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BONDY, EGON (1930-2007)
Le cheminement de Lucian Boia vers l’histoire de l’imaginaire est à l’origine de ses
premiers livres publiés à l’étranger dans les
années 1980, début d’un parcours qui fera de
lui un des auteurs roumains les plus présents
dans le monde de l’édition française. Paradoxalement, Boia reste encore peu connu du
grand public de son pays. Le caractère autarcique de l’historiographie roumaine et son
étroite surveillance par les autorités communiste rend très difficile la publication par les
chercheurs roumains d’ouvrages susceptibles
de relativiser les perspectives historiographiques traditionnelles.
Dans les années 1990, il choisit de publier
toujours en France Pour une histoire de l’imaginaire (1998) où il expose la vision selon
laquelle l’imaginaire est une force dynamique
de l’histoire, créatrice des mythologies variées
qui posent leur marque sur les différents systèmes politiques, religieux ou même scientifiques. L’analyse de ces ensembles de
perceptions, opinions, sensibilités et de leurs
moyens d’expression offre selon lui une grille
de lecture générale pour l’interprétation de
l’histoire. Cette vision historiographique a
des implications directes dans sa manière d’approcher les grands thèmes de l’histoire nationale qu’il recommence à analyser pendant
cette période. Les implications politiques
des idées de Lucian Boia au miroir d’une
historiographie traversée par des sensibilités
et des thèmes nationalistes qui enjambent la
période d’avant et d’après 1989 apparaissent
clairement dans son ouvrage Jocul cu trecutul
(Jouer avec le passé, 1998), parue à Bucarest.
Les deux ouvrages publiés en 1998 offrent un
cadre théorique à mettre en rapport avec un
ouvrage que Lucian Boia avait publié un an plus
tôt, en 1997 : Istorie și mit în conștiința românească (Histoire et mythe dans la conscience roumaine) dont la parution marque un moment
essentiel dans la relation du grand public roumain à l’histoire et aux historiens dans la Roumanie post-communiste. C’est la première fois
qu’un historien professionnel et universitaire
de surcroît soumettait à un examen critique
les axiomes d’un discours historiographique
qui ont participé, parfois depuis deux siècles,
aux fondements de l’identité nationale.
Les réactions à cette démarche décapante
sont polarisées et très souvent véhémentes.
D’une part, le livre a provoqué de véritables
charges menées par des nationalistes du
champ politique et intellectuel mais aussi
par des tenants d’une historiographie plus
conservatrice dans ses objets de recherches.
D’autre part, Istorie si mit... est devenue l’ouvrage historiographique le plus influent dans
le monde intellectuel roumain de la fin du
XXe siècle en assurant à son auteur une reconnaissance et une notoriété qui, renforcées par
la publication de nouveaux livres, ont fini par
faire de Boia une célébrité.
BIBLIOGRAPHIE
Pour une histoire de l’imaginaire, Paris, Les Belles
Lettres, 1998.
La Mythologie scientifique du communisme, Paris,
Les Belles Lettres, 2000.
L’Occident. Une interprétation historique, Paris,
Les Belles Lettres, 2007.
BONDY, EGON (1930-2007)
par Petr Kužel, traduction Lara Bonneau
Egon Bondy (pseudonyme de Zbyněk
Fišer) compte dès le début des années 1950
parmi les personnalités majeures de la littéra-
ture tchécoslovaque non-officielle. En 1947, il
quitte le lycée et pendant dix ans vit en marge
et sans emploi fixe. En 1957, il passe son
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BONDY, EGON (1930-2007)
baccalauréat puis fait des études de philosophie et de psychologie à l’Université Charles
de Prague. Il travaille alors comme gardien de
nuit au Musée National puis au département
bibliographique de la bibliothèque d’État (de
1962 à 1967). À partir de 1967 il obtient une
pension d’invalidité complète.
Jusqu’en 1990, Egon Bondy ne publie ses
textes pratiquement que sous la forme de
samizdat ou des éditions en exil à une courte
exception près, dans les années 1960, où il
publie un certain nombre de textes dans des
revues spécialisées et trois livres. En 1967 un
premier livre, consacré à une problématique à
la fois ontologique et axiologique : Questions de
l’être et de l’existence (1967), La Consolation de
l’ontologie. Modèle substantiel et non-substantiel
dans l’ontologie (1967) ; une monographie
(Bouddha-1968), analyse des aspects philosophiques du bouddhisme des premiers temps.
Cette même année il fonde le Groupe d’opinion
de la gauche (Názorové sdružení levice), organisation indépendante radicalement influencée
par le marxisme autogestionnaire, qu’il anime
entre autres avec Petr Uhl. Ce groupe met un
terme à ses activités en septembre 1968 un
mois après l’invasion de la Tchécoslovaquie
et Egon Bondy est de nouveau touché par
l’interdiction de publier officiellement.
L’apport théorique principal de Bondy est
philosophique. Il n’a de cesse de préciser
les différents aspects de son ontologie nonsubstantielle en l’enrichissant de concepts et
catégories, notamment dans Les Questions de
Julie (1970), Considération sur l’eschatologie
(1979), L’athéisme non-substantiel et le
théisme non-substantiel (1981), Ontologie
sans détermination (1991), tous repris dans
Œuvre philosophique T. II, Histoire de l’histoire (posthume, 2009), repris ibidem T. III.
Pendant la normalisation Egon Bondy est
l’une des personnalités-phares de l’underground tchécoslovaque, dont il était l’un
des inventeurs. Il publia également régulièrement dans les périodiques samizdat (Vokno,
Revolver Revue) et dans ceux édités en exil
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(Svědectví, Proměny), donna des cours dans le
cadre des « universités d’appartement », ses
poèmes furent mis en musique et joués par
les groupes de rock The Plastic People of the
Universe, Garáž, etc.
Après novembre 1989, il est l’un des critiques les plus virulents de l’évolution du
pays. Il développe sa critique du capitalisme,
de la mondialisation et de l’oligarchie financière dans un petit livre intitulé Sur la globalisation (2005).
En 1993, il s’installe en Slovaquie à Bratislava où il enseigne jusqu’à 1995 la philosophie à l’université Comenius. C’est dans cette
ville qu’il meurt en 2007 à l’âge de 77 ans.
Très influencés par le surréalisme, les prémices de création littéraire de Bondy remontent à la fin des années 1940. En 1949,
il publie avec Jana Krejcarová (fille de Milena
Jesenská disparue au camp de Ravensbrück) en
édition samizdat un recueil de textes intitulé
Noms juifs. Un an plus tard, il fonde avec
Ivo Vodsed’álek la toute première édition
samizdat tchécoslovaque de l’après-guerre,
l’édition Půlnoc (« Minuit », en référence aux
éditions françaises), qui a compté 49 titres :
poésie, romans, essais théoriques et collages.
À partir de 1950, Bondy bifurque vers le
« réalisme total » (voir le recueil du même
nom), où il anticipe à bien des égards sur
les positions de l’hyperréalisme et du pop art.
Sous l’influence de Záviš Kalandra, il se
tourne vers le trotskisme et adopte une posture ouvertement opposée au régime dès
1948. Il est soupçonné en raison de ses activités trotskistes, interpelé pour avoir passé
illégalement la frontière, et pour ses rapports
avec Kalandra (exécuté après un procès politique en 1950). Il connaît la prison brièvement mais à de nombreuses reprises. Ses
convictions politiques se reflétent naturellement dans ses analyses politiques du système
de l’époque. A la charnière de 1949 et 1950,
il qualifie le régime de « fasciste » dans un
essai de politologie intitulé La Dictature du
prolétariat. Cependant, il ne fournit une ana-
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lyse plus détaillée du système soviétique, de son
fonctionnement et des causes historiques de sa
dégénérescence que beaucoup plus tard dans
un texte intitulé Analyse de travail (1969). C’est
à cette thèse que s’articule librement le livre
Monologue désordonné (1984).
À partir des années 70, l’œuvre littéraire de
Bondy, essentiellement poétique, s’enrichit
d’une dimension prosaïque restée jusqu’alors
sporadique. Parmi ses textes en prose les plus
connus, il convient de souligner l’autoconfession Le Travail de la cave (19721973) et Frères et sœurs infirmes (1974),
pour lesquels le prix Egon Hostovský lui a
été attribué, les nouvelles 677 (1977) et La
Sans-Nom (1986), dans lesquelles, adoptant
une position radicale de gauche il critique la
conduite de la Charte 77 (bien qu’il l’ait luimême signée, sa signature n’étant pas encore
rendue publique à ce moment-là), enfin le
roman Chamane (1976), dans lequel il met
en perspective sa collaboration avec la Sécurité d’État (StB), le roman cyberpunk Cybercomics (1995) et une série d’autres textes.
Au total, Egon Bondy a écrit 58 recueils
poétiques, près de 30 textes en prose,
11 pièces de théâtre, un livret d’opéra, des
traductions (Ch. Morgenstern, E. Fromm, et
en collaboration avec des sinologues Lao Tse
et Mao Zedong), ainsi qu’une série de livres
et d’essais philosophiques. Il est également
l’auteur d’une histoire de la philosophie en
six volumes, allant de ses débuts à la fin du
XVIIIe siècle, dans laquelle il fait place non
seulement à la philosophie européenne mais
aussi aux philosophies chinoise, indienne,
arabe et juive (il figure dans le dictionnaire
des orientalistes tchèques).
BIBLIOGRAPHIE
The Consolation of Ontology : on the Substantial
and Nonsubstantial Models, Lanham : Md,
Lexington Books, 2001.
Journal de la fille qui cherche Egon Bondy, Villeurbanne, Urdla, 2004.
Réalisme total, Paris, Black Herald Press, 2017.
BOROWSKI, TADEUSZ (1922-1951)
par Andrzej Werner
Tadeusz Borowski, né le 12 novembre
1922. Jytomyr, sa ville natale, se trouva au
terme de la Grande Guerre en Ukraine soviétique. Son père, Stanisław Borowski, fut
comptable dans une coopérative horticole.
En 1926, par ordre des autorités soviétiques,
il fut arrêté et emprisonné dans un camp de
travail de construction du Canal de la mer
Blanche. Quatre ans plus tard, la mère de
Tadeusz, Teofila Borowska, fut déportée en
Sibérie. Ces faits sont essentiels pour comprendre l’origine du constat de Tadeusz que
le monde des camps de concentration ne commence, ni ne finit avec le Troisième Reich.
Stanisław regagna sa liberté en 1932.
Tadeusz, accompagné de son frère, de quatre
ans son ainé, entreprit alors un long périple,
passant par Kiev et Moscou pour rejoindre
leur père à la frontière polonaise. Ils purent
alors rentrer à Varsovie. Leur mère revint
deux ans plus tard, grâce à une intervention
de la Croix-Rouge.
Tadeusz fréquenta un lycée renommé ; il
obtint son baccalauréat dans la clandestinité
pendant la guerre, au printemps 1940. En
automne 1940, il commença ses études des
lettres à l’université de Varsovie dans la clandestinité. Les cours furent assurés par un
groupe de professeurs hors du commun ;
parmi les étudiants se trouvèrent plusieurs
jeunes gens déjà bien connus dans le monde
culturel varsovien. C’est ici qu’il fit connais-