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Terrence Malick et l’esthétique de la digression

2021, Stase d'écrit, stase d'écran. Poétique du suspens narratif

Français : Depuis La Ballade Sauvage (Badlands, 1973), Terrence Malick se plaî à prendre le temps de détourner sa caméra de l’action dramatique pour examiner en gros plans des détails de la nature environnante. Par contraste avec les plans servant plus directement le récit, ces inserts gagnent une intensité plastique qui déséquilibre la représentation, retarde le progrès d’une action, diffère ou détourne la résolution d’un drame. Les riches processus d’enchaînements plastiques que le montage octroie à ces images digressives pourraient pourtant montrer que les figures de l’immobilisme dans le cinéma de Malick ne sont pas si simplement identifiables.

Vincent Souladié 1 - Terrence Malick et l’esthétique de la digression - te... 1 sur 2 Terrence Malick et l’esthétique de la digression - Vincent Souladié _______________________________ http://revue-textimage.com/conferencier/11_stase/souladie1.html Prendre pour objet d’étude les situations de stase dans le cinéma de Terrence Malick relève semble-t-il de l’évidence tant il est aisé d’identifier comme sa signature stylistique l’irruption répétée de plans contemplatifs, décorrélés de la pages 1 2 3 4 chaîne narrative. Il fut d’ailleurs possible de lire dans la presse à la sortie de A la Merveille (To the Wonder, 2012) « [ce film] ressemble à un livre d’images dont résumé chaque plan est une stase, la fixation d’un instant éphémère arraché à la beauté du monde » [1]. L’art de la digression est sans doute la disposition privilégiée avec recommander cet article laquelle Malick appréhende le monde en cinéaste. Depuis toujours, de persistants témoignages de ses collaborateurs décrivent la manière dont il n’accorderait lors des tournages qu’une attention flottante aux scènes écrites et jouées devant sa caméra pour se tenir plus volontiers à l'affût de l’accident, de la surprise qui viendrait rencontrer de façon périphérique son regard. Enumérons quelques exemples disséminés tout au long de La Ligne Rouge (The Thin Red Line, 1998), son film de guerre situé sur l’île de Guadalcanal en 1942 : un alligator plongeant en catimini sa carapace écaillée parmi les lenticules verdâtres d’un marais, un rayon de soleil irisé perçant en contre-plongée la canopée, l’effleurement d’une colline herbeuse par l’ombre d’un nuage soufflé par le vent, le miroitement gondolé de la Fig. 1. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 frondaison dans le drapé d’une rivière, l’épiphanie chromatique d’un couple complice de loriquets arc-en-ciel blottis sur un rameau. Autant de miracles sensibles pour relâcher le rythme du récit de guerre et fournir le regard en pures sensations visuelles. Dans l’économie du montage malickien, l’examen soudain de ces détails naturels leur fait gagner par contraste une intensité plastique qui déséquilibre la représentation, retarde le progrès d’une action, diffère ou détourne la résolution d’un drame. En ces circonstances, l’accident complaisamment capté par la caméra et conservé au montage fait-il rupture de son immobilisme et pourrait-il par conséquent fragiliser l’unité esthétique de l’œuvre qui le tolère ? Pour tenter de répondre à cette question, remontons à l’origine, c’est-à-dire à une séquence de La Fig. 2. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 Balade Sauvage (Badlands, 1973) dans laquelle sont apparus pour la première fois ces inserts arbitraires d’éléments naturels. Ecoulement et surgissement des images Après que Kit (Martin Sheen) a abattu de sang-froid le père de Holly (Sissy Spacek) qui s’opposait à leur romance, commence la cavale du jeune couple meurtrier. L’adolescente rejoint son amant dans sa grosse Mercury grise et les voilà qui prennent la fuite en plein jour vers un destin à la Bonnie and Clyde pour aller vivre en ermite dans les forêts du Dakota entre deux braquages. Dans l’intimité du Fig. 3. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 véhicule, aucune émotivité, aucune flamme, aucune tempête passionnelle pour traduire l’excitation du départ. Un bref échange impersonnel pour seul dialogue scelle leur complicité criminelle. Comme le feront la majorité des personnages malickiens, Kit et Holly font dialoguer deux solitudes secrètes. En champcontrechamp, leurs visages inexpressifs, figés à l’avant-plan devant l’encadrement de la portière, glissent tour à tour sur le décor légèrement flou des haies cotonneuses de la petite ville de Fort Dupree dont ils remontent une dernière fois 07/04/2021, 00:53 Vincent Souladié 1 - Terrence Malick et l’esthétique de la digression - te... 2 sur 2 http://revue-textimage.com/conferencier/11_stase/souladie1.html les rues muettes. En contradiction avec l’urgence des enjeux dramatiques en cours, un panoramique pris depuis l’extérieur épouse maintenant le ronronnement de l’action en suivant lentement le véhicule dans sa lancée le long d’une allée bordée de tilleuls, jusqu’à ce qu’en un long fondu enchaîné la voiture soit comme emportée par le bourbier des flots d’une rivière, amalgamée aux enchevêtrements d’arbres morts émergeant à sa surface (fig. 1). Durant la brève surimpression des plans, le tronc informe surnageant dans le torrent boueux dédouble en un avatar symétriquement défraichi l’image de l’un des tilleuls érigés en bordure de la rue qu’empruntent Kit et Holly. L’image de cette rivière amorce le premier d’une série de six plans montés Fig. 4. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 cuts dédiés à l’observation de plusieurs détails d’un milieu naturel bucolique. Dans le même plan évoqué plus haut, l’arbre mort dessine au fur et à mesure de sa dérive les diagonales d’une fourche en tension visuelle avec les sillons horizontaux taillés dans l’eau par le courant. Cette géométrie des formes naturelles advient dans le mouvement de l’image qui s’offre au regard, et se déploie en motif visuel au plan suivant, un très gros plan des brindilles déployées d’une jeune pousse d’arbuste doucement balancée par le vent (fig. 2). Alors que la mise au point bascule dans l’abstraction floue, le panoramique reprend dans un nouveau très gros plan pour longer cette fois-ci une branche ornée de fragiles excroissances filamentaires (fig. 3). A celles-ci font écho au plan suivant les frêles petites pattes d’un silphe noir au dos rond, juché parmi les épines jaunies d’un genévrier entre lesquelles il agite ses antennes (fig. 4). La texture de ces dernières se retrouve immédiatement après dans le feuillage en écailles d’un tamaris auquel est accordé le même régime de macro-vision. Une nouvelle bascule de point fait apparaître depuis le fond flou de l’image les prémices des petits bourgeons émergeant de la tige ligneuse de la plante (fig. 5 a et b). C’est finalement un plus gros bourgeon terminal à l’enveloppe grise qui occupe le cadre en gros plan, lui-même passant du Fig. 5. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 flou au net (fig. 6). L’enchaînement de ces six plans exclus de toute présence humaine et non raccordés logiquement à la chaîne narrative s’achève ici, mais sans refermer pour autant la parenthèse visuelle. >suite sommaire [1] Leonard Haddad, « Essence Malick », Technikart, n° 170, mars 2013, p. 114. Fig. 6. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 le conférencier présentation sommaire archives revue textimage contact 07/04/2021, 00:53 Vincent Souladié 2 - textimage 1 sur 3 Terrence Malick et l’esthétique de la digression - Vincent Souladié _______________________________ http://revue-textimage.com/conferencier/11_stase/souladie2.html Une nouvelle série de six plans fait immédiatement suite à ceux-ci, dans lesquels nous retrouvons Kit affairé à la construction d’une cabane dans les arbres. Toujours en gros-plan, des rondins de bois taillés à la sauvage s’enfoncent les uns pages 1 2 3 4 contre les autres sous les coups de la hache de fortune confectionnée par lui (fig. 7). Puis ses mains ficellent les poutres d’une clôture (fig. 8) et râpent des écorces de bois à l’aide d’une pierre saillante (fig. 9). La caméra remonte en panoramique le long de son corps tandis qu’il camoufle avec minutie les parois de l’abri d’une parure de fougère (fig. 10). Le regard qu’il porte vers le haut permet le raccord vers un plan en contre-plongée amorçant un nouveau panoramique descendant à la verticale des arbres et saisissant de haut en bas l’ensemble de l’ouvrage accompli (fig. 11). Le même mouvement de caméra se poursuit dans le tout dernier plan de la séquence, maintenant situé à l’intérieur de la cabane. Aux verticales des arbres se substituent celles des deux colonnes surcadrant le paysage bucolique du tableau américain Daybreak (Maxfield Parrish, 1922) dont Holly avait volé chez Fig. 7. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 son père une reproduction aux couleurs délavées avant de s’enfuir, et qui orne maintenant la paroi d’osier de leur nouveau logis (fig. 12). A l’avant-plan de cette composition peinte aux couleurs du crépuscule, entre les deux colonnes, une jeune fille drapée de blanc est allongée au sol les yeux fermés, un bras replié sur le front et un sourire serein sur le visage. Une autre figure féminine, nue, se penche audessus d’elle avec bienveillance. Dans la partie supérieure du tableau, des branches d’arbres fleuries dessinent comme un nid fuchsia naturel surplombant les deux personnages. A l’arrière-plan, derrière l’horizon d’un cours d’eau turquoise, une massive vallée rocheuse occupe une bonne partie du cadre. La caméra de Malick Fig. 8. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 passe donc de haut en bas devant ce tableau en épousant les lignes verticales de son décor peint, puis descend le long d’une carabine posée à côté contre le mur pour rejoindre enfin Kit, endormi sur le ventre, seul dans un lit à côté de son revolver (fig. 13). Eclatements narratifs La première partie de cette séquence pourrait s’apparenter à un bel album d’images, au mieux destiné à décrire le cadre champêtre idyllique dans lequel le couple a trouvé refuge. Une forme de démantèlement de l’homogénéité dramatique Fig. 9. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 en accompagne toutefois la présentation. D’une part, en raison du contexte criminel qui a conduit là les adolescents, dont la présence dans un cadre aussi idyllique pourrait paraître déplacée. La Ligne Rouge, Le Nouveau Monde (The New World, 2006) ou Une Vie Cachée (A Hidden Life, 2019) poursuivront à une échelle historique ces récits de conquête d’un territoire virginal dont la lenteur ou l’immobilisme d’apparence contrastent avec l’agitation et le vacarme vain de la présence des hommes. Dans Badlands, le récit de l’odyssée meurtrière est aussi en radicale opposition avec la joyeuse ritournelle qui accompagne en off toute la séquence depuis le fondu enchaîné, à savoir le morceau lyrique et enfantin Gassenhauer, Fig. 10. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 extrait d’une suite de Carl Orff et Gunild Keetman, Orff-Schulwerk (1932-1935), 07/04/2021, 00:53 Vincent Souladié 2 - textimage 2 sur 3 http://revue-textimage.com/conferencier/11_stase/souladie2.html qui est en fait une reprise au xylophone d’une partition composée pour le luth par Hans Neusiedler (1536). Cet air de boîte à musique qui commente les images semble exprimer la déconnection enfantine du couple par rapport à la réalité. Aussi, plus loin dans cette séquence, la violence de Kit lorsqu’il manie sa hache contre les troncs d’arbre est-elle scandée musicalement, puisqu’à chaque coup porté correspond un nouvel accord enjoué de xylophone. Les jeux de contradiction sont essentiels et se repèrent dans la distinction opérée par le montage entre les plans consacrés à filmer le milieu naturel et ceux décrivant l’édification artisanale de la cabane. La première série pourrait alors faire Fig. 11. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 figure de suspens narratif visant à ménager une respiration après le meurtre du père de Holly, l’incendie de sa maison et la fuite des amants. Cette pause contemplative ferait par la même occasion office de chambre d’échos face aux exactions de Kit en y opposant une monotonie silencieuse. Les très gros plans révoquent en fait toute présence des protagonistes en scrutant pendant de longues secondes un monde qui n’est pas à leur échelle, un milieu indifférent dans lequel ils ne sont pas même des intrus puisque rejetés dans un hors-champ incertain. Rien n’indique que ces inserts d’arbres, de feuilles ou d’insectes ne sont pas contigus dans l’espace et dans le temps au regard de la présence physique des personnages, rien ne laisse supposer qu’ils réfèrent à une autre réalité filmique ; pourtant ils ne se mélangent pas. Fig. 12. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 Par ailleurs, l’effet de loupe du gros plan ainsi que les changements de mise au point, sans parler de l’absence de contrechamp sur un quelconque regard, démentent concrètement l’idée que Kit ou Holly pourraient être spectateurs de ces beautés de la nature, que cette vision leur serait plus ou moins directement subjective. Le regard des personnages n’est donc pas une condition à la perception sensible de la réalité puisque celle-ci prévaut sur leur présence hétérogène. Un feuilletage énonciatif contribue par ailleurs à opacifier, sinon à déconstruire, la narration. Durant le plan sur la rivière en crue, la voix-off de Holly, prononcée depuis un temps indéterminé par rapport au présent de la fiction, donne une description ramassée de leur nouveau quotidien : « On se cacha près d'une Fig. 13. T. Malick, La Balade sauvage, 1973 rivière, dans des peupliers. C’était la saison des crues. On installa une hutte dans les arbres avec des branches d'osier et de tamaris. Toute plante avait son utilité ». Comme le note Michel Chion, nous sommes les auditeurs d’une voix narrative féminine appartenant à un personnage trop jeune ou trop immature pour être responsable des drames ou des horreurs auxquelles se livre le protagoniste masculin, et qui tend à voir la vie comme un grand jeu. Holly, dans Badlands, croit participer à un grand conte de fée [2]. Mais il est par ailleurs évident qu’Holly est dépossédée par son amant de sa propre histoire, le « nous » dont sa voix-off fait état n’étant actualisé à l’image que par la figure du personnage masculin, ses mains, son regard, son corps, qui concrétisent donc plutôt ses rêves à lui. >suite retour< sommaire [2] Michel Chion, La Ligne rouge, Paris, Les éditions de la transparence, « Cinéphilie », 2005, p. 52. 07/04/2021, 00:53 Vincent Souladié 3 - textimage 1 sur 3 Terrence Malick et l’esthétique de la digression - Vincent Souladié _______________________________ http://revue-textimage.com/conferencier/11_stase/souladie3.html Un décalage s’opère au premier stade du montage étant donné que le plan de la rivière sur lequel est d’abord apposée la voix ne montre encore rien de ce dont elle fait le récit. Plus loin dans la séquence, lorsque les mains en gros plans de Kit pages 1 2 3 4 bâtissent effectivement la cabane, la voix-off de Holly revient avec un nouveau temps d’avance par rapport aux images : « on truffa le sol de cachettes. On commençait la journée par établir un mot de passe. La nuit, on volait un poulet, du maïs, ou quelques melons ». La déliaison sonore contrarie la performativité du discours en mettant en porte-à-faux deux perceptions temporelles, l’immobilisme du temps présent décrit par le récit oral hyper concis, et l’expression du temps qui passe, perçue à travers l’évocation figurative du renouveau des saisons. D’autre part, le décalage est au cœur même du processus filmique, notamment à la faveur du fondu enchaîné grâce auquel l’ivresse de la fuite est immédiatement contredite. D’un plan à l’autre, et par-delà le fondu, le mouvement de caméra latéral qui suit mollement la voiture filant sur la route puis l’arbre mort tiré par le flux des eaux grises est continu. La surimpression pourrait d’abord être éclairante en tant que symbolique dramatique : la fuite des deux protagonistes n’est pas stimulée par une énergie pulsionnelle, ils sont au contraire emportés dans une dérive torpide, macabre et sans issue. De fait, ce fondu enchaîné incarne lui aussi une figure temporelle en provoquant la collusion visuelle entre l’impulsion romantique du départ et son naufrage programmé, le premier plan n’étant pas seulement chassé par le suivant mais confondu et désagrégé en lui. Concision narrative d’un montage en haïku par lequel le sort des héros est bouclé dès l’amorce de leurs péripéties, le faux élan d’un road-movie condamné à la stase et à la décrépitude. Dans ce cas, les plans bucoliques qui suivent viennent-ils contester la noire prophétie qui a servi d’entrée en matière filmique, ou faut-il y voir les ingrédients caducs, pas même éphémères, déjà dépéris, d’une réalité dans laquelle Kit et Holly croient pouvoir bâtir leur pastorale intime ? Dynamisme plastique du montage « La puissance de ces plans tient (...) au mystère de leur point de vue. Ni subjectif ni objectif. On sent juste, intuitivement, que ce ne sont pas des plans de transitions, ou d’illustration, mais qu’ils sont mus par une force qui pense : ce sont des plans pensifs » [3]. Ces gros plans que Jean-Philippe Tessé qualifie de « pensifs », on aurait tort de les observer comme une suite de natures mortes, uniquement corrélées par leur appartenance à un même milieu naturel. Au plus près de la matière de l’image, la sensibilité du regard s’ouvre à la texture des feuillages, des carapaces, des dermes, des écorces, au point que la représentation se convertit en abstraction visuelle. Une telle conception plastique du monde filmique, au sens d’une malléabilité de sa matière visuelle, invite à la déprise du regard vis-à-vis du pouvoir représentatif-narratif des images. Dans un fameux texte de 1922, l’historien de l’art Elie Faure postulait les conditions d’une « cinéplastique » qui a pu être rapprochée du cinéma de Malick. Dans le Dictionnaire de la pensée du cinéma, à la notule qu’il consacre à Elie Faure et aux textes que celui-ci consacra au cinéma 07/04/2021, 00:53 Vincent Souladié 3 - textimage 2 sur 3 http://revue-textimage.com/conferencier/11_stase/souladie3.html entre 1921 et 1934, Philippe Chevalier désigne brièvement Terrence Malick, aux côtés de Jonas Mekas, comme l’un des rares cinéastes à avoir pu rendre effectif le fantasme d’absolutisation plastique du cinéma dans lequel Faure croyait distinguer le vrai salut artistique du cinéma [4]. Rappelons qu’Elie Faure n’apportait aucun crédit à la trame narrative des films, qui n’était pour lui qu’un prétexte, un expédient dérisoire de simple circonstance pour servir de fil conducteur à ce qu’il nommait la « symphonie visuelle », dont le cinéma tirerait son seul vrai parti esthétique. La trame sentimentale ne doit être que le squelette de l’organisme autonome représenté par le film. Il faut qu’elle serpente dans la durée sous le drame plastique comme une arabesque circule dans l’espace pour ordonner un tableau. (...) Son expression, ses effets restent du domaine plastique et sans doute aussi musical. Et la trame sentimentale n’est là que pour révéler et accroître leur valeur [5]. Comme Ricciotto Canudo au même moment [6], Faure fut séduit par cet art plastique en mouvement que représentait à ses yeux le cinéma, dont le pouvoir propre était selon lui de savoir capter et restituer une mobilité incessante et insécable, une ondulation éternelle sans début ni fin. Dans Badlands, chacun des gros plans décrits plus haut doit son intensité sensible aux effets d’échos, de reprise ou d’inversion des éléments visuels qui les constituent tous. L’inspiration de Malick ne relève pas du régime pictural, ni même photographique, mais d’une pensée proprement filmique, en ce que le montage invente à partir de ces prises de vues aléatoirement saisies parmi le monde vivant une « composition mobile » [7], modelée par les coupes. Pour Malick [8], l’enjeu esthétique du montage et du travail de tri qu’il prescrit est de trouver les conditions du meilleur voisinage possible entre les plans, c’est-à-dire la constitution d’un écosystème formel au sein duquel ceux-ci déploieront et conjugueront avec homogénéité toutes leurs potentialités plastiques. Ainsi a-t-on pu repérer dans la première partie de la séquence, entre les différents gros plans sur les plantes et insectes, des mises en relation par duplications de motifs. Entre les haies, les tilleuls, le tronc mort, les épines, les ramures, le coléoptère, les feuilles et les bourgeons, l’analogie visuelle pourrait sembler approximative, mais c’est pourtant bien sur le principe d’une réciprocité et d’une complémentarité plastique que le montage organise la continuité de ses transitions. Par la relance ininterrompue des formes et des couleurs (pointes, tiges, bosses, crêtes, hachures, masses et lignes verdoyantes, brunes ou jaunes ternis), donc endeçà des objets représentés, les images se substituent les unes aux autres en un processus vivant et vibrant de métamorphose. L’enchaînement des plans dans ce segment de Badlands ne suit pas simplement la voie du jeu des ressemblances ou du rébus, le régime figuratif s’accompagne d’une « fiction figurale d’image » [9] dans le sens où la dépendance visuelle entre les plans dépasse les notions d’échelles, les frontières entre le vivant et le végétal, et même les qualités ontologiques de ceux-ci. Lorsque survient par deux fois la bascule de point, l’avant et l’arrière-plan font pression l’un sur l’autre pour échanger leurs propriétés visuelles et faire jaillir en une figure nette ce qui était au préalable un fond flou. Les croisillons verts des feuilles de genévrier s’estompent au profit d’une petite branche bourgeonnante. Par cette métamorphose endogène, oscillation interne au plan en laquelle la sensation de profondeur se confond à celle de la durée et dément l’inertie figurative, Terrence Malick a littéralement fait bourgeonner l’image. >suite 07/04/2021, 00:53 Vincent Souladié 3 - textimage 3 sur 3 http://revue-textimage.com/conferencier/11_stase/souladie3.html retour< sommaire [3] Jean-Philippe Tessé, « Le plan malickien », Cahiers du cinéma, n° 668, 2011, p. 12. [4] Antoine de Baecque, Philippe Chevalier, Dictionnaire de la pensée du cinéma, Paris, PUF, « Quadrige », 2012, pp. 297-299. [5] Elie Faure, De la cinéplastique, Paris, Séguier, 1995 [1920], p. 32. [6] Riciotto Canudo, Manifeste des sept arts, Paris, Séguier, « Carré d’art », 1995 [1923]. [7] Elie Faure, De la cinéplastique, op. cit., p. 23. [8] Robert Estrin, le monteur crédité au générique du film, quitta le projet plusieurs mois avant la fin de la production. Durant quinze mois après le tournage, Malick supervisa le montage sur moviola avec l’assistance de Robert Weber. [9] Philippe Dubois, « La question du figural », dans Bertrand Gervais et Audrey Lemieux (dir.), Perspectives croisées sur la figure. A la rencontre du visible et du lisible, Québec, Presses de l’université du Québec, « Approches de l’imaginaire », 2012, p. 172. le conférencier présentation sommaire archives revue textimage contact 07/04/2021, 00:53 Vincent Souladié 4 - textimage 1 sur 3 Terrence Malick et l’esthétique de la digression - Vincent Souladié _______________________________ http://revue-textimage.com/conferencier/11_stase/souladie4.html Pour suspensifs qu’ils puissent paraître par rapport au régime narratif, ces gros plans engendrent l’expression dynamique d’un mouvement, dans le plan et entre les plans, par déplacement de la caméra, variations de la focale et correspondances pages 1 2 3 4 visuelles, établissant une coexistence du proche et du lointain, du présent et de l’avenir, en une matière filmique livrée à la plasticité des enchaînements. Ce qu’induit la focalisation du montage sur ces gros plans a priori arbitraires et sur leurs relations, c’est donc moins une césure passagère du régime narratif qu’une modulation plastique de l’espace et du temps filmique, et l’affirmation qu’en toute image de cinéma en décantent d’autres qui déjà la transforment. Procédant à de telles digressions sur les secrets du monde naturel qui ne s’arrête jamais de croître en fond de l’activité humaine, Malick imagine avec cette séquence de Badlands les prémices de la fameuse séquence cosmogonique de The Tree Of Life (2012) qui en reprendra le principe à une échelle immensurable. Le récit familial semi-autobiographique s’interrompt longuement pour donner place à une parenthèse expérimentale faisant retour aux origines de l’univers, 4,5 millions d’années avant toute présence humaine. En cela, The Tree Of Life corrobore incidemment les intuitions d’Elie Faure s’extasiant sur un art capable de rendre compte du « profond univers de l’infini microscopique, et peut-être demain de l’infini télescopique, la danse inouïe des atomes et des étoiles, les ténèbres sousmarines qui commencent à s’éclairer » [10]. Plus encore, Malick se détache de l’imaginaire astronomique pour plonger dans une matière par essence étrangère à toute vision humaine. De la constitution des astres à l’apparition de la vie sur Terre, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, devant les étincelles astrales, les tourbillons galactiques ou les fusions cellulaires, la morphogénèse des images consiste en une émersion nucléaire des formes, sujettes à l’indistinction des échelles et des durées. Dans ces flux d’images monstrueuses, « trouées chromatiques échappées du néant, mixtion et colature des fluides, écrans atmosphériques et matériologiques, distorsion des volumes » [11], nous pouvons encore reconnaître l’expression du mouvement plastique permanent qu’Elie Faure attachait aux images cinématographiques, qui seules étaient permises de rendre compte avec acuité de ce qu’il décrivait comme le vrai visage de ce monde, qui est un devenir infatigable et complexe. Voici que nous allons pouvoir saisir dans sa réalité enchevêtrée, évoluant et mouvante, d’un seul regard capable d’en transmettre à l’esprit, par une intuition synthétique rapide comme la lumière, les déterminations immémoriales, les éternelles destinées, les modulations universelles qui vont mourir dans l’infini [12]. Le récit et la représentation pour arrêter le monde Mais dans ce cas, l’activité figurale qui stimule l’expressivité des images estelle conditionnée par la mise à l’écart des figures humaines ? Revenons à La Balade Sauvage. Dans la deuxième partie de la séquence que nous avons décrite, 07/04/2021, 00:53 Vincent Souladié 4 - textimage 2 sur 3 http://revue-textimage.com/conferencier/11_stase/souladie4.html Kit bâtit sa cabane dans les arbres. Les plans précédents sur la nature sauvage en avaient révélé le mouvement intérieur et continu à une échelle infrahumaine. L’action physique qui suit consiste à enfoncer, attacher, tailler et disposer entre eux des rondins de bois. Le mouvement est cette fois-ci assujetti à l’effort manuel et à la logique raisonnée avec laquelle Kit manipule et s’approprie en architecte les matériaux et l’espace. A distance dans le montage, un parallèle peut s’établir entre le panoramique glissant horizontalement le long d’un jeune branchage et le mouvement de caméra identique remontant le long d’un tronc abattu dont Kit arrache avec virulence l’écorce. Entre les deux plans s’établit une conjugaison temporelle révélant le devenir utilitariste auquel Kit destine les éléments naturels qu’il croit à sa libre disposition. Pourtant, le primat de l’homme sur la nature n’est pas de droit, en conséquence de quoi tout effort de mise en ordre, de discipline, de contrôle, n’est que vanité vouée à la disparition. Le Nouveau Monde en fournira plus tard un autre exemple à travers le fort bâtit au cœur de la jungle par les colons, rapidement affecté par la souillure et le dépérissement. Ces tanières avec lesquelles l’homme veut établir sa place dans le monde ne sont que des friches en puissance. Les derniers plans de la séquence interrogent alors sur la disjonction entre le mouvement de l’action et celui du monde naturel. Kit regarde vers le haut la cabane qu’il vient de camoufler dans les arbres. Un plan en contre-plongée, dont rien n’indique s’il réfère ou non à sa vue subjective, descend depuis la cime en suivant la verticale d’un tronc. Le même mouvement conclut enfin la séquence en croisant le tableau Daybreak de Maxfield Parrish jusqu’à arriver sur Kit endormi. En un mouvement autotélique, ces trois plans sont bouclés entre le regard de Kit et le rêve de celui-ci. De même que la première partie de la séquence produisait une composition mobile et homogène à partir de détails hétéroclites, on pourrait s’attendre à ce que le tableau joue ici une fonction centrale de plan de concentration plastique, dans lequel se trouverait réunis l’ensemble des éléments avec lesquels Kit a conçu son univers spatial. Au contraire, les motifs ou les couleurs qui composent l’œuvre picturale de Parrish ne se retrouvent ni dans le plan final où le tableau vient s’inscrire ni dans les plans mitoyens. Seul le corps endormi de Kit, en lieu et place de la dormeuse du peintre, donc pas même Holly qui est physiquement absente de cette séquence, en figure le rappel. Le tableau ne dépasse donc pas son statut de stricte représentation, « rien ne saute hors du cadre » [13] pour entrer en relation avec l’espace de la cabane : cette image fixe figure comme dans un espace en négatif une projection mentale de l’imaginaire inaccessible de Kit [14]. L’agitation du protagoniste masculin, tout à son récit personnel de robinsonnade, ne vise en fait qu’à la sédentarisation dans l’immuabilité d’un espace fantasmé à laquelle la nature oppose son indifférente et incessante transformation. Finalement, du fondu enchaîné au tableau, Kit n’exprime pas d’autre désir figuratif que de se fondre dans la nature, ce qui pour lui ne veut pas dire se couler dans son mouvement intemporel mais se fixer à l’intérieur des représentations artificielles qu’elle a inspirées, un rêve dont le mouvement de caméra final le détache irrémédiablement. La propension malickienne à capter l’instantané place donc ses films sous l’impulsion d’une série de tensions complémentaires : tension entre la motivation optique de la caméra et la curiosité du regard qu’elle pourvoie, tension entre l’élan du récit et les mystères du monde visible qui l’accueille dans son épaisseur, tension entre l’utilitarisme logique du montage et la poésie de la digression. Pour Elie Faure, la puissance imageante du cinéma l’emporte sur l’orientation narrative, une perspective vers laquelle tend le cinéma de Terrence Malick sans y céder complètement étant donné qu’abstraction et narration se reconfigurent l’une et l’autre dans un même processus dynamique de transformation. Toute l’œuvre malickienne ne se résume pas en effet à l’opacité d’enchaînements a priori 07/04/2021, 00:53 Vincent Souladié 4 - textimage 3 sur 3 http://revue-textimage.com/conferencier/11_stase/souladie4.html aléatoires mais pose donc comme préalable la question de la polarisation du montage, partagé depuis les débuts entre un axe narratif et un axe abstrait sans qu’il soit si évident d’identifier quand une tendance domine l’autre, ni même, sans qu’il soit vraiment envisageable de classer les plans en fonction de l’un ou l’autre de ces projets esthétiques. Ainsi, on peut indistinctement considérer que les trouées poétiques abstraites menacent la poursuite du récit ou que le récit fixe d’un sens chimérique la plasticité mouvante de la réalité filmique. >sommaire retour< [10] Elie Faure, De la Cinéplastique, Op. cit., p. 24. [11] Sophie Lécole-Solnychkine et Vincent Souladié, « Les dynamiques de l’informe », dans Y. Deschamps (dir.), Eclipses, « Terrence Malick, nature et culture », n° 54, 2014, p. 91. [12] Elie Faure, Fonctions du cinéma, Paris, Plon, 1953 [1922], p. 81. [13] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1973, p. 90. [14] Son imaginaire étant d’ailleurs bien étriqué, Daybreak étant l’œuvre peinte la plus reproduite sur les murs des foyers américains durant les années 1920, comme le rappellent James Morrison et Thomas Schur : The films of Terrence Malick, Westport, Praeger Publishers, 2003, p. 72. le conférencier présentation sommaire archives revue textimage contact 07/04/2021, 00:53