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Vivre avec la mort

Face aux aléas de l’existence, il y a une certitude : nous allons mourir. Ce livre se propose d’accompagner le lecteur dans l’écoute de ce que la Bible, qui est le livre de toute la vie humaine, nous révèle de la fin de l’existence terrestre. En dialogue avec les sciences et d’autres approches philosophiques et religieuses de la mort, il pose aussi la question du fondement sur lequel repose l’espérance chrétienne. Au cœur de cette démarche, il invite à rencontrer celui qui précède le croyant sur le chemin de la mort : le Christ mort et ressuscité pour nous. Avec une contribution du pasteur Charles Nicolas aumônier des hôpitaux à Alès.

À propos du document ci-dessous Le document ci-dessous est l’avantpropos extrait de l’ouvrage de Lydia Jaeger : Vivre avec la mort, coll. Éclairages, Charols / Vaux-sur-Seine, Excelsis / Édifac, 2013, p. 7-11. Cet extrait est hébergé sur le site personnel de Lydia Jaeger : http://ljaeger.ibnogent.org/ Le livre dont est extrait ce document peut être acheté sur : www.xl6.com Avant-propos Nous n’aimons pas parler de la mort. Ou plus précisément : nous n’aimons pas parler de notre mort, ni de celle qui pourrait toucher ceux que nous aimons. La mort des autres, surtout quand ceux-ci habitent un pays lointain ou le monde virtuel, dérange moins. Elle fait même vendre des journaux, augmente l’attrait de jeux vidéos et remplit des salles de cinéma. En revanche, nous préférons bien souvent oublier ce qui est, parmi toutes les incertitudes que nous réserve l’avenir, le seul « risque » auquel nul n’échappera. La Bible, qui est le livre de toute la vie humaine, parle, et même abondamment, de sa fin, de cette fin qui projette son ombre sur toute notre existence. Car celle-ci relève (pour le dire avec Heidegger) de « l’êtrepour-la-mort ». Aborder l’enseignement biblique sur la mort peut paraître indécent. Car la Bible ne souffre pas longtemps une étude détachée. Son instruction finit par me rejoindre de façon existentielle : elle ne parle pas seulement de la mort au loin, de la mort virtuelle, mais bien de la mienne. S’attarder à réfléchir à ce que l’Écriture enseigne sur la mort demande donc un certain courage. Mais n’est-ce pas le seul chemin pour assumer pleinement notre humanité ? 7 « Enseigne-nous à bien compter nos jours, pour que nous conduisions notre cœur avec sagesse » (Ps 90.12), priait déjà Moïse, le premier auteur dont la tradition biblique a conservé le nom. Les pages qui suivent cherchent à éclairer les différentes facettes de l’enseignement que l’Écriture apporte sur la mort. Sans prétendre à l’exhaustivité, j’ai choisi dix axes de réflexion, pour en explorer les thèmes majeurs. L’explication du message biblique sera ma préoccupation première. Si cette démarche résonne d’abord dans le cœur du chrétien, j’espère que le non-chrétien se sentira aussi convié au dialogue et à l’exploration. Non seulement le présent livre accorde une place de choix à la comparaison entre la vision biblique et d’autres approches de la mort, mais il pose aussi, sous plusieurs angles, la question du fondement sur lequel repose l’espérance chrétienne. Écrire sur la mort comporte des dangers : écrire (ou lire) sur la mort peut paradoxalement devenir un moyen de mettre à distance sa propre mortalité, en tenant un discours objectivant. Certains pourraient être tentés de faire de l’auteur un « expert » de la question, mieux armé que d’autres pour affronter cette réalité redoutable. Je précise donc, dès l’abord, que je ne suis ni plus aguerrie, ni plus courageuse que le chrétien moyen, dans ce domaine. Si j’ose néanmoins prendre la plume, c’est parce que la thématique de la mort s’est régulièrement imposée à moi au cours des années passées, dans ma réflexion personnelle et dans mon enseignement. Chemin faisant, j’ai été amenée à apprécier toujours plus la cohérence et les spécificités de la vision biblique. J’espère que mes observations aideront, ne serait-ce qu’un peu, l’un ou l’autre lecteur à s’appro- 8 prier une perspective véritablement chrétienne sur la mort. Mais la présente étude n’est guère plus qu’une introduction : elle appelle à des compléments, par des témoignages de croyants qui ont personnellement fait face à la mort, par un diagnostic fatal, par le deuil ou par leur engagement professionnel. Je m’abstiens en particulier de donner conseil pour l’accompagnement de mourants ou de personnes endeuillées, faute de pouvoir prétendre à une expérience particulière dans ce domaine. C’est pourquoi je suis reconnaissante au pasteur Charles Nicolas, d’Alès, aumônier expérimenté des hôpitaux, d’avoir bien voulu écrire un supplément qui aborde le sujet sous un angle plus existentiel1. Ma réflexion ne s’est pas développée dans le vide : elle a profité d’apports multiples. Le lecteur en découvrira plusieurs, grâce aux citations au fil du texte. Deux auteurs y paraîtront de façon particulièrement fréquente : C.S. Lewis d’abord, qui a médité comme peu d’autres auteurs contemporains la destinée éternelle de l’homme ; son langage poétique et ses images frappantes sont un bon remède au refoulement de la mort2. Henri Blocher ensuite, dont les études bibliques sur l’eschatologie, apportées jadis à l’Église baptiste du Tabernacle (Paris)3 ont servi de base à mon enseignement sur le thème à l’Ins1. Cf. p. 131-141 ci-dessous. Quelques références introductives pour l’accompagnement des mourants et des endeuillés sont incluses dans la bibliographie en fin d’ouvrage. 2. On pense à la fresque allégorique Le grand divorce entre le ciel et la terre (éd. originale 1945). Mais la mort, le ciel, l’enfer… se retrouvent aussi dans de nombreux autres de ses ouvrages. 3. Publiées dans cette même collection sous le titre L’espérance chrétienne, Charols, Excelsis, 2012. 9 titut Biblique de Nogent-sur-Marne. Mais il y en a aussi tant d’autres dont le nom n’est pas donné : compagnons de route sur le chemin de la foi, dans l’Église, à l’Institut et dans la famille ; amis malades ou endeuillés rencontrés au détour de la vie ; conseillers spirituels dont l’apport est trop personnel pour être indiqué dans le texte. Au cours des années passées, j’ai été amenée à rédiger quelques courts textes sur des thèmes en lien avec la mort. Le lecteur averti les retrouvera dans la rédaction de l’un ou l’autre passage4. Les citations bibliques sont empruntées, en règle générale, à La Nouvelle Bible Segond (NBS). Il m’est arrivé de m’en écarter pour faire ressortir tel ou tel aspect particulier, à partir des originaux hébreux et grecs. Pour ne pas trop alourdir les notes, j’ai pris la liberté de passer sous silence de tels ajustements quand ils ne concernaient que des retouches. Quand la citation suit une autre traduction biblique, elle est indiquée par son sigle : BC (la traduction dite à la Colombe), FC (la Bible en français courant), PDV (la Bible Parole de Vie) et TOB (la Traduction œcuménique de la Bible). J’exprime ma reconnaissance aux étudiants de l’Institut Biblique, dont l’intérêt et les questions m’ont stimulée dans mon enseignement de l’eschatologie, et à sa direction, qui sait, depuis de longues années, créer un environnement stimulant pour ses pro4. « Je crois… la résurrection de la chair et la vie éternelle », Les Cahiers de l’Institut Biblique de Nogent 105, 1999, p. 3-10 ; « Prêcher aujourd’hui l’espérance au-delà de la mort », Théologie Évangélique I, 2002, p. 47-60 ; « Résurrection », dans Le Grand Dictionnaire de la Bible, Charols, Excelsis, 20102, p. 1422-1426 ; et « Enfer », dans Dictionnaire de théologie biblique, Charols, Excelsis, 2006, p. 556-559 (cf. http://ljaeger.ibnogent.org/ index.php?page=autres-articles). 10 fesseurs – la liberté de nous retirer régulièrement de la gestion quotidienne de l’Institut pour vaquer à des travaux de rédaction étant particulièrement appréciable. Son directeur Jacques Blocher a, de surcroît, assuré une relecture stylistique scrupuleuse du manuscrit. Henri Blocher, Peter Clarke, Lucile Reutenauer et Lewe Rullmann ont également apporté des commentaires sur une version antérieure du texte. Les Groupes bibliques universitaires (GBU), et en particulier leurs sections professionnelles – Réseau des scientifiques évangéliques et Réseau évangéliques et sciences humaines – sont devenus depuis quelques années pour moi un cadre d’échange et de réflexion privilégié, marqué par une grande liberté d’esprit et par la confiance dans la Parole. Ce livre est donc dédié à tous les étudiants, enseignants et chercheurs désireux de vivre en témoins du Christ mort et ressuscité pour nous. Lydia Jaeger
À propos du document ci-dessous Le document ci-dessous est le septième chapitre de l’ouvrage de Lydia Jaeger : Vivre avec la mort, coll. Éclairages, Charols / Vaux-sur-Seine, Excelsis / Édifac, 2013, p. 78-91. Cet extrait est hébergé sur le site personnel de Lydia Jaeger : http://ljaeger.ibnogent.org/ Le livre dont est extrait ce document peut être acheté sur : www.xl6.com 7 Jésus et Socrate devant la mort La mort du Christ a une importance capitale pour nous ; c’est pourquoi nous nous sommes concentrés, dans les pages précédentes, sur l’analyse de son rôle pour notre salut. Mais il ne faut jamais perdre de vue que cette mort ne relève pas du domaine de la spéculation ou de la réflexion théologique : la mort de Jésus ne nous sauve que parce qu’il est réellement mort. Du coup, il est légitime de demander comment Jésus a expérimenté lui-même la fin de sa vie terrestre. Comment a-t-il affronté sa propre mort ? Les évangiles, et donc aussi leurs récits des dernières heures de Jésus, sont sans doute les textes les plus commentés de la littérature universelle. L’habitude nous empêche parfois de saisir toute leur profondeur et leurs spécificités. C’est pourquoi il peut être utile de les lire en comparaison avec d’autres récits. L’éclairage comparatif nous vient ici du dernier entretien de Socrate avec ses amis au moment de son exécution par empoisonnement. Platon le met en scène dans le dialogue intitulé le Phédon que l’on classe parmi les dialogues de sa maturité, du milieu de 77 sa vie de philosophe. Le temps entre l’exécution de Socrate, qui eut lieu à Athènes en 399 avant Jésus-Christ, et la rédaction du Phédon est difficile à estimer. Nous ne nous laisserons pas arrêter par la question de savoir si le Phédon nous dresse un tableau historiquement fiable des dernières heures de Socrate. En fait, on peut penser que Platon, dans ce texte, va au-delà de la vérité historique pour exposer ses propres convictions philosophiques (comme la doctrine des Idées, par exemple). Ce qui suit n’a nullement la prétention de constituer un commentaire philosophique achevé de ce dialogue qui a marqué l’histoire de la pensée occidentale. De même, je ne tenterai pas non plus d’exégèse qui suivrait le fil des textes évangéliques sur les heures précédant la mort de Jésus. Quelques prises de vue très partielles feront simplement ressortir similitudes et contrastes dans les attitudes respectives de Socrate et de Jésus à l’approche de la mort1. D’abord, on peut s’interroger sur l’autorité qui permet à l’un et à l’autre de trouver courage et orientation face à la mort : si chez Socrate les preuves rationnelles de l’immortalité de l’âme sont sur le devant de la scène, Jésus se réfère aux textes bibliques pour éclairer les événements et trouver la force d’aller jusqu’au bout. La discussion des preuves de l’immortalité de l’âme occupe l’essentiel du dialogue du Phédon. Socrate développe plusieurs lignes argumentatives et discute de possibles objections : dans 1. Toutes les citations proviennent de la traduction d’Émile Chambry (Paris, Flammarion, 1965). Entre parenthèses sont indiqués d’abord le numéro du paragraphe dans cette édition et ensuite la numérotation de l’édition d’Henri Estienne (Lyon, 1578) que reproduisent pratiquement toutes les éditions modernes. 78 une conception cyclique de l’existence, « aucune chose ne saurait naître que de son contraire », la vie provient de la mort et la mort de la vie. C’est pourquoi les âmes des défunts doivent continuer à exister, car autrement elles ne pourraient revenir à la vie (§ XV-XVI, 70c-72a). Aussi, dans la mesure où nous ne pouvons rien connaître véritablement à l’aide des sens (car le monde sensible est imparfait), toute connaissance n’est que réminiscence : à l’occasion d’impressions sensibles, l’âme se rappelle ce qu’elle a vu dans le monde parfait des Idées. « Apprendre n’est pas autre chose que se ressouvenir. » La préexistence des âmes est donc nécessaire pour connaître quoi que ce soit (§ XVIII, 72e-73e). Et encore le caractère « simple », c’est-à-dire non composé de l’âme empêche sa désintégration, car seuls des objets composés peuvent cesser d’exister (§ XXV-XXVIII, 78b-80b). La validité de tels arguments dépend évidemment dans une large mesure du cadre plus large de la philosophie platonicienne, et en particulier de son dualisme qui fait une distinction entre le monde matériel et le monde des Idées. Mais c’est en tout cas ici que le Socrate du Phédon cherche à apaiser la peur qu’éprouvent devant la mort ceux qui sont moins avancés que lui sur le chemin de la philosophie. Craindre que l’âme se dissipe au moment de la mort, c’est se comporter « comme des enfants » qui ont peur du « croquemitaine » (§ XXIV, 77d-77e). Mais « les vrais philosophes s’exercent à mourir et […] ils sont, de tous les hommes, ceux qui ont le moins peur de la mort ». Car ils recherchent toute leur vie la connaissance qui n’est pleinement accessible que lorsqu’on est enfin libéré des imperfections du monde sensible (§ XII, 67d-68b). 79 En dépit de la place prépondérante accordée à l’argumentation rationnelle, Socrate concède que les conclusions auxquelles elle aboutit ne sont qu’un « radeau » sur laquelle il faut « se risquer à faire […] la traversée de la vie, à moins qu’on ne puisse la faire sûrement et avec moins de danger sur un véhicule plus solide, je veux dire sur une révélation divine » (§ XXXV, 85d). Mais une telle révélation divine n’est pas disponible pour Socrate. Il en est tout autrement pour Jésus : non seulement il connaît la Parole que le Dieu d’Israël a adressée à son peuple, mais encore cette révélation le guide pas à pas sur le chemin de la Passion. Constamment, Jésus se réfère à la Bible hébraïque pour éclairer ce qui se passe, pour savoir comment se comporter, pour encourager les autres. Ainsi, Jésus choisit d’entrer à Jérusalem quelques jours avant sa mort, sous les acclamations de la foule et monté sur un âne (Mt 21.1-9), en référence à la parole du prophète Zacharie (9.9, BC) : Sois transportée d’allégresse, Fille de Sion ! Lance des clameurs, Fille de Jérusalem ! Voici ton roi, il vient à toi ; Il est juste et victorieux, Il est humble et monté sur un âne, Sur un ânon, le petit d’une ânesse. De même, dans l’expérience très douloureuse de trahison par ses amis les plus intimes, Jésus trouve dans la prophétie biblique le courage de persévérer et d’échapper à l’amertume. Car il sait que Zacharie (13.7) avait annoncé cet abandon : « Cette nuit même, vous allez tous m’abandonner, car on lit dans les Écritures : “Je tuerai le berger, 80 et les moutons du troupeau partiront de tous côtés” » (Mt 26.31, FC). C’est pourquoi il peut ajouter aussitôt : « Mais, une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée » (Mt 26.32, TOB). Toujours en référence à l’Écriture, il renonce à toute résistance au moment de son arrestation, car autrement « comment […] s’accompliraient les Écritures, d’après lesquelles il doit en être ainsi ? » (Mt 26.54, cf. 56). Comment Jésus savait-il que ces textes parlaient de lui ? En absence d’indications claires dans les évangiles, nous ne pouvons que spéculer. Nous savons qu’il est passé, comme tout être humain, par les méthodes habituelles d’apprentissage des textes (cf. Lc 2.52). C’est peut-être son expérience de la communion intime avec le Père qui l’a amené à se reconnaître lui-même dans les textes scripturaires qu’il méditait2. Ce qui est clair en tout cas, c’est le rôle pivot joué par les Écritures pour Jésus dans toute sa vie et encore plus à l’approche de sa mort. Les sept paroles du Christ en croix Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. (Lc 23.34) En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. (Lc 23.43) Jésus, voyant sa mère et, près d’elle, le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : Femme, voici ton fils. Puis il dit au disciple : Voici ta mère. (Jn 19.26-27) 2. Je suis ici une suggestion d’Henri Blocher. Si le Fils de Dieu dépendait tant de la lecture biblique pour comprendre sa vie, n’est-ce pas, à plus forte raison, le cas pour nous ? 81 Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Mt 27.46 ; Mc 15.34) J’ai soif. (Jn 19.28) Tout est achevé. (Jn 19.30) Père, je remets mon esprit entre tes mains. (Lc 23.46) La place centrale de la Bible dans la piété de Jésus se manifeste suprêmement dans ses prières à la croix. C’est en particulier le livre de prières d’Israël, les Psaumes, qui lui fournit les mots mêmes qui vont le soutenir jusque dans l’épreuve suprême. Ainsi Jésus exprime-t-il son désarroi d’être délaissé du Père par les paroles ouvrant le Psaume 22 : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27.46 ; Mc 15.34). Et c’est une citation du Psaume 31 (v. 6) qui accompagne son dernier souffle : « Père, je remets mon esprit entre tes mains » (Lc 23.46). Ces textes mettent en lumière un autre aspect sur lequel il est pertinent de comparer le comportement de Jésus à celui de Socrate : la prière, inspirée de la lecture biblique, a joué pour le Christ un grand rôle à l’approche de la mort. Non que la prière soit absente du Phédon. Socrate s’enquiert, au moment de boire la coupe de poison, s’il est permis d’en offrir « en libation à quelque dieu ». Quand il apprend que la quantité est juste suffisante pour assurer la mort du condamné, il répond : « J’entends […] Mais on peut du moins et l’on doit même prier les dieux pour qu’ils favorisent le passage de ce monde à l’autre ; c’est ce que je leur demande moi-même et puissent-ils m’exaucer ! » (§ LXVI, 117b-117c). Sa dernière parole est un ordre donné à son ami d’offrir un sacrifice : « Criton, 82 nous devons un coq à Asclèpios ; payez-le, ne l’oubliez pas » (§ LXVI, 118a). Ces actes de piété sincères (on ne fait pas semblant à l’article de la mort !) ne laissent pourtant en rien présager d’une relation personnelle qu’aurait entretenue Socrate avec les dieux. On ne trouve pas de prière formulée à la deuxième personne ; on est loin du dialogue soutenu qu’a eu Jésus avec son Dieu. Les Évangiles synoptiques nous en donnent quelques aperçus quand ils décrivent en particulier la prière de Jésus dans le jardin de Gethsémané. Le combat de Jésus dans la prière à Gethsémané Là-dessus, Jésus arrive avec eux au lieu dit Gethsémané et il dit aux disciples : Asseyez-vous ici, pendant que je m’éloignerai pour prier. Il prit avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée. Il commença alors à éprouver la tristesse et l’angoisse, et il leur dit : Je suis triste à mourir ; demeurez ici et veillez avec moi. Puis il s’avança un peu, tomba face contre terre et pria ainsi : Mon Père, si c’est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! Toutefois, non pas comme moi, je veux, mais comme toi, tu veux. Il vient vers les disciples, qu’il trouve endormis ; il dit alors à Pierre : Vous n’avez donc pas été capables de veiller une heure avec moi ! Veillez et priez, afin de ne pas entrer dans l’épreuve ; l’esprit est ardent, mais la chair est faible. Il s’éloigna une deuxième fois et pria ainsi : Mon Père, s’il n’est pas possible que cette coupe s’éloigne sans que je la boive, que ta volonté soit faite ! Il revint et les trouva encore endormis ; car ils avaient les yeux lourds. Il les quitta, s’éloigna de nouveau et pria pour la troisième fois en répétant les mêmes paroles. Puis il vient vers les disciples et leur dit : Vous dormez encore, vous vous reposez ! L’heure s’est approchée ; le Fils de l’homme est livré aux pécheurs. Levez-vous, allons ; celui qui me livre s’est approché. Matthieu 26.36-46 83 Matthieu, Marc et Luc rapportent la triple prière de Jésus avant qu’il accepte d’aller à la croix. Les paroles qu’ils retiennent ne sont que le résumé d’une prière qui a dû occuper un laps de temps assez important, pour que les disciples aient pu s’endormir plusieurs fois. Matthieu en particulier fait ressortir le cheminement parcouru par le Fils de Dieu dans la prière, jusqu’à sa pleine acceptation de la volonté de son Père. S’il prie la première fois que la coupe s’éloigne de lui, si cela est possible, la formulation de sa prière se renverse la deuxième fois : « Mon Père, s’il n’est pas possible que cette coupe s’éloigne sans que je la boive, que ta volonté soit faite ! » Sachant que le salut du monde passe par sa mort, Jésus prie maintenant pour trouver la force d’aller jusqu’au bout dans l’accomplissement de la volonté du Père. C’est ici sans doute la cause de la différence radicale entre le comportement des disciples et celui de Jésus : ils ont dormi pendant que leur Maître se préparait à l’épreuve suprême. C’est pourquoi ils n’ont pas tenu ferme, mais se sont enfuis. Car « celui qui se met à genoux devant Dieu peut tenir debout devant les hommes3. » L’acceptation de la mort s’est donc faite au prix d’un véritable combat intérieur, combat qui a mené Jésus de la tristesse et de l’angoisse au calme souverain qui caractérise son attitude à partir de ce moment, à travers son arrestation, son procès et jusqu’au supplice de la croix : il se pré3. L’origine de cette citation ne m’est pas connue avec certitude. Elle est attribuée plusieurs fois sur la toile à Wilhelm Busch, pasteur de la jeunesse à Essen en Allemagne, qui rentra en conflit avec les autorités nazies dans la mesure où celles-ci voulaient imposer leur monopole dans les activités de jeunesse (cf. http://www.cvjm-bayern.de/article.php?article=654&channel =100, consulté le 5 avril 2012). 84 sente devant tous ceux qui l’arrêtent, l’interrogent, le torturent, se moquent de lui et le crucifient enfin, avec la tranquille assurance du vainqueur (cf. Mt 26.63 ; 27.1214). Nous retrouvons un même calme impressionnant chez Socrate. Voici comment Phédon, présent pendant les dernières heures de Socrate, décrit l’attitude de celui-ci au moment de boire le poison. Quand le garçon chargé d’apporter la coupe remplie du breuvage mortel, la tendit à Socrate, ce dernier « la prit avec une sérénité parfaite […], sans trembler, sans changer de couleur ni de visage […] Tout en disant cela [invoquant la bénédiction divine], il portait la coupe à ses lèvres, et il la vida jusqu’à la dernière goutte avec une aisance et un calme parfaits » (§ LXVI, 117b-117c). Son attitude impressionne tellement ses amis que Phédon dit même que Socrate « semblait heureux […], à en juger par sa manière d’être et ses discours, tant il montrait d’intrépidité et de bravoure devant la mort » (§ II, 58e). Mais – et c’est ici une différence notable entre Socrate et Jésus – le Phédon ne souffle pas mot d’un quelconque combat intérieur à l’issue duquel Socrate aurait trouvé sa sérénité. Rien ne vient, semble-t-il, troubler son impassibilité. Au contraire, il prône la maîtrise des passions et des sentiments, car « l’âme du vrai philosophe se tient à l’écart des plaisirs, des passions, des chagrins, des craintes, autant qu’il lui est possible » (§ XXXIII, 83b)4. 4. Ce qui l’amène à empêcher toute femme d’être témoin de ses derniers instants, de peur qu’elle se mette à pleurer (§ LXVI, 117d). Le contraste est saisissant avec le récit des évangiles, qui montrent non seulement des femmes au pied de la croix (Jn 19.25-27), mais encore être les premiers témoins du tombeau vide (Mc 16.1ss). 85 Le comportement de Socrate est en parfaite adéquation avec sa vision philosophique : convaincu qu’il est du dualisme entre le monde des Idées et le monde matériel, le corps est la « prison » de l’âme. Celle-ci est « enchaînée et soudée [… au] corps et forcée de considérer les réalités au travers [… du] corps comme au travers des barreaux d’un cachot » (§ XXXIII, 82e). La mort vient alors parachever le cheminement vers la connaissance du réel sur lequel le philosophe s’est engagé dès son vivant. Rappelons-nous que la dernière parole de Socrate incite son ami à offrir un coq à Asclèpios. Il était de coutume que ceux qui avaient expérimenté une guérison accomplissent un tel geste. Pour Socrate, la vie est donc une maladie, dont la mort permet de guérir. Savoir mourir ou vaincre la mort Pâques ? […] Socrate sut mourir, le Christ vainquit la mort en tant que eschatos echthros5 [dernier ennemi] (1 Co 15.26). Savoir mourir ne signifie pas encore vaincre [la] mort. Savoir mourir est du domaine des possibilités humaines, la victoire sur la mort s’appelle résurrection. Dietrich Bonhoeffer, lettre du 27 mars 19446 Si l’attitude de Jésus au jardin de Gethsémané contraste tant avec l’impassibilité de Socrate, c’est que la vision biblique de la mort se démarque nettement de la perspective grecque : l’homme est créé, corps et âme, par Dieu ; la matière, trouvant son origine dans l’acte de 5. En lettres grecques dans le texte. 6. D. BONHOEFFER, Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité, éd. C. Gremmels, E. et R. Bethge, Genève, Labor et Fides, 2006, p. 301. Le théologien allemand, membre actif de la résistance, sera exécuté le 9 avril 1945, sur ordre exprès du Führer. 86 création, est bonne et non pas à rejeter. La mort n’est donc pas la libération de l’âme de son emprisonnement dans la matière. Elle ne faisait pas partie du plan initial de Dieu pour l’homme, mais est un jugement intervenu à la suite de la rébellion de l’être créé en image de Dieu, contre son Créateur. Le croyant biblique ne peut accueillir la mort comme si elle était une guérison. Elle reste le dernier ennemi dont nous attendons encore la défaite finale. Cette différence reconnue, il peut néanmoins paraître surprenant que Jésus tremble tant à l’idée de la mort. Il avait prédit lui-même qu’il donnerait sa vie pour le salut du monde : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mt 20.21). Il savait qu’il ressusciterait le troisième jour après sa mort (Mt 16.21 ; 17.23 ; 20.19). Et jusqu’au bout, il garde l’espérance d’entrer, au moment même de sa mort, dans la présence de Dieu ; car il promet à un des brigands crucifiés à côté de lui que celui-ci sera aujourd’hui avec lui au paradis (Lc 23.43). La peur qu’a éprouvée Jésus à l’approche de la mort nous rappelle d’abord que Dieu n’a pas fait semblant quand il est devenu homme. De cette façon, la mort qu’a subie Jésus-Christ n’est pas une apparence ; non, il l’a éprouvée avec le lot de souffrances et de peurs qui accompagnent le déliement contre nature que constitue la mort pour l’homme. Comme l’exprime l’épître aux Hébreux (2.17-18) : Aussi devait-il devenir en tout semblable à ses frères, afin d’être un grand prêtre compatissant et digne de confiance dans le service de Dieu, pour faire l’expiation des péchés du 87 peuple. Car du fait qu’il a souffert lui-même quand il a été mis à l’épreuve, il peut secourir ceux qui sont mis à l’épreuve. Il faut pourtant pousser encore plus loin le discernement pour vraiment comprendre la profondeur de l’angoisse expérimentée par le Christ à Gethsémané. Car comme le fait remarquer Jean Calvin : Que le lecteur considère combien il serait honorable pour le Christ d’avoir été plus craintif et peureux que beaucoup de personnes manquant de cœur ! Les brigands et les malfaiteurs s’emballent pour affronter la mort ; certains la méprisent tellement qu’il semble que ce soit un jeu pour eux ; d’autres la supportent avec calme. […] Quelle honte pour le Fils de Dieu d’être aussi efféminé et de se tourmenter au sujet de la mort commune…7 ! Non, ce n’est pas simplement la mort commune à tous les hommes que Jésus a tant redoutée. Sa prière demande précisément que « cette coupe s’éloigne de » lui. La coupe désigne, dans l’écrasante majorité des emplois dans la Bible hébraïque et dans la littérature juive antique, la coupe de la colère de Dieu8. Son jugement impose de 7. Institution de la religion chrétienne, II, XVI, 12, mise en français moderne par Marie de Védrines & Paul Wells, Aix-en-Provence/ Charols, Kerygma/Excelsis, 2009, p. 455-456. 8. Volker GÄCKLE, « Zur Deutung des Todes Jesu in den Evangelien », dans V. GÄCKLE, sous dir., Warum das Kreuz ? Die Frage nach der Bedeutung des Todes Jesu, Wuppertal, Brockhaus, 1998, p. 62, indique 19 fois où le mot est utilisé avec un sens métaphorique dans la Bible hébraïque. Dans 17 cas, la référence est au jugement de Dieu. (Les deux seules exceptions – Psaumes 16.5 ; 116.13 – emploient le terme au sens positif, mais également dans un cadre juridique). Voir ibid. pour des références dans des écrits juifs de l’Antiquité. 88 boire la coupe jusqu’à la lie, remplie de vin aux effets funestes (És 51.17, 22) : Ressaisis-toi, Jérusalem, ressaisis-toi et lève-toi. Le Seigneur t’avait tendu la coupe remplie de sa colère, et tu as dû la boire jusqu’à la dernière goutte, jusqu’à en avoir le vertige. […] Voici ce que déclare le Seigneur, ton Maître, ton Dieu, qui prend la défense de son peuple : « Je vais reprendre de tes mains la coupe qui donne le vertige, la coupe de ma colère. Tu n’auras plus à y boire. » Le dernier livre du Nouveau Testament reprend la même image quand il désigne les jugements infligés au monde par des coupes de colère de Dieu (Ap 14.10). Si par la suite, la « coupe » est venue à désigner la souffrance au sens plus large, c’est justement en écho à la prière de Jésus au jardin de Gethsémané. Mais dans son contexte originel, il ne fait pas de doute que le Fils appréhende précisément le jugement de Dieu sur le péché qu’il sera amené à porter sur la croix. Assurément, toute mort est fondamentalement une expression du jugement de Dieu sur le péché, car elle intervient à la suite de la condamnation originelle : « Le jour où tu en mangeras, tu mourras immanquablement » (Gn 2.17). Jésus a certainement, dans la pureté de sa conscience non entachée de péché, vécu de façon beaucoup plus aiguë que nous cet aspect de punition inhérent à la mort humaine. Qu’il prie pourtant que la coupe s’éloigne de lui montre que c’est plus précisément la perspective d’être abandonné par son Père qui motive son angoisse. Tout en sachant que le chemin de croix est nécessaire pour le salut de l’humanité, il ne peut envisager qu’avec effroi de se trouver ainsi privé de la communion intime avec son Père qui l’avait porté jusque-là : 89 Combien les tourments qu’il a endurés ont été horribles au point de l’effrayer, puisqu’il savait qu’il avait à répondre devant le tribunal de Dieu, en tant que coupable, de tous nos méfaits9. Que Jésus – contrairement à Socrate – doive lutter pour vaincre la peur à l’approche de la mort, ne résulte donc pas seulement du fait que la mort reste dans la perspective biblique un malheur que subit l’homme à cause du péché. Son attitude s’explique, avant tout, par le fait que sa mort a une portée plus large qu’un drame personnel : à la croix se joue le salut de l’humanité, car Christ y a pris sur lui le châtiment de nos péchés. Un dernier aspect de l’attitude de Jésus devant la mort mérite mention : le combat intérieur à Gethsémané, les souffrances physiques et morales qu’il éprouve à Golgotha cohabitent avec la tranquille conviction d’être en fin de compte celui qui remportera la victoire. Au moment de son arrestation, il défend à Pierre de prendre les armes, car il est fort de la conviction qu’il pourrait faire appel à une armée bien plus puissante si cela n’était pas contraire au projet de salut qu’il doit accomplir : « Remets ton épée à sa place ; car tous ceux qui prennent l’épée disparaîtront par l’épée. Penses-tu que je ne puisse pas supplier mon Père, qui me fournirait à l’instant plus de douze légions d’anges ? » (Mt 26.52-53). Au moment de son procès devant le Sanhédrin, il n’hésite pas à affirmer son règne à venir : « Je vous le dis, désormais vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel » (Mt 26.64). Jésus télescope ici deux 9. Institution de la religion chrétienne, II, XVI, 12, p. 456. 90 passages de la Bible hébraïque. Psaumes 110.1 annonce que le Messie aura le privilège de s’asseoir à la droite du Seigneur, place qui signifie l’honneur suprême et la participation au règne de Dieu. La vision de Daniel (7.13-14) dépeint un fils d’homme à qui Dieu « donna la domination, l’honneur et la royauté ; tous les peuples, les nations et les langues se mirent à le servir. Sa domination durera toujours, elle ne passera pas, et son royaume ne sera jamais détruit. » Au moment même de passer en jugement, Jésus affirme ainsi que toute l’histoire culmine en lui. Rien de comparable ne se trouve dans l’attitude de Socrate. Tout en envisageant sa mort avec une grande dignité, celui-ci ne prétend nullement à un destin particulier qui le distinguerait des autres hommes. Il n’a pas même l’assurance d’avoir réussi sa quête de la véritable sagesse. Certes, il espère être du nombre des « vrais philosophes » et n’a reculé devant aucun effort pour trouver la sagesse. Mais l’interrogation persiste : « M’y suis-je appliqué comme il le fallait, ai-je quelque peu réussi ? Je vais savoir la vérité en arrivant là-bas, s’il plaît à Dieu, dans quelques heures » (§ XIII, 69d). Quel contraste avec le Crucifié qui promet au brigand : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis » (Lc 23.43). Non seulement Jésus est convaincu qu’il sera auprès de son Père, mais il promet par surcroît le salut au brigand qui se confie en lui. Cette conscience aiguë de sa personne et de sa mission est-elle fondée ? Le chef des soldats a répondu à la question en s’exclamant : « Cet homme était vraiment Fils de Dieu » (Mc 15.39). Il revient à chacun de répondre pour lui-même.