Objets anciens
et nouveaux objets
INTERNET DES OBJETS,
INTERNET
DE LA PRODUCTIVITÉ
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Imaginez demain : vous imprimez dans votre salon les pièces d’un
drone avec votre imprimante 3D, vous le montez, vous placez la
motorisation et quelques capteurs, vous insérez un “shield” hardware open source, à base du dernier processeur multi-core vidéo HD,
et vous terminez en téléchargeant son code, lui aussi open source.
En fait, n’imaginez pas : ça existe déjà, ça se pilote avec un téléphone portable et, en plus, cela a toutes les chances de passer
inaperçu : qui a connaissance de l’existence de votre drone ?
Les ordres de grandeur annoncés du Web des objets sont tels qu’aucun acteur économique ne peut y rester indifférent. Une guerre
autour des objets s’est ouverte : les protagonistes se font connaître, mais
leurs motivations ne sont pas toujours très lisibles. Quoi qu’il en soit, les
objets de notre quotidien (que nous appellerons nos anciens objets) peuvent
être augmentés pour les faire entrer dans ce nouveau monde.
Mais, surtout, de nouveaux objets apparaissent, conçus pour être nativement, intrinsèquement et matériellement des individus de 1re classe de
l’Internet des objets (IoT). Pour être de la partie, notre industrie doit s’investir
et prendre position. Notre système éducatif aussi.
Par Gabriel KÉPÉKLIAN*
INTRODUCTION
Les objets peuplent notre monde. Nous pourrions
dire qu’ils nous permettent de nous situer. Le philosophe remarque que par ce corps qui est le sien, il a
* Responsable Recherche et Développement chez Atos Intégration.
connaissance de la position des objets dans le monde
et que les objets lui donnent la position de son corps.
L’homme se situe toujours relativement à des objets ;
aucun homme n’a fait l’expérience d’un monde sans
objet. Cette relation ontologique est soutenue par le
langage, qui est le lieu d’un phénomène semblable. Il
ne peut rien se raconter qui ne soit exprimé par des
phrases formées de sujets, de verbes et d’objets ; des
phrases qui s’emboîtent, lorsque des objets deviennent
les sujets d’autres phrases…
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INTERNET DES OBJETS, INTERNET DE LA PRODUCTIVITÉ
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Figure 1. L’échelle de l’interopérabilité des données.
Le rapport entre l’homme et l’objet est vieux comme
le monde. Et pourtant, il y a une nouveauté radicale
dont l’expression « Web des objets » veut rendre
compte. Sur cette nouveauté, c’est le terme imagé de
Web – notons au passage que c’est lui aussi un objet,
nous y reviendrons – qui nous renseigne. Les objets
ont gagné en autonomie, mais il y a plus qu’un simple
passage de l’outil à la machine (Hegel définissait déjà
la machine comme un instrument indépendant) : les
objets sont capables de relations, des relations qui ne
se contentent pas de lier entre eux quelques objets,
mais qui, par le truchement du Web, se démultiplient
à l’envi.
Le sociologue Stanley Milgram décrivait en 1967 une
expérience qui l’a rendu célèbre : le “small world phenomenon”. Selon lui, si l’on prend deux individus au
hasard sur Terre, il est possible de les mettre en relation par le biais d’au plus six intermédiaires. La plupart des réseaux sociaux s’appuient sur cette théorie
pour définir la profondeur relationnelle maximale de
leurs membres et, avec le succès planétaire de
Facebook, nous sommes passés en-deçà de cinq, en
2011 (1).
Par analogie, saurions-nous donner la valeur du diamètre du small world des objets ? Et d’ailleurs, ne
s’agit-il pas du même “small world ” ?
Le jeu s’est donc complexifié : nous sommes en relation avec des objets qui ont dorénavant des relations
autonomes entre eux. Alors l’avenir sera-t-il conforme
à la loi de Gabor (2), sera-t-il celui d’un monde où
tout ce qui est techniquement possible se réalisera
nécessairement ? Melvin Kranzberg n’est guère plus
(1) http://blog.infochimps.com/2011/11/29/facebook-and-the-smallworld-experiment/
(2) GABOR (Dennis) (1900-197) a reçu le prix Nobel de Physique pour
l’invention de l’holographie.
(3) KRANZBERG (Melvin), “Technology and History: «Kranzberg’s
Laws»”, Technology and Culture, vol. 27, n°3, pp. 544-560, 1986.
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rassurant, lorsque sa première loi énonce que la technologie n’est ni bonne ni mauvaise, ni même neutre
(3). Il est certain que des instances de régulation existantes ou nouvelles vont devoir être chargées du traitement de ces questions.
QUEL EST DONC CET OBJET QUE JE NE SAURAIS
VOIR ?
La tirade de Molière, cent fois détournée, se prêtera
bien au jeu encore une fois…, car, désormais, nous ne
pouvons pas faire l’économie d’une définition plus
concrète. En partant d’une interrogation symétrique
sur les objets du Web et sur le Web des objets, nous
esquisserons une ligne frontière entre anciens et nouveaux objets.
Les objets du Web
Longtemps, à l’échelle de la vie d’Internet, les objets
du Web ont été considérés comme immatériels. Ceux
du premier Web étaient des fichiers, des images, des
pages, des sites. Puis, l’interaction ayant été rendue
possible, on a vu le Web 2.0 se peupler d’applications… Et maintenant que nous en sommes au Web
3.0, un internet des données, il semble que nous restions dans l’immatériel. Mais nous savons bien que la
donnée émane d’un capteur, d’un équipement… Bref,
que la donnée n’est qu’un avatar d’un objet ! Dans le
grand cloud qui va bientôt recouvrir le monde, on
annonce des déluges tombant des nues de l’Internet,
des orages de données, de big data (et cela ne relève en
rien d’une génération spontanée…).
Les formats des données se sont améliorés. Leur standardisation, ou normalisation, offre une vraie interopérabilité qu’une échelle allant de une à cinq étoiles per-
met maintenant de noter (voir la figure 1 de la page suivante). Les objets qui peuvent produire, utiliser ou
consommer des données accédant à la dernière marche,
celle des 5 étoiles (4), acquièrent de facto un potentiel
d’interconnexions tel qu’ils sont susceptibles de mettre
à leur profit les interactions les plus innovantes.
Aux objets immatériels du Web s’ajoutent désormais
tous les objets matériels connectés doués d’une capacité d’interaction, aussi minime soit-elle.
Le Web des objets
Le Web du « Web des objets » est l’intermédiaire invisible, et pourtant bien matériel, qui est capable de
connecter les objets à des informations, aux autres
objets et aux humains. Connecter signifie qu’il y a un
passage passif ou actif de l’un à l’autre, qui peut
concerner des données, une commande ou un contrôle. Connecter signifie aussi avoir le pouvoir de contrôler, ou encore de conserver la trace des connexions.
Cela se fait le plus simplement du monde, en se
jouant du temps et de l’espace. L’ubiquité de l’objet
matériel est bien réelle, lorsque celui peut être vu partout, à travers le réseau. On peut conduire un avion
en étant à son bord, ou depuis son bureau, comme le
font les pilotes de drones. Le temps de l’objet peut
être synchronisé ou non. En lui donnant l’autonomie,
l’objet n’est plus dépendant du temps de celui qui le
contrôle. Le robot qui découvre Mars pour nous en
sait quelque chose.
Mais l’Union Internationale des Télécommunications
ne nous donne-t-elle pas du Web des objets une définition un peu trop pleine de bonnes intentions : “A
world where ”things” can automatically communicate to
computers and to each other, providing services for the
benefit of human kind ” (5) ?
Les ordres de grandeur
Plusieurs officines ont livré leurs prospectives. Selon
l’Association internationale des opérateurs de téléphonie mobile, la GSMA, qui compte près de 800
membres dans plus de 200 pays, il y avait en 2011
9 milliards d’objets connectés, dont 6 milliards de
mobiles, leur nombre sera de 24 milliards en 2020
(6), dont 12 milliards de mobiles. Le constructeur
IBM évaluait à 30 milliards le nombre de puces RFID
produites dans le monde en 2010. Le cabinet Gartner
(7), dans son Top 10 pour l’année 2013, estime,
quant à lui, que plus de 50 % des connexions à
Internet impliquent des objets ; si, en 2011, plus de
15 milliards d’objets étaient sur le Web, et plus de
50 milliards en prenant en compte les connexions
intermittentes, en 2020, ce seront plus de 30 milliards
d’objets connectés, et plus de 200 milliards en
incluant les connexions intermittentes.
Il est évident qu’avec de tels ordres de grandeur les
conséquences sont importantes dans des domaines
aussi variés que ceux de l’énergie, de l’environnement,
de l’économie, etc. Mais il faut observer que certains
impacts peuvent s’opposer entre eux, rendant l’équation finale indéterminée. Ainsi, le surplus de consommation électrique des objets lié à leur connexion aura
probablement un impact sur le réchauffement climatique. De même, il y a, aujourd’hui, environ deux
appareils connectés à Internet pour chaque habitant
de notre planète ; en 2025, les analystes prévoient que
ce ratio dépassera six. Mais d’un autre côté, le Web des
objets peut avoir un impact vertueux sur ce même
environnement. En effet, la filière de la logistique,
tiraillée entre des performances actuelles très restrictives pour ses clients (délais, temps et fréquences de
livraison, contraintes sur les coûts) et celles attendues
dans le futur qui doivent permettre de préserver le
même niveau de service au même prix, prévoit d’y
parvenir en réduisant considérablement ses émissions
de CO2 (de 20 % en 2020, puis d’un facteur 4 en
2050).
Si l’on a pris l’habitude d’évoquer le modèle des 3V
(volume, vélocité, variété) au sujet du Big Data, nous
devons d’ores et déjà leur adjoindre un 4e V, celui de
la valeur que toutes les données représentent, voire
même un 5e V pour à la fois leurs indispensables véracité et vérification.
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Objets : la querelle des anciens et des nouveaux (8)
Il s’agit donc de plus de 1010 objets, ce qui représente
une masse considérable.
Mais celle-ci est-elle uniforme ?
Si nous regardons de plus près l’objet de masse, nous
constatons que c’est, paradoxalement, un objet isolé,
un objet que rien ne relie de façon unique, un objet
que l’on ne peut pas distinguer, un objet interchangeable. Il semble bien que toutes les tartes congelées
d’un supermarché soient identiques. Comment fait
alors le chef de rayon pour ne pas mettre en vente les
tartes qui auraient rompu la chaîne du froid ? Ce qui
va distinguer les tartes les unes des autres, ce sont les
(4) http://5stardata.info/
(5) « Un monde où les “objets” peuvent communiquer automatiquement
avec les ordinateurs et avec chacun d’entre nous, offrant des services pour
le bien du genre humain ».
(6) http://www.itu.int/ITU-D/eur/ri/broadcasting/seminar/
(7) http://www.forbes.com/sites/ericsavitz/2012/10/23/gartner-top-10strategic-technology-trends-for-2013/
(8) Dans cet article, nous utiliserons les expressions « objet ancien » et
« nouvel objet » dans des acceptions bien précises.
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INTERNET DES OBJETS, INTERNET DE LA PRODUCTIVITÉ
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Figure 2 : Audi RS 4 Avant.
informations logistiques qui retracent tout leur parcours, de la fabrication à la vente. Pour le suivi du respect de la chaîne du froid, si les emballages sont dotés
de badges RFID miniatures enregistreurs de température, les tartes ne sont plus, qu’en apparence, des
objets de masse. Chacune d’elles est un nouvel objet,
individualisé parce qu’il a une histoire, son histoire.
Les tartes sont identifiables parce que des informations leur sont associées, qui les rendent uniques. Les
lecteurs RFID permettent une connexion intermittente des tartes au Web : ce sont des anciens objets,
puisque l’on n’a pas attendu Internet pour faire de la
pâtisserie, mais des objets augmentés, puisqu’elles
existent dans le Web.
Il serait excessif d’extrapoler le raisonnement appliqué
à ces tartes surgelées pour imaginer un monde où les
anciens objets non connectés n’auraient plus d’existence parce que non identifiés et non tracés dans le
cloud.
Mais l’existence d’une société des objets est d’ores et
déjà acquise. Une société au sens où des relations existent entre ces objets. À ce stade, nous observons qu’il
est possible de donner à un objet ancien la possibilité
de prendre place dans le Web des objets. Les « anciens
objets », ceux qui n’ont pas été conçus d’emblée pour
la connexion, sont dits augmentés. Il existe aussi une
nouvelle sorte d’objets que nous appellerons les « nouveaux objets ». Ils sont d’une facture particulière : ils
sont intrinsèquement connectables, voire connectés.
Au cours de la prochaine décennie, la majeure partie
de la croissance du nombre des objets connectés pro92
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viendra des capteurs de très petite taille, principalement conçus pour des communications de machineà-machine (M2M). Avec les technologies des capteurs peu chers (au plus quelques euros), nous avons,
pour la première fois, la possibilité de transmettre à
un data center toutes les mesures faites sur un système complexe pouvant aller jusqu’à l’échelle mondiale et, en même temps, d’offrir le traitement de ces
données. Ainsi, par exemple, le 20 novembre 2012,
à l’issue d’un projet de trois ans, le constructeur
automobile Audi vient d’inaugurer son Computing
Center. Ce centre informatique situé au siège de l’entreprise, à Ingolstadt, près de Munich, héberge les
services applicatifs « Audi Connect » (voir la figure 2
ci-dessus). 6 000 serveurs y traitent les informations
de mobilité connectée du parc de voitures de nouvelles générations (navigation avec localisation d’un
point d’intérêt, images Google Earth ou Street View,
météo, actualité, infos trafic en ligne, etc.), ainsi que
les liaisons permettant d’accéder aux réseaux sociaux
depuis la voiture. L’argument écologique n’est pas en
reste, car le centre de calcul fait appel à des solutions
économisant l’énergie.
Deux jours après, le 22 novembre, Peugeot lançait à
son tour son « Connect Apps » sur la 208, un bouquet
de dix applications dédiées à la conduite automobile.
Renault a, quant à lui, lancé sa tablette R-Link en ce
début d’année 2013.
Après ces systèmes grand public, d’autres, plus complexes, comme des avions, ou des bâtiments sécurisés,
regorgent d’un plus grand nombre d’objets connectés,
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Figure 3 : Open source hardware.
des objets anciens augmentés ou de nouveaux objets,
conçus avec leur capacité connective.
Prenons le temps de décortiquer ces nouveaux objets.
Ce sont tous intrinsèquement des innovations. Les
unes sont protégées, les autres ont été laissées délibérément ouvertes. Beaucoup des objets dont la conception est protégée sont conçus (au moins en partie)
comme des boîtes noires. Sans aller jusqu’à penser y
trouver de la malignité, parmi tous les usages possibles
de ces objets, certains ne sont pas à la main de l’utilisateur, mais restent dans celle du système central
auquel ils sont connectés. Tous les contrôleurs qui
peuplent les nouvelles voitures évoquées plus haut
délivrent des données que seul le constructeur sait
analyser. Au passage, en termes de business model, ces
données créent une rente pour les constructeurs, s’ils
demeurent propriétaires de leurs formats. Cela commence avec des voitures dont on ne peut plus changer
soi-même les ampoules, ou la batterie… Y aura-t-il un
jour des voitures open source ? Dans le monde des
objets, le mouvement du hardware open source existe
déjà bel et bien, et il connaît un certain essor (voir la
figure 3 ci-dessus).
Les objets open source
L’arduino est l’objet emblématique du monde du
hardware open source. Il y a sept ans déjà, en 2006, ce
projet recevait un titre honorifique dans la catégorie
« Digital Communities » de la part d’Ars Electronica,
une organisation autrichienne qui se consacre à la
promotion de la création numérique.
L’arduino est une simple carte d’entrée/sortie qui se
compose d’un microcontrôleur et d’entrées/sorties
analogiques et numériques. Son environnement de
développement est dédié au traitement et au câblage.
Ses premiers utilisateurs ont été des artistes, des designers, des bricoleurs intéressés par la programmation
de microcontrôleurs. Il peut être utilisé pour contrôler des objets interactifs indépendants ou pour interagir avec des applications logicielles, sur des ordinateurs ou sur Internet.
Son plan est open source : tout le monde peut l’utiliser
pour réaliser ce petit calculateur de quelques centimètres carrés. Pour le programmer, son environnement de développement est téléchargeable et est tout
aussi open source. Ses applications sont nombreuses,
les forums d’entraide aussi. Bref, c’est tout un écosystème qui a fait, depuis son lancement, de nombreux
émules. Aujourd’hui, plusieurs dizaines d’ordinateurs
conçus selon cette généreuse philosophie de l’OSHW
(9) sont disponibles. Les objets open source peuvent
utiliser des licences existantes, mais on voit aussi
apparaître des licences adaptées aux projets OSHW,
comme par exemple la licence CERN Open Hardware
License (CERN OHL) (10).
(9) http://freedomdefined.org/OSHW
(10) http://www.ohwr.org/licenses
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Des objets fermés
Plusieurs industries développent des nouveaux objets
en y plaçant des secrets de fabrication et des fonctionnalités qu’elles ne souhaitent pas divulguer. Pour leur
fabrication, leurs composants électroniques élémentaires sont d’un sourcing facile quand ils sont produits
à grande échelle par de nombreux constructeurs.
D’autres, plus sophistiqués, comme, par exemple, des
processeurs graphiques à haute définition ou des centrales inertielles très précises avec GPS intégré, ne
seront disponibles qu’auprès de quelques fabricants
sur la planète, voire d’un seul.
En mai 2012, deux chercheurs, Sergei Skorobogatov
(11), un mathématicien russe rattaché à l’Université
de Cambridge, et Chris Woods, de Quo Vadis Labs,
ont rendu public un rapport dans lequel ils font état
de leurs travaux sur des composants électroniques
made in China utilisés notamment par l’armée américaine. Dans le cas du ProsASIC3 (12) d’Actel, aussi
utilisé dans l’aéronautique civile avec le 787 Boeing
Dreamliner, ils ont montré la présence d’une backdoor qui, si elle est activée, permettrait une prise de
contrôle par Internet. Ils ont expliqué qu’« un attaquant peut désactiver toute la sécurité sur la puce,
reprogrammer les clés cryptographiques et l’accès...
ou endommager l’appareil ». Cette découverte pose de
sérieuses questions de sécurité à l’industrie des semiconducteurs et aux gouvernements des pays qui ont
renoncé à leur indépendance en matière de conception électronique. Il y a dorénavant une suspicion à
l’encontre des composants électroniques chinois, mais
aussi de ceux d’autres pays.
Aux États-Unis, en octobre 2012, le comité délégué
au renseignement de la Chambre des Représentants
(HPSCI, House Permanent Select Committee on
Intelligence) rendait un rapport faisant suite à une
année d’enquête. Les conclusions recommandent que
tous les systèmes d’information du gouvernement
américain soient désormais dépourvus de tout matériel (ou de tout composant électronique) produit par
les sociétés chinoises ZTE et Huawei.
Est-ce là une des raisons pour lesquelles certains fabricants chinois viendraient produire sur le territoire
américain ? Ainsi, par exemple, Foxconn, le premier
fournisseur d’Apple, a annoncé, en novembre 2012,
qu’il pourrait ouvrir prochainement une usine aux
États-Unis.
Quoi qu’il en soit, il est certain que le Web des objets
est le terrain de ces enjeux considérables autour desquels les puissances industrielles s’affirment et se
mesurent. L’existence des failles et autres back-doors
relève-t-elle d’un risque techno-sécuritaire réel, ou
d’un prétexte protectionniste ? La Chine n’a-t-elle pas
affirmé vouloir être le pays de l’IoT en 2015 (13) ?
Pékin prévoit d’investir 5 milliards de yuans (800 millions de dollars) dans ce secteur en 2015. Le ministère de l’Information et de la Technologie chinois estime que le marché chinois atteindra 500 milliards de
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yuans (80,3 milliards de dollars) en 2015, et doublera d’ici à 2020.
Les usages
On sourit quand on repense à la phrase prononcée par
Thomas Watson, le président d’IBM, en 1943 : « I
think there is a world market for maybe five computers »
(14). Nous ne pouvons pas explorer tous les usages du
Web des objets, ni dans cet article ni ailleurs, tant il
est acquis aujourd’hui que c’est l’ensemble des activités humaines qui sera concerné. Mais nous signalerons des enjeux essentiels qui se dégagent des
domaines d’usage où les nouveaux objets sont très
attendus :
– l’information, sa diffusion, sa protection et son utilisation ;
– la maîtrise des ressources énergétiques et de leur
consommation ;
– l’anticipation des risques et leur gestion.
PROTECTION DES OBJETS, PROTECTION DES
DONNÉES ET PROTECTION DES INDIVIDUS
Indépendamment des questions de sécurité nationale
ou de protectionnisme évoquées plus haut, le Web des
objets pose de réels problèmes de protection bien plus
immédiats et bien plus personnels.
Dans son rapport de 2006, la Commission Nationale
de l’Informatique et des Libertés (CNIL) avait déjà
émis une mise en garde : « La technologie tend à devenir invisible parce que de plus en plus de traitements
de données sont réalisés à l’insu des personnes (…).
Cette surveillance invisible est « virtuelle » puisqu’elle
est liée aux processus informatiques. Elle tend aussi à
devenir « réelle » du fait de l’extrême miniaturisation
des procédés utilisés. Avec les nanotechnologies, il sera
bientôt impossible de distinguer à l’œil nu si une
technologie informatique est présente dans un objet :
dès lors, comment encadrer et contrôler des traitements mis en œuvre par des instruments invisibles ? ».
En 2007, Bernard Benhamou, alors conseiller de la
délégation française au sommet des Nations Unies sur
la société de l’information (SMSI), écrivait : « Le droit
à l’oubli, qui semble pourtant bien difficile à établir
(10) http://www.ohwr.org/licenses
(11) http://www.cl.cam.ac.uk/~sps32/microsemi_re.pdf
(12) http://www.actel.com/products/pa3/
(13) http://edition.cnn.com/2012/11/28/business/china-internet-ofthings/index.html
(14) Je pense que le marché mondial est (peut-être) de 5 ordinateurs.
sur un réseau ouvert, pourrait bientôt être remplacé
par un nouveau droit, le droit au “silence des puces”.
En effet, à mesure que l’Internet des objets se développera, le contrôle démocratique par les citoyens
devra leur permettre de désactiver ces puces afin d’éviter qu’elles ne les privent, durablement,… de leur vie
privée » (15).
Jusqu’à ce jour, le silence des puces n’a pas connu de
réalisation concrète, et il est évident que cela n’est pas
le fait de la seule difficulté technique de sa faisabilité.
En attendant, il faut donc traduire en conseils et comportements ce que le silicium ne veut permettre.
Voici quelques idées. Afin d’être en mesure de désactiver, le cas échéant, si nous le souhaitons, les puces
(RFID ou autres) présentes dans les objets de notre
quotidien, pour éviter qu’elles ne captent et transmettent des informations contre notre volonté, il faudrait
faire en sorte que les consommateurs que nous
sommes disposent d’une meilleure information : à
l’instar des étiquettes « sans gluten », faudra-t-il que
d’autres étiquettes mentionnent « sans traceur » ?
La société suisse WISeKey, un des leaders mondiaux
des infrastructures de sécurité électronique, voit,
quant à elle, les choses d’une toute autre manière. Son
président, Carlos Moreira, ancien diplomate auprès
des Nations Unies à Genève et expert en sécurité
informatique, demandait, en 2011 : « Pourquoi l’utilisateur ne pourrait-il pas à son tour monétiser son
identité ? ». Il poursuivait en expliquant que 12 millions d’Américains s’étaient fait voler leur identité,
que Facebook valorisait chaque compte à près de cent
dollars (16). Fin 2012, cette société a lancé WISeID,
un coffre digital encrypté à authentification biométrique pouvant contenir mots de passe, codes pin,
etc., ce coffre-fort est disponible sur Android, sur
Windows et sur IOS. L’application correspondante est
gratuite, mais pas le stockage des données (anonymes)
dans un cloud sécurisé. 30 millions d’utilisateurs ont
d’ores et déjà installé l’application.
Les petits objets verts
Certains objets sont intrinsèquement verts, comme
les objets dits dormants. Ils consomment très peu
d’électricité, voire ils peuvent produire ou capter
l’énergie dont ils ont besoin, et leur fonction principale peut s’activer automatiquement (ce sont, par
exemple, des capteurs intelligents).
Plus globalement, bon nombre des applications
potentielles relèveront du cadre du développement
durable (DD), parce que les objets seront présents
dans les différents secteurs de notre environnement.
Voici quelques exemples : dans les entreprises : la
logistique, le cycle de vie des objets, l’immotique
(GTB et GTC) (17) ; les bâtiments intelligents ; dans
les espaces urbains : la surveillance, la circulation, le
stationnement ; dans les espaces ruraux : la pédologie,
la météo ; dans les services publics : l’information,
notamment touristique, les communications, l’énergie, la santé, les services à la personne ; dans les transports : le suivi et la traçabilité des marchandises, la
gestion de flottes de véhicules ; dans l’habitat : le
confort, les économies d’énergie, la domotique.
Les opérateurs télécoms ont déjà communiqué et pris
position sur les objets nouveaux dans le Mobile’s Green
Manifesto (18). D’autres secteurs leur emboîtent le pas
et communiquent à leur tour sur ce sujet. Peut-être
que les opérateurs de ces objets seront soumis à des
déclarations. L’optimisation et le contrôle des ressources pour un développement durable sont des
sujets qui intéressent tout le monde.
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Risques et catastrophes
Pour éviter qu’une perte de contrôle sur quelque
objet, due à un bug suite à une malveillance, voire pire
à un acte criminel délibéré, ait des conséquences
graves, il faut identifier ces risques, les anticiper et
mettre en place des contre-mesures. Ces dernières
peuvent prendre différentes formes, de techniques à
réglementaires et coercitives. Cela concerne notamment la catastrophe « classique », celle-ci est généralement violente et brusque.
Mais Michel Puech a défini une autre catégorie de
catastrophe qu’il qualifie de catastrophe lente (19). Il
explique que « la catastrophe est un moment spécifique (une singularité) dans l’évolution d’un système
complexe (…). Elle fait basculer le système dans un
état qualitativement différent (…). La catastrophe
lente relève [,quant à elle,] des micro-événements de
la vie. Elle se globalise, certes, mais pas dans l’ordre du
spectaculaire, pas par amplification mécanique rapide,
[mais] par diffusion lente, inaperçue ». À titre
d’exemple, il cite la compétition mondiale dans la
production de biens matériels, la consommation
d’énergie ou encore la démographie mondiale.
Si le Web des objets s’étend peu à peu à tous les
domaines d’activité, des myriades de capteurs pourraient produire des flots de données qui, captées et
(15) http://www.rue89.com/2007/08/09/spock-com-le-droit-au-silencedes-puces
(16) Il suffit de diviser la valeur boursière de la société par le nombre de
membres du réseau social.
(17) Il y a deux catégories de solutions immotiques : la GTC (gestion
technique de bâtiment), un système informatique contrôlant l’ensemble
des équipements, et la GTC (gestion technique centralisée), qui permet
une gestion indépendante des installations sur un réseau de communication dédié.
(18) Après une première édition de ce manifeste en 2009, sa seconde édition, parue en 2012, est téléchargeable à l’adresse ci-dessous :
http://www.gsma.com/publicpolicy/wp-content/uploads/2012/06/
Green-Manifesto-2012.pdf
(19) http://leportique.revues.org/pdf/2003
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traitées, permettraient de déceler les signes avant-coureurs des catastrophes du deuxième type. La prise en
compte de ces éventualités armera-t-elle le bras d’une
autorité compétente et dotée des moyens nécessaires
pour les pallier ? Ou bien est-on dans l’utopie ?
CONCLUSION
Dans un tel domaine, il est difficile de conclure.
Pourtant, le Web des objets n’en est pas à ses toutes
premières années. En prenant un peu de recul, on
pourrait proposer l’année 1952 comme point de
départ. Cette année-là, Norman Joseph Woodland
inventait le code-barres déchiffrable par un capteur
électronique. Ces simples étiquettes inauguraient la
relation entre des objets et des ordinateurs.
Alors que les programmes de nos écoles d’ingénieurs
sont encore bien timides en la matière, des initiatives
montrent que ce n’est pas si compliqué et qu’il est
grand temps de s’y mettre. Pendant l’été 2011, un atelier-découverte pour les enfants d’un centre de loisirs
(20) a expérimenté la programmation de capteurs sensoriels multiples pour élaborer des objets interagissant
en temps réel et ce, pour quelques dizaines d’euros :
un arduino, quelques capteurs, du fil électrique et une
interface graphique bien conçue par une équipe du
M.I.T (Massachusetts Institute of Technology) et une
équipe espagnole de Citilab (21).
RÉALITÉS INDUSTRIELLES • MAI 2013
Fin 2012, à Paris, le premier « camp » entièrement
consacré au Web des objets réunissait des geeks objets,
à l’initiative de BeMyApp, lors d’un week-end spécial
« Objets connectés pour le Téléthon 2012 ». Les
gagnants ont conçu, en un week-end, un interphone
connecté (22). Lors de l’événement LeWeb’12, plusieurs réalisations concrètes ont été présentées au
cours d’un cycle de conférences consacrées à l’Internet
des objets (23).
Aujourd’hui, les innovations en la matière sont légion.
Les unes permettent à un ancien objet de trouver de
nouvelles applications grâce à l’apport d’une
connexion. Les autres sont de nouveaux objets conçus
pour être connectés. Nous sommes en train de passer
d’un monde discontinu et non connecté à un monde
de plus en plus continu et de plus en plus connecté.
Sous l’intitulé d’Internet des objets, les frontières entre
toutes les technologies et tous les services deviennent
de plus en plus floues ; ce n’est pourtant pas une raison pour ne pas se lancer, bien au contraire !
(20) http://tarnos.medias-cite.org/tag/arduino/
(21) http://citilab.eu/
(22) http://www.cleverdoor.co/
(23) http://www.fredcavazza.net/2012/12/06/compte-rendu-de-leweb12jour-3/