UNESCO Et Sa Philosophie

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PATRICE VERMEREN

LA PHILOSOPHIE SAISIE PAR LUNESCO

Patrice Vermeren, co-fondateur du Collge international de philosophie, chercheur au CNRS et expert auprs de la division de la philosophie de lUNESCO, est aujourdhui Professeur de philosophie lUniversit Paris 8 et Professeur honoraire lUniversit du Chili. Les ides et les opinions exprimes dans cet ouvrage sont celles de lauteur et ne refltent pas ncessairement les vues de lUNESCO. Les appellations employes dans cette publication et la prsentation des donnes qui y figurent nimpliquent de la part de lUNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones ou de leurs autorits, ni quant leurs frontires ou limites.
Publi en 2003 par : Organisation des Nations Unies pour lducation, la science et la culture (UNESCO) 7, place de Fontenoy, 75350 Paris 07 SP Secteur des sciences sociales et humaines Division de la Prospective, de la philosophie et des sciences humaines

Code document : SHS/2003/PI/H/1

LA PHILOSOPHIE
SAISIE PAR LUNESCO

Remerciements A Moufida Goucha, Mika Shino, Jens Boel, Mahmoud Ghander et Ren Zapata ainsi qu Feriel At-Ouyahia, Vronique Aldebert, Iordanis Arzoglou, Kristina Balalovska, Jean-Godefroy Bidima, Assata Boundy, Arnaud Drouet, Marie-Jos Lallart.

SOMMAIRE
Prface par Pierre San I II III IV V VI De lUNESCO comme utopie philosophique Sartre invit de la Confrence gnrale Le dernier rduit de laccord des esprits La question des droits de lhomme Diogne, sa boussole mentale et la diagonale des sciences humaines La langue de lunesquien

VII LUNESCO selon Aristote, Kant et Derrida VIII Nature humaine et Culture de la Paix IX X Enseignement philosophique et dmocratie dans le monde De Santiago du Chili Soul/ de Tunis Montral/dAnkara Caracas ou Paris : les Chaires UNESCO de philosophie Des Rencontres philosophiques une Journe internationale de la philosophie : la philosophie partage

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PRFACE

IL NY A PAS DUNESCO SANS PHILOSOPHIE

LUNESCO a toujours entretenu des liens troits avec la philosophie, non pas une philosophie spculative ou normative, mais un questionnement critique qui permet de donner un sens la vie et laction dans le contexte international. LUNESCO est ne dune interrogation sur les conditions de possibilit de faire rgner dans le monde, dune manire durable, la paix et la scurit : elle est donc une rponse institutionnelle une question philosophique, celle que posaient dj lAbb de Saint-Pierre et Emmanuel Kant. Et aussi bien, peut-on dire, elle est ellemme une institution philosophique, puisquelle se propose de contribuer au maintien de la paix et de la scurit en resserrant, par lducation, la science et la culture, la collaboration

entre nations, afin dassurer le respect universel de la justice, de la loi, des droits de lhomme et des liberts fondamentales, pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion que la Charte des Nations Unies reconnat tous les peuples : soit une finalit qui engage la reconnaissance et la mise en uvre dune certaine philosophie du droit, des droits de lhomme et de lhistoire universelle, par des moyens qui sont eux-mmes philosophiques. Mais il est prfrable de dire que lUNESCO na pas, au sens propre, de philosophie, puisquelle se veut le lieu privilgi de lchange et du dialogue de la pluralit des expriences de la pense et des cultures du monde. On dira donc plutt que lUNESCO est une philosophie. Et de cette philosophie quest lUNESCO, on peut en faire lhistoire. Car cest toujours en sappuyant sur la mmoire de sa tradition que lUNESCO a rinvent, dans la fidlit son Acte constitutif,
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son prsent. Lune des lectures possibles de cette tradition est justement celle que propose ici Patrice Vermeren, qui dcrit la philosophie saisie par lUNESCO. Elle a le mrite de nous conforter dans lengagement qui est le ntre de revitaliser cette tradition et de contribuer, par tous les moyens possibles, populariser une culture philosophique internationale. Je souhaite que notre Secteur des sciences sociales et humaines soit un vritable laboratoire dides et danticipation, ainsi quun lieu international de la recherche, de la rflexion, de lchange, de llaboration de principes, de normes et de politiques dans les domaines de la prospective, des sciences sociales et humaines, de la philosophie, des droits humains, de lthique des sciences et des technologies. Employons-nous atteler la puissance des ides afin dinfluer sur les transformations sociales. Sur ce chemin, le dtour philosophique
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jemprunte ici la belle formulation de Jeanne Hersch dans une tude clbre quelle fit la demande de lUNESCO sur Les droits de lhomme dun point de vue philosophique simpose nous au jour le jour, et aujourdhui plus que jamais. Pierre San Sous-Directeur gnral pour les Sciences sociales et humaines

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LA PHILOSOPHIE SAISIE PAR LUNESCO


Pourquoi La philosophie est-elle saisie par lUNESCO ? La rponse cette question simple savre tre complexe. Elle peut se trouver dabord dans lActe constitutif, qui nonce que le maintien de la paix dpend de la comprhension mutuelle des cultures et du libre change des ides et des connaissances. Vingt ans plus tard, Ren Maheu, ex-Professeur de philosophie devenu Directeur gnral de lUNESCO, rappelle ainsi que la construction de la paix est un mtier de philosophe et que la technicit de lUNESCO est action minemment philosophique, car elle est essentiellement prise de conscience de luniversel humain, en comprhension et en extension1. Et si la fonction de lUNESCO peut tre dite proprement philosophique, sa nature et sa structure comme institution le seraient dautant plus, ds lors que lon remarque, avec Jacques
1. Ren Maheu : Lettre M.A. Wagner de Reyna, Dlgu permanent du Prou auprs de lUNESCO, en date du 29 janvier 1968.

2. Jacques Derrida : Le droit la philosophie du point de vue cosmopolitique, Confrence lUNESCO du 23 mai 1991, Editions UNESCO- Verdier 1997. 3. Mmoire sur le programme de lUNESCO en matire de philosophie, document de la sous-section de philosophie du Comit des Lettres en date du 21 juin 1946, archives de lUNESCO.

Derrida, non seulement que les concepts qui lgitiment son action ont une histoire philosophique assignable qui se trouve inscrite dans la Charte de lUNESCO ; mais que, du mme coup, et par-l mme, une telle institution implique le partage dune culture et dun langage philosophique, engageant ds lors rendre possible, et dabord par lducation, laccs ce langage et cette culture2. Que lUNESCO soit une institution philosophique ne rgle pas pour autant la question de linscription institutionnelle de la philosophie en son sein. On peut mme dire qutant de droit partout, elle eut quelques difficults, quelle a peut tre encore, se trouver prcisment de fait quelque part. Et si ds lorigine il y a bien un programme de lUNESCO en matire de philosophie3, le souci de prserver lOrganisation dchanges dissensuels qui contribueraient diviser les esprits plus qu les avancer
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a conduit confier une ONG, le Conseil suprieur international de la philosophie et des sciences humaines (CIPSH), des travaux qui pourraient aviver les controverses idologiques et politiques, ainsi que les aspects les plus acadmiques de son programme philosophique: congrs, bibliographies, bilans de la philosophie, Institut international de la philosophie. La philosophie dans lorganigramme de lUNESCO est regroupe dabord avec les sciences sociales, puis elle passe dans le dpartement des activits culturelles dirig lpoque par Jean Thomas avec la collaboration de Jacques Havet, et associe avec les sciences humaines. Il faut attendre Ren Maheu pour que se cre en 1964 une Division de la philosophie rattache la Sous-direction gnrale des sciences sociales, des sciences humaines et de la culture. Spare des sciences humaines en 1995 pour tre place sous la tutelle de la
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Direction gnrale, elle revient finalement aux sciences sociales et humaines en 2000. Mais, la question importante nest peut-tre pas celle du lieu dinscription institutionnelle de la philosophie dans lOrganisation. Car la communaut philosophique na jamais cess dtre convoque par lUNESCO, en la personne et en luvre de ses plus minents reprsentants, pour penser les grands problmes mondiaux contemporains, pour favoriser la diffusion et la comprhension des grandes uvres philosophiques et non seulement par les livres, mais aussi par laudiovisuel et linformatique, et pour soutenir lducation philosophique comme vecteur de lapprentissage du jugement critique et libre qui conduit la rencontre de luniversel et la responsabilit du citoyen dans la construction dune mondialisation visage humain. Retrouver cette tradition philoso16

phique de lUNESCO aujourdhui, restituer la mmoire de quelques-uns des vnements philosophiques qui sy sont produits, cest inventer des rponses indites la question : pourquoi la philosophie est-elle saisie par lUNESCO ?

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I DE LUNESCO COMME
UTOPIE PHILOSOPHIQUE

LUNESCO a toujours entretenu un rapport de proximit avec la philosophie. Les idaux rgulateurs qui commandent son Acte constitutif puisent aux sources de traditions philosophiques. Et ds sa fondation, lOrganisation a fait appel la philosophie pour les mettre en uvre.
Les principes philosophiques et la promesse de lActe constitutif

En 1942, alors que lissue de la seconde guerre mondiale est rien moins que certaine, les ministres de lducation allis se runissent pour crer une institution susceptible de contribuer, par des moyens dordre intellectuel et moral, ldification dun monde do la haine, le fanatisme et lobscurantisme seraient bannis. Lors de la premire Confrence de la nouvelle Organisation (Londres,
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1945), Lon Blum, vice-prsident, constate que cette guerre a t essentiellement idologique : elle a montr comment lducation, la culture et la science elles-mmes peuvent tre retournes contre lintrt commun de lhumanit. Il ne suffit donc pas de les perfectionner, il faut les orienter franchement vers cette idologie de dmocratie et de progrs qui est la condition psychologique, llment psychologique de la solidarit nationale et de la paix . Le prambule de lActe constitutif de lUNESCO, adopt le 16 novembre 1945, en retient que la guerre a t rendue possible par le reniement de lidal dmocratique de dignit, dgalit et de respect de la personne humaine ; mais il assigne lignorance, au prjug et leur exploitation et non plus la perversion de lducation, de la culture et de la science la responsabilit de la guerre. Soit une position qui ne tranche pas le dilemme : suffit-il dinstruire
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pour contribuer au maintien de la paix et de la scurit , et assurer le respect universel de la justice de la loi, des droits de lhomme et des liberts fondamentales pour tous ? Ou faut-il orienter les activits de lesprit vers un modle moral et politique, au risque de restreindre sa libert ? Habilement, les fondateurs de lUNESCO laissent la possibilit ouverte pour les actions futures de lUNESCO de se lgitimer en sappuyant sur lune ou lautre interprtation. Limpens de linstitution demeure la confiance dans le pouvoir de lesprit humain lorsquil est instruit et clair, hritage de la philosophie des Lumires. Comment ds lors comprendre la formulation de la premire phrase du prambule que lon doit au pote Archibald Mac Leish, dlgu des tats-Unis la Confrence de Londres ? Que les guerres prennent naissance dans lesprit des hommes nexclut pas quelles aient aussi des
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causes sociales, conomiques et politiques. Mais ce philosophme permet de dlimiter un champ daction et un programme pratique : cest dans lesprit des hommes que doivent tre leves les dfenses de la paix . Cette phrase sinspire sans doute de larticle de Aldous Huxley sur Les causes psychologiques de la guerre (lettre sur la guerre et la psychologie de lindividu) publi dans la revue Correspondance dite par lInstitut international de coopration intellectuelle en 1934 : Il faut que ceux qui veulent la paix attaquent le mal de la guerre dans ses racines, cest dire dans lindividu . Mais elle va audel, en suggrant que le moyen de parvenir la paix est le dveloppement de contacts et dchanges non seulement entre les gouvernements ou entre les hommes de science, mais entre les peuples du monde euxmmes de nature favoriser la connaissance et la comprhension mutuelle entre les hommes. Selon
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4. Voir Jacques Havet : LUNESCO au service de la paix , dans La guerre et les philosophes de la fin des annes 20 aux annes 50, textes runis et prsents par Philippe Soulez, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1992, pages 159-170. On sait que, par ailleurs, le S de science aurait pu ne pas figurer comme tel dans le sigle de la nouvelle Organisation, car certains considraient que la science tait partie prenante de la culture. Cest Joseph Needham et Julian Huxley qui ont rtabli ses droits, avec le soutien de Ellen Wilkinson, ministre de lducation du Royaume Uni.

lordre des raisons de lActe constitutif, le libre change des ides et des connaissances autorise la connaissance mutuelle entre les peuples, cette connaissance favorise leur mutuelle comprhension, qui son tour ouvre la voie la solidarit intellectuelle et morale de lhumanit, seul fondement dune paix authentique et durable. Lesprit utopique de lUNESCO est peut-tre tout entier l : dans ce volontarisme dune comprhension internationale qui inscrit comme promesse le pouvoir de la force organise du monde des ides. Une promesse qui comme tout promesse fait signe vers un avenir diffrent du prsent, et repose sur le constat de la communaut de destin des hommes, lis par le sentiment dappartenance une mme humanit et des dimensions plantaires des problmes quelle avait rsoudre4.

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Le programme de lUNESCO en matire de philosophie

Le 26 juin 1946, la Sous-section de philosophie du Comit des lettres et de la philosophie reoit pour discussion un Mmoire sur le programme de lUnesco en matire de philosophie. La situation de la philosophie appelle une intervention efficace de lUNESCO : la guerre a rompu les contacts entre les philosophes des nations du monde, les tudiants et leurs universits ont vcu en vase clos, les publications nont pu circuler. Surtout les concepts philosophiques ont t pervertis et utiliss des fins de propagande par les tats totalitaires, et mme dans les nations dmocratiques, les principes qui assurent la dignit de la personne humaine sont passs au second plan, seffaant devant lexigence de lefficacit. En consquence, lUNESCO ne se proposera pas seulement de reprendre et dintensifier luvre
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accomplie jadis avec des moyens limits par lInstitut international de coopration intellectuelle, cest--dire favoriser les contacts entre philosophes de diffrentes nations du globe ; elle sefforcera de mener bien une tche de diffusion, dapplication et mme de vulgarisation dune culture philosophique internationale. Car elle a pour but essentiel de former lidal de la solidarit humaine lesprit de tous les hommes ; en matire de philosophie, elle sattachera faire pntrer dans lesprit du grand public un certain nombre de notions philosophiques et morale considres comme un bagage minimum et qui soit de nature considrer le respect de la nature humaine, lamour de la paix, la haine du nationalisme troit et le rgne de la force brute, la solidarit et lattachement lidal de la culture. LUNESCO se donne donc la tche de rendre accessibles tous les valeurs de sa philosophie morale et politique.
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Mais aussi, conjointement, de favoriser lavancement des tudes philosophiques proprement dites. En matire de philosophie, lUNESCO devra donc se proposer deux buts : 1) mettre des instruments internationaux adquats au service de lavancement des tudes philosophiques ; 2) mettre la philosophie au service de lducation internationale des peuples5 . La philosophie, pour les fondateurs de lUNESCO, nest pas restreinte au domaine spculatif de la mtaphysique pure, de la morale thorique et normative, de la psychologie individuelle. Son champ stend aux frontires non seulement de la connaissance humaine, mais encore de laction humaine toute entire: Cest dire plus forte raison que son champ est aussi tendu que celui de lUNESCO . Il faut donc faire en sorte de favoriser la mise en commun des recherches philosophiques dans le monde, mais aussi dattirer latten25

5. Mmoire sur le programme de lUNESCO en matire de philosophie dat du 26 juin 1946, archives de lUNESCO.

tion des philosophes sur les problmes humains dont la solution thorique est prsuppose par lavnement dun monde unifi. Pratiquement, il sagit donc : 1) de favoriser sur le plan international les tudes philosophiques, en soutenant, stimulant et coordonnant les activits des socits philosophiques, des Universits, des diteurs: en suscitant ou favorisant des rencontres entre philosophes du monde, en optimisant les contacts entre philosophes ; en entreprenant ou favorisant des publications internationales (bibliographies, fichiers, manuscrits, traductions, revues, index translationum, lexique des quivalences) ; en favorisant les changes internationaux de professeurs et dtudiants ; en internationalisant partiellement des universits et en les spcialisant dans ltude dune discipline philosophique particulire.

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2) De faire jouer un rle la philosophie dans la formation de lesprit public, en dfinissant les droits de lhomme et particulirement de lindividu dans le monde moderne, en tudiant ltat prsent de la civilisation et les incertitudes de la conscience moderne, ainsi que les remdes y apporter, en diffusant les publications sur ces sujets et en participant la formation des instituteurs primaires. La Confrence gnrale de 1946 reprendra la plupart des points de ce programme, puis elle va couter la Sorbonne des confrences de Sartre et de Ayer, sollicits de dire leur mot sur lUNESCO.

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Jean-Paul Sartre au Colloque Kierkegaard, 1964

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II SARTRE INVIT DE LA CONFRENCE GNRALE


Comment penser laprs guerre au prsent ? Pour rpondre cette question, la Confrence gnrale de lUNESCO prend le parti de convoquer les philosophes, les crivains et les scientifiques les plus engags. Vingt sept confrences sont organises dans le cadre du Mois de lUNESCO salle Louis Liard La Sorbonne, au Palais de la Dcouverte sous la responsabilit du pote anglais Stephen Spender, expert la section des Arts de cration, et de Michel Montagnier, conseiller principal de lUNESCO. Aprs les confrences de Emmanuel Mounier, Pierre Bertaux, A.J. Ayer et J.P. Sartre, qui exposent leur attitude respective vis vis de certains des problmes auxquels doivent faire face actuellement les intellectuels, le propos se portera plus directement sur les trois
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domaines relevant de lUNESCO. Dabord la culture, en faisant ressortir plus particulirement linterpntration des cultures qui intresse particulirement lUNESCO (A. Malraux, L. Aragon, S. Radakrishnan, L. Massignon, Jean Cassou, H. Read, M. Skipis), sur la science (F. JoliotCurie, P. Petterssen, J. Needham, O. de Almeida, M. Caperson, Abb Breuil, A.H. Compton), et sur lducation (H. Wilson, M. Bowra, W.G. Carr, Yuen Ren Chao Anna Freud, qui avait t prvue, et avait dirig une clinique pour lducation des enfants ayant souffert de la guerre, sera finalement empche ). Julian Huxley rsume le but gnral de lUNESCO dans une communication sur Les conditions du progrs . Une exposition a eu lieu sur lart et larchitecture moderne au Muse dart moderne, des pices de Thtre se jouent au Thtre des Champs Elyses, des concerts au Conservatoire et des pro-

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jections de film se font au Muse Pdagogique ou ailleurs. 6


De la responsabilit des crivains, et de lUNESCO comme course de relais

Le vendredi 1er novembre, Jean-Paul Sartre prend ainsi la parole la Sorbonne. Il est devenu pour toute sa gnration le philosophe qui lui permettait de penser son aprs-guerre, et vient de publier successivement Lexistentialisme est un humanisme (mars 1946), Matrialisme et rvolution (juin 1946), New-York, ville coloniale et Prsentation des tatsUnis (juillet, aot-septembre), ainsi que Rflexions sur la question juive (novembre) ; il ferraille sur tous les fronts pour la libert des opprims coloniss, proltaires, juifs , singulirement dans sa revue Les Temps Modernes. De cet vnement, on a le rcit anecdotique de Simone de Beauvoir dans La force des choses : Sartre avait pass la soire prcdente
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6. Le Mois de lUNESCO, par M. Montagnier, Archives de lUNESCO. Quelques confrences ont t republies par la Division de la Philosophie de lUNESCO sous le titre Horizons philosophiques, lorigine de lUNESCO, loccasion du cinquantime anniversaire de lUNESCO.

avec Arthur Koestler le clbre auteur de Le zro et linfini , Albert Camus et leurs femmes, discuter sur lcriture et la vrit, la politique et Staline, en mangeant des zakouski arross de vodka et de champagne au son de la musique tzigane du Shhrazade, et termin la nuit dans un bistrot des Halles ; la prparation de sa confrence avait t acheve lorthdrine. Mais on a surtout un texte considrable sur la responsabilit de lcrivain, qui commence ainsi: Mesdames, Messieurs, Dostoevsky a dit : Tout homme est responsable de tout devant tous. Cette formule devient de jour en jour plus vraie. A mesure que la collectivit nationale sintgre davantage dans la collectivit humaine, mesure que chaque individu sintgre davantage dans la collectivit nationale, on peut dire que chacun dentre nous devient de plus en plus responsable, de plus en plus largement responsable. Nous avons tenu tout allemand qui navait
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pas protest contre le rgime nazi pour responsable de ce rgime, et sil existe chez nous, ou dans quelque pays que ce soit, une forme quelconque doppression raciale ou conomique, nous tenons pour responsables chacun de ceux qui ne la dnoncent pas. Et si quelque injustice, aujourdhui quil y a tant de moyens de communication et dinformation entre les nations, est commise en quelque lieu de la terre que ce soit, nous commenons aussi porter la responsabilit de cette injustice. Aussi ce mot cher aux Amricains : one world un seul monde cela signifie beaucoup de choses, mais entre autres que chacun est responsable de tout ce qui se passe dans le monde7 . Chaque homme est responsable en tant quhomme de tout ce qui se passe sur terre, mais pas en tant quil exerce telle ou telle profession, cordonnier ou mdecin. Mais lcrivain crit parce quil assume la fonction de perptuer, dans un
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7. Jean-Paul Sartre: La responsabilit de lcrivain, rdition Paris, Verdier, 1998, page 7.

monde o la menace pse toujours sur la libert, laffirmation de la libert et lappel de la libert. De l que lcrivain est responsable de la libert humaine, et la libert laquelle il fait appel lorsquil crit est une libert concrte qui se veut elle-mme en voulant quelque chose de concret ; aujourdhui : raliser une libert nouvelle et donc la repenser. Et pour agir, au-del des lecteurs de son pays, sur les crivains trangers qui lui serviront de relais vis--vis des masses des pays qui ont actuellement une importance particulire dans lhistoire, comme lui leur servira de relais pour obtenir ses protestations, ses dfinitions, un crivain europen appartenant un pays pour lheure hors jeu dans le concert mondial a besoin dun organe comme lUNESCO.

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Confrence gnrale de lUNESCO Runion prparatoire, 1946

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III LE DERNIER RDUIT DE LACCORD DES ESPRITS


8. Voir JeanJacques Renoliet : LUNESCO oublie. La socit des Nations et la coopration intellectuelle (1919-1946), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, et Denis Mylonas : La gense de lUNESCO : la Confrence des Ministres Allis de lEducation (1942-1945), Bruxelles, Bruylant, 1976.

Quest-ce que la coopration culturelle internationale ? A cette question, la fondation de lUNESCO apporte une rponse non exempte dambiguts. Certes, elle sinscrit clairement en rupture avec la conception porte par la Socit des Nations. Choisissant contre lhritage de la socit des esprits de Paul Valry soit le concept dune libre association dintellectuels qui avait inspir lidal rgulateur de lInstitut International de Coopration Intellectuelle8 , lUNESCO se constitue comme une association dtats engags au sortir de la seconde guerre mondiale dans une politique de lducation, de la science et de la culture dont la finalit explicite est la paix et la scurit. Mais son acte constitutif procde, comme on sait, dun dilemme habilement non tranch, entre linvocation
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de linstruction comme moyen suffisant pour arriver ses fins et la ncessit de llaboration dun paradigme moral et positif pour orienter les activits de lesprit. La question devient alors : faut-il une philosophie, et laquelle pour lUNESCO ?
Un humanisme volutionniste pour lUNESCO ?

Le premier Directeur Gnral, Julian Huxley, biologiste de formation et de profession, est convaincu que lUNESCO ne peut se passer dune philosophie qui lui soit propre, une hypothse de travail qui tende exprimer les buts et les fins de lexigence humaine et qui puisse dicter ou du moins suggrer une prise de position devant les diffrents problmes . Mais pas nimporte laquelle. A lvidence, elle ne saurait se rfrer une vision du monde fonde sur une religion particulire, ou une doctrine politicoconomique dtermine, qui lengagerait dans un sectarisme contraire son
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essence et dans la division de ses tats Membres. De mme, elle ne peut pas non plus adhrer une philosophie restreinte (existentialisme, thorie de llan vital, rationalisme, spiritualisme, dterminisme conomique ou thorie cyclique de lhistoire), ni aucune forme de lgitimation de lautoritarisme, de la lutte des classes, du racisme, puisquelle lve la qualit de principes lgalit dmocratique et la dignit humaine. Enfin, elle ne sera aucun titre un dualisme, ds lors que son but est laction concrte sur le monde. La rponse de Julian Huxley la question pose tient toute entire dans cette dfinition : La philosophie gnrale de lUNESCO doit tre un humanisme scientifique universel, unifiant les diffrents aspects de la vie humaine et sinspirant de lEvolution. Un humanisme : les objectifs de lUNESCO sont la paix, la scurit et le bien-tre par la relation entre les peuples dans les domaines
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de lducation, de la science et de la culture. Un humanisme mondial et fond sur la science, non-matrialiste mais moniste. Et un humanisme ni statique, ni idal, donc volutionniste, car le point de vue volutionniste fournit le lien entre les sciences naturelles et humaines ; il nous apprend la ncessit de penser de faon dynamique, en termes de vitesse et de direction, et non de faon statique, en termes de position momentane et de rsultat quantitatif ; non seulement, il nous fait comprendre lorigine et nous montre les racines biologiques des valeurs humaines, mais encore, dans la masse apparemment neutre des phnomnes naturels, il permet de trouver ces valeurs certains fondements et certains critres extrieurs . On comprendra ds lors limportance dune Section philosophie lUNESCO et la nature de sa tche. Il sagit dencourager ltude de la philosophie pour stimuler la recherche dun nouveau systme
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9. Julian Huxley : LUNESCO, ses buts et sa philosophie, Londres, 1946.

moral qui puisse saccorder au savoir moderne et la fonction nouvelle assigne lthique et, plus fondamentalement, dune philosophie mondiale, dun arrire-plan de pense unifie et unificatrice approprie au monde moderne. Huxley prtend donc engager lUNESCO dans une thorie du progrs humain qui signerait lallgeance de lOrganisation un systme philosophique qui lui servirait de guide. On sait que, venu de toutes parts, le dsaccord avec cette exigence fut tel que Huxley doit se rsoudre publier son manifeste philosophique : LUNESCO, ses buts et sa philosophie comme contribution personnelle aux travaux de la Confrence gnrale de Paris, et non au titre de son mandat de Directeur gnral9.
De lesprit franais appliqu la nouvelle Organisation.

Un an plus tard, louverture de la premire sance plnire de la seconde


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session de la Confrence gnrale Mexico, le jeudi 6 novembre 1947, donne Jacques Maritain, Prsident de la Dlgation franaise, loccasion de revenir sur la philosophie de lUNESCO, et de dvelopper une position originale10. Maritain, philosophe catholique, tait connu pour son allgeance au thomisme, sa dnonciation des erreurs de lhumanisme libral et son combat pour un humanisme intgral. Le salut des dmocraties occidentales contre la menace du totalitarisme passe par la redcouverte de leur principe vital, qui est la justice et lamour et dont la source est divine, avait-il dit dans une confrence sur Le crpuscule de la Civilisation prononce la veille de la Seconde Guerre mondiale. La question est de savoir si les peuples des pays encore libres sont capables datteindre par les voies de la libert et de lesprit une suffisante unanimit morale et de rsister aux altrations qui menacent du dedans leur
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10. Confrence gnrale de Mexico, 1947, Archives de lUNESCO.

conscience. A lUNESCO quelques dix ans plus tard, lhomme du retour lorthodoxie va uvrer non seulement contre lvolutionnisme humaniste de Huxley, mais aussi, paradoxalement, pour le rejet de tout engagement doctrinal de lOrganisation. Il serait possible de montrer la cohrence logique de cette position au regard de son propre systme philosophique. Il faudrait aussi expliquer pourquoi la France dsigne alors ce philosophe no-thomiste pour la reprsenter. Mais le point de vue ici adopt, soit celui dune histoire indissociablement philosophique et politique de lUNESCO, requiert de sattacher plutt largumentation de Maritain dans le champ agonistique de la constitution de la nouvelle Organisation. Cest par une double rfrence au discours de Lon Blum la confrence constitutive de lUNESCO Londres, le 1er novembre 1945, quil introduit son propos. Blum, un autre philo42

sophe franais, mais aussi la figure emblmatique du Front Populaire de 1936, avait rappel que la France avait fait adopter ds 1944 San Francisco que la comprhension et la connaissance mutuelles taient le fondement dune paix juste et durable entre les nations, et que la proposition de fixer Paris le sige de la nouvelle Organisation tait justifie par la tendance de la culture franaise, depuis toujours atteste, luniversalit, sa tradition sculaire de gnrosit et de libralit dans lordre de la pense, et la liaison quelle a faite entre toutes les branches de la civilisation humaine. Lon ne saurait mieux caractriser, selon Maritain, la contribution de lesprit franais au travail commun dune Organisation o toutes les cultures et les civilisations, avec lesprit qui leur est propre, quil vienne du monde latin ou de lEnglish-speaking world, ou du monde oriental ou extrmeoriental, doivent avoir leur part, et o lenqute exprimentale et les
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principes clairants doivent se complter mutuellement. Maritain dveloppe ensuite un thme dont on a vu quil tait aussi lun des combats de sa philosophie: plus que jamais, les peuples doivent se garder de cder au fatalisme de la guerre, la rsignation et la passivit, et il en appelle au rveil de la conscience des hommes pour ldification relle de la paix. Avec habilet, il prend appui sur les propos dArchibald Mac Leish la deuxime session du Conseil excutif: lUNESCO na pas t cre pour veiller aux progrs thoriques de lducation, mais bien pour les employer luvre concrte et positive de la paix entre les peuples. La finalit de lOrganisation nest donc pas dordre thorique, mais dordre pratique.
Du bablisme de la pense spculative la commune pense pratique

Cette finalit pose dabord une question pralable. Si lide dune organi44

sation supranationale des peuples est ncessaire, et si elle est pratiquement impossible dans le moment historique prsent o les tats ne sauraient abandonner leur souverainet, elle ne pourra seffectuer que par la force de la conscience humaine et du vouloir des peuples. Pour avancer sur ce chemin, plusieurs problmes cruciaux dans cette conjoncture de laprs-guerre doivent tre clairement affronts. Il faut combattre le machiavlisme et la Realpolitik , car la maxime selon laquelle la politique doit tre indiffrente au bien et au mal est une erreur homicide. Il faut ensuite savoir veiller lesprance avec le repentir dans la conscience dun peuple tomb par la responsabilit de ltat et de ses dirigeants dans la faute morale collective, comme lAllemagne nazie. Il faut enfin, face lavnement de lge atomique et au constat des destructions et des calamits que la science et la technique peuvent engendrer, sauver la dignit
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de la science et du savant par le renouveau des disciplines de sagesse, la rintgration dans la culture des vrits thiques, mtaphysiques et religieuses, et la rconciliation de la science et de la sagesse. Pour rsoudre ces problmes, comme pour mettre en uvre la finalit pratique de lUNESCO, quel type daccord de pense celle-ci peut-elle raliser entre les hommes ? Est-ce un accord sur la pense spculative ? Il ne saurait en tre question. Car jamais les esprits nont t aussi diviss, le morcellement des savoirs engendrant un bablisme de la pense moderne: il ny a plus de langage commun. Pour Maritain lUNESCO ne peut concevoir un accord de pense entre les hommes si diffrents quelle rassemble, ni se passer de toute affirmation de pense commune et de principes communs pour se rduire des tches empiriques, ni tablir un conformisme artificiel des esprits, un commun dnominateur
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doctrinal qui tendrait asymptotiquement vers lvanescence. Il faut donc que laccord des esprits se fasse spontanment non pas sur une commune pense spculative, mais sur une commune pense pratique, non pas sur une mme conception du monde, de lhomme et de la connaissance, mais sur laffirmation dun mme ensemble de convictions dirigeant laction. Cela est peu sans doute , dit Maritain, mais cest le dernier rduit de laccord des esprits. Cest assez cependant pour entreprendre une grande uvre, et ce serait beaucoup de prendre conscience de cet ensemble de communes convictions pratiques . Il faut donc sparer les justifications rationnelles incompatibles qui sont de lordre des philosophies et des fois religieuses , des conclusions pratiques qui, diversement justifies pour chacun, sont pour les uns et les autres des principes daction analogiquement communs : la croyance en les
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11. Autour de la nouvelle Dclaration des Droits de lHomme, Paris, Sagittaire, 1949.

droits de lhomme et lidal de libert, dgalit et de fraternit. Le philosophme du combat de Maritain pourrait snoncer ainsi : il ny a pas de philosophie de lUNESCO, il y a une idologie commune limite lordre pratique. Cest celle-l mme qui sexprime dans le prambule de lActe constitutif de lOrganisation, et a vocation sexpliciter dans la Dclaration universelle des Droits de lhomme dans la rdaction de laquelle les Nations Unies sont la mme poque engages. LUNESCO y contribuera directement par la publication dune enqute sur les problmes philosophiques poss par les droits de lhomme11, qui rassemblera des contributions de Gandhi, de Teilhard de Chardin, dAldous Huxley, de Salvador de Madariaga et de bien dautres penseurs de toutes les traditions philosophiques, et qui sera prface par Jacques Maritain.

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Ren Cassin

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IV LA QUESTION DES DROITS DE LHOMME


Lorsque lONU, au lendemain de la seconde guerre mondiale, donne comme tche son Conseil conomique et social de rdiger une Dclaration internationale des droits de lhomme, lUNESCO entreprend de consulter les philosophes sur linterprtation et la justification rationnelle de ces droits que la socit est tenue de respecter en chacun et dont il convient notre poque de tenter une numration plus complte. Lenqute de lUNESCO sur les fondements philosophiques des droits de lhomme veut poser une question claire : Le monde humain traverse une priode de crise dans son volution politique, conomique et sociale. Sil doit progresser ensuite dans lunit, il lui faut constituer un fonds commun dides et de principes. Cest cela que rpond, entre autres, une
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expression commune des droits de lhomme. Et cette expression devra concilier les formes divergentes ou opposes existant actuellement, tre assez prcise pour inspirer la pense et guider laction, suffisamment gnrale pour tre applicable tous les hommes, et susceptible dtre modifie pour sadapter des peuples qui sont un niveau diffrent de dveloppement politique et social. Les conclusions de cette enqute sont rdiges sous la forme dun texte dat de juillet 1947 qui a pour titre Pour une nouvelle dclaration des droits de lhomme par un comit dexperts prsid par Edward H. Carr, comprenant Richard O. Mc Keon, Pierre Auger, Georges Friedmann, Harold J. Laski, ChunShu et Loc Somerhausen. Les principales contributions des philosophes fournissent matire un livre publi en 1949, et prfac par Jacques Maritain.

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12. Jacques Maritain : Sur la philosophie des droits de lhomme , ibidem, repris dans Clbration du centenaire de la naissance de Jacques Maritain (1882-1865), UNESCO, 1982.

Limpossible accord thorique et la ncessaire confrontation des ides

Dployant le champ agonistique des interprtations et des justifications thoriques extrmement diffrentes ou mme foncirement opposes des droits de lhomme, Maritain y voit un paradoxe : si de telles interprtations sont indispensables, elles sont impuissantes faire laccord des esprits12. Le philosophe vrifie ainsi par lexemple ce quil avait dcrit lors de la deuxime session de la confrence gnrale de lUNESCO : en ce qui concerne une telle dclaration, un accord pratique est possible, un accord thorique est impossible entre les esprits. Si une approche plus pragmatique que thorique et un travail collectif de confrontation, de refonte et de mise au point rend possible un accord sur la promulgation dun certain nombre de principes daction et de rgles de comportement, aboutissant une dclaration commune, il nest pas raisonnable52

ment possible desprer plus. Car une conciliation thorique et une synthse proprement philosophiques ne constitueraient au bout du compte quune nouvelle doctrine parmi les autres et ne saurait pas plus que les autres emporter ladhsion de la totalit des esprits. Pourquoi en passer ds lors par le conflit mutuel des systmes thoriques et ne pas faire le dtour par la philosophie ? Maritain rpond que lexposition des interprtations et des justifications rationnelles est indispensable parce que chacun dentre nous croit instinctivement la vrit, et ne veut donner son assentiment qu ce quil a reconnu vrai et fond en raison. La leon de louvrage, cest, selon lui, quil y a un donn thique qui prcde et contrle les philosophies morales, qui rvle lui-mme une espce de gologie trs complique de la conscience, o le travail naturel de
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la raison spontane, pr-scientifique et pr-philosophique, est chaque instant conditionn par les acquts et les servitudes, la structure et lvolution du corps social. Soit une aperception morale de la raison spontane et une authentique exprience morale qui rponde une autre logique que celle des systmes qui peuvent cependant entrer en action rciproque avec elles ou les contrarier. En outre, la connaissance des grands courants de la pense contemporaine permet, par la confrontation de nos ides avec celles des autres, de perfectionner et dlargir nos propres vues sur la nature et les fondements des droits de ltre humain, sur lnumration quil faut en tenter au regard du moment historique do nous les regardons, ainsi que sur les lacunes de la Dclaration universelle qui slabore dans les Conseils des Nations Unies.

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De la loi naturelle et du dveloppement historique de la socit comme fondements inconciliables des droits de lhomme

Pour lheure, les systmes philosophiques se partagent en deux camps opposs : ceux qui postulent explicitement ou implicitement lexistence dune loi naturelle, et projettent dans une instance de lhomme des droits fondamentaux et inalinables antrieurs et suprieurs la socit ; ceux qui considrent que cest le seul dveloppement historique de la socit qui permet lhomme dacqurir des droits, lesquels nont pas un caractre immuable et rsultent du progrs. Le dsaccord entre ces deux positions est irrductible dun point de vue thorique. Mais si lon se place dans une perspective pratique, le dogmatisme des coles sefface au profit des leons de lexprience et de lhistoire, et dune sorte de conscience pratique qui pla55

cent les courants de pense dans laffirmation et lnumration des droits de lhomme plutt que dans la recherche du fondement et de la signification philosophique de ceuxci. Laccord des droits devenant alors possible, la question se dplace sur la revendication de leur exercice : Ici nous navons plus affaire la simple numration des droits de lhomme, mais au principe dunification dynamique selon lequel ils sont mis en uvre, la tonalit, la clef spcifique en vertu de laquelle sont joues sur ce mme clavier des musiques diffrentes, accordes en ralit la dignit humaine ou injurieuses de cette dignit. Est en question ici lchelle des valeurs, qui rgle lexercice et lorganisation concrte de ces divers droits, et sur laquelle les peuples sont loin de saccorder.

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Les conditions spirituelles dune organisation politique du monde dans le progrs et dans la paix

En avril 1966, Maritain reviendra sur lidal rgulateur dune organisation politique du monde fonde sur le libre agrment et la libre coopration des nations et des peuples13. Et si dans ltat prsent du monde, celle-ci apparat comme une utopie, la tche est alors aujourdhui de travailler aux prparations lointaines de cette socit, en mettant en route le long effort de raison et de droite volont grce auquel lutopie en question finira par devenir un idal ralisable : renoncer lide ou lidole de la souverainet de ltat, ce Dieu mortel (Hobbes) soutenu par Jean Bodin au XVIe sicle ; et veiller lide, chez tous les hommes qui pensent, gouvernants et gouverns, dun souci rel, toujours prsent et actif au fond du cur, du bien commun de lhumanit. On peut avec raison considrer ces rflexions sur les conditions spiri57

13. Jacques Maritain : Les conditions spirituelles du progrs et de la paix, Rencontre des cultures de lUNESCO sous le signe du Conseil cumnique de Vatican II, avril 1966.

tuelles du progrs et de la paix comme celles dun philosophe chrtien et no-thomiste. On y reconnatra aussi lune des sources historiques de la vocation philosophique de lUNESCO.

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V DIOGNE, LA BOUSSOLE
MENTALE ET LA DIAGONALE DES SCIENCES HUMAINES

Lorsque Roger Caillois, crivain g de 34 ans, ancien lve de lEcole Normale suprieure, agrg de grammaire, entre lUNESCO, il a dj travers le Surralisme, cr avec Bataille et Leiris le Collge de sociologie, sjourn par contrainte en Argentine o la seconde guerre mondiale la surpris et o la littrature latino-amricaine la sduit.
De lArgentine lUNESCO

14. Olga Felgine : Roger Caillois, Paris, Stock, 1994 ; Ricardo Paseyro : Jules Supervielle, le forat volontaire, Paris, ditions du Rocher, 2e Edition, 2002.

A Buenos Aires, il a collabor avec la revue SUR, dirige par son amie Victoria Ocampo, fond les Lettres franaises (pour laquelle ses correspondants sont tous des partisans de la France Libre, Jacques Maritain, Georges Bernanos, Aldous Huxley, Raymond Aron, Jules Supervielle14)
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15. Dossiers Jean Thomas et Roger Caillois, Archives de lUNESCO.

et, son retour, il ne songe qu crer une collection ibro-amricaine chez Gallimard, qui deviendra la prestigieuse collection La Croix du Sud. Cest sans doute grce Jean Thomas, ancien normalien et ancien rsistant, directeur du Dpartement des affaires culturelles de lUNESCO15, mais aussi aux relations entre Victoria Ocampo et au Ministre Georges Bidault, quil est recrut, en juillet 1948, au Bureau des ides, dpendant de la Division des projets de lUNESCO qui sige dans les locaux de lhtel Majestic o il retrouve Philippe Soupault, pote surraliste. Il a dabord pour tche de participer la rdaction dune nouvelle dclaration des droits de lhomme. Mais il nabandonne pas pour autant lcriture (il publie Babel et traduit Voix dAntonio Porcha) ni les cnacles philosophiques et littraires, participant une Dcade de Cerisyla-Salle sur la rvolte o il dclare : Tout progrs moral, juridique et,
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peut-tre, matriel, na-t-il pas comme origine un sentiment de rvolte, cest dire une volont de lutter contre linacceptable ? Il part en Syrie, au Liban en gypte, puis Beyrouth, o a lieu la Confrence gnrale de lUNESCO. En 1949, il passe lUnit de la Presse de lOrganisation et dite aussi les uvres compltes de Montesquieu dans la Bibliothque de la Pliade et, parmi dautres, un article sur les droits de lhomme dans la revue SUR. Quest-ce quun fonctionnaire international au moment de la fondation de lUNESCO ? Caillois serait peuttre lune des rponses possibles cette question : il incarnerait alors lune des figures possibles de ce personnage conceptuel, pour lequel la rationalit de sens ne cde jamais la rationalit technique de linstitution.

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Le Conseil International de la Philosophie et des Sciences Humaines (CIPSH)

En 1949, est cr, linitiative dexperts de toutes nationalits appartenant des sciences diffrentes, le Conseil suprieur de la philosophie et des sciences humaines. Le second Directeur gnral, Jaime Torrs Bodet, sadresse en ces termes quelques mois plus tard Paris, au Comit permanent de cette organisation non-gouvernementale qui se veut lhritire de lesprit de lInstitut international de la coopration intellectuelle : A des savants comme vous, lUNESCO, sans se contredire, ne saurait demander des solutions toutes faites et, pour ainsi parler, des techniques humanistes. Elle ne saurait non plus vous demander de renier comme chercheurs et comme rudits au profit de je ne sais quelle vulgarisation o votre valeur se perdrait. Dans cette coopration avec vous, lUNESCO veut contribuer, au
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plus haut niveau qui soit possible et par lexercice dactivits communes, un esprit de comprhension qui rayonne dans la conscience de lhomme moyen et contribue ainsi, selon lessence de vos disciplines, lavnement dune fraternelle entente des esprits16 . Du ct de la philosophie, cette ONG peut traiter librement des questions susceptibles dtre source de controverses idologiques et politiques et, par ailleurs, prendre en charge les aspects les plus acadmiques du programme philosophique de lUNESCO : congrs, bibliographie, bilan de la philosophie, Institut international de la philosophie. Le CIPSH, dont le nombre et la qualit des publications sont bientt considrables, et bientt traduites dans plusieurs langues, choue cependant se donner une revue, un idal demble donn comme extrmement difficile tablir en satisfaisant tout le monde , et quil avait dabord voulu

16. Discours du Dr Torres-Bodet la Runion du CIPSH. Paris, 3 mai 1949, Archives de lUNESCO.

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17. Entretien dOlga Fekgine avec Jean dOrmesson, 9 juin 1992, op. cit. page 313, note 1. 18. Alexandre Pajon : A la recherche dune revue : Caillois et Diogne , Diogne, n160, octobrenovembre 1992.

associer la revue drudition belge Erasmus. Caillois, soutenu par Jean Thomas, propose alors lAssemble du CIPSH, en fvrier 1952, quatre principes rgulateurs pour cette revue : dfendre les sciences diagonales, tre la pointe des disciplines tout en tant accessible lhonnte homme, faire le bilan des disciplines et rendre compte des livres rcemment parus17. Le Professeur Mac Keon, de lUniversit de Chicago, propose comme titre Diogne, moins cause du philosophe que de sa lanterne, et de la traductibilit du nom18. Roger Caillois en sera le rdacteur en chef jusqu sa mort en 1978, assist de Jean dOrmesson. Il partage dsormais son temps entre la revue et ldition des uvres reprsentatives de lUNESCO.

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La diagonale comme expression authentique et militante des savants fdrs dans le CIPSH

Celui quAndr Breton avait fort justement qualifi de boussole mentale (Andr Breton tait un lecteur de Charles Fourier, linventeur de la boussole sociale de lattraction passionne) tait en effet persuad de la prminence, sous le vacarme gnral, dune architecture dpouille quil invitait les sciences dcouvrir en sortant de leurs spcialits et en se faisant diagonales19. Lune des clefs possibles pour comprendre les options ditoriales de Diogne serait de partir de ce jugement sur luvre de Roger Caillois. Dans une lettre quil adresse Monsieur le Professeur, Caillois rpond dans le quatrime numro de la revue aux objections qui lui sont faites. Cest une revue qui sadresse plusieurs publics et qui est interdisciplinaire, ou plutt transdisciplinaire. Elle na donc pas vocation publier des
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19. Vital Rambaud : Article Caillois de lEncyclopdia Universalis.

20. Roger Caillois : Lettre du rdacteur en chef sur le rle de Diogne et les conditions dun humanisme rnov , Diogne, n 4, 1953.

tudes qui portent sur des pointes daiguilles, des travaux drudition parcellaires. Elle doit viter aussi lcueil de la vulgarisation, ne rien masquer des difficults du savoir. Elle vise tre une table dorientation ouverte sur plusieurs disciplines, mais aussi sur les diverses cultures fraternelles dont lhomme peut galement senorgueillir dtre lauteur20, cest dire luniversalit. Un thme que reprendra souvent Caillois : Dans un monde qui rtrcit chaque jour, un homme cultiv ne peut plus se contenter de connatre lhistoire et le patrimoine de sa propre civilisation (...). Chacun aujourdhui se doit de connatre tant soit peu les cultures des antipodes. Soit lide rgulatrice dun humanisme rnov aux dimensions du monde, limage des idaux ports par lActe constitutif de lUNESCO et partags par la communaut des savants rassembls dans le CIPSH. Aussi pourrait-on relire la riche collection des numros publis
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depuis cinquante annes21 en se demandant nouveau ce quelle doit la mthode de Caillois, quOctavio Paz dcrit comme une mthode qui, dinvestigation en investigation et de dduction en dduction, devait le conduire difier de diaphanes difices de concepts-images. Joie et vertige de la raison22, et son interrogation sur la place de lhomme dans ce monde de rsonances et dchos dans lequel le silence fait partie de luniverselle correspondance.

21. Voir lanthologie de la revue Diogne publie pour le cinquantime anniversaire du CIPSH, avantpropos de J. Bingen, novembre 1998. Aprs Roger Caillois, le rdacteur en chef en fut Jean dOrmesson, et aujourdhui Paola Costa. 22 Octavio Paz : Les pierres lisibles, Le Monde du 14 mai 1951. Voir aussi Jean dOrmessson : Eloge du pommier , dans Diogne, n 60, octobre-dcembre 1992, et Cahiers de Chronos, ditions La Diffrence, 1991.

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Jeanne Hersch

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VI LA LANGUE DE LUNESQUIEN
On doit Ren Maheu la dcision douvrir une division de la philosophie lUNESCO et dy nommer comme directeur, le 1er avril 1966, Jeanne Hersch, Professeur de philosophie lUniversit de Genve, qui avait fait partie de la dlgation de son pays aux douzime (1962) et treizime (1964) sessions de la Confrence gnrale23. Ren Maheu, Directeur gnral depuis 1962, avait su se saisir des opportunits commmoratives pour valoriser la philosophie comme en tmoigne son allocution louverture du prestigieux colloque Kirkegaard vivant organis lUNESCO du 21 au 23 avril 1964, qui rassemblait JeanPaul Sartre, Gabriel Marcel, Lucien Goldmann, Martin Heidegger, Enzo Paci, Karl Jaspers, Jean Wahl et Niels Thulrup : A tous , leur dit-il, luvre de Kirkegaard apporte le
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23. ODG/DG/ mmo 25178, archives de lUNESCO.

24. Kirkegaard vivant, allocution de Ren Maheu, Paris, Gallimard, 1966, page 14.

refus des complaisances, des formules creuses, des abstractions, qui prtendent expliquer sans se rfrer lexprience concrte singulire. Et cest la raison pour laquelle lUNESCO, alors quelle se refuse cautionner une idologie quelconque, se voulant uniquement, au sens le plus large, lieu de confrontation, se devait de sassocier lhommage rendu celui dont la trace se retrouve presque tous les carrefours o se recherche la pense moderne24 . Il a pour cette Division une ambition audacieuse: il souhaite quelle puisse stimuler et lier les activits multiples et diverses de lUNESCO, et les relier mieux aux finalits dfinies dans son Acte constitutif : la paix et les droits de lhomme. Une audace qui rompt avec la prudence observe jusquici, qui avait fait confier la philosophie une organisation indpendante et de caractre non gouvernemental : le Conseil international de la philosophie et des sciences humaines, dans
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la crainte que damples confrontations de penseurs, dducateurs et de savants pour clairer les grands problmes contemporains que daucun rclamaient la Confrence gnrale et au Conseil excutif ne dgnrent en controverse, confusion et propagande25.
Une posture philosophique lpreuve du style unesquien

25. Jean Thomas : UNESCO, Paris, Gallimard, 1962. 26. Jeanne Hersch : Eclairer lobscur. Entretien avec Gabriel et Alfred Dufour, Lausanne, Lge dhomme, 1986.

Jeanne Hersch a racont ainsi lanecdote de sa nomination : un coup de tlphone du Palais fdral pour linformer de louverture de ce poste, la sduction dune vie autre que lenseignement lUniversit, mais aussi la prcaution de demander un cong de deux ans pour garder son lien avec elle, car elle ne voulait pas dpendre dfinitivement de lUNESCO et aucun prix devenir esclave dun traitement en dollars ou prisonnire de certains privilges26. Elle soumet au Directeur gnral un homme, ditelle, remarquablement intelligent, qui
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savait traverser de penser et de sens toutes les parties de cette norme machine et animer lUNESCO en fonction de ses finalits deux ajouts au programme quil avait dj labor pour la Division de la philosophie, lun sur la ncessit de sintresser la question de la science et la technique, lautre sur lopportunit dorganiser un colloque sur le temps dans les diffrentes cultures, en lui disant : Je regrette beaucoup, mais jai crit ces paragraphes en franais, je nai pas pu les crire dans le style de lUNESCO . Ren Maheu appelle alors quelquun et lui dit : Mettezmoi cela en style unesquien . Evoquant vingt ans plus tard ce dialogue, Jeanne Hersch le commentera ainsi: Car il y a un style unesquien. Je dois le dire, jai eu beaucoup de peine supporter lambigut, labsence de clart, le caractre envelopp, parasitaire, du vocabulaire en usage lUNESCO. Jusquau moment o jai fini par comprendre que, sil
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ny avait pas dunesquien, il ny aurait pas dUNESCO. Il est sans doute invitable que le langage soit envelopp dans ltat actuel du monde. Sil ny avait pas ce brouillard autour des ides, dans le monde tel quil est, divis jusquau fond de toutes ses finalits, lUNESCO ne pourrait pas durer .
La qute du sens dans un monde do il sest absent

Pour assumer cette tche, Jeanne Hersch avait un parcours singulier. Sa mre tait ne Varsovie, et son pre en Lithuanie ; ils avaient migr en Suisse en 1904-1905 pour poursuivre leurs tudes. Lun enseignait la statistique et la dmographie lUniversit et militait au Bund, parti socialiste qui regroupait au sein des populations juives de Pologne et de Russie ceux qui aspiraient la justice sociale, la libert dmocratique et la solidarit internationale, lautre travaillera durant dix-huit ans la
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Socit des Nations. Jeanne Hersch avait suivi les cours de Karl Jaspers sur Hegel Heidelberg, et ceux de Heidegger Fribourg-en-brisgau en 1933. Aprs un mmoire de licence sur Bergson, elle rdige un livre : Lillusion philosophique, en 1936, dont Jaspers crira la prface pour ldition allemande. Secrtaire des Amis de lEspagne rpublicaine, elle participe aussi des actions daide aux rfugis fuyant le nazisme. En 1942, elle publie un roman, Temps alterns, en 1946, un autre ouvrage de philosophie, Ltre et la forme. Elle y dfend lide de la libert comme condition de possibilit de la dfense de la vrit, et dcrit la condition humaine aux prises avec une vocation dtre, et le ddicace : A mon matre K. Jaspers, qui me fit connatre la pense existentialiste, ainsi nomme parce quelle appelle lexistence chercher la transcendance aux limites du savoir . Elle traduit ensuite plusieurs ouvrages de
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Karl Jaspers, et de Czeslav Milosz. Elle a commenc sa carrire enseignante comme Professeur de franais, latin et philosophie vingt-trois ans lcole internationale de Genve, elle a t nomme en 1947 Privatdozent, puis en 1956 Professeur de philosophie lUniversit de Genve. Elle enseignera aussi ltranger, singulirement aux tatsUnis. Une question impossible traiter ici serait celle de ce qui rend possible, partir de ce parcours philosophique et universitaire, et de lexprience de la seconde guerre mondiale, son engagement lUNESCO.
Lexercice de la libert dans une maison passionnante et passionnelle

Une autre question serait celle-ci: comment demeurer philosophe lUNESCO ? Jeanne Hersch fut dabord charge de la runion des prix Nobel de la paix Bellagio (2328 mai 1966) et de la table ronde de
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la confrence gnrale sur la paix (31 octobre-4 novembre 1966) : elle en retiendra la leon quil faut que lUNESCO renonce aux grandes dclarations de principe, et sattelle plutt, comme le soutenait Jacques Maritain, des tches concrtes ; ou alors, dit-elle en 1986, lorsquil sagit de runir des experts autour dun problme impliquant des divergences essentielles, il faut chercher lucider ces divergences, plutt que de vouloir tous prix rdiger un texte unanime. Elle met en uvre une rflexion sur la libert conqurir pour faire de la science en tant qutre libre. Elle se dit heureuse de lintense circulation autour de la Division de la philosophie qui se produit, venant des divers tages et rgions de lUNESCO, cette maison passionnante et passionnelle parce que dans chacun des domaines dont elle soccupe science, culture, ducation, communication ltre humain sinvestit personnellement.
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Elle dit aussi ses hauts et ses bas, ses moments dexaltation et de dsespoir. Elle avait rdig un jour un crit contestant les opinions circulant dans lOrganisation sur la lutte contre le racisme, parce que selon elle les droits de lhomme ne dpendent nullement du niveau intellectuel dun individu ou dune communaut, mais sont fonds sur la capacit qui appartient chaque tre humain de devenir libre et responsable. Et celle qui navait pas prsent son livre Lillusion philosophique pour le doctorat parce quelle avait horreur quon intervienne dans ce quelle crivait, se voit retourner son texte avec toutes les pages biffes en rouge par son chef immdiat. Tandis que le Directeur gnral lui adresse un mmo dapprobation et demande toutes les units de rorienter les activits de lutte contre le racisme.

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27. Le droit dtre un homme, recueil de textes sous la direction de Jeanne Hersch, Prface de Ren Maheu, Paris, UNESCO, 1968.

Le risque de la pense au programme de lUNESCO

Jeanne Hersch sattache aussi publier, en collaboration au vingtime anniversaire de la Dclaration des droits de lhomme de 1948, un ouvrage considrable pour prouver quil y a des traces dans toutes les cultures dune aspiration leur adhsion, que cest un besoin de tous les hommes. Pour le rdiger, elle demande toutes les Commissions nationales de lUNESCO de lui adresser des textes exprimant un besoin ou une attente dans le domaine des droits de lhomme, et qui soient antrieurs la Dclaration de 1948, afin de prouver luniversalit de la racine de ceux-ci. Intitul Le droit dtre un homme27, louvrage sera traduit en sept langues. Ce livre, ainsi que lindique la prface de Ren Maheu, nest pas un ouvrage scientifique ni un trait de morale ou un palmars de prix de vertu ; il ne contient aucune doctrine et nest pas le reflet vridique de lhistoire, et
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lhumanit y apparat essentiellement au niveau de ses idaux. Il tmoigne simplement de luniversalit dans le temps et de lespace de la revendication dtre un homme. Lorsque Jeanne Hersch quitte la division de la philosophie en 1968 (elle reviendra lUNESCO en 1970 comme dlgue de la Suisse au Conseil excutif), la philosophie a acquis droit de citer lUNESCO. Et Ren Maheu peut en appeler un dveloppement ambitieux et hardi du programme de stimulation dune qute philosophique la fois engage et totalement libre : Bien entendu, lUNESCO ne saurait sarroger en la matire aucun monopole. Pas davantage elle ne doit prtendre un quelconque dirigisme intellectuel. Mais je suis davis quau cours des prochaines annes, lUNESCO se doit de jouer le rle dun centre dorientation de la pense sur les grands problmes de la condition prsente de lhomme, dont nous sentons bien quils nont de sens
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28. Organisation des Nations Unies pour lducation, la science et la culture, Vingtcinquime anniversaire de lOrganisation, Discours et messages, Paris, UNESCO, 1972, page 93, cit par Jacques Havet: Horizons philosophiques pour lUNESCO au XXIe sicle, Paris, UNESCO, 1997. 29. Jacques Havet : Ren Maheu tel que je lai connu , dans Ren Maheu, portraitsouvenir par ses collaborateurs, Association des anciens fonctionnaires de lUNESCO, 2000, page 103.

que si on les pose la dimension de lhumanit, et qui ne sont susceptibles de solution qu cette mme dimension. Pour sacquitter de cette tche, il faudrait uvrer cest--dire chercher avec le minimum de formalisme et le maximum de souplesse (...) et aussi, je tiens le souligner, avec le maximum de libert. Il faut avoir la libert doser et celle de choquer, la libert mme derrer, faute de quoi on ne saurait dcouvrir de nouveaux horizons. Le risque est inhrent une vie authentique28 . Le Directeur gnral de lUNESCO peut bien incarner une politique du spirituel29 , il reste lami de Sartre, partageant avec lui linquitude dune pense jamais en repos, jamais satisfaite, et rsolument anticonformiste, avec le souvenir du Professeur de philosophie quil avait t, issu de la gnration des annes 50, marque par la phnomnologie et lexistentialisme, dans la tradition des philosophies du sujet, un sujet auteur de
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lintelligibilit du monde et de la constitution dun monde moral par des actes fondateurs dont la srie constitue lhistoire de lesprit, et cest de l, comme la bien montr Jacques Havet, que procde son humanisme, et tout dabord sa conception de la libert et de ses pouvoirs.

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Roger Caillois

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VII LUNESCO SELON ARISTOTE, EMMANUEL KANT ET JACQUES DERRIDA


La dcennie qui suit voit se poursuivre lactivit de la Division de la philosophie de lUNESCO, la tte de laquelle se succdent Marie-Pierre Hartog (Marie-Pierre de Coss Brissac), Ren Habachi et Mohamed Allal Sinaceur. La nouvelle gnration philosophique prend ses distances avec les philosophies du sujet, elle puise plutt ses rfrences dans les philosophies de la structure, du langage et du concept, voir de la dconstruction.
La sagesse gt dans le cur des hommes. Cest l que doit germer la paix. Voil lide de lUNESCO

En janvier 1968, lors dune communication faite au XIVe Congrs international de philosophie Vienne, le philosophe Alberto Wagner de Reyna,
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30. Ren Maheu : La civilisation de luniversel, ParisGenve 1966 31. Alberto Wagner de Reyna : Ide et historicit de lUNESCO, Genve, Nagel 1968.

Dlgu permanent du Prou auprs de lUNESCO, tente de penser lUNESCO (ou plus exactement limage quen donne Ren Maheu30) la lumire dAristote31, et de montrer que celui-ci fait constamment allusion avant la lettre quelque chose de tel que lUNESCO. En plein accord avec Aristote, lUNESCO fait natre la paix extrieure de la paix intrieure et thique, elle tente de construire la paix par lexercice des vertus thiques et intellectuelles qui sont les armes de son entreprise guerrire pour raliser pacifiquement la paix. Enfin luniversalisme de lUNESCO, qui se place au point de vue de luniversel humain, ne signifie pas un nivellement culturel, mais prcisment le contraire, la prservation des diffrentes cultures dans leur originalit lorsquelles sont considres comme le patrimoine commun de lhumanit. De l son souci de les diffuser et de les fortifier. Cet universalisme nengage point
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un cosmopolitisme, quAristote rpudie ; il nimplique pas que ceux qui se sont joints son uvre oublient leur patrie ; il cherche la vision de luniversel partir de chaque culture et de chaque histoire nationale . Ren Maheu rplique que cette lecture aristotlicienne restitue parfaitement le sens et le but de ses efforts lUNESCO, que la construction de la paix est un mtier de philosophe, et que la technicit de lUNESCO est action minemment philosophique, car elle est essentiellement prise de conscience de luniversel de lhumain, en comprhension et en extension.
Le vingt-troisime centenaire de la mort dAristote, le pass de la philosophie et le silence de Jacques Lacan

Tout autre est lusage dAristote lUNESCO dix ans plus tard, du 1er au 3 juin 1978, loccasion de la clbration du vingt-troisime centenaire de sa mort. Pourquoi revenir Aristote
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32. M.A. Sinaceur : Prface Aristote aujourdhui, Paris, Ers 1988.

aujourdhui ? Na-t-il pas trop longtemps occup et rduit la scne philosophique ? Sagit-il dy reprer quelques continuits travers les versions successives de lidologie occidentale, ou dy trouver le secret originaire et les sources grecques de lnigme philosophique ? Il ne sagit ni dattester la vrit ou lacceptabilit de thses philosophiques, ni de juger les phases dpasses de connaissance nous confortant dans lide que nul pass nest plus grand que notre prsent, ni encore de dresser un bilan ou de faire le point, mais de susciter, au-del du rappel et de la commmoration, au-del des rfrences dfrentes ou irrvrencieuses, des lignes dune rflexion plurielle et pluridimensionnelle sur un cas de venir culturel dou de causalit propre et qui na cess de produire cette explication avec Aristote, qui ne se borne ni ne sidentifie une question purement philosophique32.

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Donc : 1) la rflexion philosophique na pas fini de sexpliquer avec le paradigme aristotlicien ; 2) celui-ci est une source primordiale pour le sens que nous donnons la philosophie, et constitue un dtour oblig pour toute rflexion sur la spcificit dune tradition philosophique qui rayonne dans toutes les cultures de lHumanit et est don et ce titre constitutive de lUniversel ; 3) au-del de la philosophie occidentale, lattitude aristotlicienne peut constituer le modle de rfrence pour penser les autres tradition de pense : De fait, Aristote offre lexemple dune analyse des difficults que rencontre la conciliation du progrs technique avec les idaux humanistes de la culture, et impose par-l un effort intellectuel pour rpondre aux inquitudes universelles de notre temps et, par suite, de lhomme daujourdhui. Le livre issu de ce colloque et dautres rencontres : Aristote aujourdhui, publi en 1988, est suivi en 1991
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33. Penser avec Aristote, tudes runies sous la direction de M.A. Sinaceur, Prface de Fdrico Mayor, Paris, Ers 1991. 34. Michel ConilLacoste : Chronique dun grand dessein, UNESCO 19461993, Paris, ditions UNESCO 1993 page 182

dun second volume : Penser avec Aristote, o il ne sagit plus de lactualit de sa pense, mais de la pluralit de ses significations et de sa polysmie historiquement rvle au fil des gnrations33. Cette clbration dAristote et ses suites restent marqus par lexcellence des contributions et la qualit des intervenants, parmi lesquels H. Ahrweiler, M. Arkoun, P. Aubenque, J. Barnes, J. Baufret, J. Berque, B. Besnier, M. Bunge, B. Cassin, F. Chtelet, J. Dausset, J.-T. Desanti, D. Dubarle, J. Hintikka, G. Kreisel, A. Hasnaoui, J. Lacan (dont lusage du silence, la lecture de sa contribution sur le rve dAristote, fut singulirement dconcertant34), M. Mahdi, J. MerleauPonty, E. Moutsopoulos, R. Thom, J.Vuillemin . Un vnement considrable, et symbolique dune politique possible de la philosophie lUNESCO : le rassemblement de la communaut philoso-

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phique mondiale pour repenser sa tradition au prsent.


La philosophie et les philosophies aujourdhui, et leurs relations aux sciences sociales et humaines

Lanne 1978 na pas seulement marqu le dbut de la dcade Aristote, elle a aussi t illustre par lachvement et la publication du second tome de louvrage majeur dirig par Jacques Havet: Tendances principales de la recherche dans les sciences humaines et sociales, rpondant la triple vocation de lUNESCO en matire scientifique, ainsi rappele par son Directeur gnral : favoriser lavancement du savoir par la coopration internationale ; faire de lactivit scientifique loccasion dun rapprochement entre ses praticiens et dune meilleure comprhension entre les nations ; encourager la contribution des conqutes de la science lamlioration de la condition des hommes et au progrs humain, sur le
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35. AmadouMathar MBow : prface Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines, sous la direction de Jacques Havet, deuxime partie, tome, 1978, Paris La Haye-NewYork, Mouton/Unesco. 36. Jacques Havet : avant-propos, ibidem p.XLVIII.

plan matriel aussi bien que spirituel35. La dernire partie du tome second est consacre au rapport de Paul Ricoeur sur lenqute mene par lUNESCO sur la recherche philosophique dans le monde. Elle illustre deux autres finalits du programme de lUNESCO en matire de philosophie: tracer le tableau mondial des tendances et des courants qui animent effectivement la pense philosophique actuelle en relation avec le problme de la connaissance ; proposer, en se rfrant cette actualit de la pense philosophique, les moyens et les paradigmes dune rflexion philosophique et la prolongeant dans le sens dune qute plus radicale de la cohrence et du sens, au confluent de la connaissance, de laction et des valeurs36. Ricoeur rcuse toute distribution des tendances de la recherche en philosophie dans un cadre gographique (qui opposerait philosophie non-occidentale : Asie orientale, Asie du Sud, Proche-Orient, Afrique, et
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philosophie occidentale : monde anglo-saxon, Europe de lEst, Europe continentale de lOuest, monde ibroamricain). Il propose, avec les rapporteurs associs (lIndien Daya Krishna, lAnglais Alan Montefiore et le Russe Teodor Illitch Oizerman) une topographie originale des champs ou des lieux philosophiques correspondants aux questions actuellement vivantes au niveau de la recherche, de la publication et de la discussion. La philosophie contemporaine offre une image discordante de sa propre mission : ici elle veut englober la science dans une conception plus fondamentale et plus vaste de la ralit (ralisme dialectique), l elle prtend se borner une critique du langage (philosophie analytique), ou bien pour chapper cette alternative elle se replie sur la subjectivit (philosophie du sujet), ou mdite sur la fin de la mtaphysique (post-philosophie ou mta-philosophie). Il faut donc renoncer une synthse et, pre91

nant en considration la divergence fondamentale qui rgne dans la philosophie, reprer les champs sur lesquels se croisent les questions. Il en rsulte un expos structur comme suit : Premier chapitre : La pense et les ordres de ralit Section I : Lhomme et ses savoirs : penser A : Philosophie de la logique B : Logique de la philosophie Section II : Lhomme et la ralit naturelle A : Epistmologie des sciences de la nature B : Thorie de la ralit naturelle Section III : Lhomme et la ralit sociale A : La logique de lexplication B : Philosophie sociale et politique Deuxime chapitre: Le langage, laction, lhumanisme Section IV : Lhomme et le langage A : Epistmologie de la linguistique B : Philosophies du langage
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Section V : Lhomme et laction A : Thorie du discours pratique B : Les philosophies de laction Section VI : Lhomme et le fondement de lhumanisme A : Lhomme selon les penses de lOrient B : Lhomme selon les penses de lOccident C : La philosophie de la religion. De cette tude, Jacques Havet, philosophe et Sous-directeur gnral adjoint pour le Secteur des sciences sociales et de leur application, crit quelle soffre comme un couronnement pour lEtude entire sur les Sciences sociales et humaines, une mise en perspective qui ne pouvait qutre ouverte, exempte de dogmatisme et mme plurale, parce que sobligeant reflter la diversit des coles de pense et les divergences qui les sparent ; moins une conclusion qui serait dans un rapport dhomognit avec le reste de ltude
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quune reprise indiquant le passage dun plan de vrit un autre, anime par une exigence de fondation et dtablissement du sens immdiat des discours scientifiques reprise dont les praticiens des disciplines positives peuvent ntre pas toujours disposs endosser lesprit et pouser le mouvement, ni prendre leur compte les produits, sinon en choisissant entre ceux-ci en fonction de leurs propres critres ou prfrences, cest dire en donnant des thses philosophiques une adhsion non philosophique. A lheure du triomphe des sciences humaines et sociales, lUNESCO reste fidle sa vocation philosophique : les disciplines positives aussi bien que la pense des fins et leur rfrence mme une transcendance sont convoques un questionnement radical qui nadmet aucune rponse univoque, mais que lhomme peut seulement assumer en sassumant lui-mme dans sa capacit dhuma94

nit vritable pari qui ne peut se prvaloir daucune justification extrieure lui-mme et qui saccompagne dun risque consciemment et librement couru37.
Le droit la philosophie

37. Ibidem page XLIX.

Penser la philosophie aujourdhui dans la pluralit de ses expriences, penser lactualit du pass de la philosophie, penser avec le pass de la philosophie au prsent : trois tches que la Division de la philosophie retrouve toujours, et singulirement dans son souci de rendre public le travail philosophique, par exemple lorsquelle prend part lorganisation dune srie philosophie et sciences humaines de confrences publiques, rgulirement programmes. Il est impossible ici den restituer les phmrides dune manire exhaustive, mais il faut saisir lordre des raisons qui prside llection des thmes et au choix des invits. Soit au hasard pour lanne 1989 :
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38. Liste des confrences publiques prvues pour 1989, archives de la Division de la philosophie. 39. Jeanne Hersch : Les droits de lhomme au point de vue philosophique, archives UNESCO

E. Lazlo, Jeanne Hersch, Jean Starobinski, Roberts-Jones, I. Prigogine, V. Koudriavtsev, Thomas, Pre Lelong, J.J. ServanSchreiber, J.C. Derian, F. Sezgin, E. Pisani, A. Langaney, Y. Coppens, J. Guiant, J. Bouveresse, G.G. Granger, E. Sullerot, J. Vuillemin38 une liste clectique qui manifeste une volont dafficher une scne de dbats publics en convoquant des philosophes, des thologiens, des savants, des sociologues et des anthropologues, des moralistes et des penseurs politiques parmi les plus minents du temps, des spcialistes de disciplines diffrentes souvent spars par la spcialisation, reprsentant la diversit des traditions de pense, en provenance de chaque rgion du monde, et traitant des sujets les plus actuels : le monde moderne et ses limites ou les droits de lhomme du point de vue philosophique39, la physique ou lexprience religieuse, la rvolution de la connaissance et la technologie, la
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gographie et lanthropologie, Confucius, Wittgenstein, Heidegger40. Rendre public le travail de la philosophie, cest poser la question philosophique de la destination de la philosophie, ce qui engage aussi celle de lessence de la philosophie, toujours redfinir. Jacques Derrida est ainsi invit le 23 mai 1991 pour en traiter lUNESCO, lors dune table-ronde intitule Le droit la philosophie du point de vue cosmopolitique41. Un intitul qui nest pas sans voquer le titre dun texte de Kant : Ide dune histoire universelle au point de vue cosmopolitique, qui inscrit par anticipation les institutions internationales comme lUNESCO, qui natront au vingtime sicle dans lhorizon dune possibilit philosophique. Des institutions qui sont dj des philosophmes, puisquelles sengagent mettre en uvre une certaine philosophie du droit international, des droits de lhomme et de lhistoire uni97

40. Heidegger, lhomme et le philosophe, avec la participation de Pierre Aubenque, Jeanne Hersch, Paul Ricoeur, Alberto Wagner de la Reyna, Rainer Wiehl, le jeudi 7 dcembre 1989, lUNESCO. 41. Jacques Derrida: Le droit la philosophie du point de vue cosmopolitique, Paris, Verdier/ditions UNESCO, 1997.

verselle, sont lgitimes par des concepts qui ont une histoire philosophique inscrite jusque dans la langue de leur Acte constitutif. Mais si lUNESCO est une institution philosophique, pourquoi devrait-elle possder une Division de la philosophie ? Manire de reposer la question ouverte par Le conflit des facults, laquelle Schelling rpondait contre Kant que lUniversit tant philosophique de part en part, il ny avait pas lieu de lenfermer dans un dpartement de philosophie. Est ainsi (re)pose la question de lUNESCO comme lieu de la philosophie : la philosophie devant y tre partout, peutelle tre nulle part en particulier ? Pour autant, est clairement assigne comme mission lUNESCO le partage dune culture et dune langue philosophique qui requiert un droit leur accs par lducation, soit la reconnaissance dun droit la philosophie du point de vue cosmopolitique.

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Jean-Paul Sartre et Ren Maheu au Colloque Kierkegaard, 1964

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VIII NATURE HUMAINE


ET CULTURE DE LA PAIX

On la vu : lune des tches de lUNESCO est de soutenir les travaux des philosophes, singulirement dans la considration du prsent, et de contribuer les rendre publics et accessibles tous. Dans le mme temps, en tant quelle est une institution philosophique, elle procde en elle-mme dun travail philosophique sur ses propres concepts et sur les philosophmes qui gouvernent son action. On ne peut comprendre comment lUNESCO est saisie par la philosophie, et quel programme en matire de philosophie elle peut et doit se donner aujourdhui, sans rappeler le chemin qui lamne prouver que la guerre nest pas un destin naturel et un destin tragique pour lhumanit, et que construire la paix est dabord une affaire de culture.
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Prolgomnes pour une histoire philosophique de lUNESCO

Lhistoire de la philosophie atteste de trois possibilits de problmatiser les rapports de la guerre et de la paix : 1) ou bien la guerre est la vrit de la paix, et la violence ltat pur gouverne les tats. Cest par exemple la thorie du philosophe anglais Thomas Hobbes, qui dans son ouvrage Le Lviathan, dcrit ltat de nature comme celui de la guerre de tous contre tous ; ou celle de Pascal, pour qui comme on na pas pu faire que la justice soit force, on a fait la force juste ; ou bien encore celle de Machiavel. Toutes ces problmatiques sont fondes sur la Nature. 2) ou bien la paix est la vrit de la guerre, laquelle nest quune altration dune nature (un accident de la substance quest la paix). Cest la position de Thomas dAquin, fonde sur le droit. Elle autorise les guerres
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42. Voir Kant : De la paix perptuelle, Prface de Franoise Proust, Paris, GarnierFlammarion ; et larticle de cette dernire dans Gurir de la guerre et juger la paix, actes du Colloque tenu lUNESCO, sous la responsabilit de Rada Ivekovic et Jacques Poulain, Paris, LHarmattan 1998.

justes, qui sont le rtablissement de la politique par les voies naturelles. 3) ou bien la paix est un idal qui doit tre institu, comme chez Kant. Ce dernier crit en 1795 un essai: De la paix perptuelle qui sinspire directement de celui de lAbb de SaintPierre comment par Jean-Jacques Rousseau, mais le resitue dans sa philosophie critique et le formule catgoriquement comme loi universelle de la raison pratique. Quelles sont les conditions de possibilit dune paix durable entre les peuples et les tats ? Elles sont au nombre de trois: la constitution politique de chaque tat doit tre rpublicaine ; le droit des gens (le droit international) se fonder sur une fdration(un fdralisme) dtats libres ; le droit cosmopolitique se restreindre aux conditions de lhospitalit universelle42. Alors que dans une philosophie de la guerre, les relations normales entre les hommes sont marques par la vio102

lence, dans une philosophie de la paix, la guerre ne saurait tre tolre que comme moyen daboutir la paix. Mais il sagit daller plus loin: non pas seulement rgler et limiter la guerre, mais supprimer la possibilit dy recourir. Soit lide du projet de paix perptuelle de labb de SaintPierre : renoncer jamais la voix des armes . Lide dune paix perptuelle passe donc par celle de son institution. Ce qui prsuppose une volont partage dtablir durablement la paix par le droit. Pour Kant, cette volont nest pas une volont de moyen, mais de fin, et en dernire instance, cest la morale qui est au fondement du refus de la guerre. La paix est donc non pas un but de circonstances, mais un devoir tre : cest une ide qui commande linstauration dun nouvel tat du monde, o la paix sera perptuelle, cest dire universelle. Comment raliser cette ide morale dans la politique ? Par une

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43. Voir Marc Agi : Ren Cassin, prix Nobel de la Paix, pre de la Dclaration universelle des droits de lhomme, Paris, Perrin, 1998.

Socit des Nations, par linstauration dun droit public des Nations. La fondation de la Socit des Nations en 1919, comme le Pacte Briand-Kellog, sign le 27 aot 1928, se proposant dtendre la renonciation la guerre tous les tats du monde, parce que la paix ne peut tre pense qu lchelle mondiale, participent de cet implicite hrit de Kant. Ren Cassin avait crit dans le Journal de Genve, quelques jours avant sa signature, que limportance de ce pacte tait de faire passer, du domaine de la morale dans celui de la politique des gouvernements, la mise hors la loi de la guerre43. La paix est une ide de la raison, une finalit atteindre dont on peut asymptotiquement se rapprocher. On verra l lorigine philosophique de lUNESCO. En affirmant que cest dans lesprit des hommes quil faut lever les dfenses de la paix, parce que cest l que prennent naissance
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les guerres, les penseurs qui inspirent sa fondation se distinguent du pessimisme des intellectuels de lentredeux guerres, P. Valry, S. Freud ou E. Husserl, affects dun profond dsarroi devant la crise de la civilisation ; ils sont tout au contraire anims dune foi dans lavenir de lhumanit qui leur fait percevoir lavnement dune nouvelle re de lhistoire. Et dans ses premiers documents, la Confrence gnrale ne cesse de rpter que dans toutes ses activits, lUNESCO aura comme principal souci la cause de la paix, laquelle elle est consacre. Longtemps, deux conceptions saffrontent : pour les uns, lesprit de paix ne peut se rpandre dans le monde que grce une action puissante dducation populaire, servie par les mdias ; pour les autres, il faut mener une action de persuasion sur les lites dirigeantes, coupables dtre les fauteurs de guerre44 . Mais si les avis divergent sur les moyens dempcher
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44 Jean Thomas: U.N.E.S.C.O., Paris, Gallimard, 1962 page 188.

la guerre, laccord se fait sur les causes.


La question raciale, la science et linstinct de guerre

Lune des causes premires de la Deuxime guerre mondiale est demble identifie comme lexploitation de lignorance et du prjug par les thories pseudo-scientifiques de lingalit des races et des hommes, et cest ainsi que ds 1950 lUNESCO commence runir des philosophes et des scientifiques pour combattre cette idologie de la science, et proclamer linconsistance biologique du concept de race. A partir de 1951, lUNESCO suscite une collection qui a pour titre : La question raciale devant la science moderne, dans laquelle seront publis Race et biologie de L.C. Dunn, Race et civilisation de Michel Leiris, Race et psychologie de Otto Klineberg, Les mythes raciaux de Juan Comas, Lorigine des prjugs de Arnold Rose, Race et his106

toire de Claude Lvi-Strauss, Race et socit de Kenneth Little. Et en 1964, vingt deux biologistes et anthropologues se runissent Moscou et adoptent des propositions sur les aspects biologiques de la question raciale . Et bientt cette tche devient un devoir, lUNESCO ayant dclar en 1978, suivant en cela les recommandations des experts quelle avait rassembls, quil y allait de la responsabilit des scientifiques de faire en sorte de prserver leurs recherches de toute exploitation raciste, et de sensibiliser le public la bonne rception de leurs rsultats. Favoriser lorganisation de la force des ides, cest dabord permettre aux scientifiques de se runir pour rflchir au msusage de leurs travaux, mais aussi duvrer leur bonne interprtation et comprhension parmi les hommes. Une tche tendue au colloque dAthnes en 1981, au-del de la critique des idologies prtention
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scientifique qui visent lgitimer le racisme et les pratiques de discrimination raciales, toutes celles qui visent justifier la domination et la violence. Lanthropologue Santiago Genoves y montre alors comment les concepts scientifiques peuvent donner matire contresens (confusion entre les types de violence des animaux et des humains, entre la survie du plus apte et celle du plus fort, entre causes naturelles et causes culturelles). Cest dans la continuit de cette tradition que prend place la runion de Sville. Le Manifeste de Sville sur la violence, adopt le 16 mai 1986, est dabord une dclaration polmique des savants pour rvoquer toute idologie de la science qui viendrait lgitimer linluctabilit qui serait fonde naturellement de la guerre et de la violence pour lhumanit. Il doit beaucoup aux travaux et laction des Professeurs D. Adams et T. Varis.

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Il sagit de rfuter scientifiquement le mythe selon lequel la violence serait prdtermine biologiquement chez lhomme. Ce mythe rsulte dun usage illgitime de faits et de thories scientifiques, visant en dernire instance justifier comme naturelles la violence et la guerre. Le Manifeste proclame incorrects, du point de vue de la science, cinq noncs : est incorrecte scientifiquement laffirmation selon laquelle lhomme hrite de lanimal quelque propension que ce soit faire la guerre. Les animaux ne font pas ncessairement la guerre, et lhomme se diffrencie de lanimal parce quil a une culture. La guerre nest pas une fatalit biologique, mais un produit de la culture, et cette culture peut voluer. est incorrecte scientifiquement le prsuppos dune programmation gntique de lhomme pour la guerre ou pour la violence. La personnalit des individus est le produit de linteraction complexe de leur patrimoine
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gntique et de leur ducation, la culture humaine. est incorrecte scientifiquement lide dune slection en faveur de lagressivit au cours de lvolution humaine : cest au contraire la capacit de cooprer qui semble lie au bien-vivre. est incorrecte scientifiquement la thse dune physiologie neuronale qui nous contraindrait la violence : les hommes nont pas un cerveau violent . est incorrecte scientifiquement lattribution un instinct ou tout autre motif unique dtre cause unique de la guerre. Issu de la runion dune communaut scientifique, ce manifeste atteste dabord de la conscience dune responsabilit des savants dans linterprtation et lusage des rsultats de leurs recherches, et des limites de la science.

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Ce sont les spcialistes les plus minents de la psychologie, de la neurophysiologie, de lthologie, de lanthropologie biologique, qui viennent contester lidologie dune dtermination qui viendrait pousser lhomme la violence, et en appellent aux sciences humaines et sociales pour analyser les phnomnes complexes de la guerre et de la violence organise. Ce sont eux qui reconnaissent que la science est un produit de la culture qui ne peut avoir un caractre dfinitif englobant lensemble des activits humaines. Cest donc du lieu de la science quils rfutent la manipulation tendant tablir que la biologie condamnerait lhumanit la guerre, autorisant par-l mme la possibilit dinventer pour les gnrations futures la paix.
Linvention du concept de culture de la paix

Avec le Congrs de Yamassoukro (Cte dIvoire), qui souvre le 26 juin 1989,


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lUNESCO engage sa rflexion sur les dterminations positives qui engagent la promesse de la paix. Il ne sagit plus de dresser le catalogue des causes de la guerre, ou de rendre manifestes les obstacles la rsolution des conflits. Mais de dployer le champ des conditions de possibilit de la construction de la paix, et de dfinir la nature, la structure et la fonction de la contribution de lUNESCO dans cette tche, au regard de ses comptences. Ce Congrs, qui rassemble cent soixante spcialistes, personnalits et observateurs du monde entier, a pour nom la paix dans lesprit des hommes . Il est prcd dune runion prparatoire, qui discute un document de travail qui revendique demble une inspiration philosophique, mettant en exergue Spinoza La paix nest pas la simple absence de guerre et Kant, et puise sa rflexion dans les derniers travaux de la science. Le Directeur gnral lui
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aussi cite Kant : Une guerre dextermination o la destruction atteindrait les deux parties la fois et en mme temps se ferait destruction de tout droit, ne laisserait stablir la paix perptuelle que dans le grand cimetire de lespce humaine 45. Cest du Congrs de Yamoussoukro (28 juin 1989) que date linvention du concept de culture de la paix, avec lide rgulatrice que la paix ne peut se fonder que sur le respect absolu des droits de lhomme et dans un environnement de qualit. Un an plus tard, cest leffondrement du mur de Berlin (novembre 1989). Laction de lUNESCO se dmarque de celle de lONU, en mettant laccent non plus sur la gestion des crises, mais sur le dialogue, la mdiation et la ngociation, et fait apparatre de nouveaux interlocuteurs sur la scne de la socit civile, au del de celle des tats, pour une nouvelle approche de la scurit46.

45. Federico Mayor : Allocation douverture la runion prparatoire du Congrs de Yamassoukro (Cte dIvoire), en date du 6 septembre 1988, Archives de lUNESCO. 46. Voir Unit de la paix et des nouvelles dimensions de la scurit, Avant-propos de Moufida Goucha, UNESCO, 1999.

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Lide sminale de lUNESCO est dsormais aussi que le maintien, le rtablissement et la consolidation de la paix et la construction de la paix dans lesprit des hommes ne doivent pas tre conus comme des moments chronologiquement distincts et successifs, et ils peuvent coexister et leur ordre mme peut sinverser. Bien loin de penser que la paix puisse tre labsence de conflit, lUNESCO postule que le conflit est partie intgrante des relations humaines. La finalit dune culture de la paix nest pas tant dliminer les conflits pour arriver un impossible consensus que dviter leur phase virulente. Il sensuit la thorie dite du triangle interactif : la culture de la paix est indissociable de la dmocratie et des Droits de lhomme, et du dveloppement. La dmocratie est dfinie par la possibilit pour chacun dexprimer ce quil pense, ce qui prsuppose le respect du pluralisme des opinions et la reconnaissance dun droit leur
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publicit ; elle est aussi la participation des citoyens la vie politique, du vote laccs la magistrature ; elle est enfin sous condition du dialogue, et productrice despaces publics o peut se jouer la subjectivation politique. La culture de la paix ne saurait sentendre non plus sans la dfense, lextension et lapplication des droits de lhomme, aussi bien civils et politiques quconomiques, sociaux et culturels, ainsi que les droits de la troisime gnration47. Il ny a pas non plus enfin de culture de la paix sans dveloppement durable, rduction des ingalits conomiques et sociales, lchelle nationale et internationale, et lutte contre une mondialisation qui spare lhumanit en deux : ceux qui ont accs aux avantages de la modernit, et ceux qui en sont privs par la loi du march ou par une gouvernance antidmocratique. LUNESCO est passe dune philosophie de la paix une philosophie de
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47. Voir Agir pour les droits de lhomme au XXIe sicle, textes runis par Federico Major avec la collaboration de Roger-Pol Droit, Editions UNESCO, Paris 1998.

la culture de la paix. Et lducation devient, partir de 1989, le meilleur vecteur de cette culture de la paix. Une ducation dabord fonde sur lveil de lesprit critique et la formation dun jugement libre, donc sur la philosophie, car celle-ci est de manire singulire et privilgie, selon le Directeur gnral inaugurant la premire Chaire UNESCO de philosophie Santiago du Chili en 1995, une cole de libert qui nous ouvre les portes de lavenir. La philosophie est ds lors, plus que jamais, convoque dans les programmes de lUNESCO.
Dclaration de Paris pour la philosophie

Nous, participants aux journes internationales dtude philosophie et dmocratie dans le monde organises par LUNESCO, qui ont eu lieu Paris les 15 et 16 fvrier 1995, Constatons que les problmes dont traite la philosophie sont ceux de la vie et de lexistence des hommes considrs universellement, 116

Estimons que la rflexion philosophique peut et doit contribuer la comprhension et la conduite des affaires humaines, Considrons que lactivit philosophique, qui ne soustrait aucune ide la discussion, qui sefforce de prciser les dfinitions exactes des notions utilises, de vrifier la validit des raisonnements, dexaminer avec attention les arguments des autres, permet chacun dapprendre penser par lui-mme, Soulignons que lenseignement philosophique favoris louverture desprit, la responsabilit civique, la comprhension et la tolrance entre les individus et entre les groupes, Raffirmons que lducation philosophique, en formant des esprits libres et rflchis, capables de rsister aux diffrentes formes de propagande, de fanatisme, dexclusion et dintolrance, contribue la paix et prpare chacun prendre ses responsabilits face aux grandes interrogations contemporaines, notamment dans le domaine de lthique,

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Jugeons que le dveloppement de la rflexion philosophique, dans lenseignement et dans la vie culturelle, contribue de manire importante la formation des citoyens, en exerant leur capacit de jugement, lment fondamental de toute dmocratie. Cest pourquoi, en nous engageant faire tout ce qui est en notre pouvoir, dans nos institutions et nos pays respectifs, pour raliser ces objectifs, nous dclarons que : Une activit philosophique libre doit tre partout garantie, sous toutes les formes et dans tous les lieux o elle peut sexercer, tous les individus ; Lenseignement philosophique doit tre prserv ou tendu l o il existe, cr l o il nexiste pas encore, et nomm explicitement philosophie ; Lenseignement philosophique doit tre assur par des Professeurs comptents, spcialement forms cet effet, et ne peut tre subordonn aucun impratif conomique, technique, religieux, politique ou idologique ;

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Tout en demeurant autonome, menseignent philosophique doit tre, partout o cela est possible, effectivement associ, et pas seulement juxtapos, aux formations universitaires ou professionnelles, dans tous les domaines ; La diffusion de livres accessibles un large public, tant par leur langage que par leur prix de vente, la cration dmissions de radio ou de tlvision, de cassettes audio ou video, lutilisation pdagogique de tous les moyens audiovisuels et informatiques, la cration de multiples lieux de dbats libres, et toutes les initiatives susceptibles de faire accder les plus grand nombre une premire comprhension des questions et des mthodes philosophiques doivent tre encourages, pour constituer une ducation philosophique des adultes ; La connaissance des rflexions philosophiques des diffrentes cultures, la comparaison de leurs apports respectifs, lanalyse de ce qui les rapproche et de ce qui les oppose doivent tre poursuivies et soutenue par les insti-

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tutions de recherche et denseignement ; Lactivit philosophique, comme pratique libre de la rflexion, ne peut considrer aucune vrit comme dfinitivement acquise et incite respecter les convictions de chacun, mais elle ne doit en aucun cas, sous peine de se nier elle-mme, accepter les doctrines qui nient la libert dautrui, bafouent la dignit humaine et engendrent la barbarie.

Cette dclaration a t pour la premire fois adopte par les Professeurs Ruben G. Apressian (Moscou), Tanella Boni-Kon (Abidjan), Tzotcho Boyadjiev (Sofia), In-Suk Cha (Soul), Marilena Chaui (Brsil), Donald Davidson (Berkeley), Souleymane Bachir Diagne (Dakar), Franois Dossou (Cotonou), Michael Dummet (Oxford), Artan Fuga (Tirana), Humberto Giannini (Santiago du Chili), Paulin J. Hountondji (Cotonou), Ioanna Kuuradi
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(Ankara), Dominique Lecourt (Paris), Nelly Motroshilova (Moscou), Satchidananda Murty (Calcutta), Ulrich Johannes Schneider (Berlin), Serracino Inglott (Malte), Mohammed Allal Sinaceur (Rabat), Richard Schusterman (Philadelphie), Fathi Triki (Tunisie), Susana Villavicencio (Buenos Aires) ;

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IX ENSEIGNEMENT
PHILOSOPHIQUE ET

DMOCRATIE DANS LE MONDE


A partir de 1994, la Division de la philosophie est rattache directement au Sous-Directeur gnral et va sorienter dans de nouvelles directions: le programme Dmocratie et philosophie dans le monde, les Rencontres philosophiques de lUNESCO, les Chaires UNESCO de philosophie.
La premire enqute internationale sur lenseignement de la philosophie

LUNESCO avait effectu, en 1951 et 1952, une enqute demeure clbre sur lenseignement de la philosophie, et notamment sur la place quil occupe dans les systmes denseignement de diffrents pays, sur son rle dans la formation du citoyen et sur limportance quil revt pour la recherche
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dune meilleure comprhension entre les hommes48. Le rapport avait t publi avec une analyse gnrale des problmes soulevs par lenseignement de la philosophie par Georges Canguilhem, jeune inspecteur gnral de philosophie qui stait distingu comme rsistant, comme Jacques Havet, qui lui-mme participait cette enqute comme membre de la Division philosophie et sciences humaines de lUNESCO. Il est accompagn dune dclaration commune des experts, qui noncent que lenseignement de la philosophie l o il existe traduit limportance que ces socits accordent la pense philosophique comme indispensable la prise de conscience des problmes fondamentaux de la science et de la culture, et par suite lorientation de la conduite en fonction dune rflexion personnelle et libre sur les valeurs de la condition humaine. Et quen consquence il faut maintenir, prserver et dvelopper cet enseigne123

48. Rsolution 4.41 de la Sixime Confrence gnrale en date de juin 1951.

49. Lenseignement de la philosophie, enqute internationale, UNESCO, 1953, pages 17-25

ment l o il existe, et le crer l o il est inexistant dans le monde. Le comit tient pour essentiel : a) Que lenseignement de la philosophie soit toujours donn dans lesprit de libre recherche et de libre discussion ; b) que lautonomie de la pense et de lenseignement philosophique ne soit jamais compromise, ni indirectement par la structure des institutions, ni directement par lintervention des pouvoirs organiss ; c) que cet enseignement sadressant par dfinition tout membre de la communaut sans aucune discrimination, ne soit pas rserv par les institutions certains lves ou tudiants lexclusion de certains autres, pour des raisons trangres aux seules rgles de la comptition et de lorientation scolaires dans le systme dinstitutions ducatives de la communaut49.

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Des tudes rgionales sur lenseignement et la recherche philosophique

Sous la Prsidence de AmadouMahtar MBow, la Confrence gnrale demande que des tudes sur lenseignement et la recherche philosophiques dans chaque rgion du monde soient organises, qui donneront matire des publications: en juin 1980, une runion de philosophes est organise Nairobi (Kenya)50, en fvrier 1983, une runion analogue Bangkok (Thalande)51, en juin 1985, une autre Lima (Prou)52, et Beyrouth53, qui donneront matire publications. Un ouvrage sur la philosophie en Europe sera aussi publi, avec le concours de lInstitut international de philosophie et du CIPSH, en 199354.
Dmocratie et philosophie dans le monde

50. Teaching and research in philosophy: Africa, Paris, UNESCO, 1984 51. Teaching and Research in philosophy: Asian and Pacific, Paris, UNESCO, 1986 52. La ensenanza, la reflexion y la investigacion filosoficas en America Latina y el Caribe, Madrid, TecnosUnesco, 1990 53. Etudes sur lenseignement et la recherche en philosophie dans le monde arabe, Beyrouth, Dar alGuarb al - Islami, 1990 54. La philosophie en Europe, sous la direction de Raymond Klibansky et David Pears, Paris, Gallimard/UNESCO, 1993.

Roger-Pol Droit, reprend, actualise et amplifie en 1994 lenqute de 1951,


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55. Roger-Pol Droit : Dmocratie et philosophie dans le monde, prface de Federico Mayor, Paris, Le livre de poche, 1995, page 15.

laquelle rpondent des personnalits de soixante six pays, dans lide rgulatrice douvrir un nouveau chantier de rflexions et de dbats sur la place de la philosophie dans les cultures daujourdhui, et dans la formation du jugement libre des citoyens55. Il donne loccasion plusieurs philosophes de rdiger des rapports sur la philosophie et les processus dmocratiques en Afrique (Paulin Hountondji), au Chili (Ccilia Sanchez), en Allemagne aprs 1990 (Ulrich J. Schneider), en Amrique Latine (Patrice Vermeren), en Amrique du Nord (Christian Delacampagne), sur les rapports de la philosophie avec linterdpendance conomique (Franois Rachline), les techniques lectroniques (Luca Scarantino), lenseignement scientifique (Dominique Lecourt), la philosophie politique et la place du citoyen (Etienne Tassin). Des matriaux rassembls (plus de 2000 pages), il tire un livre format poche qui recevra une
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diffusion considrable, en langues anglaise, franaise et espagnole, et dont les conclusions seront rapportes dans de nombreuses autres langues. Des journes internationales dtudes sont organises Paris (15-16 fvrier 1995), qui raffirment 1) limportance de lenseignement philosophique dans la formation des citoyens et la ncessit de son dveloppement dans les diffrentes rgions du monde dans la mesure o la raison humaine est une, 2) encourage une pdagogie de la philosophie en utilisant la fois le livre, lenseignement distance, laudiovisuel et les moyens informatiques, 3) facilite laccs des institutions philosophiques des pays moins favoriss aux rseaux lectroniques mondiaux. Ce programme se dveloppera avec la cration de rseaux rgionaux, particulirement actifs en Asie du Sud-Est (runion constitutive Soul, en
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56. Philosophy and Democracy in Asia, edited by Philip Cam, InSuk Cha, Mark Tamthai, Korean National Commission for UNESCO, 1997 57. Filosofia y Democracia, edicion a cargo de Humberto Giannini y Patricia Bonzi, Catedra UNESCO de Filosofia, Chile, Editorial Lom, Santiago de Chile, 1997

Core, du rseau APEND en septembre 199556 linitiative de In Suk Cha, puis Bangkok), en Europe (runion Sofia, en Bulgarie, du rseau EPEND avec Alexandre Andonov et Dominique Lecourt en septembre 1996), en Amrique Latine et dans les Carabes (runion Santiago du Chili en octobre 1996 sous la responsabilit de Humberto Giannini57), et en septembre 1998 en Afrique (runion Yamoussoukro en Cte dIvoire qui voit la naissance du rseau APHIDEM prsid par Tanela Boni-Kon). Il se compltera par dautres initiatives, singulirement sur la philosophie pour les enfants, lencyclopdie multimdia des sciences philosophiques, ou le programme des chemins de la pense, qui toutes visent un mme but : la popularisation dune culture philosophique internationale. Le programme Philosophie et dmocratie dans le monde , tout comme les autres contributions du philosophe
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Roger-Pol Droit, tmoignent de la fcondit dune relation troite entre la philosophie vivante et lUNESCO.

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Caricature de Roger Caillois

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Le rve dAristote Jacques Lacan On met une diffrence entre lobjet et la reprsentation. On sait cela, pour se le reprsenter mentalement. Il suffit de mots qui, comme on dit, voquent , soit appellent , la reprsentation. Comment Aristote conoit-il la reprsentation ? Nous ne le savons que par ce qui a retenu un certain nombre dlves de son temps. Les lves rptent ce que dit le matre. Mais cest condition que le matre sache ce quil dit. Qui en juge sinon les lves ? Donc ce sont eux qui savent. Malheureusement - cest l que je dois tmoigner en tant que psychanalyste - ils rvent aussi. Aristote rvait comme tout le monde. Est-ce lui qui sest cru en devoir dinterprter le rve dAlexandre assigeant Tyr ? Satyros - Tyr est toi. Interprtation- jeu qui est typique. Le syllogisme - Aristote sy est exerc, - le syllogisme procde-t-il du rve ? Il faut bien dire que le syllogisme est toujours boiteux - en principe triple, mais en ralit application au particulier de luniversel. Tous les hommes sont mortels. , donc un dentre eux lest aussi. Freud l-dessus arrive, et dit que lhomme le dsire. Ce qui le prouve, cest le rve. Il ny a rien daffreux comme de rver quon est condamn vivre rptition. Do lide de la pulsion de mort. Les freudo-aristotliciens, mettant la pulsion de mort en tte, supposent Aristote articulant luniversel et le particulier, cest--dire le font quelque chose comme psychanalystes. Le psychanalysant syllogise loccasion, cest-dire aristotlise. Ainsi Aristote perptue sa matrise. Ce qui ne veut pas dire quil vive - il survit dans ses rves. Dans tout psychanalysant, il y a un lve

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dAristote. Mais il faut dire que luniversel se ralise loccasion dans le bafouillage. Que lhomme bafouille, cest certain. Il y met de la complaisance. Comme il se voit dans le fait que le psychanalysant revient heure fixe chez le psychanalyste. Il croit luniversel, on ne sait pas pourquoi, puisque cest comme individu particulier quil se livre aux soins de ce quon appelle un psychanalyste. Cest en tant que le psychanalysant rve que le psychanalyste a intervenir. Sagirait-il de rveiller le psychanalysant ? - mais celui-ci ne le veut en aucun cas - il rve, cest--dire tient la particularit de son symptme. Le Peri psuchs na pas le moindre soupon de cette vrit, qui constitue la rsistance de la psychanalyse. Cest pourquoi Freud contredit Aristote lequel, dans cette affaire de lme ne dit rien de bon - si tant est que ce qui reste crit soit un dire fidle. La discrimination du to ti esti et du to ti en einai , quon traduit par essence et par substance en tant que borne - to horismon reflte une distinction dans le rel, celle du verbal et du rel qui en est affect. Ce que jai moi-mme distingu comme symbolique et comme rel. Si lest vrai, comme je lai nonc, quil ny a pas de rapport sexuel, savoir que dans lespce humaine il ny a pas duniversel fminin, quil ny a pas de toutes les femmes , il en rsulte quil y a toujours, entre le psychanalyste et le psychanalysant, quelquun en plus. Il y a ce que jnoncerai non pas comme reprsentation mais comme prsentation de lobjet. Cette prsentation est ce que jappelle loccasion objet a. Il est dune extrme complexit. Aristote nglige cela, parce quil croit quil y a une reprsentation, et cela entrane que Freud lcrit. Aristote pense - il nen conclut pas quil soit pour

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autant - il pense le monde, en quoi il rve comme ce quon appelle tout le monde, cest--dire les gens. Le monde quil pense, il le rve, comme tous ceux qui parlent. Le rsultat, cest - je lai dis - que cest le monde qui pense. La premire sphre est ce quil nomme le nous . On ne peut savoir quel point le philosophe dlire toujours. Freud, bien sr, dlire aussi. Il dlire, mais il note quil parle de nombres et de surfaces. Aristote et pu supposer la topologie, mais il ny en a pas trace. Jai parl du rveil. Il se trouve que jai rv rcemment que le rveil sonnait. Freud dit quon rve du rveil quand on ne veut en aucun cas se rveiller. A loccasion, le psychanalysant cite Aristote. Cela fait partie de son matriel. Il y a donc toujours quatre personnes entre le psychanalyste et le psychanalysant. A loccasion, le psychanalysant fournit Aristote. Mais le psychanalyste a derrire lui son inconscient dont il se sert loccasion pour donner une interprtation. Cest tout ce que je peux dire. Que jhallucine dans mon rve le rveil sonnant, je considre cela comme un bon signe, puisque, contrairement ce que dut Freud, il se trouve, moi, que je me rveille. Au moins me suis-je, dans ce cas, rveill. UNESCO, 1er Juin 1978. A loccasion du 2300e anniversaire de la mort dAristote.

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X DE SANTIAGO DU CHILI SOUL/DE TUNIS MONTRAL/DANKARA CARACAS OU PARIS : LES CHAIRES UNESCO DE PHILOSOPHIE
Dans le mme temps que la philosophie est saisie par lUNESCO, lUNESCO va aussi vers elle. Dans lide rgulatrice de constituer dans chaque rgion du monde des lieux de cristallisation et de rayonnement de la philosophie au prsent et en commun, la seconde initiative originale prise dans cette dernire dcennie en matire de philosophie est la cration de Chaires UNESCO de philosophie, dans le cadre du programme UNITWIN : Chaires UNESCO lanc en 1991. Quest-ce quune Chaire UNESCO de philosophie ? Cest dabord, selon un chercheur au CNRS charg pendant cinq ans de ce programme
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au sein de la Division de la philosophie58, un ple dexcellence de la philosophie vivante, appuye sur une tradition dont la modernit nest pas la rptition du mme, mais linvention du nouveau. Cest un lieu privilgi de circulation denseignants, de chercheurs et dtudiants de haut niveau, pour le partage des savoirs. Cest enfin une scne de libre expression du dissensus limage de la dmocratie qui accepte le pluralisme des rfrences et des coles, cherche le dialogue au-del de toutes les frontires, et requiert, au nom du droit la philosophie, la communaut des gaux dans le travail de la rflexion philosophique. Une Chaire UNESCO de philosophie, de son lieu naturel quest lUniversit, a pour vocation de confronter la rigueur de la rflexion philosophique aux problmes du monde actuel, et de la rendre accessible au plus grand nombre, car elle est un lment essentiel de la sensibilisation aux
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58. Patrice Vermeren : Quest-ce quune Chaire UNESCO de Philosophie ?, Dans Philosophie, n3, 1996.

valeurs de la dmocratie et la culture de la paix. Le choix des lieux dinstitution de ces Chaires, comme celui des thmes et des titulaires, ne doit rien au hasard. La premire est cre Santiago du Chili, elle a pour thme : Espace public et exprience de la pluralit. Elle se donne pour projet de retravailler les notions dexercice du savoir, dusage de la raison, de dialogue, de vrit, dthique, de pouvoir, de dmocratie, de nation, didentit. Elle prend acte quaprs la fin de lantagonisme idologique entre les grandes puissances dans le monde et la sortie des dictatures militaires en Amrique Latine, gnratrices de la dpolitisation gnralise des socits et de linhibition de toute activit rflexive dans le domaine du politique, sest install un vivre-ensemble dmocratique sujet des formes masques et inconscientes de censure et un vide de toute critique proprement philosophique de la
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politique. Ses premiers travaux sont consacrs ltude du concept moderne de tolrance, montrant comment celui-ci ne pouvait natre partir de lidal de rationalit des Lumires, comment nous ne pouvons tre tolrants avec lintolrable, en tant quide, idal pour une exprience de vie ou pour une exprience en commun. Ils reconduisent cette question radicale : Quest-ce que lhumainement tolrable ? Quest-ce que lhumainement assimilable en tant que bien ? Quest-ce que lhumainement partageable ? Son titulaire est Humberto Giannini, Professeur de philosophie antique et mdivale la Facult de philosophie et lettres de lUniversit du Chili, qui a reu nagures le Prix national des lettres de son pays, et dont luvre considrable, prface en France par Paul Ricoeur qui la donne pour insolite et tonnante, pose la question de la possibilit dun vivre-ensemble qui ne se rduise pas une vie collective dsole.
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59. Spinoza et la politique, sous la responsabilit de Humberto Giannini, PierreFranois Moreau, Patrice Vermeren, Editions LHarmattan, 1995. 60. Filosofia y Democracia, Edicion a cargo de Humberto Giannini y Patricia Bonzi, Editorial Catedra UNESCO de Filosofia, Chile/ Lom, Santiago de Chile, 1997, op. cit.

La Chaire vit depuis 1994 avec des sminaires permanents, sous condition dvnements philosophiques priodiques rassemblant des philosophes, professeurs et tudiants, en grand nombre et venus de toute lAmrique Latine et du monde entier, tels (mais il est impossible den donner une liste complte) : le colloque Spinoza qui, convoquant lEthique et le Trait Thologico-politique au prsent de la transition dmocratique, clbrait, comme lindique Humberto Giannini dans un dossier de sept pages consacr cette manifestation par Le Mercurio du 4 juin 1995, un Spinoza critique de la dmocratie et postulant la ncessit dun rgime qui fasse une meilleure place la participation dans lexercice de la citoyennet59 ; un congrs international Philosophie et dmocratie en Amrique Latine dans les Carabes60 en 1996, ainsi quun Hommage Jos Echeverria ; les secondes rencontres Citoyennet
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dmocratique, ducation philosophique et culture de la Paix en Amrique Latine et dans les Carabes en 199761. La Chaire UNESCO de philosophie de Caracas (Vnzuela), sise lInstitut International dtudes avances de lUniversit Simon Bolivar, a pour thme le Dialogue philosophique Europo-latino-amricain, et se propose de favoriser lexploration des fondements pistmologiques des savoirs scientifiques tant dans le domaine des sciences mathmatiques et naturelles que dans celui des sciences sociales, politiques et thiques, sur des problmatiques philosophiques dintrt commun entre lEurope et lAmrique Latine. Son titulaire, Ernesto Mayz Vallenilla, Professeur de philosophie lUniversit Simon Bolivar, a repris la critique de la technique faite par Heidegger et tent de mettre en question les prsupposs et les consquences de lemprise de la raison en
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61. Memoria y identidad, Edicion a cargo de Rodrigo Alvayay, Humberto Giannini y Sonia Saenz, Editorial Sudamericana, 2000

62. Cette collection de la Chaire UNESCO de Philosophie de Caracas a publi entre autres Javier Sasso : La filosofia latinoamericane y las contrucciones de su historia ; Ernesto Mayz Vallenilla : Invitacion al pensar del siglo XX ; Masimo Desiato : Nietzsche.

Occident, jusqu proposer un nouveau logos mtatechnique susceptible dapprhender les dernires recherches scientifiques et techniques. Cette Chaire a certes organis dimportantes manifestations, comme le premier colloque Citoyennet dmocratique, ducation philosophique et culture de la paix en Amrique Latine et dans les Carabes en 1997, mais sattache surtout la circulation des personnalits philosophiques et lorganisation de sminaires dans le but de participer la formation de chercheurs et de professeurs de haut niveau en philosophie, et au dialogue philosophique au quadruple niveau national, rgional, interrgional et international, en favorisant linteraction de la philosophie avec la culture et les sciences. Elle publie une importante collection de livres aux ditions Monte Avila.62 La Chaire UNESCO de philosophie de Paris, ayant pour thme la Philosophie de la culture et des insti140

tutions, est vocation europenne, a son sige lUniversit Paris 8. Elle vise identifier, et restaurer le cas chant, les conditions du jugement de vrit permettant la culture et aux institutions de faire valoir celui-ci dans le domaine de laction, des dsirs et de la cration de faon aussi objective que les scientifiques sont prsums le faire valoir dans le domaine de la connaissance. Elle est vocation europenne, car elle est consciente davoir surmonter la volont de puissance eurocentre, animant depuis les temps modernes une raison pratique aveugle, en soumettant le domaine de la vie culturelle et sociale la facult de juger thorique qui a toujours inspir et guid la culture et les institutions pour en faire des espaces dmancipation mutuelle. Elle a donc faire reconnatre la rflexion philosophique comme la forme de vie qui y fait dj du partage de la vrit, la seule et unique condition de libert indivi141

63. Jacques Poulain : La condition dmocratique, leon inaugurale de la Chaire UNESCO de Philosophie de Paris, Paris, Editions LHarmattan, 1966. 64. Les Chaires UNESCO de Philosophie ont permis de dcerner des Doctorats Honoris Causa, et singulirement lUniversit Paris 8, Richard Rorty et Jrgen Habermas, et Humberto Giannini et Marilena de Souza Chaui. 65. Voir entre autres Jacques Poulain (dir) : Les possds du vrai ou lenchanement pragmatique de lesprit, Editions Le Cerf, 1998 ; Gurir de la guerre et juger la paix, Colloque

duelle et collective. Place sous la responsabilit du Professeur Jacques Poulain, Directeur du dpartement de philosophie de lUniversit Paris 8, qui poursuit depuis plus de trente ans une uvre fonde sur la critique de la pragmatique et de son consensus aveugle pour restaurer le jugement philosophique critique dj luvre dans toute communication, culture et institution63, et qui a toujours eu une activit considrable depuis son premier sminaire Droit, Dmocratie et espace public en 1997. Ce sminaire auquel participaient Richard Rorty et Jrgen Habermas, qui, cette occasion, reurent un doctorat Honoris Causa de lUniversit Paris 864. Elle a install durablement une scne philosophique internationale sans prcdent, avec des publications nombreuses65, et dbouche aujourdhui sur la fondation dun Institut europen de la culture, avec le soutien du Conseil de lEurope.

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La Chaire UNESCO de philosophie de Soul (Rpublique de Core) porte son attention sur la transmission de la philosophie et la dmocratie. Place sous la direction du Professeur In-Suk Cha, Professeur lUniversit de Soul, elle interroge les modalits de la transmission des savoirs philosophiques et lide dmocratique dans la perception que peuvent en avoir les cultures asiatiques dans leur confrontation avec la modernit. Poursuivant jusqu aujourdhui les activits de lAPPEND (Asia and Pacific Philosophy Education Network for Democracy), elle organise chaque deux ans une rencontre sur : philosophie et dmocratie en Asie (Soul, 1996), lenseignement philosophique pour le nouveau millnaire (Bangkok, 1998), Science et valeurs (Tokyo, 2000), qui ont t publis66. A loccasion de la quatrime rencontre de Sidney (2002), lAPPEND et la Chaire UNESCO de philosophie ont sorti
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lUNESCO, Prface de Daniel Janicot. Editions LHarmattan, 1998 ; Penser au prsent, Editions LHarmattan, 1999 ; La modernit en questions, Editions LHarmattan, 1999. 66. Voir Philosophy and democracy in Asia, et, Teaching Philosophy for democracy, Edited by Philip Cam, In-Suk Cha, Mark Tamthai, Korean National Commission for UNESCO, 1997/199, Collection de la Chaire UNESCO de philosophie de Seoul.

67. Humanitas Asiatica, An International Journal of Philosophy, Seoul, Philosophy and Praxis, www.humanitasasiatica.com.

une remarquable revue de philosophie qui est un lieu indit de dialogues et dchanges pour la communaut philosophique dAsie et du Pacifique, jusquici disperse par lHistoire67. La Chaire UNESCO de philosophie de Tunis (Tunisie) a pour thme : Philosophie et exprience de laltrit pour le dialogue euro-mditerrannen. Elle veut poser la question philosophique de lexprience de lautre, en tant quelle engage la construction de toute socit, la consolidation de la communaut et la constitution de la subjectivit. Comment une socit conoit-elle son autre ? Comment, au sein dune communaut, les diffrents membres construisent-ils un certain regard sur ce qui ne leur est pas semblable ? Comment envisager la connaissance de lautre quil soit ltranger, de lautre sexe, lanimal ou la nature ? Cette Chaire est place sous la responsabilit du Professeur Fahti Triki,
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de lUniversit de Tunis, auteur dune uvre rdige pour partie en arabe, pour partie en franais, traduite en plusieurs autres langues, et qui traite systmatiquement de lhospitalit, de laltrit et de la civilit. Ici encore, de nombreux et importants colloques internationaux ont t organiss depuis 1997, ainsi que des cours et confrences. Elle rayonne aujourdhui dans toute la Mditerrane, et possde une antenne lUniversit de Constantine (Algrie). La Chaire UNESCO de philosophie dAnkara (Turquie) sest donne pour thme : Philosophie des Droits de lhomme. Elle vise interroger les fondements des droits de lhomme, leur prtention luniversalit, et le modle de structuration des normes sur lesquelles ils reposent. Le Professeur Ioanna Kuuradi, qui la dirige, sest illustre dans la dfense des droits de lhomme, et a cr dans son Universit dHacettepe Ankara un Centre dtudes philosophiques
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68. Human Rights in Turkey and the World in the Light of Fiftyyears Experience, Ioanna Kuuradi dir., Ankara, Hacettepe University, 2000.

internationales sur les Droits de lhomme. Elle est aussi Prsidente de la Fdration internationale des socits de philosophie (FISP). Aussi peut-on la voir organiser rgulirement depuis 1998 un Colloque sur les Droits de lhomme en Turquie et dans le monde, qui intresse non seulement les philosophes, mais tous ceux qui, dans lUniversit, dans ltat ou dans la socit civile, combattent pour les prserver et les appliquer68. La Chaire UNESCO de philosophie de Montral (Canada) a pour thme lEtude des fondements philosophiques de la justice et de la socit dmocratique. Elle pose la question de la justice et des ambiguts de sa conceptualisation et de son expression dans les figures contemporaines du nolibralisme et du multiculturalisme. Place sous la responsabilit du Professeur Josyane Boulad Ayoub, Professeur de philosophie lUniversit du Qubec Montral,
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spcialiste de philosophie politique et de philosophie du droit, assure de nombreux ateliers de rflexion et organise des sminaires retransmis par visio-confrences sur la mondialisation et ltat de droit, la justice sociale et lconomie no-librale, la dmocratie dans tous ses tats, luniversel et le singulier, les incertitudes de la solidarit, etc. Engage dans une configuration interdisciplinaire, elle ralise en travaillant en relation et en commun avec plusieurs pays africains la connexion Nord-Sud69. Les huit Chaires UNESCO de philosophie constituent sans doute aujourdhui une exprience incontournable pour toute politique de lUNESCO en matire de philosophie. Incontournable parce quelle invente une relation indite et durable entre le dedans et le dehors de linstitution, si tant est que lUNESCO ne saurait se substituer aux communauts philosophiques dans le monde, mais prouve la ncessit de puiser auprs
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69. Site Web : www.philo.uqam. ca

delles llaboration conceptuelle de ses idaux. Des idaux qui impliquent depuis toujours, comme on la vu, que lUNESCO mette des instruments internationaux adquats au service de lavancement des tudes philosophiques et de mettre la philosophie au service de lducation internationale des peuples et de la formation de lesprit public.

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XI DES RENCONTRES
PHILOSOPHIQUES UNE JOURNE INTERNATIONALE DE LA PHILOSOPHIE

LA PHILOSOPHIE PARTAGE

Si lUNESCO vient la philosophie, les philosophes, dans le mme temps, viennent lUNESCO. Ctait vrai au moment de sa fondation, avec le mois de la philosophie organis loccasion de la Confrence gnrale, ce le fut aussi loccasion de toutes les confrences, colloques et clbrations qui y furent organises durant cinquante annes. Mais la dernire dcennie a vu deux nouvelles expriences, fondes sur une ncessit : prouver au monde que lUNESCO doit tre aujourdhui, plus que jamais, la Maison de la philosophie. Comment est-on pass des Rencontres philosophiques la
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Journe de la philosophie lUNESCO ?


Rendre public le travail de la philosophie

Les Rencontres philosophiques avaient t voulues par Federico Mayor, et organises par Ayyam Wassef-Sureau, dans lesprit de runir philosophes, savants et artistes de diverses nationalits autour dune question commune, ouvrant ainsi un espace la rflexion et au dialogue public. Astucieusement, un collge est dsign pour les prparer : soit dabord Judith Schlanger, Eshan Naraghi, Nicole Darnell et Jean dOrmesson. Il ne sagit en rien de parvenir au consensus, mais de donner une place la multitude des opinions, leurs digressions, leurs contradictions, leur dsordre mme ; donner du temps la rflexion, parfois longue et difficile ; laisser voir les gestes, les hsitations, les visages, et entendre les voix, y compris celles
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du public. Les premires rencontres eurent lieu en mars 1995, lappel de la question : Quest-ce quon ne sait pas ? Une question symbolique des interrogations portes par linstitution la veille de son cinquantime anniversaire, sur les imbrications de lignorance et du savoir dans les batailles paradoxales qui veulent que lavance dans ce quon sait recule du mme coup lhorizon de ce que lon ne sait pas. Parmi beaucoup dautres, y prennent part Bernard Williams et Paul Ricoeur, Stephen Jay Gould et Ham Zafrani, Mustafa Safouan et Dorothy Blake, In-Suk Cha et Ren Thom, Roger-Pol Droit et Jean dOrmesson. Lanne suivante (mars 1996), la question pose est devenue : Qui sommes-nous ? Un nous qui pour le philosophe amricain Richard Rorty, membre du nouveau collge, ne renvoie nullement la notion biologique de la race humaine, mais engage un choix entre une culture o le nous dsigne
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nous, gens duqus et raisonnablement nantis, qui navons pas besoin de travailler dur pour mourir de faim , et une autre o il signifie tous les citoyens de tous les tats membres des Nations Unies , et pose donc invitablement la question des riches et des pauvres. Participent ces rencontres Souleymane Bachir Diagne et Gianni Vattimo, Genevive Fraisse et Pilar Echeverria de Ocariz, Axel Honneth et Gilles Chtelet, Vitali Tselishchev et Angle KremerMarietti. Les troisimes Rencontres, organises en septembre 2003, par Jrme Bind, Sous-directeur gnral adjoint pour les sciences sociales et humaines, dplace de nouveau la question, qui devient : Qui sait ? . Y ont notamment pris part : Luc Montagnier, Paulin Hountondji, Kristof Nyiri, Rgis Debray, Peter Scott, Jacques Attali, Jean-Joseph Goux, Elia Zureik, Tadao Takahashi, Dominique Lecourt, Julia Kristeva,
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Youri Afanassiev, Hide Ishiguro, Souleymane Bachir Diagne et Jean DOrmesson. Manire de formuler les interrogations les plus (in)-actuelles sur la gnalogie, les conditions de cration, de transmission, dappropriation ou de dpossession des savoirs lheure de la mondialisation, et dans lide de donner celle-ci un visage plus humain.
Lthique comme question, entre lUniversel et lHumanit

70. Ayyam Wassef: Quet-ce quon ne sait pas ?, Dans Diogne, janviermars 1995. Voir aussi Quest-ce quon ne sait pas ? Les rencontres philosophiques de lUNESCO, et Qui sommes-nous ?, Textes prsents et tablis par Ayyam Sureau, Paris, Gallimard 1996 et 1997.

LUNESCO ne peut se passer des philosophes et de la philosophie. Les philosophes y gagnent peut-tre une scne dchange qui rend public le travail philosophique. Mais aussi bien lUNESCO elle-mme ne peut cesser de sinterroger sur les missions qui sont les siennes comme institution internationale, et de recommencer lgalit dune communaut dintelligence ouvrant la possibilit universelle du dialogue70.

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71. Lthique pour le XXIe sicle, SHS2001/WS/14.

Richard Rorty voulait tracer le bilan moral des socits nanties. Une autre manire de poser la question morale fut de rflchir aux conditions de possibilit dune thique pour le vingt et unime sicle. Un programme sur lthique universel est ainsi en dbat au cours de plusieurs runions, de Paris Naples (1997), de Soul Porto-Novo et Lund (1999), et sachve Paris en septembre 2001 par la publication dun rapport71 linitiative de Yersu Kim, alors responsable dune Division qui a ajout celui de la philosophie le nom de lthique. Sur cette scne agonistique dialoguent tous ceux qui sinterrogent sur la notion dthique universelle, de Hans Kng Michael Walzer, et de Onuma Yausaki Karl-Otto Appel, de Jacques Poulain Osvaldo Guariglia. Manire de reposer la question, destine demeurer question, de luniversalit au fondement des idaux de lUNESCO. Mais aussi bien ce qui est en jeu nest autre que les deux
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manires de construire luniversel : lune qui prtend trouver les plus petits dnominateurs communs entre les langues, les valeurs culturelles ou les peuples, et collectionne par accumulation les faits ; lautre qui procde par soustraction des diffrences, et cherche construire lidal rationnel susceptible dadvenir la ralit. Un dbat philosophique ncessaire pour toute activit de lUNESCO en matire dthique, et qui rayonne au-del de la philosophie, de la biothique lthique des sciences et des nouvelles technologies , mais qui ne saurait se passer delle car il sagit tout simplement, selon lexpression de Mireille Delmas-Marty, de poser les bornes infranchissables pour protger lirrductible humain. Et quest-ce que lHumanit aujourdhui ? Au moins, comme celui dUniversel, un concept dconstruire ou reconstruire. Les 15 et 16 fvrier 2001, lUNESCO organise des rencontres des Chaires UNESCO de phi155

losophie, de Biothique et des Droits de lHomme, de la dmocratie et de la tolrance pour en dbattre, avec le soutien de Michle GendreauMassaloux, Rectrice de lAgence Universitaire de la Francophonie, et la participation de Tanela Boni-Kon (Abidjan), Josyane Boulad-Ayoub (Montral), Michael Benedikt (Vienne), Brard Cnatus (Port au Prince), Bachir Diagne (Dakar), Ivaylo Ditchev (Sofia), Stphane Douailler, Roger-Pol Droit (Paris), Artan Fuga (Tirana), Paulin Hountondji (Cotonou), Wolfgang Kaempfer (Heidelberg), Abdoulaye Elimane Kane (Dakar), Ioanna Kuuradi (Ankara), Georges Kutukdjian (directeur de la Division de la Biothique qui vient de sadjoindre la Division de la philosophie), Kimani Wa Njoroge (Nairobi) Oscar Nudler (Bariloche), Jacques Poulain (Paris), Gloria Ramirez Hernandez (Mexique), Mark Tamthai (Bangkok), Fathi Triki (Tunis), Patrice Vermeren
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(Paris), Maria Dolores Vila Coro (Madrid) Susana Villavicencio (Buenos Aires), Christoph Wulf (Berlin). Fathi Triki dit en ces termes lune des conclusions possibles de cette rflexion : Lthique dmocratique peut transformer la socialit par filiation, proximit et origine en une convivialit non exclusive, ouverte lautre, ltranger et lhumain en gnral. Lhumanit aujourdhui ne se fera que contre le solipsisme tl-techno-scientifique de lhomme, par leffort constant et cratif dune convivialit dmocratique72.
La philosophie comme journe

72. Fathi Triki : Convivialit et thique dmocratique, confrence aux Rencontres LHumanit aujourdhui, Editions de lUNESCO, 2003.

Lultime initiative de lUNESCO en matire de philosophie est la Journe de la philosophie, qui pourrait devenir bientt la journe internationale de la philosophie. Inaugure en 2002, elle associe les communauts philosophiques de tous les pays du monde sa clbration. Le principe
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73. Message de Kochiro Matsuura loccasion de la premire Journe de la philosophie lUNESCO, le 21 novembre 2002

en est lacte philosophique, selon le mot du Directeur gnral : cest lacte philosophique mme, cet acte de rflexion, danalyse et de remise en question quil sagisse de concepts tenus pour acquis, dides mousses par le temps ou de paradigmes accepts de longue date que je souhaite appuyer et renforcer73. Un acte philosophique en commun, et actualisant un droit la philosophie pour tous, dans lactualit de la philosophie. En tmoignent les thmes des tables rondes au Sige de lUNESCO : philosophie et diversit culturelle, philosophie et savoir, justice, pauvret et paix dans le monde, philosophie et mancipation, science et thique, philosophie et mdias, philosophie et mancipation, en 2002 ; le dialogue philosophique autour de la Mditerrane, la philosophie et le(s) problmes du prsent, savoir et pouvoir, guerre et rconciliation, justice et globalisation, ville et philosophie, la philosophie populaire, les droits de
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lhomme et la pluralit des cultures, la rationalit et linformation, lavenir de lart ou lalerte du corps en 2003. Toutes les institutions philosophiques y sont associes, depuis lInstitut International de la philosophie jusquaux Olympiades philosophiques des collges et des lyces. Internationale, cette Journe est clbre partout dans le monde, selon des initiatives indites et imprvisibles, qui tmoignent dune esprance de vivre et philosopher dans un monde plus humain. Lune des manires de raliser sa mission, pour lUNESCO, a ainsi t de trouver un lieu et un temps pour la philosophie. On la vu : lUNESCO a toujours entretenu des liens troits avec la philosophie comme questionnement critique posant la vie et laction la question du sens. Dans un monde o la question du sens semble stre absente, elle ne saurait non plus sen passer lavenir, car elle est linstitution la plus philosophique de toutes
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les Organisations des Nations Unies. Cest pourquoi elle doit aujourdhui, sans dtour, non seulement encourager la recherche et la transmission de la philosophie dans le monde, mais aussi dvelopper ses propres programmes et redfinir sans cesse les concepts qui prsident lidal rgulateur de sa mission, la lumire de lesprit critique qui est non seulement le fait de la communaut philosophique mondiale, mais aussi de chacun dans le libre exercice de sa raison, parce quil en va de la raison dtre de lUNESCO, et de la question, destine demeurer question, de lmancipation humaine. Car si la philosophie est saisie par lUNESCO, cest parce quil ny a pas dUNESCO sans la philosophie.

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