désormais : ASGE), Archivio Segreto (désormais : AS), carton
(désormais : c.) 2644, Consoli delle Due Sicilie, Napoli, 20 avril 1736. La même source
a également été citée dans Luca Lo Basso, « Economie e culture del mare : armamento,
navigazione, commerci », dans Giovanni Assereto et Marco Doria (dir.), Storia della Liguria,
Rome-Bari, Laterza, 2007, p. 98-114. On trouve plusieurs exemples similaires dans la
correspondance consulaire. Voir Archives Nationales (désormais : Arch. Nat.), Afaires
Étrangères (désormais : AE), B I 591-601, Correspondance consulaire, Gênes (1757-1792),
passim ; ASGE, AS, c. 2621, Lettere di consoli. Francia, 12 mai 1723, 13 mars 1726 ; c.
2622, Lettere di consoli, Francia, 13 octobre 1759, 2 juillet 1760, 1er novembre 1760,
18 avril 1761, 15 mai 1762, 28 septembre 1764 ; Arch. départ. BdR, C 4290, Relations
et incidents diplomatiques, Agents diplomatiques, 1761.
ASGE, AS, c. 2649, Serie Consoli delle Due Sicilie, Palermo, 16 février 1741.
Arch. Nat., AE, B I 591-601, Correspondance consulaire, Gênes (1757-1792), passim.
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Un grand nombre de Génois ont trouvé le moyen d’en partager les avantages
par la facilité que quelques Négociants et Capitaines de la côte de Provence
ont eue de leur prêter leur nom en faisant entre eux des contrats simulés, à la
faveur desquels ces premiers paraissent avoir vendu leurs bâtiments quoique,
au fond, ils en restent toujours propriétaires au moyen d’une contre-lettre
ou d’un autre acte équivalent. Ces bâtiments expédiés ensuite sous le nom
des prétendus acquéreurs arborent le pavillon de France à l’ombre duquel ils
viennent dans les ports de ces deux Royaumes en commettant des fraudes1.
Il est en efet très fréquent que les mâts des bâtiments, quelle que soit
leur nationalité, arborent des pavillons de complaisance. Les Français ont
généralement recours aux drapeaux génois, en temps de guerre2 comme
de paix, pour échapper au paiement des droits légitimement réclamés
dans les ports étrangers par leurs consuls3, voire extorqués par ces derniers : telle est l’accusation que certains caboteurs français lancent au
milieu du xviiie siècle contre leur consul à Naples, qui prétend leur faire
payer les droits non une seule fois, ainsi que le prévoit la norme, mais
chaque fois qu’ils aborderont les côtes du Royaume. Une autre façon de
contourner le versement des droits consulaires est d’accoster dans des
lieux dangereux qui ne sont pas placés sous le contrôle des autorités4. Les
bâtiments pontiicaux recourent à ces deux subterfuges, mouillant l’ancre
en des points isolés de la côte5 ou arborant un pavillon étranger : ceux
qui font escale à Civitavecchia sont en efet assujettis au paiement des
droits (et même au droit de visite) desquels les étrangers sont exempts6.
1
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3
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5
6
Arch. Nat., AE, B I 886, Correspondance consulaire, Naples, 16 mai 1750.
« Dans les périodes de conlits, Gênes neutre [ne manquait pas de rendre] service à Marseille,
tout en tirant avantageusement proit de l’opportunité qui s’ofrait : c’est sous son pavillon que l’on peut faire naviguer des navires marseillais », Charles Carrière, « Notes sur
les relations commerciales entre Gênes et Marseille au xviiie siècle », Actes du 1er congrès
historique Provence-Ligurie, Aix-Marseille, Fédération historique de Provence-Bordighera,
Institut international d’études ligures, 1966, p. 237.
Pour éviter de payer les droits à leurs consuls, les navires français entrent souvent dans le
port de Gênes en arborant le pavillon de la Superba. Archives de la Chambre de Commerce
et Industrie de Marseille (désormais : ACCIM), H 52, Commerce avec l’Italie, Gênes,
« Mémoire » anonyme, in du xviiie siècle.
ACCIM, H 60, Commerce avec l’Italie. Naples (1662-1791), « Mémoire des capitaines
qui font les voyages de Naples envoyé le susd. jour au Sr Taisbout consul de France au d.
pays », s. d. (1750 env.).
Archivio di Stato de Rome (désormais : ASR), Camerale II, Consolati, c. I, fo 10, Gênes,
lettre de Giovanni Pisoni au camerlengo Rezzonico, 15 novembre 1783, cité dans Christopher
Denis-Delacour, Les consuls en mer tyrrhénienne (à paraître).
ASR, Consolati, Afari Navali e di Commercio, c. v, fo 3, Civitavecchia, 1779-1794, cité
dans Christopher Denis-Delacour, op. cit.
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Dans le port de Gênes en revanche, « les rares et petits bâtiments qui
abordent occasionnellement sous pavillon romain sont tous génois1 ».
On pourrait multiplier les exemples. Il nous semble toutefois plus
intéressant de souligner que cet écart par rapport aux normes n’est pas
dénué de méthode. Prenons un pilier institutionnel très important de
cet espace marchand : le droit additionnel de 20 % sur les marchandises
déchargées à Marseille par les navires étrangers provenant du Levant, qui
crée « les conditions d’un monopole2 » au bénéice de la navigation et du
négoce français, est établi en 1669, année où – suprême contradiction –
Marseille est déclaré port franc3. Autour du contournement de ce droit
se créent des routes, des ports, des carrières et des complicités difuses.
Les protagonistes sont les patrons ligures, qui fondent sur ces pratiques
frauduleuses une saison nouvelle du succès de l’esprit d’entreprise
après l’époque glorieuse du Gênes du bas Moyen Âge, époque que les
observateurs décrivent avec plus d’admiration que de réprobation. Ces
patrons adoptent généralement deux méthodes :
– soit ils se procurent à Naples un permis d’exportation d’huile
correspondant à la capacité de leurs pinques (800 à 900 salmes),
descendent en Calabre où ils chargent la moitié de la quantité
d’huile autorisée et complètent le chargement dans le port
franc de Messine avec de l’huile arrivée « en droiture » du
Levant, ou en transitant par celui de Trieste ; ils font ensuite
route vers Marseille, où ils écoulent l’ensemble de la cargaison
qu’ils font passer pour de l’huile du sud de l’Italie ;
1
2
3
ASR, Camerale II, Consolati, c. I, fo 10, Gênes, 15 mai 1790, cité dans Christopher DenisDelacour, op. cit.
Louis Dermigny, « À propos du port franc de Marseille. Armement languedocien et traic
du Levant et de Barbarie (1681-1795) », Provence Historique, 21 (1955), p. 248-262 : 251.
Une énorme quantité et variété de droits à percevoir pèse en efet sur le port de Marseille.
« Les diferens droits qui se perçoivent dans la ville de Marseille – écrivent les oiciers
de la Santé – sont en si grand nombre que l’on doute […] si le port en est franc, parce
qu’en bien des cas on ne jouit pas de cette franchise qui fait tant de bruit chez les
étrangers […]. Les bureaux du poids et casse, du domaine d’occident, des chaires et
poissons salés, des huiles et de la ferme du tabac, les visites pour le sel, la poudre et les
étofes et marchandises prohibées sont autant d’obstacles à cette franchise qui pourroit
opérer de grands biens à l’État et au commerce si elle étoit plus étendue », Arch. départ.
BdR, 200 E 1025, Rapports. Ferme du tabac, 1719-1723, « Mémoire sur le tabac du
Levant », s. d.
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– soit ils chargent entièrement leurs pinques d’huile du Levant
à Messine, déclarant comme destination Gênes, ou leur bourg
d’origine sur la rivière du Ponant ; là, ils déchargent l’huile
et la rechargent sur de petites embarcations françaises qui
l’emportent à Marseille en la présentant comme de l’huile
ligure.
Le vice-consul français Jean-Baptiste Lallement – en poste à Messine
de 1773 à 1792 – semble obsédé par ces pratiques très visibles depuis
son poste d’observation1. C’est en efet à Messine, stratégiquement
placé entre le Levant et la France et sous le régime de port franc, que
s’efectuent normalement les transbordements des navires arrivant des
ports du Levant à ceux se dirigeant vers Marseille ; et c’est encore là
qu’ont lieu les contrefaçons sur la qualité, quantité, provenance et destination des marchandises. Bien qu’il ne dispose pas de preuves suisantes, il est convaincu que « c’est sur Gênes qu’il faut veiller. C’est là
que se machine la fraude, et l’on ne me persuadera pas facilement que
cette ville consomme la quantité d’huile de Morée que je vois passer
annuellement2. » Il sait également bien qu’il combat des « abus […] qu’il
est néanmoins diicile de déraciner entièrement3 » et qui perdurent en
efet. Le 11 mars 1786, il écrit à la Chambre de Marseille pour signaler
que trois patrons – deux Napolitains et un Génois – en provenance de
Trieste où ils ont chargé de l’huile que l’on sait apportée par un navire
grec font voile vers Marseille, où ils la revendront aux Génois en la faisant passer pour napolitaine4. Quelques mois plus tard, il airme que
tous les Grecs qui font escale à Messine vendent leur huile aux Génois
et que ces derniers disent la transporter à Livourne ou Gênes, alors qu’ils
mettent en réalité le cap sur Marseille5. Le 20 mai 1786, il rapporte que
le sieur Augustin Calvo, Génois, a chargé l’huile du Levant qu’il a achetée
du Grec naufragé en 2600 à 2700 cais, sur la tartane napolitaine St. Antoine
du patron Antonio Amato qui doit aller ensuite prendre le reste de son chargement à Melazzo pour Gênes ou Marseille. On m’a dit que cette portion
1
2
3
4
5
ACCIM, K 143-144, Correspondance consulaire, Messine (1763-1792).
ACCIM, K 144, Correspondance consulaire, Messine, 25 janvier 1786.
ACCIM, K 144, Correspondance consulaire, Messine, 25 janvier 1786.
ACCIM, K 144, Correspondance consulaire, Messine, 11 mars 1786.
ACCIM, K 144, Correspondance consulaire, Messine, 13 mai 1786.
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d’huile du Levant sera répartie sur plusieurs bâtiments Génois qui se trouvent
actuellement en charge à Milazzo pour compte de Calvo et de Pagliano et
que le Napolitain n’aura que de l’huile de Sicile1.
Peu après, dans sa correspondance leuve adressée à Marseille,
Lallement revient sur cette question :
Les sieurs Calvo et Pagliano qui ont embarqué sur la Tartane napolitaine du
Patron Antonio Amato l’huile qu’ils ont achetée du Grec naufragé, ont complété
le chargement dans ce port. J’ai vu faire sous mes yeux toute l’opération. Ils
ont rempli les Barriques à moitié au Lazaret, les ont ensuite débarquées sur
les quais du port franc où ils ont achevé de les remplir d’huile du territoire de
Messine, en sorte qu’il va partir avec 5 000 cais. Son obligation est de porter
ce chargement à Gênes pour l’y débarquer à la disposition des consignataires,
ou de le porter au Cervo et l’on m’assure que là, ou il sera fait une nouvelle
convention avec le même, ou l’on y emploiera deux Brigantins Génois pour
porter cette cargaison à Marseille2.
Le 1er septembre, il signale que « la plupart des huiles du Levant qui
passent par les Bâtiments Grecs en Italie s’entreposent dans les diférents
Bourgs de la rivière de Gênes, et y sont chargées ensuite pour Marseille
sous une autre dénomination3. » Le 14 juillet 1787, il dénonce l’arrivée
de tems en tems dans ce port [de Messine] de gros Pinques Génois qui quoique
de la portée de 8 à 900 salmes, embarquaient à Scilla ou dans le golfe de
Gioja 4 ou 500 salmes, et partaient ainsi à moitié vides, sans demander de
certiicats. J’ai découvert enin leur manœuvre. En partant de Naples, où ils
vont ordinairement faire leurs achats, ils se munissaient d’un certiicat de 8 à
900 salmes, venaient en charger une partie dans ces parages, allaient compléter
leur cargaison dans la rivière de Gênes en huile du Levant et paraissent à
Marseille sans craindre d’être inquiétés4.
Les dénonciations de Lallement restent lettre morte. Ce qu’il nomme
la « machine de la fraude » est justement un mécanisme bien structuré,
étayé par des connivences difuses et enracinées, qui constitue un élément
fondamental de la grammaire de cet espace commercial, caractérisé par
un jeu de rôles entre grandes et minuscules places marchandes, armateurs,
1
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ACCIM, K 144, Correspondance consulaire, Messine, 20 mai 1786.
ACCIM, K 143, Correspondance consulaire, Messine, 27 mai 1786.
ACCIM, K 143, Correspondance consulaire, Messine, 1er septembre 1786.
ACCIM, K 143, Correspondance consulaire, Messine, 14 juillet 1787.
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COMMENT ÊTRE « MALHONNÊTE » SANS BRISER LE LIEN SOCIAL
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patrons, capitaines, marchands et enin savonniers désireux de se procurer une huile abondante à bon marché1. Mais il s’agit d’un jeu auquel
participent aussi les institutions productrices de normes, ainsi que les
appareils destinés à surveiller et punir. Pour nous en rendre compte,
il suira de reconsidérer les situations évoquées sous un autre angle.
TOLÉRANCE ET COMPLICITÉ :
LES ACTEURS INSTITUTIONNELS FACE À LA FRAUDE
Revenons sur le cas des côtes donnant sur le détroit de Messine. La
contrebande de la soie et de l’huile – airme un observateur intéressé – a
besoin de la complicité des annotatori, maestri trattori, cancellieri, visitatori
[…], mastri portolani, assistenti di caricamenti, vicesegreti, cavallari, torrieri,
ed altri, e la connivenz’ancora delle guardie di mare che l’arrendamento tiene2.
En vertu de sa position face à la Calabre, c’est surtout Messine qui alimente ces fraudes. Le pouvoir féodal et royal permettant de percevoir
des droits prohibitifs est relayé par la limitation du nombre de lieux
d’embarquement, mais le débouché ofert par le grand entrepôt de
Messine stimule fortement la multiplication de ces derniers le long de
la côte calabraise. Surtout après l’instauration du port franc, la situation
devient incontrôlable, car la protection de la contrebande est assurée par
les pouvoirs oiciels. Les négociants et les adjudicateurs de l’huile et
du savon, intéressés par la libre exportation de denrées à coût modéré,
1
2
Voir Annastella Carrino et Biaggio Salvemini, « De l’instabilité du concept de port : le
sud de l’Italie face à Marseille (1710-1846) », dans Lionel Dumond, Stéphane Durand et
Jérôme Thomas (dir.), Les Ports dans l’Europe méditerranéenne. Traics et circulation. Images et
Représentations, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2007, p. 215-267 ;
Annastella Carrino, « Una “folla” mercantile fra pratiche e identità : nella Marsiglia
settecentesca risalendo il Tirreno », dans Biaggio Salvemini (dir.), Lo spazio tirrenico …,
op. cit., p. 217-238 ; Ead., « Ressources “nationales” et ressources locales. Les “Génois” sur
les routes tyrrhéniennes entre xviiie siècle et début du xixe siècle », The Historical Review /
La Revue Historique, 7 (2010), p. 99-125 ; Ead., « Fra nazioni e piccole patrie … », art. cité.
Relation du Soprintendente generale della regia azienda ed ispettore dell’arrendamento delle sete
di Calabria per conto della Regia Corte, 9 septembre 1769, cité dans Daniela Ciccolella,
La seta nel Regno di Napoli nel XVIII secolo, Naples, Edizioni scientiiche italiane, 2003,
p. 283-284. On a préféré laisser cette citation en langue originale, compte tenu de la
quantité de mots intraduisibles.
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obtiennent en 1801 que les marchandises introduites dans un port franc
soient exemptées de contrôle iscal : autrement dit, ils obtiennent de ne
pas payer d’impôts dans l’espace institutionnalisé et contrôlé de Messine
sur l’huile ou la soie qui sort de Calabre sans passer par la douane ou
avec la complicité des douaniers eux-mêmes. « La plus grande partie
du canal [de Sicile] appartient à la garde des barques de Messine, et il
s’ensuit par conséquent le privilège du port franc. Lorsque les barques
qui font de la contrebande s’éloignent un tant soit peu du littoral de
la Calabre, elles ne peuvent plus être ni attrapées ni poursuivies par
les felouques de garde de Calabre, car celles de Messine les chassent1. »
Sous la surveillance de la ville, toute la zone interconnectée du détroit
devient de fait « franche2 ».
La pratique des pavillons de complaisance est oicialisée par les
normes mêmes des États. Après avoir vainement défendu en 1740 à
« tout citoyen ou sujet de la République [de Gênes…] d’arborer ou de
faire arborer sur tout bâtiment national d’autres pavillons que celui
de la République3 », la Superba promulgue quelques années plus tard
un édit imposant aux navires génois de payer les droits à leurs consuls
« quel que soit le pavillon sous lequel ils arrivent4 ». Les institutions
génoises ne sanctionnent pas frontalement la fraude, mais précisent le
cadre dans lequel elle peut advenir, en coniant aux consuls la tâche
de seconder ce jeu5 et en les mettant en condition de le faire. Dans les
années 1780, compte tenu du nombre de bâtiments génois arborant le
pavillon de Massa qui mouillent à Marseille, la République permet à son
consul à Marseille, Nicolò Pagano, d’obtenir aussi la patente consulaire
de Massa6. En ce qui concerne la contrefaçon et la circulation de faux
passeports, elles sont souvent le fait des préposés des diférents appareils.
À la in des années 1760, sur les côtes provençales, les consuls et viceconsuls napolitains vendent de faux passeports aux Génois, ain qu’ils
puissent se livrer à la contrebande du tabac7. Et c’est avec une extrême
1
2
3
4
5
6
7
Relation de Luigi Zurlo, dans Daniela Ciccolella, La seta nel Regno …, op. cit., p. 217.
Relation du Soprintendente generale, Ibid.
ASGE, AS, fo 1721, Maritimarum.
ASGE, AS, c. 2622, Lettere di consoli, Francia, 8 mai 1762.
Cf. Annastella Carrino, « Fra nazioni e piccole patrie … », art. cité.
ASGE, AS, c. 2623, Lettere di consoli. Francia, 20 octobre 1781.
Archivio di Stato de Naples, Esteri, 522, Consolato delle Due Sicilie a Marsiglia, 26 juillet
1766. Sur cela, voir Annastella Carrino, « “Il Levante que tenemos a la puerta”. Progetti
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COMMENT ÊTRE « MALHONNÊTE » SANS BRISER LE LIEN SOCIAL
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facilité – selon le consul français à Gênes en 1770 – qu’« on accorde
des passeports dans les bureaux de l’Amirauté de France à des marins
[pour la plupart génois] qui les demandent sous des noms empruntés1 ».
Encore une fois, le contournement du droit de 20 % sur les marchandises du Levant arrivant dans le port de Marseille à bord de navires
étrangers nous ofre une importante documentation. Du côté français,
on élabore, depuis 1669, un imposant appareil de normes pour garantir
ce droit2, mais il s’avère tout à fait ineicace. D’autant plus qu’une réelle
volonté de contrôle fait, semble-t-il, défaut. La surveillance obstinée du
vice-consul Lallement et son acharnement à dénoncer ce qui n’est que
fraude à ses yeux restent ineicaces, car ses plaintes ne trouvent aucun
écho dans les appareils de l’État français. Les patrons génois sont en
mesure de se procurer les certiicats oiciels que Lallement leur refuse
systématiquement. Il le sait et dénonce le subterfuge à la Chambre de
Commerce de Marseille :
Je dois Messieurs vous prévenir que les personnes que vous chargez de remettre
ces certiicats doivent être très attentives sur ceux qu’on délivre en Italie et
sur la cote de Gênes. Les patrons Vincent Forchero d’Alessio […] et André
Elena du même lieu […] ont chargé en Calabre, le premier à la marine de
Catanzaro 280 salmes d’huile, le second à la Rocchetta sous Monteleone 308
salmes. Ils ont envoyé chez moi pour le certiicat et je leur ai fait répondre
qu’ils eussent à m’apporter leur contrat d’achat et les documents d’usage. Je
n’en ai plus entendu parler. Je vis deux jours après le vice-consul de Gênes
[à Messine] à qui je demandai pourquoi ils n’étaient pas revenus. Il me dit
qu’ils étaient partis et que leur ayant représenté le risque où ils se mettaient
en portant leur huile à Marseille sans certiicat, ils lui ont répondu qu’ils n’en
courroient aucun, qu’ils allaient dans leur Pays, et qu’au moyen du document
qu’on leur donnerait, suivant l’usage, le vice-consul de France [sur la rivière
de Gênes] qui y réside, ils seraient à couvert du double droit. J’ignore quel
est ce document. On dit que c’est une attestation d’avoir chargé cette huile
à Alassio même3.
1
2
3
e pratiche del commercio mediterraneo nel Regno di Napoli di secondo Settecento » (à
paraître).
Arch. Nat., AE, B I 596, Correspondance consulaire, Gênes, 15 octobre 1770.
Un mémoire de la Chambre de Commerce de Marseille résume fort bien la question :
Arch. Nat., AE, B III 185, « Inspection du Commerce de Marseille 1788-1798 », t. 61,
24 mai 1788, fo 94-99. À ce sujet, voir aussi Patrick Boulanger, « De la tromperie sur la
marchandise au xviiie siècle ou le commerce interlope des huiles du Levant à Marseille
de 1784 à 1790 », Provence historique, 130 (1982), p. 409-430.
ACCIM, K 143, Correspondance consulaire, Messine, 1er septembre 1786.
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ANNASTELLA CARRINO
Le vice-consul français de la Riviera qui aide les Génois à contourner
le droit de 20 % est une igure mineure ambigument placée entre les
institutions françaises et les intérêts marchands ligures. Mais il y a autre
chose. Citons encore Lallement :
Il est arrivé dans les premiers jours de mai dans cette rade cinq Bâtiments
Grecs chargé d’huile de Morée. J’ai vu les Génois en traiter avec eux et l’on
m’a assuré qu’ils les ont achetés. Ces Bâtiments sont ensuite partis pour
Gênes. Il y a environ 15 jours que le patron Jacques Galleano […] m’a envoyé
demander un certiicat pour son entier chargement disoit-il pris dans le port
franc de Messine. C’est précisément un de ceux que j’avois vu le plus actif
auprès des Grecs. Je lui is demander la quantité et la note ordinaire des oiciers. Il me it dire qu’il ne pouvoit pas la donner et puisque j’étois si diicile
il le prendroit à Naples […]. Il seroit bien sans doute qu’on se donnat point
à Naples de certiicats pour les chargements déclarés pris à Scilla, Bagnara,
Nicotera, Pietranegra, Tropea et Palmi, parce que la plupart se chargent dans
le port franc de Messina1.
Les certiicats que Lallement refuse sont donc délivrés, entre autres,
par le prestigieux consulat français à Naples, où le poste consulaire est
conié ad interim à un personnage de tout autre nature que Lallement :
Michel Périer, un négociant marseillais très actif sur les routes tyrrhéniennes, fondateur d’une maison de commerce sise dans la capitale
méridionale et dépendant de la maison mère marseillaise gérée par ses
frères et beaux-frères (la Périer-Salze et Cie), destinées toutes deux à faire
faillite quelques années plus tard2. Périer, que Lallement qualiie d’« ami
intime », promet à celui-ci « que lorsqu’il expédierait des certiicats aux
Génois qui passeraient à Messine, il les obligerait à […] les présenter
pour être visés3 ». Mais il ne tient pas parole et en vient même, dans
sa correspondance avec la Chambre et le Ministère de la Marine, à nier
qu’il y ait des traics frauduleux d’« huile grecque » à Naples et dans
le Royaume : c’est, à la limite, un problème concernant Livourne où,
selon lui, l’huile du Levant est mélangée à celle de Toscane et envoyée
dans les pays de l’Europe du Nord. « De nouvelles recherches que j’ai
continué à faire contribuent de plus en plus à me conirmer dans cette
1
2
3
ACCIM, K 143, Correspondance consulaire, Messine, 5 juin 1790.
Arch. départ. BdR, 533 U 25, Tribunal de Commerce, « Faillite de Périer Salse », 1815,
46 folios.
ACCIM, K 143, Correspondance consulaire, Messine, 14 juillet 1787.
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COMMENT ÊTRE « MALHONNÊTE » SANS BRISER LE LIEN SOCIAL
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opinion1 », écrit Périer dans son compte rendu à la Chambre. « L’expérience
– souligne-t-il – que j’ai continuellement acquise dans cette branche du
commerce […] m’autorise à vous assurer sans crainte qu’on n’a jamais
reçu dans ce port de l’huile du Levant et de la Barbarie » : c’est une
manière de prendre ses distances par rapport aux naïvetés de Lallement,
bureaucrate bourgeois qui n’entend rien aux raisons du commerce. Mais,
bien que sa qualité de négociant lui permette de mieux dialoguer avec
les hommes de la Chambre et d’afronter les hantises de Lallement avec
une tout autre souplesse, elle l’empêche tout de même, selon la ratio des
normes françaises, d’être consul, car cela provoquerait – formellement
– un conlit d’intérêts. Le poste consulaire de Naples est alors conié à
l’abbé Antoine-Madeleine Bertrand2. Mais il n’est autre que le frère de
Dominique, député à la Chambre de Commerce de Marseille et adopte
l’attitude souple de Périer, balayant les eforts légalistes de Lallement
à Messine, qui, de son côté, continue à dénoncer fraudes et manigances
à Marseille.
INSTITUTIONS ET APPAREILS EN CONFLIT
L’inadéquation des institutions par rapport à la tâche de classiication et de tri des pratiques commerciales licites et illicites ne dépend
pas seulement de la diversité des sujets et des attitudes, comme dans
le cas de Lallement et Périer. Au sein des appareils de l’État du dernier
mercantilisme, certaines institutions se réfèrent à des formes et à des
principes de légitimité en conlit réciproque, contribuant à brouiller la
limite entre licite et illicite.
Prenons le cas français. Le 6 août 1756, les députés de la Chambre
de Commerce de Marseille envoient un mémoire au Contrôleur général
des Finances3, où ils se plaignent vivement du fait que les commis du
1
2
3
ACCIM, Correspondance consulaire, Naples, 25 février 786. Voir aussi Arch. Nat., AE,
B I 901, Correspondance consulaire, Naples, 1786, passim.
Anne Mezin, Les consuls de France au siècle des Lumières (1715-1792), Paris, Imprimerie
nationale, 1997, p. 143-144.
ACCIM, D 27, Franchise de la ville et du port de Marseille, « Contestations entre la
Chambre et les Fermes », 1756-1761.
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ANNASTELLA CARRINO
Bureau du poids et casse visitent les navires arrivés de l’étranger dans
le port de Marseille ; ces derniers feignent d’ignorer que l’arrêt du
10 juillet 1703 abolit les restrictions introduites après l’édit de mars
1669 et sanctionne le retour à la franchise générale du port, exigeant
uniquement des capitaines des navires le dépôt du manifeste des marchandises auprès du Bureau de poids et casse. Plus généralement, la
Chambre déplore l’ingérence illégitime et incessante des Fermes dans les
afaires du négoce, qui init par en pâtir : selon les députés, les fermiers
des droits de navigation et commerce devraient en général s’abstenir
de toute inspection, car il n’est pas prévu par l’« usage » qu’invoquent
patrons et négociants1.
Le bras de fer continuel entre ces institutions produit des efets paradoxaux. Au patron napolitain Antonio Fogia, arrivé de Naples à Marseille
le 15 juin 1757, les commis du Bureau de vingt pour cent – dépendant
de la Chambre – réclament, en toute légitimité, le débarquement d’une
caisse suspecte ; il obtempère, mais il est bloqué par les employés du
Bureau de poids et casse – placé sous l’autorité de la Communauté –
qui détournent ladite caisse vers leur établissement pour vériier si elle
ne contient pas du tabac de contrebande. La Chambre réagit en grand
style : un de ses députés prévient les échevins, ordonne au Bureau de
vingt pour cent d’aller récupérer la marchandise et va inspecter celle-ci
en personne, lanqué d’un inspecteur des Manufactures. Il en reviendra
avec les excuses du Bureau de poids et casse2. Ce qui n’empêchera pas
les choses de se répéter, selon des scénarios plus ou moins similaires.
Entre 1758 et 1759, une série de nouveaux mémoires, lettres et
témoignages relète une situation inchangée. La Chambre écrit au
Ministre et secrétaire d’État au Département de la Marine, ainsi qu’à
l’Intendant de justice, police et inance, pour se plaindre, entre autres,
de « poursuites » faites « au nom des fermes » contre les marchands qui
font transiter des marchandises par le port de Marseille3 : les employés
des Fermes, selon la Chambre, bloquent la circulation des marchandises
en ville et perquisitionnent même les domiciles des négociants, sous
le prétexte éternel d’y chercher des articles de contrebande4. Souvent,
1
2
3
4
ACCIM, C 83, Fermes et Douanes, 1771-1772.
ACCIM, C 82, Fermes et Douanes, 1757.
ACCIM, C 83, Fermes et Douanes, 1771-1772.
ACCIM, C 84, Fermes et Douanes, 1777-1778.
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les employés de la Ferme du tabac « fouillent dans les caisses, dans les
hardes et jusque sur les personnes des oiciers et matelots, et s’ils trouvent
seulement une pipe remplie de ce tabac, ils en prennent l’occasion pour
dresser des procès-verbaux et inquiéter les gens de mer1. » Les députés
de la Chambre accueillent favorablement la dénonciation d’un groupe
de négociants anglais concernant « les gardes de la brigade des gabelles
et celles de la ferme du tabac [qui] les inquiètent » en allant visiter
leurs bâtiments et réclament des sommes importantes pour les rares
marchandises que les marchands, comme ils l’admettent avec candeur,
ont omis de citer dans leur déclaration au Bureau des marchandises2.
Les Intendants de Santé maritime marseillaise se plaignent également
des ingérences des hommes des Fermes. Dans une lettre au Ministre
et secrétaire d’État au Département de la Marine, ils disent craindre
que les incessantes inspections des bâtiments dans le port de Marseille
ne puissent compromettre la santé publique en entravant et retardant
l’enquête sanitaire. Leur dénonciation vibre souvent d’indignation : la
« témérité » des hommes des Fermes et la liberté qu’ils prennent de visiter
les navires en mer, avant que leur état sanitaire ne soit évalué, peuvent
avoir des « conséquences ininies », contre lesquelles ils sollicitent des
mesures urgentes et déinitives3.
Les motivations fournies par les oiciers sanitaires pour justiier
leur plainte, et plus généralement celles que les institutions en conlit
ont coutume d’utiliser, sont liées à leurs prérogatives spéciiques et à la
défense d’espaces de compétence et d’intervention souvent en lien avec
les positions honoriiques dans les hiérarchies urbaines et au sein des
territoires souverains. Ces diférentes prérogatives et objectifs devraient
s’articuler et s’harmoniser en vue de l’obtention du « commerce actif »,
objectif suprême de l’abondante production de normes à la in de l’Ancien
Régime. Mais, comme le montrent les documents susmentionnés, il s’agit
là d’une pure utopie. Du reste, la compétition pour le commerce actif
ne se traduit pas seulement par un conlit ouvert ou une confrontation
1
2
3
Arch. départ. BdR, 200 E 1025, Rapports. Ferme du tabac, 1719-1723, « Mémoire sur le
tabac du Levant », s. d.
ACCIM, C 81, Fermes et Douanes, 1728.
Arch. départ. BdR, 200 E 1025, Santé, « Copie de la lettre écrite par les Intendants de
Santé de Marseille à M. de Boynes, ministre et secrétaire d’état au département de la
Marine », 26 juillet 1773 ; « Copie écrite par les Intendants de la Santé de Marseille à
M. de Montyon, intendant de justice, police et inance et commerce », 20 août 1773.
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ANNASTELLA CARRINO
entre politiques publiques appliquant des normes oiciellement en
vigueur : à cet égard, une forme de harcèlement réciproque joue un
rôle fondamental aux niveaux inférieurs des appareils étatiques, qui
demeurent relativement dans l’ombre et ont un contact plus direct avec
les pratiques marchandes. À ce niveau de la compétition internationale
mercantiliste, la kyrielle d’appareils et de normes en tension réciproque
à l’intérieur de chaque État peut ofrir un vaste outillage d’instruments
eicaces. Ce qui compte, c’est qu’ils soient utilisés dans un rapport pour
ainsi dire élastique avec les normes, en déinissant objectifs et procédures.
En même temps, une rhétorique qui s’avère utile dans les situations
les plus variées se fraye un chemin : celle de la liberté de commerce,
niée et limitée de mille façons par les interdictions et les règles du
mercantilisme, mais qui peut désormais être présentée comme un des
principes fondateurs de l’ordre social. Pour qu’elle soit respectée, le
principe de légalité peut parfois être sacriié à juste titre ; notamment
quand la liberté de commerce se présente comme un moyen utile à la
poursuite de ce « commerce actif » plus eicace que l’amas confus de
normes adoptées par les États en proie à la réciproque jealousy of trade.
COMMERCE ACTIF ET MANIPULATION DES NORMES
Revenons à la Santé maritime, une institution absolument cruciale
censée prévenir les contagions au moyen d’un appareil de normes et
d’outils. Mais à Marseille, à Naples comme ailleurs1, elle peut aussi
représenter une arme très eicace dans la compétition commerciale
entre États.
La nouvelle erronée selon laquelle une épidémie s’est déclarée dans
le lazaret de Marseille – que le consul français de Messine signale à la
Santé le 14 novembre 17522 – entraîne la mise en quarantaine dans le
1
2
Daniele Andreozzi, « L’anima del commercio è la salute. Sanità, traici, rischio e dominio
sul mare in area alto adriatica (1700-1750) », dans Biaggio Salvemini (dir.), Istituzioni e
traici nel Mediterraneo tra età antica e crescita moderna, Naples, Consiglio Nazionale delle
Ricerche, 2009, p. 225-245.
Arch. départ. BdR, 200 E 416, Lettres des ambassadeurs, consuls, agents français et administrations sanitaires étrangères, xviie-xixe s., lettre envoyée de Messine le 14 novembre
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Royaume de Naples et de Sicile non seulement des bateaux français en
provenance de Marseille ou de Provence, mais aussi de ceux arrivant
des côtes du sud de l’Italie. Il ne s’agit pas, précise le consul, d’une
simple « quarantaine de précaution », mais de celle qu’on applique « aux
bastimens pestiférés, nous faisant décharger tout ce qu’il y a à bord, en
nous mettant deux gardes, nous visitant par tous les recoins des bastimens ; jusque dans les caisses de l’équipage et celles du capitaine. »
Le cas est « trop marqué » pour relever véritablement de questions de
santé publique : « la chose est faite à dessein » pour porter préjudice à
la navigation française au proit de la napolitaine.
Depuis l’observatoire de Messine, quelques décennies plus tard,
on dénonce avec insistance la gestion intéressée de la Santé maritime
napolitaine comme instrument de promotion du « commerce actif »
aux dépens des concurrents :
Les quarantaines à Naples rapportent trop d’argent aux particuliers chargés
de cette partie de l’administration publique, pour croire qu’ils ne veuillent
pas proiter des plus légers prétextes pour les multiplier, sans que le Ministère
veuille réléchir que si de pareilles gênes aussi inutiles que capricieuses
dérangent le commerce et la navigation des étrangers, elles ruinent toutes
les provinces du Royaume qui regorgent de denrées invendues, parce qu’il en
coûte trop de tems et trop d’argent pour aller les y chercher. Nous sommes
malheureusement ceux qui en soufrent le plus. C’est notre pavillon qui
fait une grande partie du cabotage de la Méditerranée, et c’est sur nous que
tombent les frais exorbitants de ces quarantaines ; aussi notre navigation
diminue-t-elle tous les jours, et les Génois et les Napolitains qui ont l’art
de s’y soustraire par des moyens dont nos capitaines rougiroient de se servir,
en proitent et enlèvent à la place de Marseille le bénéice assez considérable
qu’elle faisoit sur le grand cabotage1.
Ces « frais exorbitants » seront inalement limités grâce à l’intervention
de Michel Périer, ce consul français ad interim dans la capitale méridionale,
qui peut déclarer avec orgueil, dans une lettre du 22 octobre 1785 à la
Chambre de Commerce de Marseille, être parvenu à faire supprimer à
Naples les « quarantaines d’observation » frappant les navires français2.
1
2
1752.
Arch. départ. BdR, 200 E 416, Lettres des ambassadeurs, consuls, agents français et
administrations sanitaires étrangères, xviie-xixe s., lettre envoyée de Messine le 25 septembre 1784.
ACCIM, K 135, Correspondance Consulaire, Naples, 22 octobre 1785.
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ANNASTELLA CARRINO
Le marchandage d’un fonctionnaire isolé, qui n’est même pas consul à
plein titre, entraîne la suspension d’une pratique légale et sur laquelle se
concentraient d’ailleurs appétits et tromperies transversales. Il arrive que
les consuls français soient eux-mêmes complices des autorités sanitaires
napolitaines au détriment de leurs compatriotes : c’est ce qu’airment,
dans un mémoire envoyé au Ministère de la Marine, des caboteurs
selon lesquels leur consul permet aux oiciers de la Santé napolitaine
d’exiger d’eux des droits exorbitants, bien supérieurs à ceux prévus par
les normes1.
Un autre domaine où l’on assiste à la manipulation des normes à des
ins politiques est celui de l’utilisation instrumentale du droit de visite,
c’est-à-dire la tentative systématique pour empêcher que les cales des
navires ne reçoivent la visite des fonctionnaires du pays où ils mouillent
l’ancre, ain de permettre de fait des opérations que la lettre de la loi
déinit comme illicites. Une partie ininie se joue à cet égard entre la
France et le Royaume de Naples. Notamment, les bâtiments napolitains
et siciliens font des « versements de contrebande à Marseille », abusant
de l’exonération des visites à bord dont ils jouissent en vertu du pacte
de famille du 15 août 17612. Les Français, qui le savent bien, tentent
à l’occasion de forcer la situation, provoquant des réponses de diverses
teneurs : de la plainte directe à la protestation institutionnelle ou à la
riposte immédiate en visitant les cales des bâtiments français en rade
à Naples.
Cependant, on trouve aussi des exemples allant dans la direction opposée. La Chambre de Commerce marseillaise est une institution corporative
dotée d’un énorme pouvoir public, à laquelle sont entre autres coniés la
gestion, le contrôle et la règlementation du traic avec le Levant, soumis à
une myriade de normes, contraintes, protections, et pourvue de privilèges
considérables. En 1785, deux importants armateurs et négociants ligures,
Straforello et Peragallo3, dénoncent à l’Intendant de Provence ce qu’ils
1
2
3
ACCIM, H 60, Commerce avec l’Italie, Naples (1662-1791), « Mémoire des capitaines
qui font les voyages de Naples envoyé le susd. jour au Sr Taisbout consul de France au
d. pays », s. d., mais 1750 environ. Ce document est cité aussi dans Christopher DenisDelacour, op. cit.
ACCIM, C 83, Fermes et Douanes, 1772.
Cf. Annastella Carrino, « Ressources “nationales” … », art. cité ; Ead., « Honneur marchand
et espaces urbains. Le cas Straforello et Peragallo à Marseille à la in du xviiie siècle »,
Rives méditerranéennes, 49 (2014), p. 99-117.
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COMMENT ÊTRE « MALHONNÊTE » SANS BRISER LE LIEN SOCIAL
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considèrent comme un abus grave inligé par la Chambre de Commerce
de Marseille, la place où ils opèrent avec succès depuis plusieurs années.
Leur Aimable Pauline, commandée par un capitaine français, doit prendre le
large pour Alexandrette au début du mois d’avril avec un chargement en
commun de certaines maisons juives vénitiennes établies à Alep. Les deux
Ligures commercent donc avec le Levant. Mais il s’agit de la place privilégiée
des Français et plus précisément des Marseillais, si bien que les étrangers
n’y ont pas toujours la vie facile. Les députés de la Chambre envoient alors
des hommes inspecter la cargaison, sous prétexte d’avoir été informés –
par une source qui restera anonyme, peut-être parce qu’inexistante – de
la présence de marchandises illicites. La visite commence le vendredi
et se poursuit le samedi et le dimanche ; elle s’interrompt le lundi en
raison du mauvais temps ; le mardi, les inspecteurs prétendent devoir
tout recommencer, parce qu’ils n’ont pas suisamment perquisitionné. Il
s’agit d’un abus ostensible dont les deux armateurs se plaignent vivement,
insistant aussi sur le plus grave des outrages à leurs yeux, plus grave que le
retard du départ et la perte d’un vent favorable : la calomnie, le « bruit »
qui a couru sur leur compte à Marseille et jusqu’à Paris, le soupçon de
contrebande propagé par la Chambre pour justiier son initiative. C’est
une situation intolérable pour ceux qui se déinissent comme des « négociants honnêtes, qui se sont toujours fait une loi et un devoir dans toutes
leurs opérations de commerce de la plus exacte probité1 », compte tenu
entre autres de la mauvaise réputation dont jouissent les Génois, toujours
en équilibre instable entre licite et illicite, prêts à changer de pavillon
et à contrefaire quantité, qualité et provenance des marchandises2. Ainsi
Straforello et Peragallo mobilisent-ils les relations qu’ils ont tissées au
sein des institutions publiques françaises et attendent-ils que justice soit
rendue, avec une « respectueuse impatience » qui contraste fortement avec
la « lenteur inouïe » caractérisant la visite à bord. Ils iniront par obtenir
gain de cause, et l’Aimable Pauline lèvera l’ancre.
Les consuls – qu’ils soient génois, marchands élus par les marchands,
ou napolitains, d’extraction militaire et d’origine espagnole, ou français,
1
2
Arch. départ. BdR, Intendance, C 2581, « Plainte adressée à l’Intendant par MM.
Straforello et Peragallo dont la Chambre avait retenu un navire en partance sous prétexte
qu’ils n’avaient pas payé les droits voulus, tandis que son véritable but était de favoriser
les concurrents des plaignants », 8 avril 1785.
Cf. Annastella Carrino, « Fra nazioni e piccole patrie … », art. cité.
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ANNASTELLA CARRINO
oiciers royaux sans intérêts personnels dans le négoce – sont souvent
impliqués personnellement dans la production difuse, à la lisière ou en
marge de la légalité oicielle, d’entraves aux marchands étrangers ou
d’avantages aux marchands nationaux. En 1769, le vice-consul français
à Messine signale à la Chambre de Commerce de Marseille qu’il a conçu
un « coup » risqué exécuté par le capitaine Clavelly de La Ciotat : il
s’agissait de récupérer nuitamment l’équipage de la tartane du patron
Martineny, naufragé sur la plage calabraise de l’Agnone, et de le libérer
des entraves de la quarantaine imposée par la magistrature sanitaire du
sud de la Péninsule1. En novembre 1766, le consul de Gênes à Messine
relate un autre « coup », dans le domaine cette fois de la prévention de
la disette céréalière, aussi sensible que celui des réglementations royales
concernant la prévention des épidémies ; il le rapporte en outre « avec
la satisfaction naturelle que procurent d’ordinaire les avantages que
l’on octroie à ses propres sujets ». Le gouvernement napolitain, « étant
donné les circonstances actuelles fort critiques de grand manque et de
pénurie en grains », ayant décrété « l’interdiction formelle et absolue,
sous peine de mort, de soustraire ledit bien à ses états et domaines
ain de l’exporter dans les pays étrangers », Carl’Antonio et Giacomo
Maglione, deux patrons de barque de Laigueglia sur la rivière de Gênes
de Ponant, « imaginent […] pouvoir échapper, par d’ingénieux stratagèmes, à la rigueur d’un tel interdit sans pour autant courir de risque ».
Ils achètent à Naples un important lot de blé des Pouilles, louent deux
embarcations napolitaines pour le charger et, tout en déclarant avoir
pour destination le port de Naples, le font parvenir à Messine en usant
d’« un subterfuge singulier » et d’« une prudence très astucieuse ». Là,
« à la faveur de l’asile qu’ofrent l’escale et le port franc de cette place »,
ils obtiennent « la permission de transborder » le blé depuis les bâtiments napolitains qu’ils ont loués dans leurs deux pinques mouillées à
Messine, « sous prétexte qu’il s’agit de blé du Levant qu’ils ont acheté »
et qui ne relève donc pas de l’interdit frappant les exportations. À peine
commencent-ils à efectuer cette opération qu’« un espion [va] se présenter au Fisc Royal pour lui découvrir le fond de l’afaire » : le blé et les
bateaux sont alors séquestrés et les deux patrons arrêtés. La situation
1
ACCIM, K 142, Correspondance consulaire. Messine, 9 mai 1769, 10 mai 1769, 30 mai
1769.
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COMMENT ÊTRE « MALHONNÊTE » SANS BRISER LE LIEN SOCIAL
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est « épouvantable » et apparemment sans issue, mais l’intervention du
consul permet d’annuler l’application des normes en vigueur, aussi bien
sur le plan de la procédure que de la substance. Il se lance « aussitôt dans
toutes sortes de stratagèmes impliquant amis et associés », mobilise ses
« relations » et le « crédit » dont il jouit dans la place, fait « disparaître
et éloigner […] l’espion qui avait dénoncé le stratagème », « apaise » « le
Fisc Royal, l’intendant de l’escale franche, le juge assesseur, le ministre
des inances royales », obtenant pour les deux Maglione non seulement
la restitution de leurs biens, de leur liberté, « et probablement même de
leur vie », mais aussi le succès total du coup qu’ils avaient tenté : « cela
fait déjà six jours qu’ils ont quitté ce port sans encombre, emportant
avec eux vers leur lieu de destination sept à huit mille tomoli de blé
provenant des Pouilles, où il est rigoureusement interdit et défendu de
charger du blé pour les pays étrangers1. »
Des « coups » de ce genre bénéicient de complicités surprenantes. Ce
sont d’ailleurs souvent les concepteurs des normes qui incitent le consul
à en faire un usage désinvolte. Revenons sur le problème des 20 %. Une
solution possible consisterait à assujettir tous les navires étrangers arrivés
à Marseille, indépendamment de leur provenance. Mais une hypothèse
de ce type se heurte à l’infatigable « opposition d’un tout petit nombre
de négociants qui sont à la tête des fabriques de savons de Marseille2 »
et que Lallement déinit hâtivement comme « complices des Génois3 ».
En efet, ce qui est ici en jeu dépasse largement les intérêts d’un petit
groupe de particuliers, au point de produire une stagnation au niveau
des normes et d’inciter à une lecture élastique de celles-ci de la part
des sommités mêmes de l’État français. Le ministre de la Marine, entre
autres sollicité par le plénipotentiaire génois Cristofaro Spinola, pousse
la Chambre de Marseille à imposer le paiement non de ce qui est dû
mais d’une amende modeste à un patron ligure qui, le 31 octobre 1785,
a débarqué à Marseille de l’huile levantine qu’il tente de faire passer
pour méridionale4. Et c’est encore le ministre qui invite la Chambre à
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ASGE, AS, c. 2634, Consoli delle Due Sicilie, Messina, 4 novembre 1766.
ACCIM, H 124 bis, Huiles étrangères, « Rélexions sur le commerce des huiles à Marseille
par les Génois », joint à la lettre de M. Perrin, Naples, 29 juillet 1782.
ACCIM, K 143, Correspondance consulaire, Messine, 25 février 1780, 11 mars 1786,
13 mai 1786, 14 juillet 1787, 11 septembre 1790, 30 octobre 1790.
ACCIM, H 124 bis, Huiles étrangères ; B 64, Correspondance active de la Chambre,
7 novembre 1785 ; B 19, Délibérations de la Chambre, séance du 1er février 1786 ; K
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ANNASTELLA CARRINO
un « accommodement amiable sur les 30 000 livres auxquelles serait
soumis en rigueur » Saverio Costanzo1, « négociant et savonnier » originaire de Sorrente (près de Naples) et titulaire d’un comptoir dans la
rue des Quatre Tours à Marseille2, auquel est destinée une cargaison
de 3 400 millerolles d’huile « grecque » détournée par le port franc de
Trieste et déclarée « italienne ». Face à la requête de la Chambre de payer,
outre les droits prévus pour l’huile « italienne », une amende modeste
de 2557 livres « à titre de contravention3 », c’est-à-dire moins d’un
dixième de ce qui est ixé par les normes, il est intéressant de souligner
que Costanzo paye, mais qu’il rouvre la négociation en présentant une
demande au Conseil d’État, ain de se faire rembourser le montant de
l’amende4, et une supplique à la reine de Naples pour lui demander son
appui ; supplique que la reine accueille en recommandant Costanzo à
l’ambassadeur de France5.
POUR CONCLURE
Nous avons ici présenté le cas d’un espace relationnel à structuration
relativement forte, qui se construit dans un contexte d’illégalité difuse.
Mais il ne s’agit pas de l’énième illustration de l’écart entre normes et
pratiques, pas plus qu’il ne s’agit d’une situation d’anarchie commerciale
qu’une main invisible reconduit à l’ordre. Les pratiques, même illégales –
nous l’avons vu –, présentent une régularité et prévisibilité permettant la
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143, Correspondance consulaire, Messine, 25 février 1780, 11 mars 1786, 13 mai 1786,
14 juillet 1787, 11 septembre 1790, 30 octobre 1790. Voir aussi Patrick Boulanger, op. cit.
ACCIM, H 124 bis, Huiles étrangères, 27 novembre 1785.
Arch. départ. BdR, Tribunal de commerce, « Enregistrement des actes déposés au grefe :
dépôts de bilans, cautionnements, airmations de voyage, actes de sociétés en dissolution » ;
4 loréal an VIII, 7 pluviôse an VIII. Voir aussi Archives Municipales de Marseille, Guides
marseillois, 1786, 1787-1788.
ACCIM, B 19, Délibérations de la Chambre, « Bureau de la Chambre tenu à l’Hôtel de
Ville », 1er février 1786.
Arch. Départ. BdR, C 2647, Intendance, « Copie d’une lettre du Maréchal de Castries »,
7 mai 1786.
ACCIM, H 124 bis, Huiles étrangères, « Lettre de M. de la Tour à la Chambre », 15 mai
1786. Voir aussi Arch. Nat., AE, B I 901, Correspondance consulaire, Naples, 11 mars
1786.
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COMMENT ÊTRE « MALHONNÊTE » SANS BRISER LE LIEN SOCIAL
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réalisation d’entreprises communes et eicaces, et déinissent des normes
de fait que les institutions elles-mêmes favorisent et qu’elles inissent
par s’approprier. Afaiblie, en quelque sorte apprivoisée et oicialisée,
la « fraude », au lieu de mettre en crise le lien social, devient dans ce
contexte la condition même de son existence.
Annastella CarriNO
Université de Bari – Aldo-Moro
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