Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
Nicandre, écrit-il (deux fois) :
De l’acrostiche à l’intexte sonore
0uverture : une brève n0te
En 1928, le papyrologiste Edgar Lobel publie la découverte de deux acrostiches dans
les poèmes pharmacologiques de Nicandre (IIe siècle av. n.ère)1. Aux vers 345-353 des
Theeriakà (Th.) et 266-274 des Alexiphármaka (Al.), les initiales épellent en effet –
plus ou moins bien – le nom de l’auteur : . L’article tient en une page du
Classical Quarterly ; et le texte de Lobel, en 6 lignes :
It is unusual for Greek poets to sign their work. Nicander ends the Theriaca
and the Alexipharmaca
. In addition, he embeds his name in
the body of his verses ; in the Alexipharmaca at ll. 266-274 : [citation de l’extrait, où
la tradition manuscrite livre un acrostiche incomplet : ] Though one can
imagine the heat with which this conclusion would have been contested, if at
Theriaca 345-353,[citation, où cette fois l’acrostiche est impeccable] he had not had
better luck.
Ce laconisme nous permet pourtant d’identifier les contours de l’inconfortable
marginalité où un certain discours philologique a cantonné les acrostiches. Leurs
découvreurs doivent s’attendre à une opposition particulièrement virulente : one can
imagine the heat... Au point que, l’acrostiche des Al., éraflé par la tradition
manuscrite, ne puisse être défendu que par un autre – intact – du même auteur. Ce
n’est probablement pas faute d’autres arguments pour l’établir. Lobel suggère plutôt
que ses opposants y auraient été sourds : aucune proposition de correction n’aurait eu
la force de cette impeccable suite de neuf lettres. On devine alors la nature de
l’opposition qu’il pense rencontrer : en matière d’acrostiche, certains collègues
philologues refusent d’imaginer la moindre corruption textuelle : « s’il vous faut
corriger, c’est que vous inventez ». Certes, il peut s’agir d’une coquetterie rhétorique
de Lobel lui-même, qui se peint triomphant (à bon compte) d’une nuée d’obtus
Telchines2.
Reste
que
son
montage
nous
interroge :
aujourd’hui
encore,
ne
LOBEL 1928
Callimaque, Aitia, Fr. 1 Pfeiffer : []/
« Souvent les Telchines en veulent à mon chant ; ignorants qui ne sont devenus l’ami de la muse ». En
reprenant cette image, je cherche à désigner moins des individus qu’un problème de traduction, d’un jeu de
langage en un autre : tout le monde s’accordera, je crois, sur le fait que nos exigences de transparence et
d’univocité ne doivent pas être projetées sur son objet ; de même, il paraît assez évident que celui-ci puisse
obéir à d’autres exigences, tissées dans d’autres formes de vie – disparues. Seulement, les exhumer est
fastidieux, et la projection produit toujours des résultats (STEINRÜCK 2009 : 5-6). Dans un monde académique
devenu intensément productiviste, il est tentant de ne pas faire de longs détours. Telchine désigne ici cette
tentation, cette fatigue, et la mauvaise conscience qui s’ensuit.
1
2
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
posséderions-nous que les Al., l’idée que Nicandre y ait verticalement disposé son
nom pourrait-elle s’imposer ? Les émendations proposées par Jacques ou Ikonomakos
auraient-elles reçu quelque crédit3 ? J’en doute. Car découvrir un acrostiche expose
toujours à un certain discrédit4. En ce sens, l’exigence d’incorruptibilité évoquée par
Loeb continue à hanter le débat. Elle est pourtant absurde. Car sous prétexte
d’empêcher des projections modernes, elle décide en réalité de refouler une dimension
de l’écriture antique. Exiger l’incorruptibilité des acrostiches reviendrait en effet à les
exclure de l’investigation philologique : celle-ci ne se définit-elle pas précisément
comme une réponse à la possibilité de l’altération textuelle5 ? En fin de compte, la
première étrangeté de l’acrostiche serait qu’à son égard, certains philologues cessent
brutalement de l’être.
La seconde étrangeté est une conséquence, et la note de Lobel la performe plus
qu’elle n’en parle – dans la mesure où l’acrostiche impeccable n’y vaut qu’à soutenir
son moins vaillant comparse. Lobel se borne à les identifier, l’un et l’autre, comme
des « signatures ». Il n’en dira rien d’autre, se limitant à établir le texte. On dira que le
papyrologiste Lobel n’a pas souhaité sortir de son domaine. Mais ce silence – ou
plutôt cet enfermement dans un discours d’établissement – me semble symptomatique
des études sur l’acrostiche – où, en principe, la lecture de l’objet se trouve
subordonnée au plaidoyer qu’on dresse en faveur de son existence6. Dans la crainte,
on se contente de peu. Pour ma part, j’en veux plus : en partant d’un acrostiche
incontesté comme la « signature » des Th., j’aimerais d’abord en proposer une lecture,
qui rende compte de ce qu’elle fait à cet endroit du texte. Pour ce faire, je
commencerai par interroger une contribution récente et parfois ingénieuse de Michael
B. Sullivan, qui me semble malheureusement priver l’acrostiche de sa dimension
visuelle. Ce sera aussi l’occasion d’interroger l’usage aujourd’hui courant de la notion
d’ « intertexte », notamment quand elle fournit des arguments aux découvreurs
IKONOMAKOS 1996 : 257. Il y propose, au vers 266, au lieu de ; puis, au 270,
(une sorte de châtaigne) au lieu de (châtaigne, qui pourrait alors s’expliquer comme une glose
explicatrice intégrée au texte). SPATAFORA 2007 : 264 mentionne ces arguments, mais imprime et
. Dans son édition, JACQUES 2007 retient mais préfère à
4 En 1983, Don P. FOWLER redoutait encore qu’ils lui dépêchent infirmiers et camisole – pour avoir vu
MARS en Aen. 7.601-604. Si, DAMSCHEN 2004 fait remarquer que cet acrostiche avait été reconnu depuis
longtemps, par SIMON 1899, il n’en reste pas moins que les recherches de ce dernier furent immédiatement
taxées de « pathologiques » (HILBERG 1899 : 270). Aujourd’hui, cette crainte prend des formes moins
spectaculaires : dans son introduction à KWAPISZ, PETRAIN & SZYMANS KI 2013 : 6, Joshua T. KATZ rappelle
que « nombre d’articles portant sur des acrostiches gréco-romains terminent leur titre par un point
d’interrogation », sans pour autant que celui-ci signale une proposition particulièrement aventureuse. Il
semble n’exister aucun rapport entre une telle démonstration d’humilité et l’acceptation par « la communauté
scientifique ».
5
Cette définition est évidemment très peu polémique : les querelles peuvent commencer quand il s’agit de
définir la nature des altérations dont la possibilité fonde la discipline. Pour ma part, il me semble qu’elles
peuvent concerner aussi bien le médium, la lettre ou la langue des textes que leurs modalités de lecture. Mais
qu’on ne se dispute pas si j’oublie quelque chose.
6
DANIELEWICZ 2005 propose une recension récente de différents « critères d’acceptabilité » des acrostiches.
Reste qu’il nous renseigne davantage sur les limites des lecteurs contemporains que sur les procédés
d’écriture antiques.
3
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
d’acrostiches (sections 1 à 5). À ce point, les observations que nous aurons faites
devraient nous permettre, dans un second temps, de repérer une seconde insertion
« verticale » du nom de Nicandre, quelques vers plus bas (359-366) : cette fois, non
par la disposition spatiale des lettres en tête de vers, mais au moyen d’allitérations
dans des parties isomorphes du vers (section 6). À ma connaissance, c’est un type de
jeu qui n’a pas encore été remarqué, et qui n’a pas encore de nom : je proposerai celui
d’intexte allitérant. La section 7 proposera une lecture de ces vers intextés, dans le
contexte du catalogue des serpents. En épilogue, un peu de pugilat avec les Telchines
qui ne seraient pas convaincus par cette découverte, 8 lignes de Virgile qui recourent
au même jeu, et 9 d’Ausone que l’on pourra relire avec plus d’humour.
1ntertexte 1-dimensionel
Michael B. Sullivan a récemment proposé un commentaire des deux signatures de
Nicandre7. L’une et l’autre vaudraient comme affirmation de l’autorité poétique de
Nicandre, et de sa prétention à l’immortalité. Pour le montrer, Sullivan mobilise un
intertexte qu’il appelle « Aesopic ». En fait, il s’agit surtout d’une tradition fabulaire
propre à la poésie didactique et catalogique. D’ailleurs, pour élaborer sa lecture,
Sullivan mobilise exclusivement Hésiode (Travaux 202-212 ; 270-281) et Callimaque
(Fr.192 Pfeiffer) : c’est essentiellement parce que la fable du faucon et du rossignol
contient une affirmation de l’autorité poétique d’Hésiode, et parce que, chez
Callimaque, l’histoire animalière s’insère dans une polémique littéraire, que Sullivan
s’autorise à donner une telle valeur méta-poétique à l’extrait de Nicandre. Celui-ci
gagne donc son intelligibilité en tant que reprise et variation de ses prédécesseurs.
Dans la suite de son article, Sullivan applique cette même méthode à la signature des
Al., comprise comme reprise et variation de celle des Th. L’une et l’autre s’inscrivent
en effet dans des contextes thématiquement liés : d’un côté comme de l’autre, on
trouve l’opposition entre mortels et immortels (Al. : ; Th. : ), le vol
du feu par Prométhée (Al. 273 ; Ther. 343-348), et l’idée d’une soif insatiable (causée
tant par l’ des Al. que par la des Th.). Mais un contraste existe : si la
fable des Th. explique comment la vieillesse vint aux hommes, l’extrait des Al. répond
par l’abondant champ lexical de la jeunesse (241). Sullivan en conclut que les deux
signatures doivent être lues ensemble, et que la seconde se présente comme
« l’antidote
à
la
première » :
« la
victoire
[du
serpent]
sur
l’homme »,
étymologiquement implicite dans le de la fable sur la dipsade, trouverait
son pendant dans « la victoire de l’homme » encryptée dans la description de
l’antidote au crocus (226-227)».
SULLIVAN 2013. Avant sa contribution, les seules tentatives d’interprétation étaient effectivement très
sommaires, cf. GOW&SCHOLFIELD 1953 : 177 et CLAUSS 2006 :171.
7
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
Tout au long de l’article, les arguments sont donc fondés sur des parallèles
thématiques et lexicaux8. D’abord entre textes d’une même tradition, puis entre les
deux poèmes de Nicandre. Il y a là une grande uniformité méthodologique…
Textes amont
explique
?
?
?
?
Lexique
A
C
R
O
S
T
I
C
H
E
TEXTE
Schéma 1 – acrostiche en régime d’analyse intertextuelle « étroite »
… que j’aimerais interroger un peu. Lire un texte à partir d’autres textes ne me
semble pas problématique (encore que cette définition très générale des lectures
intertextuelles puisse impliquer des usages et des présupposés très différents). Pour
ma part, c’est un des sens dans lequel j’entends le mot d’ordre derridien : « il n’y a pas
de hors-texte ». Nous lisons toujours depuis d’autres textes – sans forcément savoir
lesquels. La méthode intertextuelle telle qu’elle est aujourd’hui largement pratiquée
vaut d’abord comme prise de conscience de ce fait. À partir de là, elle peut suggérer
différentes directions de recherche : grâce à un réseau intertextuel, on peut proposer
des lectures qu’auraient pu faire les anciens, en restituant les échos qu’ils auraient pu
entendre dans tel ou tel extrait ; on peut aussi tenter de décrire le geste auctorial
comme intervention sur un matériau fourni par les œuvres de la tradition. C’est sur ce
second axe que travaille Sullivan9. Ce faisant, il donne aux parallèles thématiques et
lexicaux qu’il repère le statut d’allusions : signalant un ou plusieurs modèles (les
fables dans la poésie didactique ; le passage des Th.), elles permettent alors d’élaborer
« le sens » de l’extrait dans la comparaison avec ceux-ci. La procédure est connue,
commune et légitime. M’intrigue seulement que, chez Sullivan, elle n’opère qu’au
niveau lexical-sémantique : à aucun moment n’est évoquée la dimension visuelle ou
graphique de l’acrostiche. Le commentaire qu’il propose de celui-ci (comme allusion
au du Fr. 192 Pfeiffer) se limite en effet à sa dimension sémantique. Si
Par exemple, p. 236 : « Any lingering doubts about the validity of the hypothesis can, I think, be put to rest
on the basis of two further echoes ».
9
SULLIVAN 2013 : 226 : « … building upon scholarship that explores the Colophonian’s engagement with
Archaic and Hellenistic Poetry, I would like to demonstrate that, however we may assess Nicander’s overall
achievement, the poet displays remarkable wit and innovation in his adaptation of at least one poetic
tradition – the Aesopic fable ».
8
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
Nicandre avait glissé son nom ailleurs dans le texte, d’une autre façon, le
commentaire de Sullivan ne serait pas fondamentalement différent. C’est un peu
dommage. Cantonné à ce qui est le moins propre aux acrostiches (le signifié des mots
qu’ils forment), son discours me paraît répercuter la crainte du discrédit : les
acrostiches sont une matière si suspecte que, pour en parler, il vaut mieux se placer
sur le terrain le plus consensuel possible : les mots ont un sens, les textes véhiculent
un message, etc. Mais si les acrostiches n’ont pas à être incorruptibles, les textes qui
en contiennent n’ont pas à être ramenés au sens de leurs mots. Un acrostiche propose
précisément une expérience visuelle en sus ou en amont de la compréhension. Il opère
une modification locale de la perception du texte – que la compréhension devrait
intégrer et non renier.
Ma lecture de l’acrostiche des Th. se propose donc comme un complément. Sans
réfuter aucun des liens établis par Sullivan (tous me semblent possibles), j’aimerais y
ajouter : a) une prise en compte de l’intertexte ouvert par l’acrostiche en tant que
calligramme ; et b) un examen des dimensions graphiques et sonores de l’extrait.
Toutefois en faisant proliférer les éléments et les interactions, il est possible qu’on
change radicalement de modèle d’interprétation… et qu’on fasse une découverte
beaucoup plus étrange qu’un acrostiche.
2a pelure du 2erpent lunaire
Dans les Thériaques Nicandre dresse une liste des animaux venimeux ainsi que des
divers moyens de s’en prémunir. Les vers 145 à 492 sont un long catalogue de
serpents, parfois entrecoupé de digressions mythologiques. Entre la présentation de la
dipsade et celle du chersydre, Nicandre rapporte ainsi « une fable antédiluvienne »
(343 : ), expliquant pourquoi les hommes, qui avaient reçu des dieux la
jeunesse, souffrent pourtant de la vieillesse () – parce que les serpents ont
détourné ce don () à leur profit10. Les vieilles peaux qu’ils laissent derrière eux
en sont la preuve : cette pelure sèche et friable que nous trouvons parmi les pierres
ou les racines nous assure que celui qui la portait, naguère encore, poursuit ailleurs sa
jeunesse revenue. Pourquoi Nicandre a-t-il placé son nom en bordure de ce récit ?
Oubliant un instant l’intertexte fabulaire ou didactique repéré par Sullivan, on peut
partir du lien établi à cet endroit entre acrostiche et peau perdue. Loin d’être
arbitraire (et donc insignifiant), il développe une suggestion d’Aratos – l’auteur du
plus célèbre acrostiche de la littérature hellénistique. On sait en effet qu’aux vers 783-
Elien (De Nat. An. VI.51) dresse la liste des auteurs antiques qui l’ont racontée avant lui – sans Nicandre.
Comme le rappelle JACQUES 2007 : 121, L’antiquité de la fable est réelle : « L’épopée de Gilgamèch (fin du IIe
millénaire offre déjà un récit étiologique relatif à la mue des Serpents. Un Serpent, attiré par l’odeur de la
plante de Jouvence, la dérobe au héros pendant qu’il se baigne, et, en s’en retournant, il quitte sa peau
écailleuse (Gilg. XI. VI, p.203, v. 285-289, in : Jean BOTTÉRO (1992), L’épopée de Gilgames, coll. « L’aube des
peuples », Paris, Gallimard) ».
10
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
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787 des Phénomènes (une description de la lune rougeâtre), les initiales déclinent
l’adjectif:
Comme est aussi le premier mot du premier vers, on parle ici d’un acrostiche-.
Ce n’est pas le cas de la signature de Nicandre. Reste que l’adjectif ne décrit
pas seulement la finesse du croissant de lune ; en tant que déverbatif de (peler,
dépouiller) il peut aussi suggérer que cet amincissement provient d’un dépouillement,
d’un épluchage. Mais cette opération produit deux sortes de finesse : celle du corps
central désormais affiné, et celle des épluchures elles-mêmes (). Dans le cas de
la lune, les deux sens peuvent tout à fait se superposer : du disque lunaire, tant de
couches ont été râpées que son dernier croissant n’est pas plus épais qu’elles. De
même pour le serpent : peut désigner la fine pelure dont il se dépouille, mais
lui-même s’en trouve aminci – allégé – rajeuni. Sur la page en revanche, la finesse est
d’abord celle de ces lettres, qui se liant à l’extrême bord gauche du texte, se
soustraient momentanément à la masse disciplinée de ses vers horizontalement
parallèles, en y prélevant une brève continuité de lecture verticale. Dans une pratique
de lecture à voix haute (où l’écriture s’appréhende comme dépositaire d’une
12), l’acrostiche est aussi ce que la récitation laissera de côté, et qui
demeurera sous les yeux, tel un reste inassimilé par la voix. En ce sens, tout
acrostiche est une pelure – ou, si l’on recourt aux images présentes dans notre extrait,
Ph. 783-787 : sur les différentes directions de lecture qu’ouvre ce passage, voir HANSES 2014. Je
reviendrais plus bas sur le diagonal (note 46). Le préambule des Th. place l’œuvre sous le patronage
conjoint d’Hésiode et d’Aratos. Nicandre y évoque en effet l’origine des serpents (8-12), explicitement référée
à une source hésiodique ( Théogonie 295-332 ? une Titanomachie perdue ?) puis l’histoire d’Orion piqué par le
Scorpion (13-20), où l’on peut voir une allusion à Aratos, qui raconte la même version de l’histoire ( Ph. 636646). Un écho textuel à l’intérieur même des Th. inscrit l’acrostiche dans la filiation aratéenne : le catalogue
des serpents est en effet précédé d’une liste de conseils généraux, où l’on trouve une première mention de la
dipsade qui figurera dans la fable ; or cette mention s’accompagne de celle du Taureau, la constellation, et
des Pléiades qui passent sous sa queue, en la frôlant (121-122 : /) ; plus loin,
la fable de la dipsade enchaînera sur l’évocation d’un taureau assoiffé (340-342) dont le ventre cède sous le
poids de l’eau qu’il a bue. De sorte que les lettres formant l’acrostiche se trouvent bien, comme les Pléiades,
« sous le taureau » - au sens assez général de « juste après ». D’autres échos lexicaux peuvent confirmer le
lien ainsi établi entre les deux passages (125 : et 351 : ; 342 : et 123 :). Cette
annonce de l’acrostiche peut certes sembler lointaine. Elle n’en suggère pas moins que les initiales pouvaient
être imaginairement associées à un catastérisme. Pour ma part, je montrerai que Nicandre place d’autres
indices sur le chemin de l’acrostiche, qui ne sont pas de nature exclusivement sémantique ( section 4).
Pendant ce trajet, je crois que l’imaginaire catastérique se trouve recouvert par celui que j’explore ici – des
sèches dépouilles ophidiennes (31).
12
Schol. Dion. Thrax 120.37 Hilgard. Cf. PORTER 2010 : 350-2.
11
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
une peau de serpent. Cette association permet de penser que ce que Sullivan glissait
de manière humoristique en conclusion de son article (243 : « Nicander of Colophon
can be a slippery snake ») doit être envisagé plus sérieusement. Car c’est d’abord en
inscrivant son nom comme un serpent laisse sa vieille peau, que Nicandre nous
suggère son immortalité poétique. Ce faisant, il transpose en une image alphabétique
l’iconographie des cultes héroïques, où les morts héroïsés étaient assimilés à des
serpents13. L’association perdurait à l’époque hellénistique : en attestent non
seulement la mode des décorations serpentines sur les tombes et les autels de la côte
ionienne14, mais également la rationalisation scientifique de cette croyance, traçable
par exemple chez l’alexandrin Archélaos, dont les traitaient, entre autres cas
de générations spontanées, celui des serpents naissants des colonnes vertébrales des
défunts15. S’il s’agit de montrer en quoi Nicandre se glorifie par son acrostiche, le
détour par l’intertexte « ésopien » reste possible, mais n’est pas vraiment nécessaire.
3 références à H3siode
Il ne l’est pas davantage pour préciser – si besoin était – en quel sens Nicandre
revendique un héritage hésiodique. Là encore, l’acrostiche peut suffire. Non certes
qu’Hésiode en ait composé16. Mais une épitaphe – longtemps attribuée à Pindare – le
louait pour avoir connu deux fois la jeunesse (17). Vieillard alors
qu’il rencontrait les Muses, le don poétique l’aurait miraculeusement rajeuni. En
posant en reptile sempervirens, Nicandre afficherait sa prétention à hériter de ce don
– qui coïncide avec celui de l’inspiration poétique. Certes, nous ne disposons pas de
texte racontant la légende en détail ; nous ignorons donc si l’une ou l’autre de ses
versions contenait, par exemple, le jeu de mots exploité par Nicandre, entre don
() et vieillesse (). C’est tout au plus ce que suggère la notice de Suidas :
l’épitaphe évoquant la double jeunesse s’y trouve citée à l’entrée ;
l’expression
s’employait
(),
et
«à
propos
circulait
au
de
ceux
moins
qui
sont
depuis
extrêmement
l’époque
vieux »
hellénistique18.
H. DENEKEN, s.v. Heros, in W.H. ROSCHER, Ausführliches Lexikon der griechischen und römischen
Mythologie, I, 2 (1886-1890), col. 2441-2589 et plus particulièrement 2466-2469.
13
VOUTIRAS 2000. Il ne s’agit pas forcément de dire que Nicandre se serait inspiré de cette iconographie. Elle
suggère simplement la persistance d’un imaginaire auquel il aurait – donc – pu puiser.
15
Supplementum Hellenisticum 129, p.45-46. Sur la datation de cet auteur – probablement sous Ptolémée IV
Philopatôr (222-204) –, voir VOUTIRAS 2000.
16
Que je sache, les dénicheurs d’acrostiche sont rentrés d’Ascra bredouilles.
17
SUIDAS, s.v Vita Hesiodi 4, Aristot. Fr. 565 R.
18 Si cette légende n’est attestée explicitement que dans des sources tardives, elle peut être néanmoins être
impliquée dans un fragment d’Alcée de Messénie (3è siècle avant n.ère), cf. KIMMEL-CLAUZET 2013, p.167168, qui donne aussi des arguments pour l’ancienneté de l’expression Pour ma part, il me
semble que l’anecdote était connue des auteurs latins qui retiennent d’Hésiode un senex Ascraeus (VIRGILE,
Buc. VI, 69-70, STACE, Sil. V.3, 151). L’épisode d’une longévité extrême suivant une rencontre avec des êtres
divins (en l’occurrence des Nymphes), et coïncidant avec l’acquisition d’une parole de vérité se trouve aussi
dans la biographie d’Épiménide le Crétois (Diogène Laërce, 1.109-115 ; Pausanias 1.14.4 ; Pline l’Ancien,
7.175).
14
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
Heureusement, d’autres éléments du texte confirment cette référence à la biographie
hésiodique. En qualifiant son récit d’(343), Nicandre peut certes
indiquer son antiquité – mais aussi la Béotie, où Hésiode s’est fait connaître. Dans ce
cas, il convient de remarquer que, dans ce même vers, les premiers narrateurs et
auditeurs de la fable () ne sont peut-être pas de simples
« hommes »19 Chez Homère dénote la robustesse et l’énergie des guerriers et
des chasseurs, jeunes le plus souvent. Si Chantraine rappelle que l’origine du terme
demeure inconnue, il précise toutefois que les auteurs anciens pouvaient y voir un
composé d’ (« toujours ») et de (« vivre »), voire même (« bouillir »)20. Les
deux seules mentions du terme chez Hésiode se prêtent d’ailleurs bien à de telles
lectures étymologisantes : en Théogonie 862, il qualifie les fondeurs d’étain qui suent à
l’ouvrage – et seraient « toujours bouillants » ?) ; dans les Travaux en revanche, c’est
un robuste quadragénaire, seul à même de conduire sérieusement les labours (441 :
). Évoquant un personnage dont la force persiste malgré l’âge,
cette dernière occurrence du mot incite au moins à y entendre ; ensuite, peu
importe que la vigueur persistante du laboureur soit qualifiée (métaphoriquement)
d’ébullition, ou (plus métonymiquement) de vitalité. L’essentiel est qu’une telle resémantisation d’un terme homérique ait pu frapper le savant Nicandre (dont la langue
atteste à chaque ligne son goût des singularités verbales). Auquel cas, le premier vers
de sa fable vaudrait à la fois comme mention de la région où Hésiode vécut, comme
réitération d’un usage hésiodique et, surtout, comme première association entre le
poète d’Ascra et l’idée de longévité, ou celle de jeunesse persistante.
Que la fable soit racontée parmi des hommes « à longue vie » entre certes en conflit
avec l’autre nom qu’on y donne aux humains (346 : ), et surtout avec
l’explication qu’elle fournit de leur condition mortelle et senescente (356 :).
Mais cette contradiction trouve aussi son dépassement dans le texte. Car si l’humanité
s’y voit soumise au vieillissement et à la mort, la présence de l’acrostiche (dépouille
d’immortel) suggère aussi que certains hommes ont, par la poésie, moyens de
composer avec elle. De plus, cette opposition naissante, entre mortels et moins
mortels, se superpose à celle qui passe entre sages et ignorants. Au vers 348, ces
sont traités d’imbéciles : Cette insulte leur est adressée par le
narrateur qui, nous a-t-il dit, ne fait que reprendre un discours d’abord émis par des
. Or, le rythme, le contour accentuel et la position de cette insulte – dactylique,
proparoxytonne, en tête de vers – en fait un écho des et qu’Hésiode
lance tantôt aux hommes d’alors (Tr. 187), tantôt ses contemporains (Tr. 40). Si bien
que la voix du narrateur ne s’augmente pas seulement de celles d’ « anciens »
Et ce malgré le scholiaste de Callimaque I.70 : . Malgré aussi les
usages que Nicandre peut faire du terme dans d’autres contextes (Th. 636, Al. 176) qui encouragent moins la
lecture étymologisante.
20
CHANTRAINE 1977 : 32, s.v. .
19
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
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anonymes et vigoureux : parmi eux résonne plus clair la voix même d’Hésiode21. Dès
lors, si la dimension énoncive du récit tend, certes, à créer une continuité entre des
groupes humains (« c’est parce que des hommes ont agi bêtement que leurs
descendants sont accablés »), sa logique énonciative les maintient fermement en
opposition (« de sages hommes du passé nous racontent que d’autres hommes ont agi
bêtement ; leur bêtise a privé les hommes de la jeunesse – ce qui ne nous empêche
pas d’être sages, et dans une certaine mesure de retrouver la jeunesse qu’ils ont
dilapidée). En quelque sorte, le mot se trouve à la croisée de ces deux
logiques : il énonce à la fois la cause de l’état du présent, et le jugement que
l’énonciateur – augmenté(-autorisé) d’un passé qu’il cite –
peut tenir sur des
« ignorants », tant passés que présents.
Niveau énoncif
------- explique------>
égalité d’arrière-plan
Niveau énonciatif
[hommes d’alors]
(+Hésiode)
« /() »
------- autorise ------>
[hommes d’aujourd’hui]
(je)+(tu) = (nous1)
« /() »
(=nous2)
(eux)
Schéma 2 – pris dans deux régimes d’articulations du passé au présent.
Le proème des Th. propose un tableau similaire, quand il évoque son contenu
scientifique et des maux qu’il permet de traiter : si les paysans ignorants sont exposés
aux morsures venimeuses, le savant lecteur saura les en prémunir (et obtenir par là
leur reconnaissance). Tout au long du poème, les effets des morsures sont par ailleurs
appelés très génériquement (7, 357, 493, 496, 629, 744, 837, 896) ; ce qui
suggère qu’en luttant contre les maux de l’âge de fer, la science iologique, comme la
poésie n’en élève pas moins certains individus au-dessus de la foule laborieuse22. On a
21
22
Callimaque l’a aussi fait entendre : (cf. note 2).
C’est du moins à ces hauteurs que Cicéron situait Nicandre ( De Oratore 1.69), en évoquant ses Géorgiques :
… si de rebus rusticis hominem ab agro remotissimum Nicandrum Colophonium poetica quadam facultate
non rustica scripsisse praeclare… : « si un homme qui n’avait rien à voir avec les champs comme Nicandre
de Colophon a pu écrire, et remarquablement, sur les affaires des paysans, avec une aisance poétique qui
n’est elle-même guère paysanne… ». Philon de Tarse, que son lexique obscur désigne comme un possible
héritier de Nicandre, reproduira cette posture au premier siècle de notre ère, avec une clarté plus
« hésiodique » :
: « L’Antidote
de Philon : Grande Invention d’un médecin de Tarse en faveur des mortels, je lutte contre nombre de
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
souvent remarqué que dans sa liste de remèdes, Nicandre ne précise jamais ce que
telle ou telle préparation permet de traiter. C’est probablement l’indice que, quelle que
soit l’étendue – réelle23 – des connaissances scientifiques dont il dispose, son poème
vise davantage à plaire qu’à instruire : il suffit que la mobilisation du matériau
scientifique produise une image de savoir, à même d’entretenir agréablement la
conscience de se trouver du bon côté de la division aristocratique du travail.
Jusqu’ici, je pense avoir montré que l’acrostiche de Nicandre ouvrait lui-même un
intertexte qui peut contribuer à l’expliquer ; et qu’il n’est donc pas nécessaire – mais
pas erroné pour autant – de passer par des parallèles fabulaires pour le comprendre.
Ce faisant, j’espère avoir transformé un peu le modèle d’interprétation qu’utilisait –
après d’autres – Sullivan. En ce sens :
TEXTES AMONT
explique
Énoncé/
Énonciation
acrostiche
lexique … ?
... ?
A
C
R
O
S
T
I
C
H
E
TEXTE
Schéma 3 – acrostiche en régime d’analyse intertextuelle « élargie »
4h 4our l’OrEILle
J’aimerais à présent examiner comment cette figure a priori « visuelle » qu’est
l’acrostiche interagit avec la syntaxe mais aussi, et surtout, avec la dimension
rythmique et sonore du texte. En effet, Martin Steinrück a pu montrer que l’apport
spécifique de Nicandre à la poésie hexamétrique fut la création de séries sonores et
d’une véritable « métrique de sons » [Lautmetrik]24. Il n’est d’ailleurs pas étonnant
qu’un poète hellénistique accorde une grande importance au son, les euphonistes
représentant alors un des principaux courants de la théorie littéraire25. Ce le serait
douleurs maladives (…) je suis écrit pour les sages : grand cadeau y verra le lettré qui m’obtient ; les
ignorants ne sauront me boire »(GALIEN, Comp. Med. Loc., XIII 267 K = SH 690, cité in HATZIMICHALI 2009).
Que les prescriptions des Al. soient plus explicites n’est pas un contre-argument décisif : le langage même de
Nicandre ne cesse de proclamer « »
23 JACQUES 2007, HATZIMICHALI 2009.
24
STEINRÜCK 2013, p. 281-286.
25
Ainsi, Pausimaque de Milet (in JANKO 2000 : 326-8, col. 114.10-25-col. 115.1) :
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
encore moins pour un poète de Colophon : la cité se trouve en effet dans la sphère
d’influence de Pergame, où Cratès de Mallos a élaboré une théorie poétique qui, si elle
n’était pas strictement euphoniste26, s’inspirait des théoriciens de ce courant, et
donnait au son un rôle essentiel en poésie. S’il affirmait par exemple que, « des
poèmes, il ne faut pas juger sans leur contenu », il ajoutait immédiatement qu’il ne
fallait pas pour autant juger « ce contenu »27 ; car le propre des poèmes « est
l’euphonie qui y apparaît, tandis que les mots et les pensées leur sont extérieures, et
doivent être considérées comme des choses communes28 ». Même Philodème, qui cite
de larges extraits de ces théoriciens pour les réfuter, leur concède que, tout de même,
« [les sons] donnent des informations supplémentaires [] sur les
événements, lesquelles contribuent à orienter [] l’attitude de l’âme ou
ce qu’elle ressent29.» Essayons donc de tendre l’oreille.
Là encore, partons de l’acrostiche. Cela peut sembler paradoxal dans la mesure où,
comme nous l’avons proposé plus haut, la signature verticale est précisément ce qui
ne se donne moins à entendre qu’à voir. Reste que l’acoustique semble ici montrer la
route aux yeux : un examen rapide révèle en effet que, des neuf mots qui composent
le nom de Nicandre, six sont immédiatement suivis d’une ponctuation (346, 347, 348,
350, 351, 353). En 348, il s’agit de l’exclamation ; dans les 5 autres cas, il
s’agit de ce que nous appelons aujourd’hui un « rejet », où une proposition se conclut
en
position
2
ou
3
de
l’hexamètre
suivant
(2 : ;
3:
). C’est, de tout le poème, l’unité thématique comprenant la plus
forte densité d’une telle « ponctuation haute » (PH)30. Pour comprendre si elle avait
[][][]
[][][][]
[][]« Il faut ainsi observer, dans les vers d’Homère
aussi, le son en lui-même, se détachant des significations sous-jacentes : c’est lui qui conduit les vers. Quand
un tel alliage [de sons] s’empare de nous, dit-il, il nous excite à ce qui lui est affine. Que la voix soit le
principe conducteur, c’est aussi ce que montrent les oiseaux. Car dans leur cas, c’est quand apparaît le son
détaché que leur voix devient en quelque sorte articulée, comme on le dit du rossignol. » Sur les euphonistes,
on lira aussi PORTER 2010 : 241-242 et 492-502
26
JANKO 2000 : 121
27
JANKO 2000 : 123, n.4
28
JANKO 2000 : 125, n.1 (P.Herc. 1676 col. 6.1-11). Sur Cratès de Mallos, on lira PORTER 1992.
29 JANKO 2000 : 408 (col. 186, l.10-14) : [][]
[][]. Ma traduction suit la suggestion de STEINRÜCK 2013 : 306, qui fait de toute la
proposition l’antécédent du relatif Si on le rattache à , comme le fait Janko, ce sont d’abord
les événements qui orientent l’âme, mais les sons restent un facteur – supplémentaire – de cette orientation.
30
Je préfère éviter le terme de césure – anachronique, comme l’explique STEINRÜCK 2013 : 279 (ou en
français, STEINRÜCK 2009 : 97-103) : Denys d’Halicarnasse est le premier théoricien à décrire ce que nous
appelons aujourd’hui des césures. Sa description de séries de vers à césures identiques montre clairement
qu’il ne dispose pas encore de nom pour le phénomène : il considère comme une irruption de la prose dans la
poésie (De comp. 26). S’il est donc possible que Nicandre ait travaillé sur de telles séries de « césures », il est
certain qu’il ne les aurait pas appelés ainsi (). Dans les 342 vers précédant la fable de l’âne et de la
dipsade, ces « ponctuations hautes » sont au nombre de 28 (env. 8.2%). Dans les 599 vers qui la suivent, cette
proportion n’est qu’à peine plus élevée (61 occurrences : env.10.2%). L’acrostiche nous confronte donc à une
accumulation saillante. Mais, comme une saillance, en tant que telle, ne renseigne en rien sur la façon dont le
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
valeur d’indication – et, auquel cas, laquelle – examinons les vers du contexte amont.
S’y trouve-t-il des petites séries (2 ou 3 vers) de PH ? Et si oui, créent-elles une
interaction mémorable avec le contenu ? De fait, seuls deux passages comportent de
telles séries, tous deux dans le catalogue des serpents (223-225 ; 326-331). Et l’on peut
y observer une interaction forte entre découpe du vers et dimension sémantique –
laissant ainsi penser que la PH fait partie d’un jeu assumé par Nicandre, et déjà
relevé par les lecteurs/auditeurs au moment où ils parviennent à l’acrostiche.
Considérons d’abord la description de la vipère mâle (, et non ; 223-225):
|2
|2
On reconnaît le mâle à sa tête aiguë ; tantôt, par la taille,
|
à son ventre ; |
il est grand ;
tantôt il est court, et plus faible en largeur
et c’est en s’effilant que s’allonge sa queue.
Les deux PH suivent immédiatement une mention de la tête pointue du serpent.
S’agit-il, dès lors, d’un soulignement mimétique de « la tête » du vers31 ? C’est en tout
cas ce que suggère Nicandre quand il vient à décrire le céraste, qui ressemble au mâle
de la vipère (259-260) :
|2
Reconnais le céraste qui ruse et frappe tout comme
La vipère ; | semblable qu’il est par l’aspect qu’il présente.
La seconde série de PH survient dans la section consacrée au sépédon – litt. le
pourrisseur, ou la pourriture – quand Nicandre détaille les symptômes de sa morsure.
Or le passage contient également la mention d’une tête : cheveux, cils et sourcils en
chutent sous l’effet du venin (326-331) :
|3
|2
2
|
|3
phénomène saillant pouvait être perçu, il faut tenter de saisir les connotations qui s’attachent localement à
celui-ci. L’examen du contexte amont est une piste possible.
31 L’image est déjà antique, cf. GENTILI & LOMIENTO | KOPFF 2008 : 257-8.
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
Elle est pour sûr douloureuse et fatale, la blessure qu’inflige
Le pourrisseur ;
| le venin pernicieux s’infiltre noir
par tout le corps :
| de la peau desséchée, les poils rabougris
tombent en poignées –
| tel le duvet du chardon qu’on agite.
Des sourcils ou du crâne de l’homme qu’il frappe,
Ils se dispersent
| et, des paupières noirs, choient les cils.
Dans ce cas, les PH ne se trouvent pas toutes en même position ; mais ce facteur
d’hétérogénéité de la série semble compensé par la grande homogénéité sonore des
trois premières (s, p, d, n), ainsi que par la proximité morphologique et sémantique (et
partant, sonore aussi) des deux dernières (, ). Si l’on pense à la
description de la vipère, il est possible que ce relatif détachement de la tête du vers
évoque la soudaine nudité de celle de la victime. Le jeu de sons pourrait confirmer
cette impression : les sons de « seepedoon » se répandent en tête de vers comme dans
la tête désormais chauve du malheureux. Mais si l’on s’en tient aux images proposées
dans ce seul extrait, on y entendra plutôt le détachement de cette couche superficielle
que les poils formaient sur la peau. C’est d’ailleurs ce que suggèrent les deux verbes
ainsi mis en parallèles : Or, nous ne sommes alors qu’à 12 vers de
la fable et de son acrostiche. Il est donc parfaitement possible que les PH qu’on y
trouve en masse invitent à y chercher le produit d’un dépouillement – en l’occurrence,
cette vieille peau de .
PAU5E : 5ilan intermédiaire
Dans la dernière section, j’espère avoir suggéré aux découvreurs d’acrostiches (et
d’autres phénomènes verticaux) de nouveaux arguments – plus intra-textuels, et plus
attentifs à toutes les couches du texte. Car, pressés par les Telchines de prouver
« l’intentionnalité » de leurs trouvailles, je crains qu’ils circonscrivent souvent leur
concept de texte ou d’écriture à ce qu’ils imaginent acceptable par leurs contradicteurs
(forcément obtus). Deux sortes d’arguments me paraissent ainsi piégés. Le premier est
d’ordre intra-textuel, mais se borne à tenir compte du signifié des mots : pour montrer
que l’auteur demande bien à son lecteur de les lire, on part alors à la recherche
d’indices, ou de mots-clés. On peut solliciter, par exemple, les verbes de vision, ou les
mentions de signe. Dans un texte comme celui d’Aratos, qui regorge d’indications
visuelles, la quête est aisée – mais il faut bien reconnaître que l’argument perd aussi
de sa force. Il en regagne par contre dans des textes narratifs, où la coïncidence d’un
acrostiche et d’un verbe de vision est plus significative : ainsi, par exemple, le
Le rapprochement entre ces deux passages a peut-être même été préparé par la comparaison proposée au
vers 329. Car les poils qui tombent sont semblables au duvet des chardons : ce résonne encore quand
la fable amorce son jeu sur et. D’autre part, ces échos phoniques n’excluent pas la résonance
lexicale avec les vers 121-127 (cf. note 11)
32
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
respicias qui conclut l’acrostiche LANIABOR chez Valerius Flaccus33. Force est
toutefois de constater que notre extrait de Nicandre ne présente pas de tels
indicateurs sémantiques. On ne saurait donc faire de ceux-ci un critère exclusif : les
sceptiques ne seront pas rassurés et les Telchines continueront à vrombir.
Dès lors, les exégètes essaient parfois de mobiliser l’intertexte, et de montrer, par
exemple, que les passages contenant des acrostiches se répondent entre eux : l’idée est
de prouver l’intention, si ce n’est par l’allusion, du moins par l’imitation. On tente
ainsi de faire d’une pierre deux coups : « L’acrostiche chez A existe, puisque B l’a lu ;
B a bien voulu écrire son acrostiche puisqu’il imite A ». La relation supposée parle en
faveur des deux termes qu’elle engage. Comme nous l’avons vu, c’est une stratégie qui
peut s’avérer productive dans le passage de Nicandre. Outre le rapport sémantique
que j’ai suggéré avec l’aratéen , on pourrait ainsi suggérer que le deuxième mot
qui forme l’acrostiche vaille allusion à un autre du même Aratos, et récemment
découvert par Cristiano Castelletti : l’du vers 346 serait alors un renvoi à (ou
un retour de) l’– synonyme, à ce que nous dit Hésychius – qu’on peut lire en
boustrophédon, en Ph.6-834. Si c’était le cas, le fait que le mot puisse être
étymologiquement rattaché à la vision ne gâcherait certes rien.
Cela dit, sur quelle « image du texte » ces arguments se fondent-ils35 ? En travaillant
exclusivement sur la citationnalité du poème, on suppose une lecture qui consisterait
essentiellement à reconnaître, dans ce qu’on lit, un travail sur ce qu’on a déjà lu, dans
d’autres livres. Dès lors, on ne piste que les résonances du texte dans la mémoire à
long terme. Je ne conteste pas que cette dimension forme une partie de notre
expérience de lecture – ou de visionnage, comme le montrent ces spectateurs de
MarvelTM-movies, dont la conversation d’après-film consiste essentiellement à
recenser les allusions à d’autres opus de la franchise. Et très certainement, les poètes
de l’époque hellénistique avaient une conscience aiguë de recycler un matériau verbal
prestigieux – le traitement que j’ai proposé du mots’appuie précisément sur
cette image du texte. Mais si celle-ci nous permet d’imaginer certaines pratiques de
lecture et d’écriture antiques, elle occulte peut-être d’autres modes d’accès au texte –
notamment l’attention au rythme et aux sons que suggèrent des critiques comme
VALERIUS FLACCUS, Arg. 4.177-184, et Cristiano CASTELLETI 2014. Reste qu’en 184, respicias n’est pas
certain. La plupart des manuscrits () transmettent en effet un problématique *respiceas, dont respicias
pourrait être une correction. Avec per piceas (proposition de Madvig, retenue par la plupart des éditeurs),
l’acrostiche composerait l’actif LANIABO, que je trouve en meilleure interaction avec la description de
l’antre d’Amycus : c’est ce que les rangées de têtes et de membres empalés pourraient crier au visiteur : je
(te) déchirerai (comme eux). Dans ce cas, il resterait un indicateur sémantique très fort, le capitum
maestissimus ordo qui clôt le vers 183 – cette « sinistre rangée de têtes » s’appliquant fort bien aux initiales
des 7 vers précédents.
34
CASTELLETTI 2012
35
Je prends ici le terme d’image au sens que Deleuze a illustré dans le Chapitre IV de Différence et
Répétition, « L’image de la pensée » (DELEUZE 1968). Il s’agit tout simplement d’indiquer un ensemble de
préconceptions qu’une discipline (là, la philosophie ; ici, la philologie) se fait de l’activité par laquelle elle se
définit (la pensée ; l’écriture/la lecture).
33
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
Denys d’Halicarnasse, Pausimaque de Milet, Héracléodore, Cratès de Mallos, et même
Philodème. Quelles que soient leurs divergences, les images du texte avec lesquelles
travaillent ces théoriciens présentent néanmoins deux traits communs, qui à ma
connaissance manque chez nos défenseurs d’acrostiches. Car le texte n’y est pas
apprécié uniquement par la mémoire à long terme où s’emmagasinent les lectures
antérieures, mais aussi et d’abord par l’oreille, couplée à une mémoire à plus court
terme, attentive aux échos qui se produisent dans le déroulement du texte. En
proposant que ces échos rythmiques (et dans une certaine mesure sonores) du texte de
Nicandre facilitent la perception de sa signature verticale, je ne cherche pas à jouer
une image du texte contre l’autre – la « citationnalité » vs je ne sais quelle
« expérience directe ». M’importe seulement qu’en argumentant en faveur d’un
phénomène (les acrostiches), la posture défensive où l’on peut se trouver acculé n’en
vienne pas à restreindre notre angle de lecture.
a: bis !
Nous avons désormais des raisons de penser que Jean-Marie Jacques se trompait en
qualifiant l’acrostiche de signature « secrète »36. S’il pensait peut-être à l’anecdote de
Chérémon, qui avait ainsi caché son nom pour authentifier son satyrique Centaure,
notre lecture suggère plutôt que Nicandre balise assez clairement le chemin de sa
signature. À présent – – voyons comment ces mêmes indications restent
actives dans le contexte aval et peuvent nous confronter à un procédé un peu plus
troublant. Car si l’on tient que la PH a pu valoir comme un indicateur de l’acrostiche,
il est au moins amusant de constater qu’une fois la fable contée, la description du
serpent suivant – le chers(h)ydre – semble vouloir rejouer le même jeu (359-360) :
|3
360
N’ignore pas, à présent, qu’en sa forme, au cobra le chersydre est
Identique ; | et ses crocs, cruels symptômes provoquent :
360
Les initiales épellent à nouveau le début de NIcandre, et le second mot qui pourrait le
composer est lui aussi comme rejeté en tête de vers. Pourtant, la suite déçoit l’attente
ainsi créée (361-365) :
JACQUES 2007 : LXXI : « Si vif est son sens de la propriété littéraire [qu’indiquer son nom en conclusion du
poème] ne lui a pas suffi. Il les a signés de surcroît à l’aide d’une sphragis secrète ».
36
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
365
se ratatine la peau, qui pourrit à l’entour des chairs, et
plus qu’aux nerfs pénétrée, elle avère la morsure qui la ronge,
putride et ridée ; les douleurs se soumettent l’homme mortel
par myriades brûlantes ; sur ses membres ne tardent à gonfler
365
de grosses poches qui le harcèlent en se relayant.
C’est d’autant plus frustrant que le passage contient deux rappels de la morsure du
sépédon (326-331), où la PH recevait les connotations propres à indiquer l’acrostiche :
le nom de ce serpent est en effet présent (bien qu’en un autre sens, 363 : ) ;
et l’envahissant champ lexical de la décomposition fait du chersydre un sérieux
concurrent au titre de « pourrisseur » ou de « pourriture ». Trois autres éléments
peuvent aussi renvoyer la mémoire de travail à la fable où se déployait l’acrostiche :
la victime reçoit le nom épique de , qui en insistant sur sa condition de mortel –
davantage en tout cas que l’ en 330 – fait de la morsure un de ces maux dont
souffrent désormais les mortels ; sans compter que la fable se signalait non
seulement par la concentration de PH, mais aussi par une série de trois (347, 348,
349) : or, dans notre extrait sur le chersydre, la PH de 360 est suivie d’un au vers
361 ; enfin – et ce sera peut-être plus convaincant pour certains – il est encore
question d’une peau () : non plus celle d’un serpent ou d’un poète immortalisable,
mais celle d’un commun mortel – déchirée par la morsure, et ratatinée par les effets
du venin. Ces échos (tous sémantiques, à l’exception de la PH) peuvent créer l’attente
d’une forme de reprise de l’acrostiche, ou du moins du Nicandre.
Et il est là. Mais pour le discerner, il nous faut suivre le principe que Philodème veut
bien accorder aux euphonistes et nous orienter à l’aide des sons (comme vous me
lisez, j’en appelle à vos yeux pour les entendre) :
|3
360
365
N’igNore pas, à présent, qu’en sa forme, au cobra le chersydre est
IdentIque ;
| et ses Crocs, Cruels symptômes provoquent :
se rAtAtine lA peau, qui pourrit à l’entour des chairs, et
360
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
plus qu’aux Nerfs péNétrée, elle bée, la morsure qui la ronge,
putriDe et riDée ; les douleurs se soumettent l’homme mortel
par myRiades bRûlantes ; sur ses membres ne tardent à gonfler
de grOsses pOches qui le harcèlent en se relayant.
365
Étonnant, non ? Si ces résonances ne suffisent pas, en voici le raisonnement : en 359360, les deux premiers mots ne se contentent pas de commencer par un N puis un I –
ils contiennent leur répétition. Dans la même syllabe, pour ; à une syllabe d’écart,
pour Au vers 360, la suite du vers est occupée par une petite proposition,
dont le second mot (ou le troisième si l’on compte la particule) contient lui aussi une
répétition de sons, cette fois dans deux syllabes successives : . Il se trouve
qu’il s’agit du troisième son de NIKANDROS. Le principe de lecture de l’acrostiche
(prélever la première lettre de chaque vers) semble ainsi progressivement remplacé
par un autre, qui prescrit de prélever des allitérations ou des assonances. Comme un
texte en contient toujours trop, l’orientation dans la forêt des sons se fera désormais
par projection sur le vers suivant. Au vers 361, les A de se trouvent aussi
bien aux positions 1 et 2 qu’occupaient les I d’, que dans les deux premières
syllabes du premier adjectif de la proposition, situé – comme - juste après
une particule (). Ensuite, celui-ci occupe la même position métrique que le
du vers suivant, où l’on trouve la répétition du cinquième son. À ce stade,
l’attente du lecteur se trouve concentrée sur la première moitié des vers (jusqu’à la
position 5 de l’hexamètre). Et c’est bien dans cette zone que l’on trouve la répétition
du , pour la première fois dans deux mots successifs, et à deux syllabes d’écart. Le
sixième son de NIKANDROS se trouvera lui aussi répété dans deux mots successifs.
Ici, l’auteur éprouve-t-il moins le besoin d’assurer son lecteur qu’il suit la bonne
route ? En tout cas, l’allitération concurrente du ne semble pas à même de troubler
le jeu – mais c’est peut-être tout simplement qu’elle ne se calque pas sur celle qui
précède (les deux sont dans le même mot). Enfin, c’est aussi dans deux mots
successifs que l’on trouve répétition du O. Là se clôt la description des symptômes. Le
nom de Nicandre restera-t-il tronqué ? Peut-être pas, dans la mesure où la section
suivante commence ainsi (366) :
Mais comme manque l’allitération du s, il faut peut-être y entendre que, cette fois,
NIIKANDRO(S) a succombé au venin. En tout cas, la transformation de l’acrostiche
en « intexte sonore37 » interagit de manière étonnante avec la description des
symptômes : l’écartement progressif des répétitions semble répondre à celui de la
peau, qui laisse voir les ravages du venin (362 :
J’emprunte le terme d’intexte à HANSES 2014, qui le reprend à LEVITAN 1985, qui s’inspire d’une
métaphore trouvée dans les Carmina Figurata d’Optatianus Porphyrius.
37
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
). Quel contraste avec la double jeunesse, à la fois reptilienne et
hésiodique, que Nicandre – («victoire de l’homme ») – s’attribuait en marge de la
fable ! Si son nom ressemble toujours à une peau, c’est ici à celle d’un mortel, peutêtre déjà d’un mort – qu’aucune postérité ne retiendra. Faut-il percevoir là une
palinodie, qui reviendrait sur tout ce que le passage précédent pouvait impliquer
d’hybris ? Faut-il y au contraire y penser que NIKANDROS (devenu « victoire sur
l’homme ») s’infiltre dans le corps du vers comme le poison sous la peau du
malheureux mortel ? Dans ce cas, la prétention se prolongerait en fantasme sadique.
Faut-il choisir ? Le contexte nous fournit-il une piste supplémentaire ?
7. Le sec et l’humide
Le nom du chersydre le partage entre le sec (369 : ) et l’humide (367 : ).
Les modernes peinent à l’identifier38, car si Nicandre décrit assez longuement les
effets de sa morsure, il est beaucoup moins disert sur son aspect – se bornant à dire
qu’il ressemble à l’aspic (359-360), c’est-à-dire au naia haje. La section consacrée à
celui-ci est d’ailleurs la plus longue du catalogue des serpents (157-208) – et qu’elle
s’ouvre et se ferme sur une opposition similaire, entre la sècheresse (de la peau du
serpent (157-158 :
/ ) et l’humidité des marais nilotiques où la mangouste enduite
de boue finit par emporter son redoutable adversaire (207-208 :
/). Comme on le voit, cette opposition se
redouble d’une autre, entre la mort qu’apporte le cobra () et celle qu’il subit
à la fin, noyé par la mangouste – opposition d’autant plus remarquable que, de tout le
catalogue, c’est le seul serpent dont on évoque une défaite. En d’autres termes, c’est
précisément quand l’intexte allitérant vient jeter le doute sur la victoire de Nicandreserpent, clamée par l’acrostiche, que le poète nous renvoie à un passage où un serpent
censé tuer trouve une fin pitoyable dans les fonds boueux du Nil. Cette concomitance
suggère que le rappel d’une défaite reptilienne puisse préciser en quel sens Nicandre
entend (ou non) triompher – mais en quel sens ? et de quelle victoire s’agit-il ? Un
examen conjoint des sections consacrées au chersydre et cobra nous aidera peut-être à
y voir plus clair. En tout cas, l’organisation thématique du catalogue des serpents les
met en correspondance (cf. Schéma 4).
Si l’on examine la structure générale du catalogue, on peut constater que les mentions
des lieux dessinent une sorte de « cadre ». Les deux derniers serpents à être traités
individuellement renvoient aux trois premiers : seps et dragon vivent sur des monts
neigeux de Thessalie (A) ; les sections consacrées à la vipère et au chencrine sont les
seules à contenir une liste de plus de trois noms de lieux, détaillant l’environnement
Tropinotus natrix ? Laticauda laticaudata ? Laticauda colubrina ? Natrix tesselata ? ou Coluber scalaris ?
Les références se trouvent chez SPATAFORA 2007, p. 131.
38
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
où vit chacun des serpents (C) ; enfin, la lutte du dragon avec l’aigle renvoie à l’autre
lutte du catalogue, entre l’aspic et la mangouste (B). À l’intérieur de cette sorte de
cadre, on remarque que l’enchaînement des serpents suit souvent des rapports de
ressemblances (implicites :
- - -
ou explicites :
). Nicandre nous dit ainsi que le
céraste ressemble à la vipère ; que l’hémoroïs se déplace comme le céraste ; que le
sépédon ressemble à l’hémoroïs ; et, plus bas, que la scytale ressemble à l’amphisbène.
Entre seps et cobra, de même qu’entre basilic et chelydre, c’est le lexique qui crée une
ressemblance : les uns tuent (/), les autres puent. Dans tous ces cas, ce
sont les similarités entre les serpents qui organisent le discours de Nicandre – et le
texte fait mine de confier au réel le principe de son organisation.
Schéma 4 : l’organisation du catalogue des serpents
Mais, comme on le voit, il y a tout de même deux séries d’exceptions à cette règle –
et donc deux endroits où il est probable que le « réalisme » cède à d’autres priorités.
Ainsi, si les serpents de la fin du catalogue (438-492) ne se ressemblent pas entre eux,
c’est que Nicandre tient à organiser sa matière sous une forme symétrique – comme il
le fait pour l’ensemble du poème39. L’autre région « irrégulière », ce sont précisément
JACQUES 2007 : LXXI-LXXVIII remarque que le contenu des Th. s’organise de manière annulaire : Proème
(A) – Prescriptions générales (B) – Catalogue des serpents (C) – Remèdes (D) – Catalogues d’autres animaux
venimeux (C’) – Prescriptions générales (B’) – Envoi (A’). C’est peut-être en référence à cette organisation
qu’en conclusion de son poème, Nicandre peut se dire (aussi) « homérique » (cf. STEINRÜCK 2013 : 55-66).
Quant au catalogue des serpents, son cadre extérieur ne suffit pas à en faire un anneau. C’est un catalogue,
tout au plus troublé par les renvois « lointains » qui entourent la fable et la sphragis.
39
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
les alentours de la fable et de son acrostiche : la dipsade qui précède ressemble à… la
vipère. C’est le premier renvoi explicite à un serpent qui ne précède pas
immédiatement. Le second (et dernier) de ces renvois survient juste après la fable :
c’est la comparaison du chersydre à l’aspic. En brisant la logique référentielle du
catalogue, ces deux anaphores lointaines signalent tout d’abord que, dans les sections
qu’elles encadrent, le propos ne saurait se réduire à la description d’un référent
reptilien. La teneur de la fable peut nous suggérer, à titre d’hypothèse, que les
résonances ainsi établies soient mises au service d’un discours méta-poétique. Dans
tous les cas, elles suggèrent à la mémoire de travail de lire la section du chersydre
dans la continuité de celle sur l’aspic. Et en ce sens, elles constituent les heurs et
malheurs du cobra (157-208) en clé de lecture de notre passage – et de l’étrange
intexte qui s’y trouve tissé.
aspic
2’.
combat aspic/mangouste
Sec
sec(205 : Sirius) /humide
3a.
défaite du serpent dans l’eau.
vipère
…
1’
1., 2. : échos établissant la relation
dipsade (~vipère)
3. échos permettant la lecture
1.
Fable (intexte 1 : acrostiche)
chersydre (~aspic) (intexte 2, allitérant)
victoire de N. = serpent
2.
défaite de N.
sec (368 : Sirius)/humide
le serpent revient à terre.
Schéma 5 : échos entre 157-209 et 334-371.
On voit tout d’abord que la morsure (intextée) du chersydre ne conclut pas la section
consacrée à ce serpent, mais qu’elle précède l’évocation de son double habitat : si le
chersydre a l’habitude de chasser les grenouilles dans les étangs, il peut aussi, quand
la canicule les assèche (367-8), revenir à terre. Dans cette scène, nombreux sont les
échos avec le sort de l’aspic. Il y a d’abord, on l’a vu, le contraste entre une entrée et
une sortie du marécage : si l’aspic y est fatalement entraîné par la mangouste, le
chersydre s’en extrait sans dommage, malgré la quasi-destruction de son habitat
primitif. Ces deux événements se produisent d’ailleurs en même temps : car le naja
meurt aussi
« quand Sirius assèche la boue » (204-5, sur le dos de la mangouste,
qu’elle rend invulnérable aux dents du naja). Un même moment de l’année voit ainsi
3b.
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
un serpent mourir, et l’autre survivre40. À ce niveau, le chersydre paraît l’emporter sur
le naja auquel il ressemble.
Or, cette scène de « victoire » ne s’oppose pas seulement à la mort du cobra. Deux
contrastes la mettent également en relation avec la description de la morsure – là
aussi en termes de sècheresse et d’humidité. En asséchant et rompant la surface de la
peau, la morsure faisait proliférer l’humidité pourrissante dans la profondeur des
chairs ; désormais, le serpent s’extrait d’une humidité résiduelle et corrompue pour
gagner une surface sèche et solide41. En ce sens, l’adaptation du serpent à la canicule
se présente – imaginairement – comme la résorption de sa propre morsure. En un
sens, la victoire sur le cobra est aussi une victoire sur lui-même. Les inquiétudes
soulevées par la décomposition de l’acrostiche semblent levées par un retour sur la
terre ferme.
Cela nous ramène à la tension entre acrostiche et intexte allitérant. Quelle lecture ces
résonances suggèrent-elles d’en faire ? Je crois qu’elles invitent à la comprendre à la
fois en termes de sècheresse et d’humidité, et en termes de conquête territoriale. Une
telle lecture est parfaitement possible. En effet, l’acrostiche victorieux n’occupe pas
simplement l’extrême gauche du texte. Strictement visuel, il est aussi strictement
paginal : quand les vers passent par la voix du lecteur, le mot qu’épellent leurs
initiales demeure sur la page. De sorte qu’au niveau des perceptions produites lors de
la lecture (mais aussi de l’écriture), la victoire immortalisante se trouve assimilée à
une conquête de la page comme médium. Symétriquement, la défaite de NICANDRE
coïncide avec la décomposition de l’acrostiche (N-I) en répétitions sonores : on ne voit
plus le nom du poète, qui se perd dans la voix qui lit. Pour qu’un nom soit peau-deserpent, et atteste de la gloire héroïque de son porteur, il faut qu’il soit écrit. Là aussi,
victoire et défaite sont liées à l’occupation d’un terrain particulier : si pour l’aspic et le
cobra, la survie ne semble possible qu’au sec, le nom de Nicandre semble ne pouvoir
Au niveau lexical, on peut aussi avancer le fait qu’aspic et chersydre sont les seuls à traîner « leur corps
terrible/terrifiant (et à ramper) par le(s) chemin(s) (161: /;
370:/) : la différence de syntaxe ne saurait étouffer l’écho
en fin de vers.
40
41
À la décomposition humide (362 : ) et envahissante, répond l’assèchement de l’étang où vit le
chersydre. C’est du moins ainsi qu’on a l’habitude de lire la fin du vers 368 (), où le
mot pose difficulté : alors qu’il signifie le plus souvent « récolte », les lexiques embarrassés lui donnent
ici le sens de « sècheresse » ; SPATAFORA 2007 : 132 suggère de le lire à partir de(« le moût ») : Nicandre
appellerait alors l’image d’un « dépôt » sur le fond du lac. Mais les échos qui renvoient à l’aspic égyptien
permettent peut-être de conserver le sens, usuel, de « récolte » : « Quand Sirius assèche l’eau, et qu’il y a
récolte sur le fond du lac » pourrait se référer au fait que les Égyptiens cultivent sur des terres que le Nil a
envahies puis quittées. L’indication donnée par Nicandre ne serait pas forcément cohérente ou réaliste. Il se
trouve en effet qu’au IIe siècle avant notre ère, les crues du Nil correspondaient à peu près au lever de
Sirius, c’est-à-dire au moment où elle commençait à devenir visible depuis l’hémisphère nord. En ce sens, un
Égyptien ne dirait probablement pas que Sirius assèche l’eau. Peut-être Nicandre a-t-il pensé que la période
où Sirius reste encore visible correspond aussi à une période où l’eau des crues commence à se retirer, pour
permettre à la fois les semailles et les récoltes ? Peut-être a-t-il privilégié une logique imaginaire et musicale
à l’exactitude astronomique ?
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
survivre que sur la page. La voix est une humidité putride et dangereuse ; l’écrit, un
terrain sec où peuvent vivre les serpents (d’ailleurs, l’âne qui cherchait de l’eau y a
perdu son précieux fardeau de jeunesse).
chersydros rises (au sec)
aspic goes down (humide)
NIKANDROS rises (page)/NIKANDROS goes down (voix)
Le chersydre peut ainsi proposer une dernière figure de Nicandre, qui survivrait à sa
plongée dans la voix pour se réinstaller au sec de l’écrit – sur un terrain médial enfin
conquis. La dernière image qu’il donne du chersydre ne dément en tout cas pas cette
idée : « et, sur les chemins,/ sifflant de la langue, il prend possession des champs
assoiffants (/) »42.
D’autre part, il me semble que cette identification du poète au chersydre peut se
trouver confirmée, si l’on examine d’un peu plus près l’opposition de l’aspic au
chersydre. La section sur l’aspic est en effet la seule des Th. à contenir une mention
d’ « ennemis »
que
le
poète
aurait
en
commun
avec
son
lecteur
(186) :
– « puissent de tels monstres frapper des
têtes d’ennemis ». Et cette tournure apotropaïque – qui vise à détourner sur d’autres
l’aspic qu’on vient de décrire – n’est peut-être pas sans implications polémiques ou
politiques. On connaît l’hostilité durable qui, tout au long de la période hellénistique,
opposa Pergame – où écrivit Nicandre – à Alexandrie d’Égypte. Or, si les cobras
doivent faire des victimes, n’est-ce pas d’abord dans les pays où ils pullulent – sur les
bords du Nil (175) ? En détournant les cobras sur des « ennemis » anonymes,
Nicandre pourrait fort bien énoncer une malédiction à l’égard des rivaux alexandrins.
Il pourrait même faire un peu plus, puisque, dans son texte, la seule mort qui suive
cette malédiction est celle du cobra lui-même. Ainsi, à défaut de se débarrasser des
Alexandrins, Nicandre parviendrait tout de même (grâce à une mangouste un peu
campagnarde) à faire mourir leur compatriote animal « parmi les joncs des marais
d’Égypte (200) » – c’est-à-dire parmi les papyrus dont Pline nous dit que les
Le verbe est celui qui, dans la fable, désignait l’action de Zeus attribuant à ses frères leurs royaumes. Le
retour de la thématique de la soif n’est pas non plus sans intérêt. Le serpent qui précédait la fable, la
dipsade, donnait aux victimes de sa morsure une soif inextinguible : celles-ci deviennent comme un taureau
buvant un fleuve et dont le ventre cède sous le poids d’un fardeau excessif (342 : ). Or, la
fable commence, au vers suivant, par la mention des par qui elle est encore colportée (343 : ).
L’écho sonore et sémantique entre les deux mots est renforcé par leur position : l’un et l’autre sont en fin de
vers. Ce qu’il suggère, localement, c’est que la soif soit une envie d’entendre de se remplir d’histoires – ou du
moins du savoir qu’à travers elles dispensent les poètes Comme tout écho, cette fugitive association peut
certes disparaître, recouverte par d’autres. Mais elle peut aussi être rappelée par « les champs assoiffants »
où s’installe le chersydre. Dans ce cas, celui-ci ne deviendrait pas simplement maître d’une page
métaphorique ; le royaume qu’il arpente serait aussi celui du désir (ou du besoin) que les hommes ont de
poésie.
42
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
Alexandrins, au début du IIe siècle av. n. ère, avaient voulu priver Pergame – qui fut
alors contrainte d’inventer le parchemin43. Pline mentionne un roi Eumène – où l’on
voit généralement le deuxième du nom (197- env. 160). C’est en tout cas sous son
règne que la bibliothèque de Pergame se développa au point de faire de l’ombre à
celle d’Alexandrie. La chronologie de Nicandre n’est pas absolument claire : il est plus
probable qu’il ait écrit dans les années 13044. Reste qu’en tant que poète de Pergame,
il avait des raisons très concrètes et très professionnelles d’en vouloir aux
Alexandrins : ils avaient cherché à le ramener à l’âge de la voix ; ils avaient failli
l’empêcher d’inscrire son nom sur la surface sûre et sèche de la page. Mais son
acrostiche – qu’il écrivit probablement sur une peau de veau hors de prix – est quand
même parvenu à l’immortalité. Celle que, selon le même Pline, seul confère le papier :
[res] qua constat inmortalitas hominum. Le chersydre a survécu à l’asséchement des
marais papyriens et su conquérir une nouvelle surface, plus sèche encore.
8. Épilogue : des exemples à l’
∞?
En conclusion de cet article – beaucoup plus long que la note de Lobel –, j’aimerais
indiquer les conséquences auxquelles peut nous engager l’intexte en Th. 359365(366 ?). Mais, auparavant, il faut peut-être récapituler les arguments qui peuvent
être produits en faveur de son existence. Car à la différence de l’acrostiche qui le
précède, il n’a pas la chance d’être répliqué ailleurs chez Nicandre : en tout cas, je n’en
ai pas trouvé dans les parages d’Al. 266-274. Therefore, I « can imagine the heat with
which [it will be] contested ». Rappelons donc que l’intexte dont je défends l’existence
ne consiste pas simplement en « une suite de sons répétés ». Celle-ci s’insère dans la
continuité de l’acrostiche dont elle commence par reproduire des marqueurs (PH, ,
puis à l’initiale), avant de s’élaborer par variation continue, chaque allitération
possédant au moins un point commun avec la précédente (même position dans un
syntagme, ou dans le vers). Cette double continuité « formelle » est à mes yeux
l’argument le plus fort : il parle en faveur d’une perceptibilité de l’intexte. C’est en
tout cas en partant de l’acrostiche que j’ai pu le trouver.
Ce n’est qu’ensuite (et par conséquent) que me sont apparues les interactions avec le
niveau sémantique. Leur densité est un deuxième argument, en ce qu’elle suggère, non
seulement le caractère perceptible de l’intexte, mais sa dimension esthétique : en
confirmant le phénomène perçu, ces interactions lui confèrent en effet une
pertinence, un « intérêt » que le lecteur pouvait chercher à expliciter (ou pas : un tel
intérêt est en lui-même un plaisir). Je crois ainsi avoir montré que cet intexte pouvait
se présenter comme le croisement matériel et singulier (la condensation ?) de
plusieurs
43
44
idées,
images
ou
références
Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, 13.21.70.
Cf. MASSIMILLA, 2000.
en
suspens :
mortalité/immortalité,
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
sècheresse/humidité, visible/audible,
DAMON 2014
Alexandrie/Pergame ; d’autres pourraient sans
doute allonger la liste : ce qui m’importe est moins de faire valoir cette interprétation
de l’intexte que la possibilité d’une telle interprétation – en tant qu’indice de la
densité esthétique du texte. On pourra certes rétorquer que tout est interprétable ; ou
que la richesse d’une interprétation reflète moins celle du texte commenté que des
compétences du commentateur. Et j’en conviens bien volontiers. C’est bien pourquoi
l’argument des interactions sémantiques me semble devoir venir en second, après
celui des interactions « formelles ». Et c’est aussi pourquoi j’ai pris soin – dans le
commentaire de cet intexte – de ne faire jouer que deux opérations de lecture : a) la
mise en relation de passages de l’œuvre les uns avec les autres (en fonction d’échos de
diverses natures) puis b) leur superposition sémantique. Ce sont en effet ces
opérations qui me semblent les plus en prise sur « l’image du texte » suggérée par les
euphonistes : si, pour eux, la poésie est une sorte de musique, c’est qu’ils
appréhendent le texte comme un déroulement chronologique, réanimé par une voix
(réelle ou fantasmée). Ainsi, je n’ai pas cherché à utiliser la notion de figure de
rhétorique – qui rend mieux compte des modes de lectures impériaux puis byzantins45.
De même, j’ai tâché de ne mobiliser que des notions (mortalité/immortalité,
sècheresse/humidité,
Alexandrie/Pergame)
ou
des
dimensions
d’expérience
(audible/visible) qui étaient vraisemblablement accessibles à Nicandre et à ses
lecteurs antiques. Pour autant, je ne prétends pas avoir reconstitué « ce dont ils
avaient conscience (en lisant ou en écrivant) ». En décrivant ces opérations de lecture,
mon commentaire de l’intexte entretient avec lui les mêmes relations qu’une
description du travail phonologique nécessaire pour prononcer un mot entretient avec
celui-ci : l’une et l’autre décrivent un travail dont les locuteurs peuvent avoir
conscience, mais dont une conscience trop aiguë empêche aussi le bon déroulement.
En ce sens, je pense avoir détaillé moins ce à quoi Nicandre et ses lecteurs pouvaient
penser, que ce qu’ils devaient oublier pour que l’intexte devienne perceptible et
(esthétiquement) intéressant pour eux.
Cela dit, il est vrai qu’à ma connaissance, ni les scholiastes ni les exégètes antiques ne
signalent de tels « intextes sonores ». L’argument n’est pas sans poids. Avant d’y
répondre, je note tout de même que la cohérence obligerait ceux qui l’avancent à
préciser ce qu’eux-mêmes font pour lire « comme les Anciens » – ou à défaut, pour
frayer une voie vers leur expérience de lecture : pour ma part, c’est en tentant de
prendre au sérieux une idée exprimée par des que je suis tombé sur cet
intexte – en prenant d’abord pour guide le rythme et les sons. Mais il y a peut-être
d’autres guides et d’autres témoins que les critiques : les poètes aussi lisent les poètes.
Ainsi, si les textes qui nous sont parvenus de Nicandre ne nous livrent – que je sache
– aucun jeu similaire à cet intexte, il me semble que Virgile nous en livre au moins un
dans l’Énéide (VIII, 18-26) :
45
STEINRÜCK 2013.
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
TaLia per Latium. quae Laomedontius heros
L
cUncta Uidens magno cUrarum flUctUat aestU
U
atque aNimum NuNc huc celerem NuNc diuidit illuc
N
in pArtisque rApit uAriAs perque omniA uersAt,
A
20
sicut aquae tremulum labris ubi lumen aenis
sole repercussum aut radiantis imagine Lunae
omnia peruolitat late loca, iamque sub auras
erigitur summique ferit laquearia tecti.
25
Énée (Aeneas) est troublé par la guerre qui se prépare dans le Latium. Le narrateur
compare l’agitation de son âme aux reflets dansants du soleil, mais surtout de la lune,
quand, reflétés dans l’eau de certaines lābra (cuves, vasques, bacs ou cuvettes), ils
dansent éparpillés sur leurs parois. La comparaison sert surtout à confirmer
l’impression que peut avoir eu le lecteur : en lisant – à voix haute – la description du
trouble d’Énée, ses lèvres (lăbra) ont fait sonner et re-sonner les lettres du mot
LUNA, diffracté dans ces 4 vers. Cette diffraction produit plus de répétitions que la
« seconde signature » de Nicandre. Mais on y observe un même principe de variation
continue. Le premier son (L) est répété dans les deux premiers mots, tout comme le
U. L’un et l’autre se trouve confirmés par une ou plusieurs répétitions dans la seconde
partie du vers (Laomedontius, curarum fluctuat aestu). Les deux sons suivants se
trouvent aussi dans des mots successifs : ce qui change est qu’il s’agit des deuxièmes
et troisièmes mots du vers. La suite du vers contient toujours une confirmation :
(nunc, uarias perque omnia uersat). La règle semble être qu’une consonne peut être
« confirmée » plus facilement qu’une voyelle (1 l, 2 n supplémentaires, contre 5 u et 4
a). Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce passage – notamment sur le fait que ces
récipients soient en bronze (aenis) – et sur l’articulation du visible et de l’audible qu’il
propose à son lecteur46. Mais, pour l’instant, il me permet d’illustrer une des
conséquences qui me semblent devoir être tirée de l’intexte allitérant que nous avons
observé chez Nicandre.
Que l’intexte intervienne dans un contexte lunaire nous ramène évidemment à Aratos (cf. note 11). En
effet, Ph. 783-787 ne contient pas qu’un acrostiche : comme on l’a vu, le mot est également inscrit « en
diagonale ». C’est du moins la lecture « visuelle » que l’on peut en faire. Pour l’oreille, en revanche, cela
produit une répétition de phonèmes. Dans les 4 premiers vers, celle-ci a lieu dans les deux premiers mots du
vers (à l’exception des particules et des prépositions) ; en 787, le second initie la seconde moitié du vers. Il
ne s’agit pas de minimiser l’existence (pour l’œil) de cette diagonale. Mais de signaler un possible précédent
aux allitérations nicandréennes (et virgiliennes) : peut-être lisait-on aussi ces 5 vers avec l’oreille.
46
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
L’attention aux intextes de la littérature antique ne saurait se limiter aux acrostiches,
téléstiches ou mésostiches. Dans ces formes, la continuité de l’intexte est produite par
l’identité de position des éléments qui le constituent. C’est cette identité de position
qui les dédouble, les faisant fonctionner à la fois dans la suite du discours, et dans
l’ordre propre qu’elle crée. En elle-même, une telle position n’est pas plus spatiale que
temporelle, pas plus visible qu’audible : le premier de Th. 345 est aussi bien la
première lettre de l’unité graphique qu’est le vers, que le premier son de cette unité
rythmique qu’est l’hexamètre. Et nous avons vu qu’au moyen des PH Nicandre signale
également à l’oreille les mots qui composent son acrostiche. Il n’en reste pas moins
que les images de pelure et d’épluchage convoquée par la fable signalent que, dans ce
cas, l’interaction entre visible et audible joue sur un mode disjonctif : les initiales se
désolidarisent du flux sonores, et sont vues plutôt qu’entendues. Télé- et méso-stiches
reposent sur la même disjonction – qui trouvera sa systématisation atomisante dans
les carmina figurata d’Optatianus Porphyrius47. Reste que cette disjonction n’est pas
la seule manière d’articuler audible et visible. Ainsi, les intextes allitérants signalent
le dédoublement de certains éléments par leur répétition dans la chaîne discursive : au
redoublement abstrait par l’identité de position – qui peut se trouver concrétisé sur
une surface d’inscription – ils opposent le redoublement concret par allitération. On
pourrait penser qu’il s’agit d’une autre forme de disjonction, où cette fois l’intexte se
propose exclusivement à l’oreille et la mémoire. Pourtant, ce que suggère Virgile, c’est
que les sons répétés forment bien une sorte d’image diffractée de la lune (23 :
radiantis imagine lunae). La répétition ne se borne pas à créer la saillance d’un
élément unique pour la pensée : elle laisse sa trace sur la page, et la donne aux yeux.
De même dans les Th. : la série d’allitérations n’épelle pas simplement le nom de
Nicandre ; il est aussi possible qu’elle propose la vision de lettres de plus en plus
éloignées, comme s’écartent les bords d’une blessure. En ce sens, l’articulation du
visible et de l’audible que proposent les intextes allitérants joue plutôt sur un mode
conjonctif.
Deuxième conséquence : ce que montre aussi Th. 343-370, c’est qu’il peut y avoir
glissement d’une forme d’intexte à l’autre. L’intexte allitérant commence en effet par
mimer l’acrostiche qui le précède. Il faut donc parfois envisager que là où un intexte
disjonctif semble s’interrompre, l’auteur puisse le continuer sur un autre mode.
L’incipit de la Mosella d’Ausone peut nous donner un exemple d’une telle flexibilité
(1-9) :
Cf. LEVITAN 1985. La séparation d’une couche visuelle peut en effet s’exercer chaque fois que le vers y
avance d’un nouvel élément : chaque lettre peut être au carrefour de plusieurs vers, horizontaux, verticaux,
diagonaux ou suivant des parcours plus contournés encore, du moment qu’ils dessinent quelque chose. Dans
certains poèmes, la disjonction visuelle peut séparer et dédoubler jusqu’aux graphèmes : C peut aussi valoir
lunaire. Optatianus Porphyrius lui-même dit composer des dissona (6.7, 17.1, 26, passim) – qui peut-être
dissonent moins qu’ils ne « sonnent en disjoignant » (provoquant ainsi un dédoublement : sonans).
47
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
Transieram celerem nebuloso flumine NauaM
DAMON 2014
1
Addita miratus ueteri noua moenia VincO
Aequauit Latias ubi quondam Gallia CannaS
Infletaeque iacent inopes super arua cateruaE.
Vnde iter ingrediens nemorosa per auia soLum
5
Et nulla humani spectans uestigia cuLtus
Praetereo arentem sitientibus undique terris
Dumnissum riguas que perenni fonte TabernAs
ArUaque SaurOmatum Nuper metata colonIs:
Les quatre premiers vers commencent à former, en téléstiche, le nom du poème et de
son objet : Mose(lla). Son interruption autorise-t-elle à conclure qu’il s’agit là d’un
hasard, sous prétexte que « si Ausone avait voulu un téléstiche, il aurait été capable
de le faire48 » ? Je ne le crois pas. Si Ausone était parfaitement capable de réaliser un
téléstiche, il l’était aussi de jouer un autre jeu. À la disjonction continue du visible et
de l’audible, il était libre de préférer les interactions entre sémantique et sonore que
rendait possible les attentes créées par ce début de téléstiches. Surtout s’il pouvait en
tirer des effets humoristiques. Je remarque en effet que la première « imperfection »
du téléstiche – le L du vers 5 n’est que « presque » à la fin – est suivie, au vers 6, par
la mention du regard du narrateur, qui ne voit autour de lui « nulle trace de soin
humain (nulla uestigia humani cultus) » – ce qui correspond bien au « négligé » du
télestiche à cette endroit. Avec cuLtus, l’erreur est d’ailleurs reproduite, ce qui
produit une dissonance particulièrement savoureuse entre ce que le mot déplore et ce
qu’il réalise. Les deux vers suivant continuent à jouer sur les attentes créées par le
début de téléstiche : le vers 7 commence par praetereo a- (« je laisse tomber le a »), ce
qui est bien le cas, puisqu’il finit par le mot terris, remarquablement stérile en a. Mais
ces « terres » semblent partager la frustration du lecteur devant tant de négligence :
elles sont en effet assoiffées (sitientibus). L’image produite est donc le cours d’eau
disparaît dans les terres sèches. Ce parallèle établi entre quête d’eau et d’intexte
fluvial est d’ailleurs continué, puisque un a viendra bien, tant bien que mal, dans la
dernière syllabe du vers 8 : TabernAs. (Le toponyme) Taverne et sa fontaine
inextinguible (perenni fonte) étanchent ainsi, un peu, la soif de téléstiche – et font
ressurgir la Moselle. Certes, ce A n’est pas absolument final, mais le voyage et la soif
nous ont rendus peu regardant, n’est-ce pas ?
Je quitte là le discours indirect libre. Car, on l’aura compris, je ne plaide pour « moins
d’attention » aux textes que nous lisons. En demandant d’envisager l’existence
d’intextes plus nombreux et plus flexibles, il ne s’agit pas, pour moi, d’autoriser
n’importe quelle « projection » ou « bricolage ». Mais au contraire à éviter que nos
pré-conceptions de ce qu’est ou non un texte nous aveuglent à telles ou telles
possibilités de lecture et d’écriture.
48
Alexandre BURNIER, spécialiste d’Ausone, communication personnelle, janvier 2014.
Maxime Laurent, Nicandre, écrit-il (deux fois)
DAMON 2014
BIBLIOGRAPHIE
Antony AUGOUSTAKIS 2014 (ed.), Flavian Poetry and its Greek Past, Leiden, Brill.
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