DU..NIL..À..ALEXANDRIE
Chantier
el-Gharaba :
des citernes au
débit de boisson
Yv e s
Guyard
&
Guillaume
Hairy
&
Isabelle
Hairy
L
a plus grande part des données hydrauliques sur Alexandrie est issue des archives. Proportionnellement,
peu de structures ont été mises au jour dans des contextes archéologiques. Ces interventions sont pourtant
nécessaires pour fournir des parallèles qui éclairent les sources textuelles et iconographiques.
Si plus d’une dizaine de grandes citernes ont été retrouvées sur le terrain, seules trois d’entre elles ont fait
l’objet d’une intervention archéologique ; les citernes de el-Gharaba font partie de ces dernières.
mer
Méditerranée
N
L
el-Gharaba
344
lac
0
p 1. Localisation du chantier el-Gharaba
1000
mètres
Mariout
2000
e début de l’étude des citernes el-Gharaba
remonte à décembre 1999, date à laquelle le
Service des Antiquités Islamiques, sous la
direction de monsieur Abdel Aziz, signalait la découverte d’une grande citerne d’environ 1700 m3
dont le vaste puits carré central émergeait sur le
terrain d’un ancien entrepôt de bois, dans le quartier de Kôm el-Nadoura, à l’ouest de la ville (1 et 2).
Un visiteur nocturne en avait révélé la présence en
chutant de façon malencontreuse au travers de ce
puits central. La plaque de tôle qui le recouvrait de
façon précaire avait cédé sous son poids.
Chantier el-Gharaba : des citernes au débits
de boisson
N
rue
Bab
Genèse de la fouille
m
Kara
Akhdar
mosquée
ruelle
Hass
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el
qadim
Scierie
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r
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XV
rue
l
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Sid
rue
Mosquée
Sidi el Minaiyar
L’équipement hydraulique mis au jour sur le terrain
des entrepôts est composé de deux citernes médiévales groupées, d’un puits de sakieh* et d’un réseau
de canalisations qui servaient à alimenter les citernes, mais aussi à redistribuer l’eau puisée ou collectée en surface vers d’autres aménagements qui
restent inconnus, car en dehors du terrain fouillé.
La grande citerne de plan pseudo-carré (16,80 m par
18,80 m), avec 36 supports verticaux entretoisés
par des arcs surbaissés, se déploie sur trois niveaux
el
Magasin
nir
u
Mo
rue
Description des citernes
rue
el
Propriété des wakfs de la mosquée Hag Nazir, le
terrain occupé par des hangars (3) était en déshérence depuis de nombreuses années. Notre première
action a été de faire enregistrer au titre des monuments historiques les deux citernes médiévales, et
ce n’est qu’une fois achevée cette inscription qu’il
a été possible de faire une demande de fouilles qui
a pris effet en 2000. De cette date à 2002, trois
campagnes ont été menées par Isabelle Hairy et
Yves Guyard. La fouille de l’intérieur de la citerne
a été achevée par Guillaume Hairy en 2005, après
la disparition prématurée de notre collègue Yves
Guyard.
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rue
p 3. Vue des hangars en bois avant la fouille
Mour
abri
tram
0
8
Salam
a M
oussa
16m
p 2. Plan des deux citernes replacées dans la parcelle
345
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
pqu 4, 5 et 6. Les
dessins de la grande
citerne effectués par
A. Kamil et datés du
5 novembre 1896
346
(4, 5 et 6). La hauteur sous voûte
est de 4,60 m et 6 couvertures
en berceau recouvrent 40 travées*
supportées par 28 colonnes. 7 travées bordant la citerne au sud sont
couvertes dans l’autre sens par 7 voûtes en berceau. L’une de ces voûtes a été brisée à
l’époque moderne et reconstruite en béton armé. Ces 7 voûtes sont portées non par des
colonnes mais par des murs épais. Nous ne savons pas à l’heure actuelle, si cette différenciation est liée à une fonction (occupation en surface par des bâtiments à cet endroit là),
à une raison structurelle (sol moins
solide ou dénivelé du substrat) ou
bien encore à un diachronisme dans
la construction de la citerne. Ces 28
colonnes comptent 28 chapiteaux
ou bases (7) ; certains sont presque
complètement recouverts par l’enduit hydraulique. La jonction entre le
niveau des entretoises et les voûtes
est assurée par des moellons carrés
maçonnés et enduits, excepté dans
le puits central où nous retrouvons
4 pièces architecturales en réemploi.
Sa capacité utile est de 1700 m3.
Un puits circulaire, compris à l’intérieur du volume par redivision d’une
travée, est installé dans un de ses
angles ; celui-ci servait au curage
et à l’entretien de la citerne (8). Il était bordé par une margelle en marbre blanc aux
contours moulurés d’assez belle facture (9). Nous l’avons retrouvée brisée et arasée
quelques centimètres sous le niveau du sol de l’entrepôt. Un de ses fragments avait été
jeté dans le puits. Un grand oriice carré ouvert au centre du réservoir servait au puisage
de l’eau qu’il contenait (10). D’autres ouvertures pratiquées dans les voûtes ont été
ajoutées tardivement, indiquant la privatisation du dessus de la citerne.
Le long de son mur nord-est, la citerne présente une « dent creuse » dans laquelle est
installé un puits rectangulaire, oblong, qui descend vers la nappe phréatique. On y puisait
347
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
q 7. Les bases et chapiteaux, antiques et paléochrétiens réemployés dans la construction de la grande citerne
CIT02.107.101SUP
CIT02.107.102SUP
CIT02.107.108SUP
CIT02.107.109SUP
CIT02.107.115SUP
CIT02.107.116SUP
CIT02.107.103SUP
CIT02.107.110SUP
CIT02.107.117SUP
CIT02.107.104SUP
CIT02.107.111SUP
CIT02.107.118SUP
348
CIT02.107.122sup
CIT02.107.123SUP
cit02.107.124
CIT02.107.125
UP
1SUP
8SUP
25
Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson
CIT02.107.105SUP
CIT02.107.106SUP
CIT02.107.107SUP
CIT02.107.112SUP
CIT02.107.113SUP
CIT02.107.114SUP
cit02.107.119
CIT02.107.120SUP
CIT02.107.121sup
349
CIT02.107.126SUP
CIT02.107.127SUP
CIT02.107.128SUP
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
.
p 9. La margelle bordant le puits
p 8. Le puits servant au curage de la citerne - On aperçoit sur
la droite, à la naissance de l’arc, la bouche de la canalisation de trop-plein.
q 10. Le grand puits carré
par lequel s’effectuait le puisage de l’eau à l’aide d’un chadouf*.
350
l’eau qui servait à remplir la citerne ( 1) (11, 12 et
13). Dans la paroi qui le sépare de la citerne, deux canalisations servaient l’une d’adduction et l’autre de
trop-plein. La première perce le plafond, sa bouche
s’ouvrant de biais dans la voûte de façon à ne pas
verser sur le mur périphérique (11 et 12). La seconde
qui débouche dans le corps du puits de curage part
horizontalement vers le puits rectangulaire extérieur à la citerne (8 et 12). Disposée à l’altitude de la
naissance des voûtes, elle permettait d’évacuer le
surplus d’eau avant qu’elle n’atteigne une hauteur
qui aurait été critique pour la stabilité du bâtiment.
La prospection en surface guidée par nos archives
a permis de découvrir le puits d’accès d’une seconde
citerne, un peu plus petite, accolée à la première
(2 et 13). Dans les dossiers « Kamil », issus d’une
étude des citernes alexandrines effectuée entre
1896 et 1898, ces deux citernes sont dénommées
el-Gharaba. Elles étaient répertoriées sous les numéros 90 (14 et 15) et 91 (4, 5 et 6).
Un des premiers objectifs de la fouille a été de déboucher le puits d’accès de ce second réservoir, dont la
maçonnerie conservée se trouvait à une dizaine de
centimètres de la surface, sous des couches de dépôts éolien et anthropique modernes qui attestent
qu’on y accédait encore au début du XXe siècle.
Cette citerne (13), également de plan carré (8 m par
7,70 m), est composée de 16 colonnes s’élevant sur
trois niveaux entretoisés d’arcs en maçonnerie de
calcaire (16). La hauteur sous voûtes est de 4,70 m.
S’inscrivant dans un volume d’environ 290 m3, elle
est couverte par des voûtes en berceau. 18 pièces
architecturales antiques ou paléochrétiennes, bases
ou chapiteaux (sans compter les colonnes), forment
Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson
pour partie les supports verticaux de la citerne (17).
Le puisage de l’eau dans cette citerne était assuré
par un grand puits carré et 4 petits puits circulaires montrant, comme pour la grande citerne, une
privatisation de sa surface dans sa dernière phase
d’utilisation. Un oriice d’adduction s’ouvre en plafond, mais on ne sait pas où il débouche car la citerne s’étend en partie sous une propriété privée interdite aux archéologues. Une seconde adduction a
été installée sous la forme d’une canalisation dont
la pente verse dans la citerne ; elle débouche dans la
partie supérieure du puits d’accès (18). C’est par là
que l’eau puisée dans le puits de sakieh mis au jour
était conduite jusque dans la citerne.
Les « fantômes » rendus par les
citernes
Les 2 citernes sont de typologie médiévale. Leur
mode de construction est caractéristique : des piles formées de colonnes, de chapiteaux et de bases
réemployés provenant de monuments antiques ou
paléochrétiens, sont stabilisées par des arcs surbaissés et portent les voûtes. Au moment de la découverte, elles étaient comblées jusqu’à la naissance des voûtes dans leur majeure partie voire plus
haut à certains endroits, sous les puits ainsi que
sous les trous pratiqués dans les voûtes. En effet,
le dernier mode d’utilisation des citernes fut de servir de dépotoir aux activités qui se déroulaient audessus ; nous reviendrons plus loin sur ce point.
La contemporanéité des deux citernes a été envisagée en raison de leur similitude structurelle, de
la mitoyenneté d’une portion de la paroi des puits
et des altitudes communes des sols et des maçonneries aériennes. Il faut également noter qu’elles
p 11. Le puits de sakieh
et l’entrée de l’adduction de la citerne
q 12. Adduction et trop-plein
L’adduction débouche dans la voûte, tandis que le trop-plein
est percé au départ des voûtes de la citerne.
351
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
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Scierie
rue
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Magasin
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352
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p 13. Les citernes el-Gharaba
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16m
Les deux citernes étaient alimentées par l’eau puisée dans le puits de sakieh qui se trouve au nord de la grande citerne.
On a reconstitué ici la machine de levage avec son aire de travail, ainsi que les trajets de la distribution de l’eau.
....
Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson
1. Le puits de sakieh servait à extraire l’eau
des hyponomes ou de la nappe phréatique pour
en remplir la citerne, tandis que du puits carré
ouvert au centre de la citerne, ainsi que des puits
percés tardivement dans les voûtes, on extrayait
l’eau contenue par la citerne, le plus souvent à
l’aide d’un chadouf, mais parfois aussi, à l’aide d’un
simple seau.
t 14 et 15. Les
dessins de la
petite citerne
effectués par
l’ingénieur A. Kamil
Dressé le 20 octobre
1896.
Le puits de forme étroite et allongée implique
l’utilisation d’une sakieh ou chaîne à godets,
machine élévatrice de l’eau développée durant
l’Antiquité en Égypte. Aucune pièce de bois ou
autre n’a été retrouvée dans le comblement
du puits de la sakieh, cependant il faut noter
que le puits avait été volontairement obstrué à
l’aide d’un aménagement soigné, – une voûte en
plein cintre disposée sur son niveau d’arase –,
certainement avant la fin du XIXe siècle, après
que la municipalité ait décidé de la fermeture
des citernes au profit d’une alimentation en
eau moderne. Les couches directement posées
au-dessus de la voûte fermant le puits étaient
liées à la fabrication d’un mortier correspondant
certainement à la dernière intervention de
restauration de l’enduit hydraulique recouvrant
les parois de la citerne, sans doute pour que
celle-ci puisse surseoir à sa dernière affectation,
en tant que puits perdu du café et des entrepôts
disposés au-dessus. La roue à godets qui a
servi au remplissage de la citerne a donc très
certainement été soigneusement démontée avant
la fermeture du puits ; rien d’étonnant dans un
pays où le bois est denrée rare.
353
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
q 18. Puits, canalisations
et sol des puisatiers
354
présentent la même orientation, formant un angle
ouvert avec la direction du parcellaire actuel, suivant l’orientation de l’ancien parcellaire du quartier,
que suivent la mosquée et la rue Hag Nazir. Cette
même orientation se retrouve sur une autre grande
citerne d’environ 1500 m3, Zawièt el-Magharba, dite
Ibn Battouta (voir « Ibn Battouta » de K. Machinek
dans ce volume), située un peu plus haut dans la rue
du Kobri el-Adim, la rue du vieux pont. En fait, dans
le quartier de Kôm el-Nadoura, sur un territoire qui
s’étend sur près de 10.000m2, 5 citernes, connues
soit au travers des archives « Kamil » datant de
la in du XIXe siècle, soit grâce à la prospection de
terrain, montrent qu’à une époque reculée l’urbanisation du quartier s’organisait suivant une orientation générale nord-est/sud-est. Si les deux citernes
el-Gharaba sont vraisemblablement contemporaines, celle de Zawièt el-Magharba, transformée en
abri antiaérien durant la Seconde Guerre mondiale,
a subi des modiications structurelles qui rendent
la comparaison plus dificile. Mais, par son plan, le
nombre de ses niveaux et les pièces architecturales
remployées dans sa construction, elle s’apparente
aux deux précédentes. Elle est insérée dans un îlot
dont l’orientation est tout à fait originale par rapport à celle du quartier, et qui reprend la direction
donnée par les citernes. D’après A. Pralong, les chapiteaux et les bases réutilisés dans les supports
verticaux de ces trois citernes datent pour la plupart de l’époque byzantine. Leur étude offre donc une
période ante quem pour l’aménagement des citernes
et la nature des constructions sur lesquelles ils
ont été prélevés. Apparemment destructrice, l’installation des citernes a aussi fait ofice de mesure
conservatoire, en préservant des pièces d’architecture de constructions aujourd’hui disparues, mais
également en s’implantant dans les traces laissées
Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson
par des constructions plus anciennes. C’est ainsi
que l’orientation des citernes de Kôm el-Nadoura
pourrait avoir été conditionnée par la présence de
vestiges plus anciens, dont la lecture reste visible
au travers de l’enveloppe de ces substructions : une
trace fantôme de la trame urbaine, correspondant
probablement à celle du quartier à une époque réculée, pouvant être celle des constructions sur lesquelles les matériaux ont été récupérés.
Des citernes
pour quels consommateurs ?
Le contexte urbain dans lequel ces citernes s’inscrivent est dificile à cerner. Les premières campagnes
de fouille menées par Isabelle Hairy et Yves Guyard
n’ont pu répondre précisément à la question en raison de la faible étendue de terrain sur lequel il a été
possible d’intervenir autour de la citerne. Si les premiers sondages de surface ont pu être effectués à
l’abri des anciennes structures de bois (3), il a fallu
procéder à leur destruction pour étendre la surface
à fouiller. Cette démolition entamée en 2001 s’est
achevée en 2002. Les fouilles ont tout de suite mis
en évidence, sous des couches modernes, le pavage
du toit de la citerne, à savoir le sol sur lequel œuvraient les puisatiers (18). L’extrémité sud-ouest
de la citerne avait malheureusement été ruinée et
reconstruite en béton, mais une série d’aménagements hydrauliques récents (canalisations en
pierre de facture assez grossière) qui se superposaient a été mise au jour. Elle traduit une volonté
constante de gérer un apport d’eau à cet endroit
qui est un point bas du toit de la citerne. Très vite,
les couches d’occupation moderne (XIXe, XXe) ont fait
place à un remblai sableux sur lequel reposent ces
canalisations.
pq 16 et 17. Vues intérieures
de la petite citerne el-Gharaba
355
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
q 19 et 20. En haut : dégagement
de l’angle nord-ouest de la citerne
et en bas : vue du parement
extérieur du mur périphérique de
la citerne
356
En fouillant ce remblai hétérogène qui a été très perturbé par la réfection de la voûte et par diverses activités (beaucoup de poches de gravats ), un niveau
d’occupation est apparu à une altitude correspondant à la naissance des voûtes de la citerne, soit
1,50 m en contrebas du toit de la citerne, courant le
long de sa paroi nord-ouest. À ce sol est associée
une structure de facture relativement grossière,
faite de moellons de grès jaunâtre, qui vient s’adosser à un des angles de la citerne (19). Une partie du
mobilier trouvée dans ce sondage indique que l’on
circulait encore à ce niveau à l’époque ottomane,
mais il est dificile de dire depuis quand ? À qui servait cette citerne ? Était-elle liée à l’activité commerciale du port ouest à l’époque médiévale, à des
installations religieuses islamiques, ou servait-elle
tout simplement à l’alimentation en eau des gens du
quartier ? Il faudra sans doute procéder à un sondage plus profond pour répondre à cette question.
Ce sondage a tout de même permis de montrer que
la citerne, du moins sur son côté nord-ouest, émergeait dans le paysage bien au-dessus des voies de
circulation. Le traitement du parement extérieur,
dressé et ravalé (20) jusqu’à un certain niveau, indique que les voûtes étaient hors-sol. Étant également hors d’eau, grâce à un trop-plein judicieusement placé, elles n’avaient pas besoin d’être
enterrées. De cette façon, les oriices de puisage
s’ouvrant dans la toiture de la citerne étaient situés largement au-dessus du niveau de la ville, ce
qui mettait l’eau contenue par le réservoir à l’abri de
la contamination. Le chargement de « chamelés »
était également facilité par cet exhaussement qui
faisait fonction de quai de chargement. À la lumière
de cette analyse, on se rend compte qu’à l’époque
où la citerne était en service, elle se signalait d’elle-
Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson
même dans le paysage urbain. Points de repère remarquables, les réservoirs construits
en bord de côtes ont même été utilisés comme amers* par les navigateurs.
L’abandon des citernes comme réservoirs d’eau
En 1911, un décret interdit la consommation d’eau provenant des citernes encore en activité à Alexandrie. Pour des raisons sanitaires évidentes, la population est alors en proie à
de nombreuses épidémies liées pour partie à l’insalubrité de l’eau. Cette décision marque
dans l’histoire d’Alexandrie les débuts de « l’accès à l’eau courante », à une période où le
cosmopolitisme apporte
ses modèles et où l’héritage de la politique de
modernisation lancée
par Mohamed Ali prend
son essor. Les citernes
deviennent alors des
édiices dérivés de leur
fonction originelle, qui
était spéciiquement
dédiée au stockage de
l’eau potable, ou disparaissent purement
et simplement du paysage. À cette date, les
citernes el-Gharaba ne
sont plus en activité.
La fouille d’un
café à marins
Les fouilles archéologiques menées durant l’année 2005, ont permis
de faire la corrélation entre les occupations de
surface et les différentes phases d’abandon de la
structure. Un des contextes archéologiques majeurs, qui a notamment permis de démêler la problématique de l’occupation, a livré les restes d’un
p 21. Vue générale de la citerne
et de son comblement en cours de fouille
357
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
q 23. Le sol du café
et ses liens avec le puits
central de la grande citerne
q 22. Vue générale des phases de comblement
en cours de fouille
358
café à l’européenne encore en activité à la in du XIXe
siècle. Le matériel datant de clôture de ce contexte
a permis de caler chronologiquement l’abandon et
la destruction de ce café au moment même de la
promulgation du décret de fermeture des citernes.
La disparition de la citerne a-t-elle entraîné la fermeture du café ?
Les phases stratigraphiques ottomanes, en lien direct avec la construction ou l’entretien de la citerne,
ont livré une couche de déchets de taille en marbre.
Le marbre pilé est un des matériaux utilisés dans la
préparation du type de mortier qui revêtait l’intérieur de la citerne. À el-Gharaba, la couverture de la
citerne a été protégée par un sol en petits moellons
calibrés dont l’agencement révèle la structure du réservoir, créant en extérieur un espace de circulation
propre (13). Dans ce sol et plutôt sur la périphérie
de la citerne ont été aménagés une demi-douzaine
de puits servant au puisage de l’eau contenue dans
la citerne. Chacun de ces puits semblait être compartimenté, cloisonné et privatisé, ce qui pourrait
laisser penser à des limites de concessions.
Les différents horizons dans le comblement stratigraphique de la citerne sont interprétés comme des
phases d’abandon (21). À quelques nuances près,
nous avons pu déterminer les phases de dépotoirs
anthropiques qui se superposent durant tout le
XXe siècle, et il a été possible de les différencier des
phases de comblement liées à des iniltrations ou
encore à des effondrements de la rue qui se situe
aujourd’hui en partie au-dessus de la toiture (22).
La première phase d’abandon et de comblement
reste celle qui nous intéresse le plus à ce jour. Elle
porte en elle tous les éléments déterminant les liens
Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson
qui existaient entre la citerne et le café à l’européenne pour sa dernière phase d’utilisation (23).
Les sources anciennes attestent les
découvertes archéologiques
Le café dont nous parlons est mentionné sur le plan
de quartier de la in du XIXe siècle, dressé par l’ingénieur A. Kamil (4). Ce dessin montre le puits central
de la citerne, enclavé dans une construction légendée « café, 1896 ».
Lors de nos décapages de surface, nous avons
effectivement mis au jour les restes d’un dallage
d’intérieur, des carreaux de béton noirs et blancs
typiques des contextes cafetiers de la in du XIXe
siècle et du début du XXe siècle. Le lien maçonné
entre ce sol et la première assise du puits principal de la citerne prouve qu’on l’utilisait comme puits
perdu dans le café (23).
Dans les premières années du XXe siècle, il semble que
le café et la citerne soient abandonnés. La citerne
sert de dépotoir aux personnes qui démantèlent le
café. Ils ne se contentent pas d’y jeter le mobilier, les
gravats, mais ils y acheminent, probablement en faisant une chaîne, les déblais qu’ils répartissent sur
toute la surface du sol de la citerne. En planimétrie,
nous avons dégagé ce qui semble avoir été la dernière journée de travail de ces démolisseurs (24).
À l’aplomb du puits central, nous avons retrouvé
du matériel d’armement (voir o), mais aussi une
u 24. La dernière journée de travail des démolisseurs
On voit au premier plan les restes d’un meuble en métal
et d’une résistance qui servait à chauffer l’eau pour faire le café.
359
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
p 26. Dominos en os
et bois et dés en os
q 25. Les restes d’une brouette retournée
360
brouette retournée (25), la pelle pour la remplir,
ainsi que des assiettes et les restes de leur dernier repas constitué de poulet. Cette couche déinie par des gravats noyés dans des limons organiques, provenant sans doute des iniltrations
des hammams d’une mosquée adjacente, est donc
répartie régulièrement, sur une épaisseur d’environ
vingt centimètres jusqu’au sol originel de la citerne.
Nous y avons exhumé tous les objets usuels du
café, qui pourraient permettre une reconstitution
exacte de son aménagement. Dans les gravats, de
nombreux fragments d’enduits peints de couleur
bleu pâle donnent le ton des murs, révélant que la
couche picturale était constituée d’un mélange de
chaux blanche teintée au bleu d’Égypte, ce bleu azur
que l’on voit aujourd’hui encore couvrir les murs des
maisons traditionnelles. La découverte des restes
d’une résistance servant à chauffer l’eau montre
une certaine constance dans l’équipement des cafés, puisque notre « chauffe-eau » ancien semble en
tout point identique à ceux que l’on trouve encore
dans les cafés du quartier (23).
Enin, tous les objets découverts dans les couches
d’abandon du café nous renseignent sur les goûts
de l’époque. On y jouait aux dominos (26), en fumant
la gouza ou la pipe en terre importée d’Europe.
On mangeait et on buvait dans de la vaisselle de
Sarreguemines (27). Les plus sages sirotaient de la
limonade importée de Turquie, tandis que d’autres
s’échauffaient le sang avec des calvas normands
importés de France dans leurs bouteilles de grès
(28), ou encore au whisky importé d’Écosse (29).
Peut-être quelques activités annexes avaient-elles
Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson
t 27. Pots de moutarde de Dijon, l’une
à l’adresse de la rue de la Gare, dans
une céramique de Sarreguemines, primée
en 1892 ; l’autre, de Grey-Poupon dans
une faïence Creil & Montereau
lieu dans l’enceinte du café, telles que l’attestent la présence de plusieurs plats de barbier, et d’ustensiles de rasage.
Ce café était situé à proximité du port de commerce de l’Alexandrie du siècle passé. On
peut y voir l’un des repères d’escale des marins de l’époque, venant ici côtoyer la population autochtone. La découverte fortuite à proximité de scellés d’entrepôts de spiritueux
alimente cette version romantique d’une vision en noir et blanc d’un quartier qui, encore
une fois, brassait les cultures de tous les horizons.
q 29. Collection de bouteilles,
flacons, et pots, aux contenus
divers, découverts dans les
couches d’abandon du café
hn
p 28. Bouteille en grès
encore pleine d’une eau
de vie sulfureuse
361
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
L’armement trouvé À Gharaba
1. Remington Rollin
Block
362
E
n marge du matériel lié à la destruction du café, nous avons retrouvé
dans le comblement de la citerne des artefacts militaires de la in du
XIXe siècle. Il s’agit très probablement de l’équipement d’un fantassin
égyptien. Les restes d’un fusil identiié comme un Remington Rollin Block de
calibre 43 (1), associé à la découverte d’une cartouchière en cuir contenant
encore ses dix cartouches de calibre 11 mm (2), et enin d’une baïonnette de
type Chassepot (3) nous mettent sur cette piste. Cette baïonnette dénommée « modèle France Remington égyptien », est constituée d’une poignée en
laiton monobloc avec cannelures. Sa lame de forme yatagan est la même que
celle du modèle Chassepot sortie des manufactures françaises en 1866. Lors
de la révolte d’Orabi en 1882, les sources iconographiques nous montrent les
soldats égyptiens ainsi équipés. Les manufactures des différents pays exportateurs gardent en archives les caractéristiques adaptatives de ce matériel,
pour que chaque élément fonctionne avec l’autre. Ainsi, ce matériel est encore
une fois à l’image du cosmopolitisme qui brasse l’Égypte à cette période. Cette
armée reçoit ses fusils des États-Unis, ses cartouches d’Allemagne, et ses
baïonnettes de France. Cependant, on sait par décret que ce même matériel
a été acheté aussi par le gouvernement de la Défense Nationale en France
durant la guerre de 1870. Nous pouvons aussi envisager que cet équipement
(4) appartenait à un ancien soldat français venu s’installer en Égypte, et pourquoi pas devenir le tenancier d’un café dans le quartier de Kôm el-Nadoura !
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Chantier el-Gharaba : des citernes au débits de boisson
3. Baïonnette de type Chassepot
4. Boucle en cuivre
et son attache en cuir
2. Cartouchière en cuir avec ses
cartouches
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