LES RELATIONS INTERNATIONALES ILLICITES
Pierre Conesa
Armand Colin | « Revue internationale et stratégique »
2001/3 n° 43 | pages 18 à 25
ISSN 1287-1672
ISBN 213051832x
Article disponible en ligne à l'adresse :
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La revue internationale et stratégique, n° 43, automne 2001
Les relations internationales illicites
Pierre Conesa*
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LA REVUE INTERNATIONALE ET STRATÉGIQUE
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UN PHÉNOMÈNE DIFFICILE À CERNER
Peut-être est-il temps de s’intéresser au phénomène d’ensemble qu’il conviendrait
d’appeler les « relations internationales illicites ». On entendra par cette expression,
les échanges internationaux unissant deux ou plusieurs partenaires qui, avec ou sans
l’aval des autorités étatiques, violent l’une ou l’autre des réglementations nationales.
En tant que phénomène d’ensemble, les relations internationales illicites ont rarement
fait l’objet d’une approche globale. Elles ont le plus souvent été analysées sous le seul
angle – certes préoccupant – du développement du crime organisé ; mais il ne s’agit là
que d’une partie de la question. Or le voile se lève, et le phénomène apparaît comme
une composante non négligeable des relations internationales, touchant aussi bien au
domaine financier, social et politique, que pénal et commercial, et s’affirmant ainsi
comme l’un des traits majeurs de la globalisation des marchés.
Il peut paraître ambitieux de vouloir couvrir un tel sujet. D’abord parce que certains acteurs vivent dans le secret, ensuite parce que le sujet lui-même reste vaste et
flou. Nous nous sommes donc volontairement limités à traiter des relations internationales, excluant la criminalité interne. De même n’avons-nous abordé que très
superficiellement les activités illicites des États, qui mériteraient à elles seules un
numéro.
On peut également se demander ce qui est illicite. Ce terme a été préféré à celui
d’activités illégales, qui se heurte au caractère fluctuant de la règle de droit. Ainsi en
* Haut fonctionnaire.
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L’actualité est régulièrement ponctuée d’articles sur les mafias russes et albanaises,
les triades chinoises et autres bandes criminelles nouvelles. Les affaires de versements
de commissions occultes sur des marchés d’exportation, ou les opérations de blanchiment d’argent sur des places financières jouissant de la plus grande notoriété, continuent d’alimenter de nouvelles chroniques. De même se développent dans certaines
régions du monde, des activités de brigandage que l’on croyait disparues à jamais.
Simultanément, l’opinion publique pousse à dénoncer des pratiques jusque-là tolérées, même par les États de droit. En France, une enquête sur une compagnie pétrolière a pu montrer les habitudes illégales qui animaient les plus hautes instances dirigeantes de l’entreprise, pourtant nommées par l’État. Enfin, la liste exhaustive des
activités internationales criminelles ou simplement illégales serait lassante, parce
qu’elle ne se limiterait plus aux trafics traditionnels de drogues ou de prostitution,
mais surtout parce qu’elle s’est considérablement allongée.
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est-il des commissions versées dans certains pays du Golfe, où budget de l’État et
cassette royale se confondent. Dès lors ces commissions, effectivement redistribuées
dans une logique tribale, sont-elles illégales ? De même, certains produits autorisés
quelque part sont interdits ailleurs. Et si la coca, par exemple, participe de la culture
paysanne sud-américaine, la cocaïne, en revanche, fait l’objet d’actions militaires de
destruction en Colombie. Plus modestement, le haschich, en vente libre aux Pays-Bas,
est interdit en France, alors que les deux pays appartiennent au même espace
Schengen. Enfin, le trafic de cigarettes ne porte-t-il pas sur des produits autorisés ? Et
de la même façon, les commissions versées par des entreprises internationales à
l’occasion de grands contrats, ne sont-elles pas, ou n’ont-elles pas été, tolérées par
certains gouvernements des plus démocratiques ? En jouant sur des différences normatives, fiscales ou culturelles, l’illicite s’insinue et recherche le profit.
D’autre part, l’activité illicite ne recouvre pas uniquement les activités criminelles.
Ce dernier qualificatif obscurcit souvent les analyses, en laissant penser que l’activité
mafieuse constitue l’essentiel, voire la totalité, de l’activité économique de certaines
régions. Cette vision est excessive et partiellement fausse. L’activité illicite peut être le
résultat d’une déconstruction d’anciennes économies étatisées, dans lesquelles de nouvelles normes n’existent pas encore. Elle peut également être à la base d’une reconstruction, et constitue alors le creuset dans lequel naissent et se forment les futurs
entrepreneurs. Dans certains pays trop vite qualifiés de criminels, l’économie domestique constitue encore et de très loin le secteur dominant 1.
Le qualificatif de « criminel » gomme une autre caractéristique du phénomène :
l’interpénétration des entrepreneurs et intermédiaires les plus officiels avec les activités délictueuses. Le scandale de l’implication des grandes firmes de cigarettes américaines dans des trafics vers le sud de l’Europe, ou l’enquête sur la société luxembourgeoise ClearStream en sont les preuves les plus tangibles ; pour ne pas évoquer les
opérations de blanchiment dans les circuits bancaires.
Enfin, le réveil récent des grandes démocraties ne doit pas faire oublier que, pendant longtemps, la tolérance plus que la répression était de rigueur. La complaisance
avec laquelle la corruption et le laisser-faire à l’égard de tyranneaux « alliés » ont été
regardés – surtout si ceux-ci déposaient leur argent dans des banques occidentales –,
peut difficilement être excusée au regard de ses conséquences actuelles. Les drames
du Zaïre pillé par Mobutu, des Philippines épuisées par les époux Marcos, de SaintDomingue ruiné par Trujillo, ou de l’Algérie mise en coupe réglée par les généraux,
sont autant d’exemples de cette complaisance désastreuse. Enfin, il faut aussi rappeler
que la guerre froide a justifié d’étonnantes compromissions ; que ce soit en 1959, sous
la présidence Eisenhower, pour défendre les intérêts criminels (casinos, proxénétisme,
drogue...) nationalisés ou interdits par la révolution castriste, ou en 1973, à travers le
Syndicat des camionneurs américains tenu par la Mafia, pour renverser le régime
d’Allende. De même le gouvernement français, de 1947 à 1949, a pactisé avec les
gangs corses et marseillais, pour casser les grèves des dockers communistes qui tentaient d’empêcher les départs de matériels de guerre vers l’Indochine. C’est à cette
époque que l’on situe la naissance de la French Connection, véritable filière
d’approvisionnement de drogues venant d’Indochine, qui donna tant de fil à retordre
à la police américaine.
Quelle actualité justifie alors la réapparition du sujet ? Sa nouveauté ? Probablement pas. La mondialisation du crime est née au début du XXe siècle, avec le trafic de
drogues qui fleurit entre la Suisse et la France, et les États issus de l’effondrement des
1. Voir à ce sujet l’étude de Franck Debié, Flux économiques et reconstruction des Balkans occidentaux,
Centre de géostratégie de l’École normale supérieure, juin 2000.
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Empires ottoman et austro-hongrois. L’industrie pharmaceutique des pays développés crée toujours de nouveaux produits, qui deviendront les objets désignés de
futurs trafics, comme la morphine ou l’héroïne, le « médicament des héros ». Non, ce
qui constitue aujourd’hui la nouveauté la plus importante du phénomène, c’est la
conjonction de différents facteurs : la croissance en volume et la diversification des
produits, l’extension géographique des zones concernées et le regard porté sur ces
activités, dès lors que leur interpénétration avec le politique et l’économique devient
évidente.
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La croissance de l’internationalisation des activités illicites est tout d’abord assise
sur la globalisation des échanges économiques et financiers. On évalue actuellement
le Produit criminel brut entre 800 milliards et 1 500 milliards de dollars, soit une fourchette allant du PIB (Produit intérieur brut) espagnol au PIB français. Les producteurs
de drogue, pour ne citer qu’eux, adoptent des stratégies mondiales en tenant compte
des facilités locales, de la corruption de la classe politique, des marchés en expansion, etc. Le marché criminel connaît les mêmes règles de fonctionnement que
d’autres marchés licites, et évolue en fonction des opportunités et des espérances de
gains. La gamme des « produits » du trafic s’élargit elle-même de jour en jour, depuis
les plus classiques comme la drogue et la prostitution, jusqu’aux trafics de travailleurs sans papiers ou d’organes humains, en passant par la contrefaçon, le détournement des aides communautaires et le trafic de produits « écologiques » (« produits »
de la nature), tels que l’ivoire et les animaux sauvages. Cette liste n’est malheureusement pas exhaustive. D’après l’ONU (Organisation des Nations unies), le seul trafic
des êtres humains (prostitution, sans papiers et trafics d’organes) rapporterait
quelque 7 milliards de dollars par an, et la contrefaçon (CD et DVD uniquement)
2,5 milliards, selon la Motion Picture Association. On lira à ce sujet, les articles
d’Alain Labrousse sur la drogue, qui reste de loin le marché le plus lucratif, et
l’article de Daniel Kiffer et Olivier Mutez à propos du trafic de matières nucléaires
qui, s’il a longtemps été décrit comme un risque grave, n’obéit pas aux règles de fonctionnement des marchés criminels, et resterait un phénomène d’État. Le cas du trafic
de diamants est analysé par David Mugnier.
L’extension des régions affectées dessine une nouvelle géopolitique internationale, et
le regard se porte d’abord vers les zones de production : les espaces bosniaque et kosovar, certains pays africains ou encore l’Afghanistan. Cette progression est partiellement liée à l’extension de « zones grises », dans lesquelles se perpétuent des guerres
sans fin, comme au Liberia ou en Afghanistan. Dans ces espaces disputés aux frontières naturellement mal définies, la piraterie constitue une activité étonnante, très bien
décrite par Isabelle Cordonnier dans les cas de l’Insulinde et de la mer de Chine.
L’interpénétration croissante de la criminalité avec l’espace politique et économique a probablement constitué le signal d’alarme. À l’époque de Batista, Cuba était
un État criminel. Il protégeait les intérêts de gangsters américains qui y ouvraient des
casinos, hôtels de passe, et y vendaient librement la drogue qu’ils ne pouvaient diffuser aux États-Unis. Mais à l’époque, l’intérêt résidait dans l’insularité, et un voile
pudique couvrait l’ensemble de la situation. Aujourd’hui, l’utilité que représentent les
attributs étatiques pour une activité criminelle internationale est d’une tout autre
nature. Le qualificatif d’État mafieux peut aussi bien s’appliquer à des micro-États
blanchisseurs d’argent sale, qu’à des États trafiquants, comme le Liberia ou le Pakistan, et autres États dits tolérants, comme la Chine à l’égard des activités de piraterie
et de copiage. Le monde économique n’est pas non plus exempt de ces mixtions, et
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NOUVEAUX FACTEURS DE DÉVELOPPEMENT
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l’investissement de capitaux blanchis permet souvent de financer des achats dans des
secteurs plus classiques de l’économie, comme les télécommunications en Europe de
l’Est. En France, l’affaire Elf a aussi montré à quel point les circuits et les méthodes
de blanchiment d’argent sale étaient connus des entreprises. Il n’est donc plus toujours possible de différencier relations internationales criminelles et non criminelles1.
Enfin, il convient de s’interroger sur l’importance du regard porté sur ce phénomène. Nombre d’exemples cités ici montrent à quel point certains de ces épisodes
anciens n’étaient pas perçus comme insupportables. À cet égard, il faut souligner
l’évolution des opinions publiques sous l’action d’ ONG (Organisation non gouvernementale) comme Transparency International – créée par un cadre licencié du FMI
(Fonds monétaire international) qui souhaitait être plus regardant sur la corruption
dans certains pays endettés –, et relayée par des organismes multinationaux comme
l’ OCDE (Organisation de la coopération et du développement économiques). L’heure
est à la dénonciation des pratiques « tolérées », quand elles n’étaient pas tout simplement facilitées. Les effets retentissants du scandale Lockheed ont permis au mouvement de se diffuser à partir des États-Unis. Il est vrai que, parfois, des retours de
commission sur le territoire des grands pays industriels ont fait éclater l’importance
du phénomène au grand jour, contribuant ainsi à le rendre insupportable.
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Les grandes évolutions qui ont permis l’explosion des relations internationales illicites, et leur prise de conscience, sont de nature géopolitique et économique.
La disparition de l’un des acteurs majeurs de la bipolarité a complètement dérégulé
la vie internationale. L’ex- URSS, brutalement devenue Fédération de Russie après
avoir perdu près de la moitié de son territoire et les trois quarts de ses accès aux mers
chaudes, est devenue, au moment où elle accédait au G7, un acteur international de
nouvelle génération. En faillite, géré par un président dont la famille organisait
l’évaporation des capitaux internationaux, et doté d’une économie privatisée dans des
conditions qui laissent rêveur, le pays cumule toutes les caractéristiques favorables au
développement de relations internationales illicites. Face à cet enchevêtrement
d’intérêts contradictoires, les Occidentaux ont du mal à se positionner : impossible,
en effet, de laisser sombrer le pays comme le Zaïre de Mobutu en son temps ; impossible, également, de ne pas négocier avec des entreprises comme Gazprom, directement gérées par des mafias locales ; impossible, enfin, de ne pas traiter avec l’État, en
guerre contre des mafias qui possèdent cependant les rares journaux ou télévisions
d’opposition. L’article de Anne-Gabrielle Castagnet analyse finement le phénomène
mafieux en Russie.
La fin de la rivalité Est-Ouest a également modifié la donne internationale. Des
guérillas qui perdaient leurs soutiens matériels et financiers, se sont trouvé d’autres
moyens d’existence, découvrant par-là même que les nouvelles activités criminelles
pouvaient leur suffire. En Angola, par exemple, l’UNITA pratique le trafic de diamants, et les Khmers Rouges, au Cambodge, celui des gemmes et autres grumes. À
terme, chacun finit par en oublier son objectif politique premier. La ressource criminelle a ainsi pris la place de la ressource stratégique que représentait, quelques années
auparavant, l’obédience à Moscou ou à Washington. On lira avec intérêt dans ce
numéro l’article de Romain Bertrand sur l’épisode de Jolo et la criminalisation du
politique en Asie.
1. Jean de Maillard, Un monde sans loi, Paris, Stock, 1998.
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L’EXPANSION INCONTRÔLÉE
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La disparition du communisme a ensuite laissé apparaître un phénomène déjà perceptible depuis quelques années, en Afrique notamment : la crise de certains États.
Ici, ce n’est pas tant le retrait des communistes qui a provoqué l’effondrement des
structures étatiques, que le recul du soutien des Occidentaux, qui ne voyaient plus
d’intérêts à perfuser des États comme la Somalie, la Sierra Leone ou le Liberia, dont
plus personne ne se préoccupait. Sur ces espaces en déshérence, se sont développées
des activités délictueuses, sources de nouvelles richesses dont peuvent profiter les
organisations criminelles pour asseoir leur production. L’article de David Mugnier
analyse le cas très intéressant du diamant.
Le vaste bouleversement géopolitique a aussi modifié la carte administrative du
monde. Depuis 1990, la seule Europe a vu naître près de 11 États (soit plus que lors
du traité de Versailles en 1919) et se dessiner plus de 12 000 km de frontières, avec ce
que cela comporte d’incertitudes réglementaires et d’opportunités nouvelles. Il suffit
de penser à l’étanchéité du mur de Berlin pour mesurer le changement. Sur ces limites
incertaines sans autorités déterminées, sont nées des activités d’opportunité (trafic de
sans papiers, d’armes et de faux documents comme des cartes de réfugiés). Au même
moment, la construction de l’espace Schengen a créé une zone de circulation supraétatique des personnes et des biens, dans laquelle la dimension administrative et judiciaire reste à construire.
La globalisation a fourni les techniques, les hommes et les moyens. La sphère
financière qui est née de la dérégulation des marchés, échappe dorénavant au contrôle des États, plus enclins à en attirer les flux qu’à la réglementer. Ces nouveaux
circuits financiers internationaux rendent incontrôlables certaines opérations de blanchiment. Mais d’autres techniques et possibilités existaient depuis longtemps dans la
mouvance même d’États démocratiques, comme aux îles Caïman ou anglonormandes, au Liechtenstein ou à Monaco. Ces places off shore ne semblaient pas
préoccuper la communauté internationale. Elle y découvre maintenant que l’argent
sale y fait en partie son entrée sur les marchés officiels. L’article de M. Jouyet montre
bien toute la difficulté des négociations internationales dans le cadre de l’ OCDE pour
aboutir sur ce sujet1.
L’analyse révèle aussi la face cachée de la mondialisation. En faisant appel à des circuits bancaires « normaux », et en ouvrant des comptes sur des places financières
calmes et discrètes, les trafiquants internationaux réussissent à blanchir leur argent
dans la masse des devises flottantes sur les marchés. En 2000, les opérations de blanchiment s’élèveraient à 600 milliards de dollars, et les mouvements sur les places financières seraient évalués à 1,5 trillion de dollars. On mesure l’ampleur du phénomène.
La globalisation entraîne aussi une spécialisation. Alors que les mafias nouvelles
traitent plus volontiers des produits (comme la drogue pour les mafias albanaises,
chinoises et turques), les mafias anciennes, implantées dans des pays développés,
s’attachent généralement aux services. Ainsi, la mafia italo-américaine semble
s’orienter vers les activités plus lucratives de blanchiment et de sociétés écrans, délaissant d’autres secteurs plus traditionnels.
Enfin les États, même les plus démocratiques, ne se sont jamais interdits d’avoir
des activités illicites. Il suffit de se souvenir des guerres de l’opium menées par les
1. Il faut signaler que ce texte a été écrit avant que le président Bush ne fasse savoir que les États-Unis
ne poursuivraient pas leur collaboration avec les autres pays développés, dans le cadre de l’ OCDE, sur le
sujet des paradis fiscaux, au prétexte étonnant que cela risquerait d’accroître la fiscalité interne américaine.
Certains analystes pensent que près de la moitié de l’argent sale transite par des banques américaines, pour
être ensuite lavé sur les places financières outre-Atlantique.
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grandes puissances européennes pour ouvrir le marché chinois aux drogues
indiennes et indochinoises. Plus récemment, les démocraties comme les dictatures se
sont dotées de services en charge d’actions internationales illicites. Les services
secrets ont été conçus à cet effet. Ainsi la CIA ou le KGB , pour ne parler que des
plus célèbres, n’ont jamais hésité à fomenter coups d’États, actes terroristes, trafics
d’armes et assassinats, quand ils ne touchaient pas au trafic de drogues. L’action
clandestine imposait des contraintes parfois contournées par des relations complaisantes avec les mafias et les trafics. Le financement de la guérilla afghane par la CIA
s’est fait grâce au laxisme observé quant au développement du trafic de drogues, au
grand dam de la Drug Enforcement Authority (DEA). Ce financement n’avait pas
besoin d’être approuvé par le Congrès. Au Panama, Noriega n’a pas non plus manqué de rappeler qu’il avait été payé par la CIA de 1955 à 1986, alors qu’il maîtrisait
déjà le trafic de drogues. La disparition du monstre soviétique a brutalement
dénudé l’habillage cynique de ces « secrets d’État ». Des tyranneaux corrompus
alliés ont perdu leur intérêt stratégique, et les archives commencent à s’ouvrir. Dans
leurs actions internationales, les démocraties sont dorénavant obligées de respecter
plus clairement les règles de droit qu’elles défendent. L’article de Jacky Darne
montre bien toutes les ambiguïtés qui marquent encore l’attitude des États face au
problème de l’argent sale.
À cet égard, la dénonciation de la corruption a joué un rôle essentiel dans la prise
de conscience. La corruption internationale n’est pas nouvelle1. Le phénomène a pris
progressivement de l’ampleur avec les indépendances nées de la décolonisation. Le
développement des économies socialistes étatisées lui a donné sa dimension planétaire. Le cas de l’Algérie est particulièrement intéressant. Le pays a connu toutes les
phases du processus, depuis la corruption des élites issues de la guerre
d’indépendance, à l’institutionnalisation dans la haute hiérarchie militaire, en passant
par le « trabendo » pour les petites gens, et l’économie criminelle de la lutte armée
aujourd’hui. Il faut remarquer, par ailleurs, que sur les décombres de l’économie
socialiste étatisée sont nés de nouveaux entrepreneurs : trafiquants si la norme réglementaire existait, hommes d’affaires si elle n’existait pas. C’est le cas des jeunes Algériens, qui viennent acheter en France de quoi alimenter le marché local. On lira avec
intérêt l’analyse de Cécile Jolly sur l’Algérie. Mais les récentes affaires de corruption,
comme les dossiers Elf ou ClearStream au Luxembourg, poussent à s’interroger sur
les pratiques jusque-là tolérées des grandes entreprises internationales ayant pignon
sur rue. Certaines d’entre elles sont capables de jouer avec l’argent des commissions
illégales payées à des intermédiaires économiques ou politiques, avec des comptes
numérotés sur des places off shore, pour parfois payer des commissions illégales à
leurs propres cadres de haut niveau, le tout au nez et à la barbe du Conseil
d’administration où siège l’État. En poussant un peu la comparaison, on peut se
demander ce qui différencie les pratiques de société comme Elf de celles de Gazprom,
si ce n’est l’origine des capitaux.
On peut d’ailleurs rappeler que les commissions illicites versées dans le cadre de
marchés internationaux à des agents publics étaient, de fait, tolérées, voire réglementées, par ces mêmes États. On a pu voir en France, classer « secret-défense », des
documents susceptibles de prouver des malversations dans un contrat d’achat de...
raffineries en ex-Allemagne de l’Est. Aux États-Unis, le droit américain ne regarde
pas comme corruption, l’argent versé à un fonctionnaire étranger pour l’amener à
1. À ce propos, lire l’article de Daniel Dommel, président en France de Transparency International, qui
traduit bien l’émergence du phénomène et la difficulté de sa dénonciation.
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faire son travail. Finalement, on peut se demander si les États, notamment occidentaux, n’ont pas été acteurs, soutiens et facilitateurs. Les conséquences sécuritaires de
ces pratiques se révèlent brutalement, et les crises du Zaïre ou de l’Algérie montrent
l’ampleur des catastrophes qui se sont lentement préparées.
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On ne peut pas adhérer simplement à la vision développée dans le rapport américain du Conseil national de sécurité, en décembre 1999, faisant de toute activité illégale, une menace pour la sécurité des États-Unis. Cette vision globalisante ne permet
pas de comprendre ce que le phénomène a de réellement nouveau et de déstabilisant.
Il est difficile toutefois de donner une vision exhaustive des effets de ces évolutions,
mais on peut en évoquer certains des plus dangereux.
Le crime organisé, tout d’abord, est devenu un acteur incontournable de la vie
internationale. Sensible à l’évolution des marchés, il peut déstabiliser une politique
nationale ou régionale si des opportunités se présentent. Il dessine alors une véritable
géopolitique globale, divisant la planète en zones : zones de production sans État ou
gérées par des États complices comme la Sierra Leone ou l’Afghanistan ; zones de
diffusion dans des pays à haut niveau de vie comme les États-Unis ou l’Europe ;
zones d’entrée des capitaux sales vers l’économie officielle telles que les paradis fiscaux et autres grandes places financières internationales ; ou politiques d’investissements dans des secteurs d’activités de pays stables, comme les télécommunications en Europe de l’Est, l’immobilier en Floride ou sur la Côte d’Azur. Dans
certaines régions du monde, il n’est plus imaginable de concevoir une gestion de crise
sans tenir compte de ce nouveau facteur.
Les zones en crise sont ensuite devenues de véritables opportunités pour le crime
organisé. Le Kosovo a brutalement fait apparaître cette réalité dans le champ médiatique. Mais c’était déjà le cas en Bosnie, quand la mafia italienne trafiquait des armes
vers les régions sous embargo international. Les opérations multinationales de maintien ou de rétablissement de la paix semblent donner lieu à des trafics considérables,
du fait de la multiplicité des contingents militaires dont certains, souvent mal encadrés et mal rémunérés, sont particulièrement ouverts à toutes les opportunités (drogues, armes, prostitution et trafic de faux-papiers). La mise en place difficile d’une
police multinationale crée un milieu propice au développement à cette nouvelle
criminalité.
Les groupes criminels peuvent aussi avoir leur propre stratégie, et perturber une
logique de rétablissement de la paix, en aidant l’une ou l’autre des parties, comme
c’est le cas en Colombie. Leur seule présence suffit à donner à la crise une forte
viscosité.
L’argent du crime organisé est aussi beaucoup utilisé à corrompre les forces de
sécurité – des gardes frontières aux policiers, en passant par la police de l’air et des
frontières. Pour faire face à cette menace, certaines grandes démocraties ont
déjà mis en place des systèmes de contrôle dotés de véritables pouvoirs
d’investigation. Mais la corruption mafieuse des forces de sécurité et des autorités
politiques continue de compromettre les processus de transition démocratique,
comme c’est le cas en Europe de l’Est, aux Philippines et dans certains pays
d’Amérique latine.
Les mafias les mieux organisées peuvent également être tentées d’acquérir des privilèges étatiques pour faciliter leurs activités. Des exemples récents de proches de
chefs d’État arrêtés en flagrant délit, puis relâchés, dans des affaires de trafic de drogues, montrent à la fois l’enjeu et la réalité du débat.
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DES RISQUES SÉCURITAIRES AVÉRÉS
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Enfin, les groupes dissidents qui n’ont plus la possibilité de recevoir de l’argent de
Moscou ou de Washington, se tournent aujourd’hui presque systématiquement vers
la ressource des activités criminelles. Dans un monde unipolaire, la ressource criminelle a bien pris la place de la ressource stratégique du monde bipolaire.
CONCLUSION
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L’étendue du phénomène des relations internationales illicites suffit à montrer la
légitimité de l’analyse du nouveau désordre international qu’il recouvre. Il n’a pas été
possible de traiter de la totalité du sujet ; seuls les phénomènes les plus importants et
les plus nouveaux ont été abordés. Au moment où se construit l’ordre juridique international, avec des instruments comme le TPI (Tribunal pénal international), une véritable moralisation de l’ordre mondial suppose un vaste examen, sans complaisance,
du phénomène. Elle suppose également, si une véritable justice internationale doit se
développer, que le droit pénal élaboré au fil de la dernière décennie soit réexaminé.
La réorientation d’une réglementation essentiellement conçue pour la protection de
l’individu contre l’État, doit s’accompagner de nouveaux développements internationaux à l’encontre des mafieux qui ont parfaitement compris combien les frontières
leur sont devenues protectrices, en même temps qu’elles constituent un obstacle pour
la justice.