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Chantier el-Gharaba : des citernes au débit de boisson

2011, Du Nil à Alexandrie

DU..NIL..À..ALEXANDRIE Chantier el-Gharaba : des citernes au débit de boisson Yv e s Guyard & Guillaume Hairy & Isabelle Hairy L a plus grande part des données hydrauliques sur Alexandrie est issue des archives. Proportionnellement, peu de structures ont été mises au jour dans des contextes archéologiques. Ces interventions sont pourtant nécessaires pour fournir des parallèles qui éclairent les sources textuelles et iconographiques. Si plus d’une dizaine de grandes citernes ont été retrouvées sur le terrain, seules trois d’entre elles ont fait l’objet d’une intervention archéologique ; les citernes de el-Gharaba font partie de ces dernières. mer Méditerranée N L el-Gharaba 344 lac 0 p 1. Localisation du chantier el-Gharaba 1000 mètres Mariout 2000 e début de l’étude des citernes el-Gharaba remonte à décembre 1999, date à laquelle le Service des Antiquités Islamiques, sous la direction de monsieur Abdel Aziz, signalait la découverte d’une grande citerne d’environ 1700 m3 dont le vaste puits carré central émergeait sur le terrain d’un ancien entrepôt de bois, dans le quartier de Kôm el-Nadoura, à l’ouest de la ville (1 et 2). Un visiteur nocturne en avait révélé la présence en chutant de façon malencontreuse au travers de ce puits central. La plaque de tôle qui le recouvrait de façon précaire avait cédé sous son poids. Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson N rue Bab Genèse de la fouille m Kara Akhdar mosquée ruelle Hass an el qadim Scierie koub r i XV rue l i e Sid rue Mosquée Sidi el Minaiyar L’équipement hydraulique mis au jour sur le terrain des entrepôts est composé de deux citernes médiévales groupées, d’un puits de sakieh* et d’un réseau de canalisations qui servaient à alimenter les citernes, mais aussi à redistribuer l’eau puisée ou collectée en surface vers d’autres aménagements qui restent inconnus, car en dehors du terrain fouillé. La grande citerne de plan pseudo-carré (16,80 m par 18,80 m), avec 36 supports verticaux entretoisés par des arcs surbaissés, se déploie sur trois niveaux el Magasin nir u Mo rue Description des citernes rue el Propriété des wakfs de la mosquée Hag Nazir, le terrain occupé par des hangars (3) était en déshérence depuis de nombreuses années. Notre première action a été de faire enregistrer au titre des monuments historiques les deux citernes médiévales, et ce n’est qu’une fois achevée cette inscription qu’il a été possible de faire une demande de fouilles qui a pris effet en 2000. De cette date à 2002, trois campagnes ont été menées par Isabelle Hairy et Yves Guyard. La fouille de l’intérieur de la citerne a été achevée par Guillaume Hairy en 2005, après la disparition prématurée de notre collègue Yves Guyard. ad B ey rue p 3. Vue des hangars en bois avant la fouille Mour abri tram 0 8 Salam a M oussa 16m p 2. Plan des deux citernes replacées dans la parcelle 345 DU..NIL..À..ALEXANDRIE pqu 4, 5 et 6. Les dessins de la grande citerne effectués par A. Kamil et datés du 5 novembre 1896 346 (4, 5 et 6). La hauteur sous voûte est de 4,60 m et 6 couvertures en berceau recouvrent 40 travées* supportées par 28 colonnes. 7 travées bordant la citerne au sud sont couvertes dans l’autre sens par 7 voûtes en berceau. L’une de ces voûtes a été brisée à l’époque moderne et reconstruite en béton armé. Ces 7 voûtes sont portées non par des colonnes mais par des murs épais. Nous ne savons pas à l’heure actuelle, si cette différenciation est liée à une fonction (occupation en surface par des bâtiments à cet endroit là), à une raison structurelle (sol moins solide ou dénivelé du substrat) ou bien encore à un diachronisme dans la construction de la citerne. Ces 28 colonnes comptent 28 chapiteaux ou bases (7) ; certains sont presque complètement recouverts par l’enduit hydraulique. La jonction entre le niveau des entretoises et les voûtes est assurée par des moellons carrés maçonnés et enduits, excepté dans le puits central où nous retrouvons 4 pièces architecturales en réemploi. Sa capacité utile est de 1700 m3. Un puits circulaire, compris à l’intérieur du volume par redivision d’une travée, est installé dans un de ses angles ; celui-ci servait au curage et à l’entretien de la citerne (8). Il était bordé par une margelle en marbre blanc aux contours moulurés d’assez belle facture (9). Nous l’avons retrouvée brisée et arasée quelques centimètres sous le niveau du sol de l’entrepôt. Un de ses fragments avait été jeté dans le puits. Un grand oriice carré ouvert au centre du réservoir servait au puisage de l’eau qu’il contenait (10). D’autres ouvertures pratiquées dans les voûtes ont été ajoutées tardivement, indiquant la privatisation du dessus de la citerne. Le long de son mur nord-est, la citerne présente une « dent creuse » dans laquelle est installé un puits rectangulaire, oblong, qui descend vers la nappe phréatique. On y puisait 347 DU..NIL..À..ALEXANDRIE q 7. Les bases et chapiteaux, antiques et paléochrétiens réemployés dans la construction de la grande citerne CIT02.107.101SUP CIT02.107.102SUP CIT02.107.108SUP CIT02.107.109SUP CIT02.107.115SUP CIT02.107.116SUP CIT02.107.103SUP CIT02.107.110SUP CIT02.107.117SUP CIT02.107.104SUP CIT02.107.111SUP CIT02.107.118SUP 348 CIT02.107.122sup CIT02.107.123SUP cit02.107.124 CIT02.107.125 UP 1SUP 8SUP 25 Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson CIT02.107.105SUP CIT02.107.106SUP CIT02.107.107SUP CIT02.107.112SUP CIT02.107.113SUP CIT02.107.114SUP cit02.107.119 CIT02.107.120SUP CIT02.107.121sup 349 CIT02.107.126SUP CIT02.107.127SUP CIT02.107.128SUP DU..NIL..À..ALEXANDRIE . p 9. La margelle bordant le puits p 8. Le puits servant au curage de la citerne - On aperçoit sur la droite, à la naissance de l’arc, la bouche de la canalisation de trop-plein. q 10. Le grand puits carré par lequel s’effectuait le puisage de l’eau à l’aide d’un chadouf*. 350 l’eau qui servait à remplir la citerne ( 1) (11, 12 et 13). Dans la paroi qui le sépare de la citerne, deux canalisations servaient l’une d’adduction et l’autre de trop-plein. La première perce le plafond, sa bouche s’ouvrant de biais dans la voûte de façon à ne pas verser sur le mur périphérique (11 et 12). La seconde qui débouche dans le corps du puits de curage part horizontalement vers le puits rectangulaire extérieur à la citerne (8 et 12). Disposée à l’altitude de la naissance des voûtes, elle permettait d’évacuer le surplus d’eau avant qu’elle n’atteigne une hauteur qui aurait été critique pour la stabilité du bâtiment. La prospection en surface guidée par nos archives a permis de découvrir le puits d’accès d’une seconde citerne, un peu plus petite, accolée à la première (2 et 13). Dans les dossiers « Kamil », issus d’une étude des citernes alexandrines effectuée entre 1896 et 1898, ces deux citernes sont dénommées el-Gharaba. Elles étaient répertoriées sous les numéros 90 (14 et 15) et 91 (4, 5 et 6). Un des premiers objectifs de la fouille a été de déboucher le puits d’accès de ce second réservoir, dont la maçonnerie conservée se trouvait à une dizaine de centimètres de la surface, sous des couches de dépôts éolien et anthropique modernes qui attestent qu’on y accédait encore au début du XXe siècle. Cette citerne (13), également de plan carré (8 m par 7,70 m), est composée de 16 colonnes s’élevant sur trois niveaux entretoisés d’arcs en maçonnerie de calcaire (16). La hauteur sous voûtes est de 4,70 m. S’inscrivant dans un volume d’environ 290 m3, elle est couverte par des voûtes en berceau. 18 pièces architecturales antiques ou paléochrétiennes, bases ou chapiteaux (sans compter les colonnes), forment Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson pour partie les supports verticaux de la citerne (17). Le puisage de l’eau dans cette citerne était assuré par un grand puits carré et 4 petits puits circulaires montrant, comme pour la grande citerne, une privatisation de sa surface dans sa dernière phase d’utilisation. Un oriice d’adduction s’ouvre en plafond, mais on ne sait pas où il débouche car la citerne s’étend en partie sous une propriété privée interdite aux archéologues. Une seconde adduction a été installée sous la forme d’une canalisation dont la pente verse dans la citerne ; elle débouche dans la partie supérieure du puits d’accès (18). C’est par là que l’eau puisée dans le puits de sakieh mis au jour était conduite jusque dans la citerne. Les « fantômes » rendus par les citernes Les 2 citernes sont de typologie médiévale. Leur mode de construction est caractéristique : des piles formées de colonnes, de chapiteaux et de bases réemployés provenant de monuments antiques ou paléochrétiens, sont stabilisées par des arcs surbaissés et portent les voûtes. Au moment de la découverte, elles étaient comblées jusqu’à la naissance des voûtes dans leur majeure partie voire plus haut à certains endroits, sous les puits ainsi que sous les trous pratiqués dans les voûtes. En effet, le dernier mode d’utilisation des citernes fut de servir de dépotoir aux activités qui se déroulaient audessus ; nous reviendrons plus loin sur ce point. La contemporanéité des deux citernes a été envisagée en raison de leur similitude structurelle, de la mitoyenneté d’une portion de la paroi des puits et des altitudes communes des sols et des maçonneries aériennes. Il faut également noter qu’elles p 11. Le puits de sakieh et l’entrée de l’adduction de la citerne q 12. Adduction et trop-plein L’adduction débouche dans la voûte, tandis que le trop-plein est percé au départ des voûtes de la citerne. 351 DU..NIL..À..ALEXANDRIE N koub ri el - q XV adim Scierie rue el Magasin rue 352 abri tram p 13. Les citernes el-Gharaba Salam a M oussa 0 8 16m Les deux citernes étaient alimentées par l’eau puisée dans le puits de sakieh qui se trouve au nord de la grande citerne. On a reconstitué ici la machine de levage avec son aire de travail, ainsi que les trajets de la distribution de l’eau. .... Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson 1. Le puits de sakieh servait à extraire l’eau des hyponomes ou de la nappe phréatique pour en remplir la citerne, tandis que du puits carré ouvert au centre de la citerne, ainsi que des puits percés tardivement dans les voûtes, on extrayait l’eau contenue par la citerne, le plus souvent à l’aide d’un chadouf, mais parfois aussi, à l’aide d’un simple seau. t 14 et 15. Les dessins de la petite citerne effectués par l’ingénieur A. Kamil Dressé le 20 octobre 1896. Le puits de forme étroite et allongée implique l’utilisation d’une sakieh ou chaîne à godets, machine élévatrice de l’eau développée durant l’Antiquité en Égypte. Aucune pièce de bois ou autre n’a été retrouvée dans le comblement du puits de la sakieh, cependant il faut noter que le puits avait été volontairement obstrué à l’aide d’un aménagement soigné, – une voûte en plein cintre disposée sur son niveau d’arase –, certainement avant la fin du XIXe siècle, après que la municipalité ait décidé de la fermeture des citernes au profit d’une alimentation en eau moderne. Les couches directement posées au-dessus de la voûte fermant le puits étaient liées à la fabrication d’un mortier correspondant certainement à la dernière intervention de restauration de l’enduit hydraulique recouvrant les parois de la citerne, sans doute pour que celle-ci puisse surseoir à sa dernière affectation, en tant que puits perdu du café et des entrepôts disposés au-dessus. La roue à godets qui a servi au remplissage de la citerne a donc très certainement été soigneusement démontée avant la fermeture du puits ; rien d’étonnant dans un pays où le bois est denrée rare. 353 DU..NIL..À..ALEXANDRIE q 18. Puits, canalisations et sol des puisatiers 354 présentent la même orientation, formant un angle ouvert avec la direction du parcellaire actuel, suivant l’orientation de l’ancien parcellaire du quartier, que suivent la mosquée et la rue Hag Nazir. Cette même orientation se retrouve sur une autre grande citerne d’environ 1500 m3, Zawièt el-Magharba, dite Ibn Battouta (voir « Ibn Battouta » de K. Machinek dans ce volume), située un peu plus haut dans la rue du Kobri el-Adim, la rue du vieux pont. En fait, dans le quartier de Kôm el-Nadoura, sur un territoire qui s’étend sur près de 10.000m2, 5 citernes, connues soit au travers des archives « Kamil » datant de la in du XIXe siècle, soit grâce à la prospection de terrain, montrent qu’à une époque reculée l’urbanisation du quartier s’organisait suivant une orientation générale nord-est/sud-est. Si les deux citernes el-Gharaba sont vraisemblablement contemporaines, celle de Zawièt el-Magharba, transformée en abri antiaérien durant la Seconde Guerre mondiale, a subi des modiications structurelles qui rendent la comparaison plus dificile. Mais, par son plan, le nombre de ses niveaux et les pièces architecturales remployées dans sa construction, elle s’apparente aux deux précédentes. Elle est insérée dans un îlot dont l’orientation est tout à fait originale par rapport à celle du quartier, et qui reprend la direction donnée par les citernes. D’après A. Pralong, les chapiteaux et les bases réutilisés dans les supports verticaux de ces trois citernes datent pour la plupart de l’époque byzantine. Leur étude offre donc une période ante quem pour l’aménagement des citernes et la nature des constructions sur lesquelles ils ont été prélevés. Apparemment destructrice, l’installation des citernes a aussi fait ofice de mesure conservatoire, en préservant des pièces d’architecture de constructions aujourd’hui disparues, mais également en s’implantant dans les traces laissées Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson par des constructions plus anciennes. C’est ainsi que l’orientation des citernes de Kôm el-Nadoura pourrait avoir été conditionnée par la présence de vestiges plus anciens, dont la lecture reste visible au travers de l’enveloppe de ces substructions : une trace fantôme de la trame urbaine, correspondant probablement à celle du quartier à une époque réculée, pouvant être celle des constructions sur lesquelles les matériaux ont été récupérés. Des citernes pour quels consommateurs ? Le contexte urbain dans lequel ces citernes s’inscrivent est dificile à cerner. Les premières campagnes de fouille menées par Isabelle Hairy et Yves Guyard n’ont pu répondre précisément à la question en raison de la faible étendue de terrain sur lequel il a été possible d’intervenir autour de la citerne. Si les premiers sondages de surface ont pu être effectués à l’abri des anciennes structures de bois (3), il a fallu procéder à leur destruction pour étendre la surface à fouiller. Cette démolition entamée en 2001 s’est achevée en 2002. Les fouilles ont tout de suite mis en évidence, sous des couches modernes, le pavage du toit de la citerne, à savoir le sol sur lequel œuvraient les puisatiers (18). L’extrémité sud-ouest de la citerne avait malheureusement été ruinée et reconstruite en béton, mais une série d’aménagements hydrauliques récents (canalisations en pierre de facture assez grossière) qui se superposaient a été mise au jour. Elle traduit une volonté constante de gérer un apport d’eau à cet endroit qui est un point bas du toit de la citerne. Très vite, les couches d’occupation moderne (XIXe, XXe) ont fait place à un remblai sableux sur lequel reposent ces canalisations. pq 16 et 17. Vues intérieures de la petite citerne el-Gharaba 355 DU..NIL..À..ALEXANDRIE q 19 et 20. En haut : dégagement de l’angle nord-ouest de la citerne et en bas : vue du parement extérieur du mur périphérique de la citerne 356 En fouillant ce remblai hétérogène qui a été très perturbé par la réfection de la voûte et par diverses activités (beaucoup de poches de gravats ), un niveau d’occupation est apparu à une altitude correspondant à la naissance des voûtes de la citerne, soit 1,50 m en contrebas du toit de la citerne, courant le long de sa paroi nord-ouest. À ce sol est associée une structure de facture relativement grossière, faite de moellons de grès jaunâtre, qui vient s’adosser à un des angles de la citerne (19). Une partie du mobilier trouvée dans ce sondage indique que l’on circulait encore à ce niveau à l’époque ottomane, mais il est dificile de dire depuis quand ? À qui servait cette citerne ? Était-elle liée à l’activité commerciale du port ouest à l’époque médiévale, à des installations religieuses islamiques, ou servait-elle tout simplement à l’alimentation en eau des gens du quartier ? Il faudra sans doute procéder à un sondage plus profond pour répondre à cette question. Ce sondage a tout de même permis de montrer que la citerne, du moins sur son côté nord-ouest, émergeait dans le paysage bien au-dessus des voies de circulation. Le traitement du parement extérieur, dressé et ravalé (20) jusqu’à un certain niveau, indique que les voûtes étaient hors-sol. Étant également hors d’eau, grâce à un trop-plein judicieusement placé, elles n’avaient pas besoin d’être enterrées. De cette façon, les oriices de puisage s’ouvrant dans la toiture de la citerne étaient situés largement au-dessus du niveau de la ville, ce qui mettait l’eau contenue par le réservoir à l’abri de la contamination. Le chargement de « chamelés » était également facilité par cet exhaussement qui faisait fonction de quai de chargement. À la lumière de cette analyse, on se rend compte qu’à l’époque où la citerne était en service, elle se signalait d’elle- Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson même dans le paysage urbain. Points de repère remarquables, les réservoirs construits en bord de côtes ont même été utilisés comme amers* par les navigateurs. L’abandon des citernes comme réservoirs d’eau En 1911, un décret interdit la consommation d’eau provenant des citernes encore en activité à Alexandrie. Pour des raisons sanitaires évidentes, la population est alors en proie à de nombreuses épidémies liées pour partie à l’insalubrité de l’eau. Cette décision marque dans l’histoire d’Alexandrie les débuts de « l’accès à l’eau courante », à une période où le cosmopolitisme apporte ses modèles et où l’héritage de la politique de modernisation lancée par Mohamed Ali prend son essor. Les citernes deviennent alors des édiices dérivés de leur fonction originelle, qui était spéciiquement dédiée au stockage de l’eau potable, ou disparaissent purement et simplement du paysage. À cette date, les citernes el-Gharaba ne sont plus en activité. La fouille d’un café à marins Les fouilles archéologiques menées durant l’année 2005, ont permis de faire la corrélation entre les occupations de surface et les différentes phases d’abandon de la structure. Un des contextes archéologiques majeurs, qui a notamment permis de démêler la problématique de l’occupation, a livré les restes d’un p 21. Vue générale de la citerne et de son comblement en cours de fouille 357 DU..NIL..À..ALEXANDRIE q 23. Le sol du café et ses liens avec le puits central de la grande citerne q 22. Vue générale des phases de comblement en cours de fouille 358 café à l’européenne encore en activité à la in du XIXe siècle. Le matériel datant de clôture de ce contexte a permis de caler chronologiquement l’abandon et la destruction de ce café au moment même de la promulgation du décret de fermeture des citernes. La disparition de la citerne a-t-elle entraîné la fermeture du café ? Les phases stratigraphiques ottomanes, en lien direct avec la construction ou l’entretien de la citerne, ont livré une couche de déchets de taille en marbre. Le marbre pilé est un des matériaux utilisés dans la préparation du type de mortier qui revêtait l’intérieur de la citerne. À el-Gharaba, la couverture de la citerne a été protégée par un sol en petits moellons calibrés dont l’agencement révèle la structure du réservoir, créant en extérieur un espace de circulation propre (13). Dans ce sol et plutôt sur la périphérie de la citerne ont été aménagés une demi-douzaine de puits servant au puisage de l’eau contenue dans la citerne. Chacun de ces puits semblait être compartimenté, cloisonné et privatisé, ce qui pourrait laisser penser à des limites de concessions. Les différents horizons dans le comblement stratigraphique de la citerne sont interprétés comme des phases d’abandon (21). À quelques nuances près, nous avons pu déterminer les phases de dépotoirs anthropiques qui se superposent durant tout le XXe siècle, et il a été possible de les différencier des phases de comblement liées à des iniltrations ou encore à des effondrements de la rue qui se situe aujourd’hui en partie au-dessus de la toiture (22). La première phase d’abandon et de comblement reste celle qui nous intéresse le plus à ce jour. Elle porte en elle tous les éléments déterminant les liens Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson qui existaient entre la citerne et le café à l’européenne pour sa dernière phase d’utilisation (23). Les sources anciennes attestent les découvertes archéologiques Le café dont nous parlons est mentionné sur le plan de quartier de la in du XIXe siècle, dressé par l’ingénieur A. Kamil (4). Ce dessin montre le puits central de la citerne, enclavé dans une construction légendée « café, 1896 ». Lors de nos décapages de surface, nous avons effectivement mis au jour les restes d’un dallage d’intérieur, des carreaux de béton noirs et blancs typiques des contextes cafetiers de la in du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Le lien maçonné entre ce sol et la première assise du puits principal de la citerne prouve qu’on l’utilisait comme puits perdu dans le café (23). Dans les premières années du XXe siècle, il semble que le café et la citerne soient abandonnés. La citerne sert de dépotoir aux personnes qui démantèlent le café. Ils ne se contentent pas d’y jeter le mobilier, les gravats, mais ils y acheminent, probablement en faisant une chaîne, les déblais qu’ils répartissent sur toute la surface du sol de la citerne. En planimétrie, nous avons dégagé ce qui semble avoir été la dernière journée de travail de ces démolisseurs (24). À l’aplomb du puits central, nous avons retrouvé du matériel d’armement (voir o), mais aussi une u 24. La dernière journée de travail des démolisseurs On voit au premier plan les restes d’un meuble en métal et d’une résistance qui servait à chauffer l’eau pour faire le café. 359 DU..NIL..À..ALEXANDRIE p 26. Dominos en os et bois et dés en os q 25. Les restes d’une brouette retournée 360 brouette retournée (25), la pelle pour la remplir, ainsi que des assiettes et les restes de leur dernier repas constitué de poulet. Cette couche déinie par des gravats noyés dans des limons organiques, provenant sans doute des iniltrations des hammams d’une mosquée adjacente, est donc répartie régulièrement, sur une épaisseur d’environ vingt centimètres jusqu’au sol originel de la citerne. Nous y avons exhumé tous les objets usuels du café, qui pourraient permettre une reconstitution exacte de son aménagement. Dans les gravats, de nombreux fragments d’enduits peints de couleur bleu pâle donnent le ton des murs, révélant que la couche picturale était constituée d’un mélange de chaux blanche teintée au bleu d’Égypte, ce bleu azur que l’on voit aujourd’hui encore couvrir les murs des maisons traditionnelles. La découverte des restes d’une résistance servant à chauffer l’eau montre une certaine constance dans l’équipement des cafés, puisque notre « chauffe-eau » ancien semble en tout point identique à ceux que l’on trouve encore dans les cafés du quartier (23). Enin, tous les objets découverts dans les couches d’abandon du café nous renseignent sur les goûts de l’époque. On y jouait aux dominos (26), en fumant la gouza ou la pipe en terre importée d’Europe. On mangeait et on buvait dans de la vaisselle de Sarreguemines (27). Les plus sages sirotaient de la limonade importée de Turquie, tandis que d’autres s’échauffaient le sang avec des calvas normands importés de France dans leurs bouteilles de grès (28), ou encore au whisky importé d’Écosse (29). Peut-être quelques activités annexes avaient-elles Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson t 27. Pots de moutarde de Dijon, l’une à l’adresse de la rue de la Gare, dans une céramique de Sarreguemines, primée en 1892 ; l’autre, de Grey-Poupon dans une faïence Creil & Montereau lieu dans l’enceinte du café, telles que l’attestent la présence de plusieurs plats de barbier, et d’ustensiles de rasage. Ce café était situé à proximité du port de commerce de l’Alexandrie du siècle passé. On peut y voir l’un des repères d’escale des marins de l’époque, venant ici côtoyer la population autochtone. La découverte fortuite à proximité de scellés d’entrepôts de spiritueux alimente cette version romantique d’une vision en noir et blanc d’un quartier qui, encore une fois, brassait les cultures de tous les horizons. q 29. Collection de bouteilles, flacons, et pots, aux contenus divers, découverts dans les couches d’abandon du café hn p 28. Bouteille en grès encore pleine d’une eau de vie sulfureuse 361 DU..NIL..À..ALEXANDRIE L’armement trouvé À Gharaba 1. Remington Rollin Block 362 E n marge du matériel lié à la destruction du café, nous avons retrouvé dans le comblement de la citerne des artefacts militaires de la in du XIXe siècle. Il s’agit très probablement de l’équipement d’un fantassin égyptien. Les restes d’un fusil identiié comme un Remington Rollin Block de calibre 43 (1), associé à la découverte d’une cartouchière en cuir contenant encore ses dix cartouches de calibre 11 mm (2), et enin d’une baïonnette de type Chassepot (3) nous mettent sur cette piste. Cette baïonnette dénommée « modèle France Remington égyptien », est constituée d’une poignée en laiton monobloc avec cannelures. Sa lame de forme yatagan est la même que celle du modèle Chassepot sortie des manufactures françaises en 1866. Lors de la révolte d’Orabi en 1882, les sources iconographiques nous montrent les soldats égyptiens ainsi équipés. Les manufactures des différents pays exportateurs gardent en archives les caractéristiques adaptatives de ce matériel, pour que chaque élément fonctionne avec l’autre. Ainsi, ce matériel est encore une fois à l’image du cosmopolitisme qui brasse l’Égypte à cette période. Cette armée reçoit ses fusils des États-Unis, ses cartouches d’Allemagne, et ses baïonnettes de France. Cependant, on sait par décret que ce même matériel a été acheté aussi par le gouvernement de la Défense Nationale en France durant la guerre de 1870. Nous pouvons aussi envisager que cet équipement (4) appartenait à un ancien soldat français venu s’installer en Égypte, et pourquoi pas devenir le tenancier d’un café dans le quartier de Kôm el-Nadoura ! hn Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson 3. Baïonnette de type Chassepot 4. Boucle en cuivre et son attache en cuir 2. Cartouchière en cuir avec ses cartouches 363