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Géographie sociale. Approches, concepts, exemples

2021, Armand Colin

La géographie sociale présentée dans ce livre s’intéresse aux pratiques et aux représentations sociales, plus largement aux expériences vécues, inséparables des rapports sociaux. Elle conçoit l’espace comme une dimension du monde social, et non comme quelque chose qui lui serait extérieur. Cette approche fournit une grille de lecture de nos sociétés en considérant à la fois les espaces matériels, les espaces institutionnels et les espaces vécus. Cet ouvrage, qui se veut une introduction ou une initiation à une géographie sociale critique, en présente les principaux apports théoriques, les grands concepts et les méthodes. Assorti de nombreux exemples, il en expose certains thèmes classiques (comme la ségrégation résidentielle ou les migrations) et d’autres moins investis (comme le travail ou les mobilisations) pour mieux saisir les grands enjeux sociaux du monde contemporain.

SOPHIE BLANCHARD JEAN ESTEBANEZ FABRICE RIPOLL Géographie sociale Approches, objets, exemples Sommaire INTRODUCTION PARTIE 1. LA GÉOGRAPHIE SOCIALE : HISTOIRE, APPROCHE ET MÉTHODES Chapitre 1. Pourquoi une géographie sociale ? 1. Les orientations contestées par la géographie sociale 1.1 L’impossible géographie (humaine) des « relations hommes/milieux » ? 1.2 L’avènement de « l’espace », ou quand la géographie change d’objet de recherche 2. Quand les géographes se tournent vers l’individu : « l’humanisme » et « l’espace vécu » 2.1 Dans le monde anglophone : de la behavioral geography à l’humanistic geography 2.2 Dans la géographie francophone : « espace vécu » et « géographie des représentations » 3. Les géographies sociales depuis les années 1960 : étudier les « rapports espaces/sociétés », les inégalités et dominations 3.1 « La société d’abord, l’espace ensuite », ou le « renversement de l’ordre des facteurs » 3.2 Les « rapports espaces/sociétés » ou la « géographie des rapports sociaux » 3.3 Les géographies « radicales » et « critiques » anglophones : analyser les injustices pour changer le monde Chapitre 2. Approche, grille d’analyse et principaux concepts 1. La dimension spatiale des rapports sociaux : les pratiques sociales et leurs cristallisations 1.1 L’objet commun des sciences sociales : les pratiques et relations sociales 1.2 Trois formes de « cristallisation » de l’histoire, et leur dimension spatiale 1.3 Approche critique, inégalités et dominations 2. La diversité et l’imbrication des inégalités et rapports de domination 2.1 Classe, race, sexe : un triptyque devenu incontournable d’inégalités et rapports de domination 2.2 Les imbrications des types d’inégalités 3. La dimension spatiale des inégalités et des rapports de domination 3.1 L’appropriation de l’espace 3.2 La structuration (multi)scalaire des rapports sociaux et positions sociales Chapitre 3. Les méthodes en géographie sociale 1. Méthodes, techniques et sources 1.1 Méthode et techniques d’enquête de terrain 1.2 Les méthodes quantitatives d’analyse de données 2. Méthodes intermédiaires et pluralisme méthodologique 3. Réflexivité et enjeux éthiques de la recherche 3.1 Dépaysement, distanciation et rapport aux enquêtés 3.2 Enjeux éthiques de la recherche en géographie sociale PARTIE 2. UNE GÉOGRAPHIE DES POSITIONS ET TRAJECTOIRES SOCIALES Chapitre 4. La dimension spatiale des trajectoires scolaires 1. « L’école de la République » : vers une école pour tous, puis toutes, partout en France 2. Une « démocratisation » de/par l’école ? Les inégalités scolaires et leur géographie 2.1 Des inégalités fondées sur la classe sociale et le capital culturel 2.2 La dimension spatiale des inégalités scolaires 3. Choisir son école ? 3.1 Ségrégation et évitement scolaire 3.2 L’enseignement privé, entre tradition religieuse, entre-soi de classe et évitement 4. Démocratisation et marchandisation de l’enseignement supérieur 4.1 Démocratisation ou massification ? 4.2 Ségrégation universitaire et inégalités de trajectoires scolaires 4.3 Un marché mondial de l’enseignement supérieur Chapitre 5. Les espaces du travail 1. La dimension spatiale de la division du travail 1.1 Le travail comme main-d’oeuvre : une géographie des groupes socio-professionnels 1.2 Géohistoire de la division internationale du travail 1.3 Une division sociale, genrée et raciale du travail ? 2. L’organisation des espaces de travail 2.1 Maîtriser son (espace de) travail 2.2 Délocaliser ou diviser pour mieux régner ? 2.3 Résister au travail 2.4 Le nouvel esprit du capitalisme, injonction à la mobilité et à une autonomie sous contrôle ? Chapitre 6. Les espaces du temps libre 1. Les inégalités dans les rapports aux loisirs 1.1 Des activités de loisir inégales selon les catégories sociales ? 1.2 Des espaces et des centralités spécifiques au temps libre 1.3 Des inégalités d’offre de loisir liées aux lieux de résidence 2. Temps libre, transmission des normes et (re)production sociale 2.1 Des lieux du temps libre et du loisir structurés par les imaginaires et les pratiques situés 2.2 Le temps libre, un moment d’apprentissage des normes sociales 2.3 Quand le tourisme transforme une société locale 2.4 Tourisme, migration et trajectoire sociale Chapitre 7. Les trajectoires des migrants transnationaux 1. Processus et dynamiques migratoires 1.1 Les migrations, définitions et limites 1.2 Pourquoi migrer ? 1.3 La répartition des flux migratoires 2. Parcours, trajectoires et stratégies 2.1 Des frontières qui se referment 2.2 Circulations transnationales et migrations de retour 2.3 Migrations et inégalités face à la mobilité 3. Quelles places pour les migrants dans les sociétés d’accueil ? 3.1 Genre et travail des migrants 3.2 Les diasporas : des quartiers ethniques à la participation politique PARTIE 3. L’ESPACE COMME CADRE ET ENJEU DES PRATIQUES ET RAPPORTS SOCIAUX Chapitre 8. Les espaces publics et leurs indésirables 1. Les espaces publics : des places de grandes villes, accessibles à tous ? 1.1 L’espace public : la place centrale d’une ville européenne ? 1.2 Limites et inégalités d’accès 2. Mettre à l’écart des groupes et des pratiques : l’indésirabilité et les normes implicites des espaces publics 3. Indésirabilité, résistances individuelles et collectives : des formes d’appropriation de l’espace public ? Chapitre 9. Les espaces résidentiels 1. Espace résidentiel et divisions sociales 1.1 Des divisions sociales à différentes échelles 1.2 Migrations et ségrégation 1.3 Les dynamiques de gentrification et de périurbanisation, motrices de la ségrégation 2. Trajectoires résidentielles et mobilités quotidiennes 2.1 L’analyse des trajectoires résidentielles 2.2 Localisations résidentielles et rapport à la mobilité 3. Espaces domestiques et rapports au logement 3.1 L’espace domestique : des configurations multiples 3.2 Aménagements des espaces domestiques et rapports sociaux Chapitre 10. La dimension spatiale des conflits sociaux et mobilisations collectives 1. Des conflits et mobilisations « pour l’espace » à la dimension spatiale des enjeux sociaux 1.1 Les conflits et enjeux d’appropriation de l’espace 1.2 La dimension spatiale de tout enjeu de mobilisation 2. Les conflits et mobilisations « dans l’espace » : la dimension spatiale du travail militant 2.1 Situer l’action collective : des effets de contexte au travail militant 2.2 L’importance de la (co)présence 2.3 Faire avec les distances 2.4 Avoir (des) lieu(x) pour faire l’événement, et changer le monde 2.5 Les stratégies (multi)scalaires des mobilisations Bibliographie Table des figures Introduction Faire de la géographie sociale, à un premier niveau, c’est pour beaucoup de géographes se tourner en particulier vers certains thèmes de recherche tels que les questions sociales (pauvreté, échec scolaire, mal-logement, etc.), les groupes sociaux (notamment les classes populaires et les minorités) ou les pratiques sociales (économiques, politiques, religieuses, etc.). Ayant conscience que toute science se doit d’avoir une certaine utilité sociale, il s’agit d’aider à la compréhension des sociétés contemporaines, notamment des problèmes sociaux et des épreuves vécues au quotidien par les êtres humains, afin d’améliorer le sort du plus grand nombre. À un second niveau, parler de géographie sociale, c’est désigner une orientation d’ensemble qui étudie les rapports entre espaces et sociétés, ou ce qu’on peut plutôt appeler la dimension spatiale du monde social. Cette géographie-là adopte une démarche de science humaine et sociale à part entière, aux côtés de la sociologie, de l’anthropologie, de l’histoire, etc. Elle partage avec elles des questionnements fondamentaux et un ensemble de références théoriques, de concepts, de méthodes, de thèmes de recherche. Avec cette définition large, la géographie sociale ne s’interdit aucun thème de recherche, s’autorise à travailler sur tout type de fait social. On peut développer une géographie sociale urbaine comme rurale, des Suds comme des Nords, de la culture comme de la politique, des minorités sexuelles comme de l’environnement, etc. La géographie sociale présentée dans ce manuel articule ces deux niveaux. Elle considère l’espace comme une dimension du monde social, et non comme quelque chose qui lui serait extérieur. Ce qu’elle étudie, ce sont les êtres humains en société, les pratiques et les représentations sociales, plus largement les expériences vécues, inséparables des rapports sociaux dans lesquels les êtres humains sont placés. Penser en termes de dimension spatiale des rapports sociaux, c’est bien sûr s’attacher aux espaces matériels qu’ils produisent. C’est voir aussi que l’espace est dans les institutions sociales – les règles et les normes plus ou moins formalisées – et dans les têtes, c’est-à-dire dans les manières de percevoir et de vivre le monde. Toutes ces espèces d’espaces sont à la fois des produits sociaux et des conditions dans lesquelles chacun est placé. Ce sont à la fois des contraintes et des ressources avec lesquelles chacun doit faire. Or, les auteurs de ce livre considèrent aussi qu’on ne peut comprendre ce que font et vivent les êtres humains sans prendre en considération les inégalités sociales de toutes sortes qui marquent ces conditions d’existence et surtout le champ des possibles qu’elles dessinent. Il ne s’agit pas simplement d’un thème parmi d’autres mais bien d’une approche, que l’on qualifie de critique, et selon laquelle certaines de ces inégalités déterminent des rapports sociaux dissymétriques, ou rapports de domination, qui les (re)produisent à leur tour. De cette conception découlent aussi des manières de faire de la recherche et donc de produire des connaissances. Depuis son affirmation dans les années 1980, la géographie sociale défend le principe du pluralisme méthodologique. Il s’agit a minima de ne s’interdire aucun type de source, et donc de technique d’enquête ainsi que de traitement des données, et mieux encore de combiner des approches encore trop souvent opposées : analyses de documents contre enquêtes de terrain, traitement « quantitatifs » ou « qualitatifs », etc. En outre, toute enquête de science sociale met en relation, directe ou indirecte, des enquêteurs et des enquêtés qui sont les uns comme les autres des êtres humains socialisés et positionnés dans les structures sociales. Les géographes doivent donc mettre en oeuvre une démarche réflexive qui prend en compte ces conditions sociales de l’enquête, à la fois pour plus de rigueur méthodologique mais aussi pour être attentif à ce qu’elle implique pour les enquêtés et le reste du monde social sur le plan éthique. La première partie revient plus en détail sur l’histoire disciplinaire qui a vu naître cette nouvelle orientation dans laquelle s’inscrivent les auteurs de ce livre (chapitre 1) : on ne saisit bien les enjeux d’une géographie sociale que si l’on prend connaissance du contexte historique qui a vu son affirmation. Elle développe ensuite les positionnements que nous partageons en matière théorique et conceptuelle (chapitre 2) puis méthodologique (chapitre 3), les deux allant de pair. Les deux parties suivantes présentent un certain nombre de thèmes qu’il a fallu sélectionner. Si certains chapitres reprennent des objets classiques et très travaillés par la géographie sociale (comme la ségrégation résidentielle ou les migrations), nous avons aussi opté pour des thèmes plus originaux et moins investis (comme le travail ou les mobilisations) qui constituent selon nous des enjeux sociaux majeurs du monde contemporain. La deuxième partie rassemble une série de chapitres qui s’intéressent à la dimension spatiale de certains mécanismes par lesquels les inégalités sociales sont produites, se transforment ou se perpétuent. Celles-ci façonnent et restreignent plus ou moins le champ des possibles des individus, leur trajectoire, en fonction de leurs origines et propriétés sociales. Dans les sociétés contemporaines, les positions sociales sont largement conditionnées par les trajectoires et expériences scolaires (chapitre 4). La géographie sociale avait investi ce champ dès le début des années 1980, et s’il fut un temps délaissé, des travaux récents viennent le nourrir à nouveau. Il était impossible de ne pas souligner toute l’importance du travail ou des rapports au travail dans cette structuration, même s’il n’existe pas encore de spécialité clairement identifiée sur ces questions en géographie francophone (chapitre 5). À côté du travail, mais toujours en lien avec lui, le temps dit libre, les loisirs, sont partie intégrante de la vie mais aussi des trajectoires sociales. Marqués par les inégalités, ces pratiques contribuent aussi à les (re)produire (chapitre 6). La partie se clôt par la question des migrations internationales. Une question classique en géographie qui permet de souligner combien les trajectoires migratoires sont articulées aux inégalités et rapports de domination (chapitre 7). La troisième partie étudie l’espace comme cadre et enjeu des pratiques et des rapports sociaux, comme configuration où se rencontrent et se confrontent différents types d’acteurs aux intérêts parfois divergents. Elle commence par présenter les espaces publics en mettant l’accent sur les inégalités d’accès et sur les rapports de domination qui conditionnent leur appropriation et produisent des formes d’indésirabilité sociale (chapitre 8). Elle envisage ensuite les espaces résidentiels, où se manifestent des formes de ségrégation et d’entre-soi fondées notamment sur la classe, le genre et la race (chapitre 9). Un logement, c’est à la fois une localisation qui induit des déplacements quotidiens plus ou moins contraints, et un espace partagé par des groupes domestiques de différentes configurations et traversés de rapports sociaux dissymétriques (entre parents et enfants, hommes et femmes, employeurs et employés…). Enfin, le dernier chapitre, qui analyse la dimension spatiale des conflits sociaux et des mobilisations collectives (chapitre 10), fait ressortir les enjeux d’appropriation de l’espace ainsi que les lieux et les échelles du travail militant. Soulignons pour finir que les thèmes traités auraient mérité de bien plus longs développements et que bien d’autres thèmes auraient eu toute leur place dans ce livre. C’est le cas des questions environnementales notamment, mais aussi des inégalités de santé, des enjeux touchant aux politiques sociales ou aux politiques d’aménagement et urbanisme, ou encore de la domination financière, du rôle des médias et bien entendu d’internet, des élections et des pratiques politiques, mais aussi syndicales, associatives, culturelles, sportives, religieuses, etc. Il a fallu faire des choix, souvent difficiles. De même, ce livre se veut une initiation à la géographie sociale. Il s’adresse en priorité aux étudiants de licence de géographie comme de sciences humaines et sociales, ou de classes préparatoires littéraires, à des étudiants plus avancés qui n’ont pas été formés à cette orientation, voire à toutes celles et ceux qui souhaitent la découvrir. Pour cette raison, il tente de garder un langage clair, de limiter les termes techniques et d’en donner des définitions. Il multiplie les exemples ou renvoie à des travaux qui les présentent et les développent. Pour que ces références bibliographiques soient les plus accessibles à ce même public, nous avons privilégié les textes courts et les plus faciles à consulter, sans s’interdire de mentionner un certain nombre d’ouvrages ou thèses importantes, ainsi que les publications en français. On ne peut prétendre s’inquiéter des inégalités et ne pas prendre en compte les difficultés de nombre d’étudiants face à l’anglais. Enfin, si ce livre se veut un manuel d’initiation à la géographie sociale, ses auteurs ne prétendent pas livrer ici la seule et unique conception possible, mais seulement celle qu’ils partagent avec un certain nombre d’autres géographes français comme d’autres pays, et veulent faire partager. Nous tenons à remercier Amandine Chapuis, maîtresse de conférences à l’INSPE de Créteil, pour sa précieuse contribution à la conception de cet ouvrage.