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Terrence Malick et l’esthétique
de la digression
- Vincent Souladié
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Prendre pour objet d’étude les situations de stase dans le cinéma de Terrence
Malick relève semble-t-il de l’évidence tant il est aisé d’identifier comme sa
signature stylistique l’irruption répétée de plans contemplatifs, décorrélés de la
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chaîne narrative. Il fut d’ailleurs possible de lire dans la presse à la sortie de A la
Merveille (To the Wonder, 2012) « [ce film] ressemble à un livre d’images dont
résumé
chaque plan est une stase, la fixation d’un instant éphémère arraché à la beauté du
monde » [1]. L’art de la digression est sans doute la disposition privilégiée avec
recommander cet article
laquelle Malick appréhende le monde en cinéaste. Depuis toujours, de persistants
témoignages de ses collaborateurs décrivent la manière dont il n’accorderait lors
des tournages qu’une attention flottante aux scènes écrites et jouées devant sa
caméra pour se tenir plus volontiers à l'affût de l’accident, de la surprise qui
viendrait rencontrer de façon périphérique son regard. Enumérons quelques
exemples disséminés tout au long de La Ligne Rouge (The Thin Red Line, 1998),
son film de guerre situé sur l’île de Guadalcanal en 1942 : un alligator plongeant en
catimini sa carapace écaillée parmi les lenticules verdâtres d’un marais, un rayon de
soleil irisé perçant en contre-plongée la canopée, l’effleurement d’une colline
herbeuse par l’ombre d’un nuage soufflé par le vent, le miroitement gondolé de la
Fig. 1. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
frondaison dans le drapé d’une rivière, l’épiphanie chromatique d’un couple
complice de loriquets arc-en-ciel blottis sur un rameau. Autant de miracles
sensibles pour relâcher le rythme du récit de guerre et fournir le regard en pures
sensations visuelles. Dans l’économie du montage malickien, l’examen soudain de
ces détails naturels leur fait gagner par contraste une intensité plastique qui
déséquilibre la représentation, retarde le progrès d’une action, diffère ou détourne la
résolution d’un drame. En ces circonstances, l’accident complaisamment capté par
la caméra et conservé au montage fait-il rupture de son immobilisme et pourrait-il
par conséquent fragiliser l’unité esthétique de l’œuvre qui le tolère ? Pour tenter de
répondre à cette question, remontons à l’origine, c’est-à-dire à une séquence de La
Fig. 2. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
Balade Sauvage (Badlands, 1973) dans laquelle sont apparus pour la première fois
ces inserts arbitraires d’éléments naturels.
Ecoulement et surgissement des images
Après que Kit (Martin Sheen) a abattu de sang-froid le père de Holly (Sissy
Spacek) qui s’opposait à leur romance, commence la cavale du jeune couple
meurtrier. L’adolescente rejoint son amant dans sa grosse Mercury grise et les voilà
qui prennent la fuite en plein jour vers un destin à la Bonnie and Clyde pour aller
vivre en ermite dans les forêts du Dakota entre deux braquages. Dans l’intimité du
Fig. 3. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
véhicule, aucune émotivité, aucune flamme, aucune tempête passionnelle pour
traduire l’excitation du départ. Un bref échange impersonnel pour seul dialogue
scelle leur complicité criminelle. Comme le feront la majorité des personnages
malickiens, Kit et Holly font dialoguer deux solitudes secrètes. En champcontrechamp, leurs visages inexpressifs, figés à l’avant-plan devant l’encadrement
de la portière, glissent tour à tour sur le décor légèrement flou des haies
cotonneuses de la petite ville de Fort Dupree dont ils remontent une dernière fois
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les rues muettes. En contradiction avec l’urgence des enjeux dramatiques en cours,
un panoramique pris depuis l’extérieur épouse maintenant le ronronnement de
l’action en suivant lentement le véhicule dans sa lancée le long d’une allée bordée
de tilleuls, jusqu’à ce qu’en un long fondu enchaîné la voiture soit comme emportée
par le bourbier des flots d’une rivière, amalgamée aux enchevêtrements d’arbres
morts émergeant à sa surface (fig. 1). Durant la brève surimpression des plans, le
tronc informe surnageant dans le torrent boueux dédouble en un avatar
symétriquement défraichi l’image de l’un des tilleuls érigés en bordure de la rue
qu’empruntent Kit et Holly.
L’image de cette rivière amorce le premier d’une série de six plans montés
Fig. 4. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
cuts dédiés à l’observation de plusieurs détails d’un milieu naturel bucolique.
Dans le même plan évoqué plus haut, l’arbre mort dessine au fur et à mesure de sa
dérive les diagonales d’une fourche en tension visuelle avec les sillons horizontaux
taillés dans l’eau par le courant. Cette géométrie des formes naturelles advient dans
le mouvement de l’image qui s’offre au regard, et se déploie en motif visuel au plan
suivant, un très gros plan des brindilles déployées d’une jeune pousse d’arbuste
doucement balancée par le vent (fig. 2). Alors que la mise au point bascule dans
l’abstraction floue, le panoramique reprend dans un nouveau très gros plan pour
longer
cette
fois-ci
une
branche
ornée
de
fragiles
excroissances
filamentaires (fig. 3). A celles-ci font écho au plan suivant les frêles petites pattes
d’un silphe noir au dos rond, juché parmi les épines jaunies d’un genévrier entre
lesquelles il agite ses antennes (fig. 4). La texture de ces dernières se retrouve
immédiatement après dans le feuillage en écailles d’un tamaris auquel est accordé
le même régime de macro-vision. Une nouvelle bascule de point fait apparaître
depuis le fond flou de l’image les prémices des petits bourgeons émergeant de la
tige ligneuse de la plante (fig. 5 a et b). C’est finalement un plus gros bourgeon
terminal à l’enveloppe grise qui occupe le cadre en gros plan, lui-même passant du
Fig. 5. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
flou au net (fig. 6). L’enchaînement de ces six plans exclus de toute présence
humaine et non raccordés logiquement à la chaîne narrative s’achève ici, mais sans
refermer pour autant la parenthèse visuelle.
>suite
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[1] Leonard Haddad, « Essence Malick », Technikart, n° 170, mars 2013, p. 114.
Fig. 6. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
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Une nouvelle série de six plans fait immédiatement suite à ceux-ci, dans
lesquels nous retrouvons Kit affairé à la construction d’une cabane dans les arbres.
Toujours en gros-plan, des rondins de bois taillés à la sauvage s’enfoncent les uns
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contre les autres sous les coups de la hache de fortune confectionnée par lui (fig. 7).
Puis ses mains ficellent les poutres d’une clôture (fig. 8) et râpent des écorces de
bois à l’aide d’une pierre saillante (fig. 9). La caméra remonte en panoramique le
long de son corps tandis qu’il camoufle avec minutie les parois de l’abri d’une
parure de fougère (fig. 10). Le regard qu’il porte vers le haut permet le raccord vers
un plan en contre-plongée amorçant un nouveau panoramique descendant à la
verticale des arbres et saisissant de haut en bas l’ensemble de l’ouvrage
accompli (fig. 11). Le même mouvement de caméra se poursuit dans le tout dernier
plan de la séquence, maintenant situé à l’intérieur de la cabane. Aux verticales des
arbres se substituent celles des deux colonnes surcadrant le paysage bucolique du
tableau américain Daybreak (Maxfield Parrish, 1922) dont Holly avait volé chez
Fig. 7. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
son père une reproduction aux couleurs délavées avant de s’enfuir, et qui orne
maintenant la paroi d’osier de leur nouveau logis (fig. 12). A l’avant-plan de cette
composition peinte aux couleurs du crépuscule, entre les deux colonnes, une jeune
fille drapée de blanc est allongée au sol les yeux fermés, un bras replié sur le front
et un sourire serein sur le visage. Une autre figure féminine, nue, se penche audessus d’elle avec bienveillance. Dans la partie supérieure du tableau, des branches
d’arbres fleuries dessinent comme un nid fuchsia naturel surplombant les deux
personnages. A l’arrière-plan, derrière l’horizon d’un cours d’eau turquoise, une
massive vallée rocheuse occupe une bonne partie du cadre. La caméra de Malick
Fig. 8. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
passe donc de haut en bas devant ce tableau en épousant les lignes verticales de son
décor peint, puis descend le long d’une carabine posée à côté contre le mur pour
rejoindre enfin Kit, endormi sur le ventre, seul dans un lit à côté de son
revolver (fig. 13).
Eclatements narratifs
La première partie de cette séquence pourrait s’apparenter à un bel album
d’images, au mieux destiné à décrire le cadre champêtre idyllique dans lequel le
couple a trouvé refuge. Une forme de démantèlement de l’homogénéité dramatique
Fig. 9. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
en accompagne toutefois la présentation. D’une part, en raison du contexte criminel
qui a conduit là les adolescents, dont la présence dans un cadre aussi idyllique
pourrait paraître déplacée. La Ligne Rouge, Le Nouveau Monde (The New World,
2006) ou Une Vie Cachée (A Hidden Life, 2019) poursuivront à une échelle
historique ces récits de conquête d’un territoire virginal dont la lenteur ou
l’immobilisme d’apparence contrastent avec l’agitation et le vacarme vain de la
présence des hommes.
Dans Badlands, le récit de l’odyssée meurtrière est aussi en radicale
opposition avec la joyeuse ritournelle qui accompagne en off toute la séquence
depuis le fondu enchaîné, à savoir le morceau lyrique et enfantin Gassenhauer,
Fig. 10. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
extrait d’une suite de Carl Orff et Gunild Keetman, Orff-Schulwerk (1932-1935),
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qui est en fait une reprise au xylophone d’une partition composée pour le luth par
Hans Neusiedler (1536). Cet air de boîte à musique qui commente les images
semble exprimer la déconnection enfantine du couple par rapport à la réalité. Aussi,
plus loin dans cette séquence, la violence de Kit lorsqu’il manie sa hache contre les
troncs d’arbre est-elle scandée musicalement, puisqu’à chaque coup porté
correspond un nouvel accord enjoué de xylophone.
Les jeux de contradiction sont essentiels et se repèrent dans la distinction
opérée par le montage entre les plans consacrés à filmer le milieu naturel et ceux
décrivant l’édification artisanale de la cabane. La première série pourrait alors faire
Fig. 11. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
figure de suspens narratif visant à ménager une respiration après le meurtre du père
de Holly, l’incendie de sa maison et la fuite des amants. Cette pause contemplative
ferait par la même occasion office de chambre d’échos face aux exactions de Kit en
y opposant une monotonie silencieuse. Les très gros plans révoquent en fait toute
présence des protagonistes en scrutant pendant de longues secondes un monde qui
n’est pas à leur échelle, un milieu indifférent dans lequel ils ne sont pas même des
intrus puisque rejetés dans un hors-champ incertain. Rien n’indique que ces inserts
d’arbres, de feuilles ou d’insectes ne sont pas contigus dans l’espace et dans le
temps au regard de la présence physique des personnages, rien ne laisse supposer
qu’ils réfèrent à une autre réalité filmique ; pourtant ils ne se mélangent pas.
Fig. 12. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
Par ailleurs, l’effet de loupe du gros plan ainsi que les changements de mise au
point, sans parler de l’absence de contrechamp sur un quelconque regard,
démentent concrètement l’idée que Kit ou Holly pourraient être spectateurs de ces
beautés de la nature, que cette vision leur serait plus ou moins directement
subjective. Le regard des personnages n’est donc pas une condition à la perception
sensible de la réalité puisque celle-ci prévaut sur leur présence hétérogène.
Un feuilletage énonciatif contribue par ailleurs à opacifier, sinon à
déconstruire, la narration. Durant le plan sur la rivière en crue, la voix-off de Holly,
prononcée depuis un temps indéterminé par rapport au présent de la fiction, donne
une description ramassée de leur nouveau quotidien : « On se cacha près d'une
Fig. 13. T. Malick, La Balade sauvage, 1973
rivière, dans des peupliers. C’était la saison des crues. On installa une hutte dans les
arbres avec des branches d'osier et de tamaris. Toute plante avait son utilité ».
Comme le note Michel Chion, nous sommes les auditeurs d’une
voix narrative féminine appartenant à un personnage trop jeune ou trop
immature pour être responsable des drames ou des horreurs auxquelles se
livre le protagoniste masculin, et qui tend à voir la vie comme un grand jeu.
Holly, dans Badlands, croit participer à un grand conte de fée [2].
Mais il est par ailleurs évident qu’Holly est dépossédée par son amant de sa
propre histoire, le « nous » dont sa voix-off fait état n’étant actualisé à l’image que
par la figure du personnage masculin, ses mains, son regard, son corps, qui
concrétisent donc plutôt ses rêves à lui.
>suite
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[2] Michel Chion, La Ligne rouge, Paris, Les éditions de la transparence, « Cinéphilie », 2005, p. 52.
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Un décalage s’opère au premier stade du montage étant donné que le plan de
la rivière sur lequel est d’abord apposée la voix ne montre encore rien de ce dont
elle fait le récit. Plus loin dans la séquence, lorsque les mains en gros plans de Kit
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bâtissent effectivement la cabane, la voix-off de Holly revient avec un nouveau
temps d’avance par rapport aux images : « on truffa le sol de cachettes.
On commençait la journée par établir un mot de passe. La nuit, on volait un poulet,
du maïs, ou quelques melons ». La déliaison sonore contrarie la performativité du
discours en mettant en porte-à-faux deux perceptions temporelles, l’immobilisme
du temps présent décrit par le récit oral hyper concis, et l’expression du temps qui
passe, perçue à travers l’évocation figurative du renouveau des saisons.
D’autre part, le décalage est au cœur même du processus filmique, notamment
à la faveur du fondu enchaîné grâce auquel l’ivresse de la fuite est immédiatement
contredite. D’un plan à l’autre, et par-delà le fondu, le mouvement de caméra latéral
qui suit mollement la voiture filant sur la route puis l’arbre mort tiré par le flux des
eaux grises est continu. La surimpression pourrait d’abord être éclairante en tant
que symbolique dramatique : la fuite des deux protagonistes n’est pas stimulée par
une énergie pulsionnelle, ils sont au contraire emportés dans une dérive torpide,
macabre et sans issue. De fait, ce fondu enchaîné incarne lui aussi une figure
temporelle en provoquant la collusion visuelle entre l’impulsion romantique du
départ et son naufrage programmé, le premier plan n’étant pas seulement chassé par
le suivant mais confondu et désagrégé en lui. Concision narrative d’un montage en
haïku par lequel le sort des héros est bouclé dès l’amorce de leurs péripéties, le faux
élan d’un road-movie condamné à la stase et à la décrépitude. Dans ce cas, les plans
bucoliques qui suivent viennent-ils contester la noire prophétie qui a servi d’entrée
en matière filmique, ou faut-il y voir les ingrédients caducs, pas même éphémères,
déjà dépéris, d’une réalité dans laquelle Kit et Holly croient pouvoir bâtir leur
pastorale intime ?
Dynamisme plastique du montage
« La puissance de ces plans tient (...) au mystère de leur point de vue.
Ni subjectif ni objectif. On sent juste, intuitivement, que ce ne sont pas des plans de
transitions, ou d’illustration, mais qu’ils sont mus par une force qui pense : ce sont
des plans pensifs » [3]. Ces gros plans que Jean-Philippe Tessé qualifie de
« pensifs », on aurait tort de les observer comme une suite de natures mortes,
uniquement corrélées par leur appartenance à un même milieu naturel. Au plus près
de la matière de l’image, la sensibilité du regard s’ouvre à la texture des feuillages,
des carapaces, des dermes, des écorces, au point que la représentation se convertit
en abstraction visuelle. Une telle conception plastique du monde filmique, au sens
d’une malléabilité de sa matière visuelle, invite à la déprise du regard vis-à-vis du
pouvoir représentatif-narratif des images. Dans un fameux texte de 1922, l’historien
de l’art Elie Faure postulait les conditions d’une « cinéplastique » qui a pu être
rapprochée du cinéma de Malick. Dans le Dictionnaire de la pensée du cinéma, à la
notule qu’il consacre à Elie Faure et aux textes que celui-ci consacra au cinéma
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entre 1921 et 1934, Philippe Chevalier désigne brièvement Terrence Malick, aux
côtés de Jonas Mekas, comme l’un des rares cinéastes à avoir pu rendre effectif le
fantasme d’absolutisation plastique du cinéma dans lequel Faure croyait distinguer
le vrai salut artistique du cinéma [4]. Rappelons qu’Elie Faure n’apportait aucun
crédit à la trame narrative des films, qui n’était pour lui qu’un prétexte, un
expédient dérisoire de simple circonstance pour servir de fil conducteur à ce qu’il
nommait la « symphonie visuelle », dont le cinéma tirerait son seul vrai parti
esthétique.
La trame sentimentale ne doit être que le squelette de l’organisme
autonome représenté par le film. Il faut qu’elle serpente dans la durée sous
le drame plastique comme une arabesque circule dans l’espace pour
ordonner un tableau. (...) Son expression, ses effets restent du domaine
plastique et sans doute aussi musical. Et la trame sentimentale n’est là que
pour révéler et accroître leur valeur [5].
Comme Ricciotto Canudo au même moment [6], Faure fut séduit par cet art
plastique en mouvement que représentait à ses yeux le cinéma, dont le pouvoir
propre était selon lui de savoir capter et restituer une mobilité incessante et
insécable, une ondulation éternelle sans début ni fin. Dans Badlands, chacun des
gros plans décrits plus haut doit son intensité sensible aux effets d’échos, de reprise
ou d’inversion des éléments visuels qui les constituent tous. L’inspiration de Malick
ne relève pas du régime pictural, ni même photographique, mais d’une pensée
proprement filmique, en ce que le montage invente à partir de ces prises de vues
aléatoirement saisies parmi le monde vivant une « composition mobile » [7],
modelée par les coupes.
Pour Malick [8], l’enjeu esthétique du montage et du travail de tri qu’il
prescrit est de trouver les conditions du meilleur voisinage possible entre les plans,
c’est-à-dire la constitution d’un écosystème formel au sein duquel ceux-ci
déploieront et conjugueront avec homogénéité toutes leurs potentialités plastiques.
Ainsi a-t-on pu repérer dans la première partie de la séquence, entre les différents
gros plans sur les plantes et insectes, des mises en relation par duplications de
motifs. Entre les haies, les tilleuls, le tronc mort, les épines, les ramures, le
coléoptère, les feuilles et les bourgeons, l’analogie visuelle pourrait sembler
approximative, mais c’est pourtant bien sur le principe d’une réciprocité et d’une
complémentarité plastique que le montage organise la continuité de ses transitions.
Par la relance ininterrompue des formes et des couleurs (pointes, tiges, bosses,
crêtes, hachures, masses et lignes verdoyantes, brunes ou jaunes ternis), donc endeçà des objets représentés, les images se substituent les unes aux autres en un
processus vivant et vibrant de métamorphose. L’enchaînement des plans dans ce
segment de Badlands ne suit pas simplement la voie du jeu des ressemblances ou
du
rébus,
le
régime
figuratif
s’accompagne
d’une
«
fiction
figurale
d’image » [9] dans le sens où la dépendance visuelle entre les plans dépasse les
notions d’échelles, les frontières entre le vivant et le végétal, et même les qualités
ontologiques de ceux-ci. Lorsque survient par deux fois la bascule de point, l’avant
et l’arrière-plan font pression l’un sur l’autre pour échanger leurs propriétés
visuelles et faire jaillir en une figure nette ce qui était au préalable un fond flou.
Les croisillons verts des feuilles de genévrier s’estompent au profit d’une petite
branche bourgeonnante. Par cette métamorphose endogène, oscillation interne au
plan en laquelle la sensation de profondeur se confond à celle de la durée et dément
l’inertie figurative, Terrence Malick a littéralement fait bourgeonner l’image.
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[3] Jean-Philippe Tessé, « Le plan malickien », Cahiers du cinéma, n° 668, 2011, p. 12.
[4] Antoine de Baecque, Philippe Chevalier, Dictionnaire de la pensée du cinéma, Paris, PUF, « Quadrige »,
2012, pp. 297-299.
[5] Elie Faure, De la cinéplastique, Paris, Séguier, 1995 [1920], p. 32.
[6] Riciotto Canudo, Manifeste des sept arts, Paris, Séguier, « Carré d’art », 1995 [1923].
[7] Elie Faure, De la cinéplastique, op. cit., p. 23.
[8] Robert Estrin, le monteur crédité au générique du film, quitta le projet plusieurs mois avant la fin de la
production. Durant quinze mois après le tournage, Malick supervisa le montage sur moviola avec l’assistance
de Robert Weber.
[9] Philippe Dubois, « La question du figural », dans Bertrand Gervais et Audrey Lemieux (dir.), Perspectives
croisées sur la figure. A la rencontre du visible et du lisible, Québec, Presses de l’université du Québec,
« Approches de l’imaginaire », 2012, p. 172.
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Pour suspensifs qu’ils puissent paraître par rapport au régime narratif, ces gros
plans engendrent l’expression dynamique d’un mouvement, dans le plan et entre les
plans, par déplacement de la caméra, variations de la focale et correspondances
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visuelles, établissant une coexistence du proche et du lointain, du présent et de
l’avenir, en une matière filmique livrée à la plasticité des enchaînements.
Ce qu’induit la focalisation du montage sur ces gros plans a priori arbitraires et sur
leurs relations, c’est donc moins une césure passagère du régime narratif qu’une
modulation plastique de l’espace et du temps filmique, et l’affirmation qu’en toute
image de cinéma en décantent d’autres qui déjà la transforment.
Procédant à de telles digressions sur les secrets du monde naturel qui ne
s’arrête jamais de croître en fond de l’activité humaine, Malick imagine avec cette
séquence de Badlands les prémices de la fameuse séquence cosmogonique
de The Tree Of Life (2012) qui en reprendra le principe à une échelle immensurable.
Le récit familial semi-autobiographique s’interrompt longuement pour donner place
à une parenthèse expérimentale faisant retour aux origines de l’univers, 4,5 millions
d’années avant toute présence humaine. En cela, The Tree Of Life corrobore
incidemment les intuitions d’Elie Faure s’extasiant sur un art capable de rendre
compte du « profond univers de l’infini microscopique, et peut-être demain de
l’infini télescopique, la danse inouïe des atomes et des étoiles, les ténèbres sousmarines qui commencent à s’éclairer » [10]. Plus encore, Malick se détache de
l’imaginaire astronomique pour plonger dans une matière par essence étrangère à
toute vision humaine. De la constitution des astres à l’apparition de la vie sur Terre,
de l’infiniment grand à l’infiniment petit, devant les étincelles astrales, les
tourbillons galactiques ou les fusions cellulaires, la morphogénèse des images
consiste en une émersion nucléaire des formes, sujettes à l’indistinction des
échelles et des durées. Dans ces flux d’images monstrueuses, « trouées
chromatiques échappées du néant, mixtion et colature des fluides, écrans
atmosphériques et matériologiques, distorsion des volumes » [11], nous pouvons
encore reconnaître l’expression du mouvement plastique permanent qu’Elie Faure
attachait aux images cinématographiques, qui seules étaient permises de rendre
compte avec acuité de ce qu’il décrivait comme
le vrai visage de ce monde, qui est un devenir infatigable et complexe.
Voici que nous allons pouvoir saisir dans sa réalité enchevêtrée, évoluant et
mouvante, d’un seul regard capable d’en transmettre à l’esprit, par une
intuition synthétique rapide comme la lumière, les déterminations
immémoriales, les éternelles destinées, les modulations universelles qui
vont mourir dans l’infini [12].
Le récit et la représentation pour arrêter le monde
Mais dans ce cas, l’activité figurale qui stimule l’expressivité des images estelle conditionnée par la mise à l’écart des figures humaines ? Revenons à La
Balade Sauvage. Dans la deuxième partie de la séquence que nous avons décrite,
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Kit bâtit sa cabane dans les arbres. Les plans précédents sur la nature sauvage en
avaient révélé le mouvement intérieur et continu à une échelle infrahumaine.
L’action physique qui suit consiste à enfoncer, attacher, tailler et disposer entre eux
des rondins de bois. Le mouvement est cette fois-ci assujetti à l’effort manuel et à
la logique raisonnée avec laquelle Kit manipule et s’approprie en architecte les
matériaux et l’espace. A distance dans le montage, un parallèle peut s’établir entre
le panoramique glissant horizontalement le long d’un jeune branchage et le
mouvement de caméra identique remontant le long d’un tronc abattu dont Kit
arrache avec virulence l’écorce. Entre les deux plans s’établit une conjugaison
temporelle révélant le devenir utilitariste auquel Kit destine les éléments naturels
qu’il croit à sa libre disposition. Pourtant, le primat de l’homme sur la nature n’est
pas de droit, en conséquence de quoi tout effort de mise en ordre, de discipline, de
contrôle, n’est que vanité vouée à la disparition. Le Nouveau Monde en fournira
plus tard un autre exemple à travers le fort bâtit au cœur de la jungle par les colons,
rapidement affecté par la souillure et le dépérissement. Ces tanières avec lesquelles
l’homme veut établir sa place dans le monde ne sont que des friches en puissance.
Les derniers plans de la séquence interrogent alors sur la disjonction entre le
mouvement de l’action et celui du monde naturel. Kit regarde vers le haut la cabane
qu’il vient de camoufler dans les arbres. Un plan en contre-plongée, dont rien
n’indique s’il réfère ou non à sa vue subjective, descend depuis la cime en suivant
la verticale d’un tronc. Le même mouvement conclut enfin la séquence en croisant
le tableau Daybreak de Maxfield Parrish jusqu’à arriver sur Kit endormi. En un
mouvement autotélique, ces trois plans sont bouclés entre le regard de Kit et le rêve
de celui-ci. De même que la première partie de la séquence produisait une
composition mobile et homogène à partir de détails hétéroclites, on pourrait
s’attendre à ce que le tableau joue ici une fonction centrale de plan de concentration
plastique, dans lequel se trouverait réunis l’ensemble des éléments avec lesquels
Kit a conçu son univers spatial. Au contraire, les motifs ou les couleurs qui
composent l’œuvre picturale de Parrish ne se retrouvent ni dans le plan final où le
tableau vient s’inscrire ni dans les plans mitoyens. Seul le corps endormi de Kit, en
lieu et place de la dormeuse du peintre, donc pas même Holly qui est physiquement
absente de cette séquence, en figure le rappel. Le tableau ne dépasse donc pas son
statut de stricte représentation, « rien ne saute hors du cadre » [13] pour entrer en
relation avec l’espace de la cabane : cette image fixe figure comme dans un espace
en négatif une projection mentale de l’imaginaire inaccessible de Kit [14].
L’agitation du protagoniste masculin, tout à son récit personnel de robinsonnade, ne
vise en fait qu’à la sédentarisation dans l’immuabilité d’un espace fantasmé à
laquelle la nature oppose son indifférente et incessante transformation. Finalement,
du fondu enchaîné au tableau, Kit n’exprime pas d’autre désir figuratif que de se
fondre dans la nature, ce qui pour lui ne veut pas dire se couler dans son
mouvement intemporel mais se fixer à l’intérieur des représentations artificielles
qu’elle a inspirées, un rêve dont le mouvement de caméra final le détache
irrémédiablement.
La propension malickienne à capter l’instantané place donc ses films sous
l’impulsion d’une série de tensions complémentaires : tension entre la motivation
optique de la caméra et la curiosité du regard qu’elle pourvoie, tension entre l’élan
du récit et les mystères du monde visible qui l’accueille dans son épaisseur, tension
entre l’utilitarisme logique du montage et la poésie de la digression. Pour Elie
Faure, la puissance imageante du cinéma l’emporte sur l’orientation narrative, une
perspective vers laquelle tend le cinéma de Terrence Malick sans y céder
complètement étant donné qu’abstraction et narration se reconfigurent l’une et
l’autre dans un même processus dynamique de transformation. Toute l’œuvre
malickienne ne se résume pas en effet à l’opacité d’enchaînements a priori
07/04/2021, 00:53
Vincent Souladié 4 - textimage
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aléatoires mais pose donc comme préalable la question de la polarisation du
montage, partagé depuis les débuts entre un axe narratif et un axe abstrait sans qu’il
soit si évident d’identifier quand une tendance domine l’autre, ni même, sans qu’il
soit vraiment envisageable de classer les plans en fonction de l’un ou l’autre de ces
projets esthétiques. Ainsi, on peut indistinctement considérer que les trouées
poétiques abstraites menacent la poursuite du récit ou que le récit fixe d’un sens
chimérique la plasticité mouvante de la réalité filmique.
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[10] Elie Faure, De la Cinéplastique, Op. cit., p. 24.
[11] Sophie Lécole-Solnychkine et Vincent Souladié, « Les dynamiques de l’informe », dans Y. Deschamps
(dir.), Eclipses, « Terrence Malick, nature et culture », n° 54, 2014, p. 91.
[12] Elie Faure, Fonctions du cinéma, Paris, Plon, 1953 [1922], p. 81.
[13] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1973, p. 90.
[14] Son imaginaire étant d’ailleurs bien étriqué, Daybreak étant l’œuvre peinte la plus reproduite sur les murs
des foyers américains durant les années 1920, comme le rappellent James Morrison et Thomas Schur :
The films of Terrence Malick, Westport, Praeger Publishers, 2003, p. 72.
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07/04/2021, 00:53