Lettres Ami Allemand
Lettres Ami Allemand
Lettres Ami Allemand
(1943-1944)
Lettres à un ami
allemand
Politique d'utilisation
de la bibliothèque des Classiques
Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site
Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques
des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclu-
sivement de bénévoles.
REMARQUE
Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il
faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).
Adaptations théâtrales
Aux Calman-Lévy
À l’Avant-scène
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Albert CAMUS
philosophe et écrivain français [1913-1960]
Quatrième de couverture
Biographie de l’auteur
Préface à l'édition italienne
Quatrième de couverture
Biographie de l’auteur
[9]
PASCAL.
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 12
Note de l’éditeur
[11]
À René Lenaud
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 14
[13]
[15] Les Lettres à un ami allemand ont été publiées en France après
la libération, à un petit nombre d'exemplaires, et n'ont jamais été ré-
imprimées. Je me suis toujours opposé à leur diffusion en pays étran-
gers pour les rairons que je dirai.
se, non deux nations, même si, à un moment de l'histoire, ces deux na-
tions ont pu incarner deux attitudes ennemies. Pour reprendre un mot
qui ne m'appartient pas, j'aime trop mon pays pour être nationaliste.
Et je sais que la France, ni l'Italie, ne perdraient rien, au contraire, à
s'ouvrir sur une société plus large. Mais nous sommes encore loin de
compte et l'Europe est toujours [17] déchirée. C'est Pourquoi j'aurais
honte aujourd'hui si je laissais croire qu'un écrivain français puisse
être l'ennemi d'une seule nation. Je ne déteste que les bourreaux.
Tout lecteur qui voudra bien lire les Lettres à un ami allemand dans
cette perspective, c'est-à-dire comme un document de la lutte contre
la violence, admettra que je puisse dire maintenant que je n'en renie
pas un seul mot.
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 16
[19]
Première lettre
Juillet 1943
c'est ne pas aimer que de dénoncer ce qui n'est pas juste dans ce que
nous aimons, si c'est ne pas aimer que d'exiger que l'être aimé s'égale
à la plus belle image que nous avons de lui. Il y a cinq ans de cela, beau-
coup d'hommes pensaient comme moi en France. Quelques-uns parmi
eux, pourtant, se sont déjà trouvés devant les douze petits yeux noirs
du destin allemand. Et ces hommes, qui selon vous [23] n'aimaient pas
leur pays, ont plus fait pour lui que vous ne ferez jamais pour le vôtre,
même s'il vous était possible de donner cent fois votre vie pour lui. Car
ils ont eu à se vaincre d'abord et c'est leur héroïsme. Mais je parle ici
de deux sortes de grandeur et d'une contradiction sur laquelle je vous
dois de vous éclairer.
Nous nous reverrons bientôt si cela est possible. Mais alors, notre
amitié sera finie. Vous serez plein de votre défaite et vous n'aurez pas
honte de votre ancienne victoire, la regrettant plutôt de toutes vos
forces écrasées. Aujourd'hui, je suis encore près de vous par l'esprit
- votre ennemi, il est vrai, mais encore un peu votre ami puisque je vous
livre ici toute ma pensée. Demain, ce sera fini. Ce que votre victoire
n'aura pu entamer, votre défaite l'achèvera. Mais du moins, avant que
nous fassions l'épreuve de l'indifférence, je veux vous laisser une idée
claire [24] de ce que ni la paix ni la guerre ne vous ont appris à connaî-
tre dans le destin de mon pays.
Je veux vous dire tout de suite quelle sorte de grandeur nous met
en marche. Mais c'est vous dire quel est le courage que nous applaudis-
sons et qui n'est pas le vôtre. Car c'est peu de chose que de savoir
courir au feu quand on s'y prépare depuis toujours et quand la course
vous est plus naturelle que la pensée. C'est beaucoup au contraire que
d'avancer vers la torture et vers la mort, quand on sait de science
certaine que la haine et la violence sont choses vaines par elles-mêmes.
C'est beaucoup que de se battre en méprisant la guerre, d'accepter de
tout perdre en gardant le goût du bonheur, de courir à la destruction
avec l'idée d'une civilisation supérieure. C'est en cela que nous faisons
plus que vous parce que nous avons à prendre sur nous-mêmes. Vous
n'avez rien eu à vaincre dans votre [25] cœur, ni dans votre intelligen-
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 18
ce. Nous avions deux ennemis et triompher par les armes ne nous suf-
fisait pas, comme à vous qui n'aviez rien à dominer.
Car nous serons vainqueurs, vous n'en doutez pas. Mais nous serons
vainqueurs grâce à cette défaite même, à ce long cheminement qui
nous a fait trouver nos raisons, à cette souffrance dont nous [29]
avons senti l'injustice et tiré la leçon. Nous y avons appris le secret de
toute victoire et si nous ne le perdons pas un jour, nous connaîtrons la
victoire définitive. Nous y avons appris que contrairement à ce que
nous pensions parfois, l'esprit ne peut rien contre l'épée, mais que
l'esprit uni à l'épée est le vainqueur éternel de l'épée tirée pour elle-
même. Voilà pourquoi nous avons accepté maintenant l'épée, après nous
être assurés que l'esprit était avec nous. Il nous a fallu pour cela voir
mourir et risquer de mourir, il nous a fallu la promenade matinale d'un
ouvrier français marchant à la guillotine, dans les couloirs de sa prison,
et exhortant ses camarades, de porte en porte, à montrer leur coura-
ge. Il nous a fallu enfin, pour nous emparer de l'esprit, la torture de
notre chair. On ne possède bien que ce qu'on a payé. Nous avons payé
chèrement et nous paierons encore. Mais nous avons nos certitudes,
nos raisons, [30] notre justice : votre défaite est inévitable.
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 20
Voilà ce que je voulais vous dire, non par-dessus la mêlée, mais dans
la mêlée elle-même. Voilà ce que je voulais répondre à ce « vous n'ai-
mez pas votre pays » [31] qui me poursuit encore. Mais je veux être
clair avec vous. Je crois que la France a perdu sa puissance et son rè-
gne pour longtemps et qu'il lui faudra pendant longtemps une patience
désespérée, une révolte attentive pour retrouver la part de prestige
nécessaire à toute culture. Mais je crois qu'elle a perdu tout cela pour
des raisons pures. Et c'est pourquoi l'espoir ne me quitte pas. Voilà
tout le sens de ma lettre. Cet homme que vous avez plaint, il y a cinq
ans, d'être si réticent à l'égard de son pays, c'est le même qui veut
vous dire aujourd'hui, à vous et à tous ceux de notre âge en Europe et
dans le monde : « J'appartiens à une nation admirable et persévérante
qui, par-dessus son lot d'erreurs et de faiblesses, n'a pas laissé per-
dre l'idée qui fait toute sa grandeur et que son peuple toujours, ses
élites quelquefois, cherchent sans cesse à formuler de mieux en mieux.
J'appartiens à une nation qui depuis quatre ans a recommencé [32] le
parcours de toute son histoire et qui, dans les décombres, se prépare
tranquillement, sûrement, à en refaire une autre et à courir sa chance
dans un jeu où elle part sans atouts. Ce pays vaut que je l'aime du dif-
ficile et exigeant amour qui est le mien. Et je crois qu'il vaut bien
maintenant qu'on lutte pour lui puisqu'il est digne d'un amour supé-
rieur. Et je dis qu'au contraire votre nation n'a eu de ses fils que
l'amour qu'elle méritait, et qui était aveugle. On n’est pas justifié par
n'importe quel amour. C'est cela qui vous perd. Et vous qui étiez déjà
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 21
vaincus dans vos plus grandes victoires, que sera-ce dans la défaite qui
s'avance ? »
Juillet 1943.
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 22
[33]
Deuxième lettre
Décembre 1943
Oui, je vous ai dit tout cela et sur le ton de la certitude, sans une
rature, au courant de la plume. C'est aussi que j'ai eu le temps d'y
penser. La méditation se fait dans la nuit. Depuis trois ans, il est une
nuit que vous avez faite sur nos villes et dans nos cœurs. Depuis trois
ans, nous poursuivons dans les ténèbres la pensée qui, aujourd'hui, sort
en armes devant vous. Maintenant, je puis vous parler de l'intelligence.
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 23
Je vous le dirai plus loin, la certitude [37] du cœur ne fait pas pour
autant sa gaieté. Cela donne déjà son sens à tout ce que je vous écris.
Mais auparavant, je veux me mettre encore en règle avec vous, votre
souvenir et notre amitié. Pendant que je le peux encore, je veux faire
pour elle la seule chose qu'on puisse faire pour une amitié près de sa
fin, je veux la rendre claire. J'ai déjà répondu à ce « vous n'aimez pas
votre pays » que vous me jetiez quelquefois et dont le souvenir ne peut
pas me quitter. Je veux seulement répondre aujourd'hui au sourire
impatient dont vous saluiez le mot intelligence. « Dans toutes ses in-
telligences, m'avez-vous dit, la France se renie elle-même. Vos intel-
lectuels préfèrent à leur pays, c'est selon, le désespoir ou la chasse
d'une vérité improbable. Nous, nous mettons l'Allemagne avant la véri-
té, au-delà du désespoir. » Apparemment, cela était vrai. Mais, je vous
l'ai déjà dit, si parfois nous semblions préférer la justice à notre [38]
pays, c’est que nous voulions seulement aimer notre pays dans la justi-
ce, comme nous voulions l'aimer dans la vérité et dans l'espoir. C'est
en cela que nous nous séparions de vous, nous avions de l'exigence.
Vous vous contentiez de servir la puissance de votre nation et nous
rêvions de donner à la nôtre sa vérité. Vous vous suffisiez de servir la
politique de la réalité, et nous, dans nos pires égarements, nous gar-
dions confusément l'idée d'une politique de l'honneur que nous retrou-
vons aujourd'hui. Quand je dis « nous », je ne dis pas nos gouvernants.
Mais un gouvernant est peu de chose.
Je revois ici votre sourire. Vous vous êtes toujours défié des mots.
Moi aussi, mais je me défiais plus encore de moi. Vous tentiez de me
pousser dans cette voie où vous-même étiez engagé et où l'intelligence
a honte de l'intelligence. Alors, déjà, je ne vous suivais pas. Mais au-
jourd'hui, mes réponses seraient plus [39] assurées. Qu'est-ce que la
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 24
Je ne saurais trop vous le répéter, c'est ici que nous nous séparons
de vous. Nous nous faisions de notre pays une idée qui le mettait à sa
place, au milieu d'autres grandeurs, l'amitié, l'homme, le bonheur, no-
tre désir de justice. Cela nous [40] amenait à être sévères avec lui.
Mais, pour finir, c'est nous qui avions raison. Nous ne lui avons pas
donné d'esclaves, nous n'avons rien ravalé pour lui. Nous avons attendu
patiemment d'y voir clair et nous avons obtenu, dans la misère et la
douleur, la joie de pouvoir combattre en même temps pour tout ce que
nous aimons. Vous combattez au contraire contre toute cette part de
l'homme qui n'est pas à la patrie. Vos sacrifices sont sans portée, par-
ce que votre hiérarchie n'est pas la bonne et parce que vos valeurs
n'ont pas leur place. Ce n'est pas seulement le cœur qui est trahi chez
vous. L'intelligence prend sa revanche. Vous n'avez pas payé le prix
qu'elle demande, accordé son lourd tribut à la lucidité. Du fond de la
défaite, je puis vous dire que c'est là ce qui vous perd.
tin qui fait irruption dans le camion ont fait se détourner l'aumônier et
les condamnés. Une seconde, le prêtre dévisage ces hommes qui le re-
gardent en silence. Une seconde où l'homme de Dieu doit décider s'il
est avec les bourreaux ou avec les martyrs, selon sa vocation. Mais il a
déjà frappé contre la cloison qui le sépare de ses camarades. « Ach-
tung ». L'alerte est donnée. Deux soldats se jettent dans le camion et
tiennent les prisonniers en respect. Deux autres sautent à terre et
courent à travers champs. L'aumônier, à quelques pas du camion, planté
sur le bitume, essaie de les suivre du regard à travers les brumes.
Dans le camion, les hommes écoutent seulement les bruits de cette
chasse, les interjections étouffées, un coup de feu, le silence, puis
encore des voix de plus en plus proches, [45] un sourd piétinement en-
fin. L'enfant est ramené. Il n'a pas été touché, mais il s'est arrêté,
cerné dans cette vapeur ennemie, soudain sans courage, abandonné de
lui-même. Il est porté plutôt que conduit par ses gardiens. On l'a battu
un peu, mais pas beaucoup. Le plus important reste à faire. Il n'a pas
un regard pour l'aumônier ni pour personne. Le prêtre est monté près
du chauffeur. Un soldat armé l'a remplacé dans le camion. Jeté dans
un des coins du véhicule, l'enfant ne pleure pas. Il regarde entre la
bâche et le plancher filer à nouveau la route où le jour se lève.
Je vous connais, vous imaginerez très bien le reste. Mais vous de-
vez savoir qui m'a raconté cette histoire. C'est un prêtre français. Il
me disait : « J'ai honte pour cet homme, et je suis content de penser
que pas un prêtre français n'aurait accepté de mettre son Dieu au
service du meurtre. » [46] Cela était vrai. Simplement, cet aumônier
pensait comme vous. Il n'était pas jusqu'à sa foi qu'il ne lui parût na-
turel de faire servir à son pays. Les dieux eux-mêmes chez vous sont
mobilisés. Ils sont avec vous, comme vous dites, mais de force. Vous ne
distinguez plus rien, vous n'êtes plus qu'un élan. Et vous combattez
maintenant avec les seules ressources de la colère aveugle, attentifs
aux armes et aux coups d'éclat plutôt qu'à l'ordre des idées, entêtés
à tout brouiller, à suivre votre pensée fixe. Nous, nous sommes partis
de l'intelligence et de ses hésitations. En face de la colère, nous
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 27
n'étions pas de force. Mais voici que maintenant le détour est achevé.
Il a suffi d'un enfant mort pour qu'à l'intelligence, nous ajoutions la
colère et désormais nous sommes deux contre un. Je veux vous parler
de la colère.
Car je vous l'ai dit, la certitude n'est pas la gaieté du cœur. Nous
savons ce que nous avons perdu à ce long détour, nous connaissons le
prix dont nous payons cette âpre joie de combattre en accord avec
nous-mêmes. Et c'est parce que nous avons un sentiment aigu de ce qui
est irréparable que notre lutte garde autant d'amertume que de
confiance. La guerre ne nous satisfaisait pas. Nos raisons n'étaient pas
prêtes. C'est la guerre civile, la lutte obstinée et collective, le [48]
sacrifice sans commentaire que notre peuple a choisi. C'est la guerre
qu'il s'est donnée à lui-même, qu'il n'a pas reçue de gouvernements
imbéciles ou lâches, celle où il s'est retrouvé et où il lutte pour une
certaine idée qu'il s'est faite de lui-même. Mais ce luxe qu'il s'est
donné lui coûte un prix terrible. Là encore, ce peuple a plus de mérite
que le vôtre. Car ce sont les meilleurs de ses fils qui tombent : voilà ma
plus cruelle pensée. Il y a dans la dérision de la guerre le bénéfice de
la dérision. La mort frappe un peu partout et au hasard. Dans la guerre
que nous menons, le courage se désigne lui-même, c'est notre plus pur
esprit que vous fusillez tous les jours. Car votre naïveté ne va pas sans
prescience. Vous n'avez jamais su ce qu'il fallait élire, mais vous
connaissez ce qu'il faut détruire. Et nous, qui nous disons défenseurs
de l'esprit, nous savons pourtant que l'esprit peut mourir quand la for-
ce qui l'écrase est suffisante. [49] Mais nous avons foi en une autre
force. Dans ces figures silencieuses, déjà détournées de ce monde,
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 28
Décembre 1943.
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 29
[51]
Troisième lettre
Avril 1944
Ce qui, sans doute, vous le prouvera mieux, c'est l'aveu que je vais
vous faire. Pendant tout ce temps où nous n'avons servi obstinément,
silencieusement, que notre pays, nous n'avons jamais perdu de vue une
idée et un espoir, toujours présents en nous, et qui étaient ceux de
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 30
l'Europe. Il est vrai que depuis cinq ans nous n'en avons pas parlé. Mais
c'est que vous-même en parliez trop fort. Là encore nous ne parlions
pas le même langage, notre Europe n'est pas la vôtre.
Vous dites Europe, mais vous pensez terre à soldats, grenier à blé,
industries domestiquées, intelligence dirigée. Vais-je trop loin ? Mais
du moins je sais que lorsque vous dites Europe, même à vos meilleurs
moments, lorsque vous vous laissez entraîner par vos propres menson-
ges, vous ne pouvez vous empêcher de penser à une cohorte de nations
dociles menée par une Allemagne de seigneurs, [57] vers un avenir fa-
buleux et ensanglanté. je voudrais que vous sentiez bien cette diffé-
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 31
rence, l'Europe est pour vous cet espace cerclé de mers et de monta-
gnes, coupé de barrages, fouillé de mines, couvert de moissons, où l'Al-
lemagne joue une partie, dont son seul destin est l'enjeu. Mais elle est
pour nous cette terre de l'esprit où depuis vingt siècles se poursuit la
plus étonnante aventure de l'esprit humain. Elle est cette arène privi-
légiée où la lutte de l'homme d'Occident contre le monde, contre les
dieux, contre lui-même, atteint aujourd'hui son moment le plus boule-
versé. Vous le voyez, il n'y a pas de commune mesure.
Ne craignez pas que je reprenne contre vous les thèmes d'une vieil-
le propagande : je ne revendiquerai pas la tradition chrétienne. C'est
un autre problème. Vous en avez trop parlé aussi, et jouant les défen-
seurs de Rome, vous n'avez pas craint de faire au Christ une publicité
[58] dont il a commencé de prendre l'habitude le jour où il reçut le
baiser qui le désignait au supplice. Mais aussi bien, la tradition chré-
tienne n'est qu'une de celles qui ont fait cette Europe et je n'ai pas
qualité pour la défendre devant vous. Il y faudrait le goût et la pente
d'un cœur abandonné à Dieu. Vous savez qu'il n'en est rien pour moi.
Mais lorsque je me laisse aller à penser que mon pays parle au nom de
l'Europe et qu'en défendant l'un nous les défendons ensemble, moi
aussi, j'ai alors ma tradition. Elle est en même temps celle de quelques
grands individus et d'un peuple inépuisable. Ma tradition a deux élites,
celle de l'intelligence et celle du courage, elle a ses princes de l'esprit
et son peuple innombrable. Jugez si cette Europe, dont les frontières
sont le génie de quelques-uns, et le cœur profond de tous ses peuples,
diffère de cette tache colorée que vous avez annexée sur des cartes
provisoires.
Je sais enfin que tout ne sera pas réglé lorsque vous serez abattus.
L'Europe sera encore à faire. Elle est toujours à faire. Mais du moins
elle sera encore l'Europe, c'est-à-dire ce que je viens de vous écrire.
Rien ne sera perdu. Imaginez plutôt ce que nous sommes maintenant,
sûrs de nos raisons, amoureux de notre pays, entraînés par toute l'Eu-
rope, et dans un juste équilibre entre le sacrifice et le goût du bon-
heur, entre l'esprit et l'épée. Je vous le dis une fois de plus, parce
qu'il faut que je vous le dise, je vous le dis parce que c'est la vérité et
qu'elle vous montrera le chemin que mon pays et moi avons parcouru
depuis les temps de notre amitié : il y a désormais en nous une supério-
rité qui vous tuera.
Avril 1944.
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 34
[65]
Quatrième lettre
Juillet 1944
[67] Voici venir les temps de votre défaite. Je vous écris d'une vil-
le célèbre dans l'univers et qui prépare contre vous un lendemain de
liberté. Elle sait que cela n'est pas facile et qu'il lui faut auparavant
traverser une nuit encore plus obscure que celle qui commença, il y a
quatre ans, avec votre venue. Je vous écris d'une ville privée de tout,
sans lumière et sans feu, affamée, mais toujours pas réduite. Bientôt
quelque chose y soufflera dont vous n'avez pas encore l'idée. Si nous
avions de la chance, nous nous trouverions alors l'un devant l'autre.
Nous pourrions alors nous combattre en connaissance de cause : j'ai
une juste idée [68] de vos raisons et vous imaginez bien les miennes.
Ces nuits de juillet sont à la fois légères et lourdes. Légères sur la
Seine et dans les arbres, lourdes au cœur de ceux qui attendent la
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 35
Vous le voyez, d'un même principe nous avons tiré des morales dif-
férentes. [71] C'est qu'en chemin vous avez abandonné la lucidité et
trouvé plus commode (vous auriez dit indifférent) qu'un autre pensât
pour vous et pour des millions d'Allemands. Parce que vous étiez las de
lutter contre le ciel, vous vous êtes reposés dans cette épuisante
aventure où votre tâche est de mutiler les âmes et de détruire la ter-
re. Pour tout dire, vous avez choisi l'injustice, vous vous êtes mis avec
les dieux. Votre logique n'était qu'apparente.
Mais vous avez fait ce qu'il fallait, nous sommes entrés dans l'His-
toire. Et pendant [73] cinq ans, il n'a plus été possible de jouir du cri
des oiseaux dans la fraîcheur du soir. Il a fallu désespérer de force.
Nous étions séparés du monde, parce qu'à chaque moment du monde
s'attachait tout un peuple d'images mortelles. Depuis cinq ans, il n'est
plus sur cette terre de matin sans agonies, de soir sans prisons, de
midi sans carnages. Oui, il nous a fallu vous suivre. Mais notre exploit
difficile revenait à vous suivre dans la guerre, sans oublier le bonheur.
Et à travers les clameurs et la violence, nous tentions de garder au
cœur le souvenir d'une mer heureuse, d'une colline jamais oubliée, le
sourire d'un cher visage. Aussi bien, c'était notre meilleure arme, cel-
le que nous n'abaisserons jamais. Car le jour où nous la perdrions, nous
serions aussi morts que vous. Simplement, nous savons maintenant que
les armes du bonheur demandent pour être forgées beaucoup de
temps et trop de sang.
À présent, tout doit vous être clair, vous savez que nous sommes
ennemis. Vous êtes l'homme de l'injustice et il n'est rien au monde que
mon cœur puisse tant détester. Mais ce qui n'était qu'une passion, j'en
connais maintenant les raisons. Je vous combats parce que votre logi-
que est aussi criminelle que votre cœur. Et dans l'horreur que vous
nous [75] avez prodiguée pendant quatre ans, votre raison a autant de
part que votre instinct. C'est pourquoi ma condamnation sera totale,
vous êtes déjà mort à mes yeux. Mais dans le temps même où je juge-
rai votre atroce conduite, je me souviendrai que vous et nous sommes
partis de la même solitude, que vous et nous sommes avec toute l'Eu-
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 38
Cet avantage que vous aviez sur nous, vous voyez que vous continuez
de l'avoir. Mais il fait aussi bien notre supériorité. Et c'est elle qui me
rend maintenant [77] cette nuit légère. Voici notre force qui est de
penser comme vous sur la profondeur du monde, de ne rien refuser du
drame qui est le nôtre, mais en même temps d'avoir sauvé l'idée de
l'homme au bout de ce désastre de l'intelligence et d'en tirer l'infati-
gable courage des renaissances. Certes, l'accusation que nous portons
contre le monde n'en est pas allégée. Nous avons payé trop cher cette
nouvelle science pour que notre condition ait cessé de nous paraître
désespérante. Des centaines de milliers d'hommes assassinés au petit
jour, les murs terribles des prisons, une Europe dont la terre est fu-
mante de millions de cadavres qui ont été ses enfants, il a fallu tout
cela pour payer l'acquisition de deux ou trois nuances qui n'auront
peut-être pas d'autre utilité que d'aider quelques-uns d'entre nous à
Albert Camus, Lettres à un ami allemand (1944) 39
mieux mourir. Oui, cela est désespérant. Mais nous avons a faire la
preuve que nous ne méritons pas tant d'injustice. C'est la tâche que
nous nous sommes [78] fixée, elle commencera demain. Dans cette nuit
d'Europe où courent les souffles de l'été, des millions d'hommes ar-
més ou désarmés se préparent au combat. L'aube va poindre où vous
serez enfin vaincus. Je sais que le ciel qui fut indifférent à vos atro-
ces victoires le sera encore à votre juste défaite. Aujourd'hui encore,
je n'attends rien de lui. Mais nous aurons du moins contribué à sauver
la créature de la solitude où vous vouliez la mettre. Pour avoir dédai-
gné cette fidélité à l'homme, c'est vous qui, par milliers, allez mourir
solitaires. Maintenant, je puis vous dire adieu.
Juillet 1944.
Fin du texte