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Laval théologique et philosophique
Les avatars de la crise moderniste
Le service théologique en ce temps de perplexité
Gilles Routhier
Christoph Theobald : penser la tradition
Résumé de l'article
Volume 68, numéro 2, juin 2012
En 1996, dressant un panorama de l’évolution des formes du discours chrétien,
Christoph Theobald observait qu’avec Vatican II, l’Église catholique passait à
une nouvelle étape, l’encyclique Humani generis (1950) marquant « la fin d’une
époque de dogmatisation fondamentale ». Cinquante ans après Vatican II, on
peut se demander si cette lecture, qui est tributaire d’une compréhension de la
réception de Vatican II, tient toujours. En effet, on peut aujourd’hui observer
des résurgences de formes anciennes du discours chrétien montrant que les
apprentissages proposés à l’Église catholique ne sont pas tous accomplis. Cet
article, s’appuyant sur les analyses de Christoph Theobald, après avoir exposé
les déplacements importants réalisés au moment de Vatican II et indiqué le
« changement d’ordre » qu’il implique, montre que les évolutions proposées
par le Concile n’ont pas toutes été reçues et que le modernisme connaît des
avatars, au moins au jugement des dissidents intégristes, et que la crise
moderniste continue en partie à définir la situation présente. Cela conduit
l’auteur à conclure que la théologie doit reprendre ses travaux sur la tradition.
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1013421ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1013421ar
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Faculté de philosophie, Université Laval
Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval
ISSN
0023-9054 (imprimé)
1703-8804 (numérique)
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Routhier, G. (2012). Les avatars de la crise moderniste : le service théologique
en ce temps de perplexité. Laval théologique et philosophique, 68(2), 277–292.
https://doi.org/10.7202/1013421ar
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Laval théologique et philosophique, 68, 2 (juin 2012) : 277-292
LES AVATARS
DE LA CRISE MODERNISTE
LE SERVICE THÉOLOGIQUE
EN CE TEMPS DE PERPLEXITÉ
Gilles Routhier
Faculté de théologie et de sciences religieuses
Université Laval, Québec
RÉSUMÉ : En 1996, dressant un panorama de l’évolution des formes du discours chrétien,
Christoph Theobald observait qu’avec Vatican II, l’Église catholique passait à une nouvelle
étape, l’encyclique Humani generis (1950) marquant « la fin d’une époque de dogmatisation
fondamentale ». Cinquante ans après Vatican II, on peut se demander si cette lecture, qui est
tributaire d’une compréhension de la réception de Vatican II, tient toujours. En effet, on peut
aujourd’hui observer des résurgences de formes anciennes du discours chrétien montrant que
les apprentissages proposés à l’Église catholique ne sont pas tous accomplis. Cet article, s’appuyant sur les analyses de Christoph Theobald, après avoir exposé les déplacements importants réalisés au moment de Vatican II et indiqué le « changement d’ordre » qu’il implique,
montre que les évolutions proposées par le Concile n’ont pas toutes été reçues et que le modernisme connaît des avatars, au moins au jugement des dissidents intégristes, et que la crise moderniste continue en partie à définir la situation présente. Cela conduit l’auteur à conclure que
la théologie doit reprendre ses travaux sur la tradition.
ABSTRACT : In 1996, in a panorama of the evolution of forms of Christian discourse, Christoph
Theobald observed that Vatican II opened a new era for the Catholic discourse, the encyclical
Humani Generis (1950) marking “the end of a fundamental dogmatization time.” Fifty years
after Vatican II, one may wonder if this interpretation, which is dependent on an understanding of the reception of Vatican II, still stands. Indeed, we can now see the resurgence of ancient forms of Christian discourse showing that what was proposed by the Council to the Catholic Church is far from being realised. The present article, based on the works of Christoph
Theobald, describes the major shifts made at Vatican II and shows that the “change of order”
introduced by the Council have not all been received and the modernist crisis continues partly
to define the present situation. This leads to conclude that theology must resume his work on
the tradition.
______________________
D
ans l’important ouvrage que C. Theobald réalisa avec son confrère, le Père
Bernard Sesboüé1 , ouvrage fondateur qui annonce plusieurs développements
1. B. SESBOÜÉ, C. THEOBALD, La Parole du Salut, Paris, Desclée, 1996.
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ultérieurs2, l’évolution de la forme du discours chrétien est répartie en quatre phases :
une première, elle-même découpée en deux périodes (l’époque patristique et le
Moyen Âge), nous conduit des origines du christianisme au concile de Trente. La
deuxième nous mène du concile de Trente au concile Vatican I. La présentation de
ces deux premières phases est assurée par le P. Sesboüé. C. Theobald prend ensuite le
relais, nous accompagnant dans la traversée de la troisième phase qui connaît comme
étapes cruciales le concile Vatican I et ses deux constitutions dogmatiques, la crise
moderniste, elle-même découpée en étapes, mais dont le foyer demeure l’encyclique
Pascendi Dominici gregis de Pie X (1907) et le Décret Lamentabili, et qui se noue
autour de la question biblique, de celle de la tradition dogmatique et de l’histoire,
mais surtout peut-être autour de la question de l’autorité ou du magistère.
C. Theobald, qui articule ses réflexions autour des deux conciles, Vatican I et
Vatican II, navigue dans des eaux bien connues. En effet, il ne serait pas exagéré de
dire que, depuis sa thèse de doctorat sur Blondel3, qu’il rattachera plus tard à l’ensemble qu’il construit du « traditionalisme modéré 4 », jusqu’à ses travaux plus
récents sur Dei Verbum ou sur Alfred Loisy5, C. Theobald s’intéresse au passage de
l’Église catholique d’une phase à une autre au cours du siècle qui va de 1870 à 1960.
Theobald, à la lumière de sa lecture de Vatican II, situe dans l’encyclique Humani generis (1950), « la fin d’une époque de dogmatisation fondamentale6 ». Cette encyclique qui condamne en quelque sorte les mouvements de renouveau de la théologie, viendrait ainsi clore la troisième phase de l’évolution du discours chrétien. La
quatrième phase, « le concile Vatican II et ses suites », nous situerait actuellement
dans un au-delà du « dogmatisme ». En effet, suivant Theobald, le discours de
Jean XXIII engage « la transformation du “dogmatisme”7 » en donnant un nouveau
cadre à la doctrine chrétienne et, surtout, en permettant « l’émergence d’une autre
manière de se rapporter au patrimoine dogmatique du catholicisme » et, sans doute
plus important encore, l’émergence d’une autre manière de se rapporter aux Écritures
et de les lire.
On peut se demander cependant, dans la situation actuelle de l’Église catholique
marquée par certaines résurgences d’une forme préconciliaire du discours chrétien, si
la situation est si claire et s’il ne faut pas réfléchir à nouveaux frais à la contribution
de la théologie et à la vocation du théologien dans un temps de perplexité. C’est ce à
2. On pense en particulier au chapitre XII, dans ibid., « Le Concile et la forme “pastorale” de la doctrine »,
mais également à toute la réflexion sur la dogmatisation de la foi, Vatican I et la crise moderniste.
3. Voir Maurice Blondel und das Problem der Modernität. Beitrag zu einer epistemologischen Standortbestimmung zeitgenössischer Fundamentaltheologie, Frankfurt, Knecht (coll. « Frankfurter theologische
Studien », 35), 1988.
4. « L’encyclique Humani generis (1950) ou la fin d’une époque de dogmatisation fondamentale », dans La
Parole du Salut, p. 470.
5. « L’Apologétique historique d’Alfred Loisy. Enjeux historiques et théologiques d’un livre inédit », dans
Alfred Loisy. La crise dans le temps présent, Turnhout, Brepols, 2010, p. 587-693.
6. Dans sa lecture de 2009, il situe plutôt cette fin d’époque dans Vatican II. Voir p. 512, « Vatican II : fin ou
commencement ? ».
7. « Le Concile et la “forme pastorale” de la doctrine », p. 475.
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LES AVATARS DE LA CRISE MODERNISTE
quoi nous voulons nous consacrer ici, après avoir exposé les déplacements importants
réalisés au moment de Vatican II et montré que le « changement d’ordre » observé
en 1996 n’est peut-être pas complètement achevé, et que le modernisme connaît des
avatars, au moins au jugement des dissidents intégristes, et que la crise moderniste
continue en partie à définir la situation présente.
I. VATICAN II COMME POINT DE BASCULE
Selon C. Theobald, Jean XXIII permet ce passage en opérant plusieurs recadrages. D’abord, en faisant une lecture « sapientielle » (et non apocalyptique) de
l’histoire, cela en rupture avec Dei Filius et plusieurs autres écrits pontificaux depuis
Pie IX jusqu’à Jean XXIII. Ce dernier manifeste sa confiance dans la capacité d’apprentissage de l’humanité, en situant plus modestement le rôle de l’Église dans l’histoire, dont il respecte l’autonomie, et en exposant comment il conçoit le but du Concile, qui est de promouvoir la doctrine. Dans son discours d’ouverture du Concile, ce
recadrage de la manière de concevoir la promotion de la doctrine procède par étapes :
cette doctrine concerne l’homme tout entier et son humanisation ; elle est située dans
le moment présent de l’histoire et sa transmission est finalisée par le bonheur de
l’homme dans la situation actuelle, ce qui signifie que l’on passe du contenu de la
doctrine à sa réception basée sur sa force de transformation spirituelle ; enfin, cela
indique la fonction pastorale du magistère ecclésial qui est de rendre témoignage à
cette doctrine, sous forme solennelle, à travers la réunion d’un concile, mais sans
s’opposer à telle ou telle hérésie avec, comme corollaire, le refus de condamner et,
positivement, le désir d’offrir à l’humanité un patrimoine de sagesse ou un trésor,
celui de l’Évangile.
Dans le même discours, le pape exclut deux malentendus quant à ce que signifie
conserver dans son intégrité la doctrine. Ce devoir ne saurait se confondre avec un
immobilisme tourné vers le passé ni n’admettre qu’un développement répétitif de la
doctrine. Il propose donc une nouvelle manière de se rapporter à la tradition doctrinale de l’Église qui est historique et qui a besoin non pas d’être simplement répétée, mais d’être réinterprétée puisqu’elle représente une manière, dans des situations
culturelles différentes, de proposer le dépôt de la foi. La tradition doctrinale est, du
coup, un acte de traditio-receptio dans divers contextes historiques et socio-culturels.
Le rapport entre doctrine et histoire — qui était au cœur de la crise moderniste — est
ainsi posé dans des termes nouveaux.
Pour Theobald, cette prise en compte des contextes et de la situation des destinataires introduit un « changement d’ordre » ou un changement « paradigmatique »
(p. 478). On passe alors du contenu de la doctrine à sa réception, fondée sur une
attention nouvelle aux conditions spirituelles dans lesquelles évolue l’humanité, et à
son interprétation en vue d’une ré-expression. Comme il l’exprimera de manière
synthétique dans un texte plus récent, la pastoralité renvoie à la prise en compte du
destinataire ou du récepteur au moment de l’élaboration du discours : « […] il n’y a
pas d’annonce de l’Évangile de Dieu sans prise en compte du destinataire ; et, pour
préciser la place de ce dernier, il faut ajouter que “cela” dont il est question dans l’an-
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GILLES ROUTHIER
nonce est déjà à l’œuvre en lui, de sorte qu’il peut y adhérer en toute liberté8 ». La
pastoralité de Vatican II, sans s’y réduire, se caractérise donc par la prise en compte
des destinataires et du contexte. La pastoralité, qui renvoie à une conception anthropologique des destinataires (ce qui est « déjà à l’œuvre en lui »), se caractérise aussi,
en raison de sa prise en compte du contexte historique et culturel des destinataires,
par la reconnaissance de la figure culturelle de la « vérité révélée9 », ce qui conduit à
repenser le doctrinal. Au-delà des simples énoncés, la pastoralité inscrit le traditum
dans des lieux et des espaces propres à ceux qui reçoivent l’Évangile. Cette manière
de définir la pastoralité fait ressortir la dimension relationnelle du rapport entre
l’Église et le monde.
La conscience de l’enracinement historique des destinataires et des destinateurs
est un acquis capital. En effet,
durant l’époque moderne, la chrétienté, au moins une partie, a progressivement pris conscience que la Révélation n’existait pas en dehors de sa réception historique : la Paradosis effectivement vécue, le corps de la foi — celui qu’elle est, qu’elle reçoit et qu’elle
se donne — est la seule trace de son origine divine. L’interprétation historique fait donc
partie de la Révélation au sens où celle-ci est radicalement livrée à celle-là10.
Vatican II constitue une expression solennelle du magistère de l’Église, mais en
référence aux Écritures lues et interprétées dans de nouveaux contextes historiques et
suivant une nouvelle conception de la tradition et de ce magistère. Cette nouvelle
manière que représente la « forme pastorale » de la doctrine, caractérise la situation
actuelle du discours chrétien ou la quatrième phase de son évolution. Par la suite, la
tâche du théologien s’inscrit à l’intérieur de cette nouvelle phase du discours chrétien.
II. UN PASSAGE NON ENCORE ACCOMPLI
La lecture de C. Theobald suivant laquelle nous serions passés à Vatican II à une
autre étape de l’évolution du discours chrétien implique, comme il l’observe en 1996,
une « lecture de Vatican II et de sa réception, ainsi qu’une prise de position sur la
continuité et la discontinuité entre deux conciles11 ». On connaît, de la part de notre
auteur, au moins deux lectures de la réception de Vatican II : une première en 199612
et une deuxième en 200913 . Ces deux lectures, la deuxième en particulier, du fait
8. C. THEOBALD, « Enjeux herméneutiques… », p. 370. Cela sera également repris par l’auteur dans Le christianisme comme style, Paris, Cerf, 2007, p. 159-169.
9. Voir C. THEOBALD, « C’est aujourd’hui le “moment favorable”. Pour un diagnostic théologique du moment présent », dans Une nouvelle chance pour l’Évangile. Vers une pastorale d’engendrement, Bruxelles,
Lumen Vitae ; Montréal, Novalis ; Paris, Éditions de l’Atelier, 2004, p. 56.
10. ID., « Le discours “définitif” du magistère. Pourquoi avoir peur d’une réception créatrice ? », Concilium,
279 (1999), p. 94. Cela sera repris quelques années plus tard par l’auteur dans « Pour une théologie de
l’institution conciliaire », Recherches de Science Religieuse, 93, 2 (2005), p. 282.
11. « L’encyclique Humani generis (1950) ou la fin d’une époque de dogmatisation fondamentale », dans La
Parole du Salut, p. 468.
12. « Vatican II à l’épreuve de la “réception” », dans La Parole du Salut, p. 604-620.
13. « Vers une réception du corpus à la hauteur de l’événement conciliaire. La manifestation postconciliaire du
principe de “pastoralité” », dans La réception du concile Vatican II. 1. Accéder à la source, Paris, Cerf
(coll. « Unam Sanctam »), p. 495-700, en particulier le chapitre II, « Une brève histoire de la réception de
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qu’elle croise plusieurs paramètres (périodisation, méthode d’interprétation, contenu
du corpus et critères d’interprétation), indiquent toute la complexité du processus de
réception. Je crains d’être trop schématique ici14. N’adoptant pas les lectures dialectiques de la réception de Vatican II développées par ses collègues allemands, en particulier J.-H. Pottmeyer15, C. Theobald propose, à partir de la distinction entre réception kérygmatique et réception pratique, une lecture en trois phases de la réception du
Concile. Une première, correspondrait globalement au pontificat de Paul VI. Elle
développerait une réception applicative du Concile. Cette période, surtout dominée
par l’argument ecclésiologique, est marquée par une série de réformes institutionnelles dans le domaine des trois munera. La deuxième aurait été marquée par un effort
de synthèse doctrinale qui tente une intégration des enseignements des deux derniers
conciles. Au cours des deux premières phases, Rome adopte « une méthode analytique propre à toute administration, méthode qui consiste à fragmenter l’ensemble du
corpus en thèmes et en questions16 ». Ces deux premières phases relèveraient surtout
de la réception kérygmatique ou de l’effort des pasteurs pour faire connaître et mettre
en œuvre le Concile. Au tournant du millénaire, la réception serait entrée dans une
nouvelle phase où les questions de théologie fondamentale reviendraient sur le devant
de la scène, le rapport au Concile et à ses enseignements se présentant alors de manière nouvelle, l’Église, mise en situation de devoir inventer, est appelée à discerner
le chemin à suivre. Ce processus de discernement faisant appel à une nécessaire régulation, le Concile servirait à l’Église de boussole fiable lui permettant d’opérer le
discernement du chemin qu’elle est appelée à suivre dans l’histoire. Le rapport au
Concile est alors modifié, car il n’est plus simplement conçu cette fois comme une
série de thèmes ou de questions (les contenus), mais comme un moment de discernement qui engage l’écoute de la Parole de Dieu et de ce dont sont porteurs les destinataires de cette écoute ou « de ce qui se passe dans et entre les interlocuteurs les
plus divers17 ». Le Concile, à travers son corpus, renvoie donc fondamentalement à
cette expérience théologale foncière que manifestent les apprentissages réalisés par
les Pères conciliaires au cours du Concile grâce à cette double écoute qui les a conduits à accomplir un acte de tradition, soit la ré-expression pour aujourd’hui du dépôt
de la foi. En somme, au cours de cette nouvelle phase de réception, c’est toute
l’Église qui serait appelée à réaliser l’apprentissage opéré au cours du Concile ou, en
d’autres termes, à recevoir le principe de pastoralité mis en avant dans le discours
inaugural de Jean XXIII.
Vatican II », p. 547-654. On verra aussi « Réinterroger les options théologiques et ecclésiologiques du
Concile », dans A. MELLONI, C. THEOBALD, Vatican II. Un avenir oublié, Paris, Bayard, 2005, p. 158-189.
14. Pour un exposé plus ample, voir La réception du concile Vatican II…, p. 535-546.
15. « Continuité et innovation dans l’ecclésiologie de Vatican II », dans G. ALBERIGO, dir., Les Églises après
Vatican II. Dynamisme et prospective, Paris, Beauchesne, 1981, p. 91-116 et « Vers une nouvelle phase de
réception de Vatican II. Vingt ans d’herméneutique du Concile », dans G. ALBERIGO, J.-P. JOSSUA, dir., La
réception de Vatican II, Paris, Cerf, 1985, p. 43-64.
16. THEOBALD, La réception du concile Vatican II…, p. 537-538.
17. Ibid., p. 543.
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Cette vision large et profonde du devenir de l’Église catholique au cours des
cinquante dernières années met au centre la question de la tradition, question que ne
cesse d’approfondir C. Theobald18 :
Une dernière alternative se présente ici qui résume en quelque sorte toutes les autres ; elle
porte sur le rapport de l’Église de Vatican II à la tradition. L’argument de tradition interprété au sens d’une continuité — « l’Église est elle-même et la même dans tous les conciles » — peut être compris dans un sens qui annule finalement la nouveauté du Concile,
ce qui donnerait à la réception la figure d’une « normalisation » : on soulignerait le rapport de subordination par rapport au magistère conciliaire et à la hiérarchie (première
alternative), on situerait l’unité du corpus textuel sur le plan doctrinal et canonique,
concevant la pastoralité en terme d’application (deuxième alternative), et on recentrerait
son contenu autour de l’ecclésiologie de communion, enracinée dans sa source trinitaire
qui est en même temps son modèle, mais sans aborder la question de l’interprétation
contextuelle de l’ensemble du mystère chrétien (troisième alternative)19.
Un peu plus loin, il écrira : « Le rapport de Vatican II à la “grande tradition” et au
monde d’aujourd’hui, […] est sans aucun doute le lieu de résistance et de conversion
le plus important au sein du processus de réception. Une certaine herméneutique de
la tradition catholique risque en effet d’empêcher le Concile de manifester toutes ses
ressources, de l’emprisonner en quelque sorte en normalisant son apport20 ».
Nous espérons ne pas offenser C. Theobald en associant son diagnostic de la situation présente à celui de Mgr Fellay, supérieur de la Fraternité Saint-Pie-X et ordonné par Mgr Lefebvre pour lui succéder. Dans une très longue conférence donnée à
Bruxelles le 13 juin 2005, celui-ci fait un bilan des rapports de la Fraternité avec
Rome. Revenant sur les années passées et les échecs de la réconciliation, il conclut
lui aussi que le rapport à la tradition est au centre des blocages ou des malentendus :
Rome essaie alors de trouver une formule qui soit « buvable » : « Le concile à la lumière
de la Tradition ». Mais dans le contexte où cette formule est employée, elle ne nous convient pas. Car qu’est-ce que cela veut dire : « J’accepte le concile à la lumière de la Tradition » ? Qu’est-ce que cela veut dire, quand on nous accuse, nous, d’avoir une fausse
idée de la Tradition ? Dans le texte même de l’excommunication de Mgr Lefebvre, il est
dit qu’il a commis une faute en sacrant des évêques, parce qu’il avait une notion incomplète de la Tradition. Et on nous proposerait de signer une déclaration comme quoi
nous acceptons le concile à la lumière de la Tradition21 !
III. LE RISQUE DE LA RÉGRESSION
La question de la tradition est manifestement au cœur de la réception de Vatican II et, avec elle, celle de la continuité ou de la discontinuité du Concile avec la
tradition. Elle est posée très clairement par la fronde de Mgr Lefebvre qui entraînera
sur son terrain, malgré eux et parfois à leur corps défendant, les trois papes qui ont eu
18. Voir notamment « La transmission de la Révélation Divine. À propos de la réception du chapitre II de “Dei
Verbum” », dans « Dans les traces… » de la constitution « Dei Verbum » du concile Vatican II. Bible,
théologie et pratiques de lecture, Paris, Cerf, 2009, p. 35-55.
19. La réception du concile Vatican II…, p. 541.
20. Ibid., p. 545.
21. Texte disponible à l’adresse http://lacriseintegriste.typepad.fr/.
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LES AVATARS DE LA CRISE MODERNISTE
à affronter la « crise intégriste » et, plus largement, les congrégations romaines, plus
particulièrement, la Congrégation pour la doctrine de la foi22. Nous ne retracerons ici
que les grandes lignes de ce débat23.
Déjà l’époque du Concile, Mgr Lefebvre, pour me limiter à ce protagoniste, déclarait que la doctrine de certains schémas soumis à la discussion n’était pas traditionnelle. Pour justifier son rejet de ces schémas et sa campagne visant à entraîner d’autres évêques à agir dans le même sens, il arguait que l’enseignement proposé dans ces
textes représentait une « doctrina nova » qui « ne concordait pas avec la doctrine de
la théologie pastorale enseignée par l’Église jusqu’à présent24 ». Cet argument, nous
le trouvons en particulier à partir de la quatrième session. Ainsi, dans son intervention
sur le schéma XIII, il insistait sur le fait que, « soit au sujet de l’homme et de sa condition, soit au sujet du monde et des sociétés familiale et civile, soit au sujet de
l’Église, la doctrine de cette constitution est une doctrine nouvelle dans l’Église, bien
qu’elle soit déjà ancienne chez beaucoup de non-catholiques ou chez les catholiques
libéraux25 ». Plus loin dans la même intervention, il revenait à nouveau sur cette question en soulignant qu’en « divers endroits, certains principes sont affirmés en contradiction flagrante avec la doctrine traditionnelle de l’Église26 ». À ses yeux, d’« innombrables propositions contiennent des ambiguïtés parce que, en réalité, la doctrine
de leurs rédacteurs n’est pas la doctrine catholique traditionnelle, mais une doctrine
nouvelle, mélangée de nominalisme, de modernisme, de libéralisme et de teilhardisme ». Le concile Vatican II, comme l’affirme Mgr Lefebvre, n’était donc pas en
continuité avec la tradition, mais représentait une véritable rupture par rapport à la
22. Il faut ajouter la Congrégation pour le culte divin et la liturgie, la Congrégation pour l’éducation catholique, la Congrégation pour les religieux, la Commission Ecclesia Dei et d’autres organismes du SaintSiège.
23. Sur le sujet, voir notre article « The Hermeneutic of Reform as a Task for Theology », Irish Theological
Quarterly, 77, p. 219-243, repris en italien (« Sull’interprtazione del Vaticano II. L’ermeneutica della riforma, compito per la teologia », I et II, La Rivista del Clero italiano, XCII, 11 et XCII, 12 (2011), respectivement p. 744-759 et p. 827-841) et en allemand (« Die Hermeneutik der Reform als Aufgabe für die Theologie », Theologie der Gegenwart, 55 [2012], p. 253-268). Voir aussi G. ROUTHIER, « Il concilio Vaticano II
“in dibattito” », Annali di studi religiosi, à paraître en 2012 et repris dans le volume Un concilio per il XXI
secolo. Il Vaticano II cinquant’anni dopo, Milan, Vita e Pensiero, 2012, p. 115-138. Enfin, « Une magistrale leçon d’herméneutique du Concile. L’allocution de Benoît XVI à la Curie romaine (22 décembre
2005) », Revista española de teología, LXXII, 3 (2012), p. 469-487.
24. Voir son intervention dans les Acta synodalia, IV/II, p. 781-782. J’emprunte la traduction à celle offerte
par Mgr Lefebvre lui-même dans J’accuse le concile !, Martigny, Éditions Saint-Gabriel, 1976, p. 88-90.
25. J’accuse le concile !, p. 88-90.
26. Plus loin, il ajoute : « En divers endroits, certaines affirmations contredisent la doctrine de l’Église. Par
exemple : toujours l’Église a enseigné et enseigne l’obligation, pour tous les hommes, d’obéir à Dieu et
aux autorités constituées par Dieu… Le schéma dit au contraire : “la dignité de l’homme est dans sa liberté
de conscience…” » ; « Le chapitre du mariage, […] présente l’amour conjugal comme l’élément primaire
du mariage, dont procède l’élément secondaire, la procréation ; […] Cela aussi est contraire à la doctrine
traditionnelle de l’Église… ». Pour son intervention, voir Acta synodalia, IV/II, p. 781-782.
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tradition récente de l’Église, voire sa contradiction27. On pourrait donner plusieurs autres exemples pour étayer cette affirmation, mais cela est-il vraiment nécessaire28 ?
Dans ses colloques post-conciliaires, avec le nonce apostolique à Berne, l’évêque
de Fribourg Mgr Mamie, la Commission cardinalice instituée par Paul VI, le cardinal
Seper, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi et le pape Paul VI luimême, la question de l’infidélité de Vatican II et de l’Église à la tradition revient de
manière récurrente, en particulier à partir de 1974. Elle est clairement formulée dans
son « Manifeste » de 1974 où il déclare adhérer « de tout cœur, de toute notre âme à
la Rome catholique, gardienne de la foi catholique et des traditions nécessaires au
maintien de cette foi […] », tout en refusant « de suivre la Rome de tendance néomoderniste et néo-protestante » qui propose un « enseignement issu du libéralisme et
du protestantisme condamnés maintes fois par le magistère solennel de l’Église ».
Dans ce cadre d’adhésion et de refus clairement défini, Mgr Lefebvre conclut qu’« aucune autorité, même la plus élevée dans la hiérarchie, ne peut nous contraindre à
abandonner ou à diminuer notre foi catholique clairement exprimée et professée par
le magistère de l’Église depuis dix-neuf siècles », optant pour « ce qui a toujours été
enseigné » plutôt que pour « ces nouveautés destructrices de l’Église29 ».
À cette revendication de la Tradition, la lettre que lui adressait Paul VI, le 11 octobre 1976, comporte tout un passage sur la tradition :
Vous vous dites soumis à l’Église, fidèle à la Tradition, par le seul fait que vous obéissez
à certaines normes du passé, dictées par les prédécesseurs de celui auquel Dieu a conféré
aujourd’hui les pouvoirs donnés à Pierre. C’est dire que, sur ce point aussi, le concept de
« Tradition » que vous invoquez est faussé. La Tradition n’est pas une donnée figée ou
morte, un fait en quelque sorte statique qui bloquerait, à un moment déterminé de
l’histoire, la vie de cet organisme actif qu’est l’Église, c’est-à-dire le corps mystique du
Christ. Il revient au Pape et aux conciles de porter un jugement pour discerner dans les
traditions de l’Église, ce à quoi il n’est pas possible de renoncer sans infidélité au Seigneur et à l’Esprit Saint — le dépôt de la foi — et ce qui au contraire peut et doit être mis
à jour, pour faciliter la prière et la mission de l’Église à travers la variété des temps et des
lieux, pour mieux traduire le message divin dans le langage d’aujourd’hui et mieux le
communiquer, sans compromission indue. La Tradition n’est donc pas séparable du Ma27. Voir, notamment, sa présentation en regard de quelques « propositions affirmées par Vatican II dans Dignitatis humanae », et de quelques « propositions condamnées par Pie IX dans Quanta Cura », dans Mgr LEFEBVRE, Ils l’ont découronné. Du libéralisme à l’apostasie. La tragédie conciliaire, Escurolles, Fideliter,
1987, p. 183-184.
28. Dans son intervention sur la liberté religieuse, il déclare : « En effet, où est entrée en vigueur cette conception [de la liberté religieuse fondée sur la dignité de la personne humaine] ? Dans la tradition de l’Église ou
bien hors de l’Église ? Évidemment, chez les soi-disant philosophes du XVIIIe siècle » (p. 95). « Enfin et en
somme, où se trouve le défaut de toute cette argumentation, impossible à prouver par la Tradition ou
l’Écriture Sainte, appuyée seulement sur la raison ? » (p. 97). Dans son intervention sur le schéma Ad gentes, il déclare : « En effet, la théologie de cet exposé fondamental du schéma n’est pas traditionnelle. […]
Une telle doctrine constitue une théologie nouvelle » (p. 101).
29. J’emprunte le texte au site web www.lacriseintegriste.typepad.fr. On verra aussi, par exemple, l’introduction à son volume de 1976, J’accuse le concile !, où Mgr Lefebvre déclare : « Il nous reste une seule solution : abandonner ces témoins dangereux [les textes de Vatican II] pour nous attacher fermement à la Tradition, soit au Magistère officiel de l’Église pendant vingt siècles » (p. 11). Sur cette question, voir en particulier sa « Lettre aux amis et aux bienfaiteurs », no 9 (septembre 1975). Voir aussi sa réponse au cardinal
Seper (26 février 1978).
284
LES AVATARS DE LA CRISE MODERNISTE
gistère vivant de l’Église, comme elle n’est pas séparable de l’Écriture sainte : « La sainte
Tradition, la sainte Écriture et le magistère de l’Église… sont tellement reliés et solidaires entre eux qu’aucune de ces réalités ne subsiste sans les autres, et que toutes ensemble, chacune à sa façon, sous l’action du seul Esprit Saint, contribuent efficacement
au salut des âmes ». […] Au fond vous entendez, vous-même et ceux qui vous suivent,
vous arrêter à un moment déterminé de la vie de l’Église ; vous refusez, par là même,
d’adhérer à l’Église vivante qui est celle de toujours30.
On doit reconnaître que Paul VI n’avait rien cédé à Mgr Lefebvre. Du reste, il
devenait clair que celui-ci ne pouvait rien espérer au cours du pontificat de Montini.
1. Réviser le Concile et revenir à une phase antérieure du discours chrétien
Le changement de pontificat allait susciter de nouveaux espoirs, surtout à la suite
du discours de Jean-Paul II lors de l’ouverture du consistoire, le 5 novembre 1979.
Après avoir réaffirmé que la « réalisation cohérente de l’enseignement et des directives du concile Vatican II est et continue à être la tâche principale du pontificat », le
pape poursuivait :
On ne peut pas prétendre pour ainsi dire, faire remonter à l’Église le cours de l’Histoire de
l’humanité. Mais on ne peut pas non plus courir présomptueusement en avant, vers des
manières de vivre, de comprendre et de prêcher la vérité chrétienne, et finalement vers des
modes d’être chrétien, prêtre, religieux et religieuse, qui ne s’abritent pas sous l’enseignement intégral du Concile ; intégral, c’est-à-dire entendu à la lumière de toute la sainte
Tradition et sur la base du magistère constant de l’Église31.
Dès le 18 novembre 1979, Jean-Paul II recevait Mgr Lefebvre. Ce dernier, qui
s’était opposé jusque-là au Concile et à sa mise en œuvre, « s’était alors dit prêt à
“accepter le concile lu à la lumière de la Tradition”32 ». Désormais, le recours à ce
motif sera constant. Celui qui, jusque-là, s’appliquait à démontrer que le Concile était
en rupture avec la tradition, voudra dorénavant montrer que, interprété « à la lumière
de toute la Sainte Tradition », le Concile ne représente aucune nouveauté. Toutefois,
dans ce cas, ce n’est plus le Concile qui interprète les documents pontificaux antérieurs dont le niveau d’autorité est inférieur à ceux d’un concile, mais ce sont ces documents qui sont appelés à interpréter le Concile et à déterminer la portée de son enseignement. Comme le précise le biographe de l’évêque d’Écône, Mgr Lefebvre
entend appliquer « le critère de la tradition aux divers documents du Concile pour savoir ce qui est à retenir, ce qui est à éclaircir et ce qui est à rejeter33 ».
Au cours de cette négociation, dans une lettre adressée au pape Jean-Paul II
(5 avril 1983), Mgr Lefebvre devait préciser ce qu’il entendait par « l’interprétation
du concile à la lumière de la Tradition ». Il écrivait : « Quant au premier paragraphe
[de la déclaration qu’on lui demandait de signer] concernant le Concile, j’accepte
volontiers de le signer dans le sens que la Tradition est le critère de l’interprétation
30. www.lacriseintegriste.typepad.fr.
31. Ibid.
32. Nicolas SENÈZE, La crise intégriste. Vingt ans après le schisme de Mgr Lefebvre, Paris, Bayard, 2008,
p. 110.
33. B. TISSIER DE MALLERAIS, Marcel Lefebvre, une vie, Suresnes, Clovis, 2002, p. 529.
285
GILLES ROUTHIER
des documents […]. Car il est évident que la Tradition n’est pas compatible avec la
Déclaration sur la liberté religieuse, selon les experts eux-mêmes comme les R. Pères
Congar et Murray ». Aussi, en plus d’exiger la réforme du nouvel ordo missae afin de
le rendre conforme à la doctrine catholique, il demandait « une réforme des affirmations ou expressions du Concile qui sont contraires au Magistère officiel de l’Église,
spécialement dans la Déclaration sur la liberté religieuse, dans la Constitution sur
l’Église et le monde et dans le Décret sur les religions non chrétiennes, etc. » À l’évidence, dans son esprit, l’enseignement pontifical des siècles passés doit corriger la
doctrine conciliaire. Cette position ne pouvait pas être reçue par Rome. Dans sa
réponse du 20 juillet 1983, le cardinal Ratzinger écrivait :
Après les entretiens qui se sont déroulés entre nous, je pensais personnellement qu’il n’y
avait plus d’obstacles à propos du point I, c’est-à-dire l’acceptation du deuxième concile
du Vatican interprété à la lumière de la Tradition catholique et compte tenu des déclarations mêmes du Concile sur les degrés d’obligation de ses textes. Aussi le Saint-Père est-il
étonné que même votre acceptation du Concile interprété selon la Tradition demeure ambiguë, puisque vous affirmez immédiatement que la Tradition n’est pas compatible avec la
Déclaration sur la Liberté religieuse.
Au troisième paragraphe de vos suggestions, vous parlez d’« affirmations ou expressions
du Concile qui sont contraires au Magistère officiel de l’Église ». Ce disant, vous enlevez
toute portée à votre acceptation antécédente ; et, en énumérant trois textes conciliaires
incompatibles selon vous avec le Magistère, en y ajoutant même un « etc. », vous rendez
votre position encore plus radicale.
Ici comme à propos des questions liturgiques, il faut noter que — en fonction des divers
degrés d’autorité des textes conciliaires — la critique de certaines de leurs expressions,
faites selon les règles générales de l’adhésion au Magistère, n’est pas exclue. Vous pouvez
de même exprimer le désir d’une déclaration ou d’un développement explicatif sur tel ou
tel point.
Mais vous ne pouvez pas affirmer l’incompatibilité des textes conciliaires — qui sont des
textes magistériels — avec le Magistère et la Tradition. Il vous est possible de dire que
personnellement, vous ne voyez pas cette compatibilité, et donc de demander au Siège
Apostolique des explications. Mais si, au contraire, vous affirmez l’impossibilité de telles
explications, vous vous opposez profondément à cette structure fondamentale de la foi
catholique, à cette obéissance et humilité de la foi ecclésiastique dont vous vous réclamez
à la fin de votre lettre, lorsque vous évoquez la foi qui vous a été enseignée au cours de
votre enfance et dans la Ville éternelle.
Sur ce point vaut du reste une remarque déjà faite précédemment à propos de la liturgie :
les auteurs privés, même s’ils furent experts au Concile (comme le P. Congar et le P. Murray que vous citez) ne sont pas l’autorité chargée de l’interprétation. Seule est authentique
et autoritative l’interprétation donnée par le Magistère, qui est ainsi l’interprète de ses
propres textes : car les textes conciliaires ne sont pas les écrits de tel ou de tel expert ou de
quiconque a pu contribuer à leur genèse, ils sont des documents du Magistère.
Ces précisions ouvraient une nouvelle porte qui allait elle-même conduire à une
nouvelle phase dans les échanges entre le Saint-Siège et Mgr Lefebvre. Si l’on devait
accepter les textes du Concile, demeurait possible d’en obtenir une interprétation ou
une déclaration explicative aptes à les rendre compatibles avec la Tradition. Mgr Lefebvre voudra tenter le coup. Le 6 novembre 1985, alors que l’Assemblée extraordinaire du Synode des évêques est en cours, Mgr Lefebvre adresse 39 Dubia sur la
liberté religieuse à la Congrégation pour la doctrine de la foi. C’était là, par la voie
286
LES AVATARS DE LA CRISE MODERNISTE
interprétative, espérer obtenir une révision de l’enseignement de la Déclaration sur la
liberté religieuse de Vatican II.
On se souvient de l’entrevue du cardinal Ratzinger34 qui précéda cette assemblée
du Synode. On a moins remarqué, à l’époque, que, au même moment et probablement
pas sans lien, Walter Kasper, alors secrétaire général de cette Assemblée, d’abord
dans un texte destiné à l’épiscopat allemand au moment de la préparation de l’assemblée synodale, puis dans diverses contributions au cours des années subséquentes,
développa des propositions qui allaient avoir par la suite beaucoup d’influence en
matière d’herméneutique conciliaire. Il énonçait deux principes herméneutiques qui
reprennent des éléments contenus dans les prises de position du cardinal Ratzinger :
Les textes de Vatican II doivent être compris et réalisés intégralement. Il n’est pas possible de faire ressortir quelques énoncés ou aspects de façon isolée, lettre et esprit du
Concile doivent être compris comme une unité. […]
Le second concile du Vatican doit être compris — comme tout autre concile — à la lumière de la tradition plus vaste de l’Église. Il est donc absurde, […] de distinguer entre
l’Église préconciliaire et l’Église postconciliaire, comme si l’Église postconciliaire était
une nouvelle Église […]. Au contraire, celui-ci se situe dans la tradition de tous les conciles antérieurs et voulait les renouveler ; c’est pourquoi il doit être interprété dans le
contexte de cette tradition […]35.
Les conclusions de l’Assemblée synodale elle-même allait prendre position sur
l’interprétation du Concile. Ainsi, le Rapport final déclarait que « le Concile doit être
compris dans sa continuité avec la grande Tradition de l’Église. L’Église est ellemême et la même dans tous les conciles36 ». On était en raison de se demander, si ces
nombreux rappels en faveur de la continuité avec la tradition, ne préparaient pas
quelques surprises, surtout si l’on considère que, à la suite de cette assemblée synodale, l’autorité magistérielle des conférences épiscopales allait être réduite de manière
drastique37.
La réponse aux Dubia soumis par Mgr Lefebvre, ample et très développée, ne sera
cependant donnée que le 9 mars 1987, alors que, dans l’intervalle, la rencontre inter-
34. V. MESSORI, Entretien sur la foi, Paris, Fayard, 1985.
35. « Points de vue pour le synode extraordinaire », dans Le synode extraordinaire Célébration de Vatican II,
Paris, Cerf, 1985, p. 653-654. Voir aussi « Die bleibende Herausforderung durch das II. Vatikanische Konzil. Zur Hermeneutik der Konzilsaussagen », Theologie und Kirche, Mayence, Grünewald, 1987, p. 290299 ; repris en français dans « Le défi de Vatican II qui demeure : à propos de l’herméneutique des affirmations du Concile », La théologie et l’Église, Paris, Cerf, (coll. « Cogitatio Fidei »), 1990, p. 411-423 ;
Kirche - wohin gehst du ? Die bleibende Bedeutung des II. Vatikanischen Konzils, Paderborn, Bonifatius,
1987, p. 22-32 ; « Hermeneutische Prinzipien zur Auslegung des Vatikanum II », dans G.W. HUNOLD,
W. KORFF, dir., Die Welt für morgen : Ethische Herausforderungen im Anspruch der Zukunft. Festschrift
für F. Böckle, München, Kösel, 1986, p. 413-425.
36. « Rapport final », dans Le synode extraordinaire Célébration de Vatican II, p. 552.
37. Voir notre article « Un “mandatum docendi” dénié. Comment on interprète un silence », dans G. ROUTHIER, G. JOBIN, L’Autorité et les Autorités. L’herméneutique théologique de Vatican II, Paris, Cerf (coll.
« Unam Sanctam », Nouvelle série, 3), p. 167-187.
287
GILLES ROUTHIER
religieuse d’Assise avait provoqué un véritable scandale dans les milieux traditionalistes38. De plus, pour Mgr Lefebvre, cette réponse apparaissait insatisfaisante.
C’est alors que Mgr Lefebvre revint, après une parenthèse de plus de huit années
au cours desquelles il a tenté de réinterpréter le Concile à partir des textes pontificaux
antérieurs, à une position plus intransigeante. Pour lui, la réponse aux Dubia donnait
un signal clair : il était impossible d’espérer une réinterprétation-correction du Concile à la lumière de la tradition, c’est-à-dire, dans le cas, à la lumière des condamnations de Quanta cura. Cette réponse insatisfaisante l’obligeait à prendre un autre chemin. À la fin du mois, il annonce qu’il va consacrer des évêques pour donner une
postérité à la tradition, Rome étant dans les ténèbres. Dans sa lettre du 8 juillet 1987,
il écrit : « Le Magistère d’aujourd’hui ne se suffit pas à lui-même, pour être dit catholique, s’il n’est la transmission du dépôt de la foi, c’est-à-dire de la Tradition. Un
Magistère nouveau, sans racine dans le passé, et à plus forte raison contraire au Magistère de toujours, ne peut-être que schismatique, sinon hérétique ». Le 14 juillet, il
est reçu à nouveau par le cardinal Ratzinger. Dans le compte rendu des discussions
qu’il en fournit, Bernard Tissier de Mallerais prête ce propos à Mgr Lefebvre :
Le schisme ? […] Si schisme il y a, il est bien plus le fait du Vatican, avec Assise et votre
réponse à nos Dubia : c’est la rupture de l’Église avec son magistère traditionnel. L’Église
contre son passé et sa Tradition, ce n’est pas l’Église catholique ; c’est pourquoi il nous
est indifférent d’être excommuniés par cette Église libérale, œcuménique, révolutionnaire39.
C’est à partir de ce moment qu’il entreprend sa marche vers la constitution d’une
Église schismatique.
2. Nouvelle tentative pour accommoder Vatican II
à une forme antérieure du discours chrétien
Quelques années plus tard (2005), peu de temps après l’élection à la papauté de
Joseph Ratzinger, Mgr Fellay, successeur de Mgr Lefebvre comme supérieur de la Fraternité Saint-Pie-X, dans sa très longue conférence donnée à Bruxelles le 13 juin 2005,
traçait un portrait contrasté du nouveau pape et de ses rapports avec la Fraternité,
alors qu’il était préfet pour la doctrine de la Foi. D’après le supérieur de la Fraternité
Saint-Pie-X, le principal défaut de celui qui occupe la chaire de Pierre, malgré qu’il
reconnaisse la crise de l’Église, c’est son attachement au Concile. Revenant sur les
années passées et les échecs de la réconciliation, il ajoute :
Rome essaie alors de trouver une formule qui soit « buvable » : « Le concile à la lumière
de la Tradition ». Mais dans le contexte où cette formule est employée, elle ne nous convient pas. Car qu’est-ce que cela veut dire : « J’accepte le concile à la lumière de la Tradition » ? Qu’est-ce que cela veut dire, quand on nous accuse, nous, d’avoir une fausse
idée de la Tradition ? Dans le texte même de l’excommunication de Mgr Lefebvre, il est
dit qu’il a commis une faute en sacrant des évêques, parce qu’il avait une notion in-
38. On en trouve une version française sur le site http://jesusmarie.free.fr/fspx_reponse_aux_dubia_2.pdf (le
document compte 50 pages).
39. B. TISSIER DE MALLERAIS, Marcel Lefebvre…, p. 576.
288
LES AVATARS DE LA CRISE MODERNISTE
complète de la Tradition. Et on nous proposerait de signer une déclaration comme quoi
nous acceptons le concile à la lumière de la Tradition40 !
Poursuivant son analyse, il ajoute :
En 1985, le cardinal Ratzinger a fait un constat sur le concile : selon lui, c’est une mauvaise compréhension du concile qui a porté ces mauvais fruits. Pour nous, notre position
sur le concile est qu’il s’y trouve des erreurs, des ambiguïtés qui conduisent à bien d’autres erreurs qui sont pires. Il y a là un esprit qui n’est pas catholique. Alors, Rome essaie
de trouver une formule « buvable » ; il s’agit de voir le concile à la lumière de la Tradition. Mais quelle Tradition ? En 1988, il était reproché à Mgr Lefebvre d’avoir une
notion incomplète de la Tradition, un concept fixiste : le « passé ». Alors que la Tradition
« se ferait aujourd’hui », — expression on ne peut plus ambiguë41.
Malgré ce jugement assez critique sur le nouveau pape, une rencontre est finalement organisée entre Benoît XVI et Mgr Fellay. Elle aura lieu le 29 août 2005, soit
quatre mois seulement après l’élection de Benoît XVI, à sa résidence d’été de Castel
Gondolfo. Dans le compte rendu qu’il en fait dans une entrevue du 13 septembre
suivant, Mgr Fellay précise que la Fraternité a formulé trois demandes : accorder
« une pleine liberté à la messe tridentine, faire taire le reproche de schisme en enterrant les prétendues excommunications, et trouver une structure d’Église pour la famille de la Tradition42 ». Interrogé sur l’accueil fait à ces trois demandes, non seulement Mgr Fellay évoque une « volonté de procéder par étapes et dans des délais
raisonnables43 », mais il souligne ensuite que « Benoît XVI a précisé qu’il n’y avait
qu’une manière d’être dans l’Église catholique : c’est d’avoir l’esprit de Vatican II
interprété à la lumière de la Tradition, c’est-à-dire dans l’intention des pères du concile et selon la lettre des textes. C’est une perspective qui nous effraie passablement 44 … » L’expression mise en avant en 1982, lors des premières discussions,
revient donc hanter les discussions.
C’est sur cet arrière-fond qu’il faut lire la leçon d’herméneutique qu’allait donner
le pape, dans son allocution à la Curie romaine, le 22 décembre 2005. Ce texte nous
semble préparer, en lui en donnant les principes et la méthode, les réponses à venir de
la Congrégation pour la Doctrine de la foi à des questions concernant certains aspects
de la doctrine sur l’Église, réponse datée du 29 juin 2007. L’introduction à cette réponse, après avoir affirmé que la Constitution Lumen gentium et le Décret sur l’œcuménisme avaient contribué au renouveau de l’ecclésiologie et que le travail des théo40. « Conférence de Mgr Fellay à Bruxelles » (13 juin 2005), à l’adresse : http://lacriseintegriste.typepad.fr/
weblog/2005/06/conf%C3%A9rence-de-mgr-fellay-%C3%A0-bruxelles.html.
41. « Entretien de Mgr Fellay à DICI » (16 juillet 2005) à l’adresse : http://lacriseintegriste.typepad.fr/weblog/
2005/07/entretien-de-mgr-fellay-%C3%A0-dici.html.
42. On notera que certaines conditions ont été satisfaites depuis, avec la publication du Motu proprio « Summorum pontificium » (7 juillet 2007) qui libéralise l’usage du rite romain antérieur à la réforme liturgique
de 1970 et le décret de la levée des excommunications, le 21 janvier 2009. On s’acheminait donc vers la
satisfaction complète des conditions soumises par Mgr Fellay en août 2005.
43. « Communiqué de Mgr Fellay après sa rencontre avec Benoît XVI » (29 août 2005) et « Déclaration du
Dr Navarro-Valls après la rencontre entre Benoît XVI et Mgr Fellay » (29 août 2005), à l’adresse :
http://lacriseintegriste.typepad.fr/weblog/09-le-dialogue-entre-la-fraternit%C3%A9-et-beno%C3%AEt-xvi/.
44. « Communiqué de Mgr Fellay après sa rencontre avec Benoît XVI » (29 août 2005), à l’adresse : http://
lacriseintegriste.typepad.fr/weblog/09-le-dialogue-entre-la-fraternit%C3%A9-et-beno%C3%AEt-xvi/.
289
GILLES ROUTHIER
logiens avait donné lieu à une « ample littérature sur ce sujet », concluait qu’il s’agit
de questions « qui ont aussi exigé des précisions et des explications45, notamment
dans la Déclaration Mysterium Ecclesiae (1973), la Lettre aux évêques de l’Église
catholique Communionis notio (1992) et la Déclaration Dominus Iesus (2000), toutes
publiées par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi46 ».
On a ici des exemples de déclarations explicatives ou interprétatives susceptibles
d’aider à comprendre le Concile à la « lumière de la tradition » et auxquelles faisait
allusion le cardinal Ratzinger en 1985. Le document — s’agit-il réellement d’un responsum ad dubium — en venait ensuite aux cinq questions soumises à l’examen de la
Congrégation mais, auparavant, on énonçait le principe qui allait conduire leur examen. C’est à « la lumière de l’ensemble de la doctrine catholique sur l’Église », expression très proche de celle qui nous occupe depuis 1982, que la Congrégation allait
préciser « la signification authentique de certaines expressions ecclésiologiques du
Magistère47 ».
La première question se formulait ainsi : « Le Concile Œcuménique Vatican II at-il changé la doctrine antérieure sur l’Église ? » La réponse, prévisible, notait que
« le Concile n’a pas voulu changer et n’a de fait pas changé la doctrine en question,
mais a bien plutôt entendu la développer, la formuler de manière plus adéquate et en
approfondir l’intelligence ». L’explicitation reprenait un passage du discours d’ouverture du Concile de Jean XXIII, passage que l’on retrouve du reste dans l’adresse de
Benoît XVI aux membres de la Curie, et citait les termes que Paul VI utilisait au
moment de la promulgation de la Constitution : « […] cette promulgation ne change
en rien la doctrine traditionnelle. Ce que veut le Christ, nous le voulons aussi. Ce qui
était, demeure. Ce que l’Église a enseigné pendant des siècles, nous l’enseignons également48 ». Ainsi se réalise largement une hypothèse envisagée par C. Theobald : le
45. On se souvient que, dans sa lettre à Mgr Lefebvre du 20 juillet 1983, le cardinal Ratzinger rappelait à son
interlocuteur : « Mais vous ne pouvez pas affirmer l’incompatibilité des textes conciliaires — qui sont des
textes magistériels — avec le Magistère et la Tradition. Il vous est possible de dire que personnellement,
vous ne voyez pas cette compatibilité, et donc de demander au Siège Apostolique des explications ». On
peut rétrospectivement considérer que certains textes de la CDF publiés par la suite se proposaient justement de présenter des précisions ou des explications.
46. Responsa ad quaestiones de aliquibus sententiis ad doctrinam de Ecclesia pertinentibus.
47. On relèvera à nouveau la parenté de vocabulaire avec la lettre du cardinal Ratzinger de 1983 : « […] les auteurs privés, même s’ils furent experts au Concile (comme le P. Congar et le P. Murray que vous citez) ne
sont pas l’autorité chargée de l’interprétation. Seule est authentique et autoritative l’interprétation donnée
par le Magistère, qui est ainsi l’interprète de ses propres textes ». De l’ensemble de ces indices, on peut déduire que les Responsa du mois de juin 2007, juste avant la libéralisation de l’usage du rite romain antérieur à 1970, avaient comme premiers destinataires la Fraternité Saint-Pie-X.
48. Subtil, Paul VI ajoutait, faisant écho à son discours d’ouverture de la deuxième session où il développait
l’idée d’un progrès dans la connaissance des choses : « Ce qui était jusqu’ici simplement vécu se trouve
maintenant exprimé ; ce qui était incertain est éclairci ; ce qui était médité, discuté et en partie controversé,
parvient aujourd’hui à une formulation sereine ». Dans la réponse à la question 3, sur la raison d’utiliser
l’expression « subsiste dans » plutôt que « est », on arguait à nouveau que « L’usage de cette expression,
qui indique la pleine identité de l’Église du Christ avec l’Église catholique, ne change en rien la doctrine
sur l’Église […] ».
290
LES AVATARS DE LA CRISE MODERNISTE
Concile est « compris dans un sens qui annule finalement la nouveauté du Concile, ce
qui donnerait à la réception la figure d’une “normalisation”49 ».
IV. LA TÂCHE DU THÉOLOGIEN
Nous revenons maintenant, après ce long détour, à notre point de départ, nous
interrogeant sur le rôle du théologien dans la situation actuelle du devenir du christianisme, au moment où le changement d’ordre inauguré par Vatican II et qu’observait C. Theobald en 1996, ne semble pas si assuré qu’on pouvait le croire. Le défi qui
est le nôtre nous semble de permettre à l’Église de faire les apprentissages réalisés
par les Pères conciliaires et de permettre au discours chrétien d’entrer dans l’étape
nouvelle inaugurée par Vatican II. En somme, il en va de la fécondité du Concile, car
c’est là le véritable enjeu.
Cela engage, bien sûr, une reprise et un approfondissement de la question de la
tradition, une reprise aussi de la question de l’histoire et de l’historicité du christianisme, question si étroitement liée à la première, reprise également de la question de
la lecture de l’Écriture dans la situation actuelle, c’est-à-dire à un moment particulier
de l’histoire et dans des contextes si divers. Cela engage enfin la reprise de la question du sujet qui écoute et qui interprète cette Parole, sujet porteur de ce dont il est
question dans cette Parole, pour ne rien dire de l’attention à porter à ce qui se passe
entre les interlocuteurs les plus divers dans une Église aux dimensions du monde et
traversée par tant de courants contradictoires.
Dans le prolongement d’une discussion qu’il avait avec ses confrères Chenu et
Féret à l’été 1931, Congar avait discerné que la vocation propre des théologiens de sa
génération était de « faire aboutir dans l’Église, ce qu’il y avait de juste dans les requêtes et les problèmes posés par le modernisme50 ». Ces problèmes se ramenaient à
« appliquer au donné chrétien, qui se présente comme un fait historique, les méthodes
critiques » et d’assimiler ce qui est juste de la philosophie religieuse qui sous-tend le
modernisme et qui comporte « toute une interprétation de l’acte de foi, de l’insertion
du croyant dans l’Église », ce qu’il appelle « le point de vue du sujet » et qui commande une « ecclésiologie de la “Gemeinschaft” 51 ». Quelques années plus tard,
en 1946, il observait que « le grand problème intellectuel qui se pose à l’Église dans
les temps modernes est celui de s’ouvrir à la double découverte et à la double requête
qui caractérisent ces mêmes temps modernes, et qui sont : 1) le dégagement du point
de vue du sujet, de la puissance de création et d’apport qu’il y a dans le sujet ; 2) le
point de vue du développement de l’histoire. Ces deux points de vue sont unis. Ce
sont eux qui constituaient la requête profonde du modernisme […]52 ». Pour Congar,
si ces deux choses avaient « été gauchies et gâchées » par le modernisme, elles « recouvrent de vrais problèmes » et une « requête de fond valable ».
49. La réception du concile Vatican II…, p. 541.
50. « Mon témoignage », dans É. FOUILLOUX, dir., Journal d’un théologien 1946-1956, Paris, Cerf, 2000, p. 24.
51. Ibid., p. 59.
52. Ibid., p. 70.
291
GILLES ROUTHIER
À distance, nous croyons que le défi des théologiens en ce temps de perplexité
dans lequel se trouve l’Église catholique, où des dissidents croient y voir une résurgence du modernisme, est un peu semblable et recoupe les mêmes questions qui se
sont en quelque sorte radicalisées. Après le concile Vatican II, qui engageait l’Église
et le discours chrétien dans une nouvelle étape, on pourrait formuler ce défi dans des
termes nouveaux, mais les requêtes de fond sont un peu les mêmes. On pourrait dire
que la vocation des théologiens de la génération postconciliaire est de permettre au
corps ecclésial tout entier de faire les apprentissages réalisés au cours du Concile. Ce
qui est devant nous, si l’on veut dépasser la crise moderniste qui demeure la référence
des groupes lefebvristes avec lesquels J. Ratzinger a eu à négocier, c’est de prendre
au sérieux le programme de l’herméneutique de la réforme mis en avant par Benoît XVI dans son discours à la Curie romaine, le 22 décembre 200553, programme
qui leur était probablement destiné et qui se présentait comme une suite de son entrevue avec Mgr Fellay quelques mois auparavant, et qui ne me semble pas avoir été
considéré, son discours faisant l’objet d’analyses trop partisanes et biaisées par des
polarisations idéologiques évidentes. On n’a retenu que les oppositions entre discontinuité et continuité (opposition qui ne se trouve nulle part dans le discours) et le choix
de Benoît XVI en faveur d’une herméneutique de la continuité, ce qui ne constitue
pas non plus la proposition de Benoît XVI qui met en avant une herméneutique de la
réforme. À cette proposition, C. Theobald souscrit, à la condition qu’à l’herméneutique de la réforme, corresponde une réforme de l’herméneutique54.
C’est sur ce terrain qu’œuvre depuis des années C. Theobald, depuis ses travaux
sur Blondel, en passant par sa relecture du développement du discours chrétien, en
particulier depuis Vatican I et sa traversée de la crise moderniste, jusque dans ses importants travaux sur Dei Verbum et Vatican II55.
53. En plus de nos articles cités plus haut sur le sujet (n. 23), il faut consulter l’article récent de J. O’MALLEY,
« The Hermeneutic of Reform. A Historical Analysis », Theological Studies, 73, 3 (septembre 2012), p. 517546.
54. Voir La réception du concile Vatican II…, p. 487, 530-543 et 817.
55. Voir, entre autres, « Dans les traces… » de la constitution « Dei Verbum » du concile Vatican II.
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