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Freud et la Grece

Freud avait un rapport tout particulier à la Grèce. Sa visite de l'Acropole, en 1904, est vécue comme une transgression : « nous ne pouvions pas croire, écrit-il trente ans plus tard, que la joie de voir Athènes nous fût réservée »1. Et son oeuvre s'est construite dans un dialogue avec la Grèce, avec trois moments fondamentaux de l'esprit de l'antiquité grecque D'abord le fond mythique de héros et de récits légendaires que nous ont transmis Homère, Hésiode et les poètes lyriques. Puis la tragédie, qui adopte certains éléments de ce fond mythique, en néglige d'autres ; tous les mythes ne se prêtent pas à monter sur la scène tragique. Qu'est-ce que la tragédie retient du mythe ? qu'est-ce qu'elle en « oublie » ? la question mérite d'être posée Enfin la philosophie et la sophistique, deux pratiques-discursives et politiques – qui se présentent comme l'issue, la résolution de la tragédie, une issue consistant, pour le dire brièvement à substituer le logos au destin. Et la question revient : qu'est-ce que la philosophie « oublie » de la tragédie au moment où elle en propose le dépassement ? Dans la mesure où elle se présente comme une science, une pratique de rationalité, la psychanalyse s'établit dans le 3 e de ces moments, celui de la philosophie. Mais elle s'y établit dans une modalité critique ; elle se met en quête d'un impensé, elle cherche à lever un oubli : l'oubli du mythe dans la tragédie, l'oubli de la tragédie dans la philosophie. En un sens, avec la philosophie, elle prétend savoir mieux, cad rationnellement, conceptuellement, ce que le mythe ou la tragédie savent comme en rêve, cad de manière figurative et projective 2. En un autre sens, contre la philosophie, elle sait que cette traduction est infinie, au sens où elle ne pourra jamais remplacer l'original : le concept psychanalytique ne peut pas épuiser l'image mythique ou la scène tragique qui demeurent une source intarissable pour la connaissance de l'inconscient. Ce que la psychanalyse doit à la Grèce, je vais donc l'esquisser en étudiant les rapports de la psychanalyse avec le mythe, la tragédie, la philosophie A/ Premier volet : la psychanalyse et le mythe Ce que Freud connaît du mythe vient de la Grèce. Il est vrai qu'il évoque, dans une lettre à Romain Rolland, son effort pour « pénétrer dans la jungle hindoue dont –dit-il-m'avait éloigné jusqu'à présent un certain mélange d'amour grec de la mesure, de modération juive et d'anxiété philistine… ». Mais 1 Il avait aussi lu des philosophes, tels Schopenhauer ou Nietzsche, dont la pensée est très liée à à l'antiquité grecque, en particulier à la tragédie. 2 « Je pense en effet que, pour une bonne part, la conception mythologique du monde qui anima jusqu'aux religions les plus modernes n'est autre chose qu'une psychologie projetée dans le monde extérieur. L'obscure connaissance des facteurs et des faits psychiques de l'inconscient (autrement dit la perception endo-psychique de ces facteurs et de ces faits) se reflète […] dans la construction d'une réalité suprasensible que la science retransforme en une psychologie de l'inconscient. On pourrait se donner pour tâche de décomposer, en se plaçant à ce point de vue, les mythes relatifs au paradis et au péché originel, à Dieu, au mal et au bien, à l'immortalité, etc. et de traduire la métaphysique en métapsychologie » (Psychopathologie de la vie quotidienne).

Freud avait un rapport tout particulier à la Grèce. Sa visite de l’Acropole, en 1904, est vécue comme une transgression : « nous ne pouvions pas croire, écrit-il trente ans plus tard, que la joie de voir Athènes nous fût réservée » Il avait aussi lu des philosophes, tels Schopenhauer ou Nietzsche, dont la pensée est très liée à à l’antiquité grecque, en particulier à la tragédie.. Et son œuvre s’est construite dans un dialogue avec la Grèce, avec trois moments fondamentaux de l’esprit de l’antiquité grecque D’abord le fond mythique de héros et de récits légendaires que nous ont transmis Homère, Hésiode et les poètes lyriques. Puis la tragédie, qui adopte certains éléments de ce fond mythique, en néglige d’autres ; tous les mythes ne se prêtent pas à monter sur la scène tragique. Qu’est-ce que la tragédie retient du mythe ? qu’est-ce qu’elle en « oublie » ? la question mérite d’être posée Enfin la philosophie et la sophistique, deux pratiques - discursives et politiques – qui se présentent comme l’issue, la résolution de la tragédie, une issue consistant, pour le dire brièvement à substituer le logos au destin. Et la question revient : qu’est-ce que la philosophie « oublie » de la tragédie au moment où elle en propose le dépassement ? Dans la mesure où elle se présente comme une science, une pratique de rationalité, la psychanalyse s’établit dans le 3e de ces moments, celui de la philosophie. Mais elle s’y établit dans une modalité critique ; elle se met en quête d’un impensé, elle cherche à lever un oubli : l’oubli du mythe dans la tragédie, l’oubli de la tragédie dans la philosophie. En un sens, avec la philosophie, elle prétend savoir mieux, cad rationnellement, conceptuellement, ce que le mythe ou la tragédie savent comme en rêve, cad de manière figurative et projective  « Je pense en effet que, pour une bonne part, la conception mythologique du monde qui anima jusqu’aux religions les plus modernes n’est autre chose qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur. L’obscure connaissance des facteurs et des faits psychiques de l’inconscient (autrement dit la perception endo-psychique de ces facteurs et de ces faits) se reflète […] dans la construction d’une réalité suprasensible que la science retransforme en une psychologie de l’inconscient. On pourrait se donner pour tâche de décomposer, en se plaçant à ce point de vue, les mythes relatifs au paradis et au péché originel, à Dieu, au mal et au bien, à l’immortalité, etc. et de traduire la métaphysique en métapsychologie » (Psychopathologie de la vie quotidienne).. En un autre sens, contre la philosophie, elle sait que cette traduction est infinie, au sens où elle ne pourra jamais remplacer l’original : le concept psychanalytique ne peut pas épuiser l’image mythique ou la scène tragique qui demeurent une source intarissable pour la connaissance de l’inconscient. Ce que la psychanalyse doit à la Grèce, je vais donc l’esquisser en étudiant les rapports de la psychanalyse avec le mythe, la tragédie, la philosophie A/ Premier volet : la psychanalyse et le mythe Ce que Freud connaît du mythe vient de la Grèce. Il est vrai qu’il évoque, dans une lettre à Romain Rolland, son effort pour « pénétrer dans la jungle hindoue dont –dit-il - m’avait éloigné jusqu’à présent un certain mélange d’amour grec de la mesure, de modération juive et d’anxiété philistine… ». Mais pour l’essentiel. l’espace mythique sur lequel travaille Freud est celui de la mythologie grecque. Et dans la mythologie grecque, le mythe d’Œdipe est « nucléaire » : il met Freud sur la voie du « complexe d’Œdipe », qui, en retour, offre le schème du déchiffrement du mythe Freud le dit dès la Traumdeutung : « Œdipe qui tue son père et épouse sa mère ne fait que réaliser l’un des vœux de notre enfance […] Nous nous épouvantons à la vue de celui qui a satisfait le souhait primitif de notre enfance et notre épouvante a toute la force du refoulement qui, depuis lors, s’est exercé contre ces désirs. Le poète, en dévoilant la faute d’Œdipe, nous oblige à regarder en nous-mêmes et à y reconnaître ces impulsions qui, bien que réprimées, existent toujours […] Comme Œdipe, nous vivons inconscients des désirs qui blessent la morale et auxquels la nature nous contraints ».. Dans le sillage de Freud, Didier Anzieu a publié une étude qui s’intitule « Œdipe avant le complexe ou de l’interprétation psychanalytique des mythes » En 1966 dans Les Temps modernes. Anzieu montre que, dans la mythologie des Grecs, on « rencontre presque à chaque page la fantasmatique œdipienne » : elle est visible, dit-il, dans la théogonie hésiodique comme dans l’épopée homérique ou la poésie lyrique et elle prend sa plus grande ampleur dans les grandes tragédies du 5e s. « Le mythe d’Œdipe, écrit Anzieu, ne fait pas « autre chose que raconter, par des déplacements, des condensations, des symbolisations et des figurations imagées – la préhistoire, la cristallisation et le dénouement du complexe d’Œdipe, cad le remaniement économique et topique dont ce complexe est la cause ». La psychanalyse reconnaît donc dans le mythe une production du désir portant les mêmes caractères que les autres formations de l’inconscient : le principe de plaisir, le processus primaire, la censure et la rationalisation La psychanalyse, écrit Freud dans L’intérêt de la psychanalyse, « ne peut accepter de considérer comme l’impulsion primitive tendant à la construction des mythes le désir théorique ardent de découvrir une explications aux phénomènes naturels ou de rendre compte des observances et des usages des cultes qui sont devenus inintelligibles. Elle recherche cette impulsion dans les mêmes “complexes” psychiques, dans les mêmes tendances émotionnelles qu’elle a découvertes à la base des rêves et des symptômes ». A. Green : « Le produit fini et élaboré du mythe est une cicatrice fermée sur une plaie qu’il s’agit de cacher. Le texte en serait non seulement un palimpseste, un produit d’ajouts se recouvrant mutuellement mais surtout une figure énigmatique ou d’une cohérence de surface, masquant d’une pseudo-logique ce qui doit être celé et scellé. A cet égard, le mythe ne saurait être qu’un récit troué et hétérogène où manqueraient des pièces essentielles du puzzle » (Un œil en trop, 226) La préhistoire du complexe d’Œdipe, on pourrait la trouver dans les mythes d’origine. Selon la Théogonied’Hésiode « Avant toutes choses fut Khaos et puis Gaia au large sein siège toujours solide de tous les Immortels… ». A l’origine du monde, il y a le chaos, la béance sans fond, le vide indifférencié ; puis quelque chose prend forme, la Terre, la mère primordiale, qui fonde et soutient tout ce qui existe ; le sans fond laisse apparaître un fond Apparaissent aussi d’Eros, l’Erèbe (les Ténèbres), Nyx (la Nuit), Ether (le jour) D’autres divinités primordiales émergent du chaos, mais c’est Gaïa qui initie la descendance conduisant aux dieux d’en haut, les Olympiens. Gaïa commence par créer son contraire masculin : Ouranos, le Ciel mâle Ils s’accouplent et produisent une descendance, mais une descendance qui ne peut venir au jour de l’existence en raison de la quasi confusion des deux principes contraires (Ouranos « couvre » constamment Gaïa). Gaïa s’irrite contre Ouranos et demande à l’un de ses fils, Kronos, le plus jeune, de châtrer son père d’un coup de serpe ; Ouranos se retire de dessus Gaïa en maudissant ses fils. Terre et Ciel sont alors séparés. Entre eux s’ouvre un grand espace vide où le jour succède à la nuit et la nuit au jour, révélant et masquant successivement les formes Les bourses sanglantes d’Ouranos tombent à la fois sur la terre dont elles font surgir les divinités de « vengeance du sang » (Erinnyes, Nymphes Méliennes, Géants) qui président à la Discorde, et sur la mer où elles font apparaître Aphrodite, qui préside à l’Union.. Le règne de Kronos commence. Et se termine au moment où il est renversé par l’un de ses fils, Zeus Ce récit peut être lu comme une séquence œdipienne, avec D’abord une procréation parthénogénétique qui figure une symbiose mère/enfant - puis l’émergence d’un ordre « au nom de la mère » au moment où Kronos châtre son père pour obéir à Gaïa ; les Erinyes qui naissent du sang versé sont chargés de faire respecter cet ordre - puis l’émergence d’un ordre au nom du Père, dont les représentants sont Zeus et les dieux d’en haut. Du côté de la tragédie, L’Orestie d’Eschyle se prête à cette lecture. Freud y voit un « exemple de remplacement de l’ordre social matriarcal par l’ordre patriarcal ». Pour ma part je mettrai l’accent sur l’idée d’origine : la puissance ou l’une des puissances du mythe, c’est de mettre en image une situation d’origine ; dans le mythe les humains cherchent à se « figurer » l’émergence (Ur-sprung), la naissance : la naissance de « quelque chose », la naissance à soi d’un existant Figurant l’origine, le mythe doit figurer ce qui est en deçà de l’être (ou plutôt en deçà de l’être et du non être) – chaos - et l’avènement de l’être, qui est toujours aussi l’émergence d’une opposition, d’une tension entre des contraires : Gaïa et Ouranos, les ténèbres et la lumière, le caché et le dévoilé, le non sens et le sens. Le mythe dit la transmutation de l’origine en commencement. L’opérateur de cette transmutation est une castration. Là où cette transmutation n’a pas lieu, l’existence est captée par l’origine, prisonnière en elle, morte psychiquement. Comme meurent ceux qui regardent la tête de Méduse. Méduse est une des trois Gorgones. Comme ses sœurs elle relève de ce que les Grecs éprouvaient comme le domaine du terrible (Gorgo). Elle est aussi mortelle mais la mort est sans prise sur elle tant qu’elle a le pouvoir de pétrifier tout ce qui est vivant. Les Gorgones s’appellent Sthéno (la force) Euryalè (l’opulence) et Medousa (la reine) Plusieurs lectures ont été données de la figure de Méduse. Freud l’interprète comme une figure du sexe féminin dont la vue « éveille » l’angoisse de castration. « Décapiter, écrit-il, = castrer. L’effroi devant Méduse est donc un effroi de la castration rattaché à quelque chose qu’on voit ». Elle serait une figure de mère archaïque, comme la sphynx. Ou une figure de surmoi archaïque où règnerait ce que Freud a appelé « la culture pure de la pulsion de mort » Une figure mythique est polysémique. Francis Pasche propose une lecture que je crois très féconde. Le pouvoir magique de Méduse, son pouvoir de pétrification est, dit-il, une métaphore de la troisième dimension, la dimension de la profondeur que figurent le dard du regard ou la langue tirée, les yeux exorbités, la chevelure hérissée de serpents. La profondeur est la dimension dans laquelle le réel vous aspire comme un abîme ou vous effracte comme un dard. Pour s’en protéger, il n’est pas d’autre solution que d’inventer une surface qui aurait le pouvoir de capter, de neutraliser de pacifier la profondeur ou qui en serait, selon la formule hégélienne, une Aufhebung un dépassement qui la retient. Capter, pacifier la profondeur, le réel, c’est l’enjeu de l’image – la peinture peut se lire sous cet angle – et du symbole La surface qui capte la profondeur, c’est dans le mythe de Persée, l’égide d’Athéna, un bouclier poli comme un miroir : grâce au miroir, Persée voit Méduse, il affronte sans danger son regard, il dirige vers elle la serpe qui lui tranche la tête : en captant la profondeur, la surface polie du miroir a aboli le maléfice du regard en l’intégrant à la réalité, cad à une image construite du réel Guy Massat écrit dans un travail intitulé « Persée et la Méduse » : « … inversée, l’égide se présente comme miroir concave. Persée s’approcha donc de la Méduse à reculons seulement en regardant dans ce rétroviseur improvisé par la déesse. L’image spéculairement retournée que donne tout miroir permet d’abolir le pouvoir des monstres qui nous dévisagent… ». La profondeur est la dimension de l’origine Certains récits du mythe nous disent que l’ouverture de la grotte dans laquelle vivent les Gorgones « évoque » l’origine du monde ». En se libérant de la profondeur, Persée se dégage de l’abîme de l’origine et de la jouissance d’y sombrer. Il opère la transmutation de l’origine en commencement. L’autisme, avec son évitement si régulier du regard, pourrait se penser comme une hésitation au point de retournement de l’origine en commencement : au delà, déjà, de l’origine et de sa jouissance que le regard évite, en deçà, pourtant, de la castration initiant le retournement de l’origine en commencement. C’est ce que me donne à entendre ce propos de F. Dolto au sujet de l’enfant autiste « … les enfants autistes, chez qui le sujet est absent – nous ne savons pas où il est, il est dans tous les azimuts, mais où ? personne n’en sait rien – ont un corps qui va très bien et n’est jamais malade, parce qu’il est presque entièrement dans les pulsions de mort [en note : « peut-être s’agit-il de celles qui jouxtent l’immédiateté de la jouissance d’être éprouvée lors de la scène primitive conceptionnelle, “sujet-non sujet”, hésitant entre prendre chair ou non, sexe masculin ou féminin, être pour qui ? »]. Dès qu’un autiste va mieux, il attrape rhume sur rhume, otite sur otite et toutes les maladies enfantines classiques… » Dolto (F.), op. cit., p. 168 La thérapie de l’enfant autiste pourrait consister à inventer la surface où la profondeur viendrait s’imager, où l’hésitation à proximité de l’origine deviendrait la décision (Ent-scheidung) en faveur du commencement. Le travail du rythme, où la césure est aussi un lien, peut y contribuer. Mais le moment de la césure ne peut être évité. Avec la violence qui lui appartient. La serpe qui châtre Ouranos ou qui tranche la tête de Gorgone. L’épée de Salomon qui menace de trancher l’enfant. Cette transmutation de l’origine en commencement conduit à l’organisation œdipienne dans sa bivalence de désir et d’hostilité. On y voit donc apparaître la violence de l’affrontement. Elle est figurée dans le mythe, mais aussi et surtout dans la tragédie, dans ce que la tragédie met en scène du mythe. Là où le mythe dit la transmutation de l’origine en commencement (et se tient donc encore dans la proximité du terrible), la tragédie dit les péripéties du commencement ; sa dimension est celle du deinon, le formidable et l’inquiétant B/ Second volet : la psychanalyse et la tragédie « Multiple l’inquiétant, mais rien au delà de l’homme de plus inquiétant ne se lève », dit un chœur de l’Antigone de Sophocle. Inquiétant parce qu’autour de lui et surtout en lui s’affrontent des grandeurs opposées et pourtant inséparables : chaque grandeur contient en elle celle à laquelle elle s’oppose - deux en un. Dionysos en est la figure : indivisiblement dieu sauvage et dieu sauveur La tragédie décline différentes figures de l’affrontement. je prends deux ou trois exemples Dans le Prométhée enchaîné Dans les Perses, la grandeur divine est une puissance impersonnelle (“ce qui commença, Maîtresse, toute notre infortune, ce fut un génie vengeur, un dieu méchant, surgi je ne sais d’où……”). La grandeur humaine, elle, est représentée par Xerxès, donc l’ennemi d’Athènes. Cet ennemi n’apparaît pas dans la pièce d’Eschyle, comme un accusé, comme un homme méchant ou injuste châtié à ce titre par les dieux; il y apparaît plutôt comme la victime d’une agression venant du divin (images du filet, du piège, du rapace fondant sur sa proie…) Cependant sa qualité d’ennemi d’Athènes atténue le scandale d’une chute qui est voulue par le divin et qui excède toute catégorie morale. , Eschyle met en scène l’affrontement de Zeus et de Promothée : Zeus est le plus grand des Olympiens, mais il est aussi représenté comme un dieu violent, méchant ou ambivalent, puissance de salut et puissance de perdition. Prométhée est un Titan, il est de la race des anciens dieux que Zeus a renversés ; mais aussi il est aussi le héros qui a donné le feu aux hommes et les a « délivrés de l’obsession de la mort » (249). Le bien affronte le mal ou le juste l’injuste, mais le juste est aussi injuste, l’injuste est aussi juste, et c’est cela qui est deinon Dans Œdipe-Roi, Sophocle met en scène l’affrontement d’Œdipe et de Tirésias, cad de deux figures de la vérité Pour Œdipe, la vérité c’est, ce qu’il est conscient d’avoir voulu et d’avoir fait, ce que son intelligence et sa volonté dominent, c’est la lumière du jour. Pour Tirésias la vérité, c’est cette part de nuit que l’oracle dévoile, que le clairvoyant ignore et qui va venir au jour dans le renversement Le renversement tragique dénonce le jour humain comme nuit, c’est-à-dire ténèbre et apparence (v. 1186: “mais quel est l’homme qui, de toute félicité, saisit plus que l’apparence et qui, à peine installé dans sa lumière, déjà ne commence à décliner ?”).. Cette confrontation peut aussi se lire comme celui du savoir et de la vérité : Qu’il réponde à la question de la sphynx ou enquête sur le meurtre de Laïos, Œdipe, l’homme aux pieds enflés <oidos> est aussi l’homme du savoir <oida>. entendons : du savoir sur l’autre. Mais en arrière savoir, c’est la vérité qui se cherche : « qu’est-ce que l’homme ? » « qui est le meurtrier de Laïos ? », ces questions en cachent et en annoncent une autre, plus radicale, littéralement plus renversante : « qui suis-je ? » Et l’écart entre le savoir et la vérité est infime et immense.  infime parce qu’Œdipe ne cesse de dire la vérité, à son insu, comme un somnanbule, elle est la trame inconsciente de ses paroles et de ses actes ; immense parce que la vérité surgit par surprise, du côté où on ne l’attendait pas. et renverse son existence de fond en comble Toute la construction de la tragédie en témoigne. Tirésias, auquel on fait appel pour désigner le coupable, désigne je justicier ; Jocaste, voulant apaise Œdipe, lui apprend l’oracle de Laïos, l’exposition sur le Cithéron et le lieu du crime (un chemin fourchu à la rencontre des routes de Delphes et d’Aulis) ; le messager apporte la nouvelle de la mort du roi de Corinthe, mais lui annonce en même temps qu’il n’en est pas le fils.. Une lecture psychanalytique donne à la tragédie un singulier relief Cela n’a pas empêché, du côté des hellénistes, une certaine hostilité. Vernant et Vidal-Naquet (Mythe et tragédie en Grèce ancienne) reprochent aux psychanalystes d’avoir donné du mythe une lecture forcée, arbitraire. « Selon Anzieu, disent-ils, presque tous les mythes grecs reproduiraient sous forme d’infinies variantes le thème d’union incestueuse avec la mère, de meurtre du père. Œdipe ne ferait donc qu’accomplir la mythologie en formulant en langage clair ce qu’elle exprimait depuis toujours de façon plus ou moins partielle, camouflée, transposée ». Ils refusent que l’on rapproche et que l’on éclaire réciproquement une œuvre littéraire du 5e s. avant JC Ils soulignent la délimitation historique du moment tragique : la tragédie apparaît en Grèce à la fin du 6e s. avant JC et disparaît moins de cent ans plus tard. Quand Aristote engage dans sa Poétique une réflexion sur la tragédie, la figure de l’homme tragique ne fait plus partie de la substance vivante de la cité. La tragédie succède à l’épopée et à la poésie lyrique (avant de disparaître elle-même au moment où triomphe la philosophie). Cette émergence et cette vitalité de la tragédie pendant un siècle ont des raisons politiques (la naissance de la cité démocratique) et anthropologiques : une certaine conception du temps (non plus cyclique mais linéaire), une écriture de l’histoire et – je les cite – « les observations d’un médecin du début du XXe s. sur la clientèle de malades qui hantent son cabinet ? » (77) Les raisons avancées prêtent parfois à sourire : « Remis, écrivent-ils, entre les mains de Mérope et Polybe, qui n’ont pas d’enfant, [Œdipe] est élevé, traité, choyé par eux comme leur propre fils. Dans la vie affective d’Œdipe, le personnage maternel ne peut être que Mérope, et non cette Jocaste qu’il n’avait jamais vue avant son arrivée à Thèbes… » (95) « Œdipe ne pouvait, de ses années d’enfance, conserver aucune image de Jocaste » (96, note 12). Plus loin : « La séparation d’avec la « mère » ne s’est pas produite pour lui à sa naissance, sur le Cithéron, mais je jour où il a dû quitter, en même temps que Corinthe, “le doux visage de ses parents” » (96). Œdipe est censé ne rien connaître de sa mère biologique, à laquelle il a été retiré dès sa naissance ; si donc sa relation adulte à Jocaste est factuellement ou objectivement incestueuse, elle ne l’est pas « subjectivement », elle ne relève pas d’un désir incestueux. Si inceste il y a, surtout, qu’il ne relève pas du désir. Il est tentant d’y voir une résistance à la psychanalyse même si, c’est vrai, un temps de dissociation est nécessaire entre le désir infantile et le passage à l’acte, car ce temps de latence permet que l’acte s’accomplisse dans la méconnaissance. Cependant les deux auteurs montrent aussi, qu’ils le veuillent ou non, et c’est le grand intérêt de leurs analyses, à quel point la tragédie se tient au plus près de l’objet de la psychanalyse Ils soulignent aussi, ce point me paraît mériter réflexion, que, sur la scène tragique, si les rôles sont masculins et féminins, les acteurs et les choristes sont exclusivement masculins : « Seuls les hommes peuvent être des représentants qualifiés de la cité ; les femmes sont étrangères à la vie politique. C’est pourquoi les choristes (pour ne pas parler des acteurs) sont toujours et exclusivement des mâles. Même lorsque le chœur est censé représenter un groupe de jeunes filles ou de femmes, comme c’est le cas dans toute une série de pièces, ce sont des hommes déguisés et masqués pour la circonstance qui assument la fonction de choriste (24) . Ils soulignent que le logos tragique met très largement en œuvre des effets de « double sens ». En voici quelques exemples, parmi tant d’autres Dans l’Agamemnon d’Eschyle, Clytemnestre dit au Roi qui vient de revenir dans son palais qu’il retrouve en elle gunaika pistèn, dômatôn kuna, une femme fidèle, chienne de la maison. Gunaika pistèn peut s’entendre, gunaik’apistèn : femme infidèle, et si elle est une chienne, ce n’est plus alors au sens d’une gardienne, mais au sens d’une femme qui a mis plusieurs hommes dans son lit. Dans l’Antigone de Sophocle, Antigone et Créon parlent et agissent chacun au nom du Nomos. Mais pour l’une, le nomos est la loi divine, pour l’autre, c’est la loi humaine, telle que la déclare le chef de la Cité. Chacun donne au mot nomos un sens et un seul, mais chacun va aussi, au cours de l’action se trouver « pris au mot », car le mot dont il se réclame se retourne contre lui et lui impose, dans la violence, le sens qu’il s’obstinait à ne pas reconnaître Dans Œdipe-Roi, Jocaste dit à Œdipe, en parlant du messager (v. 955) : « il t’annonce que ton père Polybe est mort » , mais la phrase signifie aussi : « il t’annonce que ton père n’est pas Polybe, mais un mort » Quand il raconte la querelle où Laïos a perdu la vie, Créon, citant l’un des témoins de la scène dit : Assailli par une troupe de brigands, le roi, a péri accablé par le nombre [le responsable du meurtre est au pluriel] ; et Œdipe réplique : Comment donc un brigand, si quelque thébain n’avait payé son crime, aurait-il eu cette audace ?… » [le meurtrier est au singulier et il est thèbain] - 137-141, « - Œdipe : Ce n’est pas pour un ami étranger, c’est pour moi-même que je laverai Thèbes de ce crime. Le meurtrier, quel qu’il soit, voudrait peut-être aussi porter sur moi une main homicide ; ainsi, venger Laïos, c’est me venger moi-même… » - 255 : « - Œdipe : Aujourd’hui je possède l’empire qu’il gouverna jadis ; héritier de son lit, sa femme m’a rendu père, et nos enfants seraient frères si son fils eût vécu ; mas le malheur s’est appesanti sur sa tête. A ces titres je e vengerai comme je vengerais mon père… ». Un second discours, latent, se dit au sein du discours manifeste ; et ce second discours, qui renverse le premier, personne ne l’entend, sauf Tirésias, Œdipe moins que personne, jusqu’au renversement. Comme le dit A. Green : « le cas d’Œdipe est donc exemplaire de ce pouvoir du signifiant d’être à la fois instrument de puissance et, par la tromperie qui lui est inhérente, cause de malheur et de cécité » (Un œil en trop, 262) Je mentionne sans développer un dernier point qui intéresse la psychanalyse : la question de l’affect. Si la tragédie partage avec le mythe un fond de récits héroïques, elle porte les affects qui leur sont liés, en particulier ce qu’Aristote appelle terreur et pitié, à la plus haute puissance (le temps théâtral permet que se recouvrent, dans le moment de la représentation, le temps légendaire et le temps historique), en vue d’une katharsis. Peut-être une analyse opère t-elle aussi ce recouvrement du temps mythique et du temps historique. . C/ Troisième volet : la psychanalyse, la philosophie, la sophistique La philosophie se présente dans son intention comme un « dépassement » de la tragédie. Cela est particulièrement visible chez Platon et chez les stoïciens. Egalement chez Aristote dans la mesure où il présente une théorie de la tragédie. Il s’agit de neutraliser le déchirement, l’affrontement : - en réconciliant l’humain et le divin : dieu est innocent de ce qui nous arrive (theos anantios, dit Platon : dieu n’est pas en cause) et même « indifférent » aux « événements humains (Aristote, Epicure) - en réconciliant le savoir et la vérité : la vérité est le résultat, non le renversement du savoir Cette réconciliation est cherchée à travers au moins deux constructions théoriques - une théorie de l’âme, de sa diversité interne et de sa structure hiérarchique : le conflit tragique qui était à la fois externe et interne devient purement interne ou immanent ; tout conflit est en vérité un désaccord de l’âme avec soi ; l’accord se rétablit dès le moment où le supérieur commande à l’inférieur - une théorie du logos, qui est, selon la formule d’Héraclite, « l’Assembleur », dans le cosmos et dans la vie humaine. La loi du logos est l’équivocité (Aristote : ne pas signifier une chose une, c’est ne rien signifier du tout). Là où le destin partage, le logos unit. Et c’est pourquoi les désaccords sur le vrai et le faux, le juste et l’injuste se dissolvent dès le moment où chacun, selon la formule du Gorgias de Platon, se fie au logos comme à un médecin. Quand l’interlocuteur de Socrate en vient à se contredire, Socrate lui dit : ce n’est pas moi, c’est le logos en toi qui te contredit. La responsabilité de la philosophie, telle que les Grecs l’ont comprise est de « proférer » à haute voix ce logos qui se dit silencieusement dans l’être, en tout être : par la philosophie, le logos endiathetos, intérieur à l’être, la parole qui se parle dans l’être, qui se parle en nous et nous trame devient un logos prophorikos, un logos proféré et conscient de soi. La sophistique s’inscrit dans ce mouvement mais accentue l’affirmation d’immanence : ce n’est pas le logos qui est la mesure de l’homme, c’est l’homme qui est la mesure du logos comme il l’est de toutes choses La psychanalyse est à la convergence de ces multiples chemins En un sens, elle s’installe dans l’espace ouvert par la philosophie grecque et prend ses appuis dans une théorie de l’âme (comprise comme « appareil psychique ») et du logos (compris comme le jeu du signifiant) Peut-être même, en un sens, partage t-elle l’immanence radicale que soutient la sophistique : la vérité de la méta-physique est la méta-psychologie. Mais je propose aussi de penser la psychanalyse comme – j’emploie ici un terme husserlien - une question en retour vers quelque chose qui serait tombé dans l’oubli au moment de l’avènement de la philosophie. Je pense à la philosophie grecque, mais aussi à la philosophie moderne, qui est liée à la langue latine et accentue le mouvement initié par la philosophie grecque. Cette question en retour, elle est imposée à la psychanalyse par son objet : les formations de l’inconscient, le rêve. Dans un travail intitulé Le rêve et l’existence, Binswanger étudie les rêves de vol, d’envol et de chute et il se réfère à des exemples « littéraires », issus, en particulier  de l’épopée et de la tragédie. Il cite le rêve d’Atossa dans Les Perses : « Et j’aperçois alors un aigle qui fuit vers l’autel bas de Phoibos. Muette d’effroi, amis, je m’arrête. Mais bientôt, sous mes yeux, un milan fond du ciel à grands coups d’ailes rapides et de ses serres, se met à déchirer la tête de l’aigle qui ne sait plus que se pelotonner sans défense ». Pour Eschyle, pour ses contemporains, ce rêve, dit Binswanger, ne se déroule pas dans un théâtre privé ; dans le rêve « se confondent les frontières de l’espace intérieur de l’expérience vécue, de l’espace extérieur de l’événement [Geschehen] et de l’espace cultuel ». L’affect, l’événement, le dieu s’y croisent, s’y rencontrent Cette conception du rêve n’est évidemment plus celle qui est aujourd’hui dominante. Héraclite a séparé le kosmos « particulier » du sommeil et du rêve et kosmos « commun » de la vigilance et de la vérité « <Héraclite dit qu’>il y a pour les éveillés un monde unique et commun mais <que> chacun des endormis se détourne dans un monde particulier » (DK 89). Lucrèce a relié les rêves aux événements de la journée, Pétrone a soutenu que somnia sibi quisque facit ; chacun se fait ses rêves, le rêve relève de l’individualité. La façon dont le mythe, la tragédie comprennent le rêve ne doit-elle pas alors nous apparaître, selon la formule de Binswanger, comme « naïvement réaliste-métaphysique » RE 218. ? N’avons-nous pas en effet traduit la métaphysique en métapsychologie ? Oui, en effet ; mais cette traduction qui est censée nous réveiller d’une illusion ne pourrait-elle pas générer une nouvelle illusion ? L’illusion de savoir ce qu’il en est de ce quisque, de cet individu qui se donne ses rêves dans son théâtre privé. Ceux qui réduisent la subjectivité au quisque, à l’individualité, « ne détiennent, dit Binswanger, qu’une demi-vérité » RE 217.. Car si l’homme « fait rouler son char où bon lui semble » Nous existons aujourd’hui dans ce que Binswanger appelle l’« hybris de l’esseulement » [<Hybris der Vereinzelung>, la solitude originelle dans le cosmos ” [Ureinsamkeit im Kosmos], « la toute puissance qui rend l’individu égal aux dieux <Göttergleichheit> ” (217), « sous les roues de celui-ci tourne, invisible la sphère qu’il parcourt ». On peut ne voir que le char et oublier la terre. Etre obnubilé par le « faire » (le facit de la formule de Pétrone), et oublier la terre, ou plus exactement la terre et le logos, ce logos dont une ancienne tradition (hébraïque, mais aussi grecque) nous apprend qu’il est « à l’origine » (en archè èn o logos) La psychanalyse est en prise sur cette tradition : elle est une archéologie dans la mesure où elle porte à la parole ce qui nous est archè : Gè, Gaïa et logos. Elle nous rappelle à la part impensée de ce « quisque », ce chacun que nous sommes ou croyons être et qu’il est commode, trop commode d’identifier à l’image dans le miroir. Ce retour à l’impensé a pris le chemin et prendra sans doute toujours le chemin de la pensée grecque. Car la pensée grecque savait que derrière l’image, le reflet de Narcisse il y a la profondeur, la 3e dimension, le terrible, le feu dévorant, d’où viennent vie et mort. Avec la profondeur se réveille la question de l’origine qu’aucun commencement ne peut effacer, se réveille aussi la question de l’affrontement qu’aucune dialectique ne peut pacifier. Avec la profondeur nous ne cesserons jamais de nous expliquer tant du moins que la raison sera vivante, tant qu’elle cherchera, pour rester vivante à « embrasser ses propres origines ». Ce que la psychanalyse doit à la Grèce 1