Lucas Oesch et Cedric van der Poel
« provisoire »
Quelles soient humaines ou naturelles, les catas-
des situations complexes font que l’existence de certains
trophes nécessitent la mise en place et la gestion
camps se prolonge au-delà de quelques années : environ 60
de campements afin d’accueillir les victimes, les
ans actuellement pour les camps de réfugiés palestiniens.
déplacés ou encore les « indésirables ». L’ethnologue
Officiellement, ceux-ci restent des espaces d’habitat tempo-
Michel Agier, qui a mené de nombreuses études sur
raire. Dès lors, comment habite-t-on et aménage-t-on le pro-
l’encampement, répertorie plusieurs types d’espa-
visoire quand il est appelé à durer ? Michel Agier remarque
logique 1
: parmi ceux-ci,
qu’à l’intérieur de ces espaces « figés » dans le temps, « une
les squats ou refuges auto-organisés, mais également
certaine durée s’installe vite », et « elle transforme l’espace
les centres de transit, de rétention, ou encore les
originel des camps »2. Pour autant, la contrainte du tempo-
camps de réfugiés et de déplacés.
raire ne disparaît pas, elle se négocie, se redéfinit et donne
ces qui répondent à cette
R E C O N S T RU C T I O N
Situation
lieu à des « façons d’habiter » et à des stratégies d’aménaL’un des points communs de ces espaces est qu’ils sont
gement particulières.
tous basés sur un état qui est par principe provisoire. En
effet, que se soient le centre d’enregistrement pour requérants d’asile de Vallorbe, les tentes en Haïti (voir article p. 7)
ou encore le camp de réfugiés de Kuankan en Guinée, ils
sont tous aménagés de manière à rendre le provisoire palpable et visible.
Quand le provisoire dure
On s’imagine alors qu’un camp de réfugiés est un espace
délimité géographiquement d’une manière ou d’une autre,
peuplé de tentes érigées à la va-vite, dans l’urgence, estampillées des sigles des organisations d’entraide ou des pays
donateurs. Cependant, certains d’entre eux restent loin de
ces stéréotypes.
Ils ont, au départ, tous la même fonction principale :
regrouper et fournir un abri à des populations qui ont dû
fuir leurs villes ou villages, et qui se retrouvent en nombre dans un nouveau lieu. Mais, contrairement à la majorité des espaces de logements construits dans un monde
aujourd’hui largement sédentaire, le camp n’est pas censé
« durer » plus de quelques mois, voire quelques années.
Il est conçu comme un lieu d’habitat d’urgence, d’attente,
si possible du retour, sinon d’une réinstallation. Pourtant,
1
2
M ICHEL A GIER (2008), Gérer les indésirables : des camps de réfugiés
au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, Bibliothèque des
savoirs
M ICHEL A GIER (2001), « De nouvelles villes : les camps de réfugiés », in
Les Annales de la Recherche Urbaine, n o 91, p. 129
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.
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1
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Fig. 1 : Carte parcellaire du camp de réfugiés palestiniens al-Hussein à Amman
Fig. 2 : Une maison en rénovation dans le camp al-Hussein à Amman (2010)
Fig. 3 & 4 : Elévation d’une maison dans le camp al-Hussein à Amman : en travaux (2009)
et achevé (2010)
Le camp de réfugiés palestiniens al-Hussein
ges voies bidirectionnelles et d’un îlot central présent sur cer-
Le camp al-Hussein à Amman s’inscrit dans ce paradoxe
tains tronçons, elle suit le parcours du fond de la vallée wadi
d’un provisoire qui dure. Etabli en 1952, après l’arrivée des
al-Haddada où s’écoulait un cours d’eau portant le même
réfugiés palestiniens issus de la guerre israélo-arabe de 1948,
nom, aujourd’hui canalisé sous la route. Al-Urdun est bor-
il compte aujourd’hui officiellement environ 30 000 réfugiés
dée de part et d’autre par des habitations et des bâtiments
inscrits auprès de l’UNRWA3. Il est géré par le Département
de petites et moyennes tailles typiques d’Amman, dispersés
des affaires palestiniennes du gouvernement jordanien (DPA)
sur les flancs des collines. A un peu plus d’un kilomètre du
et l’UNRWA. Les terrains ont été empruntés provisoirement
centre ville, à l’ouest de la route, la colline de jabal al-Hussein
par le gouvernement et confiés à l’office onusien.
accueille le camp et le quartier informel de wadi al-Haddada.
Pour arriver au camp al-Hussein depuis le centre ville histo-
A l’est de la route, la colline de jabal al-Nuzha et le quartier
rique d’Amman (wast al-Balad), on peut emprunter la route
informel de safh al-Nuzha. Des deux côtés, en retrait sur les
principale al-Urdun (« la Jordanie ») en direction du nord-
hauteurs, les quartiers « réguliers » (fig. 1).
ouest. Cette route – qui débute derrière la colline sur laquelle
La route semble séparer un espace auparavant considéré
se dresse la fameuse citadelle d’Amman (jabal al-Qal’a) –
comme contigu. Le camp ne possède pas de limites physi-
a été construite il y a une dizaine d’années par la municipalité
ques bien visibles et identifiables et la « frontière » varie selon
et les autorités jordaniennes. Elle lie la capitale aux villes du
l’interlocuteur, traverse parfois la route ou s’arrête stricte-
nord du pays, comme Jerash ou Irbid. Composée de deux lar-
ment à cette dernière. Une certaine homogénéité urbanisti-
2
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.
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3
4
que renforce le flou de cette frontière à géométrie variable.
regroupements, pour beaucoup informels, afin de loger les
Certes, les habitations des camps et des quartiers informels
réfugiés qui s’étaient réunis à ces endroits. Tous les réfugiés
sont plus denses et plus précaires que celles des quartiers
n’ont cependant pas intégrés les camps, et les zones initiales
réguliers. Le plan des rues du camp possède une rigueur
de regroupement se sont maintenues et développées, ce qui
géométrique que les quartiers informels n’ont pas. Tout de
explique qu’elles existent encore aujourd’hui et sont adjacen-
même, une certaine homogénéité au niveau de l’urbanisme
tes aux camps. Par la suite, d’autres quartiers, informels ou
semble exister entre ces espaces, et il reste difficile de savoir
non, se sont développés aux alentours des camps en raison
si l’on a ou non pénétré dans le camp al-Hussein.
principalement de la saturation de l’espace habitable à l’intérieur de ceux-ci. Les descendants des familles des camps,
Homogénéité urbanistique
ou de nouveaux réfugiés, désireux de résider à proximité de
Le lien organique qui existe entre le développement de ces
ceux-ci, ont contribué au développement de nouvelles zones
espaces, de même que les stratégies d’aménagement urbain,
d’habitations, informelles ou régulières, aux alentours des
mises en place dans l’ensemble de la zone, permettent d’ex-
camps.
pliquer cette relative homogénéité4. A l’origine, les réfugiés
se sont regroupés dans certaines zones de la ville où ils ont
Des tentes aux maisons en dur
construit des lieux de refuges auto-organisés. Les camps se
Le signe emblématique de la « durée » est très certaine-
sont établis par la suite, précisément dans les environs de ces
ment le logement. Si on pénètre dans le camp al-Hussein par
la route al-Urdun, on pourra constater que des maisons en
3
4
5
L‘Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés
de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA – United Nations Relief
and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East en anglais)
est un organisme de l’Organisation des Nations unies pour les réfugiés palestiniens dans la Bande de Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie,
au Liban et en Syrie.
Voir L UCAS O ESCH (à paraître), « Le développement urbain des camps
de réfugiés palestiniens et des quartiers informels à Amman : dispositif d’aménagement de territoires fragmentés », Les cahiers du
GREMAMO
H ENRI R UEFF et A LAIN V IARO (2009), « Palestinian Refugee Camps :
From Shelter to Habitat », Refugee Survey Quarterly, Vol. 28, n° 2-3,
January
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dur ont depuis longtemps remplacé les tentes en toile. Il en
est de même dans l’ensemble des camps de réfugiés palestiniens en Jordanie. Très rapidement après l’établissement des
camps (certains ont été établis dans les années 1950 suite à
la guerre israélo-arabe de 1948, d’autres après la guerre de
1967), l’UNRWA a initié des programmes d’aide aux réfugiés
pour la construction d’abris en dur. L’Office a aussi édicté des
critères et des consignes de construction. Chaque ménage
devait occuper une parcelle d’environ 100 m2, sur laquelle
p.25
Fig. 5 : Grande densité de logements bâtis dans le camp al-Hussein à Amman
Fig. 6 : Entrée du réseau d’électricité dans le camp al-Hussein à Amman
une ou plusieurs « unités » d’habitation d’environ une douzaine de mètres carrés ont été construites avec l’aide de
l’UNRWA ; elles doivent servir de modèle à la construction
d’éventuelles futures « pièces » par les réfugiés5. Cependant,
au fur et à mesure que le temps passe, les ménages s’agrandissent, et l’espace d’habitation établi selon les critères initiaux ne permet souvent plus d’abriter l’ensemble des descendants. Les réfugiés ont donc construits des extensions à
leur logement, d’abords horizontales, puis verticales quand
l’espace à bâtir fut saturé6. Aujourd’hui, l’UNRWA et le DPA
aident à la rénovation des habitations des réfugiés les plus
démunis. Ces interventions s’effectuent en fonction de la
mise à disposition d’aide provenant des organismes de coopération au développement nationaux ou internationaux et
d’ONG. Cette aide demeurant limitée, la plupart des réfugiés
transforme et rénove leur maison par leurs propres moyens.
Les réfugiés sont propriétaires de leur maison, mais pas
du terrain sur lequel elles sont bâties. Ces terrains ont pour
la plupart été empruntés à leur propriétaires originels à titre
provisoire par le gouvernement, qui leur verse un dédommagement. Les réfugiés sont donc officiellement « temporairement » propriétaires de leur bien, jusqu’au jour éventuel où les parcelles sur lesquelles les camps ont été établis
seront « rendues » à leurs propriétaires originels7. Par ailleurs,
derrière les portes des habitations des camps, on ne trouve
pas toujours le ménage qui était initialement propriétaire
de la maison. En effet, un marché de vente et de location
« informel » des logements existe. Les nouveaux habitants
des camps ne sont donc plus forcément des réfugiés palestiniens.
Surélévation et densité
5
Des réglementations spécifiques ont accompagné l’établissement des camps. Elles reflètent la dimension provisoire
de ces derniers. La principale d’entre elles est certainement
6
7
M USSALLAM A BU H ELWA et B RIAN B IRCH (1993), « The Demography and
Housing Conditions of Palestinian Refugees in and around the Camps
in Amman, Jordan », Journal of Refugee Studies, Vol. 6, no. 4
H ANA J ABER (2002), « Economie et société : qu’est-ce qu’un camp de
réfugiés ? », in : F AROUK M ARDAM B EY ET E LIAS S ANBAR (eds), Le droit au
retour : le problème des réfugiés palestiniens, Paris et Arles, Sindbad
et Actes Sud
8
B LANDINE D ESTREMAU (1994), « L’espace du camp et la reproduction du
provisoire : les camps de réfugiés palestiniens de Wihdat et de Jabal
Hussein à Amman », in : R ICCARDO B OCCO ET M OHAMMAD -R EZA D JALILI (eds),
Moyen-Orient : migrations, démocratisation, médiations, Paris, PUF
9 R UEFF ET V IARO , « Palestinian Refugee Camps : From Shelter to
Habitat »
10 Entretien personnel, Amman, 04.11.2009
11 J ALAL A L H USSEINI (2008), « Les camps de réfugiés palestiniens au
Proche-Orient, entre norme du droit au retour et intégration socioéconomique », REVUE Asylon(s), no. 5, <www.reseau-terra.eu/spip.
php?article799, 17.08.10>
p.26
la réglementation sur la hauteur des habitations. En effet,
comme les maisons ne sont officiellement pas censées durer,
les autorités ont essayé d’empêcher qu’elles ne deviennent
trop permanentes, en limitant leur nombre d’étages8. Au
début, aucun ajout d’étages en-dessus du rez-de-chaussée
n’était autorisé. Mais, comme toute contrainte, celle du provisoire se négocie et se redéfinit. Aujourd’hui, l’ajout d’un ou
de deux étages est toléré. Certaines habitations vont au-delà,
alors même que les fondations du bâti n’ont souvent pas été
prévues pour de telles élévations.
Une trop grande densité de population et de logements
bâtis dans les camps de réfugiés palestiniens en Jordanie est
un des inconvénients principaux9. Au fur et à mesure que
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les habitations ont été agrandies, les espaces vides entre
démunis peuvent éventuellement être aidés par l’UNRWA. La
les logements ont disparus et les rues se sont rétrécies. En
plupart du temps, les réseaux ont été installés dans les camps
désignant le bout d’une ruelle du camp, le responsable de
en même temps que dans les quartiers urbains environnants.
l’UNRWA pour le camp al-Hussein s’exclame qu’avant, « une
Ils auraient remplacé des réseaux autonomes préexistants,
voiture arrivait peut-être à passer en bas de la rue, mais plus
qui ne fournissaient de loin pas l’ensemble des habitations11.
maintenant »10
. Les habitations ont empiété sur la rue qui
Les municipalités sont tenues à l’écart de la gestion directe
est devenue trop étroite. Cela ne laisse aujourd’hui plus de
des réseaux dans les camps. C’est le DPA du gouvernement
place pour de nouvelles constructions et rend les rénovations
jordanien qui est chargé de superviser l’entretien et la réno-
ou transformations des habitations difficiles. Une mauvaise
vation des réseaux.
qualité des constructions entraîne également de mauvaises
conditions de logement.
Pratiques du provisoire
Au niveau de l’infrastructure physique, la majorité des
Ce bref tour d’horizon du camp de réfugiés palestiniens
habitations situées dans les camps de réfugiés palestiniens
al-Hussein à Amman nous a permis de voir comment le
en Jordanie dispose d’un approvisionnement en eau, en
« provisoire » entraîne des « façons » particulières d’habiter
électricité et est reliée aux réseaux d’évacuation des eaux
et d’aménager l’espace. Un camp ne s’efface donc pas avec
usagées. L’installation des compteurs d’électricité ou d’eau
la durée. Mais, tout en conservant leurs particularités, ces
est en général à la charge des habitants de chaque maison,
pratiques conduisent le camp dans une certaine dynamique
de même que les frais de consommation. Les réfugiés les plus
de développement urbain, où les frontières de l’urbanisme
6
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Fig. 7 : Habitations du camp al-Hussein à Amman (premier plan) et des quartiers réguliers alentours (second plan)
(Tous les documents illustrant cet article ont été fournis par Lucas Oesch.)
entre le camp, les quartiers informels et réguliers se trouvent
mais que l’ouverture de la route a ensuite entraîné une amé-
brouillées. Un camp peut donc se développer et devenir un
lioration physique de la zone, que ce soit au niveau du camp
espace urbain, sans qu’il perde pour autant les caractéristi-
ou des autres quartiers12.
ques qui font de lui un camp. Ce développement est per-
Par ailleurs, ce développement urbain permet une amélio-
mis par l’ingéniosité des stratégies d’aménagement mises
ration des conditions de vie dans les camps, mais ces espaces
en place par les urbanistes et les habitants, sans que cela
restent précaires, notamment au niveau de la qualité du bâti,
requière forcément la mise en place de plans d’aménage-
de la densité des habitations et du manque d’espaces vides
ment urbain conventionnels.
ou de récréation13.
Lucas Oesch, doctorant
Institut de Hautes Etudes Internationales et du
Développement (IHEID), Genève
Certains projets d’aménagement urbain « transversaux »
et d’ampleur, comme la construction de la route al-Urdun,
contribuent encore plus à l’homogénéisation de l’espace. En
Cedric van der Poel
effet, après l’établissement de la route, aux bords de celleci, des rénovations d’habitations ont eu lieu, que ce soit
dans des quartiers réguliers, informels ou dans le camp. La
directrice des projets de l’Organisation arabe des femmes de
Jordanie (AWOJ) – une ONG chargée de la réhabilitation de
certaines habitations se situant le long de la rue – soulignait
qu’avant, le fond de la vallée « était un endroit négligé »,
12
13
Entretien personnel, Amman, 10.12.2009
L’auteur remercie l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) à Amman
et Damas de son accueil, et la Commission suisse pour le partenariat
scientifique avec les pays en développement (KFPE) tout comme le
Fonds national suisse (FNS) de leurs soutiens. Il remercie également
Maria Oudaïmah et Guillaume Cliche-Rivard pour leurs relectures, et
le professeur Riccardo Bocco qui supervise sa thèse de doctorat.
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